SAPHO

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la GAÎTÉ, le 5 novembre 1881.

ARMAND SILVESTRE

PARIS, PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis.

13129. Dijon-Paris, Imprimerie Régionale. - Dr : J. CHAVALIER.


© Théâtre classique - Version du texte du 30/08/2024 à 07:21:00.


PERSONNAGE

SAPHO, Mlle ROUSSEIL.

ALCÉE, M. SILVAIX.

La scène est au promontoire de Leucade.


SAPHO

SCÈNE PREMIÈRE.

SAPHO, seule, tenant sa lyre dans l'attitude de la statue de Pradier.

Enfin de mes douleurs la coupe est-elle pleine?

Il est mort ! - Des bergers venus de Mitylène

M'ont dit qu'il était mort, celui que j'adorais !

Celui que par les monts, les villes, les forêts,

5   J'ai poursuivi, pareille à la bête chassée

Emportant à son flanc le trait qui l'a blessée !

Ô Phaon, triste amant qui fis mes jours amers,  [ 1 Phaon : dans le mythologie grecque, homme réputé pour sa beauté. Il est présent avec Sapho sur un tableau de Davis (1809)]

J'ai, le coeur plein de toi, cherché le bord des mers

Pour répéter ton nom, dont ma honte s'honore,

10   A l'innombrable écho de la vague sonore

Et le faire immortel ainsi que mon chagrin !

J'ai voulu te haïr, jeune homme au coeur d'airain !

Je l'ai cru ! la colère à notre âme est un leurre.

Ingrat, je t'ai maudit !... Mort ! hélas ! je te pleure !

15   Oubliant tes mépris, fière de mon affront,

Je veux chanter encor la grâce de ton front,

Et qu'aux siècles lointains, cette lyre outragée

Dise comment, de toi. Sapho s'était vengée !

Elle prend sa lyre.

I

Celui qui passait triomphant

20   Debout dans sa grâce farouche,

Sous l'or de ses cheveux d'enfant

Dont le flot attirait ma bouche,

Celui dont la feinte douceur

M'atteignit de blessures telles,

25   C'était Phaon le beau chasseur

Dont les flèches étaient mortelles

II

Comme Phoebus, l'archer des cieux

Dont nul ne fuit la flèche sainte,

Il passait, lent et gracieux,

30   Le front couronné d'hyacinthe.

Vainqueur, il traînait sur ses pas

Mon âme par lui déchirée,

Et mon sang qu'il ne comptait pas

Empourprait sa route sacrée !

III

35   Pareil au feu de l'Orient

Qui monte des bords de la plaine,

Il s'était levé, souriant,

Dans le ciel d'or de Mitylène.  [ 2 Mitylène : ville située sur l'île de Lesbos.]

Ô jour pour moi sans lendemain !

40   De mes yeux cachant la brûlure,

Aveugle, j'ai pris son chemin

Aux parfums de sa chevelure !

IV

Mon coeur ne s'est pas révolté

Contre la loi qui porte en elle

45   Que de l'éternelle Beauté

Vienne la torture éternelle.

Toi qui fis descendre aux enfers

Mon âme à ton charme asservie,

Phaon, les maux que j'ai soufferts,

50   Je les pleure et je les envie.

V

Car je ne te reverrai plus,

Ô fils rayonnant d'une aurore,

Et, plus que jamais superflus,

Mes cris t'appelleraient encore !

55   Aux astres déclinants pareil

Dont la nuit seule sait le nombre,

Tu descendis au flot vermeil

Où ma plainte évoque ton ombre.

VI

Mer aux abîmes infinis,

60   Ainsi qu'autrefois Cythérée,  [ 3 Cythérée : Terme de mythologie. Nom donné à Vénus, à cause de l'île de Cythère où cette déesse fut portée sur une conque marine. [L]Terme de mythologie. Nom donné à Vénus, à cause de l'île de Cythère où cette déesse fut portée sur une conque marine. [L] ]

Je pleure un nouvel Adonis

Le long de ta route sacrée.

Ton bruit doucement obsesseur

Emporte, en la berçant, ma plainte...

65   Car il est mort, le beau chasseur

Au front couronné"d'hyacinthe !

Après un silence.

Il est mort ! les bergers me l'ont dit : c'est certain !

Où ? je ne le sais pas. Depuis que le destin

M'obstinait sans relâche à sa trace infidèle,

70   Ingrat, il me fuyait, comme fait, d'un coup d'aile.

L'oiseau craintif devant le batteur de buissons.

C'est toi, fière Sapho, qui, rebelle aux leçons

Des sages, aussi bien qu'à l'amour des poètes,

Souffris de tels dédains les tortures muettes !

75   D'autres m'avaient aimée : Alcée, entre tous grand !

Mais que nous fait l'honneur lorsque l'amour nous prend,

Dans le coeur dévasté ne souffrant qu'une image ?

Ses mépris m'étaient doux bien plus que leur hommage

Quel vide maintenant ! plus même cet affront

80   Sous lequel, orgueilleux, s'humiliait mon front !

Tout a repris, pour moi, la nudité première !...

Ses yeux, en se fermant, m'ont ravi la lumière.

Elle reste un instant accablée. - À ce moment, un vieillard s'approche d'elle et la contempla douloureusement. C'est Alcée.

Elle ne le voit pas.

SCÈNE II.
Sapho, Alcée.

ALCÉE, à part.

C'est elle !... Belle encore ! Et pourtant les regrets

À leur cruelle empreinte ont façonné ses traits.

Haut.

85   Sapho !

Silence de Sapho.

Quelle douleur !

Plus haut.

Sapho !

SAPHO, écartant ses mains de ses yeux, avec effroi.

  Qui vient ?... Alcée !

ALCÉE.

Quoi ! Tu me reconnais malgré l'ombre amassée

Dans mes yeux par le Temps dont le doigt m'a courbé,

Malgré le flot de neige à mes cheveux tombé !

SAPHO.

Oui, je te reconnais et je sais qu'avant l'âge,

90   Causés par moi, les pleurs ont flétri ton visage

Et t'ont fait de souci bien plus que d'ans chargé !

Mais ne me maudis pas !... Les dieux t'ont bien vengé !

ALCÉE, avec douceur.

Te maudire, Sapho !... Oui, tu me fus cruelle !

Mais, sous une torture aveugle et mutuelle

95   Enchaînés par l'Amour, les hommes sont, pour moi,

Les bourreaux innocents d'une implacable loi.

Lambeau de robe pris au dos sanglant d'Hercule,

L'Amour est un fouet qui dans nos mains circule,

Passant de l'un à l'autre et partout flagellant

100   La vierge triomphante et le vieillard tremblant !

Pour qui conçoit ainsi l'Amour et son salaire,

Contre qui nous torture il n'est pas de colère.

Non ! je ne t'en veux pas, Sapho ! C'est un ami,

Sachant contre l'Amour ton coeur mal affermi,

105   Qui vient te consoler, pour que, par moi plus forte,

Le faix que j'ai porté ton âne aussi le porte !

SAPHO, sombre.

Qui t'a dit ma douleur ?

ALCÉE.

Je n'ai rien ignoré

Des peines dont ton coeur, Sapho, fut déchiré.

Mon souvenir pensif partout t'a poursuivie,

110   Toi qui restes mon Rêve ayant été ma Vie !

SAPHO, plus doucement.

Puisque tu sais le mal qu'il m'a fallu souffrir,

Ami, tu sais aussi que rien n'en peut guérir !

ALCÉE.

Sans fermer à jamais sa blessure sacrée,

On en peut adoucir la douleur acérée

115   Et d'un flot moins fougueux en laisser fuir le sang.

SAPHO, avec ironie.

Qui t'apprit ce remède au pouvoir caressant,

Ce baume dont le coeur est soulagé ?

ALCÉE.

Toi-même

Et l'affreuse douleur qu'on souffre quand on aime !

SAPHO.

120   Va, tu ne m'aimais pas, puisque tu n'es pas mort !

ALCÉE.

Épargne à ton génie un éternel remord.

Ô poète !

Lui montrant sa, lyre.

En tes mains prends la lyre immortelle.

Le refuge aux souffrants et le salut, c'est elle !

Comment, dis-tu, par moi mon mal fut supporté ?

125   - Je me suis souvenu, ma soeur, et j'ai chanté :

I

La Lyre est l'amie éternelle !

L'Art montre l'éternel chemin !

Tout bonheur durable est en Elle,

En Lui gît tout l'honneur humain

130   Aux saintes cordes de la Lyre

Vibre, après l'amoureux délire,

Le réveil de notre fierté.

À notre coeur même arrachées,

Elles chantent, sitôt touchées,

135   Un hymne d'immortalité !

II

La Lyre est la porte fermée

Qui garde le jardin des cieux :

Par Elle à notre âme charmée

S'ouvre un séjour délicieux.

140   Comme un chasseur qui tend ses toiles,

Le poète prend des étoiles

Au réseau de ses cordes d'or ;

Et, des planètes effarées

Volant les ailes déchirées,

145   Fuit dans l'azur plus haut encor !

III

Sonore, éclatante et vermeille,

Oiseau chantant, flambeau qui luit,

La Lyre à l'Aurore est pareille,

Chassant les ombres de la Nuit.

150   Aux ténèbres du coeur levée,

Souriante et de pleurs lavée,

Elle monte en resplendissant,

Et, sur nos tètes suspendue,

Fait flamboyer dans l'étendue

155   Nos larmes avec notre sang !

Il a élevé la lyre au-dessus de sa tète. - Sapho, partageant son enthousiasme, la lui reprend.

SAPHO.

IV

Oui ! tu dis vrai : la Lyre est sainte !

Pardonne, ami, si j'ai douté !

C'est vivre encor que, de sa plainte,

Éveiller l'immortalité ;

160   Que mêler encor son génie

A l'universelle harmonie

Des maux par les autres soufferts,

Et, cette Lyre pour trophée,

D'aller comme autrefois Orphée,

165   Gémir jusqu'au seuil des enfers !

ALCÉE, joyeusement.

J'aime à te voir ainsi, Sapho ! - Reprends courage !

Et les dieux de ton ciel chasseront cet orage.

Car tous, - et j'ose enfin te le dire en ce jour -

Nous rougissions pour toi de cet indigne amour.

170   Un ingrat qui, tandis que Sapho se lamente,

S'enivre lâchement aux bras d'une autre amante !...

SAPHO, bondissant.

Phaon ! Mais il est mort !

ALCÉE.

Non pas ! Il est vivant !

SAPHO.

Tu t'abuses, Alcée !

ALCÉE.

Hier encor, triomphant,

Je l'ai vu dans Lesbos avec Cassiopée !

SAPHO.

175   Phaon vit !... Mais alors ces bergers m'ont trompée !

Phaon vit et Lesbos qui m'a donné le jour

Prête son ciel impie à son coupable amour !

Tout, jusqu'à mon berceau, me devient infidèle !

Ô sombre vision je le vois auprès d'elle !

180   Sa bouche est sur sa bouche ! Il lui donne un baiser !

Ne tomberas-tu pas, ciel, pour les écraser !

Ô folle, qui pleurais cet homme qui t'outrage,

Demande au désespoir un suprême courage !

Phaon vit ! Mais alors c'est moi qui vais mourir !

Elle s'avance vers la mer, Alcée va pour la retenir.

ALCÉE.

185   Grands dieux !

SAPHO, le repoussant avec violence.

  Arrière, toi qui sais vivre et guérir !

Vieillard dont la douleur s'endort au chant des lyres.

Prenant sa lyre avec colère.

Et toi, vain instrument des antiques délires,

Lyre, qui n'a rien pu pour mon coeur trop amer,

190   Tu descendras, brisée, avant moi, dans la mer !

Elle la précipite dans les flots.

ALCÉE, cherchant à la calmer.

Tout à l'heure pourtant...

SAPHO.

Je pleurais tout à l'heure !

Mais, Alcée, à présent, regarde si je pleure !

Dans le feu de mes yeux lis mon dessein mortel !

Elle s'approche du rivage.

ALCÉE, cherchant à l'arrêter encore.

Au gouffre tu descends !

SAPHO.

Non ! je monte à l'autel

195   Du Dieu qui, seul,,guérit l'inguérissable plaie !

Car mon corps que l'Amour a traîné sur sa claie

Ne veut plus d'autre lit que l'éternel tombeau !

Car je porte un coeur vide et des yeux sans flambeau,

Ne sentant plus en moi que la terreur de vivre !

ALCÉE.

200   Où vas-tu, malheureuse ?

SAPHO.

  À la mort qui délivre !

Au néant qui m'appelle et m'ouvre enfin ses bras !

Elle se précipite dans la mer. - Alcée pousse un cri, puis, après un moment de silence.

ALCÉE.

Ô Sapho, dans tes chants, malgré toi tu vivras.

 



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Notes

[1] Phaon : dans le mythologie grecque, homme réputé pour sa beauté. Il est présent avec Sapho sur un tableau de Davis (1809)

[2] Mitylène : ville située sur l'île de Lesbos.

[3] Cythérée : Terme de mythologie. Nom donné à Vénus, à cause de l'île de Cythère où cette déesse fut portée sur une conque marine. [L]Terme de mythologie. Nom donné à Vénus, à cause de l'île de Cythère où cette déesse fut portée sur une conque marine. [L]

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