L'INGÉNU, OU LE SAUVAGE DU CANADA
PANTOMIME EN DEUX ACTES
À grand Spectacle, mêlée de Danses : avec Marches, Tableaux, Evolutions militaires, etc...
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Jeunes-Artistes, le 27 Nivôse an XIII, (17 Janvier 1805.)
AN XIII. ( 1805. )
Composée et mise en Scène par M. EUGÈNE-HUS, Maître de Ballets, Auteur-instituteur-dramatique, Élève et remplacement du célèbre d'AUBERVAL, au ci-devant théâtre de l'Académie royale de Musique. La Partition de l'Ouvrage, et différents airs nouveaux, sont de M. Alexandre Piccini, artiste de l'Académie impériale de Musique.
À PARIS, Chez FAGES, au Magasin de Pièces de Théâtre boulevard Saint-Martin, Nº.25, vis-à-vis le Théâtre des Jeunes-Artistes.
Texte établi par Paul FIEVRE, septembre 2019
publié par Paul FIEVRE, septembre 2019
© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:51.
PERSONNAGES. ACTEURS.
L'INGÉNU, jeune Canadien brave et reconnaissant. M. Foignet.
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES, modeste, tendre et sensible. Mlle. Amélie.
MONSIEUR DE SAINT-YVES, son père, ancien militaire, noble, sévère, mais sensible. M. Lefebvre, aîné.
MADEMOISELLE DE KERKABON, vive, enjouée, bienfaisante et bonne. Mlle. Elomire.
MONSIEUR DE KERKABON, son frère, riche commerçant, franc, jovial et bon, M. Robert.
GILOTIN, fils du bailli, sot ridicule et à prétention. M. Liez.
UN OFFICIER FRANÇAIS, courageux et sensible. M. Lefebvre, cadet.
UN CAPORAL, brusque et tout à son état. M. Douvry.
SOLDATS FRANÇAIS.
VILLAGEOIS ET VILLAGEOISES.
JARDINIERS DU COUVENT.
AUTRES PAYSANS.
La Scène se passe en Bretagne, dans un village, aux environs de la mer.
ACTE PREMIER.
Le Théâtre représente un paysage agreste, orné de quelques maisons ; celle de Monsieur de Kerkabon est la première, à gauche ; la seconde appartient à Monsieur de Saint-Yves ; elles sont à peu de distance l'une de l'autre, et seulement séparées par quelques arbres, annonçant une avenue. Le fond du théâtre est occupé par trois collines opposées. Au dessus de la seconde, à droite du spectateur, s'élève un mur de couvent, hérissé de pointes de fer, et renfermant une espèce de parc, à l'extrémité duquel on aperçoit une partie du monastère, surmonté d'un clocher en dehors. Sur le portail attenant au mur de clôture, on lit : COUVENT DES URSULINES. Le reste de la scène est orné de groupes d'arbres, de gazons, de fleurs, de berceaux, etc. etc.
SCÈNE PREMIÈRE.
Le jour commence. Au lever de la toile, mademoiselle de Kerkabon, une guirlande à la main, parcourt différents groupes de villageois et villageoises, occupés, les uns à remplir des corbeilles de fleurs, à faire des bouquets, des guirlandes ; les autres à parer un berceau placé à droite, vers l'avant-scène et sous lequel l'aimable Kerkabon se dispose à célébrer la fête de son amie, ( Mademoiselle de Saint-Yves ); elle observe le lever du soleil, dont les rayons commencent à dorer l'horizon ; elle porte à différentes fois ses regards sur la maison de son amie, qu'elle craint de voir paraître trop tôt, et presse le travail des ouvriers ; elle attache vivement sa guirlande au berceau, dessine quelques pas, en le considérant avec satisfaction, et se place dessous un moment, pour voir si la couronne de fleurs suspendue au sommet tombera bien directement sur la tête de l'objet chéri auquel on la destine. Les villageois profitent de cette occasion, pour offrir à leur jeune maîtresse le tribut de leur reconnaissance. Ils abandonnent un moment leur ouvrage, et se groupent avec empressement, au pied et l'entour du berceau.
SCÈNE II.
Au même instant, le jeune sauvage, armé de son arc et de ses flèches, sort de la maison de Monsieur de Kerkabon, et complète le tableau, en s'arrêtant avec admiration à quelque distance du groupe villageois, L'aimable et modeste Kerkabon se dérobe à cet hommage, pour courir au devant de l'Ingénu, qui lui baise la main avec respect, et prie le ciel d'exaucer ses voeux reconnaissants en faveur de sa bienfaitrice. Elle lui témoigne de nouveau le plus vif intérêt, et le voyant disposé à partir pour la chasse, l'invite à hâter son retour ; il le promet, et après avoir jeté un regard expressif sur l'habitation de mademoiselle de Saint-Yves, après avoir porté la main sur son coeur et poussé un profond soupir, il gagne le sommet de la troisième colline avec rapidité.
SCÈNE III.
À peine le jeune sauvage a-t-il disparu, que, du côté opposé, arrive Gilotin, ridiculement paré, et se disposant à entrer chez Monsieur de Saint-Yves. Mademoiselle de Kerkabon l'aperçoit et l'appelle ; il approche, et frappé des préparatifs de la fête, sans en deviner l'objet, il questionne les villageois et leur maîtresse, qui, tour à tour, se moquent de lui. Mademoiselle de Kerkabon lui fait entendre que d'après l'union projetée, il est honteux pour lui d'ignorer le motif d'une fête dont il devrait être l'ordonnateur. Étonné de cette réponse, il met ses besicles, fouille dans sa poche, en tire un almanach ( un Mathieu Lansberg ), qu'il consulte, y voit que la fête du jour est celle de sa prétendue, et, désespéré de l'avoir oublié, il parcourt la scène avec extravagance, se soufflette à droite et à gauche, et sort, en promettant de réparer bientôt sa faute.
SCÈNE IV.
Mademoiselle de Kerkabon exprime le chagrin que doit éprouver son amie, au moment d'épouser un pareil original.
SCÈNE V.
On entend un bruit sourd. Monsieur de Saint-Yves et Monsieur de Kerkabon, paraissent tour à tour à leur fenêtre ; le premier d'intelligence avec les principaux acteurs de la fête, leur annonce l'arrivée de sa fille Mademoiselle de Kerkabon ordonne aux villageois de se cacher jusqu'au signal convenu. Ils obéissent, après avoir enlevé et fait disparaître dans le feuillage, la couronne suspendue au sommet du berceau. Monsieur de Saint-Yves, et son ami, se font signe de descendre, et au moment où mademoiselle de Saint-Yves ouvre la porte, les autres ferment ensemble leurs fenêtres.
SCÈNE VI.
Mademoiselle de Kerkabon se présente à son amie, qui s'élance pour l'embrasser ; toutes deux se témoignent un attachement sincère, tendre et réciproque. Monsieur de Saint-Yves et Monsieur de Kerkabon entrent doucement en scène, tenant chacun un bouquet, qu'ils cachent derrière leurs dos. À peine se sont-ils rapprochés, que le signal est donné : tous les villageois accourent et forment un groupe de fleurs, une espèce de parterre à l'entour de Mademoiselle de Saint-Yves, qui, placée exactement au milieu ( comme une autre Flore ), reçoit en même temps l'hommage de l'amour paternel, de l'amitié, et de plus respectueuse reconnaissance. Son ravissement égale sa surprise ; elle saisit avec attendrissement le bouquet de son père, ceux de Monsieur et de Mademoiselle de Kerkabon, témoigne à tous l'émotion qu'elle éprouve... L'attendrissement devient bientôt général.
SCÈNE VII.
Gilotin parait, un énorme bouquet à la main ; il perce la foule pour arriver jusqu'à sa prétendue, et se, jetant brusquement à ses pieds, lui présente un ridicule hommage. Mademoiselle de Saint-Yves fuit tour à tour dans les bras de son père, de son amie, et de Monsieur de Kerkabon, pour éviter la persécution d'un homme qu'elle ne peut aimer. Gilotin, la poursuivant, se trouve toujours offrir son bouquet à tout autre qu'à elle : enfin, Monsieur de Saint-Yves s'approche et prend le bouquet, qu'il remet lui même à sa fille, eu l'invitant à mieux accueillir l'époux qu'il lui destine. Elle pousse un douloureux soupir. Monsieur de Saint-Yves rassure Gilotin, en lui promettant de nouveau qu'il deviendra son gendre. La sensible Kerkabon, et son frère s'empressent autour de leur amie, on la conduit sous le berceau... À peine y est-elle arrivée, qu'elle s'y trouve couronnée, et pour ainsi dire, enchaînée de fleurs. Gilotin exprime son admiration.
Pendant cette scène, deux domestiques ont apporté une table essentiellement garnie de fruits et de laitage. Gilotin s'empresse d'y prendre place à côté de sa prétendue... On déjeune, tandis que les villageois se livrent au plaisir de la danse.
GILOTIN.
Que j'aime à voir ces hommages flatteurs,
Qu'ici l'on s'empresse à vous rendre :
Pour un amant bien tendre,
Que ce spectacle a de douceurs !...
SCÈNE VIII.
Vers la moitié du divertissement, le jeune Sauvage accourt du haut de la colline, tenant de la main droite une espèce de trophée de chasse, surmonté d'une poignée de fleurs, et de l'autre son arc. Il dépose respectueusement son offrande aux pieds de Mademoiselle de Saint-Yves, qui la reçoit avec bonté. Il court ensuite embrasser Monsieur de Kerkabon, saisit la main de sa bienfaitrice, qu'il presse contre son coeur, et salue Monsieur de Saint-Yves. Il se tient debout, près de la table, et jeté de temps en temps les yeux sur Mademoiselle de Saint-Yves, qui, s'en apercevant. détourne modestement les siens. Le divertissement continue. On invite Mademoiselle de Saint-Yves à danser avec Gilotin. Elle cherche à s'en défendre ; mais son père l'ordonne, elle obéit. Pendant le pas de deux, dansé ridiculement d'une part, et négligemment de l'autre, l'Ingénu ne s'occupe que de l'objet de sa secrète ardeur, et si l'aimable Saint-Yves laisse, sans le vouloir, échapper un regard de son côté, il éprouve une agitation, un doux frémissement, qu'il réprime aussitôt par respect. Le pas de deux fini, Mademoiselle de Kerkabon veut aussi prendre part au divertissement, elle détermine Monsieur de Saint-Yves à danser avec elle ; Monsieur de Kerkabon choisit, à son tour, une danseuse parmi les plus jeunes villageoises, et tous quatre figurent un menuet, suivi d'une Gavotte nouvelle. Les villageois sont dans l'admiration ; Mademoiselle de Saint-Yves est distraite ; le jeune Sauvage se tient toujours éloigné : Gilotin, très attentif, applaudit à chaque pas. Après la Gavotte, chacun reçoit les compliments d'usage ; enfin, il ne reste plus, pour compléter la fête, qu'a voir danser le jeune Sauvage ; on l'y invite, il s'en défend, sous prétexte de ne savoir que la danse de son pays. C'est précisément cette danse que l'on veut connaître ; on le presse de nouveau ; Mademoiselle de Saint-Yves l'invite à son tour, il cède. Sa danse est vigoureuse et marquée. Il frappe la terre avec force, dessine plusieurs attitudes pittoresques, tourne avec agilité ; la vivacité de ses pas égale la souplesse de ses mouvements ; il enchante les spectateurs, et termine sa danse par une pirouette, arrêtée dans une attitude pittoresque. En tournant, il a laissé tomber, de son sein, un médaillon à deux portraits, dont Gilotin s'empare avec curiosité. On s'approche pour l'examiner. Mademoiselle de Kerkabon, frappée de la ressemblance, le présente vivement à son frère, qui, à son tour, y reconnait l'image d'un frère chéri, mort en Canada, ainsi que sa femme. Il compare la peinture avec les traits du jeune Sauvage, la ressemblance est parfaite. Il s'élance pour embrasser un neveu auquel lui et sa soeur ont servi de parents avant de savoir qu'il était de la famille ; satisfaction générale. Chacun embrasse le cher neveu : Mademoiselle de Saint Yves est la seule qui hésite ; Gilotin se présente à sa place, le jeune Sauvage le repousse. Monsieur de Saint-Yves permet à sa fille d'accorder ce qu'elle refusait par décence ; l'embrassade est donnée et reçue avec ivresse, ce qui donne beaucoup d'humeur à Gilotin, et lui fait quitter brusquement la scène. Monsieur de Kerkabon s'aperçoit du trouble de Mademoiselle de Saint-Yves et du délire de son neveu, il sourit à celui-ci, en lui faisant comprendre qu'il a un peu trop appuyé sur le baiser. Le jeune homme, en montrant celle qu'il n'a pu voir sans l'aimer, répond :
MONSIEUR DE KERKABON.
5 | Ah ! Mon cher oncle, en conscience, |
Dites-moi, n'ai-je pas bien fait ?
Cette réponse, franche et ingénue, fait naître à Monsieur de Kerkabon le désir d'un entretien particulier avec Monsieur de Saint-Yves ; il engage son ami à faire un tour de promenade, pendant lequel il paraît avoir un nouveau projet à lui communiquer ; Monsieur de Saint-Yves accepte. Les deux amis quittent la scène, en se tenant tous les deux sous le bras. Les villageois se dispersent dans la campagne.
SCÈNE IX.
Le jeune Kerkabon, plus libre et moins timide, s'approche de Mademoiselle de Saint-Yves, pour lui faire entièrement l'aveu de son amour ; elle parait sensible, mais elle n'ose encore y répondre. L'aimable tante l'y détermine, en lui donnant l'espoir d'une union plus douce que celle projetée par son père. Kerkabon, impatient, prend enfin qu'il est tendrement aimé de celle qu'il idolâtre depuis longtemps ; son ivresse est au comble ! Elle tient du délire !... Pour le calmer et le rendre à la fois plus digne de plaire, sa jeune tante, qui soigne son éducation, lui propose une leçon de lecture ; elle l'appelle, en courant elle-même se placer sur un banc de gazon qui se trouve vers l'avant-scène, à gauche du spectateur. Il appelle à son tour son amie, et tous trois occupent bientôt le même siège ; la phrase qu'on lui présente exprime des sentiments d'amour. Il la lit couramment, et la répète plussieurs fois avec transport, Mademoiselle de Saint-Yves le félicite de ses progrès, et lui propose, à son tour, une leçon de danse française ; il accepte avec empressement. Mademoiselle de Kerkabon prend son sistre, et le couple amoureux se place au milieu de la scène.
Après quelques temps détachés, quelques développements exécutés avec grâce et précision, par la maîtresse, imités avec série, mais d'une manière chancelante par l'écolier, on passe aux enchaînements, et de suite au genre de danse le plus agréable.
Sous le regard de la beauté, les progrès d'un amant sont rapides : Kerkabon l'éprouve, et devient en un moment assez fort pour seconder l'aimable de Saint-Yves. Vers la fin du pas de deux, d'une exécution brillante et légère, Gilotin parait dans le fond du théâtre, où il se cache un moment derrière un buisson. Il témoigne sa surprise, son mécontentement, et au dernier groupe, il vient passer sa tête sous les bras alors entrelacés. Ne vous gênez pas ! (semble-t-il dire aux amants, qui le fixent avec mépris), ne vous gênez pas !... Il se fâche ; on rit. Il plaisante Mademoiselle de Saint-Yves sur sa leçon de grâces ( bien inutile selon lui ), qu'elle vient de donner... à un Sauvage. L'expression choque le jeune amant, qui menace, à son tour, son rival. Celui-ci fait entendre qu'il ne faut pas plaisanter avec lui, qu'il est crâne, très crâne, et qu'enfin, s'il ne danse pas avec grâce, il sait joliment manier l'épée : à ces mots, les deux femmes éclatent de rire. L'amant défie son rival aux armes, comme à tout ce qu'il voudra entreprendre pour mériter la belle de Saint-Yves. Mademoiselle de Kerkabon, désirant s'amuser aux dépends du fanfaron, court chercher deux fleurets ; elle en présente un à son neveu, l'autre au valeureux Gilotin, qui remue d'abord avec crainte, mais qui, s'apercevant ensuite que ce ne sont que des fleurets, et des fleurets bien boutonnés, se met ridiculement en garde, en provoquant son adversaire.
Il est touché plusieurs fois de suite, et se plaint de ce que son rival tire toujours du côté opposé à sa parade, ils changent de place ; même affront. Gilotin se lasse des bottes simples, et veut tirer à toutes feintes : il est encore plus maltraité ; enfin, profitant d'un moment où le jeune Kerkabon veut bien le ménager, il s'enhardit, pousse botte sur botte, avec obstination, se démène le corps et les bras.... On entend un grand roulement de tambour ; le faux brave, tremblant de tout son corps, abandonne le fleuret, et court se cacher entre les deux femmes.
SCÈNE X.
Un officier, à la tête d'un détachement, portant le drapeau Français, entre en scène au bruit du tambour, et sur l'air :
L'OFFICIER.
Vaillants Français, courez aux armes,
L'ennemi menace vos ports.
Le peuple s'assemble, on distribue des armes. Gilotin cherche à fuir, il est arrêté par un caporal, qui le ramène sur l'avant-scène, et lui présente une épée. Le poltron la refuse, sous prétexte qu'étant fils de bailli, il me doit point se battre : il est homme de plume, dit-il, et point du tout homme d'épée. Kerkabon la demande avec noblesse, et invite le caporal à congédier un lâche ; Gilotin s'enfuit à toutes jambes.
SCÈNE XI.
L'officier examine le jeune homme, dont l'habit n'est, point français. Celui-ci, courant au drapeau et le pressant contre son coeur, fait entendre qu'il est digne de combattre sous lui ; on lui remet l'épée. Mademoiselle, de Saint-Yves veut s'opposer à un funeste départ : la jeune tante exprime aussi ses craintes, pour un neveu qu'elle chérit : Kerkabon les rassure, et court mériter son amante. Les militaires disparaissent, avec lui, par la montagne ; les deux femmes, après l'avoir suivi des yeux le plus longtemps possible, rentrent chez elles en témoignant leurs inquiétudes.
L'entracte doit peindre la bataille dans le lointain. On entend quelques coups de canon de distance en distance.
ACTE II
Mêmes décors qu'au premier Acte.
SCÈNE PREMIÈRE.
Mademoiselle de Saint-Yves sort de chez elle avec désordre, gagne vivement la seconde colline, regarde de tous côtés, revient en scène plus éplorée, cherche au loin, examine, exprime la plus vive inquiétude sur le sort de son amant, et désespérée, accablée de douleur, perd ses forces, chancelle, tombe enfin évanouie.
SCÈNE II.
Aux cris de son amie, Mademoiselle de Kerkabon accourt sur la scène ; elle la cherche un moment, l'aperçoit mourante au pied du berceau, qui naguère lui servit de trône, et vole à son secours : elle la relève avec peine, lui appuie la tête sur son genou, la ranime par ses baisers, la console, lui fait espérer le retour de l'objet qui cause à l'instant ses larmes... À ces mots, Mademoiselle de Saint-Yves recueille un peu de forces, et se groupant avec son amie, prie le ciel d'exaucer le plus doux de ses voeux.
SCÈNE III.
L'officier Français, suivi d'une partie de sa troupe et quelques villageois, encore armés, ramènent le neveu triomphant. À sa vue, Mademoiselle de Saint-Yves reprend toutes ses forces ; il approche, les deux femmes courent ensemble embrasser le vainqueur ; il est au comble de la joie, et fait hommage à sa maitresse d'un drapeau qu'il a enlevé lui-même à l'ennemi.
SCÈNE IV.
Monsieur de Saint-Yves et Monsieur de Kerkabon viennent à leur tour féliciter le jeune homme. Sa belle action mérite une récompense ; Monsieur de Kerkabon l'indique, en montrant l'aimable de Saint-Yves. Son père l'interroge ; baisser les eux est sa réponse : la bonne tante achève l'aveu, en faisant examiner à Monsieur de Saint-Yves le désordre expressif qui existe encore dans les traits et la parure de son amie : cette explication détermine Monsieur de Saint-Yves. Il paiera, s'il le faut, le dédit, et court dégager sa parole, trop légèrement donnée au père de Gilotin. L'officier, sa troupe, et tous les villageois, sortent en même temps, par différents côtés.
SCÈNE V.
Monsieur de Kerkabon, enchanté de ce qu'il vient d'entendre, presse à la fois dans ses bras son cher neveu et celle qu'il espère nommer bientôt sa nièce. Le bonheur de ces amants le transporte, il est ivre de joie, et rentre chez lui, les yeux mouillés des larmes du plaisir.
SCÈNE VI.
La jeune tante, sortie et rentrée pendant la scène précédente, offre à son neveu quelques rafraichissements qu'elle a eu soin d'apporter : une coupe de cristal est présentée par la maitresse, une corbeille de fruits par sa tante. Il prend la coupe, et regardant tour à tour les deux femmes, reçoit d'une main le nectar, et de l'autre l'ambroisie. Le fruit qu'il a choisi est une pomme : inspiré par l'amour, et mettant à profit la fable de Pâris, il saisit le moment où sa tante, ayant laissé tomber quelques fruits, en le regardant, les ramasse, pour offrir en cachette la pomme à la plus belle. La modeste Saint Yves, qui ne croit pas la mériter, la refuse d'abord, mais par réflexion, et formant à son tour une image, elle fixe le lieu où elle se trouve, regarde son amant, (dont le costume prêts à son idée,) et partageant la pomme avec grâce, en offre une moitié à celui que son coeur a choisi pour époux.
SCÈNE VII.
Arrive Gilotin, tout essoufflé, et se plaignant de le préférence qu'on accorde à son rival :
GILOTIN.
Me prend-on pour un sot ?
10 | Et suis-je fait pour l'être ?... |
Ce sont là les paroles qu'il exprime avec force, en chiffonnant sa coiffure, dénouant sa cravate, déboutonnant sa veste, déchirant ses manchettes... Mademoiselle de Kerkabon veut s'opposer à ce qu'il détruise ainsi la plus belle parure : il n'entend rien ; il faut qu'on lui rende, sa prétendue, ou qu'on lui en donne une autre, ça lui est égal ; Mademoiselle de Saint-Yves ou la tante, il lui faut une femme. Étonnée de son impertinence, Mademoiselle de Kerkabon le repousse rudement. Il prend alors un air aimable, il l'assure que si elle daigne un jour répondre à sa tendresse, il lui sera éternellement fidèle ; il va même jusqu'à vouloir tomber à ses pieds... Elle remonte la scène en fuyant, il la suit. Impatientée de ses persécutions, elle lui donne un soufflet. Alors, ne se possédant plus, il se tourne du côté de Mademoiselle de Saint-Yves, l'accuse d'être la cause de l'affront qu'il vient de recevoir, et la menace de de l'épouser malgré elle. Le jeune Kerkabon s'approche avec fierté ; son rival se modérant, lui fait entendre que ce n'est point à lui à qu'il en veut, qu'il l'estime ; qu'il le considère... mais (s'emportant de nouveau), il jure qu'il se vengera de l'oubli d'une ingrate, et du soufflet qu'il a reçu. L'amant heureux le renvoie brusquement ; Mademoiselle de Kerkabon le saisit à son tour, et de pirouette en pirouette, il est conduit jusqu'au pied de la montagne, dont il prend aussitôt la route en courant.
SCÈNE VIII.
Monsieur de Kerkabon, attiré par le bruit, rentre en scène, à l'instant où Gilotin est déjà à moitié de la seconde colline : Mademoiselle de Saint-Yves lui témoigne son inquiétude sur la menace du fils du bailli. Mademoiselle de Kerkabon fait entendre qu'elle va suivre ses pas pour déjouer ses projets et l'accuser lui-même d'infidélité. Le cher oncle est aussi invité à couronner promptement son ouvrage. Le frère et la soeur se rapprochent, jettent un dernier regard sur le couple amoureux, et prennent ensemble la route de Gilotin.
SCÈNE IX.
À peine Mademoiselle de Saint-Yves a-t-elle vu disparaitre Monsieur de Kerkabon et son amie, qu'elle s'aperçoit du danger où l'expose un tête à tête, surtout avec un amant aussi passionné que le sien. Embarrassée, émue, elle ne sait quelle conduite tenir, et croit que le plus sûr est de se retirer. L'ardent Kerkabon, assuré de l'éloignement des personnages précédents, revient en scène au moment où son amante se dispose à la quitter : étonné de ce mouvement, qu'il prend pour de l'indifférence, il s'en afflige. L'aimable de Saint-Yves croit devoir le rassurer sur une crainte injuste, et qui l'offense elle-même. Il lui baise vivement la main pour la remercier. Elle frissonne, et le prie de ne point abuser de la confiance qu'elle lui témoigne en restant seule avec lui.
KERKABON.
Eh ! Quel mal y a-t-il à ça ?
Semble-t-il dire avec une expression naïve.
Nous nous aimons, pouvons-nous être mieux qu'ensemble ?
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
Non.
KERKABON.
Mais.
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
Eh bien ?
Elle lui fait signe de s'éloigner.
Ne vous approchez pas tant.
KERKABON.
Je ne vous comprends pas.
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
Vivement.
Oh ! Si fait moi.
KERKABON.
Se jetant à ses pieds.
Ma chère Saint-Yves !...
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
En s'éloignant.
Voilà précisément ce que je craignais ; je ferai beaucoup mieux de m'en aller.
Elle va pour sortir.
KERKABON avec dépit, et s'opposant à son passage.
Non... vous ne m'aimerez pas.
Elle revient.
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel parti prendre ?
KERKABON.
Toujours avec dépit.
Allez, allez, Mademoiselle, ce que vous faites-là !... Je ne l'oublierai de ma vie.
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
Eh bien ! C'est moi qui ai tort, à présent.
Après un silence et se rapprochant.
Mon ami ?
KERKABON.
Faisant de même.
Plait-il ?
Se rapprochant toujours.
M'en voulez vous encore ?
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
Avec embarras.
Mais...
KERKABON.
Vous vous taisez !
Tout à fait rapproché.
Resterez-vous avec moi ?
MADEMOISELLE DE SAINT-YVES.
Oui.
Il fait un mouvement.
Si vous êtes sage !
Avec impatience et s'éloignant.
Toujours des réponses que je ne puis comprendre.
Vivement et allant à lui.
Eh bien ! Là, calmez-vous, je me dirai plus rien.
Au contraire, il faut parler, répondre : Je t'aime ! je t'adore ! Répète avec moi ces mots charmants.
Elle répète, avec la plus tendre expression.
Je t'aime ! Je t'adore !...
Se jetant à ses pieds.
Je suis le plus heureux des mortels ! ....
Un pas de deux, commencé doucement, gradué avec art, et terminé avec chaleur : conduit enfin cette scène au degré d'expression nécessaire à l'intelligence de la scène suivante. Vers la fin du pas, Kerkabon ne se possède plus d'amour. Il oppose la force à la résistance, poursuit son amante, le regard enflammé, parvient à la saisir, et profitant de ses avantages, lui ravit un baiser. Au commencement de la course, Gilotin a paru sur la seconde colline, et craignant l'enlèvement de sa prétendue, sans oser s'y opposer, il est retourné sur ses pas. Ici, ( c'est-à-dire, à l'instant où la jeune amante est saisie, où le baiser va être pris, ) arrivent par la même colline Monsieur de Saint-Yves, Monsieur de Kerkabon et sa soeur, tous trois appelés par Gilotin, qui, les rendant témoins de ce qui se passe, leur fait compliment du respect avec lequel le cher neveu traite sa future.
SCÈNE X.
Après un mouvement de surprise bien marqué, Monsieur de Saint-Yves, l'oncle et sa soeur, Gilotin lui-même (mais en dernier), descendent rapidement la montagne, pour venir accabler Kerkabon des plus terribles reproches. Mademoiselle de Saint-Yves va pour se jeter aux genoux de son père.... qui la repousse avec sévérité. Le jeune Sauvage ignore son crime, et pendant les reproches qui lui sont faits, conserve le calme de l'innocence. Monsieur de Saint-Yves lui fait entendre que sans l'étroite amitié qui l'unit à Monsieur de Kerkabon, il le livrerait sur le champ à toute la sévérité des lois. Il lui déclare qu'il ne doit plus compter sur la possession d'une femme qu'il a cessé de respecter, et lui ordonne de fuir pour toujours sa présence : se tournant ensuite vers sa fille, il lui montre le couvent ( dont l'entrée est en face du spectateur ). Elle frémit : il la force d'y suivre à l'instant ses pas. Gilotin, se frottant les mains, exprime sa satisfaction sur le parti que vient de prendre le papa Saint-Yves ; il se réjouit de la séparation des amants, dont il est en partie l'auteur, et il court en porter la nouvelle à tout le village. Il sort du côté qu'il est entré ; c'est-à-dire, par la seconde sortie.
SCÈNE XI.
Le jeune Kerkabon, qui vainement a voulu suivre son amie, séparé d'elle, et pour jamais, s'abandonne au plus affreux désespoir ; il l'appelle en tendant les bras vers le lieu qui la dérobe à ses regards, il l'appelle... et voyant qu'elle me répond pas, il parait vouloir renoncer à la vie, il s'échappe des bras qui lui sont ouverts, et va tomber sur le banc de gazon, placé à gauche du spectateur. Les généreux parents s'empressent à lui témoigner l'intérêt le plus tendre !... Celui que l'on doit au malheur.
KERKABON.
Qu'ai-je donc fait, dit-il, pourquoi cette défense ?
N'est-elle pas à moi ? n'a-t-elle pas ma foi ?
Se levant brusquement et parcourant de nouveau la scène.
Que me suis-je encor dans nos bois,
Loin de ces funestes rivages ?
Fixant avec égarement les personnes qui l'entourent.
15 | C'est vous, cruels, vous et vos lois ; |
C'est vous qu'on doit nommer sauvages.
À la fin de l'air, Monsieur de Saint-Yves revient du couvent ; le malheureux Kerkabon l'aperçoit, et s'enfuit par le côté opposé.
SCÈNE XII.
On fait remarquer à Monsieur de Saint-Yves dans quelle affreuse situation le parti qu'il vient de prendre plonge un jeune amoureux, qui, méconnaissant les usages, les moeurs du pays qu'il habite, n'a d'autres torts que ceux d'une âme brûlante. Monsieur de Kerkabon ajoute que si son neveu a la tête un peu exaltée, en revanche il possède un coeur excellent ; qu'il est vaillant, honnête, plein de franchise.... enfin, qu'il mérite d'être traité avec moins de rigueur. En achevant ces mots, il presse son ami dans ses bras ; la bonne tante imite son frère. Monsieur de Saint-Yves, d'abord inexorable, commence à s'attendrir... On entend sonner l'alarme dans l'intérieur du couvent. Le jeune Kerkabon, réduit au désespoir, a formé le dessein d'en lever sa maitresse. On l'a vu, pendant la scène précédente, traverser le théâtre, une hache à la main, et escalader les murs du couvent.
SCÈNE XIII ET DERNIÈRE.
On le voit s'élancer à travers le portail, qui s'ouvre, avec fracas. Il entraîne d'une main son amante, et de l'autre, toujours armé, il menace quelques jardiniers du couvent, qui le poursuivent jusques sur la scène. En même temps Gilotin, du haut de la seconde colline, accourt à la tête d'une troupe de villageois, armés, de pioches, de bêches, de râteaux, etc. et qui, comme lui, restent saisis d'effroi sur la montagne, à l'apparition subite d'un peloton de soldats, qui, arrivé sur la scène, et commandé par l'officier Français, les met vivement en joue. Monsieur de Saint-Yves, l'épée à la main, court au devant du ravisseur ; l'oncle l'arrête au milieu du théâtre ; la jeune tante oppose son corps au coup qu'il allait porter, et Kerkabon, mettant bas les armes, se précipite, avec son amante, aux pieds d'un père irrité.
KERKABON.
Tableau général.
Après un silence, assez long pour reposer les yeux du spectateur, qui doivent avoir peine à suivre les vivacités des mouvements précédents, l'infortuné Kerkabon, abattu par le malheur, offre ses jours pour réparer sa faute :
Mais au moins,
dit-il avec prière et les mains jointes,
ne punissez que moi.
Son amante, éplorée, lit l'arrêt du coupable dans les yeux de son père, et détourne la vue, en cachant sa figure avec ses mains. Monsieur de Saint-Yves ordonne à l'officier de saisir le ravisseur. Kerkabon se lève, pour obéir de lui-même à cet ordre ; sa maîtresse s'y oppose : l'oncle et la tante gémissent à part d'un acte de rigueur, que l'imprudent neveu n'a que trop mérité.
L'OFFICIER répond noblement à Monsieur de Saint-Yves :
Je n'obéirai point à cet ordre inhumain.
Le père, étonné de cette réponse, s'en offense. Les parents du jeune homme, et sa maîtresse elle-même, conçoivent quelqu'espoir. L'officier continue à Monsieur de Saint-Yves, en lui montrant sa fille :
L'OFFICIER.
Père trop rigoureux, vous perdez votre enfant.
Monsieur de Saint-Yves, à cette idée, frémit involontairement. Monsieur et Mademoiselle de Kerkabon, profitant d'un mouvement de sensibilité, s'approchent avec intérêt, lui montrant à leur tour les amants, et commencent en duo :
MONSIEUR DE KERKABON.
20 | Ils vous chériront : |
MADEMOISELLE DE KERKABON.
Ils vous béniront.
LES AMANTS.
Peu à peu, les amants se rapprochent aussi, et répétant avec leurs généreux protecteurs :
Nous vous chérirons ;
Nous vous bénirons.
Monsieur de Saint-Yves commence à s'attendrir ; une foule de nouveaux villageois ( ceux de la fête ), arrivés mystérieusement en scène, pendant le morceau de musique, se réunissent aux acteurs précédents. On entoure Monsieur de Saint-Yves ; on se met doucement à genoux en implorant sa clémence ; l'officier, ( qui a été chercher le drapeau enlevé sur l'ennemi par le jeune homme ), détaché du groupe, et un peu en avant, montre ce drapeau à Monsieur de Saint-Yves ; celui-ci, pressé de toutes parts, et naturellement bon, cède à l'impulsion de son âme et aux instances qui lui sont faites, il relève les amants, les embrasse, les unit. - Le groupe de villageois placé sur la montagne, et toujours observé par les soldats qui seulement ont cessé de le tenir en joue, s'en retournent vivement sur ses pas. Les jardiniers rentrent dans le couvent ; le peloton de soldats se développe des deux côtés du théâtre. Gilotin vient se jeter aux pieds de son rival, qui, généreux à son tour, lui pardonne. L'officier se place avec les principaux acteurs, sous le berceau, doucement décoré par le drapeau Français, qu'on suspend au-dessus de la couronne, et le drapeau ennemi, qu'on dépose aux pieds du vainqueur. Enfin, pour exprimer la la satisfaction générale, on exécute un divertissement, moitié villageois, moitié militaire, auquel chacun prend part. Le but étant de célébrer à la fois, et la Gloire et l'Amour. Après différentes entrées, différents caractères de danses, le groupe final présente des couronnes de lauriers, entrelacées et réunies par des guirlandes de fleurs.
Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606