LA PETITE FEMME DE LOTH

OPÉRA-BOUFFE EN DEUX ACTES

Joué pour la première fois le 1er octobre 1900, au THÉÂTRE DES MATHURINS.

1924

de Tristan Bernard.

Paris, CALMANN LÉVY, 3 rue AUBER, 3.

1795-06 - Coulomiers. Imp. PAUL BRODARD. - 7-93.


Texte établi par Paul FIEVRE août 2022

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:36.


Chère Marguerite Deval, Cher Abel Tarride,

PRÉFACE

En vous dédiant cette Petite Femme de Loth, ce n'est pas seulement un devoir de reconnaissance que j'accomplis envers deux artistes exquis et deux amis charmants. J'ai tenu à fixer ici le souvenir d'un labeur commun et agréable. Le spectateur frivole ne s'est pas toujours rendu compte des efforts persévérants et de la patiente minutie qui nous furent nécessaires pour reconstituer et faire revivre sur la scène des Mathurins toute une époque disparue. Ces petites échoppes de l'Arabie, de l'Afghanistan, de la Perse, les avons-nous assez visitées et scrutées, à la dernière Exposition ? Tout ce qui n'était pas asiatique, africain, ou au moins espagnol, était impitoyablement écarté. Et vous rappelez-vous la fameuse perruque du patriarche Loth que Tarride, dans sa folie d'exactitude, fit copier par un artiste spécial sur un portrait d'Agrippa d'Aubigné ? Nous tenions à ce que la moindre draperie, l'accessoire le plus insignifiant fût d'une époque, d'une époque quelconque, mais d'une époque.

Tarride m'a-t-il assez chicané sur la vérité historique des moindres détails ? Il prétendait notamment que le « deâr » n'était pas une mesure de longueur usitée en Palestine. Et quand, à bout d'arguments, je lui dis enfin que ce mot était de mon invention, il me pria de l'orthographier « dehâr » avec un h, afin de lui donner un aspect plus scrupuleusement chaldéen. Dans le domaine des faits, nous avons observé la même rigueur de documentation.

On nous reprochera peut-être d'avoir considéré la destruction de Sodome et de Gomorrhe comme un fait non avenu. Mais quelle autorité nous obligeait à respecter cette légende, qui n'a vraiment pour s'étayer que des preuves bien faibles ?

La seule assertion en effet que l'on puisse invoquer pour attester cette fameuse catastrophe n'émane-t-elle pas d'individus qui fuyaient Gomorrhe, et à qui il avait été défendu de regarder en arrière ?

Quelques exégètes superficiels nous demanderont sans doute pourquoi les personnages de notre pièce emploient si fréquemment des expressions d'argot. Mais, vingt-cinq siècles avant notre ère, est-il plus anormal de parler argot que de parler français ? Il fallait faire justice de ces petites accusations d'inexactitude, et défendre sur ce point cet ouvrage qui, à défaut d'autre mérite, a celui d'être consciencieux.

Marguerite Deval, Abel Tarride, Le moment est venu de régler nos comptes. Je l'ai retardé, ce moment fatal, autant que j'ai pu. Car, lorsque j'aurai donné à Claude Terrasse et à chacun de vous la part qui vous revient dans la réussite de cet ouvrage, je ne vois pas ce qui va me rester. Vraiment aucune pièce n'a été mieux jouée que ce petit opéra. On aurait pu craindre, chère Deval, que vous manquassiez un peu de langueur orientale. Mais on s'aperçut, en vous voyant et en vous écoutant, que c'était l'Orient qui avait manqué jusqu'ici de la vivacité et du charme « devalesques ». Grâce à vous, la molle Judée est sortie de sa torpeur. Vous lui avez rendu plus que la vie, en lui donnant votre vie, votre gaieté explosive, si naturelle et si surnaturelle. Depuis que vous avez incarné l'Orient, c'est l'Occident qui nous apparait désormais sous un aspect nonchalant et morne.

Quant à Tarride, ce parfait comédien fut lui-même, et c'est tout dire. Il n'y a jamais eu, parmi les prophètes de la Mésopotamie, un pince-sans-rire aussi complet. Grâce à ces deux éléments si divers, le chaudfroid de comique, si savoureux, de Tarride, et la joie bouillante, si généreuse, de Marguerite Deval, grâce à l'originale, variée, tendre et endiablée musique de Terrasse, ce spectacle avait vraiment un éclat extraordinaire. Je souhaite qu'il en reste quelque chose à la lecture,

TRISTAN BERNARD


PERSONNAGES

MÉLECH. M. TARRIDE.

LOTH. M. CHALANDE.

SCHEM. M. LIESSE.

RAAB. M. MARIE.

UN GOMORRHÉEN.

DAGRAR. Mme MARGUERITE DEVAL.

ANÉ, première fille de Loth. Mme MINDÈS.

JUNA. deuxième fille de Loth. Mme VARLEY.

TITSA, servante. Mme JOLLY.

Extrait de l'ouvrage "Théâtre de Tristan Bernard - I", Paris, Calmann Lévy, 1930, pp. 281-354


ACTE PREMIER

La scène se passe dans la maison de Loth, aux environs de Gomorrhe. Au lever du rideau, Mélech entre en scène, précédé de Titsa.

SCÈNE PREMIÈRE.
Mélech, Titsa.

TITSA, entrant de gauche.

Suis-moi, étranger, dans cette demeure. Puis tu me diras ton nom et j'irai annoncer ta venue à Dagar, la femme de mon maître, le vénérable patriarche Loth.

MÉLECH.

Alors je suis bien chez Loth, le neveu du patriarche Abraham ?

TITSA.

Abraham ?

MÉLECH.

Oui, c'est l'oncle de Loth.

TITSA.

Je ne connais pas ce nom d'Abraham. Je sais seulement que mon maître a un oncle qui demeure à Goar.

MÉLECH.

C'est bien cela. Ton maître Loth habite ici avec sa femme et ses filles ?

TITSA.

Avec sa femme et ses filles, qui sont des filles d'un premier lit. Depuis son second mariage, il habite ici, dans les environs de Gomorrhe... Pourquoi frissonnes-tu ?

MÉLECH.

C'est le nom de cette ville maudite.

TITSA, d'un air étonné.

Ah !... Veux-tu attendre un peu ? Mon maître n'est pas encore rentré ; il est allé voir ses troupeaux ; mais je vais prévenir ma maîtresse.

Elle sort.

SCÈNE II.

MÉLECH, seul.

Je ne suis vraiment pas très propre pour parler à des dames. Enfin ! On sait ce que c'est qu'un homme qui arrive de voyage. Quelle poussière ! Et puis j'avais un chameau de chameau qui trottait d'un sec !

Regardant autour de lui.

Je suis à Gomorrhe... Quand il a été question de venir à Gomorrhe, pour cette affaire de troupeaux, tous les gens de ma tribu m'ont dit : c'est une ville maudite. Alors, j'ai hésité. Et c'est même pour cela que je suis venu... Cette ville est, dit-on, pleine de tentations. J'espère ne pas y succomber. Quelle gloire si je n'y succombe pas !... Et quelles compensations, si j'y succombe !

SCÈNE III.
Mélech, Titsa.

TITSA.

Étranger, ma maîtresse va venir dans un instant, accompagnée de ses deux belles-filles.

Solennellement.

Ces dames vont te chanter, selon l'usage, un hymne de bienvenue.

MÉLECH.

Je vois qu'on respecte les traditions dans cette maison.

TITSA.

Ce n'est pas cela. Mais ces dames ne sont pas très occupées. Et elles ne sont pas fâchées de trouver une petite distraction.

MÉLECH.

La femme de Loth est bien ?

TITSA.

Oui, mais il n'y a rien à faire.

MÉLECH.

Mais je n'ai aucune intention...

TITSA.

Je ne sais pas si vous avez des intentions. Je ne vous le demande pas. Seulement je vous donne un renseignement en passant : il n'y a rien à faire. C'est une femme fidèle.

MÉLECH.

Le patriarche est si vénérable !...

TITSA.

Qui est-ce qui vous parle du patriarche ? Elle est fidèle... mais pas au patriarche. Elle est fidèle à un petit ami qu'elle a, et qui est très amoureux d'elle. D'ailleurs, il n'a encore rien obtenu.

MÉLECH.

La femme de Loth est très honnête ?

TITSA.

Oh ! D'une honnêteté absolue... Elle est surtout très surveillée. Elle est toujours à la maison. Moi, ici, je n'ai qu'un jour de sortie par mois. Alors je suis quatre fois plus honnête que dans la maison où j'étais précédemment et où je sortais toutes les semaines... Mais il faut que j'aille à ma cuisine. Vous déjeunez ici ? Il est probable qu'on va vous inviter. Ici on invite toujours les gens quand ils viennent pour les affaires. Mais voici ma maîtresse, précédée de ses deux belles-filles.

SCÈNE IV.
Les mêmes, Dagar.
Ané, Juna.

Mélech s'incline. Un moment de silence. Dagar prend place, à droite, devant un siège. Les deux jeunes filles se placent à sa droite, face aux spectateurs. Mélech est sur la gauche, faisant face à Dagar.

DAGAR, chantant.

Que notre porte hospitalière...

LES JEUNES FILLES.

Que notre porte hospitalière...

DAGAR.

S'ouvre bien largement pour le nouveau venu !

LES JEUNES FILLES.

Pour le nou ! Pour le veau ! Pour le nouveau venu !

DAGAR.

5   Prenez-lui son manteau que souilla la poussière,

Et si la marche a sali son pied nu,

Pour enlever la poudre de la route,

Le bain de pied est le meilleur moyen connu.

LES JEUNES FILLES.

Oui ! Nous laverons son pied nu !

10   Car il ne s'agit, somme toute,

Que de poussière de la route.

Oui ! nous laverons son pied nu !

DAGAR et LES JEUNES FILLES.

Joie !

Fête !

15   Gloire !

Joie au nou ! Fête au veau ! Gloire au nouveau venu !

MÉLECH, s'inclinant.

Vous êtes tout à fait aimables et je ne sais comment vous remercier. Voulez-vous me permettre, à mon tour, de chanter la louange de la gracieuse maîtresse du logis ?

DAGAR, aux jeunes filles.

Il est très bien élevé !

LES JEUNES FILLES.

Il n'est pas mal.

MÉLECH.

Qu'est-ce que je vais bien leur raconter ?

Chantant.

Pareille au coudrier flexible...

LES JEUNES FILLES.

Nous attendions le coudrier

Bis.

MÉLECH.

Ta blanche gorge inaccessible...

LES JEUNES FILLES.

20   Inaccessible ! Inaccessible !

Mettons qu'elle se fait prier.

MÉLECH.

Ta gorge si blanche et si tendre,

Est pareille au jeune ramier.

LES JEUNES FILLES.

Ah ! Voici le ramier ! Ah ! Voici le ramier !

25   Il ne s'est pas trop fait attendre

Mais il faudrait pourtant s'entendre :

Est-ce au pigeon ? Au coudrier ?

Que ressemble sa gorge tendre ?

MÉLECH.

Quant à tes yeux...

LES JEUNES FILLES.

Passons aux yeux.

MÉLECH.

30   Tes yeux ont des lueurs proches et si lointaines...

LES JEUNES FILLES.

Ça est mieux ! ça est mieux !

Ça n'est pas clair, mais ça est mieux !

MÉLECH.

Tes yeux ont des lueurs proches et si lointaines

Que l'on dirait l'eau des fontaines

35   Où la lune a penché son masque radieux...

DAGAR.

Pardon si je t'arrête et si je t'importune,

Mais, pour différentes raisons,

Quand tu parles de moi, ne mets donc pas la lune

Dans tes comparaisons.

MÉLECH.

40   C'est bon ! C'est bon ! Je m'arrête...

Car c'est assez pour le moment.

Vous vous êtes offert ma tête

Très suffisamment.

Parlé.

Faut-il que je continue ? J'avais encore des choses aimables à te dire. Mais je me rends bien compte que ce n'est pas de la dernière nouveauté. Que veux-tu ? Tout a été dit depuis deux mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent.

DAGAR.

Je te remercie. Tu as été très convenable... Tu ne m'as pas dit ton nom ?

MÉLECH.

Mélech-ben-Rahan, du bourg de Laarem. Ça ne te dit rien ?

DAGAR.

Non. Tu pourrais nous donner des détails complémentaires sur ta vie privée, s'il n'y a aucune indiscrétion.

MÉLECH.

Il n'y a aucune indiscrétion.

DAGAR.

Eh bien ! Alors ne nous dis rien.

L'examinant.

Tu parais plutôt à ton aise...

MÉLECH.

Oui. On ne devrait pas raconter cela soi-même. Mais il est juste de dire que je suis un homme considérable par mon or et par mes troupeaux.

DAGAR.

Du reste, tu es bien vêtu, sous la poussière qui couvre tes habits.

Aux jeunes filles.

Ce n'est pas mal, cette étoffe du manteau ? Ça ressemble un peu à la tunique qu'avait l'autre jour la femme de Goareb ?

JUNA.

Ça a l'air de se tenir mieux.

ANÉ, d'un ton pénétré.

On fait de si jolies choses avec le lin d'Arabie.

DAGAR, tâtant le manteau.

Si tu reviens ici pour affaires, je te demanderai de cette étoffe-la.

Posément.

Bien entendu, il ne s'agit pas d'un cadeau, mais d'une commission.

Riant.

Il avait déjà peur que ce soit un cadeau.

Songeuse.

Il m'en faudra bien sept à huit dehârs.

JUNA.

Tu n'en auras jamais assez ; ma petite jupe claire, qui n'a pas du tout d'ampleur, m'a pris près de neuf dehârs.

DAGAR.

Oui, mais elle est plissée, ta petite jupe.

JUNA.

C'est vrai qu'elle est plissée.

DAGAR, haussant les épaules.

Malice !

Elle continue à tâter le manteau.

MÉLECH.

Ne vous gênez pas.

DAGAR.

Quand est-ce que tu reviens de nos côtés ?

MÉLECH.

Je ne sais pas. Quand on est dans les affaires de moutons...

ANÉ.

As-tu seulement une femme ?

MÉLECH.

Non, figurez-vous ! Je devrais être marié depuis longtemps ; je n'ai rien trouvé dans mon pays qui m'ait plu. Mais j'ai une liaison... avec trois femmes mariées... les trois femmes d'un de mes amis.

DAGAR.

Alors, ça te fait trois liaisons ?

MÉLECH.

Non, une liaison, puisqu'elles sont mariées au même homme. Chez nous, nous comptons les liaisons par tête de mari.

DAGAR.

Si tu n'es pas marié, tu pourrais épouser ces deux demoiselles. Elles sont précisément à marier et elles veulent épouser le même homme.

ANÉ, piquée.

Comme on dispose de nous !

JUNA, de même.

Il faudrait un peu demander notre consentement.

ANÉ, sèchement.

Et nous ne l'accorderions d'ailleurs pas.

JUNA, à Ané, à demi-voix.

D'ailleurs, c'est sur Dagar qu'il tique : il ne la quitte pas des yeux.

DAGAR.

Et tu es venu ici pour affaires ?

MÉLECH.

Je viens voir Loth pour lui acheter des béliers. Nous verrons... Nous nous arrangerons... C'est-à-dire que je tâcherai de l'arranger et qu'il ne m'arrange pas.

DAGAR.

Eh bien, attends-le ici. Il ne va pas tarder. Il est allé comme à l'ordinaire embêter ses bergers ! Tu déjeunes avec nous ?

MÉLECH.

Oui, je sais.

DAGAR.

Comment ? Tu sais ?

MÉLECH.

La bonne m'a invité.

DAGAR.

Veux-tu, en attendant Loth, aller faire un tour dans les villes voisines ?

MÉLECH.

Sodome et Gomorrhe ?

DAGAR.

Oui. Ça a l'air de te troubler un peu.

MÉLECH.

Ces villes ont une réputation effroyable.

DAGAR.

Tais-toi... Si tu savais comme on exagère ! Quand je suis venue habiter avec le patriarche, tous les gens de chez moi m'ont fait des histoires à n'en plus finir... Comment ? Vous allez demeurer là ? Mais c'est un pays effrayant !

MÉLECH.

C'est ce qu'on m'a dit aussi.

DAGAR.

Et ça ne t'a pas empêché de venir ?

MÉLECH.

Pas plus que toi.

DAGAR.

Eh bien ! Je t'assure que ma terreur a été bien déçue. On s'amuse évidemment par ici. La terre est fertile, le bétail abondant. Alors les habitants prennent du plaisir dans la vie.

MÉLECH.

Il y a plaisir et plaisir. Quand les hommes de mon pays prennent dans leurs bras leurs tendres épouses, il est certain que même s'ils n'ont pas pour but véritable la reproduction de l'espèce, ces rapprochements ne sont pas désagréables au Seigneur.

DAGAR.

Quoi ? Le Seigneur ! Le Seigneur ! Est-ce qu'il s'occupe de ça ? Il est plus convenable que toi, le Seigneur ! Il voit tout, mais il ne regarde pas. Si tu te figures qu'il passe son temps à examiner la vie privée des gens ? Et puis, que penses-tu donc que l'on fasse par ici qui soit si différent de ce qui se fait chez toi ? Je sais bien qu'il y a une demi-douzaine de personnes moins dépravées, sans doute, que puériles, qui veulent étonner le monde et qui font ainsi à nos villes leur mauvaise réputation. Mais la grande majorité, je réponds de la grande majorité...

Chantant.

J'en réponds comme de moi-même,

45   Car je suis faite comme ils sont,

Et moi je sais bien ce que j'aime :

C'est l'amour d'un joli garçon.

Voilà les choses les meilleures,

En dépit de ce que l'on dit,

50   Non ce n'est pas à quatorze heures

Que moi je vais chercher midi !

JUNA, à Ané.

J'attendais le petit couplet grivois.

ANÉ.

Il y en a un autre.

DAGAR, chantant.

Il s'approche, il voudrait m'étreindre...

Je sens s'accroître son espoir,

Ce qui m'amuse, c'est de feindre

55   De ne pas m'en apercevoir.

Il dit des choses supérieures...

Je sens qu'il devient plus hardi...

Non, ce n'est pas à quatorze heures

Que moi je vais chercher midi !

Parlé.

Malheureusement, ici, je n'ai rien à chercher du tout... parce que le père Machin... Loth... enfin, mon mari, ce n'est pas le besoin de m'étreindre qui lui donnera des lumbagos.

MÉLECH.

Pourtant il a engendré ces deux filles.

DAGAR, à demi-voix.

Je te ferai remarquer qu'elles sont du premier lit... Moi, je ne sais pas ce qui s'y passait dans le premier lit... Je ne suis que du second... où ça manque un peu d'animation... J'avais douze ans, il y a une quinzaine d'années, quand le patriarche m'a demandée en mariage. Il a cent sept ans maintenant... Mais que veux-tu ? Mon père se faisait vieux. Il avait cent quatre-vingt et des années. Autant dire qu'il frisait la deux centaine... Loth était un homme considérable par son or et par ses troupeaux. Et puis nous étions trente-trois filles à la maison. Il y en avait déjà vingt-sept qui avaient fait des mariages d'amour et ça ne leur avait pas trop bien réussi.

MÉLECH.

Et tu n'as jamais eu d'enfants ?

DAGAR.

Comment veux-tu ? Je ne sors jamais... Il me tient emprisonnée ici. De temps en temps, il vient quelqu'un pour les affaires. C'est ma seule distraction.

SCÈNE V.
Les mêmes, Titsa.

TITSA, s'approchant de Dagar pendant que Mélech s'éloigne discrètement vers la gauche.

Maîtresse ! Le voici.

DAGAR.

Qui ça ?

TITSA.

Lui... Ton bien-aimé apporte des fleurs odorantes. Son visage est plus doux que l'aube. Ses bras sont gracieux et muscleux à la fois.

DAGAR.

Tu m'en diras tant !

À part.

J'aime cette bonne, parce qu'elle s'exprime élégamment.

TITSA.

Faut-il lui dire d'attendre un peu, maîtresse ?

DAGAR.

Oui, bonne.

TITSA, à Juna et Ané.

Il y a aussi là le petit jeune homme qui vient pour ces demoiselles.

ANÉ.

Ah ! Bon !

JUNA.

Bon !

ANÉ.

Dis-lui qu'il nous attende dans la cour.

TITSA, à part.

Oui, mon coeur.

À Dagar.

Il faudrait peut-être éloigner l'étranger.

DAGAR, à Mélech.

Étranger, tu ferais peut-être bien d'aller au-devant de Loth ? Il arrive par la route à gauche, la route qui traverse Gomorrhe.

MÉLECH.

C'est que je suis un peu fatigué.

DAGAR, embarrassée.

Oui, mais je vais te dire. J'attends quelqu'un pour une affaire... Je n'en parle pas à Loth... Je veux lui en laisser la surprise.

MÉLECH.

Je m'en vais donc.

Chantant.

60   De cette charmante demeure

J'écarte, oui, j'écarte mes pas.

À Dagar et aux jeunes filles qui parlent ensemble avec indifférence.

Mais ne vous frappez pas !

Car vous me reverrez lorsque sonnera 'heure

Du repas.

DAGAR.

65   Que l'instant prochain te ramène

à notre table, où ton couvert est mis.

À part.

Nous lui servirons en salmis

Quelques reliefs de la semaine.

ENSEMBLE

MÉLECH, DAGAR ET LES JEUNES FILLES.

Oui l'instant prochain me ramène

70   Que l'instant prochain te ramène

À cette table où mon couvert est mis

À cette table ton couvert est mis.

Mélech sort à gauche, les jeunes filles à droite.

SCÈNE VI.
Dagar, Titsa, Schem.

TITSA.

Maîtresse, il est là. Faut-il que je le fasse entrer ?

DAGAR.

Attends un peu.

TITSA.

Il est très troublé, le jeune homme... Il voudrait bien savoir si c'est pour aujourd'hui ?

DAGAR, comme à elle-même.

Je n'en sais rien. On ne sait jamais quand on donne un rendez-vous, si on consentira ou si on ne consentira pas. C'est même pour savoir ça qu'on donne un rendez-vous.

À Titsa.

Toi, quand tu vas à un rendez-vous, tu sais généralement que tu consentiras... Mais moi, ce jeune homme ne m'emballe pas.

TITSA.

Pourquoi le recevez-vous ?

DAGAR.

Parce que je n'ai pas le choix. Il vient très peu de monde ici et je suis arrivée à l'instant critique où il faut que je trompe mon mari.

TITSA.

Alors, ça n'est pas une passion irrésistible ?

DAGAR.

Non. Et c'est ce qui m'embête. Je suis forcée de me raisonner un peu pour arriver à faire des bêtises. Je me dis que ce jeune homme a vingt-cinq ans, quatre vingt-deux ans de moins que le patriarche, et qu'il y a des chances pour qu'il s'occupe un peu de moi. J'aime bien qu'on s'occupe de moi dans la vie.

Comme à elle-même.

Mais c'est égal, je voudrais bien me sentir poussée par quelque chose de plus fort... Non, je suis stupide, je vais me mettre à dos tous les ennuis de la terre ! Ma tranquillité a son prix. Il vaut mieux ne jamais le revoir... Titsa !...

Décidée.

Fais entrer ce jeune homme.

TITSA, à Schem.

Faisons entrer le jeune homme en question ! Jeune homme en question, donnez-vous la peine d'entrer.

Entre Schem. C'est un jeune homme un peu maigre. Il est vêtu d'une sorte de tunique flottante et coiffé d'un galourinn (petit chapeau pointu.) Il porte à la main une branche, faiblement garnie de feuilles.

TITSA, à part.

Il n'est pas en beauté aujourd'hui.

Elle sort.

SCHEM.

Bonjour, Madame.

DAGAR, à part.

C'est curieux ! Je ne le trouve bien que lorsqu'il n'est pas là.

SCHEM, à part.

Je crois que je lui fais une certaine impression.

Haut.

Dagar, il y a quatre mois que j'ai commencé à vous faire la cour. Vous voyez dans quel état vous m'avez mis.

DAGAR.

Le fait est que vous n'avez pas trop bonne mine. Je ne sais pas si vous avez raison de porter de ces petits chapeaux pointus. Ça ne vous avantage pas.

SCHEM, ôtant son bonnet.

Ma mère m'a dit qu'il était très bien.

DAGAR.

Il me semble que vous avez encore moins de cheveux que la dernière fois.

SCHEM, ôtant son bonnet.

Je vous en ai envoyé pas mal dans un médaillon. Et puis qu'est-ce que vous voulez ? Je mène une vie impossible.

Chantant.

I.

Avant l'exécrable moment

Où ces beaux yeux, par un coup de magie,

75   M'ont pris tout mon vouloir, toute mon énergie,

Je vivais bien paisiblement,

Je vivais au sein de l'orgie.

Je soulevais une noble fierté

Dans le coeur de ma bonne mère,

80   Et Déborah, l'esclave cuisinière,

Me regardait, l'oeil excité.

De ces deux grands yeux que j'adore,

Voyez, mais voyez donc l'effet.

Voyez ce que vous avez fait

85   D'un des plus grands débauchés de Gomorrhe !

II

Le soleil qui s'était couché

Devant mes yeux, au-dessus de Gomorrhe !

Debout a son lever me retrouvait encore.

Quand on fut toujours débauché,

90   On aime à voir lever l'aurore,

Mais aujourd'hui je me couche au couchant,

Je prends mes repas en famille.

Mes soeurs s'en vont cueillir la camomille

Pour moi, le soir, dans notre champ...

95   De ces deux grands yeux que j'adore,

Voyez, mais voyez donc l'effet,

Voyez ce que vous avez fait

D'un des plus grands débauchés de Gomorrhe !

DAGAR.

C'est attendrissant. Mais que voulez-vous ? Je suis très surveillée.

SCHEM.

Très surveillée ! Très surveillée ! Mais le patriarche n'est pas toujours ici ? Vos serviteurs vous sont dévoués. Ils n'iront rien raconter. Les filles du patriarche...

DAGAR.

Oh ! Celles-là ! Elles sont avec moi. Comme elles s'amusent pas mal de leur côté et que je n'en parle pas...

SCHEM.

Vous voyez que vous ne risquez rien. Alors...

DAGAR.

Alors quoi ?

SCHEM.

Profitons-en...

DAGAR.

Profitons de quoi ?

SCHEM.

De ce que nous sommes seuls et que vous ne risquez rien.

DAGAR.

Vous êtes fou.

SCHEM.

Dagar, je vous en prie !

DAGAR.

Voulez-vous vous taire ?

SCHEM.

Femme insensible !

À part.

Voyons si elle cédera à des accents plus lyriques.

Chantant.

Ne soyez pas impitoyable, Dagar, excusez mon tourment.

DAGAR.

Pour apaiser votre tourment,

100   Il me faut plus de confortable,

Que je n'en ai pour le moment

Et que ce soit tranquillement.

SCHEM, impatienté.

Tranquillement ! Tranquillement !

DAGAR.

Oui, jeune homme, tranquillement !

105   Il faut du calme et du bien-être

Et je ne veux pas risquer d'être

Interrompue au bon moment.

Je n'ai pas votre promptitude

11 faut laisser il ma sollicitude

110   Le temps de se changer en autre sentiment.

SCHEM.

Dagar, un peu de complaisance

De grâce, apaisez mon tourment.

DAGAR.

Faut-il vous dire clairement

Qu'en apaisant votre tourment

115   Je n'agis pas par pure complaisance ?

Faut-il vous dire que je pense

Que je pense à mon agrément ?...

Maîtrisez votre impatience

Et différez l'heureux moment.

120   Votre bonheur sera bien plus complet vraiment

Si j'y trouve de l'agrément.

SCHEM.

Évidemment, évidemment. Mais pour le moment je me contenterais d'y trouver de l'agrément tout seul. Il y a assez longtemps que j'attends... Plus tard, quand nous serons plus tranquilles, nous nous occuperons de vous.

DAGAR.

Vous êtes trop bon.

SCHEM.

Alors il n'y a rien à espérer immédiatement ?

DAGAR.

N'y comptez pas.

SCHEM.

J'aime mieux en être sûr. Comme ça je n'y pense plus pour aujourd'hui. Je m'agite moins. Et je peux réfléchir avec plus de sang-froid aux moyens de déjouer la surveillance du patriarche. C'est curieux que vous n'en veniez pas à bout. On le dit pourtant très naïf et très facile à duper.

DAGAR.

Oui, je sais ; il existe une chanson en patois du pays dans laquelle il est dit qu'il a autant de sagacité que le fruit du poirier. Eh bien ! il a beau être comparable au fruit du poirier, ça ne l'empêche pas d'avoir l'oeil quand il s'agit de sa femme, ou de ses troupeaux.

SCHEM.

Le patriarche ne va donc jamais en voyage ?

DAGAR.

Non, il suit un régime, il ne mange que du pain grillé, et le trot des chameaux lui donne le mal de mer.

SCHEM.

Qu'est-ce qu'on pourrait inventer pour l'éloigner d'ici, une quinzaine de jours ?

DAGAR.

Ou pour tout à fait. J'ai déjà cherché.

Entre Titsa.

TITSA.

Maîtresse, voici le maître au front vénérable.

SCHEM.

Je m'en vais.

DAGAR.

Non, restez... Puisque vous êtes censé venir pour affaires, vous achèterez un mouton, voilà tout. Vous le rapporterez à madame votre mère.

SCHEM, à lui-même.

Ça fera le quinzième mouton que je rapporte à ma mère depuis trois mois. Nous ne mangeons plus chez nous que du gigot et des côtelettes. Et je n'aime que le boeuf.

DAGAR, à Titsa.

De quelle humeur est le maître au front vénérable ?

TITSA.

Il a l'air soucieux d'un patriarche à qui l'on a vendu des petits-pois qui n'ont pas voulu cuire.

VOIX DE LOTH, au dehors.

Abomination !

SCHEM.

Qu'est-ce qu'il dit ?

TITSA, nonchalamment.

Il dit : Abomination !

VOIX DE LOTH, au dehors.

Abomination !

TITSA.

Vous entendez ? Il répète : Abomination ! Il a dit passer par Gomorrhe et voir des choses qui ne lui revenaient pas !

Entre Loth par la gauche, suivi de Mélech. Juna et la bonne entrent par la droite.

SCÈNE VII.
Les mêmes, Loth, Mélegh et Juna.

DAGAR.

C'est mon petit mari.

Chant.

LE CHOEUR.

Le voici venir, le bon centenaire.

LOTH.

Que chacun vénère.

LE CHOEUR.

Sans savoir pourquoi.

125   ... Mais quand on vénère,

LOTH.

Et l'on me vénère,

LE CHOEUR.

L'important toujours est d'avoir la foi.

LOTH, à Mélech, parlé.

Vous venez de la ville ? Vous avez vu ?

MÉLECH.

Oui, j'ai vu. Il y a de bien jolies femmes.

LOTH.

À quoi pense-t-on ?

À Schem.

À quoi pense-t-on ? La femme de Méhar était derrière sa maison en train de se faire embrasser par le fils de Doeb.

MÉLECH.

Elle était bien jolie, la femme de Méhar.

LOTH, à Schem.

Et votre soeur...

SCHEM.

Ma soeur ?

LOTH.

Votre soeur Gad était dans les bras du jeune Goar ?

SCHEM.

C'est son fiancé.

LOTH.

À dix heures du matin !... Est-ce que vous croyez que ça va continuer comme ça ?... Ça ne continuera pas comme ça. Ces gens-là oublient étrangement qu'il y a quelqu'un pour punir la débauche des hommes, et que ce quelqu'un a fait le déluge.

DAGAR.

Te voilà encore, vénérable maître, dans ton histoire de déluge. Si tu crois que ça nous effraie !

Chantant.

I.

Va, nous sommes tranquilles, va,

Car d'inonder toute la terre,

130   Même quand on est Jéhovah,

Ce n'est pas une mince affaire !

Et le maître du firmament,

Bien qu'il soit un Dieu de ressource,

Pour ce genre de châtiment,

135   A besoin d'un peu d'eau de source.

Tu nous permettras donc de chanter bien gaiement :

REFRAIN

Avant nous (ter) le déluge,

Faut pas nous tracasser,

Car le souverain juge

140   Va pas recommencer.

II.

Et puis, s'il lui faut un Noé,

Il aura vraiment de la peine

S'il n'a que toi, ohé ! ohé !

Pour conserver la race humaine !

145   D'ailleurs, pour punir le pèche,

Ça ne sert il rien qu'il nous mouille.

Puisqu'on est il peine séché,

Qu'on redevient aussi fripouille !

Nous chantons, ù vieillard, malgré ton air fâché :

150   Avant nous (ter) le déluge !

etc.

MÉLECH.

En effet, voilà qui me parait bien judicieux. Il n'est pas probable que nous assistions de sitôt à une nouvelle inondation. Car vraiment l'Éternel est trop raisonnable et trop ennemi du gaspillage pour inonder l'univers entier, à seule fin de châtier Sodome et Gomorrhe.

LOTH.

Oui, mais le feu du ciel ? N'a-t-il pas le feu du ciel à sa disposition, cette foudre étincelante qui frappe les impies, et qui, lorsqu'elle manque son but et n'atteint personne, rappelle au moins aux humains, ainsi qu'une enseigne lumineuse, qu'il existe une puissance céleste.

MÉLECH.

D'accord, mais je te ferai remarquer, vénérable patriarche, que s'il prenait fantaisie à l'Éternel de châtier Gomorrhe, ce ne serait pas équitable de sa part de châtier en même temps un juste comme toi.

LOTH.

C'est vrai, l'Elohim épargne les justes, ou ceux du moins qui se font passer pour tels. Aussi, quand il sera dans l'intention de punir la ville, il saura bien m'avertir.

MÉLECH.

Par qui ?

LOTH.

Par quelque messager. Tu n'ignores pas qu'il a à son service un tas de prophètes qui ne font rien. C'est si simple de m'envoyer quelqu'un !

SCHEM, à demi-voix, à Dagar.

Mais oui, un messager, c'est si simple ! Comment n'y avons-nous pas songé ?

DAGAR, bas.

Tais-toi !

Haut.

Alors, si tu recevais la visite d'un de ces messagers, qui viendrait te prévenir de la prochaine destruction de Gomorrhe... Tu quitterais immédiatement la ville ?

LOTH.

Le temps de préparer mes bagages et je me dirigerais vers Goar. J'emmènerais mes troupeaux, mes pasteurs.

À lui-même.

Pas tous mes pasteurs. Il en est quelques-uns à qui je dois des gages... Je leur dirais de m'attendre ici, sous le feu du ciel.

À Schem.

Homme blond, tu étais venu pour m'acheter des moutons ? Veux-tu en choisir dans la cour ?

À Mélech.

Je te retrouve ici, étranger. Laisse-moi terminer cette affaire de moutons.

DAGAR, qui a parlé bas à Titsa.

Tu as bien compris ?

TITSA.

Oui, Maîtresse !

DAGAR.

Viens m'aider, nous allons arranger ça !

Elle sort par la droite. Loth et l'étranger sortent par la gauche.

SCÈNE VIII.

MÉLECH, seul.

C'est bête un peu, ce qui m'arrive... Je suis pincé... absolument pincé !... Tout à l'heure, cette petite femme de Loth m'avait fait une étrange impression... Et puis cette promenade dans Gomorrhe... Elles sont admirables, ces femmes... Il n'y a pas de femmes comme ça dans mon pays ; et elles sentent d'un bon !

CHANT.

Tous les parfums de l'Arabie,

Délices du monde élégant,

Auprès de ce parfum étrange, extravagant,

Tous les parfums de l'Arabie

155   Ne valent que peau de zébie,

Peau de zébie, en chaldéen,

Est un mot qui veut dire : rien.

Il va écouter aux portes pour voir si personne ne vient. Puis il revient à l'avant-scène et chante d'un air mystérieux.

Vouza vouzaïm bédé,

Vouza vouzaïm pic-poe.

D'un ton un peu scandalisé, comme s'il disait quelque chose d'énorme.

160   Soula badaïm ané,

Sida badaïm mic-moc .  [ 1 Ce dialecte, de formation récente (1900), ne se rattache en réalité à aucune langue du groupe syro-arabe. Dans la pratique il pourra être remplacé par des sons articulés quelconques, présentant une euphonie suffisante.]

D'un air très malicieux.

Gabaïm youban chéna,

Gana radaïm pouina.

D'un ton affirmatif.

Bada badaban mohné.

165   Et j'ai donc le droit de chanter :

Tous les parfums de l'Arabie

Ne valent que peau de zébie,

Peau de zébie, en chaldéen,

Est un mot qui veut dire : rien.

Parlé.

On ne me fera jamais croire que l'Éternel qui voit tout et qui sent tout, puisse en vouloir sérieusement à des femmes qui sentent aussi bon...

Songeur.

On ne me le fera jamais croire, à moi... mais il n'est pas impossible de le faire croire à Loth... Et tout à l'heure, en écoutant ce crédule vieillard, j'ai pensé à une astucieuse combinaison. Je vais l'obliger à quitter le pays, dans la crainte d'un châtiment céleste et je l'emmènerai tout doucement, avec sa femme, du côté de chez nous. Et là, sur mon terrain, avec les moyens de séduction dont je dispose... Il ne faut pas laisser refroidir cette idée-là. J'ai précisément dans mon bagage une précieuse relique, la barbe de mon grand-père défunt. Je l'ai fait désinfecter... Je vais m'en servir pour modifier sensiblement ma physionomie.

SCÈNE IX.
Mélech, Loth, Titsa.

LOTH.

Eh bien, étranger, je suis à ta disposition pour discuter cette affaire.

MÉLECH.

Excuse-moi, vénérable patriarche... Mais je suis accablé de fatigue... Nous parlerons de cela après le déjeuner, puisque je dois partager ton repas.

LOTH.

À ton aise, étranger.

À Titsa.

Bonne, veux-tu accompagner l'étranger jusqu'à sa chambre ?

TITSA, sans se déranger.

Si l'étranger veut se donner la peine de prendre le couloir, il s'arrêtera à la troisième porte. C'est là qu'est préparée sa couche.

Mélech sort. À Loth.

Maître, ta servante s'est dispensée d'accompagner l'étranger jusqu'à sa chambre, parce que, dans ce cas-là, ça tourne toujours mal pour ta servante.

LOTH.

C'est pourtant ton devoir de servante d'entourer de prévenances les hôtes qui viennent sous mon toit.

TITSA, touchant sa paupière inférieure.

Mon oeil.

LOTH.

Pourquoi ce geste hiératique ?

TITSA.

C'est le geste des filles de ma tribu, quand elles veulent exprimer qu'elles ont les pieds fatigués. Le maître vénérable comprendra aisément que pour un sicle d 'argent par mois, je ne peux pas faire la cuisine, les chambres, le salon à fond une fois par semaine, monter le bois, et encore entourer les hôtes de prévenances. Tant qu'à faire que d'entourer les gens de prévenances, j'aime mieux que ce soit en dehors de mon service et en choisir, à mon gré, dans le pays... Je vais préparer le repas...   [ 2 Sicle : Poids et monnaie des Hébreux. [L]]

On entend un bruit de gong.

LOTH.

Qu'est-ce que c'est que ça ?

TITSA, allant à la porte qu'elle ouvre, et feignant la terreur.

Il y a là un inconnu, avec des ailes !

LOTH, étonné.

Un inconnu avec des ailes ?

TITSA.

Oui, maître, il a des ailes. Elles ne sont pas grandes, mais il en a.

À part.

C'est même deux ailes de pigeon, que j'avais mises de côté à la cuisine et que je gardais pour m'en faire une coiffure.

LOTH, effrayé.

Un inconnu avec des ailes ! Demande-lui d'où il vient.

TITSA, à la porte.

D'où c'est-il que vous venez ?

Silence. - À Loth.

Il a fait comme ça.

Elle désigne le plafond en élevant le doigt.

LOTH, effrayé, allant à droite et à gauche.

Un envoyé du ciel ! Ané ? Juna ?

Entrent Ané, Juna et Raab. - D'une voix faible, à Titsa.

Dis-lui d'entrer.

Titsa fait un signe. Entre Dagar, travestie.

SCÈNE X.
Loth, Titsa, Dagar, Ané, Juna, Raab.

DAGAR, chantant.

Elle tient une grande trompette à la main.

170   Celui pour qui je traverse la nue,

Tu sauras bien sa personnalité,

Quand j'aurai dit qu'elle est la plus connue

Jusqu'aux confins du monde inhabité.

C'est lui qui met un frein à toute la nature.

175   Sa bonté se répand sur la fureur des flots.

Aux petits des méchants il donne la pâture,

Et des petits oiseaux arrête les complots.

Pour nous frapper d'une façon profonde,

Son audace n'admet que des coups éclatants.

180   C'est en sept jours, recta, qu'il a créé le monde,

Alors que pour cette oeuvre il avait tout son temps.

Il arrive aujourd'hui cette chose fatale

Que les gens de chez vous ont fait un tel scandale

Dans leur débauche et leur mépris de Dieu,

185   Que l'on s'en est ému justement en haut lieu.

Dès l'instant qu'on commande à toute la nature,

Il faut bien maintenir sa haute autorité.

Le décret du désastre est à la signature ;

Ce soir, sans faute, il faut qu'il soit exécuté.

190   Or, le patron m'a dit : Il est un patriarche

Que l'âge a rendu vertueux.

Il n'a rien de pareil au jeune homme qui marche

Dans les sentiers voluptueux,

Qui goûte éperdument aux choses condamnées,

195   Qui s'enivre de déshonneur,

Car lui ne marche plus depuis nombre d'années

Que dans les routes du Seigneur.

Je suis venu dire à cet homme

Cet homme bon, austère et saint :

200   « Bientôt le séjour de Sodome

Deviendra pour toi très malsain ! »

Sur ce, je r'monte aux voûtes éternelles,

Il n's'agit pas d'flâner

Si j'veux là-haut avec ces petit's ailes

205   Être à l'heur' pour le dîner.

Reprise en choeur des quatre derniers vers.

LOTH, s'inclinant après un silence.

Je te remercie, noble envoyé. Je vais faire préparer mes enfants et ma femme.

DAGAR, précipitamment.

Ah ! Pas du tout ! Ta femme ne doit pas t'accompagner...

LOTH.

Ma femme ne doit pas m'accompagner ?

DAGAR, vivement.

Absolument pas. L'Éternel a bien insisté là-dessus. « Surtout, qu'il a dit, qu'i[l] n'emmène pas sa femme ! »

LOTH.

Et pourquoi donc ?

DAGAR.

Parce que... parce que !... Eh ! Je ne sais pas, moi ! Je ne lui ai pas demandé. Mais, je sais que si tu emmènes ta femme, il n'y a rien de fait... Le feu du ciel te suivra, c'est-à-dire qu'on détachera un petit éclair spécial destiné à t'anéantir, toi et ta caravane.

LOTH, tremblant.

Bon, bon !

À Titsa.

Titsa ! Titsa, passe donc chez le conducteur des chameaux pour le déménagement.

DAGAR.

Et maintenant, patriarche, je vais me retirer.

TITSA sort et rentre tout de suite, vraiment effrayée cette fois.

Vénérable Maître !

LOTH.

Qu'y a-t-il ?

TITSA.

Il y a là un homme, avec une grande barbe grise, qui tient une lumière à la main !

DAGAR, à part, effrayée.

Qu'est-ce que ça veut dire ?

LOTH, à Titsa.

Un homme avec une barbe grise ! Dis-lui qu'il entre[.]

Titsa fait un signe. Entre Mélech, avec une fausse barbe. Dagar s'est retirée vers la gauche où elle est un peu cachée par Juna. Titsa sort.

SCÈNE XI.
Les mêmes, Mélech.

MÉLECH, à part.

Qu'est-ce que je vais leur raconter ? Je n'ai jamais vu de prophète. Je ne sais pas comment ils s'expriment.

Haut, en marchant gravement, sans les regarder.

Ce soir, à huit heures... Feu du ciel... À neuf heures, destruction de Gomorrhe... Ce soir !

LOTH, tremblant, à lui-même.

Celui-là est encore plus solennel et plus imposant que l'autre...

MÉLECH.

C'est bien ici chez le patriarche Loth ?

Loth incline la tête.

Vous avez entendu ce que je viens de dire... sur le feu du ciel et ce qui s'ensuit...

Loth incline la tête.

Vous savez que c'est absolument officiel.

Levant un doigt solennellement.

Je suis envoyé pour vous annoncer cela, afin que vous preniez vos mesures en conséquence. Je suppose bien, après ce que je vous ai dit, que vous allez déménager. On dit que deux déménagements valent un incendie. N'empêche qu'un seul déménagement est préférable à un incendie, surtout quand il s'agit d'une catastrophe...

D'un ton terrible.

Comme celle qui va se produire ce soir.

D'un ton familier.

Car c'est une catastrophe pas ordinaire, et comme on n'en voit pas tous les jours dans la chronique du feu.

LOTH.

Je te remercie. Je partirai tout à l'heure.

MÉLECH.

Tu partiras quand tu voudras. Mais tu es prévenu. À ta place, je me hâterais de faire préparer ma femme et mes enfants.

Mouvement de Dagar.

LOTH.

Ma femme ! Je peux emmener ma femme ?

MÉLECH.

Mais naturellement.

LOTH.

C'est que précisément, tout à l'heure, l'Éternel m'a fait dire de ne pas emmener ma femme.

MÉLECH, effaré.

L'Éternel t'a fait dire quelque chose ?

LOTH.

Oui, par ce jeune messager qui est là.

MÉLECH, gagnant la droite, après avoir jeté un coup d'oeil à Dagar.

Oh ! Ça va mal ! Ça va mal !

LOTH, à Dagar.

Il ne vous reconnaît pas ?

DAGAR, troublée.

Non, non... Nous sommes beaucoup dans notre administration... Nous ne travaillons pas au même endroit... On ne se connaît pas.

LOTH, à Mélech.

Vous partez ?

MÉLECH.

Oui, je suis très pressé.

LOTH.

Vous ne connaissez pas ce jeune envoyé céleste ?

MÉLECH.

Si... Non... Je ne sais pas.

LOTH.

Je comprends, dans une grande administration comme la vôtre... Attendez... Vous allez faire une collation...

MÉLECH.

Je vous remercie, je n'ai pas faim.

LOTH.

Si, j'y tiens.

À Dagar.

Une collation très frugale...

DAGAR.

Je suis très pressée !

LOTH.

En tout cas, vous ferez route ensemble, puisque vous venez du même endroit.

MÉLECH, troublé.

Je ne vais peut-être pas du même côté que monsieur.

DAGAR, troublée.

Je ne crois pas.

Loth les rapproche l'un de l'autre.

MÉLECH, se dégageant.

Non, non, bonjour, Monsieur !

DAGAR, de même.

Bonjour, bonjour !

Mélech sort par la gauche et Dagar par la droite, vivement.

LOTH.

Allons, mes enfants, dépêchez-vous ! Il s'agit de s'en aller le plus rapidement possible. Vous voyez ce que ç'est que d'avoir pour père un juste. Je vous sauve.

RAAB, aux jeunes filles à demi-voix.

Dites donc, moi qui ne suis qu'un injuste, je vais être brûlé par le feu du ciel.

JUNA, de même.

Mais non, mais non, vous allez venir avec nous. On vous cachera parmi les serviteurs.

RAAB, de même.

Me cacher parmi les serviteurs ! C'est dangereux, ce que vous me proposez là. Le feu du ciel saura bien me reconnaître.

ANÉ, de même.

Ça n'est pas sûr. En tout cas, il vaut mieux que vous couriez la chance de lui échapper, puisque vous seriez sûrement brûlé en restant ici.

JUNA, haut.

Allons préparer nos vêtements.

Ané, Juna et Raab sortent.

SCÈNE XII.
Loth, Titsa, puis Schem, Dagar non travestie, Mélech non travesti, Raab, Ané, Juna,

TITSA, entrant.

Maître, ta servante vient d'aller commander les chameaux pour le déménagement. J'ai commandé aussi deux déménageurs.

LOTH.

Deux déménageurs ! Pourquoi ?

TITSA.

Il faut vraiment que le patriarche ait une santé robuste pour penser que sa servante va aider à sortir le bagage de la maison.

LOTH.

Tu n'en as pas la force ?

TITSA, avec énergie.

Ah ! Maître, ce n'est pas la force qui me manque !

Nonchalamment.

C'est la bonne volonté.

Bruit de sonnerie au dehors.

Voici les chameaux...

SCHEM, entrant.

Voici les chameaux. Il y a des chameaux pour vous, là.

DAGAR, entrant.

Les chameaux sont à la porte.

MÉLECH.

Il y a des chameaux là devant.

CHANT

ENSEMBLE.

Voici les chameaux, les chameaux bossus.

Ceux qui n'ont qu'un' boss' reçoiv' le nom de dromadaire.

C'est bien moins commod' pour s'asseoir dessus,

Car la boss' d'arrièr' sert à caler notre derrière.

210   Voici les chameaux, les chameaux bossus,

Prenez vos chapeaux, vos grands manteaux, vos cach'-poussière,

Que ces demoisell' emport' leurs fichus,

Voici les chameaux, hâtons-nous de monter dessus !

LOTH, à ses filles.

Tâchez moyen de ne rien oublier,

215   Lorsque la porte sera close,

Je ne veux pas vous entendre crier :

Papa ! Papa ! J'ai laissé quelque chose !

ENSEMBLE.

Voici les chameaux, les chameaux bossus,

Prenez vos chapeaux, vos grands manteaux, vos cach'-poussière,

220   Que ces demoisell' emport' leurs fichus,

Voici les chameaux, hâtons-nous de monter dessus.

DAGAR.

Quelle coin, triste coin, coïncidence

Au même moment

D'avoir trouvé précisément

225   Ce vieux monsieur du firmament !

MÉLECH.

Veau que je suis ! Daim que je suis ! Quelle imprudence !

Ton fils prendra quéqu'chos', maman,

Qui n's'ra pas mal comm' châtiment.

ENSEMBLE.

Voici les chameaux, les chameaux bossus,

230   Ceux qui n'ont qu'un' boss' reçoiv' le nom de dromadaire.

C'est bien moins commod' pour s'asseoir dessus,

Car la boss' d'arrièr' sert à caler notre derrière.

Voici les chameaux, les chameaux bossus.

Prenez vos chapeaux, vos grands manteaux, vos cach'-poussière,

235   Que ces demoisell' emport' leurs fichus.

Voici les chameaux, hâtons-nous de monter dessus !

Voici les chameaux, les chameaux bossus !

ACTE DEUXIÈME

La scène représente une route près de Gomorrhe, sur un plateau. Petit bois de lierre, au fond, à gauche. Deux pierres carrées devant le bois. Sur la toile de fond, des temples de marbre et des colonnes de granit, que la brise agite doucement. Un petit vent frais règne sur le plateau.

SCÈNE PREMIÈRE.
Dagar, Titsa.

DAGAR.

Titsa ?   [ 3 On peut donner aisément aux spectateurs l'impression de ce vent frais, en laissant ouvertes quelques portes de loges et de baignoires. [NdA]]

TITSA.

Maîtresse ?

DAGAR.

Tu as prévenu Schem que je passerais par ici ?

TITSA.

Oui, Maîtresse.

DAGAR.

Comment lui as-tu dit ça ?

TITSA.

Je lui ai dit que Loth et sa famille prendraient ce raccourci en passant sur la colline, pendant que les chameaux continueraient par le bas de la montagne.

DAGAR.

Je ris, mais je n'en ai guère envie. Je quitte un pays que j'aimais... Un jeune homme qui après tout ne m'était pas désagréable. Et j'encours la colère céleste pour avoir fait une arrivée chiquée de prophète. C'est pourtant triste à mon âge d'être punie par le feu du ciel sans avoir connu les joies de la terre. Car, ce petit bois, je n'y suis jamais venue...

Elle désigne le petit bois, au fond à gauche.

TITSA.

Ce petit bois ?

DAGAR.

Tu le connais bien, toi ?

Chantant.

I.

C'est ici que, selon l'usage,

Les jeunes filles d'alentour

240   Viennent le soir du mariage

Pour apprendre les jeux d'amour.

Et c'est aussi sous les mystères

De ce réduit si bien caché

Que les épouses adultères

245   Commettent leur premier péché.

REFRAIN.

Je suis vraiment un peu contrite

Qu'il faille m'en aller d'ici,

Sans avoir fait une visite

A ce petit bois que voici.

II.

250   Et je suis triste à la pensée

Que ces doux asiles feuillus.

Même à titre de fiancée,

Je ne les ai pas vus non plus.

Car si le soir du mariage,

255   Loth était venu dans ce bois.

Quels rires dans le voisinage !

Nous y serions restés six mois !

REFRAIN.

TITSA.

Qu'est-ce que nous allons faire de notre petit ami ?

DAGAR.

L'emmener avec moi, ou sinon lui donner un rendez-vous dans un autre pays. Je ne veux pas qu'il périsse sous le feu du ciel.

TITSA.

Mais le Seigneur ne vous a pas permis de le soustraire à sa vengeance.

DAGAR.

Oh ! Comme tu parles bien !

TITSA.

J'écris aussi très bien. Si ma maîtresse voyait mes lettres...

DAGAR.

Je n'ai jamais rien vu d'écrit de toi que sur mon livre de dépenses.

TITSA.

Oui. Mais là l'imagination ne peut se donner carrière.

DAGAR.

Si ce n'est dans les chiffres.

TITSA, prenant, un air froid.

Nous disions donc... Nous disions donc que la vengeance céleste pourrait bien poursuivre le jeune Schem partout où il ira.

DAGAR.

En tout cas, c'est plus sûr que de le faire rester ici.

TITSA.

J'entends un pas dans la montagne.

DAGAR.

C'est lui. Éloigne-toi. Je reconnais son pas.

Sort Titsa. Dagar, chantant.

C'est Schem ! Oui, c'est bien lui. Je reconnais son pas !

C'est Schem, le coeur d'une amoureuse

260   Non ! Le coeur ne s'y trompe pas !

Parmi la foule nombreuse,

Entre mille et mille pas,

Le coeur d'une amoureuse

Sait reconnaître le pas.

265   Je reconnais son pas !

Entre Mélech.

Tiens ! Ce n'est pas lui ! Le coeur s'est trompé cette fois-ci...

SCÈNE II.
Les mêmes, Mélech.

DAGAR.

Comment, c'est vous ?

MÉLECH, l'air soucieux.

Oui, madame, oui, c'est moi. Je suis très préoccupé. J'ai des craintes sérieuses. Je suis menacé de la colère céleste, tel que vous me voyez, avec mon air de rien. Qui aurait pu s'attendre à ça ?

DAGAR.

Hélas ! Moi aussi je suis menacée de la colère céleste !

MÉLECH.

Et pourquoi donc ?

DAGAR.

Oh ! Je n'ose pas le dire ! Je n'ose pas le dire ! Je me flatte encore de l'idée que ça passera inaperçu. Je ne suis pas tranquille.

MÉLECH.

Moi non plus, je ne suis pas tranquille, et j'aime mieux n'en pas parler.

DAGAR.

Oh ! Si vous saviez, j'ai éprouvé la plus forte émotion de ma vie quand j'ai vu arriver le messager à barbe grise !

MÉLECH.

Oui ?... Moi, ce n'est pas l'homme à barbe grise qui m'a inquiété.... Il paraissait de bonne composition, l'homme à la barbe grise. Non, non, celui-là, je ne le crains pas. Celui que je crains, c'est le petit ange joufflu.

DAGAR, haussant les épaules.

Le petit ange joufflu ? Il ne me fait pas peur, celui-là !

MÉLECH.

Oh ! Si, écoutez. Il n'avait pas l'air rassurant !

DAGAR.

Eh bien ! Je vous affirme que s'il n'y avait eu dans cette histoire-là que le petit ange joufflu, je serais parfaitement tranquille.

MÉLECH.

Enfin, voyons ? Avez-vous des raisons sérieuses pour vous rassurer sur le compte du petit ange ?... Je ne demanderais pas mieux que de les connaître.

DAGAR.

Je ne peux pas vous les dire. Les cieux ont des oreilles... Mais vous, qu'est-ce qui vous fait croire que le vieux messager n'a rien d'inquiétant ?

MÉLECH.

Je crains, moi aussi, de m'expliquer clairement. Supposez seulement qu'un homme, désireux d'éloigner Loth de la ville, ait pris l'aspect d'un messager céleste ?

DAGAR.

Oui, oui... C'est très possible ce que vous dites là. J'ai même des raisons de croire qu'il s'est passé quelque chose comme ça, hier, et que sur les deux messagers, il y en avait un de faux. Mais sûrement il y en avait un de vrai. Croyez-moi, c'était l'homme à barbe grise !

MÉLECH.

C'était le petit ange joufflu !

DAGAR.

Non, non !

MÉLECH.

Tenez, voulez-vous parier que le vrai messager c'était le petit ange ?

DAGAR.

Ce que vous voudrez. Je suis sûre de gagner.

MÉLECH, la regardant.

Une discrétion ?

DAGAR.

Une discrétion.

MÉLECH.

Eh bien, la preuve que le vrai messager, ce n'était pas l'homme à barbe grise, c'est que l'homme à barbe grise, c'était moi.

DAGAR.

Non !

MÉLECH.

À preuve que voilà ma barbe grise, la dépouille du vieil homme.

DAGAR, allant au fond, à Titsa.

Titsa !

TITSA, paraissant au fond.

Maîtresse !

DAGAR, à demi-voix à Titsa.

Je ne risque plus rien ! Je ne risque plus rien ! Le vieux messager à barbe grise, c'était de la frime.... Je vais m'amuser.

Elle revient à l'avant-scène.

TITSA, à part.

Je vais tâcher de retrouver ce pauvre Schem qui se désole et qui croit que c'est arrivé.

Sort Titsa.

DAGAR, s'avançant vers Mélech.

Ah ! Le vieux messager, c'était vous ?

MÉLECH.

Eh bien, oui, c'était moi ! Il ne faut pas m'en vouloir. Si j'ai agi ainsi, c'est que j'avais des raisons... que je n'ose pas dire encore.

DAGAR.

Ah ! L'homme à la barbe grise, c'était vous ? C'est vous qui avez conseillé à Loth d'emmener sa femme ? Et vous croyez que ça va se passer comme ça ? Vous croyez que le petit ange joufflu va laisser ça tranquille ? Le châtiment sera terrible !

MÉLECH, décidé.

Oui, il sera terrible ! Le tonnerre de Dieu va s'appesantir sur moi... Alors je ne risque rien de m'amuser avant...

S'avançant vers elle.

Comme j'ai gagné mon pari, et que vous m'avez promis une discrétion...

DAGAR.

Une discrétion ?

MÉLECH.

Oui, une discrétion... J'ai le choix. Je choisis vous.

DAGAR.

Oh ! Le galant homme ! Voilà qui est d'un galant homme ! De profiter d'une surprise...

MÉLECH.

Il ne s'agit pas d'être galant homme... Je m'en fiche d'être galant homme... Dagar, écoutez... Dagar... Je vais tout vous dire... Je vous aime... C'est bête, ce que je fais là, de vous dire que je vous aime... Je voulais faire le malin, et ne pas vous le dire... Mais il faut bien que je vous le dise, à la fin... Depuis ce matin, je vous aime comme un imbécile... Alors, j'ai pensé que je ne pouvais pas me séparer de vous. Et j'ai cherché un moyen de vous amener dans mon pays. J'ai attiré sur moi la colère céleste. Ça m'est égal... Je ne pense qu'à vous.

DAGAR.

Vous me dites tout cela, et vous ne savez pas si mon coeur est libre.

MÉLECH.

Je n'en sais rien. Mais s'il n'est pas libre, il faut le libérer. Toute la question est de savoir si vous êtes capable d'aimer. Eh bien, si vous avez un amour en tête, tant mieux : ça prouve que vous êtes capable d'aimer. Il s'agit simplement de faire une petite mutation,de rester amoureuse et de remplacer le titulaire par moi. C'est très simple. C'est d'autant plus simple que je vaux beaucoup mieux que la personne en question. Car il s'agit, je crois, de ce petit imbécile que j'ai vu ce matin chez vous.

DAGAR.

Si vous croyez que vous allez réussir, en disant du mal de ce garçon. Je le trouve très bien, moi.

MÉLECH.

Eh bien, oui ! Il est très bien. Je retire ce que j'ai dit. Je ne le dénigre pas. Il est très bien... Je suis mieux que lui, voilà tout... Dagar, ma petite Dagar, je sens que je manque d'adresse, mais il ne faut pas m'en vouloir.

DAGAR.

Je ne t'en veux pas. Seulement tout ça me donne à réfléchir... Ça ne m'est pas désagréable ce que tu me dis là...

MÉLECH.

Ah ! Dagar !

DAGAR.

Attends un peu... J'ai dit que ça ne m'était pas désagréable, je n'ai pas dit encore que ça m'était agréable. C'est curieux... J'étais prête à céder à Schem, et si Schem venait maintenant, je ne lui céderais plus du tout.

MÉLECH, vivement.

Tu as raison ! Il ne faut pas lui céder, ce serait très mal... Tu ne te doutais pas de la gravité de ce que tu allais faire. Il n'était que temps que j'arrive pour t'en préserver.

DAGAR, ironiquement.

Voilà mon sauveur ! J'étais sur le bord du précipice... J'allais tomber... Tu es venu, héros d'un dévouement sublime, et tu m'as sauvée du précipice... pour m'entraîner dans un précipice à côté.

MÉLECH, égaré.

Oui, oui, allons-y dans le précipice !

DAGAR.

Non !

MÉLECH.

Mais tu cédais à Schem !

DAGAR.

Ce n'est pas la même chose. Je vais te dire quelque chose de gentil, c'est qu'avec toi j'hésite davantage parce que ça me semble plus grave.

MÉLECH.

Oui, oui, mais c'est que le temps presse. Je vais être puni par le feu du ciel.

Elle rit.

Qu'est-ce que vous avez à rire ?

DAGAR.

Regardez-moi.

MÉLECH.

Avec plaisir.

DAGAR.

Regardez-moi. Supposez que j'aie beaucoup de cheveux blonds tout autour des oreilles et de petites ailes dans le cou, à qui est-ce que je ressemblerais ?

MÉLECH.

Comment... C'était vous ?...

DAGAR.

C'était moi.

MÉLECH.

C'était vous le petit ange ! Alors il n'y a rien du tout de céleste dans toute cette histoire ? Parfait ! Parfait ! Oh ! Mais que je suis content ! Je suis trop content !

DAGAR.

Oui, mais nous sommes bien avancés. Moi, je voudrais rester à Gomorrhe et ne pas suivre Loth.

MÉLECH.

Mais si ! Mais si ! Vous allez venir avec lui dans mon pays !

DAGAR.

Comme si ça n'était pas plus intéressant de se débarrasser de Loth et de rester ici tous les deux.

MÉLECH.

C'est un autre point de vue.

DAGAR.

Grâce à votre stupide intervention...

MÉLECH.

Qu'elle est méchante !

DAGAR..

Non, je vous le dis doucement.

D'une voix très douce.

Grâce à votre stupide intervention, Loth qui était disposé à me laisser à Gomorrhe m'emmène avec lui. Eh bien ! Il s'agit de faire en sorte qu'il me laisse ici. Mais voici Titsa.

Titsa tient un paquet à la main.

TITSA, bas, à Dagar.

Madame, je l'ai rencontré au bas de la montagne.

DAGAR.

Qui ça ?

TITSA.

Schem.

DAGAR.

Schem ? Ah ! Oui... Je n'y pensais plus. Qu'est-ce qu'il me veut ?

TITSA.

Il dit qu'il vient de trouver une idée excellente pour me faire rester ici.

DAGAR.

Ah ! Amène-le.

SCÈNE III.
Les mêmes, Schem.

SCHEM.

Je viens de trouver une idée excellente... Mais...

Il regarde Mélech.

DAGAR.

C'est l'étranger... Tu peux parler...

SCHEM, montrant le paquet de Titsa.

Tu vas te mettre ce voile sur la tête.

DAGAR.

Bon !

SCHEM.

Tu apparaîtras à Loth de la part du Tout-Puissant, et tu lui recommanderas de ne pas se retourner, ni lui ni personne de sa suite sous peine d'être changé en statue... Titsa te dira le reste.

DAGAR, avec un coup d'oeil à Mélech.

Quelle idée excellente... Il vient de trouver, ce jeune homme-là, un excellent moyen de rester tous les deux à Gomorrhe.

Elle regarde Mélech.

SCHEM.

Ah ! C'est que, quand je m'y mets... Exécute point par point ce que je t'ai dit. À bientôt.

Il sort.

DAGAR.

Est-il assez intelligent ?

MÉLECH.

Je ferai quelque chose pour lui.

Ils sortent à droite.

TITSA, à la cantonade.

Eh bien, arrivez donc, Mesdemoiselles !

SCÈNE IV.
Juna, Ané puis Raab.

JUNA et ANÉ, chantant.

Sans la piété que le devoir

Enjoint d'avoir

Pour un si vieux père,

Sans les respects vraiment profonds

270   Dont nous coiffons

Sa tète si chère,

Nous vous dirions absolument

Notre sentiment

Exact et sincère,

275   Et que le titre de fourneau

A ce centenaire

Est celui qu'il faut.

Celui qu'il faut !

JUNA.

Il nous gâte tout le plaisir de ce voyage. Ce serait si charmant de voyager toutes les deux avec notre amoureux.

ANÉ.

C'est vrai... Où est-il donc, notre jeune homme ? Eh bien, Raab ?

Entre Raab.

RAAB.

Voilà, voilà !

JUNA.

Étendons notre couverture et reposons-nous un peu.

RAAB, à part.

Je commence à me demander si je n'ai pas entrepris une tâche... Un peu au-dessus de mes forces... Aussitôt qu'on est tous les trois seuls, et que le papa est resté en arrière, on s'embrasse... Et elles sont deux... Peut-être eût-il mieux valu n'en prendre qu'une à la fois... n'importe laquelle.

ANÉ.

Eh bien ! Raab, on ne dit plus rien à ses petites amies ? On ne s'embrasse plus ?

RAAB, gêné.

Voici votre papa qui vient.

JUNA.

Eh bien, allons plus loin.

RAAB, gêné.

Il vaudrait peut-être mieux l'attendre ici. Si nous filons tout le temps comme ça, devant lui, il va avoir de la méfiance. Je l'ai accompagné un bout de chemin, sous prétexte de lui parler d'une affaire de moutons et je ne suis jamais avec lui...

Voix de Loth. Ils se dispersent et prennent une attitude indifférente.

SCÈNE V.
Les mêmes, Loth.

LOTH, entrant.

Vous courez ! Vous courez ! Est-ce que je puis vous suivre ? Où est ma femme ?

ANÉ.

Petite marâtre est en avant.

LOTH.

Elle devait nous attendre ici à ce carrefour.

JUNA.

Elle s'aura trompée, comme dit la bonne.

ANÉ.

Elle va sans doute revenir sur ses pas.

LOTH.

Qu'est-ce que tu fais là, Raab ? Dépêche-toi de nous quitter ! Tu sais que tu dois être atteint par le feu du ciel.

RAAB.

Hélas, oui !

LOTH.

Tu ferais bien de ne pas rester avec nous, car l'éclair pourrait te poursuivre et te frapper dans notre groupe. Et si l'éclair par erreur me frappait à ta place ?

RAAB.

Ce n'est pas ce qui pourrait m'arriver de pire.

LOTH.

Enfin, c'est une chose à laquelle je ne tiens pas personnellement. Éloigne-toi. Mais que nous veut Mélech ? Quelles nouvelles, Mélech, du feu du ciel ?

SCÈNE VI.
Les mêmes, Mélech.

MÉLECH.

Ça se prépare... Ça se prépare... Là-bas, on sent déjà une odeur de soufre intolérable... Et je viens d'entendre une petite musique délicieuse... Tenez.

Un coup de trompe.

Il doit y avoir du messager céleste dans l'air.

On entend un coup de trompe.

C'est une trompe qu'ils ont comme ça pour faire ranger les oiseaux...

Dagar apparaît à droite, entourée d'un voile.

SCÈNE VII.
Les mêmes, Dagar, en ange voilé.

DAGAR, chantant.

À l'instant où dans le ciel,

280   Commencera la tempête,

Ô Loth ! c'est essentiel,

Ne retourne pas la tête,

Veille-z'y, car autrement,

Dieu te pétrifierait inévitablement.

Aux jeunes filles.

285   Ne soyez pas curieuses,

Ne scrutez pas un moment,

Les choses mystérieuses,

Ça tourne mal avec le roi du firmament.

Parlé.

C'est tout ce que j'avais à vous dire pour le moment. Dans un instant le feu du ciel va commencer. Attention ! Ne regardez pas en arrière. Je sais bien que c'est vexant de tourner le dos au feu d'artifice... Mais enfin, si on se retourne c'est trop chèrement payé. Au revoir, messieurs dames.

LOTH, montrant sa gourde.

Vous prendrez bien un verre pour la commission ?

DAGAR.

Ça nous est absolument défendu. Bien le bonjour, messieurs dames.

Elle sort.

SCÈNE VIII.
Les mêmes, moins Dagar.

MÉLECH.

C'est bien entendu, il ne faut pas se retourner. Prenons bien garde. Je crois que ça ne va pas tarder. J'entends déjà un crépitement.

LOTH.

Et Dagar ? Et ma femme qui ne revient pas. Elle devait nous rejoindre ici.

MÉLECH.

Qu'est-ce qu'elle est devenue ?

RAAB.

La voici ! La voici !

Dagar rentre par la droite.

SCÈNE IX.
Les Mêmes, Dagar, non travestie.

CHANT

DAGAR.

Eh bien ! Qu'est-ce que vous faites ici ?

LOTH.

C'est toi qui devrais être avec nous. On avait rendez-vous à ce carrefour...

DAGAR.

On serait bien mieux au-dessus de la colline. On verrait bien mieux qu'ici.

LOTH, effrayé.

Qu'est-ce qu'on verrait mieux qu'ici ?

DAGAR, ingénument.

On verrait mieux la destruction des villes.

LOTH, atterré.

Malheureuse ! Tu voulais contempler la destruction des villes ?

DAGAR.

Ça sera épatant !

LOTH.

Eh bien, il faut bien t'en garder.

LES JEUNES FILLES.

Oh ! Oui !

LOTH.

Je viens, figure-toi, de recevoir la visite d'un messager céleste.

DAGAR.

Encore !

LOTH.

Oui, depuis quelque temps, je suis en correspondance très suivie avec l'Éternel. Sais-tu ce qu'il m'a dit, ce messager ?

DAGAR.

Qu'est-ce qu'il peut bien t'avoir dit ?

LOTH.

Il nous a fait défense à nous tous de regarder le feu du ciel, sous peine des plus graves châtiments. Si nous nous retournons, nous serons pétrifiés. Pétrifiés, entends-tu ? Aussi il s'agit de ne pas être curieux et de ne pas se retourner.

DAGAR.

Tu fais bien de me dire ça. Sois tranquille, je préfère ne pas être changée en statue...

DAGAR.

J'entends un crépitement...

LOTH.

Il me semble...

MÉLECH.

C'est la première fusée.

LOTH.

Ne nous retournons pas.

DAGAR.

Ne nous retournons pas.

LES JEUNES FILLES.

Ne nous retournons pas.

DAGAR.

Maintenant, remettons-nous en marche.

MÉLECH, à Dagar, à mi-voix.

Je crois que c'est le moment de risquer le grand coup.

DAGAR.

Tu crois ? Allons-y !

Haut.

Oh ! Le feu d'artifice ! Maman ! Maman ! Que ce doit être beau !

LOTH.

Oui, oui, mais ne te retourne pas !

DAGAR.

Mais je grille d'envie de me retourner !...

LOTH.

Ne fais pas ça !

MÉLECH.

Je vous assure, Madame Loth, ne faites pas ça !

LES JEUNES FILLES.

Ne fais pas ça, petite marâtre !

DAGAR, éperdument.

Je me retourne ! Je me retourne ! Ah ! Mon Dieu !

LOTH.

Quoi ?

DAGAR.

À peine étais-je retournée que le froid s'est emparé de moi...

LOTH.

Allons, bon !

DAGAR.

Oh ! Comme j'ai froid. Je sens que je m'immobilise.

Loth et ses filles sont à droite de la scène, comme dans une suite figurée sur un bas-relief. Ils tournent le dos à Dagar, qui est au milieu de la scène sur une des pierres carrées.

ANÉ.

La voilà qui se change en statue !

LOTH.

290   On l'avait pourtant bien prévenue !

TOUS.

Oh ! quel funeste égarement !

ANÉ.

Pourquoi donc a-t-elle...

JUNA.

Pourquoi donc a-t-elle...

TOUS.

De la puissance immortelle

295   Négligé l'avertissement.

DAGAR.

J'ai-z'un pied qui ne va plus guère

Si l'autre pied remue encor.

Le froid cruel qui les enserre

Va bientôt les mettre d'accord.

300   C'est fait, mes pieds joyeux et si prompts à la danse

Sont maintenant figés des doigts jusqu'aux talons.

LE CHOEUR.

Allons voir ça, mais par prudence,

Allons le voir à reculons !

DAGAR, les arrêtant d'un geste de bras.

N'y touchez pas, ô ma triste famille,

305   Car si le froid céleste aussi vous congelait !

Après avoir envahi ma cheville

Voici qu'il monte à mon mollet.

LE CHOEUR.

Voici qu'il monte à son mollet !

DAGAR.

Le long de mes jambes altières

310   Le froid sinistre du trépas

Le froid monte toujours.

LE CHOEUR.

Il ne s'embête pas !

DAGAR.

Il a pétrifié mes jambes presque entières.

MÉLECH, égrillard.

L'instant est solennel.

TOUS.

L'instant est solennel.

DAGAR, troublée et gênée.

315   Drôles d'impressions !

MÉLECH, pénétré.

Voici le grand moment des transformations !

DAGAR, de plus en plus gênée.

Oh ! Croyez-moi, mesdemoiselles,

Il n'est pas de sensations

Plus désagréables que celles

320   De ces pétrifications.

LOTH.

  Ah ! Que dit-elle ?

DAGAR, étonnée.

Je dis que c'est bien curieux :

Je regarde le monde avec indifférence,

C'est en vain désormais qu'on me fait les doux yeux.

Entre les jeunes et les vieux,

325   Je ne vois plus de différence.

En privant l'univers de ses plus beaux attraits,

Maître des nues,

Tu diminues

Très sensiblement mes regrets.

Posant ses mains sur sa poitrine.

330   Voici que le froid emprisonne

Et qu'il durcit d'autres appas...

LES JEUNES FILLES.

Ça nous étonne !

Ça nous étonne !

Il ne les durcit pas !

335   Nous connaissons ce sein candide :

Le froid divin, si puissant cependant,

Ne peut le rendre plus rigide

Qu'il n'était avant l'accident.

LOTH, se lamentant.

Oh ! oh ! oh ! oh !

340   Ho ! ho ! ho ! ho !

JUNA, parlé.

Comme il souffre !

DAGAR, parlé.

Non, il ne souffre pas. Mais il est très pieux. Il se lamente.

LOTH.

Oh !

DAGAR, chantant.

C'est fini. Mes cordes vocales.

Vont s'arrêter dans un instant.

LES JEUNES FILLES.

C'est fini ! Ses cordes vocales,

Qui jadis nous charmèrent tant

345   Dans nos séances musicales,

Vont s'arrêter dans un instant !

Silence.

MÉLECH, parlé.

Ça y est !

Chantant.

Pourquoi différer davantage ?

Il ne nous reste plus qu'à quitter ce rivage...

LES JEUNES FILLES.

Eh quoi ! La laisser en ce lieu !

MÉLECH.

350   C'est la volonté de Dieu.

LOTH.

Reprenons vers une autre rive,

Le cours de nos excursions.

De notre voix la plus plaintive,

Chantons des lamentations.

MÉLECH, se retournant et se figeant en statue.

355   Ah ! Seigneur !

LOTH.

Qu'avez-vous ?

MÉLECH.

  Voyez ce qui m'arrive :

Je me suis retourné

Et ça n'a pas traîné.

LES JEUNES FILLES.

Encore une statue ! Ah ! Mon père ! Regarde !

LOTH.

Je crois décidément qu'il vaut mieux s'en aller

360   Car je n'ai garde, je n'ai garde

De me faire aussi congeler

Je crois décidément qu'il vaut mieux s'en aller.

LOTH, RAAB et LES JEUNES FILLES.

À la petite vitesse

Qui convient à la tristesse

365   Reprenons notre chemin

La main dans la main.

Ils sortent par la droite.

SCÈNE X.
Mélech, Dagar.

Ils sont chacun sur leur socle.

MÉLECH, à part.

Enfin seuls ! Ils sont partis... Et j'ai peur... C'est curieux... Je suis beaucoup moins vaillant maintenant que nous sommes seuls et libres.

DAGAR, à part.

Je voudrais bien qu'il se décide... La pose me fatigue... J'ai toutes les fourmis du pays dans ma jambe gauche et autant dans ma jambe droite. Je vais m'enrhumer.

Musique.

DUO

MÉLECH.

Parlé.

Nous faisons là une jolie paire de statuettes.

Il prend la pose d'un amant suppliant.

Chantant.

C'est l'humble amant

Qu'en ce moment

Je représente.

DAGAR, pose de femme pudique.

370   Ces yeux baissés,

Ces doigts croisés,

Voici l'amante.

MÉLECH, changeant de pose, les mains crispées.

C'est l'amant qui se tourmente !

DAGAR, le regardant de côté, en serrant les dents.

C'est l'amante impatiente.

Prenant attitude de la fuite.

375   Vierge peureuse !

MÉLECH, dans la posture d'un amant qui poursuit une vierge.

Amant ardent !

DAGAR, la main sur son coeur.

Fille amoureuse !

MÉLECH, de même.

Et son pendant !

DAGAR, tendant sa main à baiser avec affectation.

La dame à l'amant qui postule

380   Tend ses nobles doigts effilés.

MÉLECH, passant sur le socle de Dagar et prenant la jeune femme dans ses bras.

Faisons un dessus de pendule

De ces deux sujets isolés.

DAGAR, avec élan.

Je me dépétrifie !

MÉLECH, de même.

Je retrouve la vie

385   Dans tes yeux !

DAGAR.

Ça va mieux ! Ça va mieux !

MÉLECH, la regardant avec extase.

Oui, ça va mieux

Toute ma vie

Est dans ces yeux

390   Malicieux.

DAGAR, avec élan.

Je renais à la vie !

MÉLECH, après un court instant de réflexion.

Je me repétrifie.

Oui, vraiment,

Mais pas complètement.

Avec élan.

395   C'est le moment !

DAGAR.

Non ! Je t'en prie !

MÉLECH.

Tu ne dis non

Que faiblement !

ENSEMBLE.

MÉLECH.

C'est le moment !

DAGAR.

Ô doux moment !

Sur une marche guerrière, Mélech et Dagar sautent allègrement en bas de leurs socles puis se dirigent lentement vers le petit bois. Ils y disparaissent. La musique continue. Quelques instants après, Schem, Titsa et un Gomorrhéen entrent par la gauche, premier plan. La musique continue en sourdine pendant la scène suivante.

SCÈNE XI.
Schem, Titsa, Le Gomorrhéen, puis Raab, Ané et Juna.

LE GOMORRHÉEN.

C'est par ici ?

SCHEM.

Oui, c'est par ici.

LE GOMORRHÉEN.

C'est vraiment bien ce que tu as combiné là !

SCHEM.

C'est une idée extraordinaire. C'est moi qui ai tout arrangé... Ça m'est venu d'ailleurs tout naturellement... Mais dépêchons-nous de retrouver Dagar. C'est par ici qu'elle doit s'être changée en statue.

LE GOMORRHÉEN.

Elle doit être bien dans cette position.

RAAB, à Titsa et aux jeunes filles.

Venez par ici. Le patriarche s'est arrêté un instant là-bas. Profitons-en pour dire encore un bonjour à Dagar.

Schem entre à gauche dans le petit bois de lierre, pendant que la musique s'accentue. Titsa sort pour aller regarder à droite. Le Gomorrhéen entre dans le bois par le fond.

SCHEM, sortant du bois. Il gémit.

Qu'est-ce que j'ai vu ?

Il gémit.

Qu'est-ce que j'ai vu !... C'est effrayant !...

À lui-même.

Mais pas un mot devant eux.

TITSA, l'entrant par la droite.

Eh bien, quoi ?

SCHEM, ombrageux.

Eh bien, quoi ?

TITSA.

As-tu vu ma maîtresse ?

SCHEM, après un effort sur lui-même.

Non... Elle n'est pas par là. Retournons,

TITSA.

Cherchons encore.

SCHEM.

Non, non... Inutile... C'est manqué.

LE GOMORRHÉEN, sortant du bois, en riant.

Ah ! Elle est bonne ! Elle est bonne !

SCHEM, furieux.

Qu'est-ce qu'il y a ? Veux-tu ma main sur la figure ?

LE GOMORRHÉEN.

Occupe-toi plutôt de châtier cet étranger.

SCHEM.

Certainement que je le châtierai !

Il va à l'entrée du bois.

Sortiras-tu, ignoble poussière ?

MÉLECH.

Me voici, fils de chien !

SCHEM.

Arriveras-tu, dégoûtant ?

Il pousse un hurlement.

SCÈNE XII.
Les mêmes, Dagar, Mélech.

DAGAR, apparaissant.

Elle tient à la main un sabre qu'elle tend à Mélech.

400   Assez de cris ! Assez de cris !

Sors vainqueur d'un combat dont Dagar est le prix !

MÉLECH.

Dont Dagar est le prix ! Dont Dagar est le prix !

Je suis si sûr de ma vaillance

Que j'ai touché le prix d'avance.

Combat à l'égyptienne. Mélech et Schem esquissent des moulinets sans s'attaquer et font tournoyer leurs sabres lentement, avec mollesse.

LE CHOEUR.

405   Touché le prix d'avance !

Pour combattre, étranger,

Mieux eût valu, je pense,

Un peu te ménager.

Le combat continue aussi mou.

S'ils s'en vont de c'train-là

410   Ils tomberont su' l'tapis

Ils sont un peu flafla

Ils sont un peu flapis.

MÉLECH.

Après cette aventure

On n'sent rien su'l'moment

415   Mais c'est la courbature

Dès qu'on s'donn' du mouv'ment.

Schem essaie vaguement de toucher Mélech.

LE CHOEUR.

Voici qu'il se hasarde

A toucher son rival

Prends garde, Schem, prends garde.

420   Tu vas te fair' du mal.

Le combat continue, Mélech et Schem tour à tour soulèvent terriblement leur sabre, mais pour le laisser retomber avec une grande douceur sur le bouclier tendu de l'adversaire.

LE CHOEUR.

Ce n'était pas la peine

De l'avoir provoqué

Avec des cris de haine

Pour nous fair' du chiqué...

SCHEM, jetant son sabre.

Non ! J'en ai assez ! On s'esquinte pour la galerie. Et ils nous accusent de faire du chiqué !

Aux jeunes filles.

Y en a-t-il une de disponible ?

RAAB.

Oui, oui. On s'arrangera.

SCHEM.

Je vous accompagne.

DAGAR.

Surtout ne manquez pas de raconter partout que j'ai été pétrifiée, et que les villes maudites sont détruites. Comme ça les justes nous laisseront tranquilles.

MÉLECH, au public.

425   Y a beaucoup de p'tit's femm' sur terre

Qui font semblant de s'pétrifier...

Généralement c'est pour se faire

Pour se faire dépétrifier.

DAGAR, regardant Mélech qui proteste.

Mais le plus amoureux se lasse,

430   Quand c'est fini d'gesticuler,

C'est au jeune homm' d'être de glace,

C'est à la dame à l'dégeler.

LE CHOEUR.

Espérons que le froid céleste,

Ne vous a pas gelé les doigts,

435   Et que du moins il vous en reste

Pour applaudir une ou deux fois.

 



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Notes

[1] Ce dialecte, de formation récente (1900), ne se rattache en réalité à aucune langue du groupe syro-arabe. Dans la pratique il pourra être remplacé par des sons articulés quelconques, présentant une euphonie suffisante.

[2] Sicle : Poids et monnaie des Hébreux. [L]

[3] On peut donner aisément aux spectateurs l'impression de ce vent frais, en laissant ouvertes quelques portes de loges et de baignoires. [NdA]

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