LE SOIR DES FIANÇAILLES

MONOLOGUE dit par Melle MULLER de la Comédie Française

Prix : 1 Franc.

M. DCCC. XCIiI.

Émile VALENTIN

PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRAL, 14 rue de Grammont, A4

Asnières.- Imp. J. Chevallier, 39, rue Parmentier.


Texte établi par Paul FIEVRE, juin 2023

Publié par Paul FIEVRE juillet 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 30/08/2024 à 07:20:59.


PERSONNAGES.

LISETTE.

UNE VOIX.


LE SOIR DE FIANÇAILLES.

LISETTE, à la cantonnade.

Non ! Non ! Mille fois non !... C'est inutile, je ne reviendrai pas ! -

Elle entre furieuse en poussant violemment la porte.

Conçoit-on chose pareille ?... Lucien s'avise de me régenter !... De m'imposer sa volonté !... Et de quel droit, je vous prie ? Est-il mon mari?...

haussant les épaules

Il est à peine mon fiancé ?... Et déjà il se pose en monsieur "j'ordonne" !... Oh ! oh ! Reste à examiner si je suis d'humeur à supporter cette tyrannie !... Merci, Lucien, de m'avoir démasqué, avant le grand jour, l'excellence de ton caractère ! T'épousera qui voudra ; sûrement ce ne sera pas moi !

S'asseyant et avec un rire nerveux

Ah ! ah ! ah! - Quelle drôle de tête ils avaient tous les trois, quand j'ai quitté le salon ! Maman s'efforçait de me calmer... ma prétendante belle-mère se drapait dans sa dignité... et Lucien... Ah ! ah ! ah !... Lucien !... Il avait l'air attrapé d'un renard pris au piège... Ah ! ah !... Ils ont couru après moi. Ah ! Ouiche ! - Je leur ai fermé la porte sur le nez !... Je suis bonne, moi !... Je suis très bonne, moi !... Seulement, je suis comme le lait sur le feu ; quand je bous, je me sauve !...

Se levant avec gravité.

Mon mariage est rompu. Pour ça, il n'y a pas d'erreur !... Mais... est-ce bien ? Est-ce mal, ce que j'ai fait là ? Voilà la question que je me pose, maintenant que ma grosse colère est tombée...

Un silence

Ce matin maman m'a dit: - « Lisette, tu mettras ce soir ta plus fraîche, ta plus jolie toilette. Nous avons du monde à dîner. - Ah ? Qui donc ? demandai-je. - Notre cousine Desroches et son fils Lucien. - Ah!...» Je n'ai pas compris, tout d'abord, pour quoi j'avais à mettre ma toilette des grands jours en l'honneur de Lucien et de sa mère. - Car, en définitive, ce sont nos proches parents, et dame !... entre parents, on ne fait pas de cérémonies. Mais, quand ils sont entrés au salon, j'ai commencé à flairer quelque chose de particulier. Madame Desroches avait un air solennel dans sa robe à falbalas... Lucien était en redingote noire, souliers vernis, ganté de clair, tout-à-fait correct. Maman s'était mise sur son trente-et-un... -   [ 1 Falbala : Large bande d'étoffe plissée que les femmes mettent au bas et autour de leurs jupes. [L]]

Se frappant le front.

La lumière se fit dans mon esprit... C'était une demande en mariage ! Madame Desroches...- Dieu ! Qu'elle me déplaît cette femme-là !... Je n'ai jamais pu la souffrir ! - ... Madame Desroches prit une voix grave pour nous adresser un discours pompeux dont je n'ai pas retenu un traître mot... - Il est vrai que je n'ai pas écouté ! Maman a été digne. Elle a essuyé un pleur... là... au coin de l'oeil... du bout du doigt. Puis elle a déclaré que si je voulais bien, elle serait heureuse de donner son consentement. Alors Lucien m'a dit gentiment : - « Tu ne diras pas non? n'est-ce pas, Lisette ?... » J'étais émue, très émue !... J'avais les yeux baissés ! Je tourmentais la dentelle de mon corsage !... Ça me faisait un drôle d'effet de m'engager comme ça, brusquement !... J'aurais pu demander vingt-quatre heures de réflexion, comme Geneviève, l'an dernier, quand elle a épousé Monsieur de Ferbeuf... Mais voilà !... Geneviève ne connaissait pas son futur, tandis que moi... je connais Lucien depuis que je suis au monde !... C'eût été idiot de répondre : - « Je verrai !... repassez demain ! » J'ai donc pris mon parti en brave. Quand on veut se noyer et qu'on sait nager, on s'attache les mains. Je me suis comportée de même ; j'ai tendu la main à Lucien en lui disant tout bas, bien bas : - « Tiens ! Prends là ! » Vlan ! C'était fait !... J'étais fiancée. Après dîner, nos mamans se sont mises dans un coin pour causer de leurs petites affaires qui, paraît-il, ne nous regardaient pas. Les mots de dot... acquêts.. communauté... contrat... revenaient sans cesse dans leur conversation. Moi, ça ne m'intéressait guère. Aussi, je me suis mise à donner la réplique à Lucien qui, un peu gris - Oh ! De plaisir assurément ! - remuait un tas de souvenirs d'enfance, du temps où je portais des robes courtes, et lui, l'affreuse tunique de collégien. - « Te rappelles-tu, Lisette ? Nous avons joué au petit mari et à la petite femme. Qui nous eût dit alors qu'un jour se serait pour tout de bon ! - Mais, Monsieur, c'était un jeu, jadis ! Tandis qu'aujourd'hui... - C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux, a-t-il repris en m'interrompant. - Je le pense bien !... Oh ! Le bon temps que celui des vacances !... Te rappelles-tu nos parties de cachette ?... Nos culbutes sur le foin coupé ?... Et l'enterrement de ma poupée? - Parbleu ! J'étais l'officiant, et Geneviève, le croque-mort !... Et toi, te souviens-tu, quand nous jouions au petit malade ?... J'étais le docteur ! - Oui, certes ! Et tu m'avoueras que ta science manquait d'envolée !... Tu ordonnais toujours le même remède... Et, quel remède ! - Chut !!! N'insiste pas !... Je deviens cramoisi. » Et de rire, comme des fous, à ce rappel des enfantillages et des gaîtés d'autrefois ! C'est quand nos mamans ont eu terminé leur entretien,que ça s'est gâté. - « Eh bien, mes enfants, vous êtes heureux ! dit Madame Desroches en nous montrant son nez pointu et ses longues dents jaunes. - Parfaitement, Madame! répondis-je sans sourciller. - Allons, tant mieux ! - Avez-vous décidé où vous iriez pour votre voyage de noce ?...» Ce fut le brandon de discorde. - « Mais, en Italie, apparemment ! » dit Lucien, qui ne daigna même pas me consulter... Je trouvai le procédé un peu cavalier. - « Je ne suis pas de ton avis, répliquai-je sèchement. Je n'aime pas le pays où fleurit l'oranger. C'est trop rebattu.- Ah !... Et où veux-tu donc aller ? demanda-t-il surpris. - Mon itinéraire est tracé à l'avance. Nous irons en Suède et en Norvège. » J'aurais parlé de la lune que je n'aurais pas provoqué un plus profond étonnement. - « Et pourquoi pas ? repris-je avec un commencement de colère que je sentais gronder... Qu'avez-vous à me regarder de la sorte ?... Est-ce donc si extraordinaire ?... Geneviève y est bien allée avec Monsieur de Ferbeuf !... Elle m'a dit des merveilles de son voyage... C'est un pays de féeries : on y voit des forêts de sapins couverts de neige, des lacs immenses sur lesquels on patine en toutes saisons, des rochers à pic surplombant la mer à vous donner le vertige, des jours sans fin où le soleil jamais ne se couche et brille en plein minuit ! - Tu es folle, Lisette, s'est-il écrié ; et je ne veux pas être le complice de ta folie ! - Tu n'es guère poli, Lucien, ai-je répliqué ; et je suis peu disposée à subir tes leçons. - La femme doit suivre son mari partout où il lui plaira d'habiter, a-t-il ajouté en haussant le ton... C'est la loi !... Si je vais en Italie, tu m'y suivras !... » Oh ! Pour le coup, c'était trop fort ! J'ai éclaté ! - « Non ! Non ! lui ai-je dit en me levant. Je ne te suivrai pas... ni là, ni ailleurs... Car je ne serai pas ta femme, entends-tu ? Va te promener... en Italie... où tu voudras !... Je m'en moque autant que de ta personne. » Et sur cette fière déclaration de principes, j'ai décampé,

Un silence.

S'asseyant

Dieu ! Que je me sens lasse !... J'ai les membres brisés,

Elle pleure.

C'est vrai, tout de même, que j'ai du chagrin !... Un gros chagrin !... Vilain ! Méchant ! Sans coeur !... Va, tu ne m'aimes pas !... Tu ne m'as jamais aimée !... Autrement... Tu ne m'aurais pas parlé comme ça, ce soir !... Si j'avais tort, il fallait me le dire d'une autre façon !... J'aurais cédé... Car je t'aime, moi !... Et ce n'est pas d'hier !... Tandis que toi...

Se levant et essuyant ses larmes.

Allons ! N'y pensons plus ! S'il m'aime, il reviendra... Je me laisserai fléchir... Je lui pardonnerai ma colère et ma folie d'un moment. Si non...

Avec un soupir

Eh bien ! Le fil aura cassé, qui reliait notre joyeux présent au passé dont nous évoquions, il n'y a pas une heure, la délicieuse image estompée dans la brume des souvenirs! Reviendra-t-il ?...

Un silence

Un jour, il m'en souvient, - j'étais toute gamine, et malgré la défense de ma mère, j'étais montée dans un cerisier, - il était au pied de l'arbre, tenant à deux mains son chapeau de paille, et je m'amusais à lui jeter sur la bouche, dans l'oeil, partout ailleurs que dans le chapeau de paille, dans l'oeil, partout ailleurs que dans le chapeau qu'il tendait, les fruits vermeils dont j'étais entourés. Tout-à-coup, tandis que je visais à mettre en selle sur son nez deux cerises jumelles, je perdis l'équilibre... Il poussa un cri en ma voyant précipitée sur le sol. La frayeur, plus que le mal, me fit évanouir... Quand je revins à moi, Lucien était blême,, les yeux pleins de larmes, et tremblait de tous ses membres. Il fallut l'emporter et le coucher... Toute la nuit, il eut une grosse fièvre, et dans son délire mon nom revenait sans cesse sur ses lèvres... Il aimait bien sa petite femme en ce temps là !... - Est-il possible qu'il ait oublié cet incident de notre vis commune ?.... Non ! Quelque chose me dit... là.... qu'il souffre autant que moi de cette sotte algarade !... Qu'il va venir !...   [ 2 Alagarade : Vive sortie contre quelqu'un, insulte brusque, inattendue. [L]]

On frappe doucement à la porte.

Hein ? Du bruit ?...

À la porte.

Qui est là ?...

UNE VOIX.

C'est moi, Lisette !... Je m'en vais !... Adieu, Lisette !...

LISETTE.

Avec joie.

C'est lui !...

À la porte.

Ne t'en vas pas, Lucien ; j'ai à te parler ! -

Revenant sur le devant de la scène.

Que lui dirais-je pour traiter de la paix ?... Bon ! J'y suis !... - Je lui dirai que, s'il veut m'en croire, nous n'irons ni en Suède, ni en Italie, mais que notre lune de miel brillerait d'un plus doux éclat chez nous, dans notre campagne, qui voit mûrir de si belles cerises et qui a vu éclore dans nos coeurs notre amour printanier.

 



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Notes

[1] Falbala : Large bande d'étoffe plissée que les femmes mettent au bas et autour de leurs jupes. [L]

[2] Alagarade : Vive sortie contre quelqu'un, insulte brusque, inattendue. [L]

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