******************************************************** DC.Title = L'OMBRE DE MOLIÈRE, INERMÈDE. DC.Author = BARBIER P.J. DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Intermède DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:17. DC.Coverage = Pays mythologique DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BARBIER_OMBREDEMOLIERE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'OMBRE DE MOLIÈRE INTERMÈDE Représenté pour la première fois, sur le Théâtre-Français, par les Comédiens du Roi, le 15 Janvier 1847. 1847 PAR P.-J. BARBIER IMPRIMERIE CLAYE, TAILLEFER ET Cie, Successeurs de H. Fournier, RUE SAINT-BENOIT N° 7. PRÉFACE. La Comédie Française, fidèle à ses vieilles traditions, préparait pour le 15 janvier, jour anniversaire de la naissance de Molière, son hommage accoutumé, lorsqu'il vint en l'esprit de l'un de Messieurs les Comédiens de rehausser l'intérêt de cette solennité en y ajoutant un petit intermède en vers composé pour la circonstance. On me fit l'honneur de s'adresser à moi, tout obscur que j'étais ; et voilà comment est né l'opuscule que je donne aujourd'hui au public. Il semblera à plus d'un que ce soit là de ma part un manque de modestie, et qu'il y ait une certaine prétention à chercher tant de lumière pour une si petite oeuvre. En effet, je n'imaginais pas, en l'écrivant, qu'elle dût vivre au delà d'une soirée. Je n'ai point changé de sentiment. Néanmoins, la faveur accordée par le public à cet essai m'engage à prendre plus de souci de sa renommée. J'accepte avec reconnaissance les louanges comme les leçons de la critique, et je me reconnais volontiers son homme lige en tout ce qui est du ressort de l'art et du langage; je ne lui dénie que le droit d'altérer mes paroles ou de travestir ma pensée, pour les reporter ensuite sous forme d'offenses vers des noms ou des choses justement admirés. Ainsi, en nul endroit de mon prologue, je n'ai dit ou donné à entendre que tous les poètes contemporains fussent des cuistres ; bien que je ne me croie pas un modèle d'atticisme, ce n'est pas là un langage qui soit dans mes habitudes, ni une sottise enfantée par mon esprit. Je défie également que l'on trouve en mes vers une seule attaque directe contre les Gloires littéraires de notre époque, et je n'aspire à rien tant qu'à pouvoir un jour approcher mon nom des leurs. C'est viser haut sans doute ; mais un peu d'illusion sied à la jeunesse. Je proteste donc résolument contre toute application particulière des traits de satire échappés à ma plume ; j'attaque les vices du temps et non les personnes. Est-il vrai qu'il y ait des écrivains qui fassent des belles-lettres métier et marchandise ? Est-il vrai qu'il en soit d'autres qui délaissent notre belle langue française pour écrire en je ne sais quel patois à peine compris des filles de chambre ? Est-il vrai que ceux-ci spéculent sur le scandale de leurs oeuvres, tandis que ceux là ne cherchent dans l'art que le profit ? Voilà la question : « That is the question. » Mais en quoi cela peut-il regarder les hommes de talent qui honorent toutes les voies littéraires où ils s'engagent, tous les genres qu'ils veulent bien traiter ? Tout au plus pourrait-on leur reprocher le servum pecus attiré sur leur trace, et je n'oserais même articuler ce blâme, l'âge et la renommée ne lui donnant pas assez d'autorité dans ma bouche. Je devrais m'arrêter à ce point ; au delà je risque d'empiéter sur le légitime domaine de la critique littéraire. Ce pendant je ne puis me défendre contre le désir de consigner ici une dernière observation. L'un de mes critiques, et des meilleurs, dit de moi : « Ce jeune écrivain paraît appartenir à l'école ou plutôt à la coterie du Bon-Sens. » En sommes-nous donc venus jusque-là que le bon sens soit une affaire de coterie ? Du temps de Molière, c'était bien différent ; le bon sens était l'affaire de tout le monde. Un autre critique, non moins estimé, m'accuse d'ignorer « le grand art de placer un peu de bon sens sous l'harmonie sonore d'un vers bien fait. » L'un et l'autre de ces esprits éminents a un droit égal à ma confiance ; ce pendant lequel dois-je croire ? Auquel faut-il me soumettre ? J'attendrai qu'ils se soient mis d'accord pour prendre un parti. Il me reste à remercier Messieurs les Comédiens Français de l'accueil bienveillant qu'ils ont fait à mon premier ouvrage , si faible qu'il fût. Je suis heureux de reconnaître ici tout ce que je dois à l'appui de leurs talents ; le succès leur appartient plus qu'à moi. M. Provost a représenté Molière avec une profondeur d'intention, je dirai même avec une vérité de physionomie qui faisait presque illusion. M. Got, dans le personnage de Mercure, s'est montré comédien spirituel et intelligent. M. Maillart, dans celui du jeune poète, m'a laissé le regret de n'avoir pas eu à lui offrir un rôle plus important. Mademoiselle Brohan, sous le peplum comme sous le bavolet, a été ce qu'elle est toujours, charmante, enjouée et gracieuse. Quant à Mademoiselle Rachel, qu'elle reçoive ici l'expression de ma gratitude pour sa complaisance à charger sa mémoire du peu de vers que je lui avais confiés, et pour la valeur qu'ils ont empruntée de son beau talent. Paris, 20 janvier 1847. PERSONNAGES MOLIÈRE. M. PROVOST. MERCURE. M. GOT. UN JEUNE POÈTE. M. MAILLART. LA COMÉDIE SÉRIEUSE. Mme RACHEL. LA COMÉDIE LÉGÈRE. Mme BROHAN. LES PERSONNAGES DES COMÉDIES DE MOLIÈRE. Le théâtre représente les rives du Permesse. À MON PÈRE. L'OMBRE DE MOLIÈRE SCÈNE PREMIÈRE. MERCURE, seul. Holà ! ? Ho ! ? Molière !... Eh ! ? Ne répondras-tu pas,Maraud ? Je cherche en vain la trace de ses pas.Je me suis fourvoyé ! ? Mon pauvre ami Mercure,On t'échappe. ? Devant que la nuit soit obscure,Je veux tenir mon drôle. S'asseyant.Ouf ! Cela me déplaît, Faire courir un dieu comme on fait un valet !Car enfin je suis dieu, fût-ce de vieille date.Çà, voyons ! ? En quels lieux sommes-nous ? ? Tête ingrate,Ne te souvient-il pas que Mercure autrefoisCommit quelque fredaine à l'ombre de ces bois ? Il se lève.Vois-je point le bocage où Vénus me fut tendre ?Sont-ce les bords du Xanthe, ? ou les bords du Scamandre ?N'est-ce pas l'Eurotas, où jadis s'attardaLe seigneur Jupiter dans les bras de Léda ?Ou... Ma foi, je ne sais ! ? Mais quel sommeil me presse ? Je dors debout... Bonsoir !... Parbleu ! C'est le Permesse !Oui, voilà Castalie aux rivages fleuris,Hyppocrène aux flots purs.... s'ils n'étaient point taris !Je ne m'étonne plus qu'on y dorme à cette heure.Il faudra que Molière un instant y demeure, Et peut-être verrais-je, au seul bruit de sa voix,Courir les flots pressés et reverdir les bois !Oui, mais en attendant je fais le pied de grue,Et c'est traiter un dieu de façon incongrue :Qu'on me reprenne encore à quereller Caron Pour faire à ces humains repasser l'Achéron.Ce matin , égaré dans les demeures sombres ,Je rencontre Molière errant parmi les ombres :Je l'appelle, il m'aborde, et me serrant la main :Mercure, me dit-il, que fait le genre humain ? ? La plaisante demande ! Ai-je dit. Par Hercule !Le genre humain, Molière, est toujours ridicule.Il trahit la raison qui le veut conseiller. ?Le fait-on rire au moins ? ? Non, on le fait bâiller ;Si ce n'est aux grands jours où ta muse hardie Réveille en son tombeau la vieille comédie ,Et respectée encor des rides et du tempsEnseigne la jeunesse aux muses de vingt ans.Le théâtre a perdu son mâle caractère. ?Alors il m'a pressé de l'amener sur terre : J'ai remis à peu près son âme avec son corps,Et nous sommes sortis de l'empire des morts,Admirant en chemin dans son vaste domaineCette immortalité de la sottise humaine. ?Peste ! Où vais-je chercher ce merveilleux discours ? Si Molière n'en vient interrompre le cours,Je suis bientôt à bout de verve et de logique.Pourquoi m'a-t-on donné le droit mythologiqueDe tirer à mon gré les âmes des enfers ?Il en faut accuser quelque faiseur de vers, Un fou Grec ou Latin ! ? Car tout dieux que nous sommes,Qu'est-ce que nous ferions sans le cerveau des hommes ?Enfin je l'aperçois. SCÈNE II. Molière, Mercure. MERCURE. Je te fais compliment !Fi ! ? Te sauver de moi, Molière ? MOLIÈRE. Franchement,Je voulais plus tranquille errer à l'aventure. Sais-tu que les humains font des progrès, Mercure ?J'ai vu de bons côtés au monde où nous voilà. MERCURE. Je m'embarrasse bien de ces animaux-là ! MOLIÈRE. Bon ! Tu ne crois à rien ! MERCURE. Tout au plus à moi-même. MOLIÈRE. En ce point-là pourtant, je ne suis pas extrême. Je ne les donne pas tous pour de braves gens ;Et même, j'en ai vu beaucoup d'assez méchants ;Mais , si d'un faux semblant mon esprit ne se leurre ,Chacun d'entre eux est pire et la masse est meilleure,Les vices, je le sais , ont pouvoir sur chacun ; Mais ces vices épars marchent au bien commun.La route sous les pas semble s'être aplanie,Les rangs ont disparu dans cette foule unie,Et cela m'a touché de voir en mon cheminDes rois et des sujets qui se donnaient la main. MERCURE. Ma foi, qu'ils soient d'accord ou se fassent la guerre,À te parler tout franc, il ne m'importe guère.Tu perds le bon vieux rire à si bien raisonner,Et voilà ta gaîté prête à t'abandonner. MOLIÈRE. Non, je veux être juste avant que de médire ; ? Mais je retrouverais trop de sujets de rireSi ma muse au théâtre avait encore accès...Et la France d'abord ne parle plus français ! MERCURE. C'est un autre français du moins. MOLIÈRE. Comment, un autre !Il semble qu'on pouvait se contenter du nôtre. Beaucoup de leurs défauts sont par l'âge effacés,Mais par d'autres défauts ont été remplacés .Le ridicule humain est une hydre fertile ;Une sottise morte en fait renaître mille!Que ne puis-je revivre, et d'un pinceau joyeux Leur peindre encor les traits qui m'ont frappé les yeux ! ?Toujours pour ces vivants un beau transport m'agite ! MERCURE. C'est assez discourir, il faut rentrer au gîte ;Viens-t'en, Molière. MOLIÈRE. Non, avant que pour jamaisJe me sois séparé d'un monde que j'aimais, Je veux que ma visite y demeure connue,Et qu'il garde longtemps trace de ma venue.Cherche-moi dans la foule un poète nouveau,De coeur naïf encore et d'honnête cerveau,Échauffé pour son art d'une amoureuse flamme Qu'il n'ait point de génie et qu'il ait un peu d'âme :C'est le point principal. ? Je le veux conseiller. MERCURE. Certes un pareil trésor ne se peut trop payer !Ce sont des raretés à n'en point trouver une,Bien que de nos rimeurs l'espèce soit commune. Si tu veux que le ciel te le puisse accorder,Sur un autre modèle il le faut demander.La plupart n'ont plus foi dans cette poésieJadis attribuée aux buveurs d'ambroisie :Ils y dirigent mal leur essor impuissant, Et de leurs plus beaux vers le coeur demeure absent. MOLIÈRE. Je prends donc le premier qui s'offre sur ma route ;C'est une occasion à dissiper ton doute,Et tu peux t'assurer, malgré ton air railleur,Que sortant d'avec nous il sortira meilleur. MERCURE. Nous sommes à souhait servis par la fortune.Voici d'un jeune fou la rencontre opportune,Et rien qu'à voir ses pieds cheminer de traversOn devine aisément que l'homme fait des vers. MOLIÈRE. Demeurons un instant à l'écart, je te prie. SCÈNE III. Molière, Un jeune poète, Mercure. LE POÈTE. Oui, l'inspiration est pour jamais tarie ;Adieu la comédie et sa joyeuse humeur !L'homme est sans probité, sans vertu, sans honneur !À peine il fournirait des vers à la satire,Et ce n'est plus le lieu de chanter et de rire ! La voix est impuissante à le bien outrager :C'est d'un bâton noueux qu'on le doit fustiger.Je voudrais écraser cette race funeste,Et lui souffler d'un coup l'incendie et la peste !!!Morbleu ! MERCURE, à part. Jeune homme, doux ! MOLIÈRE. Mon fils, écoute-moi. LE POÈTE. Qui me parle ? MOLIÈRE. Molière. LE POÈTE. Ô mon maître, est-ce toi ? MERCURE. Eh ! Sans doute ! C'est lui, sans phrase et sans figure.C'est son ombre du moins, et moi je suis Mercure.Nous t'avons abordé pour deviser un peu. LE POÈTE. Bien, ne l'interromps pas, puisque tu n'es qu'un dieu ! MERCURE. Impertinent mortel ! Il s'assied en un coin du théâtre. MOLIÈRE. Prêt à quitter la place,Je ne te puis donner que cet instant qui passe.Sois-moi donc attentif et tâche à profiter.La bouillante jeunesse est prompte à s'emporter :Il semble tous les jours à ces bruyants courages Qu'ils ne sauraient au monde épargner les outrages :Mais pour tout condamner comme ils font, connais-tuS'ils sont bien assurés de leur propre vertu ?Ne prononce jamais un semblable anathème,Avant que tu te sois replié sur toi-même, Et juge d'un esprit au calme ramenéSi tu n'as pas besoin d'être aussi pardonné. ?Eh ! mon Dieu! je le sais, dans la fougue de l'âgeOn se plaît à frapper des vices qu'on partage,Et contre leur attrait n'étant pas assez fort, On veut à les blâmer faire un dernier effort.Mais sans tremper tes vers au fiel de la satire,Dans ses plus grands excès tourne le vice au rire :J'ai fait rire mon temps sur ses propres douleurs,Et ma gaîté souvent fut voisine des pleurs. - D'ailleurs qu'espères-tu de ta rude colère ?Pour convaincre les coeurs tu dois d'abord leur plaire;Sous le fouet rigoureux d'un maître on se défend,Mais sous la main d'un père on redevient enfant.La faiblesse est commune à tous tant que nous sommes, Et pour les corriger il faut aimer les hommes. MERCURE, à part. Un dieu de mes amis n'a pas tant de vertu,Il n'aimait point Sosie et l'a fort bien battu. LE POÈTE. J'écoute avec respect tes austères paroles,Et déjà tu me rends l'espoir et me consoles, Ô mon maître ! ? Pourtant, si j'ose en raisonner,Les champs sont épuisés où nous pouvons glaner ;Et ta muse immortelle a, d'une main sacrée,Serré tous les épis de leur moisson dorée.Je consens qu'à tes pas on demeure attaché, Quelle est la chose humaine où tu n'as point touché ?Il n'est plus en notre âge une mine féconde,Et l'inspiration a disparu du monde. MOLIÈRE. C'est en toi qu'elle manque et non dans l'univers. ?Regarde mieux, mon fils; l'homme est toujours divers, Bien qu'il soit toujours homme ; et, pour qui voit les choses,Le nombre est infini de ses métamorphoses.Ainsi change la mer sous un vent incertain,Furieuse le soir et calme le matin ;Tantôt resplendissante et tantôt effroyable, Et jamais un seul jour à soi-même semblable.Pourtant ce sont les flots au même sein conçus,Et menaçants ou purs tu peux voguer dessus. MERCURE, se levant. Belle comparaison ! Les flots ! Les vents ! L'aurore !La figure me plaît et la phrase est sonore. Sur l'une et l'autre mer on peut bien s'engager,Mais la première affaire est d'apprendre à nager. LE POÈTE. Aide-moi donc, Molière, à chercher une voieOù je retrouve encore un écho de ta joie.Passons les médecins : ils sont savants. MOLIÈRE. Tant mieux ! Il est vrai qu'ils en sont parfois plus ennuyeux.[Note : Les vers 187 à 190 ont été supprimés à la représentation.]Mais si leur grand savoir les a faits vénérables,Par beaucoup de côtés ils restent vulnérables :Plus d'un mériterait le nom de charlatan,Et nous te renvoyons aux vendeurs d'orviétan. MERCURE. N'auras-tu point pitié de leur gent assassine ?Quoi ! Même après ta mort railler la médecine ! MOLIÈRE. Bon ! C'est une raison pour la railler plus fort.Veux-tu pas qu'elle coure après moi qui suis mort ? LE POÈTE. Je t'accorde ceux-ci ; mais qui pourra me rendre Les marquis du vieux temps, au pied fin, à l'oeil tendre,Tout fiers de leurs rubans et de leur qualité,Caressant leur sottise avec leur vanité,Selon leur mauvais goût faisant la loi suprême,Et jugeant une pièce avec : Tarte à la crème ! MOLIÈRE. Ma foi, vous en avez qui ne leur cèdent pas,Et sur beaucoup de points les vôtres ont le pas.Si nos marquis vivaient en des loisirs futiles,Peut-être ils n'avaient pas le pouvoir d'être utiles ;Mais la France aujourd'hui réclame tous ses fils, Et qui perd sa jeunesse a volé son pays. ?Veux-tu d'autres sujets ? La suite en est nombreuse,Tu peux y promener ta plume aventureuse,Et guider tour à tour ta verve et ta raisonVers la place publique ou bien vers la maison. Là, c'est monsieur Jourdain dont la tête fêlée,Du désir de régner est tout ensorcelée.La noblesse à ses yeux a perdu de son prix,Mais le pouvoir sourit à ses petits esprits.Enflé de sa roture et de sa bourgeoisie, Il prétend régenter l'Europe avec l'Asie,Dans leurs plus beaux efforts empêche les grands coeurs,Et raille le génie avec des airs moqueurs.Cependant quand il a bien servi la patrie,Quand une noble idée à son front s'est meurtrie, Il rapporte chez lui ses lauriers triomphants,Et ne sait ce qu'ont fait sa femme et ses enfants ! ?Ici c'est Philaminte et son humeur savante,Mais non plus seulement pour Vaugelas fervente ;D'un plus digne sujet son cerveau s'est épris : Il est temps de passer la quenouille aux maris,De prendre comme il faut son rang dans la famille,D'enseigner l'impudeur et le code à sa fille,D'expliquer librement l'évangile et la loi,Et de nous faire enfin cocus de bon aloi ! [Note : Trissotin : Personnage des Femmes Savantes de Molière qualifié de "Bel esprit".]Pour Trissotin, la race en est si fort accrueQu'on trouve ce gredin à tous les coins de rue ;L'un, l'effroi du papier et la honte de l'art ,S'environne à plaisir d'un éternel brouillard,Va chercher dans les cieux le vague et le mystère , Et se croirait perdu s'il restait sur la terre.L'autre est à qui le paie, et fait en même tempsDes chansons pour les bleus et des vers pour les blancs,Souille la probité dont l'éclat l'importune,Et sur son déshonneur établit sa fortune. L'autre enfin, oubliant d'apprendre le français,Le prétend inutile et lui fait son procès ,Sur des absurdités bâtit un beau système,Et veut m'avoir compris beaucoup mieux que moi-même !Voilà de vos rimeurs, et monsieur Trissotin Avait meilleure grâce à nous parler latin !Dirais-je enfin Tartuffe et son âme hypocrite ?À ce seul souvenir ma voix encor s'irrite.Tartufe ! Il est partout, dans le temple, au Sénat,[Note : Les vers 249 à partir de "dans" et 250, ont été supprimés par la censure.]Sous l'habit du tribun, sous le dais du prélat ! Bien différent du gueux qu'au parvis d'une égliseMonsieur Orgon recueillit sans souliers ni chemise,Il porte haut la tête, et d'un encens banalEnfume des coquins dans un dévot journal.Habile à raconter de pieuses histoires, Des moines et des saints il écrit les mémoires ;Il parle au nom du peuple et de la liberté ![Note : Le vers 258, a été supprimé par la censure.]C'est lui qui prône en chaire un bal de charité,Et du gain qu'il en tire amasse des retraitesPour les filles de joie et les voleurs honnêtes. De leurs deniers pourtant il vit avec éclat,Criant fort, mangeant bien, jusqu'à ce que l'État,Dupe des beaux dehors de ce fourbe émérite,Le hausse à quelque emploi digne de son mérite !Si tout ce que j'ai dit te semble un peu gaulois, Il en faut accuser le vieux parler français.Je hais la muse frêle et timide ; et la mienneTrahit dans ses instincts la race plébéienne ;Elle aime la rudesse, et sans chercher le mot,Quand elle trouve un sot, elle l'appelle un sot. MERCURE. Quel malheur qu'il soit mort ! ? Eh bien, poète imberbe ? LE POÈTE. Eh bien ! Mon coeur s'emplit d'une flamme superbe !C'est peu de t'admirer, Molière, il faut t'aimer !Tous les nobles désirs me viennent animer.Merci ! ? Je vais m'enfuir dans quelque solitude, Et là, tout au silence, aux veilles, à l'étude,Je prétends... MOLIÈRE. Non, sois homme avant d'être écrivain !Le travail te serait quelque chose de vain,Si tu n'avais d'abord étudié le monde.Laisse aux savants poudreux leur retraite profonde : Regarde, observe, pense ; et que tes yeux vainqueursComme en un livre ouvert sachent lire en nos coeurs.Attentif et muet c'est dans la multitudeQue tu dois chaque jour faire ta solitude.Dans sa naïveté surprends l'homme : à ce prix, Tu feras circuler la vie en tes écrits.* Il faut qu'au premier coup l'image en soit tracée. ?* Ainsi dans une épître à Mignard adressée,* Je louais son pinceau de produire à nos yeux[Note : Les vers 290 à 294, sont tires du poème "La Val de Grâce" de Molière.]* Cette belle peinture inconnue en ces lieux, * La fresque, dont la grâce à l'autre préférée,* Se conserve un éclat d'éternelle durée ;* Mais dont la promptitude et les brusques fiertés* Veulent un grand génie à toucher ses beautés . MERCURE. Pardieu ! Je me veux mettre aussi de la partie ! Mon fils, j'aurai du moins ta jeunesse avertieDe tous les mauvais pas où tu rompras ton cou,Si tu suis les conseils de cet honnête fou. Tu seras détesté de toute créature,On lâchera sur toi l'outrage et l'imposture, Et si tu ne meurs pas à force de chagrins,On en viendra peut-être à te casser les reins.Mais d'abord tu vivras crasseux et pauvre hère,Sommeillant sur la dure et faisant maigre chère,Sans habit, sans foyer, sans toit; et tu verras Des coquins attablés qui seront gros et gras,Et qui feront, au bruit de leur joie insolente,Rougir la nudité de ta vertu tremblante !...Est-ce là le destin d'un homme de bon sens ??Laisse à d'autres que toi ces rêves languissants. Prends-moi sur toute chose une plume facile,Écris mal et beaucoup !... Sois à l'argent docile,Pille tout, vole tout, partout cherche ton bien ;Langue, vertu, parents, ne considère rien ;Promène sur le monde une parole amère, Raconte s'il le faut les amours de ta mère,Et, toujours étonné de ta propre valeur,Sois ensemble écrivain, commerçant et voleur ! ?Alors les gens de goût te salueront poète. MOLIÈRE. Non, ne l'écoute pas ; c'est un dieu malhonnête. ? Beaucoup ont comme lui des discours obligeantsPour inviter à mal le coeur des jeunes gens.Mais que chez toi, mon fils, le courage renaisse.C'est un crime toujours d'affaiblir la jeunesse.Peut-être à mille ennuis tes vingt ans vont s'offrir ; Mais je puis t'enseigner comme il les faut souffrir.Il convient que ton âme aux dégoûts se résigne,Quand du nom de Monsieur on ne m'a pas cru digne,Quand un parti dévot s'est acharné sur moi,Et quand un sot marquis, m'ayant vu chez le Roi, Et me venant en hâte accoster au passage,A contre ses habits déchiré mon visage ! ?En ai-je moins de gloire, et restai-je outragé ? LE POÈTE. Non, mais un siècle après ton pays t'a vengé.Leurs fils ont chèrement expié ta blessure, Et sur leur propre font a rejailli l'injure. MOLIÈRE. Tu dis vrai : l'avenir tient compte du passé ;L'homme est de ses douleurs bientôt récompensé ;Et qui n'a souhaité que l'immortelle gloireVoit par delà les ans s'agrandir sa mémoire. Travaille, et tu verras ta pensée et tes versDans un temps éloigné réjouir l'univers.Mais que pour ton honneur d'abord on te renomme :L'art se ressent toujours des bonnes moeurs d'un homme;Et reflétant ta vie en de sages écrits Tu gagneras à toi les coeurs et les esprits.Écoute ces clameurs de la France nouvelle !C'est moi qu'on applaudit et c'est moi qu'on appelle.Viens, et connais le but où je veux t'entraîner.C'est un peuple assemblé qui me va couronner ! C'est la scène, témoin de mes premières armes !Viens ! Ce sont mes enfants, et je verse des larmes ! Il entraîne le jeune homme hors du théâtre. MERCURE, courant après Molière. Eh ! Molière !... Pourquoi te sauves-tu si fort ?Cela n'est point décent de courir, pour un mort ! SCÈNE IV. Le théâtre change d'aspect, et représente un temple au milieu duquel s'élève le buste de Molière. Les personnages des comédies de Molière arrivent de côtés différents, les uns avec la Comédie légère, les autres avec la Comédie sérieuse. LA COMÉDIE LÉGÈRE. Je suis la Comédie aux légères allures ; Ma bouche est pleine de chansons ;Je conduis après moi les rieuses figuresDes plus fous de mes nourrissons.* Voici venir à toi le bonhomme Géronte,* Monsieur Jourdain en grand habit de cour, * Un médecin savant aux pratiques d'amour,* Marscarille en marquis, Jodelet en vicomte;* Sganarelle, et Georges Dandin,* Et la race des Sottenville,* Monsieur de Pourceaugnac qui pour voir la grand'ville * S'en est venu du pays Limousin,* Et la tête en ruses fertile* De notre bon ami Scapin.Que d'autres pleurent ta gloire !Pleurer ne sied pas à mes yeux, Et je croirai faire mieuxSi j'honore ta mémoireDe mon rire le plus joyeux. LA COMÉDIE SÉRIEUSE. Je suis la Comédie aux grâces plus austères ;C'est moi qui t'inspirai tes mâles caractères, Et, promenant tes yeux parmi le genre humain,A dessiner ses traits guidai ta forte main.En toi d'un même coup, aux rives de la France,J'ai ressuscité Plaute, et Ménandre, et Térence ,Et voici sur mes pas, de ton heur triomphants, Une palme à la main, tes fidèles enfants ;* Don Garcie et Psyché, qui hors de mon domaine* M'ont fait en maint endroit toucher à Melpomène ;* Dorine avec Chrysale, et le bon sens bourgeois* S'exprimant par leur bouche en un discours gaulois ; * Alceste dont le coeur aime encor Célimène,* Et Philinte indulgent à la faiblesse humaine ;* Don Juan aussi, courant de beautés en beautés* Où l'emporte l'ardeur de ses sens irrités, -* Et que le temps moderne, amant des rêves sombres, * A fait pâle, fantasque et perdu dans les ombres :* Arnolphe suit Agnès au parler ingénu,* Et le vieil Harpagon est lui-même venu :Tous veulent rendre hommage à l'immortel génieDont la grave parole a touché leur manie, Et tu vois l'univers à tes pieds prosterné :Tartuffe est seul absent et n'a point pardonné.Que ma soeur, tout entière à son humeur folâtre,De ses éclats joyeux emplisse le théâtre,Je ne puis l'imiter et je baisse la voix; Ta mort m'a fait pleurer pour la première fois. LA COMÉDIE LÉGÈRE. Pourquoi pleurer, si tu nous as fait rire ?Rions encore après les ans nombreux ;Les poètes sont malheureuxQui descendent au sombre empire Et n'ont laissé que des pleurs après eux.Je veux, comme la folie,Faire sonner mes grelots,Et mêler en mes bons motsLa France avec l'Italie. Ne redoute pas que j'oublieLes jours heureux où, courant le pays,Nous voyagions sans gros bagages ?Nous n'avions pas encor présenté nos hommagesÀ la cour du roi Louis. Te souviens-tu de sa jeunesseEt des splendeurs de son palais ?Comme il dansait en nos balletsAvant la morose vieillesse !Il jouait le Soleil et jouait Apollon : Aujourd'hui, sous la froide pierre ,Comme toi, mon pauvre Molière,Il est étendu tout du long.Mais sont-ce là des penséesÀ nourrir en mon esprit ? Que bien plutôt ma bouche qui souritRedise nos fêtes passées !Ma voix y charmait tour à tourCeux de la ville et de la cour ;Et d'une humeur généreuse, Sans les vouloir outrager,J'ai rendu la foule heureuseQue je n'ai pu corriger. ?Souffle aujourd'hui ta vive poésieA des esprits calmes et résolus ! Ramène la splendeur de mes ans révolus ,Et m'enivre encor d'ambroisie !J'ai foi dans la suite des joursPour contenter ma fantaisie ,Et j'attends de jeunes amours ! LA COMÉDIE SÉRIEUSE. Ô Molière ! Le temps sur sa pente fataleEmporte les grandeurs , l'amour et la beauté ;Mais ta gloire à jamais parcourt d'une aile égaleLes hautes régions de l'immortalité.En vain autour de lui s'amassent les ruines ; En vain il entraîne en son coursDes flots qui grossissent toujours;Par de là le temps tu domines,Et les choses qui sont divinesNe se mesurent point aux jours ! Ton monument parfait demeure impérissable ;Le seul bruit de ton nom émeut tout l'univers ;Tes mains n'ont point bâti sur l'incertain du sable,Et tes derniers neveux répéteront tes vers.Mais moi, je ne viens pas comme la multitude Vers ta gloire qui me sourit ;Je porte au fond de mon espritUne plus tendre inquiétude,Et viens offrir ma gratitudeÀ cette main qui me nourrit. Je viens encore un soir emprunter de ton âmeQuelque chaleur nouvelle et quelque trait hardi ;Ô mon père, je viens réchauffer à ta flammeMes membres frissonnants et mon sein engourdiSi tu ne peux renaître, au moins dans leur poussière Je veux chercher tous tes trésors ;Sois favorable à mes efforts,Et me tends la main, ô Molière !Les vivants n'ont plus la lumière,Je vais la demander aux morts. Les deux Muses couronnent le buste de Molière vers qui tous les personnages tendent des palmes. La toile tombe. ==================================================