LA SOEUR VALEUREUSE

OU L'AVEUGLE AMANTE

TRAGICOMÉDIE

DÉDIÉE A MONSEIGNEUR LE DUC DE VENDÔME.

M. DC. XXXIIII.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

PAR LE SIEUR MARESCHAL.

À PARIS, Chez ANTHOINE DE SOMMAVILLE, dans la galerie du Palais à l'Écu de France.


publié par Paul FIEVRE, juillet 2016.

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 19:59:01.


À TRÈS-HAUT ET TRÈS PUISSANT PRINCE, CÉSAR DUC DE VENDÔME, DE MERCOEUR, DE PENTHIÈVRE, DE BEAUFORT, ET D'ÉTAMPES, Prince d'Anet et de Martigues, Pair de France.

MONSEIGNEUR,

Cette Princesse amoureuse et Étrangère qui vous vient chercher depuis la Perse jusqu'en France, pour vous rendre l'arbitre de son amour et de sa valeur ; ne prétend pour fruits d'un si long voyage que l'honneur de vous entretenir, et le triste contentement de faire croître au récit de ses aventures les Fontaines de Bourbon, par les larmes d'une si fidèle compagnie, que votre vertu y attire cette année plutôt que celle des Eaux. Ce n'est pas pour avoir sué dessous les armes, ou pour laver son front encore couvert d'une poussière sanglante que cette SOEUR VALEUREUSE vient aux bains ; mais seulement pour y noyer son amour et sa honte, et pour savoir si ces divines sources minérales parmi tant de qualités secrètes n'ont point celle du fleuve d'Oubli, afin d'y perdre la mémoire de son frère, que tous les effets d'une passion extrême n'ont pu lui rendre sensible. Je l'ai encouragé à ce dessein ; il est vrai, je l'avoue, MONSEIGNEUR, et lui ai promis ce qu'on n'attendrait jamais ni des bains de Bourbon, ni de Plombières, ni de Forges, ni de Pougues ; je veux dire la guérison d'un amour violente, et la facilité d'oublier un objet qu'elle a aimé dès le berceau. Il n'entre ici rien du miracle, ou de la Fable ; cette action n'attend aucun effort par-dessus la Nature, ni cette prose aucun ornement de la Poésie. Est-elle arrivée à Bourbon ? Elle est guérie cette AVEUGLE AMANTE ; et pour oublier son amour, son frère, et son pays, il ne lui a fallu de temps que ce peu qu'elle en a mis à vous regarder. Cet effet presque impossible que je lui avais promis, et qu'elle eût cherché vainement aux Eaux, elle l'a trouvé dans vos yeux ; où rencontrant aussi bien qu'en votre esprit toute chose à admirer, elle ne s'étonne que d'une seule, comme votre front chargé de lauriers ne l'est point encore de la Couronnez de toute l'Asie, puisque c'étaient de semblables visages qu'autrefois la perse faisait adorer dessus le Trône de ses illustres aïeux. Aussi vous voyez qu'elle en aime si parfaitement les traits, que pour les avoir toujours présent à ses yeux, elle porte aujourd'hui votre portrait sur son Écu, en cette même place où était celui de son frère, qu'elle avait déjà commencé d'effacer de ses pleurs, et que son amour pour vous a caché dessous une plus belle toile. Je ne croirai pas, MONSEIGNEUR, que vous soyez si peu sensible à la plus belle passion des hommes, pour n'agréer point la recherche d'une AMANTE de cette condition, et dont la passion ne cède qu'aux voeux infinis de celui qui vous la présente. Sans blesser son honneur, ni le respect inviolable qu'il vous doit, il a cette assurance de vous l'amener jusqu'au chevet de votre lit ; et il n'est pas si mal en votre estime qu'il n'espère que vous chérirez également et le don et celui qui vous le fait, et qu'après avoir pris plaisir à considérer la beauté de cette Fille, vous aurez assez de bonté pour le considérer lui-même comme,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur

A. MARESCHAL.


ARGUMENT.

LUCIDOR et ORONTE deux Gémeaux, Fils et Fille de Belyman Roi des Perse et des Mèdes, avaient été élevés et nourris ensemble, et pendant leur enfance ils avaient joint à la conformité de leur visage une seconde d'humeur et de volonté, qui faisait douter à tous ceux qui les voyaient, qu'elle était des deux la plus grande, ou la ressemblance de leurs esprits, ou celle de leurs fronts. La Nature en ce doux accord, par une puissante inclination qu'elle donna à cette Fille, la porta peu à peu à aimer, suivre, et imiter son frère en tout, et même par un effort de courage à se rendre depuis compagnes d'exercices, comme elle l'avait été de berceau. Du commencement ce n'était que jeu, que le Roi leur père approuvait ; mais ils sont enfin séparés par la force et l'envie des années, qui font connaître à celle-ci qu'elle est Amante, et qui obligent celui-là à fuir d'horreur une passion, qui lui paraissait sinon criminelle pour le moins fort déréglée. Rien ne l'excusait qu'une loi de Perse, qui permettait à la soeur d'être femme de son frère, et de joindre par ce lien le sang qu'ailleurs une même naissance aurait disjoint. Mais ce prétexte n'était pas assez puissant, pour effacer ou courir en l'esprit d'Oronte un vice qu'elle avouait elle-même par la honte qu'elle ressentait à le commettre, ne put ôter aussi l'aversion de Lucidor. Il la quitte et la Perse même ; et après mille courses que ses armes lui rendirent glorieuses, borna heureusement sa fuite en Thrace ; ou parmi l'accueil et les honneurs qu'il reçut, il se trouva enfin amoureux et aimé d'Olympe, fille unique du Roi de ce pays. Cette amour réjouit le père, engagea doucement la Fille, et affligea Dorame qui en était amoureux, sur des prétentions qui semblaient auparavant assurées par la faveur qu'il avait auprès du Roi, et par la puissance absolue que cette faveur lui donnait dans tout le Royaume. Pour être politique, plein d'esprit et d'intelligence, il n'était pas moins malheureux. Gélandre son Cousin l'avait chassé de Bithynie, bien qu'il en eût la possession légitime ; et tous ses desseins depuis n'étaient qu'à se rétablir, et à reprendre les droits de la Souveraineté, qu'injustement son Cousin usurpait sur lui. Pour cet effet, et afin de perdre aussi bien son rival comme son Usurpateur, par un dessein et d'amour et d'ambition, il envoie à Gélandre Lucidor dans la Ville de Pruse, sous un prétexte spécieux qui les trompa tous deux, et qui fut tel. Lucidor accompagné de Mélinde soeur du favori, qui la lui avait donnée autant pour conduite et assurance que pour otage à Gélandre, pensait fuir la colère du Roi, qui était aussi fausse que tous ces complots que Dorame avait feint que sa Majesté dressait contre lui, fut l'enlèvement de sa fille Olympe : que ce rival ingénieux avait encore supposé. De même Gélandre en les recevant croyait s'assurer la Bithynie, vu que Dorame par lettres expresses renonçait à toutes ses prétentions, s'il pouvait réussir le mariage de sa soeur avec Lucidor, qu'il lui envoyait (disait-il) à cette intention. Sitôt qu'ils sont reçus dans Pruse, Dorame s'écrie à la force, se plaint au Roi que Lucidor a enlevé sa soeur, qu'il s'est retiré auprès de Gélandre son Usurpateur, et demande main forte pour se venger de l'un et de l'autre. Le Roi de Thrace envoie demander Mélinde ; Gélandre assuré sous main par Dorante la refuse ; les Thraces arment ; le Roi sort de Byzance avec Olympe ; Dorame a charge de toute l'Armée ; et du premier assaut l'on emporte sans résistance le Château d'Elvye fort peu distant de la Ville, où la Princesse choisit son quartier et sa retraite : enfin pour le dire court Pruse est assiégée. Mélinde dedans et instruite par son frère de ce qu'elle devait faire, lui envoie une lettre quelque temps après, par où (continuant leurs feintes) elle se plaignait de l'insolence et des poursuites violentes du Prince de Perse, qui ferait enfin quelque effort sur son honneur, si on lui en laissait le temps et les moyens dans les longueurs d'un siège ; que ce remède était trop lent et trop éloigné pour un mal si proche, et qu'il fallait prévenir ses mauvais desseins par un duel. Par cette lettre Olympe connaît ouvertement l'infidélité de Lucidor ; et c'était là le premier dessein de Dorame : pour le second ; le Roi lui permet de se battre ; et c'était ce qu'il avait prétendu par tant de feintes, et de le faire sans hasarder sa faveur ni sa fortune. Cependant qu'il travaille dans les soins de son combat, Mélinde en entreprend un autre suivant ses instructions, qui était d'obliger le Prince de Perse à l'aimer : mais elle y est si malheureuse, qu'au lieu de donner de l'amour à Lucidor, elle en prend elle même. Dans les élans de sa nouvelle passion elle reçoit le Cartel de son frère contre son amant, et son esprit divisé pour tous deux ne pouvant laisser perdre l'un ou l'autre, elle fait réponse au Cartel sans le montrer à Lucidor, et comme s'il l'eût écrit lui-même. Elle mande Dorame que la guerre étant ouverte, et lui si nécessaire à son parti, un Prince de la sorte ne se pouvait se battre qu'avec une Armée, et non pas en homme privé ; qu'il ne le verrait que trop tôt au front d'un Bataillon. Dorame qui n'attendait rien moins que cette réponse, y prend son avantage ; le Roi la voit, et s'en étonne ; et Lucidor est décrié dedans toute l'armée, où l'on prend ses raisons pour un refus. Olympe aussi en est au désespoir ; et ne pouvant souffrir l'inconstance de Lucidor, ni la vanité de Dorame, elle se résout de les punir tous deux par sa mort, en se battant contre celui-ci en faveur de celui-là, qu'elle aime trop encore pour survivre à cette double perte de son honneur et de sa fidélité. À cet effet elle fait tenir à Dorame une réponse à son Cartel, et lui assigne le combat au nom de Lucidor, au coin du bois, au-dessous du Château d'Éluye.

Pour le Ier Acte qui commence ici.

Déjà Oronte n'ayant pu souffrir l'absence de son frère Lucidor, pour le chercher avait quitté la Perse sous un habit d'homme qui ne répondait pas mal à son courage ; et après avoir fait un voyage aussi long que difficile, elle s'était rendue en Bithynie au près de Pruse, sur la promesse de l'Oracle qui l'avait engagée à cette entreprise, qu'elle avait consulté en Perse, et qui lui avait répondu :

ORACLE.

Dans la forêt d'Éluye, après être guéri,

Ton coeur obligera père, frère, et Mari.

Comme elle dormait dans cette forêt, ayant mis bas son casque et son écu, sur lequel était peint son frère ; Olympe de même habillée en homme passe pour aller se battre, et la prend de loin pour Dorame, qu'elle croyait s'être là endormi en l'attendant. Elle reconnaît bientôt son erreur, admire son visage par la force des traits qu'elle y voit, qu'elle juge semblables à ceux de son amant Lucidor, dont la peinture qu'elle trouve sur l'écu redouble son étonnement. Les transports qui l'attachent à ces deux objets, conseillent à son désespoir de la porter à une désirable mort sous de si chères marques ; si bien qu'avec le calque et l'écu d'Oronte elle s'en va chercher Dorame, qui la prenant pour Lucidor commence le combat contre elle. Il la tenait à terre, et était déjà prêt à la tuer, lorsqu'Oronte y survient, qui cherchait partout celui qui lui avait dérobé ses armes. Honteuse de les voir à ce coup en de si mauvaises mains, elle arrache l'écu du bras d'Olympe, et va contre Dorame qu'elle blesse, pour ne vouloir pas rendre hommage à ce portrait qu'il avait offensé. Dorame abattu et pensant mourir, fait reproche à Olympe sous le nom de Lucidor, de la trahison qu'il croyait qu'on lui avait dressée par ce tiers qui était survenu. Le nom de Lucidor fait courir Oronte à Olympe pour voir si c'était son frère ; mais son front découvert lui fait voir en la place de Lucidor une Fille, et à Dorame sa Maîtresse. Leur étonnement est commun : Dorame connaît son malheur, et de combien son rival lui est préféré ; Olympe charmée à l'objet d'Oronte perd aussi l'envie de mourir ; et tous deux rendent grâces au Victorieux, (car Oronte est prise pour homme,) celle-ci pour lui être redevable de la vie, et celui-là pour lui devoir celle de sa Maîtresse, à qui ce coup, dont il lui avait été obligé même en le recevant, l'avait empêché de donner la mort.

Pour le 2ème Acte.

Ils se retirent tous trois au Château d'Éluye ; où Olympe ayant su d'Oronte que Lucidor est son frère, en devient amoureuse ; et Dorame guéri de sa blessure l'engage à une vraie amitié par une fausse, sur l'espérance qu'il a de l'employer vers Olympe, à qui il voyait qu'il était fort agréable. Il avait encore en l'esprit une pensée plus subtile, espérant si ses desseins ne pouvaient réussir contre Lucidor, d'engager par cette amitié Oronte en son parti, et d'opposer un frère à l'autre pour se maintenir. Cet ingénieux et mauvais Ami ne manquait pas de beaux projets, ni de prétextes pour les courir et les avancer ; mais le malheur semblait avoir entrepris de les ruiner. Il introduit Oronte auprès du Roi, le jette en la faveur, afin de s'en servir plus puissamment ; mais la même puissance qu'il lui a donnée à la fin lui fait peur. Il l'envoie à Olympe pour lui parler favorablement de son amour ; et c'est par cette occasion qu'Olympe fait voir à Oronte qu'elle l'aime, et que Dorame sachant le peu de succès qu'il doit en espérer, aveugle en ses soupçons autant qu'Olympe l'était en sa passion, il conçoit de la jalousie d'une fille pour une autre, et prend ombrage de tous les services que lui rend Oronte.

Cependant qu'Amour fait ces brouilleries dans le Camp, il en élève d'autres en la Ville. Mélinde pensant faire voir à Lucidor sa passion dans une lettre, par malheur au lieu d'elle lui présente le Cartel que son frère envoyait à Lucidor, et qu'elle lui avait caché. Les mouvements de ce Prince sont grands à cet objet : il se trouve trahi d'un temps du frère et de la soeur, haï de l'un autant qu'aimé de l'autre ; et pour se venger de tous deux, il oblige Mélinde à porter la même réponse au Cartel de son frère, et de l'appeler au combat. C'est un effet que l'amour tire difficilement de cette malheureuse Amante, qui enfin quitte les intérêts de Dorame, pour suivre ceux de Lucidor : de cet effet en vient un autre encore plus étrange ; et Lucidor se bat contre sa soeur Oronte, Lorsqu'il croyait avoir en tête son rival. Cette soeur valeureuse reconnue par son frère justifie auprès de lui son innocence, déclare que l'Oracle lui avait promis leur rencontre en ce lieu, rapporte cette loi de Perse que j'ai dite, et tout ce qu'elle peut pour lui faire excuser et agréer sa passion, qui n'a de lui que des reproches et injures pour réponses : sur quoi cette Fille outragée se porte au combat, et achève de rage ce qu'elle avait commencée par feinte. Gélandre averti par Mélinde fait une sortie pour les empêcher, et n'arrive qu'après les coups donnés et lorsque Lucidor est déjà blessé par Oronte qui soutenue avantageusement des Troupes de Dorame, qui tirent en campagne contre celles de la Ville, met Lucidor en fuite, Gélandre a les siens en déroute, et leur fait regagner la Ville sans se reconnaître.

Pour le 3ème Acte.

Par ces actions non-pareilles elle remporte une gloire qui lui donne des louanges de toute l'Armée, augmente l'amour en Olympe, et l'élève en une faveur si grande auprès du Roi, que Dorame jaloux déjà, en est ennuyeux tout ensemble. Ses soupçons et son désespoir s'augmentent de beaucoup à la rencontre de Lycanthe de qui il avait gagné l'esprit et l'affection, comme d'un homme qui lui pouvait grandement servir, en qualité d'Écuyer et de Confident d'Olympe. Celui-ci lui montre une lettre de sa Maîtresse à Oronte, si pleine de caresses et d'amour, que Dorame assuré de leur intelligence autant par cette lettre que par ce qu'il voit ensuite de leurs actions, que son aveuglement lui fait voir autres qu'elles ne sont en effet, donne charge à Lycanthe de prendre Oronte à main forte et de l'assassiner. Ce dessein criminel lui réussit aussi peu que les autres : Oronte est attaquée dedans la forêt d'Éluye par Lycanthe et trois de ses complices ; ils y demeurent tous : et cette valeureuse Fille blessée en divers endroits tombe à la fin sur le corps de son Page mort. Mélinde amoureuse à l'extrême, après le combat de Lucidor contre Oronte, se voyant pressée avait déclaré le fonds de tous les desseins de son frère : sur quoi Lucidor indigné l'avait fait mettre dans une prison ; et pour ruiner tout à fait Dorame avait envoyé quérir du secours en Perse, qui venait déjà à grandes journées, et même le Roi en personne.

Pour le 4ème acte.

Pendant la prison de Mélinde ; Gélandre qui en était amoureux, mais qui avait caché sa passion, de respect qu'il portait à Lucidor qu'il croyait avoir de l'amour pour elle ; voyant la sienne libre de ce côté-là, méprise la perte de son État pour acquérir Mélinde qu'il délivre de prison, afin de lui témoigner un témoignage de l'amour qu'il lui portait. Oronte que Népolème avait rencontrée, allant chercher Lycanthe de la part d'Olympe, à peine guérissait de ses blessures, que Dorame l'appelle pour se battre, étant venu par le commandement du Roi la trouver au lit pour la consoler. Cette fille après mille preuves de son aveugle amitié, ne lui voulant pas déclarer son sexe propre, et n'osant démentir celui qu'elle avait emprunté, se bat par force contre ce mauvais Ami ; qu'elle désarme sans dessein, lui ayant fait tomber l'épée par le coup qu'il reçoit dedans la jointure de la main pour s'être lui-même jeté entre ses armes.

Déjà les Persans étaient arrivés et Lucidor allant trouver son père au rendez-vous qu'ils s'étaient donnés en ce lieu pour se voir et parler ensemble, s'était tenu caché tandis que Dorame et Oronte s'y battaient. Il voit comme après ce coup Oronte assiste Dorame, le mène sous un arbre, lui demande pardon de cet outrage, et pleure sur sa plaie. C'est ce qui le fait approcher pour les ouïr ; mais il ne se peut empêcher de dire injure à ce Prince vaincu en l'état même où il le voit, et de lui faire honte qu'une Fille l'y ait mis. Oronte ne peut souffrir les injures que l'on donne à son Ami ; elle se bat contre son frère qu'elle haïssait à l'heure autant qu'elle l'avait aimé ; et Dorame ayant reconnu qu'Oronte est une Fille, tout étonné et tout sanglant se met entre eux deux pour les séparer. Le Roi de Perse arrive sur ce fait, reconnaît son fils Lucidor, le veut secourir contre Oronte ; qui se jetant à ses genoux lui demande pardon, et lui fait voir qu'elle est sa Fille. Le père est tout confus, et se plaint contre ses Enfants, de les avoir trouvés en cette sorte prêts à se tuer l'un l'autre ; rend grâces à Dorame de les avoir séparés, et lui donne un pardon qu'il lui demande de la faute sans l'avoir connue.

Pour le 5ème Acte.

Depuis ce temps le Roi de Perse veut tant de bien à Dorame, à cause qu'il l'avait vu s'opposer au meurtre de sa Fille et de son Fils, que pour reconnaissance de cette action il lui accorde Oronte en mariage, après que par le moyen de ce Prince s'étant vu et accommodé avecque le Roi de Thrace, sur une paix commune Olympe est jointe à Lucidor. Dorame avec Oronte prend aussi le Royaume des Mèdes et renonce à ses prétentions dans la Bithynie en faveur de Gélandre ; qui pour accomplir la paix et la joie possède Mélinde, et au milieu du désespoir se voit élevé et compris au nombre des heureux Amants.


À MONSIEUR MARESCHAL POUR SA SOEUR VALEUREUSE.

ÉPIGRAME.

MARESCHAL, je vois sans envie

L'OEUVRE qui te promet une seconde vie ;

Et ton style pompeux, et rempli de douceur,

Me fait désirer au contraire,

Qu'un VASSAL GENEREUX soit digne d'être frère,

D'une si VALEUREUSE SOEUR.

DE SCUDERY.


À MONSIEUR MARESCHAL.

MARESCHAL, vous donner des vers

C'est vouloir éclairer le grand flambeau du monde ;

Puisque votre veine féconde

En produit les plus beaux qui soient en l'Univers.

MAIRET.


À MONSIEUR MARESCHAL,

POUR SA SOEUR VALEUREUSE.

Par ses moindres exploits Oronte nous étonne

Mars, sous les habits empruntés

Ou de Minerve, ou de Bellone,

Ne les eût pas exécutés :

Le bruit de sa valeur a charmé l'Univers,

Sa main, comme ses yeux, est aux hommes fatale ;

Tout lui succède, et rien n'égale

La force de son bras, que celle de tes vers.

DE ROTROU.


POUR LA SOEUR VALEUREUSE DE MONSIEUR MARESCHAL.

Rendez-vous, Amants et Guerriers,

Craignez ses attraits et ses armes ;

Sa Valeur égale à ses charmes

Unit les myrtes aux lauriers ;

Miracle d'Amour et de Guerre,

Tu vas dompter toute la terre ;

À l'éclat de tes yeux, on voit de toutes parts

Mille coeurs à l'envi voler sous ta puissance :

Et s'il est un mortel rebelle à tes regards,

Ton bras soudain le range à ton obéissance.

Telle contre le Roi d'Arger

Courut autrefois Bradamante :

À la quête de son Roger :

Telle, mais avec moins d'adresse,

Vénus s'arma contre la Grèce :

Telle contre son Fils pour le Roi des Latins

Camille dans le choc se jetait animée :

Et telle du cerveau du Maître des Destins

Son mari fit sortir Minerve toute Armée.

CORNEILLE.


À LA SOEUR VALEUREUSE DE MONSIEUR MARESCHAL.

Montre-toi désormais, amoureuse guerrière,

Certaine de ton prix entre dans la barrière,

Viens combattre sans crainte, et pour nous vaincre mieux

Laisse ton bras oisif, et de sers de tes yeux,

Leur divine douceur pénètre jusqu'à l'âme,

Elle y sait allumer une agréable flamme,

Et dessus son beau teint par qui tout est charmé

L'amour peut plus tout nu, que Mars ne peut armé.

Quitte donc hardiment ce fer qui t'environne,

Au lieu de ton armet on t'offre une Couronne,

Te peut-on dénier ce beau prix des Vainqueurs

Si tu sais triompher et des corps, et des coeurs ?

Mais quand même le Ciel t'eût refusé ces grâces

Par qui dans les esprits tu gagnes tant de places,

Quand tu ne saurais pas captiver les humains

Par la force des yeux, et par celle des mains,

Et quand de tes beautés le renom légitime

N'aurait pas en tous lieux fait voler ton estime,

L'accueil de ce grand PRINCE, à qui tu viens t'offrir,

Te ferait oublier ce qu'on t'a vu souffrir,

Et la moindre amitié qu'il te ferait paraître

Bien mieux que tes beautés te ferait reconnaître :

Par elle l'Univers connaîtrait tes appas,

Par elle tu vaincrais le temps et le trépas,

Et tu verrais enfin par des marques certaines

Qu'elle est un plus grand prix que ne furent tes peines.

Adore donc le sort qui t'approche de lui,

Ce bien est infini, comme fut ton ennui :

Et pour ta récompense après tant de supplices,

Tu ne pouvais avoir de plus chères délices.

Pour moi je n'ai trouvé mon destin glorieux

Que depuis que le Ciel m'approcha de ses yeux,

Ma Muse auparavant et faible et languissante

Se rend par ses faveurs plus forte et plus puissante,

Un seul de ses regards lui donne une vigueur

Que jamais Apollon n'inspira dans un coeur ;

Son Parnasse est partout où son Prince l'anime,

Elle tire de lui sa grâce et son estime,

Et peu s'en faut enfin que tant de bon accueil

De son humilité ne la porte à l'orgueil.

Ainsi de tant d'honneur ma Muse poursuivie

Regardera sans peur les assauts de l'envie,

Et fera voir autant d'efforts victorieux

Que sa condition lui fera d'envieux.

Espère tout de même, agréable Guerrière,

Que pour toi ce Soleil aura de la lumière ;

Tu pourras tout charmer, et tout vaincre à ton tour,

Ou bien par tes beautés, ou bien par son amour.

DU RYER Parisien.


LES ACTEURS.

ORONTE, Fille du Roi de Perse.

LUCIDOR, Son frère, fils du Roi de Perse.

LE ROI DE PERSE.

LE ROI DE THRACE.

OLYMPE, Fille du Roi de Thrace.

DORAME, Prince de Bithynie, favori de Thrace.

MÉLINDE, soeur de Dorame.

GÉLANDRE, Autre Prince de Bithynie.

LYCANTHE, Écuyer d'Olympe, Confident de Dorame.

TROIS SOLDATS, Assassins, et complices de Lycanthe.

PAGE D'ORONTE.

AUTRE PAGE.

La scène est à Paris, dans la maison de Dorante.


ACTE I

SCÈNE I.

ORONTE, le casque en tête, et regardant un portrait de son frère sur son écu.

À la fin des travaux d'un triste et long voyage,

Dois-je remercier les Dieux, ou cette image ?

Les Dieux ? Je n'en saurais adorer que ces yeux ;

Qui font honte aux objets qu'on voit dedans les Cieux ;

5   Je porte, beau Portrait, en ma triste aventure

Tout mon mal en effet, et mon bien en peinture :

Si tu me fais languir, réponds à mes sanglots,

Ouvre-moi cette bouche, ou tiens ces beaux yeux clos ;

Un mot empêchera qu'ici je ne périsse ;

10   Si les uns font le mal, que l'autre le guérisse.

Quoi ? Tu ne réponds rien ; tu n'agis seulement,

Homicide Portrait, qu'à donner du tourment ;

Si je n'étais ta soeur, tu chérirais Oronte,

Quand je rougis d'amour, tu rougis de ma honte.

15   Ferme doncque ces yeux, ouverts à mon malheur,

Cache tout cet éclat qui nourrit ma douleur ;

Je verrai sans rougir cet objet qui me dompte,

Quand il ne verra plus ma fureur ni ma honte.

Erreur de mes esprits ! Pensers fallacieux !   [ 1 Penser : synonyme de pensée, au masculin.]

20   Vous lui cachez ma flamme, et la montrez aux Cieux :

Lui cacher ? Et comment ? Si lorsque je l'appelle

Ce nom de frère aimé l'offense, et me décèle :

Ah ! Nature marâtre ! Amour, cruel Enfant !

L'un m'ordonne d'aimer, l'autre me le défend :

25   Mais, pour les accorder devant cette peinture,

Mets le bandeau d'Amour sur les yeux de Nature.

Comme si l'on pouvait aveugler la raison ?

Je me flatte moi-même, en prenant du poison ;

Tout le monde connaît mon étrange manie,

30   Et près de Lucidor je la cache, ou la nie ;

Pour lui j'ai traversé les Pays étrangers,

Et je crains de le voir après tant de dangers.

Retourne sur tes pas, Âme lâche et timide,

Fais mentir aujourd'hui l'Oracle qui te guide ;

35   C'est lui qui t'a promis de rencontrer ici

L'objet de ton amour et de ta honte aussi,

Lui qui t'a fait quitter Parents et la Perse ;

Songe au bien qu'il te garde après tant de traverse :

L'ORACLE.

Dans la forêt d'Éluye, après être guéri,

40   Ton coeur obligera père, frère, et mari.

Quel Oracle plus doux ? Quel bonheur plus extrême ?

En voici la forêt, en voici le lieu même,

Où Lucidor mon frère, en se rendant plus doux,

Me servira de père, et sera mon Époux ;

45   Voilà, certes, voilà le sens de cet Oracle :

Attends donc en ce lieu l'effet d'un tel miracle,

Ton voyage, ton sort est ici limité.

Non, fais céder l'espoir à la timidité ;

Si les ailes d'Amour aidèrent ta poursuite,

50   Prends celles de la peur et te mets à la fuite,

D'un contraire dessein fuis ce que tu cherchais ;

Pour reculer ainsi doncque tu l'approchais ?

Ô Dieux ! Que mes désirs éprouvent de contrainte !

Que je souffre d'amour, et que je sens de crainte !

Oronte met bas son écu et son casque, pour dormir au pied d'un arbre.

55   Que le sort est cruel qui m'a tant fait courir,

Et qu'il m'obligerait s'il me faisait mourir !

De faiblesse et d'amour je me sens combattue,

L'une attend du repos lorsque l'autre me tue :

Sommeil, ôte à mes yeux un objet si charmant,

Puis regardant le portrait.

60   Ils s'en vont dans mon coeur pour le voir en dormant ;

Si ce repos est loin des faveurs que j'espère,

Dieux, envoyez la soeur en la place du frère.

Oronte s'endort.

SCÈNE II.
Dorame, Lycanthe, Écuyer d'Olympe.

DORAME.

Dis-tu qu'il est parti, qu'on ne l'a su trouver ?

LYCANTHE.

La crainte et le danger l'auront fait esquiver ?

65   J'ai couru sur ses pas, j'ai la piste suivie ;

Visité tout le Camp, tout le Château d'Éluye :

Mais ainsi qu'un fantôme, un spectre décevant,

Cet Homme, après l'appel, s'est perdu dans le vent.

DORAME.

Qu'il échappe ; du moins ce Cartel me demeure,

70   Qui m'assigne au combat le lieu, la forme, et l'heure :

Va, retourne au Château ; député ce ma part

Excuse auprès d'Olympe un si soudain départ ;

Surtout, dans sa Maison tiens l'affaire couverte.

LYCANTHE.

Ôter à ma vertu l'occasion offerte ?

75   Suis-je pas, dans l'honneur qu'on ne me peut ravir,

Comme de qualité, de coeur à vous servir ?

Avoir tant d'autres fois recherché ma franchise ?

La mépriser au temps qu'elle vous est acquise ?

N'offensez point ainsi ma nouvelle amitié,

80   Qui résistant aux dons se rend à la pitié.

DORAME.

Doncque tu viens à moi, quand le sort m'abandonne ?

Ton coeur n'espérant rien, c'est alors qu'il se donne ?

La faveur ni mes biens n'avaient pu t'émouvoir,

La vertu plus que l'or a sur toi de pouvoir ;

85   C'est entrer au Vaisseau, quand tu vois la naufrage ;

Ah ! Vraiment, cher Ami, j'estime ton courage ;

Mais modère l'ardeur dont tu m'as conjuré,

Ne me dispute point un triomphe assuré,

Ne mêle pas tes soins parmi si peu de peine ;

90   Ce duel me promet la victoire certaine ;

Lucidor que j'attends me fera peu de mal ;

Ah ! Je crains ma Maîtresse, et non pas mon rival ;

Je tiens le sort de l'un au bout de mon épée ;

L'autre de mille traits a mon âme frappée,

95   Et quelque si grand Dieu qui me vînt secourir,

Olympe a des mépris qui me feront mourir :

C'est en quoi seulement je désire qu'on m'aide,

Où mon espoir est vain, et puissant ton remède.

LYCANTHE.

Grand Prince, vous pouvez disposer de ma foi,

100   Qui me tiendra constant à suivre votre loi :

Olympe ne saurait m'estimer infidèle,

Car en faisant pour vous je crois faire pour elle ;

Attaché par ma charge au bien de sa maison,

Croyez que je le suis bien plus à la raison ;

105   Je regarde en vous seul tout l'espoir de la Thrace,

Autre âme de mon Roi, le premier en sa grâce,

Qui tenez les ressorts d'une entière faveur.

DORAME.

Pour connaître un jour ton zèle et ta ferveur :

Lycanthe, en un point seul oblige ma fortune,

110   Si tu la veux avoir avecque moi commune

Épargne ta valeur, je ne la cherche pas ;

Il n'est ici besoin que de feinte et d'appas :

Gagne l'esprit d'Olympe, et fais-moi cet office

D'employer à mon bien les soins et l'artifice,

115   Qu'elle n'ait de secret qui ne me soit ouvert,

Que j'agisse en son coeur par un Ami couvert ;

Après...

LYCANTHE.

Je crains pour vous quelque accident funeste.

DORAME.

Mon courage et ce bras achèveront le reste :

Que crains-tu ?

LYCANTHE.

De vous voir sans crainte, et sans raison

120   Flatter votre malheur et sucrer un poison :

Lucidor plus heureux est seul en sa pensée.

DORAME.

Après qu'elle s'en tient vivement offensée ?

De plus, ne suis-je pas tout prêt à le punir ?

Il faut venger Olympe, afin de l'obtenir,

125   Vaincre l'une d'amour, l'autre de force ouverte.

LYCANTHE.

Et sa haine s'augmente par sa perte ?

Tel qui s'est plaint d'un tort, se plaint d'être vengé ;

La perte d'un amant...

DORAME.

Plaît ; quand il a changé.

LYCANTHE.

Plutôt rend odieux ceux qui nous l'ont causée :

130   Le Roi l'aime.

DORAME.

  Et permet à ma force opposée

De combattre un Tyran qui posséda son coeur,

Et qui le doit bientôt rendre à ce bras vainqueur.

LYCANTHE.

Le hasard sera grand.

DORAME.

Et plus grand mon courage.

LYCANTHE.

Il a de la valeur.

DORAME.

Et j'en ai davantage :

135   Enfin je touche au but cherché depuis longtemps,

Qui peut rendre mes voeux glorieux et contents.

Te dirai-je un secret d'une importance extrême,

Dont je n'ose quasi me fier à moi-même ?

Oui ; t'ayant à ce point fidèle reconnu,

140   Lycanthe, je te veux montrer mon coeur à nu.

L'Asie entière sait notre siège de PRUSE ;

Mais apprends aujourd'hui que ce n'est qu'une ruse,

Que dedans le secret, cette guerre est un tour

De mon ambition, comme de mon amour.

145   L'effort m'avait déjà ravi la Bithynie,

Et le droit que Gélandre à mes titres dénie ;

Ce Parent qui détient encore mon État,

M'avait presque ôté le nom de Potentat :

Battu, forcé, perdu, chassé de ma Province,

150   Je trouvai mon refuge auprès de votre Prince,

Roi qui fait de la Thrace un Temple aux affligés,

Et les sujets de ceux qui lui sont obligés ;

Je compte les moments par ses grâces reçues,

Et quand je les tairais un chacun les as sues ;

155   Je faisais dans mes mains reluire ses bienfaits,

Qui surmontaient l'envie autant que mes souhaits ;

Ayant gagné le père, il me gagna sa Fille ;

Tu connus nos amours, toi seul de sa famille :

Je goûtais dans la Thrace, après un long effroi,

160   Et l'amitié d'Olympe, et les faveurs du Roi ;

Ma fortune semblait avoir changé de face,

J'étais, après le Roi, le plus puissant de Thrace ;

Gélandre n'attendait de mon sceptre usurpé

Qu'à rendre le Pays qu'il avait occupé :

165   Lucidor en ce temps me vint à la traverse

Sous le superbe nom de fils du Roi de Perse ;

Sa qualité rendait notable son séjour,

Même, au lieu de la faire, on lui faisait la Cour,

C'était l'âme du Roi, le coeur de la Noblesse :

170   Ah ! Fâcheux souvenir, dont la honte me blesse !

Sa grandeur offusqua la mienne à son abord,

Chaque jour l'élevait, et rabaissait mon sort ;

Le Roi tint quelque temps sa faveur partagée ;

Mais sa Fille se vit dans l'amour engagée,

175   Olympe, qu'on croyait destinée à mon choix,

Quitta mon amitié pour entrer sous ses lois ;

Le Roi même, ébloui d'une telle fortune,

Tint sa recherche heureuse, et la mienne importune :

La Cour en toute forme, et sous mille couleurs,

180   Me parlant de son bien m'enseignait mes malheurs ;

Son destin rompait l'art, et passait ma science ;

Je prévoyais ma mort, chacun leur alliance ;

Et les lois du Pays murmuraient sourdement

Du joug que lui rendait ce fatal changement,

185   Où Lucidor prenant un droit héréditaire

À la Perse rendrait la Thrace tributaire :

Lors j'avisai de rompre un coup si périlleux,

Par un effort d'esprit subtil et merveilleux.

LYCANTHE.

Ne me retenez plus sur ce point en haleine ;

190   Que vous avez de grâce à conter votre peine !

Vous me rendez nouveau ce que j'ai vu passer,

Quand votre esprit ainsi me le vient retracer ;

Que mes yeux sont jaloux du bien de mes oreilles !

DORAME.

Écoute ; et les prépare à bien d'autres merveilles.

195   J'aborde Lucidor, je le tire en secret,

Et par un feint soupir, témoin d'un faux regret

En lui parlant des yeux, sans qu'il pût rien comprendre,

Je le rends malheureux avant que de m'entendre ;

Je parle et me retiens, afin de l'attirer,

200   Et ma feinte le fait sans feinte soupirer :

Je lui dis qu'à ce jour il connaîtrait Dorame,

Qu'on dressait contre lui sourdement une trame ;

Puis la lui déclarant et cachant à moitié,

Je feignis un combat de crainte, et d'amitié :

205   Il m'ouvre son esprit, j'entre en sa confidence :

Lors je rends grâce aux Dieux, à cette providence

Qui m'avait découvert le dangereux dessein

Que le Roi contre lui couvait dedans le sein :

Fuyez, Prince, fuyez l'embûche qui vous dresse

210   Pour lit une prison, un tombeau pour Maîtresse ;

Le Roi (lui dis-je) a su que vos secrets efforts

Méditaient d'enlever Olympe de nos bords,

Et ce fâcheux soupçon qu'en son coeur on imprime

Préviendra le dessein, et punira le crime.

215   À ces mots il pâlit ; et d'un songe inventé

Je tombai par hasard dedans la vérité ;

C'était, (mais qui l'eût cru ?) de vrai son entreprise :

Il l'avoue ; et j'ajoute, après l'avoir apprise :

Votre amour combattant les lois de ce Pays,

220   D'eux-mêmes vos desseins par là se sont trahis ;

Le Roi vous aime en Prince, et vous craint pour son Gendre ;

Votre crime est connu, l'on attend qu'à vous prendre ;

C'est ce que dans demain l'on doit mettre en effet :

Mais que n'a pu souffrir un Ami si parfait,

225   Qui vous offre à la fuite un asile, ou la porte.

LYCANTHE.

Cela vous engageait.

DORAME.

Et l'obligea de sorte,

(Ma feinte prit aussi cet empire absolu,)

Qu'il s'est porté depuis à ce que j'ai voulu.

Dans ce chemin subtil où les destins me mirent

230   D'un dessein j'en fis trois, et tous trois réussirent ;

De le perdre, et Gélandre où je mis son appui,

Et d'étouffer l'amour qu'Olympe avait pour lui.

À ce dernier effet Mélinde ma soeur même,

Avec ordre secret, servit au stratagème :

235   Je l'offre à Lucidor, afin qu'en sûreté

Il fût conduit au lieu que j'avais projeté ;

Mais le dessein était bien autre en nos pensées :

Et comme je feignais les affaires pressées ;

Fuyez, repris-je, allez chez un Prince voisin,

240   Tirez en Bithynie où règne mon Cousin.

Il n'est point de retraite à l'heure qu'il refuse ;

Il me presse au départ ; je l'envoyai dans Pruse :

En ce lieu, sous couleur d'un refuge apparent,

Je minutais sa perte, et celle d'un Parent :

245   Gélandre le reçut, et ma soeur bien instruite

À l'un servit d'otage, à l'autre de conduite :

Une lettre assurait Gélandre de ma part

Que son bien et le mien naîtraient de ce hasard,

Que je lui céderais l'entière Bithynie

250   Quand on verrait Mélinde à Lucidor unie ;

Que ce Prince l'aimait, et ne quittait la Cour

Que pour fuir Olympe, et suivre un autre amour,

Que l'importunité de la Fille et du père

Lui faisait voir ma soeur plus aimable et plus chère.

255   Il le crut aisément ; et Mélinde parfois

Lui confirmait à part le tout de vive voix ;

Et d'autres fois aussi, de mes voeux informée

Caressait Lucidor, tâchait d'en être aimée.

Cependant que ma soeur les tient dans cette erreur,

260   La Cour grossit de bruit, Olympe de fureur ;

Je m'écrie à la force, et ma plainte élevée

Soutient que Lucidor a ma soeur enlevée :

Je me riais de voir le Peuple dans les cris,

Olympe au désespoir, et le Roi tout surpris ;

265   Il crut que ce complot offensait sa puissance,

Qu'il devait réprimer une telle licence :

Gélandre est menacé, je l'assure sous main ;

On l'assiège ; il soutient et l'on travaille en vain.

LYCANTHE.

Quelle fin vous promet cette guerre couverte ?

DORAME.

270   Gélandre et mon rival dans une même perte ;

Voilà par tant de feinte où va tout mon désir ;

Tous craignent cette guerre, et j'en fais mon plaisir.

LYCANTHE.

Vous m'élevez l'esprit à d'étranges pensées.

DORAME.

Suis le mien, qui te peint les affaires passées.

275   Ma soeur, (c'était mon ordre,) au temps que je voulais

M'écrit que Lucidor la tenait sous des lois,

Dont la sévérité jointe à son insolence

Irait dans peu de jours jusqu'à la violence ;

Pour sauver sa pudeur, et pour le prévenir,

280   Que sans plus seul à seul je devais le punir ;

Qu'en épargnant ses voeux et les bras d'une Armée,

D'où viendrait son salut, viendrait ma renommée :

Olympe par ces mots reçut un coup mortel ;

Et le Roi tout confus me permet le Cartel.

285   Quel combat plus heureux ? Qui devant sa disgrâce

Hasardait ma faveur, et m'éloignait de Thrace ?

J'adresse avec avis le Cartel à ma soeur,

Pour le montrer sans bruit à ce feint Ravisseur :

Lucidor me répond ; quelque rang que je tinsse,

290   Qu'il vivait en Soldat et combattait en Prince,

Que je le pourrais voir au front d'un Bataillon

Où l'honneur plus parfait servirait d'aiguillon.

Depuis, sa lâcheté fait que je le décrie,

Ce procédé honteux a sa gloire flétrie ;

295   Toutefois aujourd'hui venu dans ce Château

Qui fait une couronne à ce petit coteau,

Et qu'Olympe a choisi pour retraite fidèle,

J'ai reçu ce billet où ce Prince m'appelle ;

Sa valeur hors du temps fait un dernier effort,

300   Mais il ne vient toujours que trop tôt à sa mort.

Donc tandis que je vais mettre fin à l'orage,

Que ta fidélité seconde mon courage

Qui résigne à toi seul ma vie, et mon secret.

LYCANTHE.

Cet honneur infini l'est moins que mon regret

305   D'avoir les bras liés à ce noble service.

DORAME.

Me servir près d'Olympe est un meilleur office :

Allons d'un même temps travailler à mon gré,

Toi dans son Cabinet, et moi dessus le pré.

LYCANTHE.

L'un m'est aussi honteux que l'autre est honorable.   [ 2 L'original porte ici Lycandre au lieu de Lycanthe, qui est le nom employé par toute la pièce.]

DORAME.

310   Tout service est d'honneur, qui nous est favorable.

SCÈNE III.

OLYMPE, habillée en homme, avec un chapeau couvert de plumes, et l'épée au côté.

Lucidor me trahir ? Me promettre sa foi,

Pour enlever Mélinde, et se moquer de moi ?

Refuser un combat, et réduire en fumée

Aussi bien notre amour, comme sa renommée ?

315   Qu'il souffre cette honte ; et moi son changement ?

Qu'on éteigne sa gloire, avant mon jugement ?

Non ; j'aime encore trop l'Ingrat, et l'Infidèle,

Parmi tant d'Ennemis seule je tiens pour elle ;

Sa lâcheté m'inspire un dessein généreux,

320   Et sa flamme en mourant a redoublé mes feux :

Admire, Lucidor, qu'une Fille offensée

S'arme pour un amant, bien qu'il l'ait délaissée ;

Regarde une Princesse au milieu des hasards,

Et tous les traits d'Amour changés en ceux de Mars :

325   Cette main délicate, autrefois occupée

À tenir un miroir, ose prendre une épée ;

Un chapeau sans respect cache et n'épargne pas

Ces cheveux où la grâce étalait ses appas,

Qui s'en plaignent, honteux d'être mis en servage,

330   Eux, qui tendraient des rets au plus libre courage ;

Leurs noeuds prêtaient par onde un ombrage à ce front,

Qui n'a plus que celui que ces plumes lui font ;

Mon sein, que le Zéphyr n'aurait touché qu'en crainte

Attend d'un fer cruel une mortelle atteinte ;

335   Un rival odieux déploiera son courroux

Sur un coeur, qui ne dût recevoir que tes coups ;

Et qui fera bien voir, mourant pour ta défense,

Que ta seule rigueur est le coup qui m'offense.

Insensible, tu dors, quand je veille pour toi ;

340   La perte de l'honneur suit celle de ta foi :

Soule-toi de plaisirs dedans le sein d'une autre,

Jouis de son amour, et méprise la nôtre,

Mêle son infamie avecque mon malheur,

Perds l'esprit et les sens ; mais sauve ta valeur :

345   Lucidor appelé, (Dieux ! qui le pourrait croire)

De peur de me gagner, laisse perdre sa gloire,

Ton rival orgueilleux ne se peut contenir ;

Viens, sinon pour me plaire, au moins pour le punir ;

Songe à tes intérêts, mets les miens hors de compte,

350   N'écoute point mes cris, considère ta honte,

Que ton honneur se plaint... Mais c'est parler au vent ;

Il demeure perfide et sourd comme devant :

Allons, Olympe, allons où la gloire l'appelle,

Sacrifier mon sang à sa propre querelle,

355   Mourir pour un ingrat, un traître, un inconstant.

Olympe aperçoit Oronte qui dort, qu'elle prend pour Dorame.

Que vois-je ? N'est-ce pas son rival qui l'attend ?

Sus, sus debout, Dormeur.

Considérant Oronte au lieu de Dorame.

Ô la merveille étrange !

Au lieu d'un Ennemi de rencontrer un Ange ?

Que ce visage est beau ! Que j'y vois de rapport

360   À celui d'un Ingrat qui me cause la mort !

Je sens à cet objet ma passion renaître,

Sous des traits innocents j'adore encore un traître :

N'étiez-vous appelés, mes yeux, qu'à ce combat ?

Est-ce donc un duel, et comme l'on se bat ?

365   Que cette guerre est douce ! Ô Dieux ! Mais qu'elle est forte !

Je sens bien d'autres coups que sa beauté me porte ;

Que les traits sont plaisants d'un si bel Ennemi !

Et qu'il sait bien blesser, quoiqu'il soit endormi !

Mais Dieux ! À cet objet que le destin m'envoie

370   Dois-je mourir ici de douleur, ou de joie ?

Lui reprocher un mal que Lucidor m'a fait ?

Ne voir qu'un faux visage, et l'aimer en effet ?

Je t'adresse pourtant et ma plainte, et ma flamme,

Tu parais insensible, et tu m'arraches l'âme ;

375   Vois les coups que tu fais contre ma liberté ;

Perdrai-je ainsi mon coeur sans l'avoir disputé ?

Je ne détourne pas le cours de ta victoire ;

Mais fais-moi résister, pour accroître ta gloire,

Tâche un peu de gagner ce que je tiens vaincu.

Elle découvre le portrait de Lucidor qui est sur l'écu d'Oronte.

380   Quel autre Ange dépeint vois-je dans cet Écu ?

Ô Dieux ! C'est mon amant, c'est Lucidor lui-même ;

Après ce que j'ai dit, mérité-je qu'il m'aime ?

Son portrait en rougit, et semble m'accuser ;

Pardon !... Las ! On dirait qu'il me veut refuser,

385   Il ne me parle point, et j'entends sa menace,

Qui me reproche un crime où même il me surpasse :

Arrête ; mon péché n'est pas encore fait,

Il demeure en pensée et le tient en effet,

Ta perfidie a mis l'inconstance en usage ;

390   Moi, si j'en aime deux, ce n'est qu'en un visage ;

Ici je vois ta bouche, et ton front, et tes yeux,

Voilà tout mon péché, je t'adore en deux lieux :

Je meurs en même temps, ô rencontre ennemie !

Pour une beauté peinte, et pour une endormie.

395   Mais d'où pourraient venir ce corps, et ce Portrait ?

Qui me percent le coeur presque d'un même trait ?

S'adressant à Oronte.

Ne dors-tu point, Amour, sous une forme humaine ?

Puis au Portrait.

Vis-tu point, Lucidor, en ta figure vaine ?

Simple, et tu n'entends pas la volonté du sort,

400   Qui ne te met aux yeux que des objets de mort ;

Pour qui ces feux nouveaux, et pour qui tant de larmes ?

L'un insensible aux pleurs, l'autre l'est à tes charmes :

Va, poursuis ton dessein ; mais pour l'achever mieux

Mets au bras cet Écu, ce casque sur tes yeux :

Elle met le casque et l'écu d'Oronte, qu'elle emporte, lui laissant son chapeau.

405   Ou ces Armes enfin pourront forcer les Parques,

Ou je mourrai contente avec ces chères marques.

SCÈNE IV.

ORONTE, s'éveillant.

Doux charmeur, n'es-tu pas, ô sommeil gracieux,

L'image du repos qu'on goûte dans les Cieux ?

Si les soins, les travaux sont l'enfer où nous sommes,

410   On te doit bien nommer le Paradis des hommes :

Que ce relâche est doux, après tant de souci !

Un Dieu voudrait ma peine, et reposer ainsi.

Et toi, divin portrait...

Oronte se lève en surprise, ne voyant point son casque ni son écu, et les cherche dans le bois.

Ah ! Mon sang est de glace ;

Je le cherche des yeux, et ne vois que sa place :

415   Parlez, Arbres, Rochers, vîtes-vous l'enlever ?

Transports, rages, fureurs, faites-le-moi trouver.

Hélas ! Je cherche en vain ; et ce qui plus me trouble,

Pour me tuer deux fois ce larcin paraît double ;

Mon Casque suit l'Écu. Vous qui les emportez,

420   Fuyez, hommes ou Dieux, dans ces bois écartés ;

Le sensible sujet de mon nouveau martyre

Vous éloignant de moi, c'est où plus il m'attire :

Mon casque suit l'écu : mais un foudre mortel

Va suivre le voleur jusques dessus l'Autel :

425   Fût-il entre vos bras, faux Dieux, Images vaines ;

Vous, et lui, répondez du crime, et de mes peines ;

Partout je veux épandre et ma rage, et mon fiel,

Et si la Terre est peu, je combattrai le Ciel.

Dieux, imprimez en nous l'espoir de vos miracles ?

430   Vous êtes aussi faux que le sont vos Oracles ;

De peur on vous adore, et non de volonté,

Vous n'avez de soucis non plus que de bonté ;

Vos faveurs sont du vent, vos promesses un songe ;

Nous achetons nos maux, vous vendez le mensonge ;

435   Les douleurs et la mort sont fruits de votre amour,

Et vous nous punissez en nous donnant le jour ;

Ainsi dessus les lieux destinés à ma joie

À tous les traits du sort vous m'exposez en proie ;

M'aviez-vous pas promis qu'à l'endroit où je suis

440   Je trouverais mon frère, et perdrais mes ennuis ?

Menteurs, vous me jouez dedans votre imposture,

Vous promîtes le corps, et m'ôtez la peinture

Et de tout cet espoir si long, si décevant

Vous me laissez ici des plumes, et du vent :

445   Sommeil injurieux, dont le repos funeste...

En prenant le chapeau qu'Olympe avait laissé.

Ah ! Mets sans discourir, ce chapeau qui te reste :

Hélas ! Que cet état me semble différend !

Et qu'un sort me rend mal ce qu'un autre me prend !

Mais cherchons mon Portrait en cette Forêt sombre,

450   Consultons les Échos, ces cavernes, et l'ombre :

Je règle mes désirs, Dieux, modérez mes maux ;

Retenant mon vrai bien, au moins rendez le faux.

SCÈNE V.

OLYMPE, avec le casque et l'écu d'Oronte.

Je suis au rendez-vous, enfin voici la place

Qui doit finir ma peine, et monter mon audace ;

455   Que le sort me verra contente de mourir !

Qu'un Dieu m'offenserait, s'il m'osait secourir !

Dedans ce désespoir où l'amour m'a jetée

Ma mort de deux Amants se verra regrettée ;

Le remords à tous deux doit presque être tout un ;

460   Je meurs pour un Perfide, et pour un Importun ;

Je me venge sur moi de tous les deux ensemble !

Leur commune fureur à ma perte s'assemble ;

Et comme entre eux le sort égale la rigueur,

L'un percera mon sein, l'autre perça mon coeur :

465   Quel sera leur regret, connaissant que ma vie

Fut offerte pour l'un, et l'autre ravie ?

Leur crève-coeur sera plus grand que mon malheur.

Mais, Dieux ! Comme le Ciel seconde ma douleur

Ce Casque était fatal, que le destin me laisse,

470   Il couvre mon visage, et l'écu ma faiblesse ;

Le hasard fit pour moi plus que mon jugement,

L'impatience jointe à mon aveuglement

Ne m'eût produit ici que pour être connue

Aux marques de la voix, des cheveux, de la vue :

475   Dorame...

Dorame paraît.

  Ah ! Le voici ; mets la visière en bas ;

Parle peu, rends plus grave et ton geste, et tes pas.

SCÈNE VI.
Dorame, Olympe.

DORAME, s'avançant à Olympe qu'il prend pour Lucidor.

Tu rêves, Lucidor ; il n'est plus temps ; approche.

OLYMPE.

Téméraire, insolent.

DORAME.

Laissons-là tout reproche :

Je demande du sang, et non pas des discours.

OLYMPE.

480   Moi, je veux en ta mort signaler mes amours.

Dorame et Olympe se battent, et sur ce temps Oronte arrive.

SCÈNE VII.
Oronte, Dorame, Olympe.

ORONTE.

Dieux jaloux, seriez-vous riches de ma dépouille ?

Terre, pour la trouver, faut-il que je te fouille.

Invisibles Tyrans, craignez-vous mon pouvoir ?

Faut-il qu'un Ennemi me perde sans le voir ?

485   Mais quel bruit ? Tout résonne ; un foudre en ces alarmes

Frappe...

Oronte voyant Olympe sous ses armes et qui tombe.

Ô Dieux ! Un voleur qui combat sous mes armes ;

Qu'il sait mal s'en servir ! Il tombe, il est vaincu ;

Oronte arrache l'écu à Olympe sur le point qu'elle allait être tuée par Dorame.

Voici, traître, voici le bras à cet écu ;

Quoi ? Si peu de respect ? Frapper sur cet Image ?

490   Cavalier, qu'on lui rende ou la vie, ou l'hommage.

DORAME, se sentant presser par Oronte.

Un tiers ? Un assassin ? Ah ! Quelle trahison !

ORONTE.

Ton sang pour l'adorer, sortira de prison !

DORAME.

Ah ! Je tombe blessé ; ma trame est désourdie   [ 3 Désourdir : Défaire ce qui était ourdi. [FC]]

Puis parlant à Olympe qu'il prend pour Lucidor.

Et tu vis, Lucidor, après ta perfidie ?

ORONTE, ayant entendu nommer Lucidor.

495   Dieux ! Serait-ce mon frère ? À ce nom que j'entends

Que tardez-vous mes yeux de vous rendre contents ?

Voyons...

Levant le casque à Olympe.

Ma main s'arrête à cette longue tresse ;

Et quoi ! C'est une fille.

DORAME, reconnaissant Olympe.

Ô Dieux ! C'est ma maîtresse.

Je rougis plus de honte, Olympe, que de sang ;

500   Prenez, tirez ce coeur, je porte ouvert le flanc ;

Vos yeux par cette plaie arracheront mon âme :

Trop heureux Lucidor ! Misérable Dorame !

Que l'un est bien vengé ! Que l'autre est bien puni !

Ah ! Princesse ; je meurs, de vos grâces banni.

ORONTE.

505   Non, je ne vois qu'en songe une telle merveille ;

Oseriez-vous, mes sens, m'assurer que je veille ?

DORAME.

Beaux yeux, portez ma plainte à son coeur endurci,

Dites-lui que mon sang lui vient crier merci ;   [ 4 Crier merci : Demander merci, demander la merci, la faveur de celui que l'on supplie, demander d'être épargné. [FC]]

Mon esprit abattu d'une douleur trop vraie,

510   Pour demander pardon, fera parler ma plaie ;

Ou s'il faut excuser ce qui me fait horreur,

Réponds seul, ô destin, qui causas mon erreur.

OLYMPE.

Non, Dorame, c'est moi, c'est ma flamme constante,

Qui malgré Lucidor s'oppose à ton attente ;

515   Que sert de te cacher mes amours aujourd'hui ?

Tu soupires pour moi, je soupire pour lui ;

Dans son défaut de coeur j'ai montré mon courage,

Et rendu mon amour plus forte que l'outrage ;

Parmi tous les dépits qui devraient m'animer

520   Je ne le puis haïr, et ne te puis aimer :

Oui, je t'ai fait venir moi-même en cette place,

Pour soutenir sa gloire, et rompre ton audace ;

J'eus soin de son honneur dedans sa lâcheté ;

On n'aime pas un bien, sans l'avoir acheté :

525   Tu l'appelles ; il fuit, et je le représente,

Je recherche ma honte, afin qu'on l'en exempte ;

Encore que l'Ingrat soit indigne du jour :

Apprends, à mon exemple, à supporter l'amour.

DORAME.

Cruelle, qui donnez ces lois à mon envie,

530   Enseignez donc aussi l'art de souffrir la vie ;

Ne mourir qu'à demi, c'est mourir mille fois.

OLYMPE.

Imite qui te donne et qui souffre ces lois ;

N'ai-je pas plus que toi de douleur et de peine ?

Car je ne te hais point, et j'endure sa haine.

DORAME.

535   Ainsi donc sans pitié vous me verrez périr ?

OLYMPE.

La pitié nuit au mal qu'elle ne peut guérir.

Puis s'adressant à Oronte.

Mais vous, de qui les yeux admirent notre histoire,

Qui me sauvez la vie, et donnez la victoire ;

Puisqu'un destin m'oblige à vous si chèrement...

ORONTE.

540   C'est flatter mon offense ; ah ! Traitez autrement

Une main...

OLYMPE.

Que le sort me rend ici si propice.

DORAME.

Et qui m'a par mon sang tiré d'un précipice,

Où ma fureur tombait, Ma Dame, en vous blessant.

ORONTE.

Que mon bras soit humain, et mon coeur innocent ?

545   Qui sont les criminels ?

OLYMPE.

  C'est l'amour, c'est nous-mêmes :

Pardonne-lui ce coup, Dorame, si tu m'aimes.

DORAME.

Coup, par qui je luis à jamais obligé ;

Que j'étais malheureux, s'il ne m'eût affligé !

ORONTE.

Et le mal peut tirer cette reconnaissance ?

OLYMPE.

550   Le moyen de la rendre excède ma puissance.

Mais ce Prince pourrait se plaindre de vos coups,

Si vous lui refusez votre aide parmi nous ;

Tandis que l'on prendra soin de sa blessure,

Nous saurons votre nom, comme votre aventure,

555   Quel sujet vous amène inconnue parmi nous,

Si c'est là Lucidor...

ORONTE, parlant bas.

Son coeur en est jaloux.

OLYMPE.

Ce Tyran de mon âme.

ORONTE, parlant bas.

Hélas ! Et de la mienne :

Elle augmente ma plaie en confessant sa sienne.

ACTE II

SCÈNE I.

MÉLINDE.

Où m'avez-vous réduite, espoir, ambition ?

560   Que le sort répond mal à mon intention !

Cet amant assiégé, que je perds, et que j'aime,

Dans sa captivité triomphe de moi-même :

Que te servent ces pleurs qui nourrissent tes feux ?

Plus tu veux échapper, plus tu serres tes noeuds ;

565   Mélinde, apprends qu'Amour dans l'obstacle s'irrite,

Et que l'obéissance aura lieu de mérite ;

Les traits de Lucidor, oui, te feront périr ;

Mais quel bonheur plus grand que celui d'en mourir ?

Mon frère, apprends l'effet de ta vaine entreprise,

570   J'ai tâché de le prendre, et je me trouve prise ;

Amour avecque lui combattait dans ses yeux ;

Que pouvait une Fille, hélas ! Contre deux Dieux ?

Je résistais pourtant, mais toutefois de sorte

Que c'était malgré moi que j'étais la plus forte ;

575   Sa grâce dans mon coeur, lasse à le disputer,

Disait (rends-toi, Mélinde ;) il n'osait l'écouter :

Lors, comme pour venger une injure soufferte,

Je voyais ses appas s'animer à ma perte :

Enfin je fus vaincue, et ce fatal séjour

580   De l'objet de la haine en fit celui d'Amour.

Qu'on tienne par dehors cette ville assiégée,

Je me trouve au-dedans bien plus fort engagée ;

Nous supposions, Dorame, un violent effort,

Que tu sauras bientôt véritable en ma mort :

585   Qu'on me force en effet, et par feinte l'écrire ?

Publier un faux mal, et taire un vrai martyre ?

N'est-ce pas rencontrer une punition

Entre ma retenue et ma présomption ?

Moi-même j'ai cherché ma peine légitime,

590   L'ambition me donne à l'amour pour victime ;

Lucidor a tourné contre moi mon dessein,

Je lui portais un coup qui revient dans mon sein.

Quelque reste d'espoir m'a conseillé de mettre

Mes désirs et mes feux dépeints dans une lettre :

Elle montre une lettre qu'elle a faite pour Lucidor.

595   Ce langage est muet, la bouche dirait mieux ;

Mais quoi ; je crains l'oreille, et le renvoie aux yeux ;

Et s'il faut que ce mot trouve un esprit farouche,

Ma main pare l'affront dont rougirait ma bouche ;

C'est d'elle que ma honte implore ce devoir ;

600   Ce que l'on ose dire, il le faut faire voir :

Hélas...

SCÈNE II.
Gélandre, Mélinde.

GÉLANDRE, la surprenant.

Vous soupirez.

MÉLINDE.

Ajoutez pour vous-même.

GÉLANDRE.

Pour moi ? Qu'entends-je, Amour, croirai-je qu'elle m'aime ?

MÉLINDE.

La longueur de ce siège, et vos travaux soufferts

Me font presque haïr Lucidor, et mes fers.

GÉLANDRE.

605   Haïssez seulement cette humeur inconnue,

Qui dérobe à nos yeux depuis peu votre vue ;

Par dessein nous fuir, et presque vous cacher

C'est...

MÉLINDE.

Bien moins de rigueur, qu'à vous de me chercher :

Mais vous riez, Gélandre ; après m'avoir surprise...

GÉLANDRE.

610   Dans une passion, que je n'ai pas apprise ;

Des soupirs toutefois, malgré l'âme passés,

Même cette rougeur me la découvre assez :

Parliez-vous pas d'amour seule en votre pensée ?

Celle de Lucidor sera fort avancée ?

615   Comment s'entretient-il en sa double prison ?

MÉLINDE.

Comme un blessé, qui voit, et fuit sa guérison ;

Il méprise la paix, et s'attache à l'injure,

Il m'aime :

Parlant bas et se tournant de l'autre côté.

Ah ! Que l'effet dément mon imposture !

Il brûle, mais il veut, qu'un superbe laurier

620   Témoigne au Roi qu'il digne amant et Guerrier ;

Mon frère à ce dessein fomente cette guerre.

GÉLANDRE.

Qui me remplit de crainte, et ruine ma Terre.

MÉLINDE.

Mais qui réparera vos pertes en un jour.

GÉLANDRE.

Madame redonnez ses ailes à l'Amour ;

625   C'est trop entre des murs tenir un Dieu qui vole.

MÉLINDE.

Il reste à notre accord encore une parole.

GÉLANDRE.

Que vous devez donner à cet heureux amant?

Dites-moi, n'est-ce pas votre consentement ?

Fuirez-vous un lien, que Dorame autorise,

630   Que notre espoir attend, que le Ciel favorise ?

MÉLINDE.

Je prends ce même Ciel à témoin de mes voeux

Que sa plus grande flamme est moindre que mes feux ;

Mais un point,

Lucidor arrive.

Qu'à cette heure il vient lui-même entendre...

GÉLANDRE.

M'oblige à vous quitter.

MÉLINDE.

Et moi donc à l'attendre.

SCÈNE III.
Lucidor, Mélinde.

LUCIDOR, sur le bord du théâtre, et sans voir Mélinde.

635   Confus, désespéré, tout malheur me poursuit ;

Dorame, Olympe, Amour, où m'avez-vous réduit ?

Parlez... Mais quel besoin ? Votre commun silence

Vous accuse envers moi de trop de violence.

MÉLINDE, parlant bas et s'encourageant.

Ah ! Reviens lâche coeur, tu fuis quand tu le vois :

640   Tout me quitte ; je suis sans effort et sans voix.

LUCIDOR.

Dorame, ta promesse, à la fin m'abandonne ;

Olympe, est-ce le fruit que ton amour me donne ?

Quoi donc ? Amante, Ami, ne sont que de faux noms ;

On n'entend plus de vous que le bruit des canons,

645   Et le premier assaut qui choque la constance

M'a trouvé sans support, et vous sans résistance ?

Vous me deviez défendre, et vous me poursuivez,

Vous fûtes mon espoir, enfin vous m'en privez.

MÉLINDE, tenant une lettre, et parlant bas.

Ma main dans cet écrit tient mes sens et mon âme :

La main tremblant.

650   D'où vient qu'elle est pesante, et si pleine de flamme,

Prends courage, mon coeur... mais je m'efforce en vain,

Hélas ! Je n'en ai plus, je le porte en la main ;

Coeur lâche, coeur peureux, quoi tu fais qu'elle tremble ?

LUCIDOR.

Olympe, fais qu'un monde à ma perte s'assemble,

655   Dis que je dois mourir, j'aimerai le trépas ;

Sine ma mort au moins, et j'y cours de ce pas ;

Je puis ce que tu veux ; mais fais que je le sache.

MÉLINDE, l'écoutant et répondant en elle même.

Tu me presserais moins sur ce que je te cache.

LUCIDOR.

Parle.

MÉLINDE, parlant bas.

Je n'oserais; la honte me retient.

LUCIDOR.

660   Ton silence t'accuse.

MÉLINDE.

  Et ma crainte revient :

Toutefois il la faut surmonter à cette heure.

Elle aborde Lucidor.

Permettrez-vous enfin qu'une Princesse meure

Qui ne pouvant montrer de bouche sa langueur

A mis sur ce papier ce qu'elle a dans le coeur ?

LUCIDOR.

665   Qu'Olympe ici m'écrive? Ah! Sans doute c'est elle.

MÉLINDE.

Vous y verrez l'effet d'une atteinte mortelle.

LUCIDOR.

Dont la crainte déjà se tourne à mon tourment.

MÉLINDE, parlant bas.

Ô parole d'un songe ! Et pitié d'un moment !

Que son erreur me tient en de fausses délices !

670   Fuyons, n'attendons pas qu'on les change en supplices.

Mais quoi ? Veux-tu quitter la partie au besoin ?

Lis toi-même en ses yeux, et l'écoute de loin ;

De moment dépend ou ta mort ou ta vie :

Ah ! Ce cruel regard me l'a déjà ravie.

LUCIDOR, lisant l'écrit qu'elle lui a donné.

675   Cartel...

MÉLINDE, parlant bas.

Oui bien d'amour.

LUCIDOR.

De Dorame...

MÉLINDE.

  Ô malheur !

LUCIDOR.

À Lucidor.

MÉLINDE.

Qu'entends-je ? Ah ! Fuyons de douleur.

LUCIDOR, la retenant par la main.

Arrêtez.

MÉLINDE.

Expirant il faut bien qu'on demeure ;

Sous les traits de la haine Amour veut que je meure.

LUCIDOR, le lit tout haut.

CARTEL de Dorame à Lucidor.

Viens au jour, et quitte le sein

680   D'un rempart qui tombe à dessein

De t'ouvrir un passage aux lieux où je t'appelle :

Les Dieux et mon épée ont conclu ton destin ;

Et cette injure est si mortelle,

Que sans finir ta vie elle n'a point de fin.

Il reprend ce dernier vers.

685   Que sans finir ta vie elle n'a point de fin.

Que sans finir ma vie elle n'a point de fin ?

Et c'est ici, Mélinde, une lettre amoureuse ?

MÉLINDE.

C'est par où je me vois doublement malheureuse.

LUCIDOR.

Les termes en sont beaux, mais un peu trop pressants.

MÉLINDE.

690   Ils ravissent vos yeux, et dérobent mes sens ;

L'erreur de mes désirs n'a servi qu'à la vôtre,

Et mon aveuglement vient au jour par un autre :

Elle lui présente la véritable lettre.

Cette lettre, où mon coeur se met sous votre loi,

Au lieu de ce Cartel, vous en peut faire foi ;

695   Un sort malicieux à ma main l'a soustraite.

LUCIDOR.

Me trahir, et m'aimer ? Est-ce ainsi qu'on me traite ?

En prenant la lettre.

Quelque autre en ce billet m'offre un second duel ?

MÉLINDE.

Oui, mais qui vous oblige à m'être moins cruel :

C'est mon coeur ; qui soumis à votre seule gloire,

700   Même avant le combat vous donne la victoire.

LUCIDOR, ayant lu ces deux papiers et les tenant chacun d'une main.

Que ces billets divers m'attaquent à leur tour ?

Que l'un porte ma mort, et l'autre son amour ?

Le miel et le poison se joignent pour me nuire,

La force et la douceur s'aident à me détruire :

705   Perfides instrument d'amour, et de courroux,

Caractères, parlez, que me conseillez-vous ?

Puis-je croire la soeur ; dois-je croire le frère ?

Retenant le cartel, et jetant la lettre que Mélinde relève.

La haine est véritable, et l'amour mensongère ;

L'une a dans ce billet des signes évidents.

MÉLINDE.

710   L'autre en mes yeux les porte, au coeur et là-dedans ;

Montrant la lettre.

Oyez, voyez, lisez ; et jugez tout ensemble :

Mon coeur en vous parlant dessus ma langue tremble,

Il soupire en ma bouche, il pleure par mes yeux ;

Et même en ce papier il accuse les Cieux

715   Qui mêlèrent en vous la rigueur et les charmes ;

Vous n'y lirez que feux, et n'y verrez que larmes.

LUCIDOR.

Celui-ci les condamne et pour vous démentir,

S'oblige à mon trépas.

MÉLINDE.

L'autre, à vous garantir.

LUCIDOR.

De garant ? Je n'en eus jamais que mon courage.

MÉLINDE.

720   Mon amour a déjà dissipé cet orage ;

Ma crainte, qui sur moi tournait également

Ou la portée d'un frère, ou celle d'un amant ;

Pour me les conserver, d'une action hardie

Contre eux à leur profit usa de perfidie :

725   Les trahir m'est vertu dans cette extrémité,

J'offense tous les deux par trop de piété ;

Ma faute est excusable, ou par une aventure

Le sang combat l'Amour, et l'Amour la Nature ;

Ainsi lorsque je songe à leur salut commun

730   J'endure cent combats pour en empêcher un,

En cachant ce billet par qui je suis haïe

L'Amour me fit perfide, et l'amour m'a trahie :

Je réponds au Cartel, et fus juste à ce point

De contenter Dorame, et ne vous joindre point

735   Feignant que votre gloire en la guerre allumée

Ne vous laissait de mains que celle d'une armée,

Qu'un Conseil vous liait, qui ne permettait pas,

Le Prince et le Soldat marcher d'un même pas,

Qu'au front d'un Bataillon vous le vouliez attendre.

LUCIDOR.

740   On m'aura fait ce tort ? et j'aurai pu l'entendre?

Doncque je suis vaincu sans voir mes Ennemis ?

Réponds de mon honneur, perfide où tu l'as mis ?

MÉLINDE.

Dans ce coeur, qui le garde avecque votre Image;

À qui je rends depuis un véritable hommage.

LUCIDOR.

745   C'est me flatter en songe, et me perdre en effet.

MÉLINDE.

Désirer votre bien c'est le mal que j'ai fait.

LUCIDOR.

Croirai-je à sa raison, qui presque me surmonte,

Et me vend pour faveur ma ruine et ma honte ?

Non, je vois le venin que cache sa douceur ;

750   Sur le frère, d'un coup vengeons-nous de la soeur :

Traîtres, je vous tiendrai vous-même dans ce piège ;

Ton trépas, faux Ami, terminera le siège.

MÉLINDE.

Contentez-vous du mien, et devant ces malheurs

Épanchez tout mon sang, pour épargner mes pleurs ;

755   Qu'il tire de périls les deux objets que j'aime ;

Ah ! Je crains pour tous deux, mais bien plus pour vous-mêmes ;

Le Ciel m'obligerait en ce double tourment

De me ravir un frère, et laisser un amant :

Malheureuse, à quel point me trouvé-je réduite,

LUCIDOR.

760   De les perdre, et toi-même en faire la poursuite :

Je veux qu'en déclarant ton frère suborneur,

Celle qui me l'ôta me rende mon honneur ;

Il faut par un appel que ta voix lui déclare

Le chemin de la mort que ce bras lui prépare,

765   Que pour punir son crime, et purger cette erreur,

Tu serves de ministre à ma juste fureur :

C'est l'unique moyen d'apaiser mon courage.

MÉLINDE.

C'est me promettre un port, et m'offrir le naufrage.

LUCIDOR.

Te pourrais-je donner un châtiment plus doux ?

MÉLINDE.

770   Que je meure plutôt pendante à vos genoux.

LUCIDOR.

Perfide, ce refus m'en donne plus d'envie.

MÉLINDE.

N'exposez pas la vôtre, et m'arrachez la vie.

LUCIDOR.

Ce que ferait la haine, ayons-le de l'amour.

MÉLINDE.

C'est commettre un Soleil, pour éteindre le jour.

LUCIDOR.

775   Il faut que désormais ta crainte qui m'offense

Obéisse...

MÉLINDE.

À l'amour, qui m'en fait la défense.

LUCIDOR, feignant de tirer son épée.

Ah ! C'est trop m'arrêter en discours superflus ;

Accorde-moi ce point, ou bien tu ne vis plus.

MÉLINDE.

Ma mort ne me ferait qu'une perte légère ;

780   Mais vous obéissant, je vous perds, ou mon frère ;

Et sans vous obéir je vous offense aussi ;

Amour veut une chose, et la défend ici ;

Que ferai-je ?

LUCIDOR.

Un Appel, qui nous tire de peine.

MÉLINDE.

Et quoi ? Pour vous aimer, vous dois-je être inhumaine ?

785   Chercher votre malheur, pour vous montrer mes voeux ?

Quel office d'amour ?

LUCIDOR.

C'est le seul que je veux.

MÉLINDE.

Et bien j'obéirai. Mais que dis-je insensée ?

Devoir injurieux, complaisance forcée,

Homicide respect, à quoi me portez-vous ?

790   Las ! Je les ferai battre, et j'en aurai les coups :

Avant qu'un soit blessé, ma douleur est si vraie

Que j'en ressens le mal, et mourrai de sa plaie.

SCÈNE IV.
Oronte, Dorame.

ORONTE.

Votre amitié m'oblige, et mon coeur impuissant

Se trouve ingrat par force, en la reconnaissant.

795   Ô Dieux ! Qui vit jamais un effet si contraire,

De gagner pour Ami l'ennemi de mon frère ?

Pouvez-vous me connaître, et m'aimer aujourd'hui ?

DORAME.

J'aime en vous les vertus qu'on trouve à dire en lui.

ORONTE.

Est-ce le prix du sang qui sortit de vos veines ?

800   Pouvez-vous oublier et mon crime et vos peines ?

DORAME.

Tu m'as, ô crime heureux, délivré d'un plus grand ;

Un coup m'ôtait Olympe, un autre me la rend :

Je porte, cher Oronte, une marque éternelle,

Il montre sa plaie toute fraîche.

Qui vous assurera d'une amitié fidèle ;

805   Mon coeur et mon esprit en sont d'autres témoins,

Qui pour être secrets ne le diront pas moins :

L'impression du corps en fit une en mon âme,

Qui méprisa de sang et me remplit de flamme.

ORONTE.

Qui vit jamais venir pareille affection

810   D'un si mauvais accueil à sa perfection ?

Cet homicide bras...

DORAME.

À qui je dois ma vie,

Qui d'un plus grand bonheur jamais ne fut suivie.

ORONTE.

Ce bras est impuni, je n'ai de châtiment

Que d'ouïr ma louange et voir votre tourment ;

815   Cette voix, par mes coups débile et languissante

Prends force à me jurer une amitié naissante,

Et vous ne vivez plus qu'afin de caresser

La même cruauté qui vous osa blesser ;

Aimer un ennemi dont l'offense est extrême,

820   Partager la faveur qui n'est que pour soi-même,

Produire qui nous nuit, l'avancer près du Roi,

Je dis qu'il n'appartient qu'à votre seule foi.

DORAME.

Je dis qu'il n'appartient qu'à vos vertus insignes

D'obtenir des faveurs et mille fois plus dignes,

825   Et que votre présence a des charmes si doux

Qu'on ne saurait vous voir et n'être pas à vous ;

Que vos yeux sur les coeurs ont de force et d'adresse !

Et que vous pourriez bien réduire une Maîtresse !

Tais-toi, n'offense pas déjà notre amitié ;

830   Tu serais importun d'implorer sa pitié :

Puis-je lui rien cacher, et mourir sans le dire ?

Hélas ! Vous pouvez seul adoucir mon martyre ;

Celle pour qui je meurs, malgré tous ses dédains

Accepterait mon coeur présenté de vos mains ;

835   Je sais, qu'en la priant, votre parole aimable

La rendrait plus humaine, et moi plus estimable :

Que rien que votre esprit ne peut me l'acquérir,

Que n'osant l'employer il me faudra périr.

ORONTE.

Vous le mériteriez, en cette défiance,

840   Où vous péchez autant qu'en la vaine créance

Qui vous figure en moi de fausses qualités ;

C'est demander un bien, quand vous le méritez

Après votre service est-il rien qui la touche ?

DORAME.

Un mot en ma faveur, tiré de votre bouche.

ORONTE.

845   En matière d'amour le coeur parle bien mieux.

DORAME.

Un langage plus fort est remis dans vos yeux

Qui lui feront signer son amour, et ma grâce,

Et de qui les rayons fondraient un coeur de glace.

ORONTE.

Je crains, qu'en me donnant une fausse couleur,

850   Vous ne me connaissiez que par votre malheur ;

Une affaire jamais en mes mains ne s'avance ;

Je suis, (et croyez-moi,) bien autre qu'on ne pense :

Puis se tournant de l'autre côté sans que Dorame l'entende.

Hélas ! Il est trop vrai, Destins, vous le savez.

Mais je vois dans les siens mes intérêts gravés ;

855   L'obligeant, je me sers, j'ôte Olympe à mon frère.

Puis revenant à Dorame.

Le secours est bien vain d'une main étrangère ;

Toutefois mes efforts...

DORAME.

Employés à demi

Me font heureux amant, et vous parfait ami.

ORONTE.

Et bien, puisqu'il le faut, afin de vous complaire...

DORAME.

860   Montrez-vous à mes voeux un Ange tutélaire.

ORONTE.

Je m'en vais de ce pas tenter sa passion.

DORAME.

Et moi dresser un Temple à votre affection :

Oronte sort.

Affection trop pure, et de qui l'innocence

Obligerait tout autre à la reconnaissance ;

865   Mais mon ambition a des ressorts secrets

Dont la force l'applique à mes seuls intérêts :

Flatter son amitié, la payer d'une feinte

L'engage à ma défense, et me tire de crainte,

Et cette occasion que j'ai prise aux cheveux   [ 5 V. 873, L'original porte cet occasion.]

870   Peut nuire à man rival et servir à mes voeux ;

J'oppose un frère à l'autre au sort qui nous menace,

Et j'attends dans le port l'orage ou la bonace.   [ 6 Bonace : Calme de la mer, qui se dit quand le vent est abattu, ou a cessé. La bonace trompe souvent le Pilote. [F]]

SCÈNE V.

OLYMPE.

Que ton sort découvert rend mon esprit content !

Mais, Oronte, es-tu bien frère d'un inconstant ?

875   Ton amitié dément le sang de ce Volage,

Vous n'êtes, pour le plus, frères que de visage ;

Le tien fait naître un feu dont l'éclat m'éblouit,

Doux feu, qui me consume, et qui me réjouit ;

Sa lumière m'aveugle à force de me luire,

880   Et pour me plaire trop elle ne peut que nuire ;

Laisse, Oronte, à mes sens un reste de vigueur,

Et ce qu'il en faut pour dire (Prends mon coeur :)

Quoi ? Veux-tu me le ravir, avant qu'on te donne ?

Le forcer dans le temps que je te l'abandonne ?

885   M'ôter en mes tourments l'usage des clameurs,

Et la force, en mourant, de m'écrier (Je meurs ?)

Je meurs, hélas ! Je meurs ; et tes beaux yeux Oronte,

Qui flattent mon audace et condamnent ma honte,

Me contraignent de faire en cette extrémité

890   Une juste action d'une infidélité :

Ma foi, non l'inconstance établit ton empire

C'est choisir un beau feu, pour en éteindre un pire :

Lucidor me rend libre, après sa trahison,

Il changea par un crime, et moi c'est par raison ;

895   Ta force et ma vertu me vengent de son vice

Et tournent en plaisir ce qui fur mon supplice ;

Je trouve sur le sien heureux ce changement ;

Là se connaît sa faute, ici mon jugement ;

Son amour n'était rien qu'une paille allumée,

900   Qui s'éteint en brûlant, et qui passe en fumée

Où je puis espérer d'un objet si parfait

Avecque moins de peur plus d'amour en effet :

Aussi beau, mais plus doux ; d'une égale naissance,

Mais plus grand de courage, et rempli d'innocence,

905   Oronte vertueux, encore as-tu ce point

Que ton frère est parjure, et que tu ne l'est point,

Que si ta volonté seconde ma défaite,

S'est-il vu d'union plus douce ou plus parfaite ?

Heureuse en mon malheur, si prise en tes liens

910   À force de t'aimer je te mets dans les miens,

Si l'amour...

Oronte paraît.

Ah ! Ce nom l'amène sur la place :

Vois-je Oronte ? Ou ce Dieu sous une même grâce,

Que de feux, que de traits, que de charmes puissants !...

SCÈNE VI.
Oronte, Olympe.

ORONTE, l'interrompant.

Paraissent dans vos yeux, pour émouvoir nos sens ;

915   Qui s'excusent, muets de respect et de crainte

Que le silence parle et vous porte leur plainte

Quand la secrète ardeur qui les fait consommer

Vous montre un feu caché qu'elle n'ose nommer.

OLYMPE, parlant bas.

Qu'il m'aime ? Et qu'il prévienne un soin qui me dévore ?

920   C'est prendre de l'encens du Dieu que l'on adore.

ORONTE.

Consultez-vous déjà votre sévérité

Sur la peine qui suit une témérité ?

Il mérite la mort, cet amant, cet Icare ;

Qu'Olympe la lui donne, il l'aime er s'y prépare,

925   S'il la doit à l'amour et non pas au dédain ;

Tout autre coup lui semble aimable de sa main.

OLYMPE, croyant qu'Oronte a parlé pour soi.

Que je cause la mort d'un qui m'a fait revivre ?

Ou que je mette aux fers celui qui m'en délivre ?

Non, je n'ai pas Oronte, assez de cruauté,

930   Quand j'aurais ce pouvoir qu'on donne à la beauté ;   [ 7 Les vers 934-938 sont difficiles à transcrire.]

On prendrait mon dédain pour de l'ingratitude ;

Et mon crime serait en votre inquiétude ;

Je vous dois rendre grâce, et vous m'en demandez.

ORONTE, se mettant à genoux.

Prêt à vous adorer, si vous me l'accordez.

OLYMPE.

935   Quelle grâce ?

ORONTE.

L'amour.

OLYMPE, parlant bas.

  À ce mot je soupire ;

Ses voeux sont mes souhaits, on me porte où j'aspire :

Mon Prince, levez-vous, parmi tant d'actions

N'ajoutez pas ma honte à vos perfections ;

Puis-je voir à mes pieds celui qui me surmonte ?

940   Faut-il que je rougisse et d'amour, et de honte ?

Qu'un autre état demande et reçoive mon coeur.

ORONTE, se relevant de genoux et faisant une grande révérence.

Je le prends pour le rendre à son juste vainqueur.

OLYMPE.

C'est donc à vos beaux yeux qui possèdent ce titre.

ORONTE.

Un autre le prétend ; je n'en suis que l'arbitre.

OLYMPE.

945   Votre coeur ?

ORONTE.

  C'en est un, qui vaut mieux mille fois.

OLYMPE, baisant Oronte.

Moqueur, un doux baiser me venge de ta voix ;

Je coupe ainsi tes mots, et te ferme la bouche.

ORONTE.

Ô faveur ! Qui pourrait animer une souche.

OLYMPE, ayant trouvé ce baiser trop froid.

Que vous prenez pourtant...

ORONTE.

Comme un larcin, commis

950   Contre le plus parfait de mes plus chers amis :

Que Dorame à bon droit occuperait ma place !

OLYMPE.

Votre froideur m'offense autant que son audace.

ORONTE.

Excusables pourtant.

OLYMPE.

Si vous les finissez.

ORONTE.

Je vous porte un présent...

OLYMPE.

Dont vous me punissez ;

955   Prenez plutôt le mien.

ORONTE.

  Dorame le mérite.

OLYMPE.

Coeur de Tigre, masqué sous un front hypocrite,

Serpent, dont le venin s'est caché sous des fleurs,

Oronte souriant.

Que ces ingrats souris me coûteront de pleurs !

Va, que jamais ce jour te puisse être funeste.

960   Que dis-je, furieuse ? Oronte, s'il vous reste

Quelque faible rayon d'un sentiment humain,

Secourez une Amante, et lui prêtez la main ;

Faut-il que ce refus me réduise en furie ?

ORONTE.

Et que le vôtre y mette un pour qui je vous prie ?

OLYMPE.

965   Ne perdez pas pour vous ce qu'il n'aura jamais.

ORONTE.

Je perdrai tout plutôt que ce que je promets.

OLYMPE.

Ainsi votre discours ne fut qu'une imposture ?

ORONTE.

J'ai dit ce que je crois, mais ce qu'un autre endure.

OLYMPE.

Et ne croirez-vous pas ce que j'endure aussi ?

ORONTE.

970   Que peut cette créance, et votre vain souci,

Ma première amitié l'emporte, et me possède.

OLYMPE.

Mais l'Amour, comme un Dieu, veut que l'autre lui cède.

ORONTE.

Je le fais, Dieu qu'il est, obéir à ma foi ;

Montrant que mon devoir est plus fort que sa loi.

OLYMPE.

975   Quel devoir vous oblige à tuer une Dame,

Qui vous offre son coeur, qui vous offre son âme ?

ORONTE.

Ma parole.

OLYMPE.

Et la mienne aura moins de pouvoir ?

ORONTE.

Ma foi semble un rocher ; on ne peut l'émouvoir.

OLYMPE.

Allez cruel, ingrat, homicide, barbare,

980   Indigne de mes voeux et d'une amour si rare ;

Assurez votre Ami, qu'au prix de mes langueurs

Je lui ferai sentir ma peine, et vos rigueurs ;

Et que s'il m'aime autant que je vous adore,

Si vous m'êtes cruel, je la suis plus encore.

Olympe s'en va.

ORONTE.

985   Ah que ma cruauté dérive de plus loin !

Qu'on me recherche à faux de ce dont j'ai besoin !

Tu te plains, chère Olympe, et tu veux que je t'aime ;

Si tu me connaissais, tu me plaindrais moi-même ;

Désirer l'impossible en ce que tu prétends

990   C'est aimer nos travaux et la perte du temps ;

Ma faiblesse ne peut, quand mon désir s'augmente,

Ni servir un Ami, ni servir une Amante ;

Et pour rendre en nos maux plus célèbre une erreur

Je mets Olympe en flamme, et Dorame en fureur.

995   Auprès de mes tourments que leur peine est légère !

Eux de m'importuner, et moi d'aimer un frère,

Que l'espace d'un mur empêche de savoir

Que je demeure seulement pour le voir :

Le voir ? Ô Dieux ! Comment le pourrais-je entreprendre ?

1000   Mais quelqu'un de la Ville en ces lieux se vient rendre ;

C'est un Héraut sans doute aux signes que je vois ;

La belle occasion ! Il passe ; informe-toi.

SCÈNE VII.
Oronte, Mélinde en Héraut.

ORONTE.

Arrêtez, Cavalier.

MÉLINDE.

Dessous la foi des armes,

Qui laisse à mes pareils l'accès dans les alarmes,

1005   Vers votre Général Ambassadeur commis

Je marche de la part des Princes Ennemis :

De grâce, marquez-moi son quartier, ou sa tente

ORONTE.

Je vous contenterai, pourvu qu'on me contente ;

Et vous ne pouviez pas être mieux arrivé :

1010   Encore quel dessein ? Ou publique, ou privé ?

Le peut-on pas savoir ? L'amitié qui nous lie

Mérite outre mon rang, que l'on me le publie.

MÉLINDE.

Publier un secret mérite le trépas.

ORONTE.

Je suis trop son Ami pour ne l'apprendre pas,

1015   Moi, que ses intérêts touchent comme lui-même.

MÉLINDE.

Ce fait le touche seul, et non pas ceux qu'il aime :

Lucidor, qui m'envoie...

ORONTE.

Ô favorable objet !

Lucidor ? Il t'envoie ? On m'en tait le sujet ?

Ouvre, découvre tout, sans peur, sans artifice ;

1020   En Prince je demande, et paierai cet office :

Tu sembles trop courtois pour me cacher ce point.

MÉLINDE.

Et vous trop généreux, pour ne le savoir point,

La force porte ici vos lois, et mon excuse ;

Voyez dans ce billet ce que ma crainte accuse.

ORONTE, la lit tout haut.

RÉPONSE De Lucidor, au Cartel de Dorame.

1025   Un même Appel a mis deux trahisons au jour ;

Dans l'amour de ta soeur j'ai reconnu ta haine :

Ta mort punit sa vie, et d'un si lâche tour

Je me vengerai en un coup par une double peine.

Après qu'Oronte a rêvé quelque temps sur le dessein de se faire passer pour Dorame.

Tu le vois, Ignorant, celui que tu cherchais,

1030   Tu parlais à Dorame, et je te le cachais ;

Le voici, c'est lui-même.

MÉLINDE, parlant bas.

Ô Dieux ! Quelle imposture !

ORONTE, parlant bas.

Servons-nous, pour le voir, d'une telle aventure.

MÉLINDE, parlant bas.

Qu'il passe pour mon frère ? Et me le maintenir ?

ORONTE.

Je cherchais Lucidor ; les Dieux le font venir :

1035   Va, dépêche, et dis lui que si peu qu'il attende,

Je me rends sur les lieux où son bras me demande.

MÉLINDE, parlant bas.

Dieux ! En ce jeu du sort je ne reconnais rien

Sinon qu'un tel hasard tourne tout à mon bien :

Recevons du destin l'assistance impourvue.   [ 8 Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]]

ORONTE, ayant relu le Cartel.

1040   Mais il n'assigne point le lieu de l'entrevue.

MÉLINDE.

C'est à l'aile du bois, entre ces deux ruisseaux

Qui coupent un vallon tout bordé d'arbrisseaux,

Que la Ville de Pruse et le château d'Éluye

Pour se le disputer regardent par envie.

ORONTE.

1045   C'est assez, dedans peu j'espère le trouver.

MÉLINDE, sur le bout du théâtre.

Bons Dieux ! Quelle rencontre ? Il me faut esquiver ;

Le danger évité d'être prise ou connue,

J'augmente mon espoir, et ma peur diminue ;

Puisqu'un destin plus doux met Dorame à couvert,

1050   J'y mettrai Lucidor, le dessein m'est ouvert ;

Il l'attend sur le pré ; moi, qui veux les surprendre,

Je retourne à la Ville en avertir Gélandre.

ORONTE, après que Mélinde s'en est allée.

Fais prospérer, Amour, un dessein que j'ai pris,

Qui finis leur querelle et m'en donne le prix ;

1055   Par cette invention, dont l'issue est chère,

J'empêche le combat, et je verrai mon frère :

Véritables Destins, j'adore vos secrets ;

Qu'un étrange accident termine mes regrets !

SCÈNE VIII.

LUCIDOR.

Arrivé sur les lieux, je plains ma diligence ;

1060   Dois-je encore longtemps suspendre ma vengeance ?

Traître, vois cette épée, elle n'attend que toi ;

Aurais-tu de courage aussi peu que de foi ?

Viens, Dorame, répondre ici de ta malice ;

Trop d'honneur par mes mains est joint à ton supplice ;

1065   La mort, qui se prépare à ta punition,

Donne moins à mes voeux qu'à ton ambition ;

Ce titre avantageux en ta perte s'imprime

Que j'avance ta gloire en punissant ton crime,

J'abaisse mon honneur en élevant le tien,

1070   Et ne porte le mal que par un plus grand bien,

Une mort honorable, un coup digne d'envie

Sera plutôt le prix que la fin de ta vie.

Mais mon courage en vain lui parle de venir ;

Ce qui dût le hâter l'aura pu retenir,

1075   Sa crainte lui ravit l'honneur qu'on lui présente,

Et peut-être il médite un trait qui l'en exempte ;

Ses ruses m'ont fait voir, après un million,

Qu'il combat en renard, et non pas en lion :

Et j'attends du courage encore d'un perfide ?

1080   Toutefois le voici, qui cherche son Alcide.

SCÈNE IX.
Lucidor, Oronte.

LUCIDOR.

À moi, traître, avançons ; n'attends pas que ma voix

Fasse entendre ma plainte à l'Écho de ce bois ;

Fais que ma main prévienne un trop juste reproche ;

Ma plainte est superflue, et ton trépas est proche.

Après avoir combattu quelque temps contre Oronte, qui ne fait que parer.

1085   Il se feint ; il néglige, ou recherche mes coups.

ORONTE, se sentant pressé, met bas le casque, l'écu et l'épée.

Pour ce que je les aime, et qu'ils me semblent doux.

Puis courant pour embrasser Lucidor.

Ah ! Mon frère.

LUCIDOR, reconnaissant sa soeur.

Ô Prodige!

ORONTE.

Agréez ce miracle,

Que le Ciel autorise, et la voix de l'Oracle.

LUCIDOR.

Quel Démon vous amène en ce bois écarté?

ORONTE.

1090   Celui qui vous donna ma jeune liberté.

LUCIDOR.

Traîner si loin ton vice? Indiscrète, insensée !

ORONTE.

Jamais rien de pareil n'entra dans ma pensée :

Ah ! Mon frère, pardon ; regardez d'un autre oeil

Celle que vos mépris coucheront au cercueil ;

1095   Épargnez la vertu...

LUCIDOR.

  Suspecte, et mensongère,

D'une impudique soeur qui court après son frère.

ORONTE.

Pour lui faire connaître un désir innocent,

Et les plus chastes traits que son âme ressent :

Que cette loi de Perse en moi soit abolie

1100   Qui permet que la soeur à son frère se lie,

Qu'elle efface le crime et non pas mon tourment ;

Je recherche l'amour, non le contentement :

Vous haïssez mon coeur, à cause qu'il vous aime ;

Le vôtre, doux ailleurs, n'est cruel qu'à moi-même :

1105   Soutiens tes droits, Nature, enfin parle aujourd'hui,

Qu'est-ce que m'est un frère, ou bien que suis-je à lui ?

Je règle mes désirs à le voir, à lui plaire,

L'honneur de le servir me tient lieu de salaire,

Et ce par où chacun le croirait obliger

1110   C'est ce qu'il me défend afin de m'affliger,

Je ne demande pas pour faveur qu'il me donne

Que ce qu'il ne saurait refuser à personne,

Le suivre, lui parler, le voir, et le servir

C'est un bien pour tout autre, et qu'il me veut ravir ;

1115   Et quoi ? Vous me fuyez ainsi qu'une Ennemie ?

LUCIDOR.

Comme un objet d'horreur, un monstre d'infamie.

ORONTE.

N'offensez pas si fort une chaste vertu,

Qui vous apporte un coeur...

LUCIDOR.

De vices combattu.

ORONTE.

Aussi pur, aussi net que la première flamme;

1120   Ce qu'elle est dans le Ciel, Amour l'est en mon âme ;

LUCIDOR.

Ta flamme est à mes yeux ce qu'elle est aux Enfers,

Pire que mille morts, que la peste, et les fers ;

Va, tire-toi d'ici, malheureuse, effrontée.

ORONTE.

Tigre, puisqu'à ce point ta fureur est montée,

1125   Je veux avoir ton coeur ou de force, ou d'amour.

LUCIDOR.

Et moi, finir ta honte ety la mienne à ce jour.

SCÈNE X.
Mélinde, Gélandre, Lucidor.

MÉLINDE, dessus les murailles avec Gélandre, tandis que Lucidor et Oronte se battent.

Par là vous comprenez...

GÉLANDRE.

Un accident étrange.

MÉLINDE.

Où leur haine les porte, où on amour me range :

Par ce moyen mon frère est mis hors du malheur,

1130   Tirons-en Lucidor sous quelque autre couleur.

GÉLANDRE.

Rien ne s'offre à présent qu'une prompte sortie,

Qui les mette en alarme, et rompe la partie.

MÉLINDE.

Allons, Dieux ! Je les voix qui sont venus aux coups.

GÉLANDRE.

Déjà le camp remue, on marche ; hâtons-nous.

Ils vont pour faire une sortie.

ORONTE, parlant à Lucidor, après l'avoir blessé.

1135   Regarde que ta haine en ton sang détrempée

Montre mon innocence au bout de mon épée.

LUCIDOR.

Ce fer t'ouvre mon sein, et te ferme le coeur.

ORONTE.

Amour t'ouvre le mien, tout blessé, sois vainqueur ;

Tu peux encore...

LUCIDOR.

Avoir la victoire, et ta vie.

ORONTE.

1140   Oui ; j'offre l'une et l'autre à ta haine assouvie.

LUCIDOR.

Ce qu'on ne peut m'ôter ; on m'offense en l'offrant.

ORONTE.

Ton sang vient de la haine ; et l'amour te le rend.

Mais, quel bruit ?

LUCIDOR.

Dépêchons, avant qu'on nous sépare.

SCÈNE XI.
Mélinde, Gélandre, Oronte, Dorame, Lucidor.

Tandis qu'ils se battent, et que les trompettes sonnent ; Gélandre et Mélinde d'un côté arrivent avec leurs troupes, et Dorame d'un autre avec les siennes aussi.

MÉLINDE, parlant à Lucidor.

Voici d'autres lauriers, que ce jour vous prépare.

GÉLANDRE.

1145   Avançons, Lucidor, et voyez l'Ennemi.

ORONTE, furieuse, et ne voulant point quitter son frère.

Me faut-il emporter la victoire à demi ?

DORAME, à ses Soldats.

Donnons, il en est temps ; et secourons Oronte.

LUCIDOR.

Ah ! La foule m'emporte, et le nombre me dompte.

ORONTE, les ayant mis en déroute.

Il fuit ; voilà le sort que traînent les ingrats ;

1150   Qui ne connaît mon coeur, il connaîtra mon bras.

Mais vous, dont la valeur mériterait de rendre...

DORAME.

Le fruit qu'elle vous ôte, en pensant vous défendre ;

Vos lauriers à bon droit semblent s'en offenser :

Averti du péril qui m'a fait avancer

1155   Je confesse qu'en vain cette Troupe animée

A secondé vos bras qui valent une Armée ;

Votre courage a fait honteux notre secours :

Mais l'oreille du Roi mérite ce discours ;

Allons le réjouir d'une heureuse victoire.

ORONTE.

1160   Où le Vainqueur vous doit son salut et sa gloire.

ACTE III

SCÈNE I.

DORAME.

Qu'on élève son nom jusques dedans les Cieux ?

Lui rendre des honneurs que l'on ne doit qu'aux Dieux ?

N'avoir devant les yeux, en la bouche, en pensée

Qu'Oronte, dont la gloire à la mienne abaissée,

1165   Qui tient en la Faveur un lieu si souverain

Qu'il me fait craindre enfin l'ouvrage de ma main ?

Le Roi vivre en son coeur, régner en sa parole ?

Olympe le chérir, en faire son Idole ?

Les Soldats respirer la même affection ?

1170   C'est, Dorame, le fruit de ton ambition :

La feinte et l'artifice élèvent l'innocence,

Et tes prétentions ont bâti sa puissance,

Il tire des esprits du Peuple et de la Cour

Sur ton amitié fausse une parfaite amour ;

1175   Et j'attends son progrès, je le vois, je l'endure ?

Destins, ce que j'ai fait j'empêcherai qu'il dure.

On admire des Cieux le pouvoir nonpareil ;

Pour ce qu'ils ont un foudre, et qu'ils ont un Soleil,

Qui peuvent ici-bas tout perdre, et tout produire,

1180   L'un maintenir le monde, et l'autre le détruire :

Montrons notre pouvoir à lui ravir le sien,

Que sa faveur était une part de mon bien ;

Et chassant un voleur de mon propre héritage,

Que ce trésor n'est pas de ceux que l'on partage.

1185   Son emploi vers Olympe étant sans aucun fruit,

Sa beauté me fait peine, et sa valeur me nuit ;

Et je crains qu'à souffrir sa présence importune

L'une m'ôte l'amour, et l'autre la fortune.

Dieux ! Je perdrai la vie, et tout l'État devant

1190   Faux espoirs, vains projets, n'étiez-vous que du vent ?

Que l'Astre des Grandeurs a sa course incertaine !   [ 9 V. 1197, on lit "à" au lieu de "a" dans l'édition original.]

Que mon esprit ne serve aujourd'hui qu'à ma peine ?

Oui, je forge mes fers, j'invente mes travaux,

Et pour en perdre un seul je me fais deux rivaux,

1195   Simple je chasse un frère, et mets l'autre en sa place,

Et le malheur de l'un sert à l'autre de grâce ;

Enfin je suis par tout coupable, et malheureux.

Mais qu'ajoute Lycanthe à mon sort rigoureux ?

SCÈNE II.
Dorame, Lycanthe.

DORAME.

Qu'apportes-tu ? Ma mort ?

LYCANTHE.

Une lettre, qui donne

1200   À ma fidélité la palme, et la Couronne ;

Mais qui porte en effet par un contraire effort

La vie à l'Étranger, à vous-même la mort.

DORAME.

La mort ?

LYCANTHE, lui présentant une lettre que la Princesse envoyait à Oronte.

Oui : mais voyez en ce dessein perfide

Avant que de mourir, la main de l'Homicide.

DORAME, lit ainsi le dos de la lettre.

1205   Olympe à son Oronte. Ah ! Cruelle, ce trait

Met son contentement et ma peine en portrait :

Faible bien, vain plaisir qui dépend d'une plume !

Et plus vain désespoir que le papier allume !

C'est trop cher acheter de l'ancre par des pleurs ;

1210   Préparez-vous, mes sens, à vaincre mes douleurs :

Mais Celle qui m'attaque en me blessant se cache ;

En montrant la lettre cachetée.

Son coeur est là-dedans ; il faut que je l'arrache :

Sors, cruel Ennemi, pour me combattre mieux,

Sors, viens paraître au jour, ou laisse entrer mes yeux ;

1215   Traître, à quoi m'assaillir à travers cet obstacle ?

LYCANTHE.

Puisque vous désirez d'entendre un triste Oracle,

Apaisez vos fureurs, et voyez plus discret

Il ouvre la lettre et lui montre un cachet d'Olympe pour la refermer.

Vos maux en cette lettre, et leur plaisir secret ;

Ce cachet dérobé sans danger la referme.

DORAME, prenant la lettre.

1220   Ta foi ni mon malheur, Ami, n'ont point de terme ;

Ta charité me tue, et par un même sort

Tu me donnes la vie, et présentes la mort ;

Tu m'offres le poison d'une main innocente ;

Je lui suis obligé, quelque mal que je sente.

LYCANTHE.

1225   Pût-elle détourner l'effet et la rigueur...

DORAME.

D'un trait, qui par les yeux m'entrera dans le coeur :

Après avoir lu bas quelques lignes, et fait des signes de très grands indignation ; il reprend très haut en soupirant.

Ah ! Donnons à ce coeur tout enflé, tout farouche

Du vent par mes soupirs, et de l'air par ma bouche.

LETTRE D'OLYMPE A ORONTE, que Dorame lit haut.

J'ai triomphé de vous même par votre bras, Oronte ; et l'Amour qui en ma faveur s'est montré plus fort que l'amitié et le sang, vous remercie par ma bouche de cette victoire, que vous m'avez donnée sur vous en l'emportant sur Dorame contre Lucidor. De vrai, pour me venger n'avoir pas feint de châtier l'Inconstance en la personne d'un frère ; ni d'en ôter l'honneur à un Ami, de qui vous avez quitté les intérêts pour les miens ; s'opposer aux fureurs de l'un, et prévenir celle de l'autre ; emprunter le nom de Dorame, pour soutenir la gloire du mien plus avantageusement ; prendre le personnage de ce Téméraire, pour punir un Parjure, et me venger des deux ensemble par un seul effort ; n'est-ce pas vous déclarer tout à moi ? M'assurer de votre défaite envers Olympe, par votre victoire contre eux ? Et me faire offrir par votre courage ce Coeur glorieux, que la bouche eût eu honte de me présenter sans autre effet que la parole ? Soyez toujours muet, et ne parlez plus, Oronte, que de cette sorte ; ôtez la bouche à l'Amour et lui redonnez les yeux, pour voir seulement vos miracles ; ne dites point que vous m'aimez, sinon par ce qui vous rend digne de l'affection que je vous porte : j'apprendrai l'art d'entendre cette honnête voix de votre amour au milieu du silence. De même toutes mes pensées vous parleront de la récompense que vous méritez, et que je prépare à votre vertu ? Qui comme elle est l'objet ensemble et le prix de ma foi, recevant de moi quelque grâce m'obligera du bien même que vous veut OLYMPE.

Lycanthe, il faut mourir ; l'Arrêt est dressé,

1230   Cette lettre le porte, et je l'ai prononcé ;

Un Ami l'a voulu ; ma Maîtresse l'ordonne ;

Vous l'entendez, ô Dieux ; et le Ciel m'abandonne ;

Vous voyez le Méchant, vous l'ouïtes jurer :

Mais, si vous le souffrez, me faut-il l'endurer ?

1235   Que ma perte et ma mort soient le prix d'un Parjure ?

Qu'au lieu de la venger, j'augmente mon injure ?

Non, non ; s'il faut armer la rage et le courroux,

Employons-les sur lui plutôt que contre nous ;

S'obstiner à sa perte est un coup de faiblesse,

1240   C'est mourir de nos mains, de crainte qu'on nous blesse ;

Et dans un mal aussi qu'on ne peut éviter

Chercher de la pitié c'est n'en point mériter :

La crainte, la fureur, le désespoir, la rage,

Comme à mon jugement, cèdent à mon courage ;

1245   Mon esprit est plus grand encore que mes maux,

Au-dessous de ma force il a mis mes travaux ;

Et sans me plaindre au Ciel qui n'écoute personne ;

Je porte à mon côté le foudre qu'on lui donne,

Je tire mon destin de ma seule vertu,

1250   J'arrache aux Dieux sur moi le pouvoir qu'ils ont eu :

Que leur foudre en murmure ; il fait peur aux timides ;

Le mien fait moins de bruit, et punit les perfides :

Qu'il meure cet Ingrat, qui fit contre un Ami

Un crime que sa mort n'efface qu'à demi.

1255   Mais, comme il m'offensa d'une malice extrême,

Je veux lui préparer un supplice de même,

Qu'il se trouve perdu plutôt que menacé,

Qu'un crime venge un coeur par un crime offensé ;

Une action si noire en veut une pareille :

1260   Avecque ma fureur la raison le conseille ;

Et si Lycanthe encore entre dans mon parti,

Je me vois par un coup d'un Dédale sorti.

LYCANTHE.

J'achèterai toujours votre bien par ma perte.

DORAME.

Viens savoir les moyens d'une vengeance offerte.

SCÈNE III.
Oronte, Olympe.

ORONTE.

1265   Toujours dans vos dédains ?

OLYMPE.

  Toujours dans vos froideurs ?

ORONTE.

Mépriser son amour ?

OLYMPE.

Vous, mes saintes ardeurs ?

ORONTE.

Que la mort d'un ami...

OLYMPE.

Mais la mienne vous touche.

ORONTE.

Sa perte m'est au coeur.

OLYMPE.

La mienne en votre bouche.

ORONTE.

Je cherche son salut.

OLYMPE.

Par où vous me perdez.

ORONTE.

1270   Ayez pitié...

OLYMPE.

  De moi, vous qui m'en demandez.

ORONTE.

Qu'attendez-vous d'un coeur...

OLYMPE.

Qu'il me soit moins rebelle.

ORONTE.

Qui ne peut-être amant sans qu'il soit infidèle ?

J'ai promis à Dorame ; et vous perdez vos coups.

OLYMPE.

Moi-de même, à vos yeux, de n'aimer rien que vous.

ORONTE.

1275   Quoi ? Meurtrir un ami ?

OLYMPE.

  Quoi ? Meurtrir une amante ?

ORONTE.

Le mettre au désespoir ?

OLYMPE.

Qui déjà me tourmente :

Que vous êtes d'un temps pitoyable, et cruel !

Ah ! Rendez à l'amour un devoir mutuel ;

Si Dorame vous lie, olympe vous oblige ;

1280   On a regret après, d'un bien que l'on néglige ;

Dites, en mon amour quel soin ai-je épargné ?

Quoi, ma lettre sur vous n'a-t-elle rien gagné ?

ORONTE.

Quelle lettre ?

OLYMPE, parlant bas.

Sans doute il ne l'a pas reçue ;

Les effets en seraient d'une meilleure issue.

1285   Mais que je flatte en vain mon mal et mon esprit !

Où la voix ne peut rien qu'aurait fait cet écrit ?

Poursuivons toutefois, bien que sans espérance.

Puis s'adressant à Oronte.

Quoi ? Mépriser une offre, et cette préférence ?

Le bien qu'on vous présente à vos sens irrités ;

1290   Dorame le poursuit, et vous le méritez :

Son désir le recherche, et le mien vous le porte ;

Mon amour toucherait...

ORONTE.

Une amitié moins forte ;

Je vous promettrai tout, hors ce point seulement

D'être ni faux ami, ni véritable amant :

1295   Que si ma flamme est juste, et la vôtre innocente ;

Ne pouvant les unir, qu'un Ami s'en ressente ;

Son service et votre aise accompliront mes voeux,

Et vous m'acquitterez du bien que je lui veux ;

Mon coeur entre vous deux à l'égal se partage,

1300   En causant vos plaisirs j'en aurai davantage.

OLYMPE.

Votre pitié pour lui m'est une cruauté ;

M'offrir un faux plaisir, le véritable ôté ?   [ 10 V. 1308, on lit ôte au lieu de ôté dans l'original.]

C'est croire m'obliger par une double injure,

Vouloir guérir un mal par une autre blessure ;

1305   Hors de vous, je n'ai plus de bien ni de plaisir.

ORONTE, bas, et au bout du théâtre.

Ah ! Que pour en trouver elle sait mal choisir !

Au défaut de l'amour que sa plainte réclame

La douleur me saisit, et la pitié m'enflamme ;

Quelque lien que donne et reçoive un serment,

1310   Qui pourrait être Ami, s'il pouvait être amant ?

L'impuissance me sauve, et non pas mon courage ;

La Nature tient ferme, et le coeur fait naufrage :

À quoi se réduiront des mouvements si forts ?

OLYMPE, parlant bas.

Il consulte au-dedans, et soupire au dehors ;

1315   Courage, espère, Olympe, et vois s'il est possible

D'allumer de la glace en un coeur insensible.

SCÈNE IV.

DORAME, se cachant derrière la Tapisserie, pour les voir et les épier.

Si je ne les entends, je les verrai du moins,

Et de leurs actions mes yeux seront témoins :

Où vas-tu, pauvre amant ? N'es-tu pas bien à plaindre

1320   De chercher curieux ce qui t'est plus à craindre ?

Montre-toi, va troubler un dessein vicieux ;

Mais non, ne le fais pas, afin de faire mieux.

OLYMPE, parlant bas.

Amour, en l'inspirant fais-nous voir un miracle.

Puis revenant à Oronte.

Que me promet enfin votre fatal Oracle ?

ORONTE.

1325   Ma perte avant ma faute, et par un prompt trépas

De punir dessus moi ces dangereux appas

Qui vous blessent, Olympe, et que je désavoue :

Je punirai mes yeux, et mon front, et ma joue,

Et le fer employé contre ces faux attraits,

1330   Pour conserver vos jours, je mourrai de mes traits.

OLYMPE.

Remède plus cruel encore que ma peine !

Injurieux secours ! Ô faveur inhumaine !

Qui me livre pour un cent supplices nouveaux,

Et qui pour les finir augmenterait mes maux ;

1335   C'est m'offenser plus fort, pour montrer que l'on m'aime,

Et me ravir à moi pour me perdre en vous-même :

Ah ! Plutôt qu'aspirer à la fin de vos jours,

Conservez vos dédains, et m'offensez toujours.

ORONTE.

Deux objets, deux vertus diviseront ma trame,

1340   Ma pitié pour Olympe, et ma foi pour Dorame ;

La voix de l'amitié, celle de la pudeur

M'obligent d'étouffer ma vie, et votre ardeur :

Belle Olympe, à genoux Oronte vous conjure

D'oublier en sa mort une innocente injure ;

1345   Pardonnez-moi ce coup, qui serait inhumain

Si je ne l'attendais de votre belle main.

DORAME, voyant les actions d'Oronte, qui baise la main à Olympe, et parlant bas.

Que me prends-tu, Voleur ? Est-ce là cet office ?

ORONTE, continuant à Olympe.

Qu'elle hait, au lieu du coeur, le sang en sacrifice.

DORAME, parlant bas.

Vos baisers, vos soupirs, et tant de privautés

1350   Qui vous sont des faveurs, me sont des cruautés ;

Lâche, et perfide Ami ! Sourde, ingrate Maîtresse !

Ah ! L'amour me transporte, et la douleur me presse.

OLYMPE.

Ces violents désirs augmentent mon souci ;

Vivez pour votre gloire, et pour ma peine aussi ;

1355   Morte dans mes tourments, je vis dans votre vie,

Ma douleur vient par elle, et par elle est ravie.

ORONTE.

Voulez-vous que je vive ? Olympe, j'y consens :

Mais Dorame revient, et se plaint à mes sens,

Je l'entends qui soupire et languit à cette heure,

1360   Ou donner-lui la vie, ou souffrez que je meure.

DORAME, parlant bas.

Hé ! Qu'espéré-je plus : ils sont tombés d'accord ;

Sans doute qu'entre eux deux ils traitent de ma mort.

OLYMPE, parlant bas.

Son amitié persiste, et mon amour s'augmente.

Puis revenant à Oronte.

Pour le bien d'un ami, chérissez une amante ;

1365   La pitié qu'il demande et qu'espère sa foi,

Vous me l'enseignerez l'exerçant envers moi.

ORONTE.

L'exerçant envers vous, pour lui quel avantage ?

OLYMPE.

D'être avec vous vous aimé, par un juste partage.

ORONTE.

L'amour n'est plus amour, qu'on divise en deux lieux.

OLYMPE.

1370   Vous vivrez dans mon coeur, il vivra dans mes yeux.

ORONTE.

Qu'il ait tout ; par la mienne apprenez sa constance.

OLYMPE.

Apprenez par la vôtre aussi ma résistance ;

Et sans plus vous tenir de propos superflus,

Quand vous l'aimerez moins, je l'aimerai bien plus.

ORONTE, seule, après qu'Olympe s'en est allée.

1375   Quand je l'aimerais moins, les Dieux par un obstacle

De remède à tes voeux n'ont fait que le miracle

Quel fruit espères-tu d'un désir impuissant,

Que le corps ne suit pas, quand l'esprit y consent.

Accuse, au lieu du coeur, le sexe et la nature,

1380   Qui sont à nos souhaits une commune injure.

Dorame, qu'ai-je dit ? N'est-ce pas t'offenser ?

Je suis, sinon d'effet, coupable du penser,

Que l'on conserve à peine en ce fait l'innocence,

Où pour ne point faillir c'est peu que l'impuissance !

1385   N'ayant plus vers ton frère aucun engagement,

Donne à trois par ta fuite un prompt soulagement,

Pour le bien d'un Ami quitte et frère, et Maîtresse.

DORAME, s'avançant pour tuer Oronte.

Qu'en la place d'Olympe un poignard caresse.

Puis se retirant.

Ta vengeance plus sûre appelle un autre temps :

1390   Approche-toi de lui sans paraître, et l'entends.

ORONTE.

Allons prendre conseil en cette inquiétude,

Et résoudre mes sens parmi la solitude ;

La prochaine forêt offre une ombre à mes pas.

DORAME, voyant partir Oronte.

Courage ; c'est assez ; il n'en reviendra pas.

SCÈNE V.

GÉLANDRE.

1395   Qu'en croirons-nous, Dorame ? As-tu juré ma perte ?

Joins-tu la trahison à ma peine soufferte ?

Je soutiens deux assauts dans un même séjour

Tu m'attaques de force, et ta soeur par amour

Mélinde, je me rends ; quelque raison contraire

1400   Qu'apporte mon repos, rien ne m'en peut distraire,

Mon courage est plus fort et mes feux plus ardents

J'ai le siège au-dehors, et l'amour au-dedans

Que des canons s'apaise ou gronde le tonnerre

Je n'ai plus qu'en tes yeux ni de paix, ni de guerre ;

1405   Fussions-nous tous perdus, et mes desseins trahis,

Je plains ma passion plutôt que mon Pays ;

Que Dorame dépouille un misérable Prince ;

Tu possèdes le coeur, il n'a que la Province ;

Il le veut asservir par une trahison,

1410   Et l'amour et ma foi l'ont mis dans ta prison ;

Sa perte en t'agréant récompense la nôtre,

On m'ôte une Couronne, et j'en obtiens une autre ;

Si je puis espérer un Myrte glorieux,

Je préfère ma perte à la gloire des Dieux,

1415   Tu m'obliges, Dorame, en me faisant outrage,

Et j'adore un Soleil au milieu de l'orage.

Lucidor vient avec Mélinde toute en larmes, après lui avoir déclaré toutes les trahisons de son frère.

La voici, toute en pleurs : Nature, on te détruit,

Peut-on voir le Soleil dans l'onde avant la nuit.

SCÈNE VI.
Lucidor, Mélinde, Gélandre.

LUCIDOR, parlant à Mélinde.

En vain vous m'opposez et vos feux, et vos larmes ;

1420   Rien ne me peut toucher, la pitié ni les charmes

Aimez-moi, frère et soeur, ou m'offensez toujours ;

Je méprise sa haine autant que vos amours,

Vous indigne du coeur, il l'est de mon courage

Vous troublâtes la mer, où vous ferez naufrage.

Puis s'avançant à Gélandre.

1425   Ah ! Prince, on nous trahit un perfide attentat

Se dresse à mes amours, et contre votre État.

Un Ami m'a séduit, un Parent vous opprime ;

Et j'amène à vos pieds la complice du crime :

Sus donc ordonnez-lui le juste châtiment...

MÉLINDE, à genoux devant Gélandre.

1430   Que mérite et que cherche un vif ressentiment

De l'injure qu'à tort on vous avait dressée,

Et qui m'a par mes mains le première blessée :

Oui, Gélandre, mon frère en son ambition

N'aspirait qu'à ravir par une faction

1435   Olympe à Lucidor, à vous le Diadème,

Perdre d'un même temps un rival, et vous-même.

LUCIDOR.

Ah ! Perfide !

GÉLANDRE.

Ah ! Cruelle.

Puis se retournant, et parlant bas.

Ô Dieux ! Puis-je à ce jour

Montrer tant de colère, et cacher tant d'amour ?

MÉLINDE.

Jusqu'ici vous plaignez une légère atteinte ;

1440   Mille sont dans l'offense, et vous seul dans la plainte :

Le reste m'épouvante, et vous ferait horreur,

Sur les divers effets causés par une erreur ;

La colère du Roi qui me croit enlevée,

La constance d'Olympe à ce coup éprouvée,

1445   Sa fureur, son combat, sa perte, son secours.

LUCIDOR.

C'est tout ce qui me tue, et passe le discours ;

Les effets disent trop leur trahison commune

Gélandre, mon amour soutient votre fortune ;

Pour venger l'une et l'autre, et perdre un Ravisseur,

1450   Je vais songer au frère et vous laisse la soeur.

La Perse manquera d'hommes et de puissance

Ou je punis bien cette injuste licence :

Je remets la Perfide en garde à vos prisons.

Il s'en va.

MÉLINDE.

Encore est-ce trop peu pour tant de trahisons.

GÉLANDRE, parlant bas.

1455   Las ! Je suis dans la sienne, et j'en aurais pour elle ?

Mon âme à cet objet tient mes sens en querelle,

Je soutiens dans mon coeur un combat différent :

Mais l'amour est plus forte, et la haine se rend ;

Sa beauté qui tenait ma fureur en balance

1460   L'emporte et contre moi tourne ma violence :

Dissimulons pourtant, et donnant quelque poids

À ma colère feinte et qui n'est qu'en ma voix.

Puis s'adressant à Mélinde, comme en colère.

Perfide, à quel dessein ?...

MÉLINDE.

Qu'on m'apporte des chaînes ;

Qui retarde ma honte, il prolonge mes peines :

1465   Est-ce en vain que ces bras appelleront les fers ?

GÉLANDRE, parlant bas.

Qu'en leur place les miens vous seraient mieux offerts !

Puis parlant haut.

Tu les auras, Méchante.

Se retirant, et parlant bas.

Ô parole forcée !

Que la bouche profère, et non pas la pensée.

MÉLINDE.

Allons donc.

GÉLANDRE, parlant haut.

En un lieu moins horrible que toi.

Puis parlant bas et s'adressant à soi-même en se frappant l'estomac.

1470   Que toi, dont la rigueur est un monstre à ta foi.

SCÈNE VII.
Lycanthe, 3 Soldats armés.

LYCANTHE.

Vous trouverez, Amis, par une heure opportune

En ce petit travail une grande fortune ;

La faveur de Dorame, et sa ferme amitié

Passe la récompense et l'accroît de moitié :

1475   La valeur, qui se voit peinte en votre visage ;

Me donne d'un bon coup un assuré présage :

Oronte à votre abord n'est qu'une paille au vent,

Et même avant sa mort n'est déjà plus vivant ;

Votre seule présence étonne la constance :

1480   Que ferait-il ? Surpris, tout nu, sans résistance ?

Vos armes, que l'Enfer n'oserait provoquer,

Servent pour vous couvrir plus que pour l'attaquer :

Je veux, sans employer la force ni l'outrage,

Le prendre seul à seul en homme de courage :

1485   Soutenu par vous trois je le rends abattu,

Et nous ferons un crime en forme de vertu.

SOLDAT 1.

Dérober à nos bras cette légère peine ?

LYCANTHE.

Je le puis ; ou sinon, mon sort vous le ramène.

SOLDAT 2.

Laissez-nous le péril, et jouissez du fruit.

SOLDAT 3.

1490   Nous irons...

LYCANTHE.

  Je l'avise ; arrêtez-vous sans bruit.

SCÈNE VIII.
Oronte, Lycanthe, 3 Soldats armés, Page.

ORONTE, dans le bois avec son petit Page.

Oui, je fuirai, Dorame, enfin l'affaire presse ;

Je quitte Lucidor, et te rends ta maîtresse ;

J'ai connu par ses feux et dedans son erreur

Celle des miens aussi qui me tourne en horreur :

1495   Quelque bien que l'Oracle en ces lieux me promette,

J'en causerai bien plus par ma fuite secrète ;

Et puisqu'Olympe a pris un poison dans mes yeux,

En vous fuyant tous deux je vous servirai mieux ;

Tiendrai-je votre flamme également trompée ?

1500   Mais quelqu'un me surprend ; Page, ici mon épée.

LYCANTHE, lui présentant la lettre d'Olympe, mise à la pointe de son épée.

Prends au bout de la mienne une lettre, et ta mort :

Lis hardiment ; après, j'achèverai ton sort.

ORONTE, prenant la lettre.

Moi, le tien ; jusques-là cet effet le prolonge.

Après avoir lu la lettre.

Qu'est-ce ? Ô Dieux ! Tout ceci ne me semble qu'un songe ;

1505   Peut-on voir action d'un plus contraire accord. ?

On ne m'écrit qu'amour, on ne tend qu'à ma mort,

Olympe ici m'adore, et l'autre m'assassine ;

Je suis dans un sommeil, ou je me l'imagine.

LYCANTHE.

Pour le continuer, ce bras qui te poursuit

1510   Te va faire dormir en l'éternelle nuit.

ORONTE.

Pour être sans repos c'est là que je t'envoie.

LYCANTHE, en mourant.

Ah ! Ma vie en mon sang...

ORONTE.

Mais ton crime se noie.

SOLDAT 1, à ses compagnons.

Il est mort ; accourons, et vengeons son trépas.

ORONTE, leur montrant Lycanthe mort.

Voyez votre destin, traîtres dessus vos pas :

1515   Le nombre m'épouvante aussi peu que les armes.

LE PAGE, après avoir pleuré le désastre d'Oronte ; s'encourageant et prenant l'épée de Lycanthe.

Faisons venir ce fer au secours de mes larmes.

ORONTE, voyant combattre son Page.

Le Ciel, qui vous a fait l'objet de son courroux,

Arme encore Assassins, l'enfance contre vous :

Des deux Soldats contre elle en tuant l'un.

Va tenir compagnie à cette âme infidèle ;

1520   Sur le bord de l'Enfer ton compagnon t'appelle.

LE PAGE, voyant son ennemi chancelant d'un coup, et mourant lui-même.

Tombe, traître, et m'attends à descendre là-bas,

Pour y continuer encore nos combats :

Que je regrette peu cette poitrine ouverte !

Trop heureux que sa mort ait prévenu ma perte :

1525   Adieu, mon Maître, adieu, belle et douce clarté.

ORONTE.

Il tombe : qu'ai-je vu ; mon Page est emporté ;

Doncque la mort de l'un coûte à l'autre la vie ?

Rends, traître, dans ton sang ma vengeance assouvie :

Pour te perdre...

SOLDAT, tombant.

Ah ! Je meurs.

ORONTE.

Et punir ce malheur,

1530   Mon courage a laissé l'office à ma douleur ;

Les Dieux à ton trépas, après un tel outrage,

Ont bien moins employé ma valeur que ma rage.

Mais à quoi ces propos ? Regarde qu'en son cours

Ce sang vient jusqu'à toi demander ton secours :

Puis courant à son Page.

1535   Mon fils ; il meurt ; ô Ciel ! Enseigne à la Mémoire

Qu'ils se donnent d'un temps et s'ôtent la victoire.  [ 11 V. 1542, L'original porte il au lieu de ils.]

Enfin se sentant affaiblir de ses blessures.

Ma faiblesse ravit la mienne en son progrès :

Ne mourant pas des coups, je mourrais de regrets ;

Ah ! Je n'ai plus esprit ni sang qui me soutienne :

1540   Attends, belle Âme, attends, ou viens prendre la mienne :

Quelle offense ? Toi mort ! Las ! Si je ne suivais

Qui me suivit partout pendant que je vivais ?

Ne pouvant te donner une autre sépulture,

Ce corps au moins du tien sera la couverture.

Oronte se laisse tomber sur le corps du Page, tenant en main la lettre sanglante.

ACTE IV

SCÈNE I.

DORAME.

1545   Il vit, tout le malheur est tombé dessus nous,

Je meurs d'un attentat dont il n'a que les coups ;

Ma honte et son honneur ont ma haine suivie,

Sa mort me faisait vivre, et je meurs en sa vie ;

Son bras par un effort l'a tiré du danger,

1550   Et le mien par un autre enfin me doit venger :

Lâche bras, qui devais sa perte à mon courage,

Accorde-moi la mienne, et seconde ma rage ;

Elle n'oserait plus se fier qu'à ma main,

Hors de moi rien ne m'aide et tout secours est vain ;

1555   Oronte trouverait du bonheur en un gouffre,

Il fait la trahison de même qu'il la souffre ;

Je crois qu'elle s'entend toujours avecque lui,

Qu'ils conspirent ensemble, et qu'elle est mon appui :

Poursuivez, er rendez la tempête plus forte,

1560   Destins, pour échapper ce bras m'ouvre la porte ;

Que tout me soit, Olympe, ou contraire ou suspect ;

S'il faut perdre l'amour, je perdrai le respect,

Et si de mes desseins la trame est reconnue,

S'il faut (conne Ixion) n'embrasser qu'une nue,

1565   J'en tirerai du moins un foudre si mortel

Que mes feux détruiront la victime, et l'Autel ;

J'attaquerai l'État, le Roi même en personne,

Sur sa tête on verra trembler cette Couronne,

Celle qui brille au Ciel d'un éclat non-pareil

1570   Je la ferai pâlir sur le front du Soleil ;

Que la Thrace dans peu par un effort extrême

Sache que je péris, périssant elle-même ;

Comme elle fut l'objet de mon ambition...

Mais le Roi me surprend, à quelle intention ?

1575   Seul, confus, interdit, il écarte sa suite.

SCÈNE II.
Le Roi de Thrace, Dorame.

LE ROI DE THRACE, commandant à ses gens de se retirer.

Qu'autre personne ici ne nous soit introduite.

DORAME, considérant le Roi, et parlant bas.

Je lis dedans ses yeux quelque dessein caché,

Je tremble, et sens au coeur un poison attaché ;

Ma vue est égarée, et ma voix est pesante ;

1580   Sous mille objets, d'horreur mon crime se présente :

Puis relevant sa voix.

Qu'on m'accorde plutôt la grâce de mourir.

LE ROI.

Consolez-vous, Dorame, on le peut secourir ;

Je tiens plus que son sort votre amitié cruelle,

Sa blessure guérit, et la vôtre est mortelle ;

1585   Dans cet affliction l'un par l'autre périt,

Vous portez sa douleur et son mal en l'esprit.

DORAME, parlant bas.

Autrement qu'on ne pense : ah ! Ma crainte s'envole ;

D'un crime que j'ai fait je vois qu'on me console :

Réparons à ce coup mon esprit abattu,

1590   Reprochons à mes sens le défaut qu'ils ont eu.

LE ROI.

D'un contrecoup égal je ressens deux atteintes,

La douleur de sa plaie, et l'excès de vos plaintes ;

Mais le Ciel, qui connaît le secret de mes voeux,

S'il me veut conserver, vous gardera tous deux ;

1595   J'achèterais vos coeurs de ce Dieu qui les donne

L'un de mon Sceptre offert, l'autre de ma Couronne ;

Le vôtre, qui partage à nous deux votre foi,

Veut bien mourir pour lui, mais doit vivre pour moi.

DORAME.

Oui, Sire, il est à vous ; mon devoir le vous livre ;

1600   C'est pour vous seulement que Dorame doit vivre,

Et tenant de vos mains tout le bonheur que j'ai

Je ne puis m'affliger que sous votre congé ;

Ma vie est comme un bien dont je n'ai que l'usage,

Elle est de vos faveurs et l'objet et le gage.

LE ROI.

1605   Et de mon Sceptre aussi l'appui plus glorieux,

Qui soutient mes Sujets et perd nos Envieux ;

J'ai par votre valeur et par votre conduite

Mis nos Amis en paix, les Ennemis en fuite,

Irriter mes désirs, mon pouvoir, et mes lois,

1610   C'est fournir de matière à vos rares exploits ;

Par vous, même en naissant l'envie est étouffée,

Quiconque nous attaque il vous offre un trophée :

Lucidor, pour le prix de sa témérité,

En servira de preuve à la Postérité ;

1615   Et Gélandre sera, dans une même offense,

Le témoin de sa perte et non pas sa défense :

Quoi que certains avis que j'apprends tous les jours

M'assurent que la Perse arrive à leur secours

Cela tire en avant et renflamme la guerre.

DORAME.

1620   Sire, en son premier bruit étouffons ce tonnerre ;

Pruse bientôt rendue à l'effort de nos coups

Nous donne à triompher avant qu'on soit à nous ;

Mélinde entre nos mains, Gélandre dans l'orage

Porteront Lucidor à fuir le naufrage.

LE ROI.

1625   Ou plutôt à se perdre, en perdant son espoir,

C'est ce que j'appréhende, et qu'il faudra prévoir :

Je mesure sur moi l'affliction du père ;

L'un des Fils est au lit, et nous perdrions son frère ;

De ces Princes meurtris le spectacle odieux

1630   Armerait contre nous les hommes et les Dieux :

L'un flatte ma bonté, lorsque l'autre en abuse ;

Lucidor a failli, mais Oronte l'excuse ;

Pour haïr celui-là, j'aime trop celui-ci ;

Je crains de pardonner, et de punir aussi ;

1635   Cette main tient mon coeur, celle-ci mon épée,

L'une s'oppose aux coups où l'autre est occupée ;

Je partage dans moi la haine, et l'amitié :

Mais j'ai moins de colère et bien plus de pitié ;

La plus juste vengeance est toujours la moins prompte ;

1640   Nous vaincrons Lucidor en secourant Oronte ;

Que nos voeux les premiers cherchent sa guérison,

Et toute chose après viendra dans sa saison ;

Ce qu'on donne à sa vie on l'ajoute à la mienne :

Du Ciel et de vos soins faites que je l'obtienne ;

1645   Qu'on le tire du lit par un effort nouveau.

DORAME, parlant bas.

Oui, je l'en tirerai, pour le mettre au tombeau.

SCÈNE III.
Olympe, Oronte.

OLYMPE, voyant Oronte dans le lit.

Voilà ce que vous coûte une amitié fidèle ;

Vous n'aviez rien de saint ni d'aimable au prix d'elle ;

C'est ainsi que Dorame a payé vos travaux ?

ORONTE.

1650   Chère Olympe, épargnez sa candeur, et mes maux.

OLYMPE.

Jusques où l'amitié dans votre âme s'imprime

Pour un Ingrat, un traître, et l'auteur de ce crime ?

ORONTE.

Tous ces propos me sont plus mortels que mes coups

Mon amitié...

OLYMPE.

L'a fait et perfide, et jaloux.

ORONTE.

1655   Jaloux ? Ô Dieux ! Comment ? Et de qui ? L'apparence ?

De mon mérite au sien il sait la différence.

OLYMPE.

Amour, qui n'a point d'yeux, nous les ouvre en ce point ;

Et fait voir aux Amants ce qu'autre ne voit point ;

Par des signes secrets d'extrême jalousie

1660   J'ai connu la fureur dont son âme est saisie,

Ce Prince a de l'ombrage autant que de projets,

Sa trahison a pris vos vertus pour objets,

Elles, dont la douceur lui paraît inhumaine,

Qui servaient à son bien, se tournent à sa peine ;

1665   Mais le plus grand effort d'un malheur si puissant

Épargne le Perfide, et blesse l'Innocent :

Hélas ! En quel état vous trouva Népolème ?

Noyé dans votre sang, demi-mort, froid et blême ?

Je l'envoyai au Camp, sur un soupçon d'amour ?

1670   Pour y joindre Lycanthe et hâter son retour ;

Mais il le trouva ce Traître avecque ses complices,

De qui la mort prévint de plus honteux supplices ;

Vous, couché comme mort, d'un oeil indifférent

Sembliez encore lire une lettre en mourant.

ORONTE.

1675   De votre affection, cruel et triste gage !

D'une lettre si douce ô le rude message !

OLYMPE.

Mais le parfait Ami ! Qu'il vous oblige fort,

Vous donnant mes faveurs par les mains de la mort !

Vous ne me croyez pas ? Et vous l'aimez encore.

ORONTE.

1680   Je crois qu'il me chérit, je crois qu'il vous adore,

Que vous avez sujet d'être par cette loi

Plus jalouse de lui que Dorante de moi :

Attenter ? Un ami ? Prendre cette licence ?

Il a trop de vertus, et moi trop d'innocence ;

1685   Non, il a trop d'esprit, de courage, et d'honneur,

Pour m'attaquer en traître, et punir mon bonheur,

Qui m'offre mais en vain ce gage qu'il mérite,

Dont le présent me nuit, vous fait honte, et l'irrite :

Pardonnez-moi tous deux, accusez seulement

1690   La malice du sort, ou son aveuglement,

Qui nous trompant tous trois ne contente personne ;

Il lui ravit un bien, votre amour me le donne,

Moi, je n'en puis jouir...

OLYMPE.

Et lui l'espère en vain ;

Hélas ! De qui vous tue adorez-vous la main ?

ORONTE.

1695   Cet injuste soupçon blesse trop sa franchise :

Outre qu'ayant sur moi toute chose permise,

J'aimerais l'attentat quand il l'aurait commis,

Puisque ma mort serait un don de mes Amis ;

J'adorerais le coup, et la main qui me blesse,

1700   Et si j'en soupirais j'aurais trop de faiblesse.

OLYMPE.

Aveugle affection ! Ô l'innocente erreur !

Dorame paraît.

Mais ô Dieux ! Cet objet me remplis de fureur :

Le Traître vient ici, comme un vainqueur superbe

Qui regarde étendu son Ennemi sur l'herbe.

SCÈNE IV.
Dorame, Olympe, Oronte.

DORAME, parlant à Olympe, qui s'avance à lui.

1705   Qu'Oronte doit aimer la main de l'Assassin,

Puisqu'il a pour guérir un si beau Médecin !

Que sa disgrâce est douce ! Et lui digne d'envie !

J'achèterais ses coups du reste de ma vie ;

Et si chacun pouvait guérir si doucement,

1710   Je tiendrais malheureux qui n'a point de tourment.

OLYMPE.

C'est donc à ce dessein qu'un Ami si perfide,

Afin de l'obliger, s'est fait son homicide ?

Il vous doit la plupart de ce bien prétendu,

Que l'Innocent achète et qu'un Traître a vendu ;

1715   Mettre après sa personne, et la foi méprisée,

Sa perte à compliment, et son mal en risée ?

Ah ! Ce coup qui vous rend insensible et moqueur

Vous devrait fendre l'âme et saigner dans le coeur.

DORAME, tout surpris.

Hé Dieux ! Que dites-vous ?

OLYMPE.

Ce qui m'oblige à taire,

1720   Ce que vous avez fait, ce que vous devriez faire :

Mais porter qui les cause à plaindre nos douleurs ?

Qui n'a que sang aux yeux, donnerait-il des pleurs ?

DORAME.

Olympe, traitez-moi...

OLYMPE.

Comme vous, l'innocence

D'un qui pour vous aimer a cette récompense,

1725   Et ce lit, pour le prix de sa ferme amitié.

DORAME, parlant bas.

Passons : elle a touché le fait plus de moitié.

Puis s'avançant à Oronte, sans témoigner que les mots d'Olympe eussent porté dans son esprit.

Mon Prince, en quel état vous met votre victoire ?

ORONTE.

En blessé, qui guérit d'un mal qu'il ne peut croire ;

Mais qui conserve encore après son sang perdu.

1730   Avecque tous ses voeux, le coeur qui vous est dû.

DORAME.

On m'arracha le mien, quand on toucha le vôtre.

OLYMPE, parlant bas.

Il fait un personnage, et nous en cache un autre.

DORAME.

Et toutefois ma Dame accuse mon devoir,

D'être des paresseux et derniers à vous voir :

1735   Vous me pardonnerez, mieux qu'elle, cette faute.

OLYMPE.

Vous accusez la moindre, et cachez la plus haute ;

Après vos trahisons et ce coup qu'on a fait,

Ce que vous nommez faute est un crime sans effet.

Il faut lever le masque, et croire que la feinte

1740   Ne saurait plus tromper ni mes yeux ni ma crainte :

Vous admirez l'état, où vos desseins l'ont mis ?

Vous ajoutez vos yeux aux fers des ennemis ?

Traître, vous les baignez encore dans ses plaies,

Rendant sur nos douleurs vos délices pour vraies :

1745   Flattez, trompez Oronte, et recherchez la paix ;

Mais de pardon de moi, n'en espérez jamais.

ORONTE, la voyant qui s'en va.

Révoquez cet arrêt, cruelle, inexorable ;

Hélas ! Vous me perdez, m'étant trop favorable !

Faveur injurieuse, achève ici tes coups ;

1750   Voilà le plus sensible et dernier de tous.

DORAME.

Non, perfide ; c'est moi, que l'outrage convie

De terminer ensemble et tes feux, et ta vie ;

Ce coup mal commencé n'est remis qu'à ce bras,

Qui sait punir un traître et perdre les ingrats :

1755   Après ce que j'ai vu d'un crime volontaire,

Ou pourrais-tu parler, ou pourrais-je me taire ?

Les femmes pour tous deux ont déjà trop parlé :

Je confiais mon bien à qui me l'a volé,

Qui me charge d'un fait si contraire à ma gloire,

1760   Pour rendre ma vertu suspecte à la mémoire :

Viens où l'Amour te mène ; il n'a plus de bandeau,

Il t'appelle du lit pour entrer au tombeau ;

Remis, ou peu s'en faut, cette épée invincible

Te guérit tout à fait par un coup sensible.   [ 12 Le vers 1770 ne comporte que 11 pieds.]

ORONTE.

1765   Sensible ? Ce discours me l'est plus que la mort ;

Injurieux soupçon, que tu me fais de tort !

Me fallait-il, destins, vivre après mon naufrage,

Pour m'exposer encore à ce dernier orage ?

Quoi ? Mon coeur vous offense, et ne peut languissant

1770   Ou vivre en votre grâce, ou mourir innocent ?

T'avoir sauvé ma foi dans ma perte première ;

Pour la perdre le Ciel m'a rendu la lumière ;

En me faisant ce don que tu m'es ennemi !

Reprends-le, c'est trop cher, il me coûte un Ami ;

1775   Ô Dieux !

DORAME.

  Demande-leur un Enfer, et tes peines ;

Eux et moi, nous rions de ces paroles vaines :

Un perfide jamais...

ORONTE.

Ne fut pareil à moi :

Prince...

DORAME.

À Dieu.

ORONTE.

Rien qu'un mot qui contente ma foi.

DORAME, retournant.

Sois autant importun que traître, et téméraire.

1780   Et bien, que diras-tu ?

Oronte tirant à Dorame son épée, pour s'en frapper.

  Mais Dieux ! Que veux-tu faire ?

ORONTE, tenant l'épée haute.

Pour la dernière fois contre moi vous servir,

Et vous donner un coeur qu'autre n'a pu ravir :

Puis se la plongeant dans le corps.

Je vous fais là-dedans plus qu'à moi de dommage

1785   Pardonnez à ma main qui détruit votre image.

Ma foi vous servit trop, pour vous manquer ici,

Vous demandez ma mort ; j'obéis ; la voici ;

Oronte lui tend l'épée teinte de son sang.

Tenez, et jouissez du fruit de votre attente.

DORAME, parlant bas.

1790   Quoi donc ? Je me rends, et la pitié me tente ?

Non, quoiqu'il soit blessé, je ne suis pas vengé ;

Son bras qui l'a puni m'a plus désobligé,

Ce n'est qu'autant de sang qu'il ôte à ma vengeance ;

Ma main aurait bien mieux trouvé mon allégeance ;

1795   Faible épée, as-tu fais ce coup qui m'est honteux ?

Mais appelant ses gens sur un point si douteux,

Accourez ; il se tue ; empêchez sa furie ;

Voyez votre malheur, et sa forcènerie :   [ 13 Forcènerie : Acte de forcené. [L]]

Mon épée en ses mains, si quelqu'un ne la prend,

1800   Sa rage après ce coup en médite un plus grand.

ORONTE, se levant à moitié sur son lit pour empêcher ses gens, qui s'avancent pour lui ôter l'épée.

Allez, retirez-vous ; ou vienne le plus traître,

Ce bras lui montrera qu'il se prend à son à son Maître ;

Auriez-vous oublié ce qu'encore je puis ?

Vivant j'ai paru tel, et mourant je le suis.

DORAME, lui parlant à l'oreille.

1805   Vous me l'apporterez doncque dessus la place

Où Lucidor connût sa honte, et votre audace ;

Là je me vengerai du tort que l'on me fit.

ORONTE.

Je vivrais jusqu'alors.

DORAME, s'en allant.

À demain.

ORONTE.

Il suffit.

Revenez, approchez, Troupe fidèle et chère,

1810   Voyez, fermez ma plaie, elle n'est que légère.

SCÈNE V.
Mélinde, Gélandre.

MÉLINDE.

Ne m'importunez plus, et quittons ces discours ;

J'ai l'esprit à mes maux plutôt qu'à vos amours :

Ce Dieu, qui ne se plaît que parmi les délices,

Rougirait qu'on le vit en ce lieu de supplices.

GÉLANDRE.

1815   Vous ne rougissez pas qu'une extrême rigueur

Parmi tant de tourment le tienne dans mon coeur ;

Vous estimez ces lieux indignes de sa flamme,

Et vous faites, cruelle, un Enfer de mon âme :   [ 14 V. 1824, l'original porte "faits" au lieu de "faites".]

Accordons mes désirs avecque la raison ;

1820   Amour n'est jamais mieux que dans une prison,

Il hait la liberté, fait même qu'on la craigne,

Et la chasse d'un coeur aussitôt qu'il y règne.

MÉLINDE.

Ses plumes nous font voir qu'il sait bien en partir.

GÉLANDRE.

Non, c'est pour y voler, et non pour en sortir :

1825   Conservons-lui pourtant l'usage de ses ailes,

Sortant d'une prison qu'il entre en de plus belles.

Votre coeur est tenu sous un ingrat pouvoir,

Et vous voyez le mien prêt à le recevoir ;

Amour vous mit ici, qu'Amour vous en retire.

MÉLINDE.

1830   C'est m'ôter l'espérance, et non pas le martyre.

GÉLANDRE.

Tel espoir au contraire entretient vos douleurs

Cette épine jamais ne vous promet de fleurs :

Lucidor vous méprise, et ses armes plus fortes

Lui vont gagner Olympe à vos yeux, à nos portes,

1835   Que votre frère en vain prétend de l'obtenir !

Les Persans arrivés ont su le prévenir ;

En recherchant la mienne il a trouvé sa perte :

Vous, relevez la vôtre en mon amour offerte ;

Ma première victoire est de vous acquérir.

MÉLINDE.

1840   Perdant tout, il m'en reste une belle à mourir.

SCÈNE VI.

LUCIDOR, à ses Soldats.

Jusqu'ici parvenus, une heure nous peut rendre

Où mon père et les siens ont pris jour à m'attendre ;

Amis, ne soyons pas les derniers sur les lieux,

Avançons dans ce bois qui limite nos yeux ;

1845   C'est là le rendez-vous, où nous devons ensemble

Conclure les desseins sous qui la Thrace tremble

Pardonne, chère Olympe, à mon sort inhumain

S'il me faut t'acquérir les armes à la main,

Ton amour m'y contraint, ma foi me le commande ;

1850   J'ai, perdant un rival, tout ce que je demande ;

Il commença la guerre, elle finit en lui.

Dorame paraît suivi d'Oronte pour se battre.

Mais quel dessein l'amène à mes yeux aujourd'hui ?

Quoi ? Ne suivrait-il point ? Non, lui-même s'arrête ;

Suivi d'un Cavalier au combat il s'apprête :

1855   Tirons-nous à l'écart, Amis, voyons leur jeu.

SCÈNE VII.
Oronte, Dorame, Lucidor.

ORONTE, l'épée à la main, et parlant à Dorame.

Donnez à la raison le reste de ce feu

Que la colère allume en votre âme trompée.

DORAME.

Toute raison est mise au bout de mon épée :

Bien que j'admire en vous un esprit généreux,

1860   Mais sans votre malheur je ne puis être heureux.

ORONTE.

Hélas ! Mon plus grand mal serait de vous en faire ;

Je vous suis ennemi seulement pour vous plaire.

DORAME.

Pour me plaire en effet, venez, sans m'épargner.

ORONTE.

Dure loi, qui m'oblige à perdre pour gagner !

1865   Ma victoire consiste à me l'ôter moi-même.

LUCIDOR, les voyant au combat.

Ils combattent pour moi dans ce péril extrême ;

C'est ma soeur, et Dorame ; ils me vengent sur eux,

Et ma haine s'acquiert ce qu'ils perdront tous deux.

DORAME, voyant qu'Oronte ne fait que parer.

Portez ; cette douceur en m'épargnant m'offense.

ORONTE.

1870   Mon coeur retient mon bras, lorsque ma main s'avance

Ah ! Prince, cher Ami, quittez cette fureur,

Tout ce qui s'est passé donnons-le à votre erreur.

DORAME.

La plus grande ne fut que d'aimer un tel homme.

ORONTE, parlant bas.

La mienne est d'avoir feint d'être ce qu'il me nomme.

DORAME.

1875   Achevons.

ORONTE.

  Écoutez un moment plus doux,

Et mon bras, qui se plaint d'être employé sur vous.

DORAME.

Le mien se plaint aussi d'une trop longue attente.

ORONTE, se sentant pressé.

Est-ce ainsi, furieux, qu'il faut qu'on vous contente ?

DORAME, blessé dans la jointure de la main, qui lui fait tomber l'épée.

Tu m'ôtes...

ORONTE.

Qu'ai-je fait ?

DORAME.

Ô trop heureux vainqueur,

1880   Le mouvement du bras, et non celui du coeur ;

Tu vois l'épée à toi, mais non pas mon courage.

ORONTE, de dépit du coup qu'elle a fait.

Quoi ? Serais-tu mon bras, après un tel outrage ?

Voyez mon coeur à vous, du même coup percé ;

Ah ! Mon âme s'écoule en votre sang versé.

DORAME.

1885   Ce dernier trait m'abat, ta douceur incroyable

Achève ta victoire en m'étant pitoyable.

ORONTE, le conduisant sous un arbre.

Venez, et reposez votre bras sur le mien.

DORAME.

Que tu me fais de tort, en me faisant ce bien !

Plus douce m'est ta main, plus rude je l'essaie.

ORONTE, après l'avoir assis sur l'herbe.

1890   Permettez que mes pleurs arrosent votre plaie ;

La vertu les approuve ; et c'est un sang pieux

Que l'amitié, du coeur distille par les yeux ;

Mon courage les tire, et non pas ma faiblesse.

DORAME.

Hélas ! Cette eau m'enflamme, et sa pitié me blesse.

1895   Une secrète force a changé tous mes sens,

Qui malgré ma fureur lui sont obéissants ;

J'ai pris un autre coeur, autres yeux, autre bouche ;   [ 15 V 1897, Il manque un vers pour rimer avec bouche.]

Oronte, est-ce bien vous ?

LUCIDOR, les surprenant.

Mais, perfide, est-ce toi ;

Que le Ciel a puni par un autre que moi ?

1900   Depuis ta trahison tu traînais ton supplice ;

Et mon bras, sans le sien, châtiait ta malice ;

Mais il fallait qu'enfin ta gloire se vantât

Qu'une Fille aujourd'hui t'a mis en cet état,

Que le plus lâche coeur que la discorde anime

1905   Eût un coup plus honteux pour le prix de son crime :

Ces Monstres par le sang ont pris de la douceur,

Et l'Enfer en ce lieu joint un Traître à ma soeur,

Puisse-t-il à jamais vous unir de la sorte.

DORAME.

Hélas ! Qu'ai-je entendu ?

ORONTE.

La fureur me transporte ?

DORAME.

1910   Une fille d'Oronte ? Ô Dieux quel changement ?

ORONTE, attaquant son frère.

Ces mots t'ôtent la vie.

DORAME.

À moi le jugement.

LUCIDOR.

Fuis, malheureuse, fuis, que le vice a conduite ;

Ne tente plus ce bras, qui te permet la fuite.

ORONTE.

Crois qu'un Dieu de mes mains ne t'arracherait pas.

LUCIDOR.

1915   Furieuse, c'est trop, tu cherches ton trépas.

DORAME, tandis qu'Oronte presse Lucidor, qui tâche de rabattre sa fureur sans se battre.

Ô Dieux ! Qui vit jamais une amitié pareille ?

Ce nouvel accident en accroit la merveille :

Elle attaque son frère, et pour toi l'on se bat

Les laisserais-tu perdre en ce douteux combat

1920   Fais, Dorame, un effort ; ton honneur se dispute,

Et sers à leur fureur ou d'obstacle, ou de butte.

Comme il les voit se battre, tout blessé il se jette entre le frère et la soeur pour les séparer.

Apaisez dans mon sang vos deux coeurs irrités,

Tournez vos coups sur moi qui les ai mérités ;

Par mon corps vos deux fers, dont rougit la Nature,

1925   Pour aller jusqu'à vous se feront l'ouverture,

Je soutiendrai tout seul l'effet de ce duel ;

Voyons qui de vous deux sera le plus cruel.

LUCIDOR.

Quoi ? Ce Monstre opposé, comme une autre Méduse,

Tient mon âme insensible.

ORONTE.

Et la mienne confuse.

SCÈNE VIII.
Le Roi de Perse, Oronte, Dorame, Lucidor.

LE ROI.

1930   Quelque accident l'empêche, et l'aura retardé ;

Pour te voir, ô mon Fils, t'ai-je point hasardé ?

Puis jetant les yeux sur Lucidor.

Mais quel bruit ? Le voilà ; mon oeil me le figure ;

Est-ce lui-même ? Ô Dieux, rendez faux mon augure.

ORONTE, à Dorame.

Quoi ? Je combats pour vous, et vous m'en empêchez ?

DORAME.

1935   C'est le Ciel qui s'oppose, et nos destins cachés

Puis se tournant à Lucidor.

Lucidor, écoutez la voix de mon martyre ;

Un crime est effacé, quand le coeur en soupire.

LE ROI.

Oui, c'est lui.

Puis attaquant Oronte.

Cavalier, à moi, tournez front :

Je vous soutiens, mon Fils ; et le secours est prompt :

1940   Et quoi ? De votre main je vois tomber les armes.

LUCIDOR, voyant son père, laisse tomber son épée.

Ô Dieux !

ORONTE, la laissant tomber de même.

Je n'en ai plus contre lui que mes larmes,

Puis se jetant à genoux devant son père.

Sire, il est... Ah ! Ce mot déjà sort à demi ;

Le dirai-je mon frère, ou bien mon Ennemi :

Et je suis ; (Pardonnez, ô mon père, à ma honte)

1945   Votre coupable fille, et malheureuse Oronte.

LE ROI.

Mon sang contre mon sang devant moi conjuré,

Oronte, Lucidor, couple dénaturé,

Est-ce ainsi qu'un destin vous remet à ma vue ?

Ô fille, de raison et de sens dépourvue !

1950   Cruels, également ces deux bras que je fis !

Dis que t'a fait ma Fille ? Et que t'a fait mon Fils ?

Tous vos coups ne portaient que contre votre père ;

L'un me volait sa soeur, l'autre m'ôtait son frère,

Et ces coeurs qu'à l'amour Nature avait formés

1955   La haine les tenait l'un contre l'autre armés :

Pour rendre vos fureurs d'autant plus inhumaines,

Doncque j'ai vu mon sang s'écouler par vos veines ?

Quel pourra mon courroux châtier le premier ?

Quel pourra mon amour caresser le dernier ?

1960   Ne choisis point des deux ; tu ne peux, misérable,

Qu'aimer un Ennemi, qu'embrasser un coupable ;

Ta bonté leur montrant ce qu'ils t'ont fait de tort,

Tu ne les peux punir qu'en les aimant plus fort :

Approchez, et joignez vos deux mains dans la mienne,

1965   Elles y quitteront leur fureur ancienne ;

Mon sang à son approche aura cette vertu

De remettre en vos coeurs le devoir abattu.

LUCIDOR.

Sa force à votre vue...

ORONTE.

À l'égal nous enflamme.

LUCIDOR.

Excusez mes froideurs, Oronte.

ORONTE.

Et vous, ma flamme.

LE ROI.

1970   Venez ; c'est à ce coup que je vous ai trouvés.

Vous, généreux Ami, qui me les conservez

Pour un trésor si grand que devez-vous attendre ?

DORAME.

Un bien, que les Dieux seuls, et vous, me pouvez rendre ;

La Grâce de mon crime, et par un même don

1975   Du père la pitié, des Enfants le pardon.

LE ROI.

Pourrions-nous refuser à vos voeux quelque chose ?

Votre demande obtient tout ce qu'elle propose.

DORAME.

Cette foi, Lucidor, qui semble vous lier

Vous présente mon crime, afin de l'oublier ;

1980   Votre amitié, mon Prince, est le sceau de ma grâce,   [ 16 V. 1986, L'original pour seau au lieu de sceau. Graphie attestée au XVIème.]

Permettez qu'à genoux Dorame vous embrasse.

LUCIDOR, le recevant et le saluant.

Que dois-je à la parole et d'un père et d'un Roi ?

ORONTE, d'aise, les voyant embrasser.

Mon amitié triomphe.

DORAME.

Et rappelle ma foi :

Oronte, c'est ici que j'admire vos charmes,

1985   Que je trouve plus forts encore que vos armes :

Mon coeur déjà se plaint qu'il souffre devant vous

Plus de mal par vos yeux que par vos autres coups ;

Ô Dieux ! Quelle faveur est jointe à mon injure ?

Montrant sa plaie.

Pussiez-vous-vous voir ainsi ma nouvelle blessure !

LE ROI.

1990   N'aurez-vous point pitié de votre sang perdu ?

DORAME.

Que n'est-il, ô grand Roi, pour vous tout répandu !

Il apporte aujourd'hui la paix en cette Terre,

Et rachète celui que demandait la guerre,

Renvoyez vos soldats, et leur nombre infini

1995   Il ne sera donné qu'un coup que je bénis :

Sire, mon sang vous parle, et servira de gage

Qui vous est de la paix un assuré présage ;

Il est de nos travaux et le prix, et la fin.

LUCIDOR.

Qui me fait admirer la force du destin.

ACTE V

SCÈNE I.
Olympe, Lucidor.

OLYMPE.

2000   Qu'Oronte est une Fille ? Et Lucidor fidèle ? ,  [ 17 L'entête de la réplique est Lucidor au lieu d'Olympe dans l'original.]

Heureuse également l'une et l'autre nouvelle !

LUCIDOR.

Voyez en quelle erreur votre esprit fut plongé.

OLYMPE.

Tour ce qui s'est passé je crois l'avoir songé.

Que Mélinde par vous ne fut point enlevée ?

2005   Que toujours la constance en vous s'est retrouvée ?

Qu'il n'est rien de ces bruits qu'un Jaloux fit courir ?

Que j'avais votre coeur quand je voulus mourir ?

Que le mien furieux vous appelant parjure,

Vous adoriez muet qui vous disait injure ?

2010   Qu'en perdait votre foi quand vous la conserviez ?

Que je vous haïssais quand plus vous me serviez ?

Et ce qui rendra joie encore plus extrême,

Que vous soyez à moi, que je sois à vous même ?

LUCIDOR.

C'est, Olympe, en ce point où ma félicité

2015   Tient propice les vents d'un orage évité ;

Ils donnent à ma foi ce qu'on doit au mérite ;

Où le bien est si grand toute peine est petite ;

Nous aimons un trésor que nos soins ont acquis

Et la difficulté le rend bien plus exquis :

2020   Je regarde vos yeux, et je crois qu'ils me disent

Tes maux nous ont vaincus, et tes feux nous maîtrisent :

Nos rayons éclaircis, ainsi que l'est ta foi,

Montrent gais et riants que nous sommes à toi :

Votre teint qui rougit, semble par innocence

2025   En demander honteux à mes yeux la licence :

L'Amour à mes plaisirs offre dans vos cheveux,

Pour les y retenir, des liens et des noeuds ;

Chaque poil a sa grâce, et j'y vois la Nature

Qui se plaint contre l'art, d'une agréable injure :

2030   Je regarde ce front, et d'un transport nouveau,

Pour ce qu'il est à moi, je le trouve plus beau :

Votre bouche me dit, (et je pense l'entendre,)

Ce baiser est à toi, ne feins point de le prendre :

Il la baise.

Votre sein, que ma lèvre a crainte de toucher,

2035   S'enfle de ce dépit, ou pour s'en approcher ;

Il semble me montrer sa beauté par reproche,

Et qu'un doux mouvement anime cette roche ;

L'agréable vengeance ! On dirait qu'un dédain,

Témoignant son orgueil, l'endurcit sous ma main ;

2040   Au vent de mes soupirs dont l'atteinte est si douce,

Il s'abaisse parfois, et parfois les repousse,

Et dedans ce combat amoureux et plaisant

S'il souffre cet effort, je meurs en le baisant.

OLYMPE.

Après cette vengeance un peu trop indiscrète

2045   Votre âme, Lucidor, est-elle satisfaite ?

Mon coeur vous a permis de me punir ainsi,

Et par ces privautés vous a crié merci :

Ces premières faveurs ont réparé mon crime,

Qu'un repentir condamne et mon silence exprime.

LUCIDOR.

2050   Que j'en aime la faute, à cause du pardon !

Offensez-moi toujours, et demandez ce don.

OLYMPE.

Mais le pardon serait une plus grande offense,

Et sa facilité m'en fera la défense :

Nous tiendrons ces faveurs qu'aujourd'hui vous cherchez

2055   Pour fruit de vos vertus, non pas de mes péchés ;

Un légitime accord que nos parents approuvent

Nous promet en amour les grâces qui s'y trouvent ;

Rien ne s'opposera pour lors à vos plaisirs :

Voici ceux que le Ciel conjoint à nos désirs.

SCÈNE II.
Les Rois de Thrace et de Perse, Lucidor, Olympe.

LE ROI DE THRACE.

2060   Ce lien est trop fort, pour craindre qu'on le rompe ;

Jamais la paix ne vint avecque tant de pompe ;

Sous le front des fureurs le repos s'est produit ;

Le foudre à cette fois est ennemi du bruit ;

Tant d'hommes qui tenaient la Thrace en défiance

2065   Ne sont que les témoins d'une belle alliance ;

Tous nos champs revêtus des plus belles couleurs

Ont la pique et les dards cachés dessous les fleurs ;

Le désordre est chassé, le bruit, la violence ;

Et seulement la joie empêche le silence.

2070   Mon frère, c'est de vous c'est de votre bonté

Que nous tenons au port l'orage surmonté.

LE ROI DE PERSE.

C'est de vous que je tiens ce bonheur, qui me donne

En mes Enfants trouvés l'appui de ma Couronne ;

Je partage ces biens, et le Ciel et mes voeux.

2075   En doivent un du moins à qui m'en donne deux :

Que dis-je ? Par ce don je tire une autre grâce,

Pour deux Enfants perdus j'en ai trois en la place :

Cette belle Princesse, élevant notre honneur,

Est pour en augmenter le nombre, et mon bonheur.

LE ROI DE THRACE.

2080   Le désir tient son âme et la mienne enflammée,

Moi d'aimer Lucidor, elle d'en être aimée.

LUCIDOR.

Nos esprits obligés par de si douces lois

Vous appellent nos Dieux, nos Pères, et nos Rois.

OLYMPE.

Tenant d'eux mon Soleil...

LUCIDOR.

Tenant d'eux mon Aurore.

OLYMPE.

2085   Je les nomme plus Dieux que ceux que l'on adore.

LUCIDOR.

Qui nous font de la Terre un vrai Ciel amoureux.

OLYMPE.

Un Autel, où nos coeurs s'immoleront pour eux.

LE ROI DE PERSE.

Puisqu'à nos yeux communs leur volonté pareille

N'attends plus que l'effet que l'Amour nous conseille,

2090   Mon frère, terminons ces desseins entrepris,

Joignons en eux les corps ainsi que les esprits,

Et par le doux lien d'une amitié commune

Mettons, outre nos coeurs ; nos couronnes en une.

LE ROI DE THRACE.

La mienne dépendra toujours de votre loi,

2095   Les Thraces connaîtront que vous régnez en moi ;

Quoi que cette alliance à nos lois soit contraire,

J'affecte sa grandeur qui m'en devrait distraire,

Trop content si par là mon âge languissant

Voit mon sceptre fleurir dessous un plus puissant :

2100   Mais le Ciel, qui permet ce bonheur sans exemple,

Recevra mieux nos voeux confirmez dans le Temple.

LUCIDOR.

La Ville à cet effet nous pouvant recevoir,

Allons rendre Gélandre étonné de nous voir ;

À mon commandement ses portes sont ouvertes.

LE ROI DE THRACE.

2105   Cet accord entre nous relèvera ses pertes.

SCÈNE III.
Dorame, Oronte en fille.

DORAME.

Quelle merveille, Oronte, est celle que je vois ?

Le moindre de ses traits ravit les coeurs à soi ;

Que le rocher est beau, qui causa mon naufrage !

Qu'il me prépare encore un agréable orage !

2110   Que je trouve cruels vos soins officieux !

Guéri de votre main je mourrai par vos yeux.

ORONTE.

Ceux-ci ne donneront qu'une légère atteinte ;

Mais votre sang doit faire une plus juste plainte.

DORAME.

Quel dangereux secours votre pitié me rend,

2115   De soulager un mal et d'en faire un plus grand,

C'est adoucir ma plaie, et non le vrai martyre.

Vous courez à mon bras lorsque mon coeur expire

Écoutez-le qui dit, vous montrant sa langueur

Qu'en vain le bras guérit si l'on blesse le coeur.

ORONTE.

2120   Et de quoi se plaint-il ?

DORAME.

  Qu'ayant souffert ma haine

Vous fuyez mon amour, et recherchez ma peine.

ORONTE.

Dieux ! Quels effets pourront vous contenter un jour ?

DORAME.

Ceux qui de l'amitié feront naître l'amour ?

Quel fils plus légitime à cette douce Mère,

2125   Si c'est lui qui la rend plus parfaite et plus chère ?

Où sont tant de transports, et ces doux sentiments ?

Qui servaient à mon bien et furent mes tourments ?

D'un trait si glorieux reprenez la mémoire,

Si vous ne l'achevez vous en perdrez la gloire :

2130   Tous mes sens aujourd'hui vous semblent reprocher,

Par ce qui vous toucha, ce qui vous doit toucher :

Ma bouche semble dire à la vôtre irritée,

Condamnes-tu la plainte à qui tu l'as prêtée ?

De vrai, pour vous je souffre un semblable trépas ;

2135   Vous l'avez dit pour moi, ne le croirez-vous pas ?

Ce que vous témoigniez de mon amour extrême,

Ces soupirs, et ces voeux s'adressent à vous-même :

Puis regardant vos yeux, dont les miens sont jaloux ;

Voilà ceux ; (disent-ils,) qui pleurèrent pour nous ;

2140   Quoi ? Dans cette pitié que ma peine réclame

Vos yeux donnaient des pleurs, et n'auront point de flamme ?

Mon coeur dit qu'à mes sens de fureur allumés

Votre sein fut ouvert, et vous le lui fermez :

Dans tous ces accidents qu'ici je vous raconte

2145   Vous étiez une Fille, et cette même Oronte

Pourquoi dans vos faveurs auriez-vous pu changer ?

Je méprisais alors ce qui peut m'obliger ;

Ma flamme s'augmentant, la vôtre diminue,

Je perds votre amitié quand je l'ai reconnue ;

2150   Vous m'offrîtes un bien, afin de le ravir,

Vous me le refusez quand je m'en puis servir.

ORONTE.

N'achève point ces mots, cher amant, tu me charmes,

Je crains plus ton esprit que je n'ai fait tes armes

Mon amour suit pourtant quelque fatalité ;

2155   Tu la dois plus au Ciel qu'à ta subtilité :

Un mouvement aveugle, une secrète force

Fut de mes voeux confus et le voile et l'amorce

De l'amitié l'Amour emprunta le berceau.

DORAME.

Vous aimâtes la source, aimez-en le ruisseau.

ORONTE.

2160   Crois qu'encore en cela je fais plus que je n'ose ;

Je crains que Lucidor à nos désirs s'oppose,

Que nos voeux reconnus lui fassent revenir

De ses feux offensés le fâcheux souvenir.

DORAME.

Il a pour ce regard l'âme trop généreuse :

2165   Les Rois approuveront notre union heureuse ;

Et si j'ai votre amour conforme à mes souhaits,

Le Ciel accomplira nos liens qu'il a faits.

SCÈNE IV.

MÉLINDE, délivrée de prison par Gélandre.

STANCES.

À quoi mes soupirs et mes plaintes ?

Ce mal désespéré n'a plus de guérison ;

2170   J'ai perdu Lucidor, et sortant de prison

J'entre en de nouvelles contraintes :

Que ne m'as-tu laissé mourir entre les fers ?

Gélandre, ta pitié vaut bien moins que ma rage

En m'obligeant elle m'outrage,

2175   Et ne m'ôte mes maux que par d'autres offerts.

Pour moi l'horreur avait de charmes ;

Et je trouve odieuse aujourd'hui la clarté ;

Tu ne m'as, cher amant, rendu la liberté

Qu'afin que le jour vît mes larmes :

2180   Je n'avais en prison qu'à souffrir ma douleur ;

Mais je trouve en tes soins une seconde gêne,

Ton amour s'ajoute à ma peine,

Et le bien qu'on me fait redouble mon malheur.

Que le destin nous est contraire !

2185   Qu'il nous donne à tous trois un différent souhait !

J'aime après ses dédains encore un qui me hait,

Et hais celui qui veut me plaire :

Tu romps pourtant ma haine en rompant mes liens ;

J'ai fait le coup, Gélandre, et j'en plains la blessure ;

2190   Si c'est réparer une injure

D'avoir plus de pitié de tes maux que des miens.

Rien n'a ta flamme refroidie,

Ta perte, mes desseins, tes maux, ni ma rigueur,

Mon offense te plaît, et m'a livré ton coeur

2195   Pour le prix de ma perfidie :

Pourrais-je être insensible...

SCÈNE V.
Gélandre, Mélinde, Page.

GÉLANDRE, la surprenant.

Au dernier accident,

Qui m'a jeté par vous dans un gouffre évident ?

Tout est perdu Mélinde ; ô trahison étrange ;

Lucidor m'abandonne, et contre nous se range.

MÉLINDE.

2200   Dieux ! Comment ?

GÉLANDRE.

  Les Persans sous mêmes étendards

Avecque ceux de Thrace ont gagné nos remparts ;

Et ce Prince suivi de Soldats à la file,

Sous couleur de secours, est entré dans la Ville ;

Les deux Rois sont ensemble, unis d'affection ;

2205   Olympe et Lucidor n'ont qu'une passion ;

Cette Ville doit être à leur peine soufferte

Comme un lieu de triomphe...

MÉLINDE.

Et celui de ma perte :

Gélandre, il faut mourir, à ce coup je le dois ;

Prévenez ma fureur, et vous vengez de moi,

2210   Moi, dont les trahisons de vos maux sont la source ;

Abrégez de mes jours la criminelle course :

J'ai toujours refusé mon coeur à vos tourments,

Maintenant je l'expose à vos ressentiments ;

Vous savez qu'il vous fut envoyé pour otage,

2215   Et vous l'épargnerez au point qu'on vous outrage ?

Qu'il meure, cet ingrat, de honte et de regret ;

Tirez-le ; je le sens qui se flatte en secret ;

Rappelant de vos feux l'agréable mémoire,

Il veut mourir d'amour, qu'il n'en ait pas la gloire ;

2220   Son supplice prendrait un objet si charmant,

Il doit mourir en traître et non pas en amant.

GÉLANDRE.

Que mon malheur ici rend ma perte opportune !

Dans sa fin seulement commence ma fortune ;

Mon bien, contre l'espoir, vient quand j'ai tout perdu :

2225   Une heure me l'a pris, l'autre me l'a rendu :

Si votre amour, d'un temps à ma perte suivie,

Qu'elle me coûte peu quand je perdrai la vie !

MÉLINDE.

Moi seule...

Ici l'on entend les Trompettes, et un Page entre.

Ô Dieux ! Quel bruit ?

GÉLANDRE, parlant au Page.

Avance.

Puis parlant à Mélinde.

Vous tremblez.

LE PAGE.

Prince, déjà les Rois dans le Temple assemblés,

2230   Que le soldat en foule et le Peuple environne,

Vous demandent présent aux encens qu'on leur donne.

GÉLANDRE.

Que d'un coeur abattu je les aille adorer ?

Non, je ne le puis faire, eux non plus l'espérer.

LE PAGE.

Ils attendent ensemble et vous, et la Princesse.

GÉLANDRE.

2235   La rendre ? Ô Dieux ! C'est là que le destin me blesse.

MÉLINDE.

Obéissez, Gélandre, assuré de mes feux.

GÉLANDRE, parlant au page.

Retournez sur vos pas, nous vous suivons tous deux.

Comme le Page s'en est allé.

Mélinde, vous voyez où ma vie est réduite,

Si même en perdant tout on m'ôte aussi la fuite :

2240   Que votre frère ait pris cette Ville sur nous

Je croirais en sortir trop riche avecque vous.

MÉLINDE.

Si par là vous croyez surmonter cet esclandre,

Je ne résiste plus, je vous suivrai, Gélandre ;

Pour assurer les biens que vous ôte le sort

2245   Servez-vous de ma vie, employez-y ma mort ;

Que la cause du mal apporte le remède.

GÉLANDRE.

Quel bonheur est si grand que ce plaisir n'excède ?

Fortune, que peux-tu maintenant sur mes sens,

Que ma perte les rend glorieux et puissants ?

2250   J'offense mon malheur si mon coeur en soupire ;

On me prend une Ville, et je gagne un Empire.

Le Ciel, dont les projets ne furent jamais vains,

M'offrent d'un bon succès des présages certains ;

Allons trouver les Rois, et bannissons la crainte.

MÉLINDE.

2255   Allons ; je suis à tout, sans peur et sans contrainte.

SCÈNE VI.
Les Rois de Perse et de Thrace, Olympe, Lucidor.

ROI DE PERSE, adorant le Soleil dans le Temple.

Premier flambeau du Ciel, Âme de l'Univers,

Qui fait voir tant de Peuples divers,

Soleil, dont les rayons sont au reste du Monde

Ce que l'âme est au corps, ce qu'aux poissons est l'onde ;

2260   Dieu de feu, d'union, d'amour, et de clarté,

Sans qui l'on ne verrait ni couleur ni beauté,

Dont la force maintient les Éléments en guerre,

Forme l'ordre du Ciel, et fait l'or en la terre,

Toi que la Perse adore, honneur de ces lieux saints,

2265   Grand Dieu, sois favorable à nos justes desseins ;

Que tes plus doux rayons luisent sur nos Provinces,

Et joints d'affection ces Peuples et leurs Princes.

ROI DE THRACE, adorant le Dieu Mars.

Reçois les mêmes voeux, qu'ici nous t'adressons,

Toi père de la guerre et de ses Nourrissons ;

2270   Puissant Dieu des combats, que la Thrace révère ;

Prends, pour nous regarder, ton front le moins sévère,

Porte loin ta fureur dessus nos Ennemis,

Grand Mars, entends les voeux de ces Peuples soumis ;

Qu'ils ne connaissent plus de guerre ou de vengeance

2275   Que pour se maintenir en cette intelligence,

Qu'à leurs desseins unis ta grâce désormais

Accorde la victoire, ou conserve la paix.

LUCIDOR.

En signe des faveurs que le Ciel nous envoie,

Soleil, que tes rayons servent de feux de joie,

2280   Que nos plaisirs soient peints sur le front de ce jour,

Et pour nous éclairer prends le flambeau d'Amour.

OLYMPE.

Montre à toute la Terre et ta flamme, et la mienne,

Et dis que mon ardeur a surmonté la tienne ;

Puis tombant dans la Mer, sur la fin de ton cours,

2285   Raconte à ses Tritons notre aise et nos amours.

Dorame et Oronte viennent.

ROI DE THRACE, donnant sa fille en mariage à Lucidor.

En présence des Dieux, dont le respect m'engage,

J'offre au père ma foi, j'en donne au Fils le gage.

ROI DE PERSE, lui présentant son fils.

Mon amitié vous rend par un don mutuel...

LUCIDOR, lui faisant la révérence.

En mon obéissance un voeu perpétuel.

OLYMPE.

2290   Et la mienne à tous deux également se voue.

LE ROI DE THRACE.

Que ta puissance, Amour, mérite qu'on te loue.

SCÈNE VII.
Dorame, Rois de Perse et de Thrace, Oronte, Lucidor.

DORAME, à genoux devant le Roi de Thrace.

Sire, en faveur du bien qu'à ce jour il a fait,

Pardonnez à mes feux un amoureux effet ;

Mon crime dans sa fin apporte ma défense.

LE ROI DE PERSE.

2295   Oui, mon frère, ce jour a remis toute offense :

Outre, qu'étant du tout à ce Prince obligé,

Je ne puis être heureux, et le voir affligé.

Gélandre et Mélinde viennent.

ORONTE, à genoux devant son père.

Mon erreur fit la sienne...

LE ROI DE PERSE.

Et veut comme je pense

Que la cause du mal en soit la récompense.

DORAME.

2300   Ah ! Sire, c'est un fruit que je n'ose espérer ;

Encore que nos coeurs le semblent désirer :

Sa parfaite amitié qui n'a point de pareilles,

Mérite d'être mise au nombre des merveilles.

LE ROI DE THRACE.

Et par mille accidents arrivés dans ma Cour

2305   D'un mouvement aveugle est passé à l'amour,

Qu'une honnête pudeur dessus son front accuse

Dois-je donner à l'un ce qu'à l'autre on refuse ?

Oui, j'accorde un pardon, même je le poursuis

Donnez-le moi pour elle, et l'obtenez pour lui.

LE ROI DE PERSE.

2310   Leur volonté me plaît, et m'est d'autant plus chère

Qu'elle purge les feux adressés à son frère ;

Je vis naître au berceau sa première langueur

Aussitôt que la vie Amour fut dans son coeur ;

Un même jour me vit et veuf, et deux fois père,

2315   Me donna deux Enfants, et m'emporta la Mère ;

La Reine, d'une couche enfantant ces Gémeaux

Sentit comme le fruit doublés aussi les maux,

Leur donnant la lumière elle lui fut ravie,

Et de la sienne propre elle acheta leur vie :

2320   Eux et L'Amour, enfants, se jouaient au berceau ;

Depuis tous leurs malheurs vinrent de ce flambeau :

La Nature les fit, ainsi que d'un même âge,

Tous pareils en valeur, semblables de visage,

Mais d'un coeur différent ; car lui ne l'aimait pas,

2325   Elle suivait partout son humeur et ses pas,

Imitant Lucidor la soeur trouvait des charmes

À dompter un cheval, comme à faire des armes ;

Lui, qui connut sa flamme, en eut aversion.

LE ROI DE THRACE.

Mais approuve aujourd'hui son autre passion.

DORAME.

2330   Puissions-nous recourir à de plus doux refuges ?

Si nos protecteurs sont ensemble nos Juges ;

Qu'espérons-nous d'avoir qu'un heureux traitement...

LE ROI DE PERSE.

De qui tient vos plaisirs pour son contentement ?

Il donne sa fille en mariage à Dorame.

Vous m'avez conservé celle que je vous donne ;

2335   Prince, vous êtes Roi, possédant sa personne ;

Les Mèdes sont soumis désormais à vos lois.

DORAME.

Rends-lui grâce, Amour, ou prête-moi ta voix.

Baisant Oronte, puis se saluant tous.

Ma Dame, en ce baiser...

ORONTE, le baisant.

Nos âmes sont unies.

SCÈNE VIII.
Gélandre, Mélinde, Roi de Thrace, Dorame, Lucidor, Roi de Perse, Olympe, Oronte.

GÉLANDRE, parlant.

Que nos fautes, Mélinde, ainsi ne sont punies !

MÉLINDE.

Ces miracles ne sont que pour les plus heureux.

ROI DE THRACE, considérant ces Amants qui s'entre-saluent.

2340   J'ai de l'amour à voir ces Esprits amoureux.

DORAME, saluant Lucidor.

Éteignons toute haine en ce doux nom de frère.

LUCIDOR.

Elle ne fut jamais contre vous que légère.

Mais au point où se voit notre félicité,

Laisserons-nous quelqu'un dedans l'adversité ?

2345   Que deviendra Gélandre en sa perte incertaine ?

Pouvons-nous accorder notre joie à sa peine ?

Il a de nos destins tous les travaux soufferts,

Et nos contentements le tiendraient dans les fers :

Mélinde est en otage ; et tout veut qu'il obtienne

2350   L'objet de votre foi pour le pris de la sienne.

GÉLANDRE, parlant bas.

Ô Dieux ! Qu'ai-je entendu ? Me feriez-vous avoir

Un plaisir si parfait d'un si grand désespoir ?

DORAME.

Après avoir acquis un bien si véritable,

D'en refuser quelqu'un je me trouve incapable.

LE ROI DE THRACE.

2355   Du moins à cet effet nous les avons mandés.

GÉLANDRE, se présentant avec Mélinde.

Les voici, pour jouir de ces fruits accordés :

Mélinde, à front ouvert il leur faut rendre grâce.

MÉLINDE, se découvrant le visage qu'elle avait tenu caché.

Je suis à lui, mon frère, excusez cette audace ;

Montrez votre courage à pardonner au mien,

2360   Je trouve mon bonheur en n'espérant plus rien.

Dans la félicité que le Ciel nous octroie

Le malheur a servi pour accroître la joie.

DORAME.

On donne toute offense à l'Amour aujourd'hui ;

Et j'estime à vous voir que tout provient de lui.

LE ROI DE PERSE.

2365   Comme en cet accident la fortune se joue !

LE ROI DE THRACE.

Mélinde, approchez-vous.

DORAME, parlant à Gélandre, tandis que Mélinde salue les Rois.

Prince, à la fin j'avoue

Que le destin plus fort que mon ambition

A fait céder ma haine à votre affection :

Il donne sa soeur en mariage à Gélandre, en faveur de quoi il renonce à la Bithynie.

Pour le fruit des travaux d'une guerre finie

2370   Je vous donne ma soeur, elle la Bithynie.

GÉLANDRE.

Moi, le coeur à tous deux, dessous vos lois rangé.

OLYMPE.

Ô Dieux ! En un moment comme tout est changé !

LUCIDOR.

Notre amour a causé leur peine et leur salaire

Et le destin a fait tout cela pour vous plaire.

ORONTE.

2375   Que le repos est doux, après tant de tourments.

GÉLANDRE.

Où sont les grands plaisirs qu'au coeur des vrais amants ?

MÉLINDE.

Ma flamme est là cachée, on n'en voit que la moindre.

LE ROI DE PERSE.

Séparons-les, mon frère, afin de les rejoindre.

 



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Notes

[1] Penser : synonyme de pensée, au masculin.

[2] L'original porte ici Lycandre au lieu de Lycanthe, qui est le nom employé par toute la pièce.

[3] Désourdir : Défaire ce qui était ourdi. [FC]

[4] Crier merci : Demander merci, demander la merci, la faveur de celui que l'on supplie, demander d'être épargné. [FC]

[5] V. 873, L'original porte cet occasion.

[6] Bonace : Calme de la mer, qui se dit quand le vent est abattu, ou a cessé. La bonace trompe souvent le Pilote. [F]

[7] Les vers 934-938 sont difficiles à transcrire.

[8] Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]

[9] V. 1197, on lit "à" au lieu de "a" dans l'édition original.

[10] V. 1308, on lit ôte au lieu de ôté dans l'original.

[11] V. 1542, L'original porte il au lieu de ils.

[12] Le vers 1770 ne comporte que 11 pieds.

[13] Forcènerie : Acte de forcené. [L]

[14] V. 1824, l'original porte "faits" au lieu de "faites".

[15] V 1897, Il manque un vers pour rimer avec bouche.

[16] V. 1986, L'original pour seau au lieu de sceau. Graphie attestée au XVIème.

[17] L'entête de la réplique est Lucidor au lieu d'Olympe dans l'original.

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