COMÉDIE ÉPISODIQUE
EN PROSE, ET EN UN ACTE.
SUIVIE de Réflexions curieuses et amusantes, sur l'état actuel du Théâtre Français.
M. DCC. LXXVI.
AVEC APPROBATION ET PERMISSION.
Pr M. ****
À PARIS, Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN, Libraire, rue du Petit-Lyon-S. G.
Édition établie par Paul Fièvre, septembre 2023.
Publié par Paul FIEVRE, octobre 2023.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/09/2024 à 17:31:01.
RÉFLEXIONS SINGULIÈRES, d'un Auteur qui n'a point la Grippe, et qui souhaite que le Lecteur Joit de même.
La bonté de mon tempérament m'a sans doute garanti de la Grippe. On dit qu'un habile Médecin de Paris, grand observateur de la Nature, s'est obligé de faire quatre-cens livres de rente à celui qui prouverait à la sin de l'hiver, qu'il a su se préserver du rhume épidémique. Je me mets sur les rangs pour briguer cette pension viagère, et je me flatte de l'emporter sur le petit nombre de mes concurrents. Mais l'intérêt n'est pas le seul motif qui me porte à déclarer ici que, jusqu'à présent, je n'ai point été attaqué de la Grippe. Je suis animé par un désir bien plus noble : je l'avouerai, avec cette abondance d'amour-propre, si naturelle actuellement dans mes confrères les Gens-de-Lettres, je me propose de prouver que, puisque je n'ai point eu la maladie à la mode, j'ai beaucoup plus d'esprit et de raison que n'en ont tous ensemble les habitants de la France, ma chère patrie. Ce que je dis-la, va paraître d'une impertinence a faire pitié. Je serai blâmé, sur-tout, de ceux qui ne se donnent jamais la peine de rien approfondir, qui parlent de tout, sans rien savoir, Se qui en imposent par l'air d'assurance avec lequel ils prononcent....... Un moment, Meilleurs, daignez écouter ma défense avant de me condamner. Je ne vous alléguerai point, qu'il est bien injuste de m'interdire quelques grains de vanité j tandis que vous souffrez que la plupart des écrivains s'enflent, s'enflent aux yeux de leurs Lecteurs d'une manière prodigieuse. Qui ne rirait, par exemple, de tant de nains dramatiques, qui, jetant la tête en arrière, se boursouflant les joues, se dressant sur le bout du pied, crient de toutes leurs forces : - « Nous sommes de très grands personnages ». - Mais laissons ces nouveaux Charlatans grimper sur des tréteaux ; pour débiter leurs drogues » j'ai vraiment de bien meilleures raisons a vous dire.
Il s'agit de vous démontrer l'excellence. de mon mon esprit 8c de ma judiciaire, afin que vous profitiez davantage des Réflexions que vous allez lire. Je me glorifiais tout-à-l'heure de n'avoir point eu le - rhume épidémique, et voici pourquoi je me crois en droit d'en tirer singulièrement vanité. Les seuls effets de la Grippe, connus du vulgaire, sont la toux et la fièvre ; mais si les influences physiques de cette maladie nous causent de légères indispositions, elle agit au moral d'une manière beaucoup plus considérable. Je m'explique. D'où peuvent provenir les nombreuses inconséquences dans lesquelles tombent chaque jour les différents ordres de la Société ? J'en découvre l'abondance source dans une maladie épidémique, qui, dérangeant insensiblement nos organes, parvient à troubler nos facultés intellectuelles, et jette les Français dans des écarts agréables 8c nuisibles. Or, quelle est la maladie qui règne le plus communément parmi nous, fomentée par le froid 8c le chaud, que nous éprouvons tour-à-tour ? N'est-ce pas ce catarrhe incommode, triste apanage du coin du globe où nous somme relégués ; n'est-ce pas cette toux périodique, à laquelle on donne en France de si jolis noms, avec la même gaîté qu'on s'y console par une chanson ou par une épigramme des évènements les plus malheureux ? Comme on prévoit la conséquence que j'ai dessein de tirer, je me dispense de conclure dans les règles mon argument je m'écrierai seulement ici, en envisageant nos. corps cacochymes et la folie de nos avions : ô Grippe ! ô Folette !que tu déranges de fentes, que tu tournes de têtes en France ! t L'heureuse température du climat qu'habitent les Asiatiques, éloigne loin d'eux les rhumes et les fluxions ; aussi leurs moeurs et leurs usages sont-ils toujours les mêmes. On ne les voit point inventer des modes bizarres, porter tantôt des robes trop longues, tantôt des robes trop courts ; s'enfoncer un jour le turban jusqu'aux oreilles > et: le lendemain s'en couvrit à peine le sommet de la tête. Leurs artistes n'ont garde de faire les plus grands efforts d'imagination pour inventer des colifichets. L'Architecte, au lieu de bâtiments commodes et utiles j ne construit point de vrais châteaux de cartes, jolis bijoux, entourés de fuseaux, qu'on appelle des colonnes. Le brillant pinceau de leurs Peintres ne produit point des tableaux qui ressemblent à l'arc-en-ciel, par la variété des couleurs, ou qui paraissent autant de prismes qui réfléchissent les rayons duSoleil. Leurs Auteurs sont loin de s'injurier dans les Journaux, de compiler, compiler, et de redonner sous un autre titre ce qu'on a déjà lu vingt fois. Le Petit Maître Turc ou Persan, Indien ou Chinois, dédaigne d'afficher le libertinage, et d'entretenir publiquement une Cantatrice effrontée. Mais en France, où l'intempérie des liaisons amène la Grippe, qui influe plus qu'on ne croit sur les moeurs, dans combien de travers ne se fait-on pas gloire de donner ? Je ne veux en faire observer que trois ou quatre, afin de respecter les occupations importantes de mes Lecteurs: cette production frivole peut tomber entre les mains d'une jolie femme, ou sera parcourue par un de ces êtres délicats, jolie machine organisée, qui n'a de l'homme que la seule apparence, et qu'on désigne par l'épithète et agréable. Je ne veux point m'attirer le reproche de leur faire perdre en vain des moments précieux : l'une destine peut-être plusieurs heures à sa toilette, ou pour disserter sur une mode nouvelle > et l'autre se prépare peut-être à voler au foyer de la Comédie Française, pour y persifler les actrices, et: pour dire en pirouettant ion avis sur une Pièce, dont il n'a pu voir représenter que deux actes.. Eh vite, ménageons les instants de mes Lecteurs, aussi sérieusement occupés. Chez nous, si tel Seigneur, tel Financier craint de faire bon ménage avec sa femme, parce que cela serait trop bourgeois, etC vit, aux yeux de tout le monde, avec une fille de théâtre, dont il achète, par toute sa fortune, les faveurs intéressées ; la Dame de son côté ne prend pas plus de précaution pour cacher ses désordres ; l'amant d'aujourd'hui, et: celui qu'elle doit préférer demain, sont aussi connus du Public que la jolie Nymphe qui endort dans les plaisirs et ruine Monsieur son époux. Cependant vous entendez quelquefois parler dans le monde de bienséance, de moeurs ; d'honnêteté } ne vous y trompez pas au moins : on est, en général, aussi hypocrite qu'une jeune beauté, soi-disante Agnès, qui n'affecte jamais tant de pudeur et de sagesse, que lorsqu'elle les a perdues en secret Ma foi, il serait trop long de vous détailler les principaux écarts et quelques-unes des inconséquences de nos aimables Français, auxquels les rhumes épidémiques ont donné lieu. Je me hâte d'en venir au sujet important que je me propose d'effleurer, et avec bien de la légèreté encore ; je dis et effleurer ; car de nos jours, pour être à la mode, on ne fait plus qu'esquisser la Littérature, l'étude, le sentiment ; il est surtout du bon ton de rendre compte comme en se jouant d'un procès fâcheux qu'on nous suscite, et: d'accabler de sarcasmes, de déchirer en riant ses parties adverses, au lieu de dire de bonnes raisons. Les Spectacles se ressentent le plus de l'influence de la Grippe, occasionnée trop souvent par la chaleur passagère des Tragédies du jour, ainsi que par les huées convulsives qu'excitent certaines pièces nouvelles ; il est bien naturel que cette épidémie fasse les plus grands ravages dans le centre de son empire. Je n'entends point parler ici de la toux insupportable de cette Pituite froide qui fait tant moucher et cracher, et: dont on est étourdi aux représentations des Drames glacés de R***, et aux plaisanteries insipides des Pièces de B*** ; je prétends entretenir le Lecteur d'objets moins communs (si toutefois il a la patience de me lire) et faire rapidement pa1ler en revue toutes les différentes causes qui contribuent à la dé cadence du Théâtre Français. Voici le moment où je vais détailler des inconséquences étonnantes. Ô bienheureuse notre Nation si elle n'avait jamais eu la Grippe !
Vous avez peut-être quelques dispositions pour le genre Dramatique, me disait l'autre jour un ami sans doute trop indulgent ; pourquoi ne travaillez-vous pas pour les grands Théâtres de la Capitale ? Les Comédiens Italiens manquent de Pièces, puisqu'ils sont contraints de jouer celles de * * * * (a); les Français végètent tristement dans un petit nombre de nouveautés, qui paraissent toutes calquées sur le même modèle, excepté le Barbier de Séville, qui ne ressemble à rien, quoique son auteur se soit avisé de tout.
On pourrait faire une ample moisson de lauriers dans cette carrière où l'on ne fait plus que glaner. Évertuez-vous donc comme les autres ; livrez-vous au feu Poétique et aux douceurs de l'espérance : le succès couronnera peut-être vos travaux. Je vous crois appelé surtout à marcher sur les pas de la riante Thalie. - Je ne puis suivre vos généreux conseils. - Quel obstacle s'y oppose ? - Je ne suis point assez riche. Et depuis quand faut-il que les Poètes Dramatiques roulent Carrosse ? Il me semble, au contraire, qu'une noble indigence les excite davantage au travail. - Cela pouvait être autrefois ; mais les temps sont changés. - Je ne vous conçois pas. - Je vois bien que vous ignorez l'empire que les Comédiens exercent sur les talents Littéraires. Apprenez donc qu'ils ouvrent à leur gré la barrière du Théâtre. Pour peu qu'un auteur leur soit inconnu, ils ne manquent pas de vous l'éconduire, bien poliment, à la vérité ; mais enfin l'auteur n'en est pas moins éconduit, et ne perd pas moins sans retour le fruit de son travail. - Mais cette Inquisition ne s'exerce, sans doute, qu'à l'égard d'un jeune homme, tout-à-fait novice dans la Littérature ? Il est, en effet, à présumer que son ouvrage peut être pitoyable; et Messieurs les Comédiens dédaignent de prendre la peine de s'élever au-dessus des préjugés ? - Point du tout ; l'écrivain le plus célèbre éprouverait leur redoutable Juridiction ; Buffon même serait obligé de se soumettre aux arrêts du Sénat Comique. - Vous me confondez. On préfère donc le Comédien au Poète ? Maître Jean qui montre à siffler à sa Linotte, est loin de s'imaginer qu'elle soit d'une espèce supérieure à la sienne. - On ne tombe point encore dans une inconséquence aussi ridicule ; on protège, on estime les Lettres ; mais le Poète Dramatique, s'il veut obtenir les honneurs de la représentation, n'en est pas moins obligé de ramper aux pieds de Nos Seigneurs les Comédiens ; car c'est ainsi que nous devrions les appeler, puisqu'ils sont en effet, nos Seigneurs et Maîtres. - Quel étrange abus !
On ne s'est point encore avisé de mander une troupe de maçons, et de manoeuvres, pour juger le plan d'un architecte. - Non, tous les Arts jouissent en France de la noblesse de leurs privilèges ; il n'y a que la Littérature, cet aliment des âmes, qu'on laisse languir sous mille entraves. La Poésie Dramatique, cette plus belle partie des Lettres, est surtout en proie au despotisme et à l'ignorance. Représentons-nous un moment l'aréopage Comique assemblé pour décider du sort d'une Pièce nouvelle. Quels sont ses respectables Juges ? J'aperçois, dans le nombre de ceux qui doivent donner leur voix, des femmes jeunes et charmantes ; et: leur mine friponne annonce qu'elles connaissent beaucoup plus le Code de Cythère, que la Poétique d'Aristote. Encore quels sont les sentiments qui agitent le grave Sénat, et quelle attention prête-t-il au pauvre auteur, assis sur la sellette ? Chacun ne s'occupe guère qu'a remarquer si le rôle qui lui est destiné est bon ou mauvais ; et cet examen fait admettre ou exclure la Pièce. Pour les Dames, elles n'écoutent que nonchalamment, s'entretiennent entre elles de mode, de parure, de pompons, et: rient tout bas de leurs galantes aventures, ou de l'air embarrassé de Monsieur le Poète Dramatique. Voilà quels sont les juges des Pièces nouvelles, qui ne sont jamais jouées que sous le bon plaisir de Nos seigneurs les Comédiens. - Croirait-on qu'un tel abus subsiste en France dans le dix-huitième siècle ? N'en doutons pas j la Postérité en rira, comme de l'enthousiasme qu'excitent de nos jours les ariettes. - Mais en attendant les regards favorables de la Postérité, le Théâtre languit ; car il est à présumer que s'il existe actuellement trois ou quatre bons Poètes Dramatiques, il y en aurait bien davantage sans l'avilissement où ils craignent de tomber. - Mais si l'homme à talents qui dédaigne de briguer, à force de courbettes, la gloire de paraître avec éclat sur la Scène, est vraiment animé par le Génie, comment peut-il en modérer les élans ; et s'il est forcé de s'y livrer, que deviennent ses productions ) - Il travaille pour les Spectacles des Provinces, ou pour les Théâtres de société. Quoi qu'en disent les Parisiens, qui s'imaginent bonnement qu'on n'a le sens commun que dans leur Ville, etC qu'on ne fait, que végéter ailleurs, il est aussi flatteur d'être applaudi à Lyon, à Bordeaux, etc. que par ce qu'on appelle les connaisseurs de la Capitale. Je croirais même que les suffrages qu'on y obtient satisfont davantage la noble ambition des auteurs, que ceux qui sont enlevés dans Paris, où tout est mode, enthousiasme et cabale. - Vous avez raison ; mais on n'en est pas moins sensible à la gloire de briller sur les premiers Théâtres de la Capitale, regardés justement comme les premiers de l'Europe. - Ils ont presque entièrement perdu la considération qu'ils s'étaient acquise. Le petit nombre des bonnes Pièces, et la stérilité forcée des Poètes Français, leur ravissent l'estime générale. D'ailleurs, pour qu'un Théâtre fût réellement distingué au-dessus des autres, il faudrait qu'on n'y donnât que des Ouvrages excellents. Ce serait alors qu'il y aurait un véritable honneur à s'y voir admis. Mais comme le médiocre se montre très souvent à la Comédie Française et à l'Opéra-Comique, autant vaut paraître sur la scène méprisée de Nicolet. B*** n'a-t-il pas été sifflé dans l'Hôtel de la Troupe du Roi, et le petit *** dans celui de Bourgogne ? Que leur serait-il revenu de moins sur les Tréteaux de la Foire ? - Mais les acteurs de ces Théâtres auxquels on attribue la primauté, sont au moins remplis de tous les talents qu'exigent leur profession ; ainsi l'on ne peut leur refuser quelque estime. - J'en conviens, la plupart d'entr'eux, par leur mérite personnel, autant que par leur art inimitable è rendre la nature, sont dignes de la considération dont ils jouissent. Il ne leur reste plus, pour mettre le comble à leur gloire, et pour s'assurer à jamais l'estime des honnêtes gens ; il ne leur reste plus, dis-je, qu'à sentir combien ils sont déplacés en jugeant les Poèmes Dramatiques, qu'ils sont faits seulement pour représenter. Qu'ils aient le courage de mettre les choses dans l'ordre, qu'ils demandent eux-mêmes que l'Académie Française soit chargée d'un examen qui ne peut leur convenir : alors les Gens de Lettres verraient en eux des amis, et non de petits tyrans, et le Public applaudirait à la noblesse de leur procédé. Cette démarche que je désire dans des acteurs qui ont trop de sensibilité et de délicatesse pour ne pas connaître combien elle les honorerait, et combien elle encouragerait la Littérature avilie ; cette utile démarche serait déjà faite, ou ne tarderait point à se faire, sans l'espèce de vertige qui règne en France, et auquel la Grippe a donné lieu. - Il est bon cependant d'observer que si l'Académie Française se trouvait obligée de prononcer sur le mérite des Pièces de Théâtre, son goût serait quelquefois compromis, lorsqu'on viendrait à siffler les Drames qui auraient obtenus son suffrage. - Cette objection n'est pas difficile à détruire. Les jugements des hommes les plus éclairés étant souvent incertains, et telle pièce ne pouvant être bien appréciée qu'à la représentation, il serait injuste que son mauvais succès retombât sur les personnes qui l'auraient jugées dignes du Théâtre.- Vous m'avez persuadé, et je conviens avec vous que la Scène Française a besoin de grands changements(b).
Telle fut la conversation que j'eus avec un de mes amis ; elle est un peu sérieuse, j'en suis fâché : l'âme s'égaie quelquefois en songeant aux folies de l'espèce humaine ; mais on ne rit pas toujours lorsqu'on s'en entretient. Quoique j'aie facilement fait entendre raison à mon ami, du moins ne ressemble-t-il pas à cet imbécile d'Interlocuteur, trop stupide pour admirer sincèrement, M. de Voltaire, et à qui le Zoïle Cl*** persuade les choses les plus absurdes.
Il est encore beaucoup d'autres abus qui nuisent à la Littérature. J'ai passé en revue les principaux; il ne me reste qu'à garder le silence, et qu'à souhaiter que la Grippe n'ait pas toujours des effets aussi funestes.
Je ne puis cependant résister à la tentation de dire, en finissant, un petit mot sur deux nouvelles inconséquences Littéraires. Messieurs les Auteurs à l'humeur caustique et mordante, qui se permettent de critiquer souvent leurs confrères a tort et à travers, sont si chatouilleux sur l'article de l'amour-propre, que lorsqu'on lâche en leur intention quelque plaisanterie, ils regimbent et crient qu'on viole à leur égard le droit des gens.... Eh, là, là, Messieurs, tout doucement ; puisque vous vous évertuez malignement sur le compte d'autrui, ne devez-vous pas vous attendre à la pareille ? Vous usez votre plume jusqu'au tronçon pour médire spirituellement de vos adversaires ; souffrez qu'ils usent seulement le bec de la leur pour écrire à votre sujet un innocent badinage.
Je viens à la dernière inconséquence que j'ai cru remarquer dans la Littérature, et: j'avoue qu'elle est un peu délicate à relever. Mais je compte sur l'indulgence du Corps célèbre et: respectable à qui je vais avoir l'honneur d'adresser ici la parole: - « Illustre Académie-Française, vous cherchez tous les moyens de donner un nouvel éclat aux Lettres, et de présenter la gloire aux jeunes athlètes qui viennent briguer vos Prix ; mais vous n'avez point fait attention que l'homme à talents retenu par la modestie, et qui n'ose entrer dans la lice, peut être soupçonné d'avoir combattu sans le moindre succès, par le silence que vous gardez sur tous les concurrents. Il serait donc de votre justice de les nommer tous en couronnant le vainqueur : par ce moyen vous encourageriez la foule qui n'obtient aucune palme, et qui serait fière d'être nommée dans le sanctuaire des Lettres ; et vous empêcheriez ceux qui ont resté hors de la barrière, d'être confondus avec les combattants. »
Je termine enfin mes longues réflexions y que certaines personnes trouveront bien ennuyeuses.
Puisque la Grippe occasionne des désordres en tous genres, n'ai-je pas raison de me glorifier de ne l'avoir point encore eue cet hiver, et de prétendre non seulement à la rente viagère de quatre-cents livres, promise par un habile médecin de Paris ; mais de demander en outre que mon front soit couronné de lauriers ?.... Sauf à mes antagonistes à prouver que ce n'est pas tout-à-fait du laurier qu'il me faut, et: à ma contraindre de partager avec eux leur bizarre couronne.
(a) Que votre esprit, Lecteur, perce à travers ces voiles, Et découvre le nom que cache ces étoiles.
(b) M. du Rosoi, propose à ta fin de ses Réflexions sur le Drame Ly[ri]que, que les Pièces soient lues publiquement avant que d'être admises au Théâtre. Mais il n'a pas pris garde qu'elles paraîtraient toutes bonnes à cette levure, où la cabale, l'intrigue et la prévention auraient si beau jeu. Il faut le silence du cabinet, et un petit nombre de juges, pour apprécier le mérite des Poèmes Dramatiques.
PERSONNAGES.
MONSIEUR ANODIN, Médecin.
MADAME CAILLETTE, Petite-Maîtresse.
MADAME PRINTEMS.
MADAME MÎTOUFLET.
MADAME AULNIN, Marchande de Draps.
MADEMOISELLE LOLOTTE.
NICETTE, jeune Paysanne.
MONSIEUR RAFLE, Procureur.
UN VIELLARD.
SANDIS, Gascon.
MONSIEUR CATASCOPOS.
GROS-GÉNIE, Compositeur de Musique.
UN IVROGNE.
PIERROT.
TROUPE D'ENRHUMÉS ET D'ENRHUMÉES, qui viennent former une danse singulière, avec, deux Goutteux.
La Scène est à Paris, chez Monsieur Anodin.
LA GRIPPE
SCÈNE PREMIÈRE.
ANODIN, seul.
Il faut avouer que Paris est une Ville bien agréable pour les gens d'esprit ! On y fait des dupes beaucoup plus facilement qu'ailleurs. Je m'y suis donné pour habile médecin et les malades viennent à moi de toutes parts. On m'y croit surtout fort expert à guérir de la Grippe ; mais la peste m'étouffe si je connais cette maladie-là que par le nom singulier qu'elle porte. La Grippe !... Elle a sans doute été nommée de la sorte par quelque juif ou par quelque huissier. Tout ce que je sais de cette maladie, c'est qu'elle fait beaucoup tousser, et qu'elle fait gagner beaucoup d'argent aux médecins, aux chirurgiens apothicaires. Je lui suis aussi redevable de ma fortune : à quelque chose malheur est bon. Voyons s'il n'y a point de fautes d'impression dans l'avis que je vais faire répandre dans le public.
Il lit.
« À tous les Enrhumés présents et à venir ; avis très important. Le Sieur Anodin, Médecin comme il n'y en eut jamais, guérissant ses malades en trois jours, trois heures, trois minutes, trois secondes, est possesseur d'une liqueur merveilleuse, qui déracine les Grippes les plus invétérées ; eussent-elles été occasionnées par le froid d'une pièce nouvelle. En buvant une cuillerée de cette eau, dont la propriété est surprenante, on peut aller sans crainte au plus épais brouillard ; on se trouverait même sans se glacer auprès d'une vieille coquette. Le Sieur Anodin demeure à Paris, rue des Lombards, chez un Confiseur, à l'enseigne du pain de sucre. »
Après avoir lu.
J'aurais pu me passer de publier cet avis, car je suis avez connu ; mais je veux avoir un carrosse deux terres bien titrées... J'entends quelqu'un tousser ; c'est sans doute une pratique.
SCÈNE II.
Madame Caillette, Anodin.
MADAME CAILLETTE, toussant d'une manière qui annonce une poitrine très délicate.
Hem ! Hem ! Je suis excédée, anéantie. Monsieur, j'ai recours à votre art.
ANODIN.
Avez-vous la Grippe depuis longtemps, Madame ?
MADAME CAILLETTE.
Quelle expression ignoble ! Est-ce qu'une femme comme moi a la Grippe ? C'est bon pour le peuple. Dites que j'ai la poitrine affectée.
ANODIN.
Vous avez raison, Madame ; je vous prie d'excuser mon ignorance des termes nouveaux. Et cette affection est-elle bien ancienne ?
MADAME CAILLETTE.
Je m'en suis ressentie dès que l'influence des rhumes a commencé. Cela pouvait il être autrement, délicate comme je fuis ? Le moindre changement dans l'air me rend malade à périr ; c'est au point, que dans l'été la rosée et le serein me causent une extinction de voix.
ANODIN, lui présentant une bouteille de son eau.
Prenez chaque matin une cuillerée a bouche de cette eau ; et je vous réponds, Madame, que vous ne serez plus désagréablement affectée par l'intempérie des saisons.
MADAME CAILLETTE.
Mais, Monsieur, je ne veux point être guérie de mon rhume.
ANODIN.
Que prétendez-vous donc, Madame ?
MADAME CAILLETTE.
On a le plaisir de garder la chambre, de recevoir des vîntes ; de relier dans un déshabillé galant, et: d'aller même au Spectacle dans un négligé qui sied toujours aux jolies femmes.
ANODIN.
Vous voulez garder votre Rhume ! Permettez-moi de vous le dire voilà un caprice auquel je ne m'attendais pas. Mais que désirez-vous de moi ?
MADAME CAILLETTE.
Une chose toute simple. Je serais charmée de tousser d'une façon particulière. Si je vais au spectacle, et que je me mette à tousser, aussitôt c'est un bruit général ; on ne m'entend point, je suis confondue avec tout le monde ! Ne pourriez-vous pas remédier à cela, mon cher docteur ?
ANODIN.
Rien de plus facile. J'ai une certaine eau dont je ne gratifie que les personnes qui méritent le plus de considération. Je vous promets qu'elle vous donnera une toux perlée.
MADAME CAILLETTE.
Oh ! C'est divin. Vous êtes un homme unique. Et combien vendez-vous la petite bouteille ?
ANODIN.
Un louis d'or seulement.
MADAME CAILLETTE.
Ce n'est guère la peine de s'en passer. Faites-en porter tout de fuite deux douzaines dans ma voiture ; j'en veux faire prêtent à mes amies, qui feront charmées aussi de se distinguer du commun. Une toux perlée. Que j'aurai de plaisir ! Une toux perlée ! Mais, au moins, le goût de cette eau n'est pas détestable ?
ANODIN.
C'est un élixir délicieux. Le sirop de violette n'est rien auprès.
MADAME CAILLETTE.
Vous devez en avoir un débit prodigieux ; car tout le monde est horriblement enrhumé.
ANODIN.
Si j'en voulais vendre à tous ceux qui se présentent, je n'y pourrais suffire. Mais il faut que les Acheteurs vulgaires se contentent de mon eau la moins précieuse.
MADAME CAILLETTE.
On est flatté d'obtenir la préférence. Il est si désagréable de tousser comme les gens du peuple ! Avec cela, on change à faire peur. Pour moi, je n'ose me regarder dans mon miroir.
Elle tousse.
Hem ! Hem !
ANODIN.
Votre teint, Madame, conserve toute sa fraîcheur, et vous avez même une grâce infinie à tousser.
MADAME CAILLETTE.
Vous êtes galant, Monsieur le Médecin : on voit bien que vous êtes à la mode. Mais parlons sérieusement. Ne devriez-vous pas débarrasser promptement la société de ces rhumes éternels ? Ils lui font un tort considérable. On est étourdi du bruit qu'ils occasionnent. On n'entend au spectacle que tousser, moucher, cracher. Les précautions qu'ils forcent de prendre, Sont au point, que les jolies femmes ne restent plus que deux heures à leur toilette. Pour comble de malheur, ces charmants colifichets dont nous faisons nos délices, les petits-collets, sont hors d'état de fredonner les ariettes nouvelles.
ANODIN.
L'eau merveilleuse que je distribue va remettre les choses dans l'ordre.
MADAME CAILLETTE.
Adieu, Monsieur, je cours la prôner à tout Paris. Une toux perlée ! Cela sera charmant. Une toux perlée !
Elle sort.
ANODIN, seul.
Il me faudrait beaucoup de pratiques comme celle-là. Ce n'est pas seulement a guérir ses malades, que consiste l'habileté d'un médecin ; il doit exceller surtout dans l'art de flatter leur manie.... Mais que vois-je ?... Voilà une figure bien pédantesque.
SCÈNE III.
Catascopos, Anodin.
CATASCOPOS.
Salut. Vous avez le bonheur d'avoir peint dans le fond de votre oeil un savant des plus illustres.
ANODIN.
Quel langage !
CATASCOPOS.
C est à dire que vous avez le bonheur de me voir. Vous savez que les rayons divergents de chaque objet, venant frapper la rétine visuelle... Néomimos... Ephébos...
ANODIN.
Eh ! Monsieur, humanisez-vous, parlez tout simplement.
CATASCOPOS.
Par le Bathos ! Je n'ai garde : il faut bien que je me montre expert dans la langue Grecque, tout en m'exprimant dans l'idiome le plus vulgaire.
ANODIN.
Mais, Monsieur, je vous crois savantissime : ainsi vous pouvez...
CATASCOPOS.
À la bonne-heure. Je m'appelle Catascopos, rétif aux préjugés populaires, et je viens....
ANODIN.
Oui, je vois que vous avez la Grippe, et je...
CATASCOPOS.
Ô ciel, quel blasphème ! Est-ce que j'ai le temps de m'enrhumer, moi qui pâlis jour et nuit sur mes nombreux manuscrits ? Je vais à l'instant vous disséquer....
ANODIN.
Ah ! C'est fait de moi, je suis mort... Eh, Monsieur, ne me disséquez pas.
CATASCOPOS.
Vous me feriez rire, si je n'en avais perdu l'habitude. Je voulais dire que j'allais vous disséquer, avec le scalpel du raisonnement, la maladie vulgairement appelée Grippe.
ANODIN.
Pourquoi ne pas vous expliquer d'abord ?
CATASCOPOS.
Vous m'avez interrompu au milieu de ma période. Écoutez bien : on s'imagine que la Grippe est un effet du mauvais air ; et moi je dis qu'elle est plutôt occasionnée par les mauvais auteurs. Voici comment je le prouve : il n'y a jamais eu tant de pitoyables écrivains, tant de poètes à la douzaine ; il n'y a jamais eu aussi tant de rhumes : vous voyez bien que l'un est une suite de l'autre.
ANODIN.
Vous raisonnez d'une manière unique, Monsieur Catascopos.
CATASCOPOS.
Oh ! Moi, je suis fort pour les idées singulières. Voulez-vous que je vous pousse mon argument en forme ? Tenez, le voilà dans toutes les règles du syllogisme : lorsqu'il n'y avait que de bons éuteurs, la Grippe ne régnait point ; or, elle règne actuellement qu'il y a un fi grand nombre d'écrivains médiocres ; donc les mauvais auteurs ont fait naître la Grippe.
ANODIN, en riant.
Votre argument est sans réplique.
CATASCOPOS.
Je vais plus loin, et je démontre mon système par le raisonnement. Tout ce qu'on lit va se placer dans le cerveau, qui est le siège de la mémoire ; et c'est pourquoi la Grippe commence d'abord par la tête. La glande pinéale, se trouvant désagréablement affectée par les platitudes Se les froideurs des brochures et des pièces nouvelles, cause de violentes migraines, des rhumes de cerveau ; l'humeur le fond, tombe sur la poitrine : et telle est l'origine de la Grippe, dont tout le monde se plaint. [ 1 Glande pinéale : petit corps de substance grise situé au-devant du cervelet. [L]]
ANODIN.
Je ne vois qu'une chose a redire dans votre système : les personnes qui ne lisent point et qui ne vont jamais au spectacle, ont aussi la Grippe : comment la gagnent-elles ?
CATASCOPOS.
Par les corpuscules glacés et tortus qui s'échappent journellement à travers les pores des mauvais auteurs.
ANODIN.
C'est-à dire que ces messieurs inoculent partout la sottise et la Grippe.
CATASCOPOS.
Eh sans doute.
ANODIN.
Quel remède trouvez-vous à cela ?
CATASCOPOS.
Oh ! C'est ici que je brille. Admirez la force de mon génie, et la beauté de mes vues patriotiques. La Grippe étant une maladie dangereuse, l'État ne doit rien épargner pour la détruire : il est donc de son intérêt qu'il me faire une forte pension, et qu'il ordonne que mes ouvrages soient seuls lus dans toute la France afin que leur sublimité, donnant un nouveau cours aux esprits animaux, réchauffe, fortifie et détruise à jamais les fluxions de toute espèce.
ANODIN.
Mais, Monsieur Catascopos, que deviendrait mon eau merveilleuse !
CATASCOPOS.
Oh ! Mes écrits font encore plus merveilleux. Il est vrai qu'ils ne se vendent pas ; mais ce n'est ni ma faute, ni celle du libraire. Je veux bien vous en faire présent.
Il appelle.
Hola ! Petit apprentif, amène ici la monture, et dépose son précieux fardeau.
Un âne paraît conduit par un petit garçon, et chargé d'un gros ballot.
ANODIN.
Miséricorde ! Un âne, Monsieur Catascopos !
CATASCOPOS.
Ne craignez rien ; c'est un de mes disciples ; je m'amuse à lui donner de l'éducation.
ANODIN.
Je vois qu'il est chargé de Sciences ; mais il n'en est pas moins un âne : de même bien des gens, gonflés de grec et de latin...
CATASCOPOS.
Je vous fais grâce de l'application. Vous allez lire...
L'âne regimbe, se cabre, caracole, etc.
Ah ! Tu fais le rétif, mon âne, tu fais le rétif.
Au Médecin, après que l'énorme ballot est enfin mis à terre.
Monsieur le Docteur, vous allez voir quels font mes romans, et mes projets...
Il ouvre le ballot, et il en sort une épaisse fumée, et quantité prodigieuse de rats.
Dieux !... C'est un tour que l'on me joue. Sauvons-nous, sauvons-nous ; abandonnons le genre humain à la Grippe.
Il sort furieux.
ANODIN, seul.
Des rats et de la fumée !... Voilà bien ce qui résulte souvent de la plupart des écrits modernes.
SCÈNE IV.
Nicette, Pierrot, Anodin.
PIERROT, il tousse.
Monsieu[r] le Médecin, je venons vous prier de nous guarir de la Grippe.
ANODIN.
La chose est très aisée.
NICETTE.
Vous saurez que je nous aimons, et que fte vilaine toux-là nous empêche de nous parler à chaque instant de note amour.
PIERROT.
Oui, alle me rend tout chose. Quand je fis auprès de Nicette, je voulons li dire comme ça de petites drôleries, selon note accoutemance : eh ben, ne v'la-ti pas ste coqueluche qui me prend et au lieu d'eun biau discours, je ne pouvons que faire, heu ! heu ! heu !
Il tousse.
ANODIN.
Je vous plains, Monsieur Pierrot.
NICETTE.
Dame ! Vous avez ben raison. Y m'est avis que son rhume me fait bieaucoup pus de mal que le mian, voyez-vous.
ANODIN.
C'est que vous êtes trop sensible, belle Nicette.
PIERROT.
Morgué ! Est-ce que vous croyez que les amoureux de la campagne font comme ceux de la ville qui restons tout eun jour à se regarder, ni pus ni moins que des statues ? Oh ! Nous autres je jasons aussi bellement que des pivars et des moineaux.
NICETTE.
C'est ben vrai çà : mais à présent je ne pouvons pus nous dire de suite deux petits mots d'amiquié.
ANODIN.
La Grippe ne fera pas toujours la seule chose qui vous en empêchera.
.
Ah ! Vantregué ! Est-ce qu'il y aurait encore queuque maladie qui baillerait du tintoin à note amour ?
ANODIN.
Oui vraiment, et c'est l'inconstance.
NICETTE.
Je ne connaissons point fte maladie-là au Village. Stapendant que faut-y faire à cerfin de ne pas la gagner ?
ANODIN, en riant.
Ma foi, je n'en sais rien ?
PIERROT.
Qu'alle vienne, qu'aile vienne ; je m'en gausse ; je ferons comme à présent : malgré la Grippe, je sis fou de Nicette.
NICETTE.
Eh, moi donc ! Les rhumes, les coqueluches ne saurions me faire oublier mon Piarrot.
À Pierrot.
Acoute, comme le coeur me bat pus fort après que j'ai ben toussé, y m'est avis alors que je te voyons.
PIERROT.
Tians, Nicette, la Grippe m'empêche de dormir presque toutes les nuits ; je ne faisons que tousser et me retourner quand je sis couché ; mais tout ça m'est égal, parce que j'ons le plaisir de songer à toi.
ANODIN.
Ce ferait donc dommage de vous guérir, mes chers enfants ?
PIERROT.
Vous nous la baillez belle. Je n'avons pas besoin d'être enrhumés pour ben nous aimer, voyez-vous.
NICETTE.
Eh mon Dieu, non !
ANODIN.
Vous avez raison. Vous m'intéressez ; mes chers enfants. Tenez, voilà une bouteille de mon eau ; prenez-là, je vous la donne.
NICETTE.
Grand-marci. J'allons nous marier biantôt : vous vianrez à note noce, n'est-ce pas ?
ANODIN.
J'en ferai charmé.
NICETTE.
Je demeurons à La Rapée. Vous n'aurez qu'à demander Nicette et Piarrot ; tout le monde nous connaissons.
PIERROT, tirant Nicette par la manche.
Vians-t-en, vians-t-en ; courons vîte nous défaire de note rhume, a cerfin que rian ne nous trouble dans nos amours. De l'ieau ! Oh ! Oh ! Que ça eÍl drôle ! De lieau !
II fort en riant niaisement.
NICETTE, revenant sur ses pas.
Vous avez donc comme ça bieaucoup d'ieau pour guari les filles ?
ANODIN.
Sans doute.
NICETTE.
C'est bon, c'est bon ; je vous envarrai toutes mes bonnes amies. Vote sarvante, Monsieu le Docteux. Le brave homme ! Il a pitié des pauvres filles.
Elle sort.
ANODIN, seul.
Mon eau va les désenrhumer, et le mariage va les guérir de leur amour.
SCÈNE V.
Madame Printemps, Madame Mitouflet, Anodin.
MADAME PRINTEMS.
Elle a presque une extinction de voix.
Ah ! Monsieur, rendez-moi la parole.
MADAME MITOUFLET.
Cette maudite Grippe, empêcher une femme de parler ! Eh, que deviendrait la société ! L'ennui régnerait partout. Les hommes, ces petits messieurs si fiers, si vains, perdraient les trois-quarts de leurs délassements. C'est par la conversation que l'esprit de mon sexe se développe, brille, éclate. Pour moi, je me rends justice, et je ne parle jamais.
ANODIN.
Je m'en aperçois en effet. Mais que puis-je pour votre service, Mesdames ?
MADAME MITOUFLET.
Il s'agit de rendre à Madame, la faculté de parler, et de me mettre, moi, dans le cas de ne point la perdre. Que deviendrais je si j'allais être muette ! Je vois cependant que c'est un des effets de la Grippe. Ô la terrible Maladie !
ANODIN.
Les deux cures que vous me demandez sont très faciles à faire.
À Madame Printems.
Comment la Grippe a-t-elle pris à Madame ? Vous êtes-vous toujours tenue bien chaudement ?
MADAME PRINTEMS.
Non.
MADAME MITOUFLET.
Madame se conduit pourtant avec beaucoup de prudence. Elle ne refuse jamais les grands soupers, auxquels on l'invite ; pour se réchauffer l'estomac, elle vous sable sa bouteille de Champagne, et boit ensuite différentes Liqueurs.
ANODIN.
Peste ! Quel régime.
À Madame Printems.
Vous faites tout cela ?
MADAME PRINTEMS.
Oui.
MADAME MITOUFLET.
Est-ce que vous ne connaissez pas Madame Printems ? C'est la fille de la joie la mère du plaisir. Elle aime la danse à la fureur ; on la rencontre dans tous les bals ; et souvent encore elle passe la nuit à jouer.
ANODIN.
Le moyen de n'être pas enrhumée ! Je ne m'étonne plus si j'ai un si grand débit de mon eau.
MADAME PRINTEMS.
Dépêchons-nous.
MADAME MITOUFLET.
Mais vous m'interrompez toujours ; je puis à peine dire deux mots. Apprenez, Monsieur le Docteur, que je m'appelle Madame Mitouflet, que j'ai singulièrement de l'esprit, et qu'on aurait beaucoup de plaisir dans le monde à m'entendre, si je n'étais extrêmement silencieuse.
ANODIN.
Vous en donnez des preuves, et je vous félicite aussi de votre humeur modeste, Madame Mitouflet,
MADAME MITOUFLET.
Bon ! Il n'y a que les maris qui doivent être sans amour-propre ; et vous en comprenez bien la raison ?
ANODIN.
À merveille. Voyons votre pouls, Madame Printems.
MADAME PRINTEMS.
Tenez.
ANODIN, après lui avoir tâté le pouls.
Votre enrouement se dissipera bientôt, et vous vous dédommagerez de votre long silence.
MADAME PRINTEMS, sautant de joie.
Tant mieux, tant mieux !
ANODIN, après avoir tâté le pouls à Madame Mitouflet.
Ô Ciel ! Madame Mitouflet, vous êtes menacée de la Grippe, et vous allez avoir une extinction de voix.
MADAME MITOUFLET.
Qu'entends-je !... Quel malheur !... Suivez-moi, ma bonne amie ; je suis prête à m'évanouir. Je cours chez moi me renfermer tout le reste de l'hiver.
Elles sortent.
ANODIN, seul.
Il rit.
Ah ! Ah ! Ah ! Je lui ai fait une belle peur. Il serait plaisant que la Grippe la forçât de se taire... Mais quel vacarme !... Oh ! Oh ! Voilà un singulier malade.
SCÈNE VI.
Un Ivrogne, Anodin.
L'IVROGNE.
C'est bien ici la maison.... de la chambre... que je cherche... Ainsi, Monsieur l'habit noir.
Il appelle.
Eh ! Garçon !
ANODIN.
Que voulez-vous, mon ami ?
L'IVROGNE.
Ce que je veux ?... Parbleu, je.... je ne m'en souviens plus. Votre mine lugubre a dérangé la conception..... de ma mémoire..... Cependant je venais chercher quelque chose, et...
ANODIN.
C'était sûrement une bouteille de...
L'IVROGNE.
M'y voilà. Je savais bien que je m'en ressouviendrais. Oui, une bouteille, je m'en rappelle actuellement. J'ai une mémoire étonnante, surtout pour ce qui est de... car.... si....
ANODIN.
Je vais chercher ce qu'il vous faut.
L'IVROGNE.
Et du bon ? Entends-tu, Monsieur.... Est-ce qu'il n'y a pas une table ici ?... Un honnête homme ne peut en conscience...
Il apporte une espèce de guéridon.
Voilà affaire.... mon je ne fuis pas difficile, moi...
Il s 'assied et il appelle.
Garçon ! Deux verres : il faut être poli, j'inviterai...
ANODIN.
Que faites-vous ?
L'IVROGNE.
Rien.... rien. Je m'arrange pour être à mon aise.... Asseyez-vous là ; nous boirons un coup ensemble.
ANODIN.
Ce n'est point ici un cabaret.
L'IVROGNE.
Ne vient-on pas chercher ici des bouteilles ?...
ANODIN.
Oui, d'eau médécinale. Tenez, en voilà une.
L'IVROGNE.
Quoi, ça!... Je te casserai ta bouteille sur la figure.... C'est bien à moi qu'il faut donner de l'eau.... Je ne bois que de l'eau-de-vie.
ANODIN.
À part.
Le maudit ivrogne !
Haut.
Je débite une liqueur excellente pour le rhume.
L'IVROGNE.
Une liqueur, dis-tu, Monsieur le Médecin ?... Oh ! C'est différent.... Réparation... Mais est-elle bien forte... là bien forte... comme pour une petite maîtresse ?
ANODIN.
C'est une espèce de sirop.
L'IVROGNE.
Du sirop !... Je crois que tu te moques de moi... Attends, attends, je fais faire une marmelade de toute ta boutique.
Il va pour briser toutes les fioles.
ANODIN, l'arrêtant.
Eh ! Monsieur, ne me ruinez pas, je vous en supplie : je promets de vous guérir gratis de la Grippe.
L'IVROGNE.
Moi, je ne tousse jamais, pas plus qu'à présent...
Il fait un hoquet.
Parce que j'ai foin d'humecter avec la liqueur bachique.... ce qui fait que l'humidité.... rencontrant la chaleur.... Vous comprenez bien ?
ANODIN.
Oh ! Sans doute.
À part.
Comment pourrai-je m'en défaire ?
L'IVROGNE.
Tout annone en moi, n'est-ce pas, que le vin est ma tisane et mon sirop ?
ANODIN.
Il suffit de vous voir pour le sentir.
L'IVROGNE.
Je suis charmé que vous me rendiez justice... Mais je parle si longtemps sans boire que je commence à m'enrhumer...
Il fait un hoquet.
Serviteur très humble : je vais au cabaret avaler une fiole qui vaudra mieux que toutes les vôtres.... par la raison que.... les esprits vineux.... s'entrechoquant avec..... enfin, cela s'entend.... Tu as beau faire la mine, Médecin d'eau douce ; je raisonne encore mieux que ton Esculape... Voyez un peu ce plaisant visage, qui veut disputer que... Oh ! Je lui prouverai... Nous verrons si...
Il sort en colère.
ANODIN, seul.
M'en voilà donc débarrassé ! Je respire. L'insupportable chose qu'un ivrogne !
SCÈNE VII.
Monsieur Rafle, Anodin.
MONSIEUR RAFLE, l'air effaré.
Je suis saisi de frayeur. Ouf.... Que devenir ? Où me mettre ? Où me cacher ?
ANODIN.
Qu'est-ce qui vous poursuit, Monsieur ?
MONSIEUR RAFLE.
Hélas ! Mes remords, le cri de ma conscience.
ANODIN.
Oh ! Oh ! Le singulier langage !
MONSIEUR RAFLE.
Je suis Procureur, et je me nomme Rafle.
ANODIN.
Eh bien ! Qu'est-ce qu'un Médecin peut avoir de commun avec les remords d'un Procureur ?
MONSIEUR RAFLE.
Vous allez le savoir.
ANODIN.
Il me tarde d'en être éclairci.
MONSIEUR RAFLE.
Daignez dissiper mes vives alarmes ; sauvez-moi la vie.
ANODIN.
De quoi s'agit-il ? Vous m'épouvantez.
MONSIEUR RAFLE.
J'ai peine à vous découvrir le sujet de mes vives inquiétudes.
ANODIN.
Parlez hardiment ; personne ne nous écoute.
MONSIEUR RAFLE.
Allons, il faut donc s'y résoudre. J'ai réfléchi sur la toux funeste qui désole toute la France ; et son nom m'a fait trembler. J'ai pensé qu'on l'appelait la Grippe, parce qu'elle était surtout fatale à ceux qui ont joué... Là... vous m'entendez bien ?
ANODIN.
De la griffe, vous voulez dire ?
MONSIEUR RAFLE.
Sans doute. Or, comme Procureur, je sens le danger qui me menace, et...
ANODIN, éclatant de rire.
Ah ! Ah ! Ah ! Rassurez-vous, Monsieur Rafle, ni vous ni vos pareils n'avez rien à redouter : si vos craintes étaient fondées, il y a longtemps qu'on ne verrait plus d'huissiers, de sergents, de greffiers, de tailleurs, de...
MONSIEUR RAFLE, lui sautant au cou.
Ah ! Vous me rassurez pour toujours : que je vous embrasse un million de fois.
ANODIN.
Doucement donc ; vous m'étranglez, Monsieur Rafle.
MONSIEUR RAFLE, lui sautant au cou.
C'est pour redonner du ressort à mes doigts, que je n'osais plus faire mouvoir. Au milieu de mes terreurs paniques, je croyais déjà les sentir dans l'engourdissement.
ANODIN.
Que vous allez vous dédommager !
MONSIEUR RAFLE.
Il est tout simple de remplir exactement les devoirs de sa profession... Mais je n'en reviens pas : pourquoi appeler une maladie ordinaire la Grippe ?
ANODIN.
Parce quelle est née dans l'étude d'un Procureur ; il y fait froid, le poêle n'est jamais trop chaud ; les Plaideurs s'y enrhument, et surtout les pauvres clercs.
MONSIEUR RAFLE.
En faveur de son origine, elle doit nous épargner. Oui, la Grippe est une de nos amies : j'aurais bien dû m'en aviser.
ANODIN.
Son nom devait vous mettre au fait tout de suite.
MONSIEUR RAFLE.
Oh ! Ce nom vraiment bizarre m'a causé une belle peur. Plusieurs de mes Confrères éprouvent les mêmes alarmes ; je cours les tranquilliser, et leur apprendre que la Grippe s'est humanisée parmi nous.
Il sort.
ANODIN, seul.
Il serait à souhaiter qu'elle épouvantât tous ceux qui se permettent d'agripper le bien d'autrui.
SCÈNE VIII.
Mademoiselle Lolotte, Un Vieillard, Anodin.
LE VIEILLARD.
Monsieur Anodin, je voudrais....
Il touffe.
Un préservatif contre le rhume. Il est bon de qe garantir du mal qu'on pourrait avoir.
Il touffe.
ANODIN.
Vous prenez vos précautions un peu tard : il me semble que vous toussez très fort.
LE VIEILLARD.
Ce n'est qu'une pituite. Comme je suis encore un vert-galant, la Grippe n'a point eu de prise sur moi.
Il touffe et chancèle.
LOLOTTE.
Prenez garde, vous allez tomber.
LE VIEILLARD.
Que dites-vous, jolie petite fleur ? Parlez un peu haut ; j'entends difficilement de cette oreille. C'est, grâce au Ciel, la seule infirmité que j'aie.
LOLOTTE, criant de toutes ses forces.
Je dis que vous êtes non seulement grippé par le rhume ; mais que vous l'êtes encore par les jambes.
LE VIEILLARD.
Il rit, et puis il tousse.
Ah ! Ah ! Ah !.... Heu, heu, heu ! Elle est drôlette. Procurons-nous le plaisir de la voir à notre aise.
Il met ses lunettes.
Ah ! Friponne ! Le joli minois.
Il touffe.
ANODIN.
Eh ! Monsieur, pourquoi prétendez-vous dissimuler votre Rhume ? On peut en imposer sur son âge, sur ses vertus, sur son mérite ; l'art de la toilette peut embellir certaines femmes ; mais la Grippe, Monsieur, mais la Grippe ne saurait se cacher. Le courtisan tousse comme l'homme du peuple ; la Duchesse tousse comme la simple bourgeoise. Ainsi cette maladie confond l'orgueil des rangs, et montre que les hommes sont du moins égaux par leurs infirmités.
LE VIEILLARD.
Moi, je n'affecte point de me porter à merveille. Je jouis d'une santé à l'épreuve.
ANODIN.
Il y a comme vous beaucoup de gens par le monde qui font les invulnérables, et qu'une toux indiscrète vient trahir malgré eux.
LOLOTTE.
J'espère que vous me donnerez enfin audience, Monsieur le Médecin.
ANODIN.
Parlez, parlez, ma belle enfanta J'imagine qu'à votre âge on n'a pas de secrets à révéler.
LOLOTTE.
À mon âge ! À mon âge ! Est-ce qu'à dix ans passés on est encore un enfant ? M'entendrai- je donc toujours traiter de petite-fille ! Je me flattais que si j'avais la Grippe, on me rangerait dans la classe des personnes raisonnables, puisque je serais sujette à la même maladie. Mais maman ne m'a pas plutôt entendue tousser, qu'elle a dit que j'avais la coqueluche.
LE VIEILLARD.
C'est vous prendre pour un enfant à la bavette.
LOLOTTE.
Je demande à Monsieur le Médecin si elle a raison ?
ANODIN.
Non vraiment, elle a grand tort ; dites le lui de ma part.
LOLOTTE.
Que vous me faites de plaisir ! N'est-ce pas qu'elle pourrait me marier bientôt ?
LE VIEILLARD.
Pouponne, prenez-moi pour votre mari.
LOLOTTE.
Oh ! Vous ne serez jamais ma coqueluche.
ANODIN.
Est-ce que vous avez déjà des amoureux ?
LOLOTTE.
Comment déjà ! Il y a longtemps que j'en a trois : mon cousin Louiset ; notre voisin l'avocat ; et mon compère le commis aux fermes. J'aime ce dernier beaucoup plus que les autres, parce qu'il me traite comme une grande fille ; et puis il porte l'épée.
LE VIEILLARD.
Eh bien, j'en porterai une aussi, moi.
LOLOTTE.
Bon ! La vôtre ferait peut-être rouillée.
LE VIEILLARD.
Elle est charmante ! Et comment vous appelez-vous ?
LOLOTTE.
On me nomme Lolotte à la maison ; mais ce nom est trop enfantin, je veux qu'on m'appelle Mademoiselle Dumont, comme ma grande soeur.
LE VIEILLARD.
Et que fait Monsieur votre père ?
LOLOTTE.
Il est épicier en gros, et demeure dans cette rue.
LE VIEILLARD.
Eh bien, mignonne, je vais dire à vos parents que dans quelques années, je vous prendrai pour ma petite femme.
LOLOTTE.
Bien obligée; j'ai fait choix d'un mari qui n'a pas besoin de lunettes pour me voir.
LE VIEILLARD.
Elle m'enchante...
Il tousse.
Mes humeurs sont ici trop en mouvement ; pour les calmer, je cours rendre visite à la famille de cette jolie pouponne.
Il sort en toussant.
LOLOTTE.
Voyez un peu ce galant suranné ! Vraiment, c'est pour son nez que je suis faite. Il me prendrait donc pour lui servir de béquille.
Elle sort en contrefaisant le Vieillard.
ANODIN, seule.
La petite personne est furieusement éveillée. De nos jours, surtout, les enfants s'instruisent de bonne-heure.
SCÈNE IX.
Madame Aulnin, Anodin.
MADAME AULNIN.
Monsieur, Monsieur ; je n'en puis plus, je suis étourdie, j'ai le tympan brisé : c'est un vacarme chez moi, un tintamarre affreux. Je crois que j'en suis sourde.
ANODIN.
Eh quoi ! Madame, tout votre monde a la Grippe ?
MADAME AULNIN.
Eh, mon Dieu, non !
ANODIN.
Qui occasionne donc chez vous ce bruit insoutenable ?
MADAME AULNIN.
Hélas, mon mari tout seul.
ANODIN.
Le pauvre homme est sans doute furieusement grippé ?
MADAME AULNIN.
Plut au ciel !
ANODIN.
Je ne vous entends pas.
MADAME AULNIN.
Je vais m'expliquer. Vous voyez devant vous, Monsieur, une honnête femme marchande de draps, demeurant rue Saint-Denis ; je tâche de me faire aimer de mes pratiques, de mes voisins, de mes garçons, de mes domestiques ; mais je ne puis adoucir l'étrange humeur de mon mari ; il crie, il jure, il tempête du matin au soir.
ANODIN.
Que voulez-vous que je fasse à cela, Madame ?
MADAME AULNIN.
C'est encore un ivrogne, un débauché ; et vous m'avouerez qu'il est bien triste pour une pauvre femme de n'avoir jamais de consolation.
Elle pleure.
ANODIN.
Je vous plains sincèrement ; mais je ne vois pas comment remédier à votre triste sort.
MADAME AULNIN.
Monsieur le Médecin, je me jette à vos genoux. Par grâce, donnez-lui la Grippe.
ANODIN.
Vous n'y pensez pas : je puis ôter cette maladie, et non la faire avoir.
MADAME AULNIN.
Comme les médecins font mourir si souvent tant d'honnêtes gens, j'ai cru qu'il leur serait facile de rendre malade, pendant quelques jours, un méchant homme, que cela corrigerait peut-être.
ANODIN.
Tout ce que je puis pour votre service, c'est de vous donner un conseil. Écoutez-moi. On a remarqué que les personnes qui parlent longtemps avec trop de chaleur, en contractent quelquefois un enrouement qui dégénère en un gros rhume : eh bien mettez votre mari si souvent, en colère, qu'à force de crier contre vous, il attrape la Grippe.
MADAME AULNIN.
Croyez-vous que cela réussisse ?
ANODIN.
N'en doutez pas : c'est pourquoi on voit par le monde tant de maris enrhumés.
MADAME AULNIN.
Ainsi, à chaque fois qu'ils toussent, ils, doivent songer à leurs femmes et se proposer de les rendre plus heureuses.
ANODIN.
Assurément.
MADAME AULNIN.
Mais pourquoi un si grand nombre de femmes ont-elles aussi la Grippe.
ANODIN.
Belle demande ! C'est parce qu'elles sont contraintes de crier du soir au matin, contre l'humeur récalcitrante de leurs époux.
MADAME AULNIN.
Oh ! Puisqu'on doit entendre tousser tous les gens mariés qui sont mécontents, ne soyons point surpris que le rhume soit universel.
ANODIN.
Oui, oui, Madame, mettez votre mari sur le ton des autres excités souvent en lui des transports de colère ; et soyez certaine que vous vous trouverez très bien de l'avis que je vous donne.
MADAME AULNIN.
L'excellent conseil ! Allons promptement en tirer parti.
Elle sort.
ANODIN, seul.
Ce qu'il faut conclure de ma plaisanterie, c'est que la paix et la concorde doivent régner dans les ménages, surtout, en hiver.
SCÈNE X.
Sandis, Anodin.
SANDIS.
Monsu le Médecin, bostre pétit serbitur. Je n'ai plus qu'espérance en bous.
ANODIN.
Tous les secours de mon art sont à votre service.
SANDIS.
Cadédis, c'est cé que jé mé suis dit. Bous abez un rémède immanquavle pour la Grippe, n'est-cé pas ?
ANODIN.
Oui, Monsieur.
À part.
Voilà une bonne pratique.
SANDIS.
Il sé présente uné cure qui bous féra lé plus grand honneur.
ANODIN.
À part.
Je ne me trompais pas.
Haut.
Nous autres grands médecins, nous sommes ravis de trouver des maladies désespérées.
SANDIS.
Jé bais bouis conter la chose. Jé suis lé Chébalier dé Sandis, aussi connu par ses richesses qué par sa naissance et sa balur.
ANODIN.
À part.
Tant mieux, il ne marchandera point.
Haut.
Après ? Je vous écoute, Monsieur le Chevalier.
SANDIS.
Comme il faut sé présenter décemment dans lé monde, jé mé suis fait faire, il y a six mois, trois havits magnifiques, et j'empruntai d'un honnête usurier la somme de cent cinquante louis.
ANODIN.
Quel rapport tout cela peut-il avoir à votre maladie ?
SANDIS.
Tout à l'hure. Il m'a fallu faire des villets d'honnur. Jé comptais récéboir dé l'argent du pays ; la bieilie Marquise dé Croupillac débait mé mettre en fonds. D'un autre côté, jé...
ANODIN.
Mais au fait, Monsieur le Chevalier, au fait.
SANDIS.
Eh donc ! J'y suis. Bous êtes bif, fondis, bous êtes bif. Rédouvlez d'attention. Jé mé flattais aussi que les velles et lé jeu s'empresséraient dé mé remplir ma vourse ; mais jé mé bois trahi, noyé, ruiné ; ceux qui mé doibent, mé démandent du temps ; et ceux qui né mé doibent rien, mé promettent...
ANODIN.
Plus je vous écoute, moins je conçois tous vos discours. Venez donc à votre maladie.
SANDIS.
M'y boilà, m'y boilà ; n'ayant pu acquitter mes dettes d'honnur....
ANODIN.
Je commence à vous entendre. Les soins que vous vous êtes donnés, les courses que vous avez faites, vous ont causé un gros rhume.
SANDIS.
Eh Sandis ! Bous n'y êtes pas. Au moment où jé bous parle, un huissier m'attend chez moi, pour mé gripper.
ANODIN.
J'en suis fâché ; je n'ai point de remède pour cette grippe-la.
SANDIS.
Pardonnez-moi, bous en abez. Cetté cure est difficile, j'en conbiens ; mais elle mettra lé comvle à botre gloire. Prêtez-moi seulement trois ou quatre mille libres ; et jé bous fais passer dans Paris pour lé plus avile médécin.
ANODIN.
Je suis sans ambition.
SANDIS.
Considérais, jé bous prie, lé serbice que jé bous rendrais.
ANODIN.
Je n'en doute pas ; mais je ne puis me procurer vos bons offices.
SANDIS.
Jé bous ai déjà dit que la chose est très possible. Abec un peu d'argent comptant bous acquérez un rénom considéravle.
ANODIN.
Je ne suis point tenté d'éprouver votre secret.
SANDIS.
Mais songez donc à céci : on débrait payer pour fé faire prôner dans lé monde, dé même qu'on achète une charge pour s'attirer dé la considération.
ANODIN.
Tous vos beaux raisonnements ne sauraient me séduire.
SANDIS.
Jé bois vien que bous êtes indigne dé la protection du Chébalier dé Sandis. Jé bous vaille le von jour. Eh, eh, eh !
Il rit.
Jé n'aurai pas dé peine à trouver un médecin plus habile qué bous. Eh, eh ; eh, eh !
Il sort en riant.
ANODIN, seul.
La peste du Gascon ! Il s'imaginait que j'allais lui prêter de l'argent.
SCÈNE XI.
Gros-Génie, Anodin.
GROS-GÉNIE.
Il arrive en sautant de joie.
Ma fortune est faite, et je suis immortalisé.
ANODIN.
Que vous est-il donc arrivé, Monsieur Gros-Génie, grand Musicien, fameux compositeur ?
GROS-GÉNIE.
Me voila couvert de gloire ; et mon nom doit effacer les noms les plus célèbres.
ANODIN.
L'un de vos Opéra ne serait-il tombé qu'à la troisième représentation ?
GROS-GÉNIE.
C'est bien autre chose, vraiment.
ANODIN.
Par un plagiat heureux, et que vous êtes certain qui ne sera jamais découvert, auriez-vous transporté sur notre scène quelque chef d 'oeuvre Italien.
GROS-GÉNIE.
Bagatelle que cela.
ANODIN.
Faites-moi part du sujet de votre joie et de votre enthousiasme. Je brûle de joindre mes applaudissements à ceux que vous allez recevoir.
GROS-GÉNIE.
Les éloges vont pleuvoir sur moi de tous côtés. Il m'est venu l'idée la plus heureuse, la plus sublime.
ANODIN.
Dites-moi vite ce que c'est : vous connaissez mon amitié pour vous.
GROS-GÉNIE.
Je veux aussi que vous soyez le premier témoin de ma gloire. Vous allez voir, vous allez admirer les efforts de mon génie.
ANODIN.
Satisfaites mon impatience.
GROS-GÉNIE.
Je ne demande pas mieux. J'entre en matière... Ne perdez pas un seul mot.
ANODIN.
Je n'ai garde.
GROS-GÉNIE.
Vous savez que tous les jours le Public se plaint d'être privé, d'excellents acteurs, qui, pour cause de maladies, ne peuvent de longtemps contribuer à ses plaisirs ?
ANODIN.
Oui. Eh bien !
GROS-GÉNIE.
Vous savez que d'habiles danseurs sont chaque jour forcés d'interrompre leurs succès, et de garder la chambre, parce qu'ils se sont donnés une entorse, ou, qu'ils ont quelqu'autre indisposition ?
ANODIN.
À quoi en voulez-vous venir ?
GROS-GÉNIE.
Un moment. Vous savez que les meilleurs Chanteurs et les plus belles voix font sujets à de gros rhumes, qui les contraignent de suspendre leur mélodie pendant plusieurs mois, au grand regret du Public ?
ANODIN, impatienté.
Mais vous ne m'apprenez rien de nouveau.
GROS-GÉNIE.
Voici maintenant ce que vous ne savez pas. J'ai trouvé le moyen de faire toujours paraître ces excellents virtuoses, et de leur ôter se prétexte des maladies, dont ils se servent quelquefois.
ANODIN.
Comment ferez-vous pour cela ?
GROS-GÉNIE.
J'ai composé une musique expressive, qu'ils chanteront en cas de rhume, et j'ai fait des airs de danse pour les goutteux et les paralytiques.
ANODIN.
L'idée est neuve et bizarre.
GROS-GÉNIE.
Ajoutez qu'elle est fort utile. Nos spectacles ne languiront plus, faute des premiers sujets ; les auteurs, débarrassés de la crainte de voir leurs pièces mal jouées en certains temps, travailleront avec plus d'ardeur, et feront de meilleurs ouvrages.
ANODIN.
Mais comment remédiez-vous au rhume des acteurs ?
GROS-GÉNIE.
Par le moyen de ma musique, ils tousseront en cadencé c'est une nouvelle perfection que j'ajoute à leur art.
On entend, un grand nombre de Tousseurs.
ANODIN.
Quel charivari ! Est-ce que tous les catarrhes se sont donnés rendez-vous dans mon antichambre ?
GROS-GÉNIE.
Ce sont les personnes que j'ai rassemblées pour vous montrer un échantillon de mon savoir faire. Entrez Messieurs et Mesdemoiselles ; venez exécuter ici la contredanse de la Grippe.
SCÈNE DERNIÈRE.
DIVERTISSEMENT.
Plusieurs personnes exécutant, en toussant en mesure, une danse qui doit être très plaisante. Deux goutteux attachés dans leur fauteuil, forment les principales entrées, etc. etc. etc.
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Notes
[1] Glande pinéale : petit corps de substance grise situé au-devant du cervelet. [L]