COMÉDIE EN DEUX ACTES
1829
PARIS DIDIER, LIBRAIRE ÉDITEUR, 33, Quai des Augustins.
BELIN-LEPRIEUR ET MORIZOT Éditeurs, 5 rue Pavé-Saint-André.
Texte établi par Paul Fièvre
Publié par Paul FIEVRE, décembre 2018.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:33.
Quand vous scierez les grains de votre terre, vous ne les couperez point jusqu'au pied, et vous ne ramasserez point les épis qui seront restés ; mais vous les laisserez pour les pauvres et les étrangers...
LE LÉVITIQUE, chap. XXIII.
Lorsque vous aurez coupé vos grains dans votre champ, et que vous y aurez laissé une javelle par oubli, vous n'y retournerez point pour l'emporter ; mais vous la laisserez prendre à l'étranger, à l orphelin et à la veuve, afin que le Seigneur votre Dieu vous bénisse dans toutes les oeuvres de vos mains*.
DEUTÉRONOME, chap. XXIV.
* Dieu fait le même commandement pour les fruits des oliviers et de la vigne.
NOTICE
L'histoire de Ruth est un chef-d'oeuvre de sentiment et de simplicité, un monument précieux des moeurs antiques. En voici un extrait tiré de l'Écriture-Sainte : Noémi avait pour mari Élimélech. Il arriva une famine dans Israël, qui obligea Noémi et son mari de quitter Bethléem. Ils allèrent avec leurs deux fils, Mahalon et ChÆion, au pays des Moabites. Les enfants de Noémi épousèrent des filles de Moab : la femme de Chélion s'appelait Orpha; celle de Mahalon se nommait Ruth. Noémi passa dix ans dans cette terre étrangère : elle y perdit son mari et ses deux fils. Alors Noémi résolut de retourner à Bethléem. Étant en chemin pour s'y rendre, elle exhorta ses deux belles-filles, qui l'accompagnaient, à retourner dans leur patrie et les embrassa; les deux belles-filles se mirent à pleurer, en disant : « Nous irons avec vous parmi ceux de votre peuple. » Noémi n'y voulut point consentir : « Retournez dans votre maison ; laissez-moi ; car la main du Seigneur s'est appesantie sur moi... » Les belles-filles élevèrent encore leurs voix, et elles recommencèrent à pleurer. Orpha baisa sa belle-mère et s'en retourna ; mais Ruth s'attacha à Noémi sans la vouloir quitter... Elle lui dit : « J'irai avec vous, et partout où vous demeurerez, j'y demeurerai ; votre peuple sera mon peuple, et votre Dieu sera mon_Dieu ; la terre où vous mourrez me verra mourir, et je serai ensevelie où vous le serez. Je veux bien que Dieu me traite dans toute sa rigueur, si jamais rien me sépare de vous que la mort seule. » Ruth et Noémi partirent ensemble, et s'établirent à Bethléem. Ruth va glaner dans le champ de Booz, son allié, qui la loue de son attachement pour sa belle-mère. Booz ordonne qu'on laisse exprès des épis à terre pour elle, et la fait dîner avec ses moissonneurs ; Ruth porte à sa belle-mère la plus grande partie de la portion qu'on lui donne. Noémi conseille à Ruth de se parfumer d'huile de senteur, de prendre ses plus beaux habits, et d'aller trouver Booz, pour l'engager à l'épouser, parce qu'il est son plus proche parent. Ruth obéit à sa belle-mère. Booz répond qu'il est en effet parent d'Élimélech; mais qu'il y en a un autre plus proche que lui. Booz prend dix hommes des anciens de la ville ; il va avec eux à la porte de la ville, et fait venir devant les juges le plus proche parent. Ce dernier cède à Booz le droit qu'il avait d'épouser Ruth ; et, suivant la coutume, afin que la cession fût ferme, le proche parent ôta son soulier et le donna à Booz. Après cette cérémonie, Booz épousa Ruth, qui ne voulut point se séparer de Noémi. Il naquit à Ruth un fils, que Noémi éleva. On nomma cet enfant Obed ; il fut père d'Isaï, et Isaï fut père de David. Ainsi cet enfant fut, selon la chair, un des ancêtres de Jésus-Christ. L'Écriture ne parle pas de l'âge de Booz : d'après l'exposition des faits, il semble que Ruth était dans la première jeunesse, et Booz d'un âge mûr. C'est ainsi qu'ils sont représentés l'un et l'autre.
À PAMÉLA.
Lorsque je vous ai lu l'histoire de Ruth, vous avez été surtout frappée de ces mots : « Partout où vous demeurerez j'y demeurerai; votre peuple sera mon peuple, et votre Dieu sera mon_Dieu. » Vous m'avez priée de faire une comédie sur ce sujet, et de vous la dédier ; ainsi, mon enfant, cette petite pièce vous appartient. Personne ne peut mieux que vous juger si j'ai peint avec vérité la reconnaissance et l'attachement que doivent inspirer les soins et la tendresse d'une mère d'adoption : si vous trouvez que Ruth, lorsqu'elle parle de Noémi, s'exprime comme vous sentez, je serai satisfaite de mon ouvrage.
PERSONNAGES
NOÉMI, veuve d'Élimélech.
RUTH, du pays de Moab, belle-fille de Noémi et veuve de Mahalon.
BOOZ, fils de Salmon, proche parent de Noémi.
JÉPHONÉ, vieux serviteur de Booz, chargé de surveiller les moissonneurs.
TROUPE DE MOISSONNEURS ET DE GLANEUSES.
Le théâtre représente une partie des champs de Booz.
issu de THÉÂTRE D'ÉDUCATION à l'usage de la Jeunesse par Mme de Genlis, Nouvelle édition revue et corrigée, pp. 233-256
ACTE I
SCÈNE I.
Jéphoné, Troupe de moissonneurs et de jeunes
glaneuses travaillant dans le fond du théâtre.
JÉPHONÉ, aux moissonneurs.
Courage, mes enfants ! Voici l'heure où bientôt Booz, notre bon maître, va se rendre dans ce champ ; qu'il trouve les travaux avancés : allons, allons ! Ophéra, relevez ces gerbes ; Azan, Ramuth, et vous Taphir, arrangez ces paniers ; ôtez-les du chemin, et placez-les auprès des boisseaux. Épher, que faites-vous là ? Ne vous ai-je pas dit de suivre les glaneuses, et d'avoir l'oeil sur elles ?... Allez, je vous suivrai dans un instant... Morpha, préparez des liens de paille et d'osier, hâtez-vous. Que n'avez-vous tous l'activité que j'avais à votre âge, lorsque je servais Salmon, le père de mon maître !... Mais n'entends-je pas la voix de Booz ?... Justement, c'est lui-même.
SCÈNE II.
Jéphoné, Booz dans le fond du théâtre ; il marche lentement en regardant avec attention toutes les jeunes glaneuses.
JÉPHONÉ.
Booz ne me voit pas ; il paraît chercher quelqu'un ; c'est moi, sans doute...
Il s'avance vers Booz.
BOOZ.
Jéphoné...
JÉPHONÉ.
Me voici, mon maître.
BOOZ, d'un air distrait et rêveur.
Elle n'est pas ici !...
JÉPHONÉ.
Vous m'avez appelé ?
BOOZ, s'arrêtant.
Dis-moi...
JÉPHONÉ.
J'écoute.
BOOZ.
Sais-tu le nom de toutes les glaneuses qui viennent ordinairement dans ce champ ?
JÉPHONÉ.
Mais... Oui, à peu près ; si vous le désirez, je vais vous nommer celles que vous voyez là-bas?
BOOZ.
Et celles qui n'y sont pas aujourd'hui... et qui, ces jours passés, s'y rendaient matin et soir ?... Par exemple, je voudrais savoir le nom de cette jeune fille à laquelle j'ai parlé hier.
JÉPHONÉ.
Je n'ai pas pris garde ; mais... cette jeune fille, qu'a-t-elle de remarquable ?
BOOZ.
Un air de modestie, de candeur...
JÉPHONÉ.
Oh, sûrement c'est Ruth, la Moabite.
BOOZ.
Elle est étrangère ?
JÉPHONÉ.
Oui, et depuis peu à Bethléem.
BOOZ.
C'est pour sa mère qu'elle glanait ?... Écoute, Jéphoné, si elle revient... sème des épis sur son passage, mais adroitement, sans qu'elle s'en aperçoive...
JÉPHONÉ.
Oui, j'entends, comme vous m'avez ordonné de le faire pour tous les pauvres vieillards qui viennent glaner ici. Ô mon maître, il est juste que vos champs fructifient ! Le ciel les bénira toujours, les malheureux y trouvent leur subsistance.
BOOZ.
Je ne fais qu'obéir aux commandements du Seigneur. En formant l'homme à son image, le Créateur lui inspira la pitié, et lui fit un devoir de céder à ce mouvement si doux : sa loi juste et sainte nous ordonne d'être compatissants, et il a mis au fond de tous les coeurs le sentiment qui nous y porte... Mais, Jéphoné, tourne les yeux vers cette colline... Vois-tu cette jeune fille qui descend de la montagne ?
JÉPHONÉ.
Eh quoi, ne la reconnaissez-vous pas ? C'est Ruth, dont nous parlions tout à l'heure.
BOOZ.
Il faut que je l'interroge sur sa famille, sur sa situation.
JÉPHONÉ.
Les moissonneurs s'éloignent et passent dans le champ voisin ; Ruth va s'arrêter à glaner dans celui-ci; voulez-vous que je l'appelle ?
BOOZ.
Oui, cours la chercher. Dis-lui... que je lui demande un moment d'entretien... Pendant que je lui parlerai, aie soin de répandre de l'orge près de l'endroit où elle déposera sa corbeille. Tu peux même y laisser une javelle tout entière. Elle aura bien la force de porter à sa maison une javelle et sa corbeille remplie d'orge ; qu'en penses-tu ? [ 1 Javelle : Terme d'agriculture. Nom donné à des poignées de blé scié, qui demeurent couchées sur le sillon jusqu'à ce qu'on en fasse des gerbes. Mettre du blé, de l'avoine en javelle. [L]]
JÉPHONÉ.
Oh, oui, d'autant que cette corbeille est très légère et fort petite.
BOOZ.
Ne pourrais-tu lui en donner une plus grande ?
JÉPHONÉ.
Je m'empresserai de vous obéir.
Il fait un mouvement pour s'éloigner.
BOOZ.
Jéphoné, tu la feras dîner avec les moissonneurs.
JÉPHONÉ.
Mais nous avons toujours un dîner pour les glaneuses.
BOOZ.
Il suffit, va la chercher.
Jéphoné s'éloigne.
BOOZ, seul.
Si jeune, si belle, et dans une telle misère !... La protéger, la secourir, c'est remplir un devoir... Cependant je ne ressens point cette douce et pure satisfaction que j'éprouvai plus d'une fois en pareille circonstance !... Je ne sais ce qui se passe au fond de mon coeur... Depuis huit jours l'image de cette jeune fille me poursuit en tous lieux... Rien ne peut m'en distraire... La voici ; elle n'ose s'avancer... Sa timidité m'impose ! Comment la rassurer si je suis interdit moi-même ?
JÉPHONÉ, à Ruth.
Venez donc ; pourquoi tremblez-vous ? Il est si bon !... Le voilà ; il vous attend... Je vous laisse avec lui...
À part.
Allons chercher et l'orge la javelle.
Il sort.
SCÈNE III.
Booz, Ruth.
BOOZ, à part.
Que son embarras la rend touchante !...
RUTH, à part.
Que me veut-il ?...
BOOZ.
Approchez, Ruth, approchez, et répondez-moi sans défiance, sans crainte.
RUTH.
La défiance ! Je ne la connus jamais... Ce n'est pas vous, Seigneur, qui pourriez l'inspirer... Mais... Je suis troublée...
BOOZ.
Pourquoi ?
RUTH.
Je ne sais...
BOOZ.
Depuis le jour où je vous vis pour la première fois... Je m'intéresse à vous.
RUTH.
Ce jour... Je me le rappelle aussi !... C'était à la fontaine de Siréa.
BOOZ.
Vous marchiez à côté de votre mère, retenant d'une main un grand vase rempli d'eau que vous portiez sur votre épaule... Je vous offris en vain de me charger de votre fardeau...
RUTH.
J'étais si interdite, que je n'osai vous remercier... Combien je me le suis reproché !...
BOOZ, à part.
Chacun de ses mots pénètre au fond du coeur !..
Haut.
Dites-moi, Ruth, avez-vous le projet de vous fixer à Bethléem ?
RUTH.
Oui, seigneur ; ce pays est celui de ma mère, il est devenu le mien.
BOOZ.
Vous aimez votre mère ?
RUTH.
Je le dois.
BOOZ.
Qu'elle est heureuse d'avoir une aussi bonne fille ! À quoi vous occupez-vous l'une et l'autre ? Quel est votre genre de vie?
RUTH.
Durant le jour je vais glaner, et nous filons le soir... parfois bien avant dans la nuit, moi surtout ; car, lorsque ma mère est couchée, si l'ouvrage nous presse, je me lève doucement, je rallume notre lampe, et je travaille jusqu'au point du jour.
BOOZ.
Si délicate et si jeune, comment pouvez-vous supporter tant de fatigues ?
RUTH.
En filant je vois dormir ma mère, je pense que je travaille pour elle, qu'à son réveil elle me bénira, et la nuit s'écoule doucement.
BOOZ.
Quel plaisir je goûte à vous entendre !...
RUTH.
De tels détails pourraient-ils intéresser ? Mais vous m'avez ordonné de répondre, j'obéis...
BOOZ.
Le ciel est juste, et vous êtes en droit d'attendre tout de lui ; il ne laissera point sans récompense tant d'innocence et de vertu.
RUTH.
Qu'il me conserve ma mère !...
BOOZ.
Il vous doit encore un mari digne d'assurer votre bonheur et le sien !...
RUTH.
Sa bonté daigna nous accorder un sort aussi digne d'envie ; mais !...
BOOZ.
Qu'entends-je ! Seriez-vous mariée ?
RUTH.
Hélas ! Seigneur, je suis veuve.
BOOZ.
Veuve !... À votre âge !...
RUTH.
Je suis dans ma dix-huitième année : je n'avais pas quinze ans quand j'épousai Mahalon ; et je le perdis au bout de dix mois...
BOOZ.
Qu'il a dû regretter la vie !... Combien y doit attacher une jeune femme aussi douce, aussi vertueuse ! Adieu, Ruth ; venez toujours glaner dans mes champs, accordez-moi cette préférence, je le désire... Je vous en prie... Adieu...
À part.
Allons cacher un trouble que je ne saurais dissimuler.
Il sort.
SCÈNE IV.
RUTH, seule, le regardant sortir..
Il a cru un moment que mon mari vivait encore !... De quel ton il s'est écrié : « Qu'entends-je ! Seriez-vous mariée ?... Que lui importe ?... Sa voix était tremblante... Son air, ses regards m'ont causé un saisissement !... « Veuve à votre âge ! » m'a-t-il dit...
En soupirant.
Oui, c'était l'étonnement... Voilà tout... Retournons à l'ouvrage !... Qu'il fait chaud aujourd'hui ! Je me sens déjà lasse, je puis à peine me soutenir ; reposons-nous un peu sur cette pierre.
Elle s'assied, et devient rêveuse. Après un moment de silence :
Je voudrais savoir ce que pensera ma mère de cet entretien... Comment lui peindre l'embarras de Booz, son regard... et quand je lui ai répondu que j'étais veuve, la joie qu'il a laissée briller ?... Si ma mère eût pu le voir, elle me dirait ce qu'elle en pense... Eh bien, je ne sais si j'oserai lui conter... C'est une folie... Il vaut mieux n'en point parler... J'ai le coeur triste... Je suis fatiguée... Le soleil est si ardent !...
Elle retombe dans une profonde rêverie.
SCÈNE V.
Ruth, Jéphoné.
JÉPHONÉ, au fond du théâtre.
Comment ! Elle est assise, elle ne travaille pas !... L'orge que j'ai répandue là, et tout exprès pour elle, elle ne l'a même pas vue...
Il s'approche.
Et bien, Ruth, à quoi pensez-vous? Si vous n'êtes pas plus laborieuse, mon maître ne vous protégera point.
Je vais chercher ma corbeille...
JÉPHONÉ.
Je m'attendais à vous trouver à l'ouvrage...
RUTH.
Je m'y mets sans délai...
JÉPHONÉ.
Booz m'a commandé de ne point souffrir ici de paresseux...
RUTH.
Oh, ne me renvoyez pas de ce champ !... Je n'irais pas dans un autre, et je serais si malheureuse !...
JÉPHONÉ.
Allons, allons, ne vous affligez pas, et réparez le temps perdu.
Ruth s'éloigne, va prendre sa corbeille se met à glaner.
Que sa douceur me touche !...
RUTH, dans le fond.
Quelle quantité d'orge !... Mais il n'est pas possible qu'en moissonnant on en ait tant laissé ! Et une javelle tout entière !...
Elle se rapproche de Jéphoné.
Je n'ose prendre tout ce que je trouve...
JÉPHONÉ.
Prenez, prenez... vous le pouvez.
RUTH.
Mais venez voir ce qui est répandu autour de ma corbeille...
JÉPHONÉ, en souriant.
Emportez tout, je vous le permets...
RUTH.
Pardon... mais Booz sait-il ?...
JÉPHONÉ.
Que de scrupules !... Allez, vous dis-je ; je n'agis que par les ordres de mon maître...
RUTH.
Ah ! Maintenant je vais ramasser cette orge avec un plaisir !...
JÉPHONÉ.
Écoutez : quand vous aurez fini, comme votre maison est à deux pas d'ici, vous irez porter chez vous ce que vous aurez glané ; ensuite vous reviendrez, et je vous donnerai à dîner...
Il fait quelques pas et revient.
N'oubliez pas remporter la javelle... Entendez-vous ?
RUTH.
Quoi ! La javelle... tout entière ! Booz l'a donc permis ?...
JÉPHONÉ.
Je n'ai jamais vu de fille si curieuse...
RUTH.
Mais, de grâce, répondez-moi, ou bien je n'oserai jamais toucher à cette belle javelle...
JÉPHONÉ, avec humeur.
Eh ! Croyez-vous que je vole mon maître pour vous ?...
RUTH.
Oh ! Ne vous fâchez pas... À présent je suis satisfaite.
JÉPHONÉ.
Adieu, hâtez-vous, et soyez ici dans une demi-heure.
Il sort.
SCÈNE VI.
RUTH, seule, achevant de ramasser l'orge.
Booz ! C'est votre main bienfaisante qui me donne tout cela ; je ne tiens rien du hasard... Quelle sera la joie de ma mère à la vue de cette belle javelle, de cette corbeille remplie d'orge ! Elle bénira la bonté de Booz... Qu'il me sera doux d'entendre louer son nom !... Avant de se coucher ma mère priera le Seigneur pour lui... Ses prières sont si touchantes !... À genoux près d'elle, je les répéterai... et quand elle prononcera le nom de Booz... Mais je me sens émue !... C'est bien naturel... Booz est mon bienfaiteur, celui de ma mère ; car tout ce que je vais emporter est pour elle !... Oh ! Que la reconnaissance est un doux sentiment !... Quelqu'un vient... C'est ma mère !...
SCÈNE VII.
Ruth, Noémi.
RUTH.
J'allais retourner près de vous, ma mère... Regardez cette corbeille, cette grosse javelle, et mon voile rempli d'orge : eh bien, tout cela est à vous...
NOÉMI.
Est-il possible ?...
RUTH.
Il avait recommandé de répandre avec abondance de l'orge auprès de ma corbeille... Il veut que je vienne chaque jour glaner dans ses champs... Je l'ai vu... Il est d'une bonté !... Si vous saviez tout ce qu'il m'a dit !...
NOÉMI.
C'est de Booz que tu me parles ?...
RUTH.
Et de quel autre pourrais-je parler ainsi ?...
NOÉMI.
Ma fille, écoute...
RUTH.
J'écoute, ma mère...
NOÉMI.
Après vingt années passées dans une terre étrangère, je suis revenue en ce pays, inconnue à tout le monde, tant les chagrins m'ont vieillie ! Qui pouvait se rappeler cette Noémi qu'on a vue jadis partir de Bethléem dans la fleur de l'âge, mère alors de deux enfants chéris... Accompagnée d'un mari jeune et riche, aujourd'hui veuve et dans la misère ? J 'espérais retrouver ici quelques parents ; mais la mort les a sans doute enlevés. Cependant des informations prises en secret viennent de me faire faire une importante découverte. Je t'attendais pour t'en instruire ; mais ne pouvant plus résister à mon impatience, je suis venue te trouver...
RUTH.
Ma mère... Vous me voyez inquiète !... Je n'ose vous questionner... Je ne sais quoi de triste dans votre regard... Ah ! Ne me dites pas ce secret.
NOÉMI.
Rassure-toi, chère enfant; je n'ai rien que d'heureux à t'apprendre...
RUTH.
Cependant vos yeux sont remplis de larmes !...
NOÉMI.
Il est vrai... Ma fille, tu sais combien je t'aime !... Ton bonheur est tout pour moi... Mais s'il fallait nous séparer...
RUTH.
Nous séparer !... Que dites-vous ?... Ma mère, n'ai-je pas fait le serment de ne vous quitter jamais ? Mais qu'avez-vous donc appris ?...
NOÉMI.
On pourrait nous écouter ici ; prends ta corbeille, et retournons à la maison ; là je te dirai tout.
RUTH.
Auparavant, promettez à votre fille de ne jamais vous séparer d'elle...
NOÉMI.
Doutes-tu de mon coeur, de mon affection pour toi ?...
RUTH.
Faites-moi cette promesse...
NOÉMI.
Viens, suis-moi...
Elle fait quelques pas pour s'en aller.
RUTH.
Vous ne répondez pas ?...
NOÉMI, en s'en allant.
Retournons à la maison.
RUTH, la suivant.
À part.
Ah ! Dans quel trouble elle m'a jetée...
Elles sortent.
ACTE II
SCÈNE I.
Booz, Jéphoné.
JÉPHONÉ.
Il a bien fallu répondre à ses questions ; ainsi elle a découvert tout ce que vous m'aviez ordonné de lui laisser ignorer.
BOOZ.
Les coeurs reconnaissants pénètrent si facilement de pareilles intentions ! Un instinct sûr leur fait découvrir les bienfaits que la délicatesse voudrait leur cacher. As-tu fait dire à sa mère de venir me parler ?
JÉPHONÉ.
Oui, maître ; et sûrement elle ne tardera pas à se rendre ici.
BOOZ.
Ruth a dîné avec les glaneuses ?
JÉPHONÉ.
Elle est revenue très tard, alors que le dîner y était presque fini. Ce que je lui ai donné, elle l'a mis dans une corbeille, et l'a emporté chez elle...
BOOZ.
Pour sa mère, j'en suis sûr !...
JÉPHONÉ.
Il se pourrait ; car avant-hier elle garda aussi son dîner. Sa mère étant venue la retrouver dans le champ, Ruth lui présenta sa portion en lui disant : « J'ai bien dîné, et je vous ai réservé cela. » Cependant elle n'avait mangé qu'un petit morceau de pain.
BOOZ.
Je t'avais recommandé de lui donner aujourd'hui des fruits, des légumes...
JÉPHONÉ.
Oui, et en outre, de doubler la portion ordinaire ; c'est ce que j'ai fait...
BOOZ.
Mais tu aurais dû l'engager à manger devant toi.
JÉPHONÉ.
Elle s'y est refusée ; elle était triste, pensive...
BOOZ.
Triste ?...
JÉPHONÉ.
Je crois même qu'elle avait pleuré.
BOOZ.
L'as-tu questionnée ?
JÉPHONÉ.
Non ; vous ne m'aviez pas dit de le faire...
BOOZ.
J'aperçois sa mère ; laisse-moi, Jéphoné.
JÉPHONÉ.
Ruth, sans doute, l'aura suivie jusqu'à l'entrée du champ...
BOOZ.
Va la trouver ; dis-lui qu'elle attende sa mère dans ma maison... Noémi s'approche, va...
JÉPHONÉ, en s'en allant.
Vous me renvoyez, c'est pour faire en secret quelque bonne action ; il y a longtemps que j'y suis habitué !...
Il sort.
BOOZ, seul.
Une bonne action ! Oui, sans doute, c'en est une ; mais je n'ose interroger mon coeur sur le motif qui m'y porte.
SCÈNE II.
Booz, Noémi.
BOOZ.
Venez, Noémi, je vous attendais avec impatience.
NOÉMI.
En me faisant appeler, Seigneur, vous avez prévenu mes voeux, car je désirais vous parler...
BOOZ.
Il me sera doux de vous satisfaire encore dans tout ce que vous aviez le dessein de me demander.
NOÉMI, à part.
Qu'il est loin d'imaginer ce que j'ai à lui dire !
BOOZ.
Je connais votre situation... Votre tendresse pour votre fille... Cette fille si digne d'être aimée !...
NOÉMI.
Ruth est la consolation de mes vieux jours, mon unique soutien, le seul bien qui me reste. La reconnaissance que m'inspirent ses soins et son attachement est d'autant plus vive, qu'en travaillant pour moi, en me consacrant sa vie, elle ne remplit pas un devoir obligé : je ne suis point sa mère.
BOOZ.
Qu'entends-je !... Quoi ! Ruth n'est pas votre fille ?
NOÉMI.
Ruth est la veuve de l'un de mes fils. J'étais mère de deux enfants, ils ne sont plus ! Le ciel a voulu que je survécusse à cette perte : il m'a donné Ruth.
BOOZ.
Je ne reviens pas de ma surprise ! Ruth est Moabite, et vous êtes née à Bethléem !...
NOÉMI.
Oui, seigneur. Veuve, et privée de mes enfants, je quittai cette terre étrangère où j'avais tout perdu. Ruth voulut me suivre ; je m'opposai vainement à ce dessein. « Laissez-moi, lui dis-je ; vous pouvez vivre heureuse dans votre patrie ; ne me suivez point, car la main du Seigneur s'est appesantie sur moi. J'irai avec vous, répondit Ruth ; votre peuple sera mon peuple, votre Dieu sera mon Dieu ; la terre où vous mourrez me verra mourir, et je serai ensevelie où vous le serez. Que Dieu me traite dans toute sa rigueur si jamais rien me sépare de vous que la mort seule. » En parlant ainsi, Ruth me serrait dans ses bras, elle pleurait, je pleurais comme elle... Nous partîmes ensemble.
BOOZ.
Ô Ruth !... Combien vous devez l'aimer !... Mais achevez de m'instruire de tout ce qui vous touche. Comment s'appelait votre mari?
NOÉMI.
Son nom, Seigneur, ne doit pas vous être inconnu : il se nommait Élimélech.
BOOZ.
Élimélech !...
NOÉMI.
Vous étiez bien jeune quand nous quittâmes Bethléem ; mais vous avez dû entendre parler d'Élimélech à Salmon, votre père.
BOOZ.
Il me semble qu'Élimélech était le voisin de mon père, et même son parent ?
NOÉMI.
Rien n'est plus vrai : je n'avais conservé qu'une idée confuse de votre alliance avec nous ; mais des informations m'ont appris que vous êtes maintenant notre plus proche parent...
BOOZ.
Je suis le plus proche parent de Ruth ! Ô ma mère... Noémi ! En êtes-vous sûre ?
NOÉMI.
J'ai consulté ce matin les juges ; ils me l'ont affirmé, Seigneur...
BOOZ.
Je suis le plus proche parent ?...
NOÉMI.
Je n'en connais point d'autres ; tous ceux que j'avais laissés à Bethléem sont morts...
BOOZ, après avoir rêvé un instant.
À part.
Quel souvenir !...
NOÉMI.
Vous connaissez nos lois, Seigneur ?
BOOZ, rêvant toujours.
Oui... Je n'ai qu'un seul parti à prendre...
NOÉMI.
Celui d'épouser Ruth ; la loi vous le prescrit.
BOOZ.
Noémi! si vous saviez ce qui se passe dans mon coeur, de quelle inquiétude je suis tourmenté !... Adieu, restez ici... Je vais vous envoyer Ruth... Attendez-moi l'une et l'autre dans ce lieu ; je serai bientôt de retour... Vous connaîtrez alors mes sentiments.
Il sort.
SCÈNE III.
NOÉMI, seule.
Grâce au ciel, je les connais déjà ! Il aime Ruth. Qui pourrait la voir, entendre parler d'elle sans l'aimer ?... Ô ma fille, tu seras donc heureuse ! Si je ne puis 'acquitter envers toi, du moins je jouirai de ton bonheur. Que j'en sois témoin, ne fût-ce qu'un instant, et mes malheurs seront oubliés, mes désirs remplis... On vient... C'est elle.
SCÈNE IV.
Noémi, Ruth.
RUTH.
Ma mère... vous me voyez toute tremblante.
NOÉMI.
Que veux-tu dire ?
RUTH.
Jéphoné, qui m'a retenue dans la maison, me questionnait... Je lui répondais avec distraction, je pensais à vous... Tout à coup Booz a paru... Je ne puis vous dire l'impression que sa présence a faite sur moi... Enfin, me voyant si troublée, si confuse, il ne s'est arrêté qu'un instant pour me prier de venir vous rejoindre... Ma mère, je n'ose vous interroger... Booz sait-il qu'il est votre parent ?... Je crains que vous ne lui ayez tout dit. Cependant vous m'aviez promis de différer cette explication, d'attendre encore quelques jours...
NOÉMI.
Booz est instruit de tout, je lui ai déclaré l'entière vérité.
RUTH.
Ciel !...
NOÉMI.
Rassure-toi, j'ai lu dans son coeur, il t'aime.
RUTH.
Il vous l'a dit ?
NOÉMI.
Son trouble était extrême ; il m'a quittée précipitamment, et sans doute pour aller trouver les juges.
RUTH.
Il ne s'est pas expliqué ?
NOÉMI.
Il m'a recommandé de l'attendre en ce lieu même.
RUTH.
Ma mère, vous êtes si disposée à croire qu'on peut aimer votre fille !... Ne vous êtes-vous point abusée ? Je ne voudrais pas me prévaloir de la loi qui le force à m'épouser... Peut-être a-t-il d'autres engagements, d'autres desseins !... S'il vous l'avait avoué, ma mère, vous ne me le cacheriez pas ?
NOÉMI.
D'un seul mot je vais dissiper tes craintes : en apprenant qu'il est mon plus proche parent, son premier mouvement a été de m'appeler sa mère.
RUTH.
Il vous a appelée sa mère !... En effet, pourrait-il aimer Ruth sans avoir pour vous les sentiments d'un fils !... S'il m'épouse, il me promettra de ne jamais nous séparer l'une de l'autre... Ma mère, je vous préfère à tout ; rien ne me fera renoncer au plus cher de mes devoirs, au bonheur de vous servir, de vous soigner, de vivre pour vous rendre heureuse !
NOÉMI.
Mais si Booz se refusait à se charger de ma vieillesse.
RUTH.
Pourriez-vous croire qu'alors je consentisse à l'épouser ?... Je ne veux vous rien cacher... Oui, je l'aime, je le sens... mais s'il n'adoptait pas ma mère, je cesserais de l'aimer. Je ne me marierai jamais si je ne suis pas sûre de vous rendre un fils. Vous voyez avec quelle sincérité je vous parle ; ouvrez-moi votre coeur, ma mère ; dites-moi sans déguisement tout ce que vous pensez. Je n'ai point d'inquiétude sur les sentiments de Booz ; si j'en suis aimée, vous lui serez chère : mais ce mariage ne vous affligera-t-il point, aurez-vous la même affection pour la veuve de votre malheureux fils ?...
NOÉMI.
N'es-tu pas ma fille ? Puis-je cesser jamais d'être ta mère ?...
RUTH.
Oui, je vous appartiens ; disposez de moi ; si ce mariage doit vous causer la plus légère peine, n'y pensons plus... Vous ne m'avez jamais rien demandé, je m'en suis affligée souvent ; si le ciel m'avait fait naître votre fille, vous auriez eu quelquefois avec moi le ton de l'autorité... Traitez-moi donc enfin comme votre enfant, procurez-moi l'unique satisfaction qui me manque et que vous ne m'ayez pas fait goûter encore, celle de vous obéir.
NOÉMI.
Eh ! Qu'aurais-je pu te commander ? N'as-tu pas constamment prévenu tous mes désirs ?
RUTH.
Je ne vous ai jamais fait de sacrifice !
NOÉMI.
Ma fille, juge donc du prix que je dois attacher à ta conduite, puisqu'en abandonnant ton pays pour me suivre, pour soulager ma misère, en me consacrant ta jeunesse, tu n'as jamais éprouvé de regrets ou cru faire un sacrifice !... Va, bannis tes craintes chimériques, épouse Booz : ce n'est qu'en te voyant jouir d'un sort digne de toi, que je serai moi-même véritablement heureuse.
RUTH.
Si je l'épouse, l'aimerez-vous aussi ?
NOÉMI.
En peux-tu douter ?
RUTH.
Mais... comme un fils ?...
NOÉMI.
Comment aimer moins celui qui assurera le bonheur de ta vie !
RUTH.
Ma mère !...
NOÉMI.
On vient... C'est lui, sans doute...
RUTH.
Laissez-moi vous quitter !...
Elle fait quelques pas pour sortir.
NOÉMI.
Où vas-tu ?... Reviens, ma fille, c'est Jéphoné.
RUTH.
Qu'a-t-il à nous dire ?
SCÈNE V.
Noémi, Ruth, Jéphoné.
JÉPHONÉ.
Je viens de la part de mon maître.
NOÉMI.
Eh bien ?...
JÉPHONÉ.
Il craint que vous ne vous ennuyiez ; il m'envoie vous dire qu'il vous conjure de rester ici, quoiqu'il ne puisse s'y rendre que dans une heure.
NOÉMI.
Ne savez-vous rien de plus ?
JÉPHONÉ.
Oh ! Je sais tout. J'ai suivi mon maître ; il a d'abord été chez un des juges, avec lequel il s'est enfermé, après m'avoir ordonné de rassembler de sa part dix des anciens, et de les conduire aux portes de la ville : j'ai bien vu alors qu'il s'agissait d'une déclaration publique...
RUTH, à part.
Je respire à peine !
NOÉMI.
Et quand vous avez été aux portes de la ville ?...
JÉPHONÉ.
Mon maître est arrivé presque au même instant avec le juge, son ami, et il a fait sa déclaration...
RUTH, à part.
Ô Booz !
JÉPHONÉ.
Il a dit qu'il était votre parent, qu'il s'intéressait à votre sort... et beaucoup d'autres choses encore ; il a fini par demander que le jeune homme comparût...
RUTH.
Comment ?... Quel jeune homme?
JÉPHONÉ.
Samir, ce jeune homme qui est votre plus proche parent.
RUTH.
Mon plus proche parent ?
JÉPHONÉ.
Quoi ! Vous l'ignoriez ?... Cependant, lorsque mon maître vous a quittée, il le savait déjà, car, tout en marchant dans les rues, il a répété plusieurs fois le nom de Samir. Le juge qu'il a été trouver d'abord, et qui connaît parfaitement toutes les familles de Bethléem, après avoir feuilleté ses livres, a découvert qu'en effet le parent le plus près de Noémi, du côté d'Élimélech son mari, c'était Samir.
RUTH, à part.
Qu'entends-je ?... Je ne puis retenir mes larmes.
JÉPHONÉ.
Booz a expliqué toutes ces choses, et puis il a demandé qu'on allât chercher Samir... Soyez sûre qu'il le décidera à épouser Ruth : d'ailleurs, les lois y obligent ce jeune homme. Pendant qu'on attendait Samir, mon maître m'a appelé et n'a envoyé vers vous...
RUTH, à part.
Que je suis à plaindre !
JÉPHONÉ, à Ruth.
Je vous félicite de votre bonheur, Ruth ; vous méritez d'être heureuse, vous le serez : Samir est un jeune homme de bien, doux, craignant Dieu... D'ailleurs, il est riche...
NOÉMI.
Il suffit, Jéphoné, laissez-nous ; je voudrais m'entretenir avec ma fille.
JÉPHONÉ.
Allons, je vais retrouver mon maître ; peut-être à présent le rencontrerai-je en chemin.
Il sort.
SCÈNE VI.
Noémi, Ruth.
RUTH.
Quittons ce champ, ma mère, ce champ funeste où je voudrais n'être jamais venue !...
NOÉMI.
Ma fille, nous devons attendre Booz.
RUTH.
Non... Je ne saurais me résoudre à le voir !... Booz, que je croyais si bon, si généreux !... Que j'ai mal connu son coeur !... De quel droit dispose-t-il de ma main ?... Pense-t-il que je consentirai à épouser un inconnu ?... Tout ce qu'il a fait pour moi, je le dois à sa pitié seule. À quel point nous nous abusions, ma mère !...
NOÉMI.
Est-ce bien Ruth qui murmure ainsi contre la Providence !
RUTH.
Je ne me reconnais plus moi-même ! Pardonnez, ma mère, pardonnez ce premier mouvement...
NOÉMI.
Si tu savais combien ta douleur m'afflige...
RUTH.
Je n'ai pu vous la cacher ; vous avez le droit de lire toujours dans mon coeur... Mais n'êtes-vous pas assurée de me consoler, de me dédommager de tout ?... Dieu ! J'entends du bruit ! Si c'était... On s'approche... C'est lui, je reconnais sa voix !...
NOÉMI.
Rappelle ta raison, ta vertu...
RUTH.
Hélas ! C'est la raison, c'est la vertu, qui me l'ont fait aimer... Ma mère, il va voir que j'ai pleuré... Que ne puis-je fuir !
NOÉMI.
Le voici...
RUTH.
Comment soutiendrai-je cette entrevue ?...
SCÈNE VII.
Noémi, Ruth, Booz.
BOOZ, à part dans le fond du théâtre.
Les voilà !... Je tremble !... Si je m'étais abusé !...
Il s'avance, Ruth se détourne pour cacher son trouble.
BOOZ, après un moment de silence.
Ruth, votre sort est maintenant dans vos mains... Je reviens de l'assemblée du peuple ; Samir, en présence des juges, vous a reconnue pour sa plus proche parente.
RUTH.
Et moi, seigneur, j'assemblerai le peuple pour déclarer hautement que je ne me marierai jamais...
BOOZ.
Vous refuseriez d'épouser Samir ?
RUTH.
Pourquoi, Seigneur, ne m'avez-vous pas fait plus tôt cette question ? Deviez-vous, sans l'aveu de ma mère, sans le mien, offrir ma main à cet inconnu ?...
BOOZ.
J'espère encore que vous ne consentirez point à la lui donner...
RUTH.
Et vous avez eu la cruauté de chercher à former un semblable engagement ?...
BOOZ.
Si l'on eût pu contester à Samir le droit de vous épouser, je n'aurais assemblé ni le peuple ni les anciens ; mais Samir ne vous connaît point, je pouvais croire qu'il me céderait son droit ; nos lois permettent cette substitution...
NOÉMI.
Voilà ce que j'aurais dû deviner.
RUTH.
Eh bien, seigneur, Samir a-t-il donne son consentement ?...
BOOZ.
Maintenant il ne me faut plus que le vôtre...
RUTH.
Ô ma mère, répondez pour moi !
NOÉMI, prenant la main de Ruth.
Booz, recevez cette main, l'appui de ma vieillesse, cette main qui tant de fois essuya mes larmes, et dont le travail me fait subsister.
BOOZ.
Je la reçois avec un respect mêlé d'attendrissement et de joie.
RUTH.
Seigneur... Ma mère va devenir la vôtre.
BOOZ.
Je vous entends... mais pourriez-vous craindre un instant que je voulusse séparer Ruth de Noémi !... Jugez si Noémi m'est chère ; c'est à votre attachement pour elle que je dois les sentiments que vous m'inspirez !
RUTH.
Quoi, je passerai ma vie entre Noémi et Booz !...
NOÉMI.
Ô généreux Booz !
BOOZ.
Le peuplé est encore assemblé ; allons retrouver les juges, et leur annoncer mon bonheur.
On entend le bruit des instruments champêtres.
Mais j'aperçois des moissonneurs conduits par Jéphoné ; arrêtons-nous un moment...
SCÈNE VIII.
Noémi, Ruth, Booz, Jéphoné,
Troupe de moissonneurs et glaneuses, Musiciens, etc.
JÉPHONÉ, à Booz.
Mon maître, voici vos serviteurs qui viennent vous témoigner leur joie. En épousant Ruth, vous récompensez la vertu ; chacun prend part à cet événement, chacun répète que la fille de Noémi méritait de devenir la femme de Booz.
BOOZ.
Ruth sera votre bienfaitrice, elle me rendra meilleur, et nous serons tous plus heureux...
RUTH.
Booz me permettra d'imiter sa bonté, et de répandre de l'orge sur le chemin des glaneuses...
BOOZ.
Et toutes celles qui glaneront pour leur mère seront à jamais les mieux accueillies dans ce champ. Jéphoné, faites dresser des tables dans la maison, j'invite au festin les moissonneurs et les glaneuses ; je reviendrai bientôt prendre place au milieu d'eux. Ruth, donnez le bras à votre mère, et allons trouver les juges qui nous attendent.
RUTH.
Ma mère, avant de me conduire à cette assemblée, où vous devez unir mon sort à celui de Booz, bénissez-moi ; ma mère, bénissez votre fille !
Elle tombe aux genoux de Noémi.
NOÉMI.
Depuis que le ciel m'a donné Ruth, j'ai béni ma fille dans tous les instants de ma vie. Le Seigneur, Dieu d'Israël, exauce enfin des prières si justes; il n'a jamais rejeté les voeux ardents de la reconnaissance. Je n'ai plus qu'un désir à former, Dieu permettra que j'en voie l'accomplissement; ta vertu me donne le droit de tout attendre de sa bonté. Tu seras mère, ô toi, modèle des filles; tu seras mère heureuse, et Noémi pressera dans ses bras un enfant né de Ruth!...
Elle élève les mains vers le ciel.
Ô Dieu de mes pères, que cet enfant soit la tige d'une nombreuse postérité ! Réserve à ses descendants une gloire et des honneurs qui puissent perpétuer à jamais dans la mémoire des hommes le souvenir de son origine ! Laisse tomber dans l'oubli les noms fameux des guerriers et des conquérants qui ont ravagé la terre ; mais ne permets pas que les noms de Ruth et de Booz périssent avec eux ! Fais que l'histoire de Ruth soit connue dans les siècles à venir ; que les enfants et les jeunes filles, rassemblés autour du foyer paternel, l'entendent raconter avec respect ; que Ruth, jusqu'à la fin des temps, soit citée dans les familles vertueuses, comme l'exemple le plus touchant de la piété filiale !... Telles sont mes bénédictions... Lève-toi, ma fille.
Elle la relève et l'embrasse.
RUTH.
Ma mère !... Booz !... Que je suis heureuse !
BOOZ.
Venez donc mettre le comble à mon bonheur, suivez-moi ; venez déclarer solennellement que vous acceptez la main de Booz.
NOÉMI.
Allons, ma fille, ne différons plus.
RUTH, en s'en allant.
Ô Dieu d'Israël, Dieu de ma mère ! Rendez-moi digne de tant de bienfaits !...
Elle sort avec Noémi et Booz.
SCÈNE IX.
Jéphoné, les Moissonneurs et les Glaneuses.
JÉPHONÉ.
Allons, mes enfants, livrez-vous à la joie ; tandis que je vais ordonner les apprêts du festin, dansez ici, célébrez ce beau jour.
Jéphioné sort. Les Moissonneurs et les Glaneuses forment un ballet qui termine la pièce.
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Notes
[1] Javelle : Terme d'agriculture. Nom donné à des poignées de blé scié, qui demeurent couchées sur le sillon jusqu'à ce qu'on en fasse des gerbes. Mettre du blé, de l'avoine en javelle. [L]