L'ENRÔLEUR POLITIQUE

[DIALOGUE]

VICTOR HUGO.

PARIS. J HETZEL et Cie, 18 rue Jacob. A. QUANTIN, rue Saint-Benoît, 7


Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2024

Publié par Paul FIEVRE, mai 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 31/03/2024 à 09:09:55.


PERSONNAGES

L'ADEPTE.

L'ENRÔLEUR.

Extrait de l'édition des OEuvres complètes de Victor Hugo, édition définitive d'après les manuscrits originaux", Paris : Hetzel, Quantin, 1885. pp. 297-304


L'ENRÔLEUR POLITIQUE

Et la lumière a lui dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas comprise.

L'ADEPTE.

Non, tous vos beaux discours ne m'ont point converti.

Et pourquoi voulez-vous que j'embrasse un parti ?

N'est-ce donc point assez que d'insolents libraires

Préfèrent des pamphlets à mes oeuvres légères ?

5   Est-ce trop peu déjà qu'un stupide mépris

Proscrive ces beaux-arts dont mon coeur est épris,

Et que le Pinde, grâce au nom de république,

Voie en ses verts bosquets régner la politique ?

Faut-il passer partout pour esprit de travers,

10   Ou m'unir aux ingrats qui font fi de mes vers ?

Et pour rester français, titre qu'on me refuse,

Sous le joug libéral dois-je courber ma muse ?

.Ah ! je veux être un sot, et, loin de vos drapeaux,

Rimer sans auditeurs, mais rimer en repos;

15   Je veux, ainsi qu'un ours, dans mon trou solitaire,

Penser avec Pascal et rire avec Voltaire ;

Vivre, ignoré du monde, avec mes vieux auteurs,

Qui devaient craindre peu d'être un jour sans lecteurs

Et, fuyant ces salons ou la nullité règne,

20   Consoler de l'oubli les arts qu'on y dédaigne.

L'ENRÔLEUR.

Tout beau (ces jeunes gens ont grand besoin d'avis !)

Tu connais donc bien peu l'heureux siècle ou tu vis !

L'on dédaigne les arts ?... Et cent routes nouvelles

S'ouvrent aux vrais talents pour fuir les vieux modèles

25   Voyons, quel est ton genre ? Écoute, et tu vas voir

Qu'en travaillant un peu l'or sur toi va pleuvoir.

Es-tu peintre ? Transmets à la lithographie

Nos modernes exploits que Clio te confie.

Pour éclipser les faits du preux de Roncevaux,

30   Le brasseur Rossignol t'offre ses grands travaux.

Crois-tu que ces guerriers, tous morts aux Thermopyles,

Près de nos fédérés auraient dormi tranquilles ?

Et que ce général qui battit du tambour

Ne vaut pas bien Condé sous les murs de Fribourg ?

35   Réponds ! Mais, je le vois, peu sensible à la gloire,

Tu ne peux t'élever aux grands travaux d'histoire;

Descends donc aux portraits. D'un grand homme ignoré

Peins-nous le noble front de rayons entouré;

Ou, moderne Callot, dévoue au ridicule

40   Ces vieux sujets du roi dont la France pullule,

Fous qui, dans leurs aïeux, osent encor vanter

De gothiques vertus qu'ils surent imiter.

Crois-moi, suis mes conseils, dans peu de temps sans doute

Tu seras de ces gens qu'on flatte et qu'on redoute,

45   Et ton nom, étalé dans plus d'un cabinet,

Deviendra quelque jour fameux chez Martinet.

Es-tu littérateur ? Une plus vaste arène

Semble encore appeler ta muse citoyenne.

Tu peux des esprits forts fabriquer les anas,

50   Ou toi-même inventer de nouveaux almanachs;

Ainsi, dans chaque mois, grâce à de doctes plumes,

Nous voyons les guerriers succéder aux légumes

La botanique, hier, fut à l'ordre du jour,

Il est juste aujourd'hui que l'histoire ait son tour.

55   Vois ce livre, heureux fruit d'un siècle de lumière

Il montre au bon bourgeois l'éloquence guerrière ;

Fais m'en donc un pareil ; mêle, choisis en gros

Le cri d'un soldat ivre ou le mot d'un héros;

Et donne au bon Henri quelque place modeste

60   Entre deux bulletins, ou près d'un manifeste.

Surtout, si tu décris nos revers, nos succès,

Songe qu'un vendéen ne peut être français.

Songe encor que ce roi, d'orgueilleuse mémoire,

Louis, n'a jamais su ce que c'est que la gloire;

65   Que Vendôme et Villars, qu'on se plaît à vanter,

Sont loin de maint héros que tu pourrais citer.

Luxembourg comptait-il ses soldats morts par mille ?

Qu'est-ce que Catinat ? Brûla-t-il une ville ?

Une fois, il est vrai, surpassant Catinat,

70   Turenne mit en feu tout le Palatinat.

Mais tout cela n'est rien; qu'on songe à la Vendée,

Et d'un bel incendie on aura quelque idée ;

Vois Moscou, vois Berlin, et du sud jusqu'au nord

De cent vastes cités les murs fumants encor.

75   Qu'en dis-tu ?. Prouve aussi que, bien qu'il fût despote,

Ce Louis, après tout, n'était pas patriote.

A-t-il, pour mériter qu'on lui fût si soumis,

Construit une colonne en canons ennemis ?

À cet enseignement dont notre âge raffole

80   Jamais ce prince ignare ouvrit-il une école ?...

Il est bon, vois-tu bien, d'avoir à rapporter

Des faits sûrs, de ces faits qu'on ne peut contester.

Ne crains pas les brouillards, car toujours la Minerve

Tiendra pour te défendre une lance en réserve;

85   Et, si tu sais venger d'une odieuse loi

Ces innocents bannis qui n'ont tué qu'un roi ;

Si tu sais, du parti digne et généreux membre,

En citoyen zélé chérir l'heureux septembre,

On te verra dans peu de tes mâles écrits

90   À la face du monde enrichir L homme gris

Et, grâce aux souscripteurs, affrontant les amendes

Saper les vieux abus dans les Lettres Normandes.

Est-ce assez ?

L'ADEPTE.

Il suffit ; pour rester en repos,

Je vais, par un fait seul, vous répondre à propos.

95   Hier, manquant d'argent, vint s'asseoir à ma table

Macer, cet ami sûr, ce parfait pauvre diable.

« Ah ! mon cher, me dit-il, je n'ai plus d'avenir.

Un jeune homme en nos jours ne saurait parvenir.

Tu sais que, préférant l'or à la renommée,

100   De nos indépendants j'ai dû grossir l'armée.

Cherchant donc à paraître, en un pamphlet du jour

Je voulus, l'autre mois, me produire à mon tour.

D'abord, pillant partout des phrases rajeunies,

Je m'étais fait un fonds de quelques calomnies;

105   Puis je citais sans crainte, en termes absolus,

Et Voltaire et Rousseau, que je n'ai jamais lus.

J'invoquais nos grands mots, la vertu, la victoire

Et je crois même aussi que je parlais d'histoire.

Ajoute à ce mélange un morceau fort adroit,

110   Ou je prouvais que Dieu n'a sur nous aucun droit,

Ou même, pour montrer mon âme libre et fière,

Je jetais loin de moi le joug de la grammaire.

Croirais-tu qu'un discours si fort et si rusé

Pour le susdit pamphlet fut trouvé trop usé ?

115   Que je perdis mon temps, mes frais, mon éloquence ?

Et que, de m'enrichir m'ôtant toute espérance,

Le grossier rédacteur m'envoya sans façon

À ce journal sans sel ou l'on singe Adisson ? »

Macer a répondu. Pour moi, je dois me taire.

120   Sans savoir le citer, je sais lire Voltaire;

Je hais la calomnie enfin mon esprit lourd

Ne saurait s'élever à la hauteur du jour.

L'ENRÔLEUR.

Jeune homme, tu te perds. Écoute-moi, de grâce.

Si d'un vrai citoyen ton coeur n'a pas l'audace,

125   Tu peux, quittant le fouet et prenant l'encensoir,

Sans renoncer à nous, ramper sous le pouvoir.

Le ministre, crois-moi, saura payer le zèle

D'un auteur qui pour lui veut bien faire un libelle.

On voit dans les honneurs plus d'un homme prudent

130   Que le premier revers peut rendre indépendant;

La girouette reste au haut de l'édifice.

Je pourrais te citer.

L'ADEPTE.

Non, rendez-moi justice.

Je n'imiterai point ces vils caméléons

Qu'un jour la guillotine eut pour Anacréons,  [ 1 Anacréon : poète lyrique grec de l'antiquité./]

135   Et qui, du plus puissant servant toujours la cause,

Se font aujourd'hui plats, pour être quelque chose.

J'aimais la gloire, hélas ! Mais dans ce siècle impur,

Quand le crime est fameux, la gloire est d'être obscur.

Vous qui m'auriez fait grand, arts divins, arts que j'aime,

140   Vous êtes oubliés, je veux l'être moi-même.

Racine ! Est-il bien vrai, dis, qu'ils m'ont excité

A blasphémer ces temps ou ta muse a chanté ?

Vandales ! quelle est donc leur aveugle furie ?

Ils proscrivent ton siècle, et parlent de patrie !

145   Ô Molière ! Ô Boileau ! Pourquoi, nobles esprits,

Nous léguer des lauriers que nous avons flétris ?

Temps qu'on ne verra plus, seul je vous rends hommage.

Du moins, tâchons encor d'en retrouver l'image.

Si jamais, je le crains, des orages nouveaux

150   Me viennent, malgré moi, ravir à mes travaux,

Vous qui voulez la paix, ô Fitz-Jame, ô Villèle,  [ 2 Jacques Ier Fitz-James (1670-1734), militaire, maréchal de France, fils de Jacques II Stuart.]

Chateaubriand, je veux imiter votre zèle;

Je veux puiser en vous, citoyens généreux,

L'espoir de voir un jour les français plus heureux.

L'ENRÔLEUR.

155   Cet homme est un ultra !

L'ADEPTE.

Je suis un homme.

L'ENRÔLEUR.

  À d'autres !

Ces royalistes-là font tous les bons apôtres.

Tu n'étais, disais-tu, d'aucun parti ? Fort bien !

Tu ne te trompais pas ; que sont tes pareils ? Rien.

Ce n'est plus un parti.

L'ADEPTE.

Non, c'est la France entière.

L'ENRÔLEUR.

160   Fait que nos électeurs prouvent à leur manière,

Et que voulaient sans doute attester certains cris

Dont t'ont dû réjouir nos fidèles conscrits.

L'ADEPTE.

Il est vrai, l'anarchie aux têtes renaissantes

S'éveille, et rouvre encor ses gueules menaçantes

165   Le trône, sous ses coups, commence à chanceler ;

Mais pour le soutenir on nous verra voler.

Nous saurons oublier ; dans ces moments d'épreuve,

Les dégoûts dont la haine à dessein nous abreuve.

Moi-même, lui gardant et mon bras et ma foi,

170   Dans l'exil, s'il le faut. J'irai suivre mon roi;

Dussé-je, pour avoir servi la dynastie,

Me voir, à mon retour, puni d'une amnistie.

Et si, dans mes vieux jours, comme un vil condamné,

Au fond d'un noir cachot je me voyais traîné,

175   Sous le harnais guerrier si ma tête blanchie

D'un indigne soupçon n'était point affranchie;

Si j'étais accusé, sans même être entendu,

D'avoir trahi ce roi que j'aurais défendu;

Montrant mon corps brisé, mes cicatrices vaines,

180   Et ce reste de sang, déjà froid dans mes veines,

J'irais dire à mon roi, s'il voulait l'épuiser

« Sire, il est tout à vous, vous le pouvez verser. »

 



Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 603

 

Notes

[1] Anacréon : poète lyrique grec de l'antiquité./

[2] Jacques Ier Fitz-James (1670-1734), militaire, maréchal de France, fils de Jacques II Stuart.

 [PDF]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Vers par acte

 Vers par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons