MONOLOGUE EN VERS
dit par COQUELIN Cadet, de la Comédie Française.
PRIX : UN FRANC
MD CCCLXXXIII. Tous droits réservés.
de Georges Feydeau
PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE, L MICHAUD, éditeur, 14 rue de Grammont, 14.
Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2019
Publié par Paul FIEVRE, août 2019.
© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 19:59:03.
PERSONNAGE
UN HOMME.
PATTE-EN-L'AIR
UN HOMME.
Non, ce que c'est que la déveine !
J'avais mis mon beau pantalon ;
- Un pantalon de la semaine -
Et m'en allais voir Madelon.
5 | Madelon, c'est un nom de femme ; |
Vous avez aisément compris
Que Madelon, c'était la dame
De qui mon coeur était épris.
Faisant cent projets de ménage
10 | J'allais devant moi, tout songeur, |
Rêvant un prochain mariage
D'où dépendait tout mon bonheur.
Bref, j'en avais tant dans la tête
Que là, sur le bord du trottoir,
15 | Pour mieux réfléchir je m'arrête |
Sans même m'en apercevoir...
Soudain, à la jambe j'éprouve
Une étrange sensation !
Je tâte !... Et qu'est-ce que je trouve ?
20 | Horreur ! Une inondation. |
Un affreux chien, un chien vulgaire
Ignorant les lois du bon ton,
Pour quelque simple réverbère
Avait pris mon beau pantalon.
25 | C'était comme une cataracte |
Qui ruisselait abondamment
Et ce n'était qu'un premier acte
Cela commençait seulement.
En voyant cette immense tâche
30 | Je pousse un cri ! Puis, furieux, |
Dans le... dos du chien, je détache
Un coup de botte généreux.
Après quoi, dans une boutique
J'entre afin de faire laver
35 | L'humiliation publique |
Dont on venait de m'abreuver.
La chose faite, et tout humide,
Tout mouillé dans mon pantalon,
Je dirige mon pas rapide
40 | Vers la maison de Madelon. |
Je n'avais pas tourné la rue
Que tout-à-coup, là, je perçois
Comme une chose qui remue
Et qui renifle près de moi...
45 | Je regarde : Oh ! Ciel ! Quelle audace ! |
Non ! Vous ne devinerez pas !
Des chiens, dix, quinze, vingt, en masse
Sont là, me suivant pas à pas.
Exaspéré, je les repousse,
50 | À coup de pieds, comme je peux ; |
Ils reviennent à la rescousse,
Et me suivent à qui mieux mieux !
En voyant cette immense troupe
Dont je suis tout environné,
55 | Bientôt une foule se groupe ; |
Chacun me regarde étonné.
L'on s'interroge ; on se demande
Si je montre des chiens savants.
Un monsieur, même, me marchande
60 | Un chien ! Oui ! combien je le vends ? |
« Ah monsieur, qu'on m'en débarrasse !
Prenez les tous ! Ils sont à vous !
Qu'on en extermine la race !
Au nom du ciel prenez les tous ! »
65 | Et là-dessus, d'un bond je quitte |
Tous ces gens décontenancés :
Je me sauve !... Mais à ma suite
Tous les chiens se sont élancés.
Chacun me voyant de la sorte
70 | Me croit sorti de Charenton ! [ 1 Charenton : Commune proche de Paris o? il y a un h?pital psychiatrique.] |
Enfin, bref, j'arrive à la porte
Du logis de ma Madelon.
Ouf ! Mon supplice a donc un terme !
Je sonne, j'entre, et promptement,
75 | Au nez de tous les chiens je ferme |
La lourde porte poliment.
Mais voilà bien une autre affaire !
À peine ai-je vu Madelon,
Qu'elle me montre toute fière
80 | Un tout petit chien de salon. |
« Je viens de l'acheter, dit-elle,
Hein ! N'est-ce pas qu'il est charmant !
? Oui certes, la bête est très belle »
Murmurai-je piteusement.
85 | C'était un animal horrible ! |
Mais il plaisait à Madelon...
Soudain, j'eus une peur terrible :
Le chien flairait mon pantalon.
« Eh ! Voyez donc comme il vous aime ! »
90 | Me dit ma future en riant. |
« En effet, oui ! » - J'étais tout blême !
Madelon trouvait ça charmant.
Hélas ! Ma crainte était fondée !
Là, tout à coup, en plein salon,
95 | Je sentis ma jambe inondée ! |
Encore, oui, sur mon pantalon.
C'en est trop ! J'éclate en furie,
Et, comme un fou, subitement,
Aux yeux de la belle ahurie,
100 | Je me lève et sors brusquement. |
J'étouffe, j'en ai la berlue,
Je n'en puis plus ; mais patatras !
Qu'est-ce que je vois dans la rue :
Tous mes chiens m'attendaient en bas.
105 | C'est un crampon, c'est une colle ; |
Je ne sais comment les chasser,
Et je pique une course folle
Pour pouvoir m'en débarrasser.
Hélas ! Ils courent aussi vite ;
110 | Et, qui pis est, plus nous allons, |
Plus cette meute à ma poursuite
S'accroît derrière mes talons !
Déjà, ce n'est plus une troupe,
C'est une révolution
115 | Qui va, court, crie, aboie et coupe |
Partout la circulation.
Pas une voiture n'avance !
Les tramways doivent s'arrêter !
Cela fait un désordre immense !
120 | Chacun commence à s'ameuter. |
Plus d'un chien que l'on tient en laisse,
Par tous les autres attiré,
Traîne son maître ou sa maîtresse,
Son conducteur tout atterré.
125 | J'ai des enfants, des vieilles femmes, |
Des aveugles, des éclopés,
Des bigotes, des jeunes dames,
Tous après moi précipités.
C'est en vain que chacun résiste ;
130 | Il faut bien suivre le courant. |
Ils sont tous là, suivant ma piste ;
Roulant, tombant, vociférant.
Plus d'un même - elle est mauvaise !
Crie : « Aux armes ! À l'assassin ! »
135 | Des gens chantent la Marseillaise ! |
L'épouvante est sur mon chemin !
On parle de guerre civile.
Paris entier est en émoi...
Et moi, je traverse la ville.
140 | Avec cette escorte après moi. |
Enfin, tout mouillé, tout en nage,
J'arrive chez moi, tout perclus,
Jurant bien, le coeur plein de rage,
Que l'on ne m'y reprendrait plus.
145 | Et depuis, d'une odeur immonde, |
Je m'infecte du haut en bas,
C'est un peu gênant dans le monde,
Mais les chiens ne m'approchent pas.
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Notes
[1] Charenton : Commune proche de Paris où il y a un hôpital psychiatrique.