L'OMBRE DE MOLIÈRE

INTERMÈDE

Représenté pour la première fois, sur le Théâtre-Français, par les Comédiens du Roi, le 15 Janvier 1847.

1847

PAR P.-J. BARBIER

PARIS, FURNE LIBRAIRE ÉDITEUR, RUE SAINT-ANDRÉ DES ARTS, 55.

IMPRIMERIE CLAYE, TAILLEFER ET Cie, Successeurs de H. Fournier, RUE SAINT-BENOIT N° 7.


publié par Paul FIEVRE, septembre 2017.

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:00:59.


PRÉFACE.

La Comédie Française, fidèle à ses vieilles traditions, préparait pour le 15 janvier, jour anniversaire de la naissance de Molière, son hommage accoutumé, lorsqu'il vint en l'esprit de l'un de Messieurs les Comédiens de rehausser l'intérêt de cette solennité en y ajoutant un petit intermède en vers composé pour la circonstance. On me fit l'honneur de s'adresser à moi, tout obscur que j'étais ; et voilà comment est né l'opuscule que je donne aujourd'hui au public.

Il semblera à plus d'un que ce soit là de ma part un manque de modestie, et qu'il y ait une certaine prétention à chercher tant de lumière pour une si petite oeuvre. En effet, je n'imaginais pas, en l'écrivant, qu'elle dût vivre au delà d'une soirée. Je n'ai point changé de sentiment. Néanmoins, la faveur accordée par le public à cet essai m'engage à prendre plus de souci de sa renommée.

J'accepte avec reconnaissance les louanges comme les leçons de la critique, et je me reconnais volontiers son homme lige en tout ce qui est du ressort de l'art et du langage; je ne lui dénie que le droit d'altérer mes paroles ou de travestir ma pensée, pour les reporter ensuite sous forme d'offenses vers des noms ou des choses justement admirés. Ainsi, en nul endroit de mon prologue, je n'ai dit ou donné à entendre que tous les poètes contemporains fussent des cuistres ; bien que je ne me croie pas un modèle d'atticisme, ce n'est pas là un langage qui soit dans mes habitudes, ni une sottise enfantée par mon esprit. Je défie également que l'on trouve en mes vers une seule attaque directe contre les Gloires littéraires de notre époque, et je n'aspire à rien tant qu'à pouvoir un jour approcher mon nom des leurs. C'est viser haut sans doute ; mais un peu d'illusion sied à la jeunesse.

Je proteste donc résolument contre toute application particulière des traits de satire échappés à ma plume ; j'attaque les vices du temps et non les personnes. Est-il vrai qu'il y ait des écrivains qui fassent des belles-lettres métier et marchandise ? Est-il vrai qu'il en soit d'autres qui délaissent notre belle langue française pour écrire en je ne sais quel patois à peine compris des filles de chambre ? Est-il vrai que ceux-ci spéculent sur le scandale de leurs oeuvres, tandis que ceux là ne cherchent dans l'art que le profit ? Voilà la question : « That is the question. » Mais en quoi cela peut-il regarder les hommes de talent qui honorent toutes les voies littéraires où ils s'engagent, tous les genres qu'ils veulent bien traiter ? Tout au plus pourrait-on leur reprocher le servum pecus attiré sur leur trace, et je n'oserais même articuler ce blâme, l'âge et la renommée ne lui donnant pas assez d'autorité dans ma bouche.

Je devrais m'arrêter à ce point ; au delà je risque d'empiéter sur le légitime domaine de la critique littéraire. Ce pendant je ne puis me défendre contre le désir de consigner ici une dernière observation.

L'un de mes critiques, et des meilleurs, dit de moi : « Ce jeune écrivain paraît appartenir à l'école ou plutôt à la coterie du Bon-Sens. » En sommes-nous donc venus jusque-là que le bon sens soit une affaire de coterie ? Du temps de Molière, c'était bien différent ; le bon sens était l'affaire de tout le monde. Un autre critique, non moins estimé, m'accuse d'ignorer « le grand art de placer un peu de bon sens sous l'harmonie sonore d'un vers bien fait. » L'un et l'autre de ces esprits éminents a un droit égal à ma confiance ; ce pendant lequel dois-je croire ? Auquel faut-il me soumettre ? J'attendrai qu'ils se soient mis d'accord pour prendre un parti.

Il me reste à remercier Messieurs les Comédiens Français de l'accueil bienveillant qu'ils ont fait à mon premier ouvrage , si faible qu'il fût. Je suis heureux de reconnaître ici tout ce que je dois à l'appui de leurs talents ; le succès leur appartient plus qu'à moi. M. Provost a représenté Molière avec une profondeur d'intention, je dirai même avec une vérité de physionomie qui faisait presque illusion. M. Got, dans le personnage de Mercure, s'est montré comédien spirituel et intelligent. M. Maillart, dans celui du jeune poète, m'a laissé le regret de n'avoir pas eu à lui offrir un rôle plus important. Mademoiselle Brohan, sous le peplum comme sous le bavolet, a été ce qu'elle est toujours, charmante, enjouée et gracieuse. Quant à Mademoiselle Rachel, qu'elle reçoive ici l'expression de ma gratitude pour sa complaisance à charger sa mémoire du peu de vers que je lui avais confiés, et pour la valeur qu'ils ont empruntée de son beau talent.

Paris, 20 janvier 1847.


PERSONNAGES

MOLIÈRE. M. PROVOST.

MERCURE. M. GOT.

UN JEUNE POÈTE. M. MAILLART.

LA COMÉDIE SÉRIEUSE. Mme RACHEL.

LA COMÉDIE LÉGÈRE. Mme BROHAN.

LES PERSONNAGES DES COMÉDIES DE MOLIÈRE.

Le théâtre représente les rives du Permesse.

À MON PÈRE.


L'OMBRE DE MOLIÈRE

SCÈNE PREMIÈRE.

MERCURE, seul.

Holà ! ? Ho ! ? Molière !... Eh ! ? Ne répondras-tu pas,

Maraud ? Je cherche en vain la trace de ses pas.

Je me suis fourvoyé ! ? Mon pauvre ami Mercure,

On t'échappe. ? Devant que la nuit soit obscure,

5   Je veux tenir mon drôle.

S'asseyant.

  Ouf ! Cela me déplaît,

Faire courir un dieu comme on fait un valet !

Car enfin je suis dieu, fût-ce de vieille date.

Çà, voyons ! ? En quels lieux sommes-nous ? ? Tête ingrate,

Ne te souvient-il pas que Mercure autrefois

10   Commit quelque fredaine à l'ombre de ces bois ?

Il se lève.

Vois-je point le bocage où Vénus me fut tendre ?

Sont-ce les bords du Xanthe, ? ou les bords du Scamandre ?

N'est-ce pas l'Eurotas, où jadis s'attarda

Le seigneur Jupiter dans les bras de Léda ?

15   Ou... Ma foi, je ne sais ! ? Mais quel sommeil me presse ?

Je dors debout... Bonsoir !... Parbleu ! C'est le Permesse !

Oui, voilà Castalie aux rivages fleuris,

Hyppocrène aux flots purs.... s'ils n'étaient point taris !

Je ne m'étonne plus qu'on y dorme à cette heure.

20   Il faudra que Molière un instant y demeure,

Et peut-être verrais-je, au seul bruit de sa voix,

Courir les flots pressés et reverdir les bois !

Oui, mais en attendant je fais le pied de grue,

Et c'est traiter un dieu de façon incongrue :

25   Qu'on me reprenne encore à quereller Caron

Pour faire à ces humains repasser l'Achéron.

Ce matin , égaré dans les demeures sombres ,

Je rencontre Molière errant parmi les ombres :

Je l'appelle, il m'aborde, et me serrant la main :

30   Mercure, me dit-il, que fait le genre humain ? ?

La plaisante demande ! Ai-je dit. Par Hercule !

Le genre humain, Molière, est toujours ridicule.

Il trahit la raison qui le veut conseiller. ?

Le fait-on rire au moins ? ? Non, on le fait bâiller ;

35   Si ce n'est aux grands jours où ta muse hardie

Réveille en son tombeau la vieille comédie ,

Et respectée encor des rides et du temps

Enseigne la jeunesse aux muses de vingt ans.

Le théâtre a perdu son mâle caractère. ?

40   Alors il m'a pressé de l'amener sur terre :

J'ai remis à peu près son âme avec son corps,

Et nous sommes sortis de l'empire des morts,

Admirant en chemin dans son vaste domaine

Cette immortalité de la sottise humaine. ?

45   Peste ! Où vais-je chercher ce merveilleux discours ?

Si Molière n'en vient interrompre le cours,

Je suis bientôt à bout de verve et de logique.

Pourquoi m'a-t-on donné le droit mythologique

De tirer à mon gré les âmes des enfers ?

50   Il en faut accuser quelque faiseur de vers,

Un fou Grec ou Latin ! ? Car tout dieux que nous sommes,

Qu'est-ce que nous ferions sans le cerveau des hommes ?

Enfin je l'aperçois.

SCÈNE II.
Molière, Mercure.

MERCURE.

Je te fais compliment !

Fi ! ? Te sauver de moi, Molière ?

MOLIÈRE.

Franchement,

55   Je voulais plus tranquille errer à l'aventure.

Sais-tu que les humains font des progrès, Mercure ?

J'ai vu de bons côtés au monde où nous voilà.

MERCURE.

Je m'embarrasse bien de ces animaux-là !

MOLIÈRE.

Bon ! Tu ne crois à rien !

MERCURE.

Tout au plus à moi-même.

MOLIÈRE.

60   En ce point-là pourtant, je ne suis pas extrême.

Je ne les donne pas tous pour de braves gens ;

Et même, j'en ai vu beaucoup d'assez méchants ;

Mais , si d'un faux semblant mon esprit ne se leurre ,

Chacun d'entre eux est pire et la masse est meilleure,

65   Les vices, je le sais , ont pouvoir sur chacun ;

Mais ces vices épars marchent au bien commun.

La route sous les pas semble s'être aplanie,

Les rangs ont disparu dans cette foule unie,

Et cela m'a touché de voir en mon chemin

70   Des rois et des sujets qui se donnaient la main.

MERCURE.

Ma foi, qu'ils soient d'accord ou se fassent la guerre,

À te parler tout franc, il ne m'importe guère.

Tu perds le bon vieux rire à si bien raisonner,

Et voilà ta gaîté prête à t'abandonner.

MOLIÈRE.

75   Non, je veux être juste avant que de médire ; ?

Mais je retrouverais trop de sujets de rire

Si ma muse au théâtre avait encore accès...

Et la France d'abord ne parle plus français !

MERCURE.

C'est un autre français du moins.

MOLIÈRE.

Comment, un autre !

80   Il semble qu'on pouvait se contenter du nôtre.

Beaucoup de leurs défauts sont par l'âge effacés,

Mais par d'autres défauts ont été remplacés .

Le ridicule humain est une hydre fertile ;

Une sottise morte en fait renaître mille!

85   Que ne puis-je revivre, et d'un pinceau joyeux

Leur peindre encor les traits qui m'ont frappé les yeux ! ?

Toujours pour ces vivants un beau transport m'agite !

MERCURE.

C'est assez discourir, il faut rentrer au gîte ;

Viens-t'en, Molière.

MOLIÈRE.

Non, avant que pour jamais

90   Je me sois séparé d'un monde que j'aimais,

Je veux que ma visite y demeure connue,

Et qu'il garde longtemps trace de ma venue.

Cherche-moi dans la foule un poète nouveau,

De coeur naïf encore et d'honnête cerveau,

95   Échauffé pour son art d'une amoureuse flamme

Qu'il n'ait point de génie et qu'il ait un peu d'âme :

C'est le point principal. ? Je le veux conseiller.

MERCURE.

Certes un pareil trésor ne se peut trop payer !

Ce sont des raretés à n'en point trouver une,

100   Bien que de nos rimeurs l'espèce soit commune.

Si tu veux que le ciel te le puisse accorder,

Sur un autre modèle il le faut demander.

La plupart n'ont plus foi dans cette poésie

Jadis attribuée aux buveurs d'ambroisie :

105   Ils y dirigent mal leur essor impuissant,

Et de leurs plus beaux vers le coeur demeure absent.

MOLIÈRE.

Je prends donc le premier qui s'offre sur ma route ;

C'est une occasion à dissiper ton doute,

Et tu peux t'assurer, malgré ton air railleur,

110   Que sortant d'avec nous il sortira meilleur.

MERCURE.

Nous sommes à souhait servis par la fortune.

Voici d'un jeune fou la rencontre opportune,

Et rien qu'à voir ses pieds cheminer de travers

On devine aisément que l'homme fait des vers.

MOLIÈRE.

115   Demeurons un instant à l'écart, je te prie.

SCÈNE III.
Molière, Un jeune poète, Mercure.

LE POÈTE.

Oui, l'inspiration est pour jamais tarie ;

Adieu la comédie et sa joyeuse humeur !

L'homme est sans probité, sans vertu, sans honneur !

À peine il fournirait des vers à la satire,

120   Et ce n'est plus le lieu de chanter et de rire !

La voix est impuissante à le bien outrager :

C'est d'un bâton noueux qu'on le doit fustiger.

Je voudrais écraser cette race funeste,

Et lui souffler d'un coup l'incendie et la peste !!!

125   Morbleu !

MERCURE, à part.

Jeune homme, doux !

MOLIÈRE.

  Mon fils, écoute-moi.

LE POÈTE.

Qui me parle ?

MOLIÈRE.

Molière.

LE POÈTE.

Ô mon maître, est-ce toi ?

MERCURE.

Eh ! Sans doute ! C'est lui, sans phrase et sans figure.

C'est son ombre du moins, et moi je suis Mercure.

Nous t'avons abordé pour deviser un peu.

LE POÈTE.

130   Bien, ne l'interromps pas, puisque tu n'es qu'un dieu !

MERCURE.

Impertinent mortel !

Il s'assied en un coin du théâtre.

MOLIÈRE.

Prêt à quitter la place,

Je ne te puis donner que cet instant qui passe.

Sois-moi donc attentif et tâche à profiter.

La bouillante jeunesse est prompte à s'emporter :

135   Il semble tous les jours à ces bruyants courages

Qu'ils ne sauraient au monde épargner les outrages :

Mais pour tout condamner comme ils font, connais-tu

S'ils sont bien assurés de leur propre vertu ?

Ne prononce jamais un semblable anathème,

140   Avant que tu te sois replié sur toi-même,

Et juge d'un esprit au calme ramené

Si tu n'as pas besoin d'être aussi pardonné. ?

Eh ! mon Dieu! je le sais, dans la fougue de l'âge

On se plaît à frapper des vices qu'on partage,

145   Et contre leur attrait n'étant pas assez fort,

On veut à les blâmer faire un dernier effort.

Mais sans tremper tes vers au fiel de la satire,

Dans ses plus grands excès tourne le vice au rire :

J'ai fait rire mon temps sur ses propres douleurs,

150   Et ma gaîté souvent fut voisine des pleurs. -

D'ailleurs qu'espères-tu de ta rude colère ?

Pour convaincre les coeurs tu dois d'abord leur plaire;

Sous le fouet rigoureux d'un maître on se défend,

Mais sous la main d'un père on redevient enfant.

155   La faiblesse est commune à tous tant que nous sommes,

Et pour les corriger il faut aimer les hommes.

MERCURE, à part.

Un dieu de mes amis n'a pas tant de vertu,

Il n'aimait point Sosie et l'a fort bien battu.

LE POÈTE.

J'écoute avec respect tes austères paroles,

160   Et déjà tu me rends l'espoir et me consoles,

Ô mon maître ! ? Pourtant, si j'ose en raisonner,

Les champs sont épuisés où nous pouvons glaner ;

Et ta muse immortelle a, d'une main sacrée,

Serré tous les épis de leur moisson dorée.

165   Je consens qu'à tes pas on demeure attaché,

Quelle est la chose humaine où tu n'as point touché ?

Il n'est plus en notre âge une mine féconde,

Et l'inspiration a disparu du monde.

MOLIÈRE.

C'est en toi qu'elle manque et non dans l'univers. ?

170   Regarde mieux, mon fils; l'homme est toujours divers,

Bien qu'il soit toujours homme ; et, pour qui voit les choses,

Le nombre est infini de ses métamorphoses.

Ainsi change la mer sous un vent incertain,

Furieuse le soir et calme le matin ;

175   Tantôt resplendissante et tantôt effroyable,

Et jamais un seul jour à soi-même semblable.

Pourtant ce sont les flots au même sein conçus,

Et menaçants ou purs tu peux voguer dessus.

MERCURE, se levant.

Belle comparaison ! Les flots ! Les vents ! L'aurore !

180   La figure me plaît et la phrase est sonore.

Sur l'une et l'autre mer on peut bien s'engager,

Mais la première affaire est d'apprendre à nager.

LE POÈTE.

Aide-moi donc, Molière, à chercher une voie

Où je retrouve encore un écho de ta joie.

185   Passons les médecins : ils sont savants.

MOLIÈRE.

  Tant mieux !

Il est vrai qu'ils en sont parfois plus ennuyeux.

Mais si leur grand savoir les a faits vénérables,  [ 1 Les vers 187 à 190 ont été supprimés à la représentation.]

Par beaucoup de côtés ils restent vulnérables :

Plus d'un mériterait le nom de charlatan,

190   Et nous te renvoyons aux vendeurs d'orviétan.

MERCURE.

N'auras-tu point pitié de leur gent assassine ?

Quoi ! Même après ta mort railler la médecine !

MOLIÈRE.

Bon ! C'est une raison pour la railler plus fort.

Veux-tu pas qu'elle coure après moi qui suis mort ?

LE POÈTE.

195   Je t'accorde ceux-ci ; mais qui pourra me rendre

Les marquis du vieux temps, au pied fin, à l'oeil tendre,

Tout fiers de leurs rubans et de leur qualité,

Caressant leur sottise avec leur vanité,

Selon leur mauvais goût faisant la loi suprême,

200   Et jugeant une pièce avec : Tarte à la crème !

MOLIÈRE.

Ma foi, vous en avez qui ne leur cèdent pas,

Et sur beaucoup de points les vôtres ont le pas.

Si nos marquis vivaient en des loisirs futiles,

Peut-être ils n'avaient pas le pouvoir d'être utiles ;

205   Mais la France aujourd'hui réclame tous ses fils,

Et qui perd sa jeunesse a volé son pays. ?

Veux-tu d'autres sujets ? La suite en est nombreuse,

Tu peux y promener ta plume aventureuse,

Et guider tour à tour ta verve et ta raison

210   Vers la place publique ou bien vers la maison.

Là, c'est monsieur Jourdain dont la tête fêlée,

Du désir de régner est tout ensorcelée.

La noblesse à ses yeux a perdu de son prix,

Mais le pouvoir sourit à ses petits esprits.

215   Enflé de sa roture et de sa bourgeoisie,

Il prétend régenter l'Europe avec l'Asie,

Dans leurs plus beaux efforts empêche les grands coeurs,

Et raille le génie avec des airs moqueurs.

Cependant quand il a bien servi la patrie,

220   Quand une noble idée à son front s'est meurtrie,

Il rapporte chez lui ses lauriers triomphants,

Et ne sait ce qu'ont fait sa femme et ses enfants ! ?

Ici c'est Philaminte et son humeur savante,

Mais non plus seulement pour Vaugelas fervente ;

225   D'un plus digne sujet son cerveau s'est épris :

Il est temps de passer la quenouille aux maris,

De prendre comme il faut son rang dans la famille,

D'enseigner l'impudeur et le code à sa fille,

D'expliquer librement l'évangile et la loi,

230   Et de nous faire enfin cocus de bon aloi !

Pour Trissotin, la race en est si fort accrue  [ 2 Trissotin : Personnage des Femmes Savantes de Molière qualifié de "Bel esprit".]

Qu'on trouve ce gredin à tous les coins de rue ;

L'un, l'effroi du papier et la honte de l'art ,

S'environne à plaisir d'un éternel brouillard,

235   Va chercher dans les cieux le vague et le mystère ,

Et se croirait perdu s'il restait sur la terre.

L'autre est à qui le paie, et fait en même temps

Des chansons pour les bleus et des vers pour les blancs,

Souille la probité dont l'éclat l'importune,

240   Et sur son déshonneur établit sa fortune.

L'autre enfin, oubliant d'apprendre le français,

Le prétend inutile et lui fait son procès ,

Sur des absurdités bâtit un beau système,

Et veut m'avoir compris beaucoup mieux que moi-même !

245   Voilà de vos rimeurs, et monsieur Trissotin

Avait meilleure grâce à nous parler latin !

Dirais-je enfin Tartuffe et son âme hypocrite ?

À ce seul souvenir ma voix encor s'irrite.

Tartufe ! Il est partout, dans le temple, au Sénat,

250   Sous l'habit du tribun, sous le dais du prélat !  [ 3 Les vers 249 à partir de "dans" et 250, ont été supprimés par la censure.]

Bien différent du gueux qu'au parvis d'une église

Monsieur Orgon recueillit sans souliers ni chemise,

Il porte haut la tête, et d'un encens banal

Enfume des coquins dans un dévot journal.

255   Habile à raconter de pieuses histoires,

Des moines et des saints il écrit les mémoires ;

Il parle au nom du peuple et de la liberté !

C'est lui qui prône en chaire un bal de charité,  [ 4 Le vers 258, a été supprimé par la censure.]

Et du gain qu'il en tire amasse des retraites

260   Pour les filles de joie et les voleurs honnêtes.

De leurs deniers pourtant il vit avec éclat,

Criant fort, mangeant bien, jusqu'à ce que l'État,

Dupe des beaux dehors de ce fourbe émérite,

Le hausse à quelque emploi digne de son mérite !

265   Si tout ce que j'ai dit te semble un peu gaulois,

Il en faut accuser le vieux parler français.

Je hais la muse frêle et timide ; et la mienne

Trahit dans ses instincts la race plébéienne ;

Elle aime la rudesse, et sans chercher le mot,

270   Quand elle trouve un sot, elle l'appelle un sot.

MERCURE.

Quel malheur qu'il soit mort ! ? Eh bien, poète imberbe ?

LE POÈTE.

Eh bien ! Mon coeur s'emplit d'une flamme superbe !

C'est peu de t'admirer, Molière, il faut t'aimer !

Tous les nobles désirs me viennent animer.

275   Merci ! ? Je vais m'enfuir dans quelque solitude,

Et là, tout au silence, aux veilles, à l'étude,

Je prétends...

MOLIÈRE.

Non, sois homme avant d'être écrivain !

Le travail te serait quelque chose de vain,

Si tu n'avais d'abord étudié le monde.

280   Laisse aux savants poudreux leur retraite profonde :

Regarde, observe, pense ; et que tes yeux vainqueurs

Comme en un livre ouvert sachent lire en nos coeurs.

Attentif et muet c'est dans la multitude

Que tu dois chaque jour faire ta solitude.

285   Dans sa naïveté surprends l'homme : à ce prix,

Tu feras circuler la vie en tes écrits.

* Il faut qu'au premier coup l'image en soit tracée. ?

* Ainsi dans une épître à Mignard adressée,

* Je louais son pinceau de produire à nos yeux

290   * Cette belle peinture inconnue en ces lieux,  [ 5 Les vers 290 à 294, sont tires du poème "La Val de Grâce" de Molière.]

* La fresque, dont la grâce à l'autre préférée,

* Se conserve un éclat d'éternelle durée ;

* Mais dont la promptitude et les brusques fiertés

* Veulent un grand génie à toucher ses beautés .

MERCURE.

295   Pardieu ! Je me veux mettre aussi de la partie !

Mon fils, j'aurai du moins ta jeunesse avertie

De tous les mauvais pas où tu rompras ton cou,

Si tu suis les conseils de cet honnête fou.

Tu seras détesté de toute créature,

300   On lâchera sur toi l'outrage et l'imposture,

Et si tu ne meurs pas à force de chagrins,

On en viendra peut-être à te casser les reins.

Mais d'abord tu vivras crasseux et pauvre hère,

Sommeillant sur la dure et faisant maigre chère,

305   Sans habit, sans foyer, sans toit; et tu verras

Des coquins attablés qui seront gros et gras,

Et qui feront, au bruit de leur joie insolente,

Rougir la nudité de ta vertu tremblante !...

Est-ce là le destin d'un homme de bon sens ??

310   Laisse à d'autres que toi ces rêves languissants.

Prends-moi sur toute chose une plume facile,

Écris mal et beaucoup !... Sois à l'argent docile,

Pille tout, vole tout, partout cherche ton bien ;

Langue, vertu, parents, ne considère rien ;

315   Promène sur le monde une parole amère,

Raconte s'il le faut les amours de ta mère,

Et, toujours étonné de ta propre valeur,

Sois ensemble écrivain, commerçant et voleur ! ?

Alors les gens de goût te salueront poète.

MOLIÈRE.

320   Non, ne l'écoute pas ; c'est un dieu malhonnête. ?

Beaucoup ont comme lui des discours obligeants

Pour inviter à mal le coeur des jeunes gens.

Mais que chez toi, mon fils, le courage renaisse.

C'est un crime toujours d'affaiblir la jeunesse.

325   Peut-être à mille ennuis tes vingt ans vont s'offrir ;

Mais je puis t'enseigner comme il les faut souffrir.

Il convient que ton âme aux dégoûts se résigne,

Quand du nom de Monsieur on ne m'a pas cru digne,

Quand un parti dévot s'est acharné sur moi,

330   Et quand un sot marquis, m'ayant vu chez le Roi,

Et me venant en hâte accoster au passage,

A contre ses habits déchiré mon visage ! ?

En ai-je moins de gloire, et restai-je outragé ?

LE POÈTE.

Non, mais un siècle après ton pays t'a vengé.

335   Leurs fils ont chèrement expié ta blessure,

Et sur leur propre font a rejailli l'injure.

MOLIÈRE.

Tu dis vrai : l'avenir tient compte du passé ;

L'homme est de ses douleurs bientôt récompensé ;

Et qui n'a souhaité que l'immortelle gloire

340   Voit par delà les ans s'agrandir sa mémoire.

Travaille, et tu verras ta pensée et tes vers

Dans un temps éloigné réjouir l'univers.

Mais que pour ton honneur d'abord on te renomme :

L'art se ressent toujours des bonnes moeurs d'un homme;

345   Et reflétant ta vie en de sages écrits

Tu gagneras à toi les coeurs et les esprits.

Écoute ces clameurs de la France nouvelle !

C'est moi qu'on applaudit et c'est moi qu'on appelle.

Viens, et connais le but où je veux t'entraîner.

350   C'est un peuple assemblé qui me va couronner !

C'est la scène, témoin de mes premières armes !

Viens ! Ce sont mes enfants, et je verse des larmes !

Il entraîne le jeune homme hors du théâtre.

MERCURE, courant après Molière.

Eh ! Molière !... Pourquoi te sauves-tu si fort ?

Cela n'est point décent de courir, pour un mort !

SCÈNE IV.

Le théâtre change d'aspect, et représente un temple au milieu duquel s'élève le buste de Molière. Les personnages des comédies de Molière arrivent de côtés différents, les uns avec la Comédie légère, les autres avec la Comédie sérieuse.

LA COMÉDIE LÉGÈRE.

355   Je suis la Comédie aux légères allures ;

Ma bouche est pleine de chansons ;

Je conduis après moi les rieuses figures

Des plus fous de mes nourrissons.

* Voici venir à toi le bonhomme Géronte,

360   * Monsieur Jourdain en grand habit de cour,

* Un médecin savant aux pratiques d'amour,

* Marscarille en marquis, Jodelet en vicomte;

* Sganarelle, et Georges Dandin,

* Et la race des Sottenville,

365   * Monsieur de Pourceaugnac qui pour voir la grand'ville

* S'en est venu du pays Limousin,

* Et la tête en ruses fertile

* De notre bon ami Scapin.

Que d'autres pleurent ta gloire !

370   Pleurer ne sied pas à mes yeux,

Et je croirai faire mieux

Si j'honore ta mémoire

De mon rire le plus joyeux.

LA COMÉDIE SÉRIEUSE.

Je suis la Comédie aux grâces plus austères ;

375   C'est moi qui t'inspirai tes mâles caractères,

Et, promenant tes yeux parmi le genre humain,

A dessiner ses traits guidai ta forte main.

En toi d'un même coup, aux rives de la France,

J'ai ressuscité Plaute, et Ménandre, et Térence ,

380   Et voici sur mes pas, de ton heur triomphants,

Une palme à la main, tes fidèles enfants ;

* Don Garcie et Psyché, qui hors de mon domaine

* M'ont fait en maint endroit toucher à Melpomène ;

* Dorine avec Chrysale, et le bon sens bourgeois

385   * S'exprimant par leur bouche en un discours gaulois ;

* Alceste dont le coeur aime encor Célimène,

* Et Philinte indulgent à la faiblesse humaine ;

* Don Juan aussi, courant de beautés en beautés

* Où l'emporte l'ardeur de ses sens irrités, -

390   * Et que le temps moderne, amant des rêves sombres,

* A fait pâle, fantasque et perdu dans les ombres :

* Arnolphe suit Agnès au parler ingénu,

* Et le vieil Harpagon est lui-même venu :

Tous veulent rendre hommage à l'immortel génie

395   Dont la grave parole a touché leur manie,

Et tu vois l'univers à tes pieds prosterné :

Tartuffe est seul absent et n'a point pardonné.

Que ma soeur, tout entière à son humeur folâtre,

De ses éclats joyeux emplisse le théâtre,

400   Je ne puis l'imiter et je baisse la voix;

Ta mort m'a fait pleurer pour la première fois.

LA COMÉDIE LÉGÈRE.

Pourquoi pleurer, si tu nous as fait rire ?

Rions encore après les ans nombreux ;

Les poètes sont malheureux

405   Qui descendent au sombre empire

Et n'ont laissé que des pleurs après eux.

Je veux, comme la folie,

Faire sonner mes grelots,

Et mêler en mes bons mots

410   La France avec l'Italie.

Ne redoute pas que j'oublie

Les jours heureux où, courant le pays,

Nous voyagions sans gros bagages ?

Nous n'avions pas encor présenté nos hommages

415   À la cour du roi Louis.

Te souviens-tu de sa jeunesse

Et des splendeurs de son palais ?

Comme il dansait en nos ballets

Avant la morose vieillesse !

420   Il jouait le Soleil et jouait Apollon :

Aujourd'hui, sous la froide pierre ,

Comme toi, mon pauvre Molière,

Il est étendu tout du long.

Mais sont-ce là des pensées

425   À nourrir en mon esprit ?

Que bien plutôt ma bouche qui sourit

Redise nos fêtes passées !

Ma voix y charmait tour à tour

Ceux de la ville et de la cour ;

430   Et d'une humeur généreuse,

Sans les vouloir outrager,

J'ai rendu la foule heureuse

Que je n'ai pu corriger. ?

Souffle aujourd'hui ta vive poésie

435   A des esprits calmes et résolus !

Ramène la splendeur de mes ans révolus ,

Et m'enivre encor d'ambroisie !

J'ai foi dans la suite des jours

Pour contenter ma fantaisie ,

440   Et j'attends de jeunes amours !

LA COMÉDIE SÉRIEUSE.

Ô Molière ! Le temps sur sa pente fatale

Emporte les grandeurs , l'amour et la beauté ;

Mais ta gloire à jamais parcourt d'une aile égale

Les hautes régions de l'immortalité.

445   En vain autour de lui s'amassent les ruines ;

En vain il entraîne en son cours

Des flots qui grossissent toujours;

Par de là le temps tu domines,

Et les choses qui sont divines

450   Ne se mesurent point aux jours !

Ton monument parfait demeure impérissable ;

Le seul bruit de ton nom émeut tout l'univers ;

Tes mains n'ont point bâti sur l'incertain du sable,

Et tes derniers neveux répéteront tes vers.

455   Mais moi, je ne viens pas comme la multitude

Vers ta gloire qui me sourit ;

Je porte au fond de mon esprit

Une plus tendre inquiétude,

Et viens offrir ma gratitude

460   À cette main qui me nourrit.

Je viens encore un soir emprunter de ton âme

Quelque chaleur nouvelle et quelque trait hardi ;

Ô mon père, je viens réchauffer à ta flamme

Mes membres frissonnants et mon sein engourdi

465   Si tu ne peux renaître, au moins dans leur poussière

Je veux chercher tous tes trésors ;

Sois favorable à mes efforts,

Et me tends la main, ô Molière !

Les vivants n'ont plus la lumière,

470   Je vais la demander aux morts.

Les deux Muses couronnent le buste de Molière vers qui tous les personnages tendent des palmes. La toile tombe.

 


 

Notes

[1] Les vers 187 à 190 ont été supprimés à la représentation.

[2] Trissotin : Personnage des Femmes Savantes de Molière qualifié de "Bel esprit".

[3] Les vers 249 à partir de "dans" et 250, ont été supprimés par la censure.

[4] Le vers 258, a été supprimé par la censure.

[5] Les vers 290 à 294, sont tires du poème "La Val de Grâce" de Molière.

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