LE PHILOSOPHE SANS LE SAVOIR

COMÉDIE EN PROSE ET EN CINQ ACTES.

Représentée par les Comédiens Français ordinaires du Roi le 2 novembre 1765.

Le prix est de trente sols.

M. DCC. LXVI. Avec Approbation et Privilège du Roi.

Par M. SEDAINE.

À PARIS, Chez CLAUDE HERISSANT, Libraire-Imprimeur, rue Neuve Notre-Dame. À la Coix d'Or.

Représentée par les COmédiens Français ordinaires du Roi le 2 novembre 1765.


Texte établi par Paul FIEVRE décembre 2021

Publié par Paul FIEVRE janvier 2022

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:58.


PERSONNAGES.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

MONSIEUR VANDERK FILS.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE, ancien officier.

MONSIEUR DESPARVILLE FILS, officier de cavalerie.

MADAME VANDERK.

UNE MARQUISE, soeur de Monsieur Vanderk père.

ANTOINE, homme confiance de Monsieur Vanderk.

VICTORINE, fille d'Antoine.

MADEMOISELLE SOPHIE VANDERK, fille de Monsieur Vanderk.

UN PRÉSIDENT, futur époux de Mademoiselle Vanderk.

UN DOMESTIQUE DE MONSIEUR DESPARVILLE.

UN DOMESTIQUE DE MONSIEUR VANDERK FILS.

LES DOMESTIQUES DE LA MAISON.

LE DOMESTIQUE DE LA MARQUISE.

La scène se passe dans une grande ville de France.

Le texte prend en compte les errata de l'édition originale de 1766.


ACTE I

Le Théâtre représente un grand Cabinet éclairé de bougies, un secrétaire sur un des côtés : il est chargé de papiers et de cartons.

SCÈNE PREMIÈRE.
Antoine, Victorine.

ANTOINE.

Quoi ! Je vous surprends votre mouchoir à la main, l'air embarrassé, et vous essuyant les yeux, et je ne peux pas savoir pourquoi vous pleurez ?

VICTORINE.

Bon, mon Papa, les jeunes filles pleurent quelquefois pour se désennuyer.

ANTOINE.

Je ne me paye pas de cette raison-là.

VICTORINE.

Je venais vous demander....

ANTOINE.

Me demander ? Et moi je vous demande ce que vous avez à pleurer et je vous prie de me le dire.

VICTORINE.

Vous vous moquerez de moi.

ANTOINE.

Il y aurait assurément un grand danger.

VICTORINE.

Si cependant ce que j'ai à vous dire était vrai, vous ne vous en moqueriez certainement pas.

ANTOINE.

Cela peut être.

VICTORINE.

Je suis descendue chez le Caissier de la part de Madame.

ANTOINE.

Hé bien ?

VICTORINE.

Il y avait plusieurs Messieurs qui attendaient leur tour et qui causaient ensemble. L'un d'eux a dit : ils ont mis l'épée à la main ; nous sommes sortis et on les a séparés.

ANTOINE.

Qui ?

VICTORINE.

C'est ce que j'ai demandé. Je ne sais, m'a dit l'un de ces Messieurs, ce sont deux jeunes gens : l'un est officier dans la cavalerie et l'autre dans la marine. Monsieur, l'avez-vous vu ? Oui. Habit bleu, parements rouges ? Oui. Jeune ? Oui, de vingt à vingt-deux ans. Bien fait ? Ils ont souri : j'ai rougi et je n'ai osé continuer.

ANTOINE.

Il est vrai que vos questions étaient fort modestes.

VICTORINE.

Mais si c'était le fils de Monsieur ?...

ANTOINE.

N'y a-t-il que lui d'officier ?

VICTORINE.

C'est ce que j'ai pensé.

ANTOINE.

Est-il le seul dans la marine ?

VICTORINE.

C'est ce que je me disais.

ANTOINE.

N'y a-t-il que lui de jeune ?

VICTORINE.

C'est vrai.

ANTOINE.

Il faut avoir le coeur bien sensible.

VICTORINE.

Ce qui me ferait croire encore que ce n'est pas lui, c'est que ce Monsieur a dit que l'officier de marine avait commencé la querelle.

ANTOINE.

Et cependant vous pleuriez ?

VICTORINE.

Oui, je pleurais.

ANTOINE.

Il faut bien aimer quelqu'un pour s'alarmer si aisément.

VICTORINE.

Hé, mon Papa, après vous, qui voulez vous donc que j'aime le plus ? Comment, c'est le fils de la maison : feue ma mère l'a nourri ; c'est mon frère de lait ; c'est le frère de ma jeune Maîtresse ; et vous-même vous l'aimez bien.

ANTOINE.

Je ne vous le défends pas ; mais soyez raisonnable.

VICTORINE.

Ah ! Cela me faisait de la peine.

ANTOINE.

Allez, vous êtes folle.

VICTORINE.

Je le souhaite. Mais si vous alliez vous informer.

ANTOINE.

Et où dit-on que la querelle a commencé ?

VICTORINE.

Dans un café.

ANTOINE.

Il n'y va jamais.

VICTORINE.

Peut-être par hasard. Ah ! Si j'étais homme, j'irais.

SCÈNE II.
Antoine, Victorine, Un Domestique.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur.

ANTOINE.

Que voulez-vous ?

LE DOMESTIQUE.

C'est une lettre pour remettre à Monsieur Vanderk.

ANTOINE.

Vous pouvez me la laisser.

LE DOMESTIQUE.

Il faut que je la remette moi-même : mon Maître me l'a ordonné.

ANTOINE.

Monsieur n'est pas ici ; et quand il y serait, vous prenez bien mal votre temps : il est tard.

LE DOMESTIQUE.

Il n'est pas neuf heures.

ANTOINE.

Oui ; mais c'est ce soir même les accords de sa fille. Si ce n'est qu'une lettre d'affaires, je suis son homme de confiance, et je...

LE DOMESTIQUE.

Il faut que je la remette en main propre.

ANTOINE.

En ce cas, passez au magasin et attendez, je vous ferai avertir.

SCÈNE III.
Antoine, Victorine.

VICTORINE.

Monsieur n'est donc pas rentré ?

ANTOINE.

Non. Il est retourné chez le notaire.

VICTORINE.

Madame m'envoie vous demander... Ah ! Je voudrais que vous vissiez Mademoiselle avec ses habits de noces : on vient de les essayer. Les diamants, le collier, la rivière de diamants. Ah ! Ils sont beaux : il y en a un gros comme cela et Mademoiselle, ah ! Comme elle est charmante ! Le cher amoureux est en extase. Il est là, il la mange des yeux. On lui a mis du rouge et une mouche. Vous ne la reconnaîtriez pas.

ANTOINE.

Sitôt qu'elle a une mouche.

VICTORINE.

Madame m'a dit : va demander à ton père si Monsieur est revenu et s'il n'est pas en affaire, et si on peut lui parler. Je vous dirai ; mais vous n'en parlerez pas. Mademoiselle va se faire annoncer comme une dame de condition sous un autre nom et je suis sûre que Monsieur y sera trompé.

ANTOINE.

Certainement un père ne reconnaîtra pas sa fille.

VICTORINE.

Non, il ne la reconnaîtra pas, j'en suis sûre. Quand il arrivera, vous nous avertirez : il y aura de quoi rire. Cependant il n'a pas coutume de rentrer si tard.

ANTOINE.

Qui ?

VICTORINE.

Son fils.

ANTOINE.

Tu y penses encore ?

VICTORINE.

Je m'en vais : vous nous avertirez. Ah ! Voilà Monsieur.

SCÈNE IV.
Antoine, Monsieur Vanderk, deux hommes portant de l'argent dans des hottes.

MONSIEUR VANDERK, aux porteurs.

Allez à ma caisse : descendez trois marches et montez-en cinq au bout du corridor.

ANTOINE.

Je vais les y mener.

MONSIEUR VANDERK.

Non, reste. Les notaires ne finissent point.

Il pose son chapeau et son épée : il ouvre un secrétaire.

Au reste ils ont raison : nous ne voyons que le présent et ils voient l'avenir. Mon fils est-il rentré ?

ANTOINE.

Non, Monsieur. Voici les rouleaux de vingt-cinq louis que j'ai pris à la caisse.

MONSIEUR VANDERK.

Gardes-en un. Oh ça, mon pauvre Antoine, tu vas demain avoir bien de l'embarras.

ANTOINE.

N'en ayez pas plus que moi.

MONSIEUR VANDERK.

J'en aurai ma part.

ANTOINE.

Pourquoi ? Reposez vous sur moi.

MONSIEUR VANDERK.

Tu ne peux pas tout faire.

ANTOINE.

Je me charge de tout. Imaginez-vous n'être qu'invité. Vous aurez bien assez d'occupation de recevoir votre monde.

MONSIEUR VANDERK.

Tu auras un tas de domestiques étrangers : c'est ce qui m'effraie, surtout ceux de ma soeur.

ANTOINE.

Je le sais.

MONSIEUR VANDERK.

Je ne veux pas de débauches.

ANTOINE.

Il n'y en aura pas.

MONSIEUR VANDERK.

Que la table des commis soit servie comme la mienne.

ANTOINE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR VANDERK.

J'irai y faire un tour.

ANTOINE.

Je le leur dirai.

MONSIEUR VANDERK.

Je veux recevoir leur santé et boire à la leur.

ANTOINE.

Ils seront charmés.

MONSIEUR VANDERK.

La table des domestiques sans profusion du côté du vin.

ANTOINE.

Oui.

MONSIEUR VANDERK.

Un demi-louis à chacun comme présent de noces.

ANTOINE.

Oui.

MONSIEUR VANDERK.

Si tu n'as pas assez de ce que je t'ai donné, avance-le.

ANTOINE.

Oui.

MONSIEUR VANDERK.

Je crois que voilà tout.... Les magasins fermés.... que personne n'y entre passé dix heures... Que quelqu'un reste dans les bureaux et ferme la porte en dedans.

ANTOINE.

Ma fille y restera.

MONSIEUR VANDERK.

Non. Il faut que ta fille soit près de sa bonne amie. J'ai entendu parler de quelques fusées, de quelques pétards. Mon fils veut brûler ses manchettes.

ANTOINE.

C'est peu de chose.

MONSIEUR VANDERK.

Aie toujours soin que les réservoirs soient pleins d'eau.

Ici Victorine entre ; elle parle à son père à l'oreille : il lui répond.

ANTOINE, à sa fille.

Oui.

Après qu'elle est partie.

Monsieur, vous croyez-vous capable d'un grand secret ?

MONSIEUR VANDERK.

Encore quelques fusées, quelques violons ?

ANTOINE.

C'est bien autre chose. Une Demoiselle qui a pour vous la plus grande tendresse.

MONSIEUR VANDERK.

Ma fille ?

ANTOINE.

Juste. Elle vous demande un tête-à-tête.

MONSIEUR VANDERK.

Sais-tu pourquoi ?

ANTOINE.

Elle vient d'essayer ses diamants, sa robe de noces ; on lui a mis un peu de rouge. Madame et elle pensent que vous ne la reconnaîtrez pas. La voici.

SCÈNE V.
Antoine, Monsieur Vanderk, Un Domestique, Mademoiselle Sophie Vanderk annoncée sous le nom de Madame de Vanderville.

LE DOMESTIQUE, riant.

Monsieur, Madame la Marquise de Vanderville.

MONSIEUR VANDERK.

Faites entrer.

On ouvre les deux battants.

De grandes révérences.

SOPHIE, interdite.

Mon.... Monsieur.

MONSIEUR VANDERK.

Madame. Avancez un siège.

Ils s'assoient. À Antoine.

Elle n'est pas mal.

À Sophie.

Puis-je savoir de Madame ce qui me procure l'honneur de la voir ?

SOPHIE.

Tremblante. C'est que... Mon... Monsieur, j'ai... j'ai un papier à vous remettre.

MONSIEUR VANDERK.

Si Madame veut bien me le confier.

Pendant qu'elle cherche, il regarde Antoine.

ANTOINE.

Ah ! Monsieur, qu'elle est belle comme cela !

SOPHIE.

On pourrait voir Victorine espionner.

Le voici.

Le père se lève pour prendre le papier.

Ah ! Monsieur, pourquoi vous déranger ?

À part.

Je suis toute interdite.

MONSIEUR VANDERK.

Cela suffit. C'est trente louis. Ah ! Rien de mieux. Je vais....

Pendant que Monsieur Vanderk va à son secrétaire, Sophie fait signe à Antoine de ne rien dire.

Ce billet est excellent : il vous est venu par la Hollande.

SOPHIE.

Non.... Oui.

MONSIEUR VANDERK.

Vous avez raison, Madame... Voici la somme.

SOPHIE.

Monsieur, je suis votre très humble et très obéissante servante.

MONSIEUR VANDERK.

Madame ne compte pas ?

SOPHIE.

Ah ! Mon cher... Mon... Monsieur. Vous êtes un si honnête homme... que... la réputation... la renommée dont...

SCÈNE VI.
Madame Vanderk et les acteurs précédents.

SOPHIE.

Ah ! Maman, papa s'est moqué de moi.

MONSIEUR VANDERK.

Comment ! C'est vous, ma fille ?

SOPHIE.

Ah ! Vous m'aviez reconnue.

MADAME VANDERK.

Comment la trouvez-vous ?

MONSIEUR VANDERK.

Fort bien.

SOPHIE.

Vous ne m'avez seulement pas regardée. Je ne suis pas une voleuse et voici votre argent, que vous donnez avec tant de confiance à la première personne.

MONSIEUR VANDERK.

Garde-le, ma fille. Je ne veux pas que dans toute ta vie tu puisses te reprocher une fausseté même en badinant. Ton billet, je le tiens pour bon. Garde les trente louis.

SOPHIE.

Ah ! Mon cher père.

MONSIEUR VANDERK.

Vous aurez des présents à faire demain.

SCÈNE VII.
Les acteurs précédents et Le Gendre.

MONSIEUR VANDERK.

Vous allez, Monsieur, épouser une jolie personne. Se faire annoncer sous un faux nom, se servir d'un faux seing pour tromper son père : tout cela n'est qu'un badinage pour elle.

LE GENDRE.

Ah ! Monsieur, vous avez à punir deux coupables. Je suis complice et voici la main qui a signé.

MONSIEUR VANDERK, prenant la main de sa fille et celle de son futur.

Voilà comme je la punis.

LE GENDRE.

Comment récompensez-vous donc ?

La mère fait un signe à Sophie.

SOPHIE, au futur.

Permettez moi, Monsieur, de vous prier...

LE GENDRE.

Commandez.

SOPHIE.

Devinez ce que je veux vous dire.

MADAME VANDERK, à son mari.

Votre fille est très embarrassée.

MONSIEUR VANDERK.

Quel est son embarras ?

LE GENDRE, à Sophie.

Je voudrais bien vous deviner... Ah ! C'est de vous laisser ?

SOPHIE.

Oui.

MADAME VANDERK.

Votre fille nous quitte : elle veut vous demander...

MONSIEUR VANDERK.

Ah, Madame.

MADAME VANDERK.

Ma fille !

SOPHIE.

Ma mère ! Ah ! Mon cher père, je...

Faisant le mouvement pour se mettre à genoux, le père la retient.

MONSIEUR VANDERK.

Ma fille, épargne à ta mère et à moi l'attendrissement d'un pareil moment. Toutes nos actions ne tendent, jusqu'à présent, qu'à attirer sur toi et sur ton frère toutes les faveurs du Ciel. Ne perds jamais de vue, ma fille, que la bonne conduite des père et mère est la bénédiction des enfants.

SOPHIE.

Ah ! Si jamais je l'oublie !

SCÈNE VIII.
Victorine, Vanderk fils qui entre quelque temps après et les acteurs précédents.

VICTORINE.

Le voilà.

MADAME VANDERK.

Qui ? Qui donc ?

VICTORINE.

Monsieur votre fils.

MADAME VANDERK.

Je vous assure, Victorine, que plus vous avancez en âge, et plus vous extravaguez.

VICTORINE.

Madame ?

MADAME VANDERK.

Premièrement, vous entrez ici sans qu'on vous appelle.

VICTORINE.

Mais, Madame.

MADAME VANDERK.

A-t-on coutume d'annoncer mon fils ?

SOPHIE.

Ma bonne amie, vous êtes bien folle.

VICTORINE.

C'est que le voilà.

Le fils fait des révérences.

SOPHIE.

Ah ! Mon frère ne me reconnaît pas.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Hé ! C'est ma soeur ! Oh, elle est charmante !

MADAME VANDERK.

Tu la trouves donc bien ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Oui, ma mère.

SCÈNE IX.
Le Gendre et les mêmes acteurs.

LE GENDRE.

M'est il permis d'approcher ?

À Sophie, ensuite au Père.

Les notaires font arrivés.

Il veut donner le bras à Sophie, qui montre sa mère.

SOPHIE.

À ma mère.

Le Gendre donne la main à la mère, et sort.

SCÈNE X.
Monsieur Vanderk fils, Sophie, Victorine.

SOPHIE.

Vous me trouvez donc bien?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Très bien.

SOPHIE.

Et moi, mon frère, je trouve fort mal de ce qu'un jour comme celui-ci vous êtes revenu si tard. Demandez à Victorine.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Mais, quelle heure donc ?

SOPHIE, lui donnant une montre.

Tenez, regardez.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Il est vrai qu'il est un peu tard. Cette montre est jolie.

Il veut la rendre.

SOPHIE.

Non, mon frère, je veux que vous la gardiez comme un reproche éternel de ce que vous vous êtes fait attendre.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Et moi je l'accepte de bon coeur. Puissé-je, à chaque fois que j'y regarderai, me féliciter de vous savoir heureuse.

SCÈNE XI.
Monsieur Vanderk fils, Victorine.

Le Gendre rentre : il prend la main de Sophie. Le frère regarde la montre, rêve et soupire. Victorine le regarde.

VICTORINE.

Vous m'avez bien inquiétée. Une dispute dans un café !

MONSIEUR VANDERK FILS.

Est-ce que mon père sait cela ?

VICTORINE.

Est-ce que cela est vrai ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Non, non, Victorine.

Il entre dans le salon, et Victorine sort d'un autre côté.

VICTORINE.

Ah ! Que cela m'inquiète !

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.
Antoine, Le domestique qui a déjà paru.

ANTOINE.

Où diable étiez-vous donc ?

LE DOMESTIQUE.

J'étais dans le magasin.

ANTOINE.

Qui vous y avait envoyé ?

LE DOMESTIQUE.

Vous.

ANTOINE.

Eh ! Que faisiez-vous là ?

LE DOMESTIQUE.

Je dormais.

ANTOINE.

Vous dormiez ! Il faut qu'il y ait plus de deux heures.

LE DOMESTIQUE.

Je n'en sais rien : eh bien, votre maître est-il rentré ?

ANTOINE.

Bon ; on a soupé depuis.

LE DOMESTIQUE.

Enfin, puis-je lui remettre ma lettre ?

ANTOINE.

Attendez.

SCÈNE II.
Antoine, Le domestique et Vanderk fils.

LE DOMESTIQUE.

N'est-ce pas là lui ?

ANTOINE.

Non, non, restez ; parbleu, vous êtes un drôle d'homme de rester dans ce magasin pendant trois heures.

LE DOMESTIQUE.

Ma foi, j'y aurais passé la nuit, si la faim ne m'avait pas réveillé.

ANTOINE.

Venez, venez.

SCÈNE III.

MONSIEUR VANDERK FILS, seul.

Quelle fatalité ! Je ne voulais pas sortir ; il semblait que j'avais un pressentiment. Les Commerçants... les commerçants... C'est l'état de mon Père, et je ne souffrirai jamais qu'on l'avilisse... Ah, mon Père ! Mon Père ! Un jour de noce ! Je vois toutes ses inquiétudes, toute sa douleur, le désespoir de ma Mère, ma soeur, cette pauvre Victorine, Antoine, toute une famille. Ah Dieu ! Que ne donnerais je pas pour reculer d'un jour, d'un seul jour; reculer...

Le père entre et le regarde.

Non certes, je ne reculerai pas. Ah Dieu !

Il aperçoit son père, il reprend un air gai.

SCÈNE IV.
Monsieur Vanderk père, Monsieur Vanderk fils.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Eh, mais, mon fils, quelle pétulance ! Quels mouvements ! Que signifie ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je déclamais ; je.... je faisais le héros.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Vous ne représenteriez pas demain quelque pièce de théâtre, une tragédie ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Non, non, mon père.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Faites, si cela vous amuse : mais, il faudrait quelques précautions, dites le-moi ; et s'il ne faut pas que je le sache, je ne le saurai pas.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je vous suis obligé, mon père ; je vous le dirais.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Si vous me trompez, prenez-y garde ; je ferai cabale.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je ne crains pas cela ; mais, mon père, on vient de lire le contrat de mariage de ma soeur : nous l'avons tous signé. Quel nom y avez-vous pris ? Et quel nom m'avez-vous fait prendre ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Le vôtre.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Le mien ! Est-ce que celui que je porte ?...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ce n'est qu'un surnom.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Vous vous êtes titré de Chevalier, d'ancien Baron de Savières, de Clavières, de...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je le suis.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Vous êtes donc gentilhomme ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Oui ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Vous doutez de ce que je dis.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Non, mon père ; mais est-il possible ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il n'est pas possible que je sois gentilhomme ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je ne dis pas cela. Mais est-il possible, fussiez vous le plus pauvre des nobles, que vous ayez pris un état ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils, lorsqu'un homme entre dans le monde, il est le jouet des circonstances.

MONSIEUR VANDERK FILS.

En est-il d'assez fortes pour descendre du rang le plus distingué au rang...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Achevez, au rang le plus bas.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je ne voulais pas dire cela.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Écoutez : le compte le plus rigide qu'un père doive à son fils, est celui de l'honneur qu'il a reçu de ses ancêtres ; asseyez vous.

Le père s'assied ; le fils prend un siège, et s'assied ensuite.

J'ai été élevé par votre bisaïeul : mon père fut tué fort jeune à la tête de son régiment. Si vous étiez moins raisonnable, je ne vous confierais pas l'histoire de ma jeunesse et la voici. Votre mère, fille d'un gentilhomme voisin, a été ma seule et unique passion. Dans l'âge où l'on ne choisit pas, j'ai eu le bonheur de bien choisir. Un jeune officier, venu en quartier d'hiver dans la Province, trouva mauvais qu'un enfant de seize ans, c'était mon âge, attirât les attentions d'un autre enfant : votre mère n'avait pas douze ans : il me traita avec une hauteur, je ne le supportai pas, nous nous battîmes.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Vous vous battîtes ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui, mon fils.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Au pistolet ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, à l'épée. Je fus forcé de quitter la Province : votre Mère me jura une constance qu'elle a eue toute sa vie. Je m'embarquai. Un bon Hollandais, propriétaire du bâtiment sur lequel j'étais, me prit en affection. Nous fumes attaqués, et je lui fus utile, (c'est là que j'ai connu Antoine.) Le bon Hollandais m'associa à son commerce ; il m'offrit sa nièce et sa fortune. Je lui dis mes engagements, il m'approuve, il part, il obtient le consentement des parents de votre mère, il me l'amène avec sa nourrice : c'est cette bonne vieille qui est ici. Nous nous marions ; le bon Hollandais mourut dans mes bras, je pris à sa prière et son nom et son commerce : le Ciel a béni ma fortune, je ne peux pas être plus heureux, je suis estimé : voici votre soeur bien établie, votre beau-frère remplit avec honneur une des premières places dans la robe. Pour vous, mon fils, vous serez digne de moi et de vos aïeux : j'ai déjà remis dans notre famille tous les biens que la nécessité de servir le Prince avait fait sortir des mains de nos ancêtres, ils seront à vous ces biens ; et si vous pensez que j'ai fait par le commerce une tache à leur nom, c'est à vous de l'effacer ; mais dans un siècle aussi éclairé que celui-ci, ce qui peut donner la noblesse n'est pas capable de l'ôter.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah, mon père ! Je ne le pense pas ; mais le préjugé est malheureusement si fort...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Un préjugé ! Un tel préjugé n'est rien aux yeux de la raison.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Cela n'empêche pas que le commerce ne soit considéré comme un état.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Quel état, mon fils, que celui d'un homme, qui d'un trait de plume se fait obéir d'un bout de l'univers à l'autre ! Son nom, son seing n'a pas besoin, comme la monnaie d'un souverain, que la valeur du métal serve de caution à l'empreinte ; sa personne a tout fait ; il a signé, cela suffit.

MONSIEUR VANDERK FILS.

J'en conviens ; mais.....

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ce n'est pas un peuple, ce n'est pas une seule nation qu'il sert ; il les sert toutes, et en est servi : c'est l'homme de l'univers.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Cela peut être vrai; mais enfin en lui-même qu'a-t-il de respectable ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

De respectable ! Ce qui légitime dans un gentilhomme les droits de la naissance, ce qui fait la base de ses titres ; la droiture, l'honneur, la probité.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Votre conduite, mon père.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Quelques particuliers audacieux font armer les Rois, la guerre s'allume, tout s'embrase, l'Europe est divisée ; mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n'en est pas moins l'ami de mon coeur ; nous sommes sur la superficie de la terre autant de fils de soie qui lient ensemble les nations et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce : voilà, mon fils, ce que c'est qu'un honnête négociant.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Et le gentilhomme donc et le militaire ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je ne connais que deux états au dessus du commerçant, (en supposant encore qu'il y ait quelque différence entre ceux qui font le mieux qu'ils peuvent dans le rang où le Ciel les a placés.) Je ne connais que deux états, le Magistrat qui fait parler les Lois et le Guerrier qui défend la Patrie.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je suis donc gentilhomme ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui, mon fils : il est peu de bonnes maisons auxquelles vous ne teniez et qui ne tiennent à vous.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Pourquoi donc me l'avoir caché ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Par une prudence peut-être inutile: j'ai craint que l'orgueil d'un grand nom ne devint le germe de vos vertus ; j'ai désiré que vous les tinssiez de vous-même. Je vous ai épargné jusqu'à cet instant les réflexions que vous venez de faire, réflexions qui dans un âge moins avancé se seraient produites avec plus d'amertume.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je ne crois pas que jamais...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Qu'est-ce ?

SCÈNE V.
Antoine, Le domestique, Monsieur Vanderk père, Monsieur Vanderk fils qui rêve.

ANTOINE.

Il y a, Monsieur, plus de trois heures qu'il est là : c'est un domestique.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Pourquoi faire attendre ? Pourquoi ne pas faire parler ? Son temps peut être précieux ; son maître peut avoir besoin de lui.

ANTOINE.

Je l'ai oublié, on a soupé, il s'est endormi.

LE DOMESTIQUE.

Je me suis endormi ; ma foi, on est las... on est las..... Où diable est-elle à présent ? Cette chienne de lettres me fera damner aujourd'hui.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Donnez vous patience.

LE DOMESTIQUE.

Ah, la voilà !

Il bâille pendant que le père lit, le fils rêve.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Vous direz à votre maître. Qu'est-il votre maître ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Desparville.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

J'entends ; mais quel est son état ?

LE DOMESTIQUE.

Il n'y a pas longtemps que je suis à lui ; mais il a servi.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Servi ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, c'est un officier distingué.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Dites à votre maître, dites à Monsieur Desparville que demain entre trois et quatre heures après midi je l'attends ici.

LE DOMESTIQUE.

Oui.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Dites, je vous en prie, que je suis bien fâché de ne pouvoir lui donner une heure plus prompte, que je suis dans l'embarras.

LE DOMESTIQUE.

Je sais, je sais .... La noce de ... oui, oui.

ANTOINE, dit au domestique que tourne du côté du magasin.

Hé bien ! Allez vous encore dormir.

SCÈNE VI.
Monsieur Vanderk père, Monsieur Vanderk fils.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Mon père, je vous prie de pardonner à mes réflexions.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il vaut mieux les dire que les taire.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Peut-être avec trop de vivacité.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

C'est de votre âge : vous allez voir ici une femme qui a bien plus de vivacité que vous sur cet article. Quiconque n'est pas militaire, n'est rien.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Qui donc ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Votre tante, ma propre soeur ; elle devrait être arrivée ; c'est en vain que je l'ai établie honorablement ; elle est veuve à présent et sans enfants ; elle jouit de tous les revenus des biens que je vous ai achetés ; je l'ai comblée de tout ce que j'ai cru devoir satisfaire ses voeux : cependant elle ne me pardonnera jamais l'état que j'ai pris ; et lorsque mes dons ne profanent pas ses mains, le nom de frère profanerait ses lèvres : elle est cependant la meilleure de toutes les femmes ; mais voilà comme un honneur de préjugé étouffe les sentiments de la nature et de la reconnaissance.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Mais, mon père, à vôtre place je ne lui pardonnerais jamais.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Pourquoi ? Elle est ainsi, mon fils ; c'est une faiblesse en elle, c'est de l'honneur mal entendu, mais c'est toujours de l'honneur.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Vous ne m'aviez jamais parlé de cette tante.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ce silence entrait dans mon système à votre égard ; elle vit dans le fond du Berry ; elle n'y soutient qu'avec trop de hauteur le nom de nos ancêtres ; et l'idée de noblesse est si forte en elle, que je ne lui aurais pas persuadé de venir au mariage de votre soeur, si je ne lui avais écrit qu'elle épouse un homme de qualité ; encore a-t-elle mis des conditions singulières.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Des conditions !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon cher frère, m'écrit-elle, j'irai ; mais ne serait-il pas mieux que je ne passasse que pour une parente éloignée de votre femme, pour une protectrice de la famille ? Elle appuie cela de tous les mauvais raisonnements qui... J'entends une voiture.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je vais voir.

SCÈNE VII.
Madame Vanderk, Sophie, Le Gendre, Monsieur Vanderk père, Monsieur Vanderk fils.

MADAME VANDERK.

Voici, je crois, ma belle-soeur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il faut voir.

SOPHIE.

Voici ma tante.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Restez ici, je vais au devant d'elle.

LE GENDRE.

Vous accompagnerai-je ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, restez. Victorine, éclairez-moi.

Victorine prend un flambeau et passe devant.

SCÈNE VIII.
Madame Vanderk, Sophie, Le Gendre, Monsieur Vanderk fils.

LE GENDRE.

Eh bien, mon cher frère, vous avez aujourd'hui un petit air sérieux.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Non, je vous assure.

LE GENDRE.

Pensez-vous que votre soeur ne sera pas heureuse avec moi ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je ne doute pas qu'elle ne le soit.

SOPHIE, à sa mère.

L'appellerai-je ma tante ?

MADAME VANDERK.

Gardez-vous-en bien, laissez-moi parler.

SCÈNE IX.
Les acteurs précédents, Monsieur Vanderk père, La Tante, Un laquais en veste, une ceinture de soie, botté, un fouet sur l'épaule ; cependant il porte la robe de la tante.

LA TANTE.

Ah ! J'ai les yeux éblouis, écartez ces flambeaux ; point d'ordre sur les routes, je devrais être ici il y a deux heures : soyez de condition, n'en soyez pas, une Duchesse, une Financière, c'est égal ; des chevaux terribles, mes femmes ont eu des peurs ; laissez ma robe, vous. Ah, c'est Madame Vanderk !

Madame de Vanderk avance, la salue, l'embrasse et Madame de Vanderk met de la hauteur.

MADAME VANDERK.

Madame, voici ma fille que j'ai l'honneur de vous présenter.

La tante fait une révérence et n'embrasse pas.

LA TANTE, à Monsieur Vanderk père.

Quel est ce Monsieur noir et ce jeune homme?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

C'est mon gendre futur.

LA TANTE, en regardant le fils.

Il ne faut que des yeux pour juger qu'il est d'un sang noble.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ne trouvez-vous pas qu'il a quelque chose du grand-père ?

LA TANTE.

Quelque chose ... Oui, le front : il est sans doute avancé dans le service ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, il est trop jeune.

LA TANTE.

Il a sans doute un régiment.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non.

LA TANTE.

Pourquoi donc ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Lorsque par ses services il aura mérité la faveur de la Cour, je suis tout prêt.

LA TANTE.

Vous avez eu vos raisons, il est fort bien : votre fille l'aime sans doute ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui, ils s'aiment beaucoup.

LA TANTE.

Moi, je me serais peu embarrassée de cet amour-là, et j'aurais voulu que mon gendre eût eu un rang avant de lui donner ma fille.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il est Président.

LA TANTE.

Président ! Pourquoi porte-t-il l'épée ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Qui ! Voici mon gendre futur.

LA TANTE.

Cela ? Monsieur est donc de Robe ?

LE GENDRE.

Oui, Madame, et je m'en fais honneur.

LA TANTE.

Monsieur, il y a dans la Robe des personnes qui tiennent à ce qu'il y a de mieux.   [ 1 Robe : Les gens de robe, se disait de tous ceux qui portaient la robe. Les gens de robe sont ou ecclésiastiques ou officiers de justice, de finances et de police. [L]]

LE GENDRE.

Et qui le sont, Madame.

LA TANTE, au père.

Vous ne m'aviez pas écrit que c'était un homme de Robe.

Au gendre.

Je vous fais, Monsieur, mon compliment, je suis charmée de vous voir uni à une famille.

LE GENDRE.

Madame ?

LA TANTE.

À une famille à laquelle je prends le plus vif intérêt.

LE GENDRE.

Madame ?

LA TANTE.

Mademoiselle a dans toute sa personne un air, une grâce, un sérieux, une modestie ; elle sera dignement Madame la Présidente : et ce jeune Monsieur ?

Regardant le fils.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

C'est mon fils.

LA TANTE.

Votre fils ! Votre fils ! Vous ne me le dites pas... C'est mon neveu ; ah ! Il est charmant, il est charmant : embrassez-moi, mon cher enfant. Ah ! Vous avez raison, c'est tout le portrait de mon grand-père ; il m'a saisie, ses yeux, son front, l'air noble : ah ! Mon frère, ah ! Monsieur, je veux l'emmener, je veux le faire connaître dans la Province, je le présenterai ; ah ! Il est charmant.

MADAME VANDERK.

Madame, voulez-vous passer dans votre appartement ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

On va vous servir.

LA TANTE.

Ah ! Mon lit, mon lit et un bouillon. Ah ! Il est charmant : je le retiens demain pour me donner la main. Bonsoir, mon cher neveu, bonsoir.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ma chère tante, je vous souhaite...

SCÈNE X.
Monsieur Vanderk fils, Victorine.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ma chère tante est assez folle.

VICTORINE.

C'est Madame votre tante ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Oui, soeur de mon père.

VICTORINE.

Ses domestiques font un train ; elle en a quatre, cinq, sans compter les femmes : ils sont d'une arrogance... Madame la Marquise par-ci, Madame la Marquise par là, elle veut ci, elle entend ça ; il semble que tout soit à elle.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je m'en doute bien.

VICTORINE.

Vous ne la suivez pas, votre chère tante ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

J'y vais. Bonsoir, Victorine.

VICTORINE.

Attendez donc.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Que veux-tu ?

VICTORINE.

Voyons donc votre nouvelle montre.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Tu ne l'as pas vue ?

VICTORINE.

Que je la vois encore : Ah, elle est belle ; des diamants, à répétition: il est onze heures 7, 8, 9, 10 minutes, onze heures dix minutes. Demain à pareille heure... Voulez-vous que je vous dise tout ce que vous ferez demain ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ce que je ferai ?

VICTORINE.

Oui ; vous vous lèverez à sept, disons à huit heures ; vous descendrez à dix ; vous donnerez la main à la Mariée ; on reviendra à deux heures ; on dînera, on jouera; ensuite votre feu d'artifice, pourvu encore que vous ne soyez pas blessé.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Si je le suis...

VICTORINE.

Il ne faut pas l'être.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Cela vaudrait mieux.

VICTORINE.

Je parie que voilà tout ce que vous ferez demain.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Tu serais bien étonnée si je ne faisais rien de tout cela.

VICTORINE.

Que ferez-vous donc ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Au reste, tu peux avoir raison.

VICTORINE.

C'est joli, une montre à répétition : lorsqu'on se réveille, on sonne l'heure : je crois que je me réveillerais exprès.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Eh bien, je veux qu'elle passe la nuit dans ta chambre, pour savoir si tu te réveilleras.

VICTORINE.

Non.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je t'en prie.

VICTORINE.

Si on le savait, on se moquerait de moi.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Qui le dira ? Tu me la rendras demain au matin.

VICTORINE.

Vous en pouvez être sûr ; mais... vous ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

N'ai-je pas ma pendule ? Et tu me la rendras.

VICTORINE.

Sans doute.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Qu'à moi.

VICTORINE.

À qui donc ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Qu'à moi.

VICTORINE.

Eh, mais, sans doute.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Bonsoir,

VICTORINE.

Adieu. Bonsoir. Qu'à moi... Qu'à moi.

SCÈNE XI.

VICTORINE, seule.

Qu'à moi, qu'à moi, que veut-il dire ? Il a quelque chose d'extraordinaire aujourd'hui : ce n'est pas sa gaieté, son air franc : il rêvait... Si c'était... Non...

SCÈNE XII.
Antoine, Victorine.

ANTOINE.

On vous appelle, on vous sonne depuis une heure. Quatre ou cinq misérables laquais de condition donnent plus de peine qu'une maison de quarante personnes. Nous verrons demain : ce sera un beau bruit. Je n'oublie rien. Non.

Il souffle les bougies.

Allons nous coucher.

SCÈNE XIII.
Antoine, Un Domestique.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Antoine. Monsieur dit qu'avant de vous coucher vous montiez chez lui par le petit escalier.

ANTOINE.

Oui, j'y vais.

LE DOMESTIQUE.

Bonsoir, Monsieur Antoine.

ANTOINE.

Bonsoir, bonsoir.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur Vanderk fils, son domestique.

Monsieur Vanderk fils entre en tâtonnant avec précaution : le Domestique ouvre le volet fermé le soir par Antoine. Monsieut Vanderk regarde partout. Le Domestique est botté ainsi que son maître, qui tient deux pistolets.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Eh bien ! Les clefs.

SON DOMESTIQUE.

J'ai cherché partout, sur la fenêtre, derrière la porte ; j'ai tâté le long de la barre de fer, je n'ai rien trouvé : enfin j'ai réveillé le portier.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Eh bien ?

SON DOMESTIQUE.

Il dit que Monsieur Antoine les a.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Eh pourquoi Antoine a-t-il pris ces clefs ?

SON DOMESTIQUE.

Je n'en sais rien.

MONSIEUR VANDERK FILS.

A-t-il coutume de les prendre ?

SON DOMESTIQUE.

Je ne l'ai pas demandé : voulez-vous que j'y aille ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Non.... Et nos chevaux ?

SON DOMESTIQUE.

Ils sont dans la cour.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Tiens, mets ces pistolets à l'arçon, et n'y touche pas. As-tu entendu du bruit dans la maison ?   [ 2 Arçon : Pièce de bois cintrée qui fait partie de la selle.]

SON DOMESTIQUE.

Non. Tout le monde dort : j'ai cependant vu de la lumière.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Où ?

SON DOMESTIQUE.

Au troisième.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Au troisième ?

SON DOMESTIQUE.

Ah ! C'est dans la chambre de Mademoiselle Victorine : mais c'est sa lampe.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Victorine... Va t'en.

SON DOMESTIQUE.

Où irai-je ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Descends dans la cour, écoute : cache les chevaux sous la remise à gauche près du carrosse de ma mère ; point de bruit surtout ; il ne faut réveiller personne.

SCÈNE II.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Pourquoi Antoine a-t-il pris ces clefs ? Que vais-je faire ? C'est de le réveiller. Je lui dirai... Je veux sortir... J'ai des emplettes : j'ai quelques affaires... Frappons. Antoine... Je n'entends rien... Antoine... Il va me faire cent questions. Vous sortez de bonne heure. Quelle affaire avez-vous donc ? Vous sortez à cheval : attendez le jour. Je ne veux pas attendre moi. Donnez-moi les clefs.

Il frappe.

Antoine.

ANTOINE, en dedans.

Qui est là ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Il a répondu. Antoine.

ANTOINE.

Qui peut frapper si matin ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Moi.

ANTOINE.

Ah ! Monsieur, j'y vais.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Il se lève.... Rien de moins extraordinaire ; j'ai affaire, moi ; je sors. Je vais à deux pas : quand j'irais plus loin. Mais vous êtes en bottines. Mais ce cheval ? Ce Domestique ? Eh bien, je vais à deux lieues d'ici ; mon père m'a dit de lui faire une commission. Comme l'esprit va chercher bien loin les raisons les plus simples. Ah ! Je ne sais pas mentir.

SCÈNE III.
Antoine son col à la main, Monsieur Vanderk fils.

ANTOINE.

Comment, Monsieur, c'est vous ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Oui : donne-moi vite les clefs de la porte cochère.

ANTOINE.

Les clefs ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Oui.

ANTOINE.

Les clefs ? Mais le Portier doit les avoir.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Il dit que vous les avez.

ANTOINE.

Ah ! C'est vrai : hier au soir, je ne m'en ressouvenais pas. Mais à propos, Monsieur votre père les a.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Mon père ? Hé pourquoi les a-t-il ?

ANTOINE.

Demandez-lui, je n'en sais rien.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Il ne les a pas ordinairement.

ANTOINE.

Mais vous sortez de bonne heure.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Il faut qu'il ait eu quelques raisons pour prendre ces clefs.

ANTOINE.

Peut-être quelque domestique : ce mariage... Il a appréhendé de l'embarras, des fêtes... des aubades... Il veut se lever le premier : enfin que sais-je ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Eh bien, mon pauvre Antoine. Rends-moi le plus grand.... Rends-moi un petit service : entre tout doucement, je t'en prie, dans l'appartement de mon père : il aura mis les clefs sur quelque table, sur quelque chaise ; apporte-les moi. Prends garde de le réveiller, je serais au désespoir d'avoir été la cause que son sommeil eût été troublé.

ANTOINE.

Que n'y allez-vous ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

S'il t'entend, tu lui donneras mieux une raison que moi.

ANTOINE, le doigt en l'air.

J'y vais : ne sortez pas, ne sortez pas.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Où veux-tu que j'aille ?

SCÈNE IV.

MONSIEUR VANDERK FILS.

J'aurais bien cru qu'il m'aurait fait plus de questions ; Antoine est un bon homme... Il se sera bien imaginé... Ah, mon père, mon père !... Il dort... Il ne sait pas... Ce cabinet, cette maison, tout ce qui m'entoure m'est plus cher : quitter cela pour toujours, ou pour longtemps, cela fait une peine qui... Ah ! Le voilà. Ciel ! C'est mon père.

SCÈNE V.
Monsieur Vanderk père, en robe de chambre, Monsieur Vanderk fils.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Mon père, que je suis fâché ! C'est la faute d'Antoine. Je le lui avais dit ; mais il aura fait du bruit, il vous aura réveillé.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, je l'étais.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Vous l'étiez ? Apparemment, mon père, que l'embarras d'aujourd'hui, et que....

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Eh, où allez-vous si matin ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Une fantaisie d'exercice ; je voulais faire le tour du rempart : une idée... un caprice qui m'a pris tout d'un coup ce matin.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Dès hier vous aviez dit qu'on tint vos chevaux prêts.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Non pas absolument.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, mon fils, vous avez quelque dessein.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Quel dessein voudriez-vous que j'eusse ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je vous le demande.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Croyez, mon père...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils, jusqu'à cet instant je n'ai connu en vous ni détour, ni mensonge : si ce que vous me dites est vrai, répétez-le moi, et je vous croirai.............. Si ce sont quelques raisons, quelques folies de votre âge, de ces niaiseries qu'un père peut soupçonner, mais ne doit jamais savoir ; quelque peine que cela me fasse, je n'exige pas une confidence dont nous rougirions l'un et l'autre : voici les clefs, sortez...

Le fils tend la main, et les prend.

Mais, mon fils, si cela pouvait intéresser votre repos, et le mien, et celui de votre mère.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Mon père.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il n'est pas possible qu'il y ait rien de déshonorant dans ce que vous allez faire.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Bien plutôt...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Achevez.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Que me demandez-vous ? Ah, mon père ! Vous me l'avez dit hier : vous avez été insulté ; vous étiez jeune ; vous vous êtes battu ; vous le feriez encore. Ah ! Que je suis malheureux ! Je sens que je vais faire le malheur de votre vie. Non... jamais... Quelle leçon !... Vous pouvez m'en croire : si la fatalité....

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Insulté... Battu... Le malheur de ma vie : mon fils, causons ensemble, et ne voyez en moi qu'un ami.

MONSIEUR VANDERK FILS.

S'il était possible que j'exigeasse de vous un serment... Promettez-moi que quelque chose que je vous dise, votre bonté ne me détournera pas de ce que je dois faire.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Si cela est juste.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Juste ou non.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ou non ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ne vous alarmez pas. Hier au soir j'ai eu quelqu'altercation, une dispute avec un officier de cavalerie : nous sommes sortis ; on nous a séparés... Parole aujourd'hui.

MONSIEUR VANDERK PÈRE, en s'appuyant sur le dos d'une chaise.

Ah ! Mon fils !

MONSIEUR VANDERK FILS.

Mon père, voilà ce que je craignais.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Et puis-je savoir de vous un détail plus étendu de votre querelle, et de ce qui l'a causée, enfin de tout ce qui s'est passé ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Comme j'ai fait ce que j'ai pu pour éviter votre présence.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Vous fait-elle du chagrin ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Jamais, jamais, je n'ai eu tant besoin d'un ami, et surtout de vous.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Enfin vous avez eu dispute.

MONSIEUR VANDERK FILS.

L'histoire n'est pas longue : la pluie qui est survenue hier, m'a forcé d'entrer dans un café ; je jouais une partie d'échecs : j'entends à quelques pas de moi quelqu'un qui parlait avec chaleur : il racontait je ne sais quoi de son père, d'un marchand, d'un escompte, des billets ; mais je suis certain d'avoir entendu très distinctement : oui... Tous ces négociants, tous ces commerçants sont des fripons, sont des misérables. Je me suis retourné, je l'ai regardé : lui sans nul égard, sans nulle attention, a répété le même discours. Je me suis levé, je lui ai dit à l'oreille qu'il n'y avait qu'un malhonnête homme qui pût tenir de pareils propos : nous sommes sortis; on nous a séparés.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Vous me permettrez de vous dire...

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Je sais, mon père, tous les reproches que vous pouvez me faire : cet officier pouvait être dans un instant d'humeur : ce qu'il disait pouvait ne pas me regarder : lorsqu'on dit tout le monde, on ne dit personne ; peut-être même ne faisait-il que raconter ce qu'on lui avait dit : et voilà mon chagrin, voilà mon tourment. Mon retour sur moi-même a fait mon supplice : il faut que je cherche à égorger un homme qui peut n'avoir pas tort. Je crois cependant qu'il l'a dit, parce que j'étais présent.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Vous le désirez : vous connaît il ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je ne le connais pas.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Et vous cherchez querelle ! Ah ! Mon fils, pourquoi n'avez-vous pas pensé que vous aviez votre père ? Je pense si souvent que j'ai un fils.

MONSIEUR VANDERK FILS.

C'est parce que j'y pensais.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Eh ! Dans quelle incertitude, dans quelle peine jetiez-vous aujourd'hui votre mère et moi !

MONSIEUR VANDERK FILS.

J'y avais pourvu.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Comment ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

J'avais laissé sur ma table une lettre adressée à vous ; Victorine vous l'aurait donnée.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Est-ce que vous vous êtes confié à Victorine.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Non ; mais elle devait reporter quelque chose sur ma table et elle l'aurait vue.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Eh ! Quelles précautions aviez-vous prises contre la juste rigueur des lois ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

La juste rigueur !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui, elles sont justes ces lois... Un peuple... je ne sais lequel... Les Romains, je crois, accordaient des récompenses à qui conservait la vie d'un citoyen. Quelle punition ne mérite pas un Français qui médite d'en égorger un autre, qui projette un assassinat !

MONSIEUR VANDERK FILS.

Un assassinat !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui, mon fils ! Un assassinat. La confiance que l'agresseur a dans ses propres forces, fait presque toujours sa témérité.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Et vous-même, mon Père, lorsqu'autrefois...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Le Ciel est juste : il m'en punit en vous. Enfin quelles précautions aviez-vous prises contre la juste rigueur des lois ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

La fuite.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Hé ! Quelle était votre marche, le lieu, l'instant ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Sur les trois heures après midi, nous devions nous rencontrer derrière les petits remparts.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Eh, pourquoi donc sortez-vous si tôt ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Pour ne pas manquer à ma parole : j'ai redouté l'embarras de cette noce, de ma tante et de me trouver engagé de façon à ne pouvoir m'échapper. Ah ! Comme j'aurais voulu retarder d'un jour !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Et d'ici à trois heures ne pourriez-vous rester ?

MONSIEUR VANDERK FILS.

Ah ! Mon père ! Imaginez....

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Vous aviez raison ; mais cette raison ne subsiste plus. Faites rentrer vos chevaux : remontez chez vous. Je vais réfléchir aux moyens qui peuvent vous sauver et l'honneur et la vie.

MONSIEUR VANDERK FILS.

À part.

Me sauver l'honneur !...

[Haut.]

Mon père ; mon malheur mérite plus de pitié que d'indignation.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je n'en ai aucune.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Prouvez le moi donc, en me permettant de vous embrasser.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, Monsieur, remontez chez vous.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je... Oui, mon père.

Il se retire précipitamment.

SCÈNE VI.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Infortuné, comme on doit peu compter sur le bonheur présent : je me suis couché le plus tranquille, le plus heureux des pères, et me voilà. Antoine... Je ne puis avoir trop de confiance... Si son sang coulait pour son Roi ou pour sa patrie : mais...

SCÈNE VII.
Monsieur Vanderk père, Antoine.

ANTOINE.

Que voulez-vous ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ce que je veux : ah ! Qu'il vive.

ANTOINE.

Monsieur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je ne t'ai pas entendu entrer.

ANTOINE.

Vous m'avez appelé.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je t'ai appelé... Antoine, je connais ta discrétion, ton amitié pour moi et pour mon fils ; il sortait pour se battre.

ANTOINE.

Contre qui ? Je vais.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Cela est inutile.

ANTOINE.

Tout le quartier va le défendre: je vais réveiller....

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, ce n'est pas...

ANTOINE.

Vous me tueriez plutôt que de....

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Tais-toi, il est ici ; cours à son appartement, dis lui, dis lui que je le prie de m'envoyer la lettre dont il vient de me parler. Ne dis pas autre chose ; ne fais voir aucun intérêt sur ce qui le regarde... Remarque... Va, qu'il te donne cette lettre, et qu'il m'attende : je vais le voir.

SCÈNE VIII.

MONSIEUR VANDERK PÈRE, seul.

Fouler aux pieds la raison, la nature et les lois. Préjugé funeste ! Abus cruel du point d'honneur, tu ne pouvais avoir pris naissance que dans les temps les plus barbares : tu ne pouvais subsister qu'au milieu d'une nation vaine et pleine d'elle même, qu'au milieu d'un peuple dont chaque particulier compte sa personne pour tout, et sa patrie et sa famille pour rien. Et vous, lois sages, vous avez désiré mettre un frein à l'honneur ; vous avez ennobli l'échafaud ; votre sévérité a servi à froisser le coeur d'un honnête homme entre l'infamie et le supplice. Ah, mon fils !

SCÈNE IX.
Monsieur Vanderk père, Antoine.

ANTOINE.

Monsieur, vous l'avez laissé partir ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il est parti ! Ô Ciel ! Arrêtez....

ANTOINE.

Ah ! Monsieur, il est déjà bien loin. Je traversais la cour ; il a mis ses pistolets à l'arçon.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ses pistolets!

ANTOINE.

Il m'a crié, Antoine, je te recommande mon père, et il a mis son cheval au galop.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il est parti !

Il rêve douloureusement ; il reprend sa fermeté, et dit :

Que rien ne transpire ici. Viens, suis moi, je vais m'habiller.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.

VICTORINE.

Je le cherche partout : qu'est-il devenu ? Cela me passe. Il ne sera jamais prêt. Il n'est pas habillé. Ah, que je suis fâchée de m'être embarrassée de sa montre ! Je l'ai vu toute la nuit qui me disait qu'à moi, qu'à moi, qu'à moi : il est sorti de bien bonne heure, et à cheval: mais si c'était cette dispute, et s'il était vrai qu'il fût allé... Ah ! J'ai un pressentiment ; mais que risqué-je d'en parler ? J'en vais parler à Monsieur. Je parierais que c'est ce domestique qui s'est endormi hier au soir, il avait une mauvaise physionomie, il lui aura donné un rendez-vous. Ah !

SCÈNE II.
Victorine, Monsieur Vanderk père.

VICTORINE.

Monsieur, on est bien inquiet. Madame la Marquise dit, Mon neveu est-il habillé ? Qu'on l'avertisse. Est-il prêt ? Pourquoi ne vient-il pas ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils ?

VICTORINE.

Oui, je l'ai demandé, je l'ai fait chercher : je ne sais s'il est sorti ou s'il n'est pas sorti ; mais je ne l'ai pas trouvé.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il est sorti.

VICTORINE.

Vous savez donc, Monsieur, qu'il est dehors.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui, je le sais. Voyez si tout le monde est prêt : pour moi, je le suis. Où est votre père ?

VICTORINE, fait un pas et revient.

Avez-vous vu, Monsieur, hier un domestique qui voulait parler à vous ou à Monsieur votre fils ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Un Domestique ? C'était à moi : j'ai donné parole à son maître aujourd'hui, vous faites bien de m'en faire ressouvenir.

VICTORINE, à part.

Il faut que ce ne soit pas cela, tant mieux, puisque Monsieur sait où il est.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Voyez donc où est votre père.

VICTORINE.

J'y cours.

SCÈNE III

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Au milieu de la joie la plus légitime... Antoine ne vient point... Je voyais devant moi toutes les misères humaines... Je m'y tenais préparé. La mort même... Mais ceci... Hé, que dire !... Ah ! Ciel !...

SCÈNE IV.
Monsieur Vanderk père, La tante.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Hé bien, ma soeur, puis-je enfin me livrer au plaisir de vous revoir ?

LA TANTE.

Mon frère, je suis très en colère ; vous gronderez après, si vous voulez.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

J'ai tout lieu d'être fâché contre vous.

LA TANTE.

Et moi contre votre fils.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

J'ai cru que les droits du sang n'admettaient point de ces ménagements, et qu'un frère...

LA TANTE.

Et moi, qu'une soeur comme moi mérite de certains égards.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Quoi ! Vous aurait-on manqué en quelque chose ?

LA TANTE.

Oui, sans doute.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Qui ?

LA TANTE.

Votre fils.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils ? Eh, quand peut-il vous avoir désobligée ?

LA TANTE.

À l'instant.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

À l'instant ?

LA TANTE.

Oui, mon frère, à l'instant : il est bien singulier que mon neveu qui doit me donner la main aujourd'hui ne soit pas ici et qu'il sorte.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il est sorti pour une affaire indispensable.

LA TANTE.

Indispensable, indispensable, votre sang froid me tue : il faut me le trouver mort ou vif ; c'est lui qui me donne la main.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je compte vous la donner, s'il le faut.

LA TANTE.

Vous ? Au reste je le veux bien, vous me ferez honneur. Oh ça ! Mon frère, parlons raison ; il n'y a point de choses que je n'aie imaginé pour mon neveu, quoiqu'il soit malhonnête à lui d'être sorti. Il y a près de mon château, ou plutôt près du vôtre et je vous en rends grâce, il y a un certain fief qui a été enlevé à la famille en 1573, mais il n'est pas rachetable.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Soit.

LA TANTE.

C'est un abus ; mais c'est fâcheux.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Cela peut être : allons rejoindre...

LA TANTE.

Nous avons le temps, il faut repeindre les vitraux de la chapelle ; cela vous étonne.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Nous parlerons de cela.

LA TANTE.

C'est que les armoiries sont écartelées d'Aragon, et que le lambel.....   [ 3 Lambel : Terme de blason. Nom d'une brisure la plus noble de toutes qui se forme par un filet qui doit être large de la neuvième partie du chef. [L]]

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ma soeur, vous ne partez pas aujourd'hui.

LA TANTE.

Non, je vous assure.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Hé bien, nous en parlerons demain.

LA TANTE.

C'est que cette nuit j'ai arrangé pour votre fils, j'ai arrangé des choses étonnantes : il est aimable, il est aimable. Nous avons dans la province la plus riche héritière, c'est une Cramont Ballière de la Tour d 'Agor, vous savez ce que c'est, elle est même parente de votre femme ; votre fils l'épouse, j'en fais mon affaire : vous ne paraîtrez pas, vous ; je le propose, je le marie, il ira à l'armée, et moi je reste avec sa femme, avec ma nièce, et j'élève ses enfants. Je vous en rends grâce ; il y a un certain fief qui a été enlevé à la famille en 1573, mais il n'est pas rachetable.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Eh ! Ma soeur.

LA TANTE.

Ce sont les vôtres, mon frère.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Entrons dans le salon, sans doute on nous y attend.

SCÈNE V.
Les mêmes, Antoine.

MONSIEUR VANDERK PÈRE, à Antoine qui entre.

Antoine, reste ici.

LA TANTE, en s'en allant.

Je vois qu'il est heureux, mais très heureux pour mon neveu que je sois venue ici. Vous mon frère, vous avez perdu toute idée de noblesse, de grandeur ; le commerce rétrécit l'âme, mon frère. Ce cher enfant ! Ce cher enfant ! Mais c'est que je l'aime de tout mon coeur.

SCÈNE VI.

ANTOINE, seul.

Oui, ma résolution est prise : comment ? Un misérable, un drôle...

SCÈNE VII.
Victorine, Antoine.

ANTOINE.

Qu'est-ce que tu demandes ?

VICTORINE.

J'entrais.

ANTOINE.

Je n'aime pas tout cela, toujours sur mes talons ; c'est bien étonnant, la curiosité, la curiosité. Mademoiselle, voilà peut être le dernier conseil que je vous donnerai de ma vie ; mais la curiosité dans une fille ne peut que la tourner à mal.

VICTORINE.

Eh ! Mais je venais vous dire...

ANTOINE.

Va-t-en, va-t-en, écoute, sois sage, et vis toujours honnêtement, et tu ne pourras manquer.

VICTORINE, à part.

Qu'est-ce que cela veut dire ?

SCÈNE VIII.
Les mêmes, Monsieur Vanderk père.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Sortez, Victorine. laissez-nous et fermez la porte.

SCÈNE IX.
Monsieur Vanderk père, Antoine.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Avez-vous dit au chirurgien de ne pas s'éloigner ?

ANTOINE.

Non.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non ?

ANTOINE.

Non, non ...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Pourquoi ?

ANTOINE.

Pourquoi ? C'est que Monsieur votre fils ne se battra pas.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Qu'est-ce que cela veut dire ?

ANTOINE.

Monsieur, Monsieur, un gentilhomme, un militaire, un diable, fût-ce un capitaine de vaisseau de Roi ; c'est ce qu'on voudra : mais il ne se battra pas, vous dis-je, ce ne peut être qu'un malhonnête homme, un assassin ; il lui a cherché querelle : il croit le tuer, il ne le tuera pas.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Antoine.

ANTOINE.

Non, Monsieur, il ne le tuera pas, j'y ai regardé... Je sais, par où il doit venir, je l'attendrai, je l'attaquerai, il m'attaquera ; je le tuerai ou il me tuera : s'il me tue, il sera plus embarrassé que moi ; si je le tue, Monsieur, je vous recommande ma fille. Au reste je n'ai pas besoin de vous la recommander.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Antoine, ce que vous dites est inutile et jamais....

ANTOINE.

Vos pistolets, vos pistolets ; vous m'avez vu, vous m'avez vu sur ce vaisseau, il y a longtemps. Qu'importe ? En fait de valeur, il ne faut qu'être homme et des armes.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Eh ! Mais, Antoine.

ANTOINE.

Monsieur, ah, mon cher Maître, un jeune homme d'une aussi belle espérance ; ma fille me l'avait dit, et l'embarras d'aujourd'hui, et la noce et tout ce monde : à l'instant même... les clefs du magasin. Je les emportais.

Il remet les clefs sur une table.

Ah, j'en deviendrai fou ! Ah, Dieux !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il me brise le coeur : écoutez-moi, je vous dis de m'écouter.

ANTOINE.

Monsieur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Croyez-vous que je n'aime pas mon fils plus que vous l'aimez ?

ANTOINE.

Et c'est à cause de cela, vous en mourrez.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non.

ANTOINE.

Ah, Ciel !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Antoine. Vous manquez de raison, je ne vous conçois pas aujourd'hui : écoutez moi.

ANTOINE.

Monsieur ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Écoutez moi, vous dis-je, rappelez toute votre présence d'esprit, j'en ai besoin ; écoutez avec attention ce que je vais vous confier. On peut venir à l'instant, et je ne pourrais plus vous parler... Crois-tu, mon pauvre Antoine, crois-tu, mon vieux camarade, que je sois insensible ? N'est-ce pas mon fils ? N'est-ce pas lui qui fonde dans l'avenir tout le bonheur de ma vieillesse ? Et ma femme... Ah ! Quel chagrin ! Sa santé faible ; mais c'est sans remède, le préjugé qui afflige notre nation rend son malheur inévitable.

ANTOINE.

Eh ! Ne pouviez-vous accommoder cette affaire ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

L'accommoder ! Tu ne connais pas toutes les entraves de l'honneur : où trouver son adversaire ? Où le rencontrer à présent ? Est-ce sur le champ de bataille que de pareilles affaires s'accommodent ? Hé n'est-il pas contre les moeurs et contre les lois que je paraisse en être instruit ?... Et si mon fils eût hésité, s'il eût molli, si cette cruelle affaire s'était accommodée, combien s'en préparait-il dans l'avenir ! Il n'est point de demi-brave, il n'est point de petit homme qui ne cherchât à le tâter ; il lui faudrait dix affaires heureuses pour faire oublier celle ci. Elle est affreuse dans tous ses points, car il a tort.

ANTOINE.

Il a tort !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Une étourderie !

ANTOINE.

Une étourderie !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui. Mais ne perdons pas le temps en vaines discussions. Antoine.

ANTOINE.

Monsieur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Exécutez de point en point ce que je vais vous dire.

ANTOINE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ne passez mes ordres en aucune manière, songez qu'il y va de l'honneur de mon fils et du mien : c'est vous dire tout.

ANTOINE.

Ah, Ciel !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je ne peux me confier qu'à vous, et je me fie à votre âge, à votre expérience, et je peux dire, à votre amitié. Rendez vous au lieu où ils doivent se rencontrer : déguisez-vous de façon à n'être pas reconnu ; tenez-vous en le plus loin que vous pourrez : ne soyez, s'il est possible, reconnu en aucune manière. Si mon fils a le bonheur cruel de tuer son adversaire, montrez-vous alors, il sera agité, il sera égaré, il verra mal, voyez pour lui, portez sur lui toute votre attention ; veillez à sa fuite, donnez-lui votre cheval, faites ce qu'il vous dira, faites ce que la prudence vous conseillera. Lui parti, portez sur le champ tous vos soins à son rival ; s'il respire encore, emparez-vous de ses derniers moments, donnez lui tous les secours qu'exige l'humanité, expiez autant qu'il est en vous le crime auquel je participe, puisque... puisque... Cruel honneur !... Mais, Antoine, si le Ciel me punit autant que je dois l'être, s'il dispose de mon fils, je suis père, et je crains mes premiers mouvements : je suis père et cette fête, cette noce... ma femme... sa santé... moi-même... alors tu accourras : mon fils a son domestique, tu accourras ; mais comme ta présence m'en dirait trop, aie cette attention, écoute bien, aie-la pour moi ; je t'en supplie, tu frapperas trois coups à la porte de la basse-cour, trois coups distinctement, et tu te rendras ici, ici dedans, dans ce cabinet ; tu ne parleras à personne, mes chevaux seront mis, nous y courrons.

ANTOINE.

Mais, Monsieur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Voici quelqu'un et c'est sa mère.

SCÈNE X.
Monsieur Vanderk, Madame Vanderk, Antoine.

MADAME VANDERK.

Ah ! Mon cher ami, tout le monde est prêt : voici vos gants. Antoine, eh ! Comme te voilà fait ? Tu aurais bien dû te mettre en noir, te faire beau le jour du mariage de ma fille. Je ne te pardonne pas cela.

ANTOINE.

C'est que... Madame... Je vais en affaire. Oui, oui... Madame.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Allez, allez, Antoine ; faites ce que je vous ai dit.

ANTOINE.

Oui, Monsieur.

MADAME VANDERK.

Antoine.

ANTOINE.

Madame.

MADAME VANDERK.

Si tu trouves mon fils, ah je t'en prie, dis lui qu'il ne tarde point.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Allez, Antoine, allez.

Antoine et Monsieur Vanderk se regardent. Antoine sort.

SCÈNE XI.
Monsieur et Madame Vanderk.

MADAME VANDERK.

Antoine a l'air bien effarouché.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Tout ceci l'échauffe et le dérange.

MADAME VANDERK.

Ah ! Mon ami, faites moi compliment ; il y a plus de deux ans que je ne me suis si bien portée... Ma fille... mon gendre, toute cette famille est si respectable, si honnête ; la bonne robe est sage comme les lois : mais, mon ami, j'ai un reproche à vous faire et votre soeur a raison : vous donnez aujourd'hui de l'occupation à votre fils, vous l'envoyez je ne sais en quel endroit ; au reste, vous le savez : il faut cependant que ce soit très loin, car je suis sûre qu'il ne s'est point amusé : lorsqu'il va revenir, il ne pourra nous rejoindre. Victorine a dit à ma fille qu'il n'était point habillé et qu'il était monté à cheval.

MONSIEUR VANDERK PÈRE, lui prenant la main affectueusement.

Laissez-moi respirer, et permettez-moi de ne penser qu'à votre satisfaction ; votre santé me fait le plus grand plaisir : nous avons tellement besoin de nos forces, l'adversité est si près de nous. La plus grande félicité est si peu stable, si peu... Ne faisons point attendre, on doit nous trouver de moins dans la compagnie. La voici.

SCÈNE [X]II.
Les mêmes, Sophie, Le Gendre, La Tante et un groupe de compagnie de femmes et d'hommes, plus d'hommes de robe que d'autres.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Allons, belle jeunesse. Madame, nous avons été ainsi. Puissiez-vous, mes enfants, voir un pareil jour,

À part.

... et plus beau que celui-ci !

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.

VICTORINE, se tournant vers la coulisse d'où elle sort.

Monsieur Antoine, Monsieur Antoine, Monsieur Antoine. Le Maître d 'Hôtel, les gens, les commis, tout le monde demande Monsieur Antoine. Il faut que j'aie la peine de tout. Mon père est bien étonnant : je le cherche partout, je ne le trouve nulle part. Jamais ici il n'y a eu tant de monde, et jamais... Eh quoi !... Hein... Antoine, Antoine. Hé bien, qu'ils appellent. Cette cérémonie que je croyais si gaie, grands Dieux, comme elle est triste ! Mais lui, ne s'être pas trouvé au mariage de sa soeur ; et d'un autre côté... Aussi mon père avec ses raisons, sois sage, sois sage, et tu ne pourras manquer... Où est-il allé ? Je...

SCÈNE II.
Victorine, Monsieur Desparville.

MONSIEUR DESPARVILLE.

Mademoiselle, puis-je entrer ?

VICTORINE.

Monsieur, vous êtes sans doute de la noce. Entrez dans le salon.

MONSIEUR DESPARVILLE.

Je n'en suis pas, Mademoiselle ; je n'en suis pas.

VICTORINE.

Ah ! Monsieur, si vous n'en êtes pas, pour quelle raison ?...

MONSIEUR DESPARVILLE.

Je viens pour parler à Monsieur Vanderk.

VICTORINE.

Lequel ?

MONSIEUR DESPARVILLE.

Mais le négociant. Est-ce qu'il y a deux négociants de ce nom là ? C'est celui qui demeure ici.

VICTORINE.

Ah ! Monsieur, quel embarras ! Je vous assure que je ne sais comment Monsieur pourra vous parler au milieu de tout ceci ; et même on serait à table, si on n'attendait pas quelqu'un qui se fait bien attendre.

MONSIEUR DESPARVILLE.

Mademoiselle, Monsieur Vanderk m'a donné parole ici aujourd'hui à cette heure.

VICTORINE.

Il ne savait donc pas l'embarras...

MONSIEUR DESPARVILLE.

Il ne savait pas, il ne savait pas : c'est hier au soir qu'il me l'a fait dire.

VICTORINE.

J'y vais donc. Si je peux l'aborder ; car il répond à l'un, il répond à l'autre. Je dirai... Qu'est-ce que je dirai ?

MONSIEUR DESPARVILLE.

Dites que c'est quelqu'un qui voudrait lui parler ; que c'est quelqu'un à qui il a donné parole à cette heure-ci, sur une lettre qu'il en a reçue. Ajoutez que... Non... Dites-lui seulement cela.

VICTORINE.

J'y vais... Quelqu'un !... Mais, Monsieur, permettez-moi de vous demander votre nom.

MONSIEUR DESPARVILLE.

Il le sait bien peu. Dites, au reste, que c'est Monsieur Desparville ; que c'est le maître d'un domestique.

VICTORINE.

Ah ! Je sais, un homme qui avait un visage... qui avait un air... Hier au soir. J'y vais, j'y vais.

SCÈNE III.

MONSIEUR DESPARVILLE, seul.

Que de raisons ! Parbleu ces choses-là sont bien faites pour moi. Il faut que cet homme marie justement sa fille aujourd'hui, le jour, le même jour que j'ai à lui parler : c'est fait exprès. Oui, c'est fait exprès pour moi. Ces choses-là n'arrivent qu'à moi. Peste soit des enfants. Je ne veux plus m'embarrasser de rien. Je vais me retirer dans ma Province. Mais mon père, mon père... mais mon fils, va te promener, j'ai fait mon temps, fais le tien. Ah ! C'est apparemment notre homme. Encore un refus que je vais essuyer.

SCÈNE IV.
Monsieur Desparville père, Monsieur Vanderk.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Monsieur, Monsieur, je suis fâché de vous déranger. Je sais tout ce qui vous arrive. Vous mariez votre fille, vous êtes à l'instant en compagnie : mais un mot, un seul mot.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Et moi, Monsieur, je suis fâché de ne vous avoir pas donné une heure plus prompte. On vous a peut-être fait attendre. J'avais dit à quatre heures et il est trois heures seize minutes. Monsieur, asseyez vous.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Non, parlons debout, j'aurai bientôt dit. Monsieur, je crois que le diable est après moi. J'ai depuis quelques jours besoin d'argent et encore plus depuis hier pour la circonstance la plus pressante, et que je ne peux pas dire. J'ai une lettre de change, bonne, excellente : c'est comme disent vos marchands, c'est de l'or en barre ; mais elle sera payée quand ? Quand ? Je n'en sais rien : ils ont des usages, des usances, des termes que je ne comprends pas. J'ai été chez plusieurs de vos confrères, mais tous ceux que j'ai vu jusqu'à présent sont des Arabes, des Juifs ; pardonnez-moi le terme, oui, des Juifs. Ils m'ont demandé des remises considérables, parce qu'ils voient que j'en ai besoin. D'autres m'ont refusé tout net. Mais que je ne vous retarde point. Pouvez vous m'avancer le paiement de ma lettre de change ou ne le pouvez-vous pas ?   [ 4 Usance : Terme pour le payement des lettres de change, déterminé suivant l'usage des places sur lesquelles elles sont tirées ; ce terme est souvent de trente jours. [L]]

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Puis-je la voir ?

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

La voilà...

Pendant que Monsieur Vanderk lit.

Je payerai tout ce qu'il faudra. Je sais qu'il y a des droits. Faut-il le quart ? Faut-il... J'ai besoin d'argent.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Il sonne.

Monsieur, je vais vous la faire payer.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

À l'instant ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

À l'instant ! Prenez, prenez, Monsieur. Ah quel service vous me rendez ! Prenez, prenez, Monsieur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE, au Domestique qui entre.

Allez à ma caisse, apportez le montant de cette lettre, 2400 livres.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Monsieur, au service que vous me rendez, pouvez-vous ajouter celui de me faire donner de l'or ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Volontiers, Monsieur.

Au Domestique.

Apportez la somme en or.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE, au Domestique qui sort.

Faites retenir, Monsieur, l'escompte, l'acompte.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, Monsieur, je ne prends point d'escompte, ce n'est pas mon commerce et je vous l'avoue avec plaisir, ce service ne me coûte rien. Votre lettre vient de Cadix, elle est pour moi une rescription, elle devient pour moi de l'argent comptant.   [ 5 Rescription : Sorte d'actions ou obligations financières. [L]]

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Monsieur, Monsieur, voilà de l'honnêteté, voilà de l'honnêteté : vous ne savez pas toute l'obligation que je vous dois, toute l'étendue du service que vous me rendez.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Je souhaite qu'il soit considérable.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Ah, Monsieur ! Monsieur, que vous êtes heureux ! Vous n'avez qu'une fille, vous ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

J'espère que j'ai un fils.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Un fils ! Mais il est apparemment dans le commerce, dans un état tranquille ; mais le mien, le mien est dans le service : à l'instant que je vous parle, n'est-il pas occupé à se battre ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

À se battre !

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Oui, Monsieur, à se battre. Un autre jeune homme dans un café, un petit étourdi lui a cherché querelle, je ne sais pourquoi, je ne sais comment ; il ne le sait pas lui-même.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Que je vous plains ! Et qu'il est à craindre...

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

À craindre ! Je ne crains rien : mon fils est brave, il tient de moi, et adroit, adroit : à vingt pas il couperait une balle en deux sur une lame de couteau ; mais il faut qu'il s'enfuie, c'est le diable : vous entendez bien, vous entendez bien, je me fie à vous, vous m'avez gagné l'âme.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Monsieur je suis flatté de votre...

On frappe à la porte un coup.

Je suis flatté de ce que...

Un second coup.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Ce n'est rien, c'est qu'on frappe chez vous.

Un troisième coup Monsieur Vanderk tombe sur un siège.

Monsieur, vous ne vous trouvez pas indisposé ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ah, Monsieur, tous les pères ne sont pas malheureux.

Le Domestique entre avec des rouleaux_de_louis.

Voilà votre somme : partez, Monsieur, vous n'avez pas de temps à perdre.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Que vous m'obligez !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Permettez moi de ne pas vous reconduire.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Ah ! Vous avez affaire. Ah, le brave homme ! Ah, l'honnête homme ! Monsieur, mon sang est à vous ; restez, restez, restez, je vous en prie.

SCÈNE V.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils est mort... Je l'ai vu là... et je ne l'ai pas embrassé... Que de peine sa naissance me préparait ! Que de chagrin sa mère !...

SCÈNE VI.
Antoine, Monsieur Vanderk père.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Hé bien !

ANTOINE.

Ah, mon maître, tous deux ; j'étais très loin, mais j'ai vu, j'ai vu... Ah, Monsieur !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils ?

ANTOINE.

Oui, ils se sont approchés à bride abattue. L'officier a tiré, votre fils ensuite. L'officier est tombé d'abord ; il est tombé le premier. Après cela, Monsieur. Ah, mon cher maître ! Les chevaux se sont séparés... J'ai couru... je... je...

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Voyez si mes chevaux sont mis ; faites approcher par la porte de derrière, venez m'avertir : courons-y, peut-être n'est-il que blessé.

ANTOINE.

Mort, mort : j'ai vu sauter son chapeau, mort.

SCÈNE VII.
Les acteurs précédents, Victorine.

VICTORINE.

Mort ! Ah ! Qui donc ? Qui donc ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Que demandez-vous ?

ANTOINE.

Qu'est-ce que tu demandes ? Sors d'ici tout à l'heure.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Laissez-la. Allez, Antoine. Faites ce que je vous dis.

SCÈNE VIII.
Monsieur Vanderk père, Victorine, Antoine dans l'appartement.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Que voulez-vous, Victorine ?

VICTORINE.

Je venais demander si on doit faire servir et j'ai rencontré un Monsieur qui m'a dit que vous vous trouviez mal.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, je ne me trouve pas mal. Où est la compagnie ?

VICTORINE.

On va servir.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Tâchez de parler à Madame en particulier ; vous lui direz que je suis à l'instant forcé de sortir, que je la prie de ne pas s'inquiéter ; mais qu'elle fasse en sorte qu'on ne s'aperçoive pas de mon absence, je serai peut être... Mais vous pleurez, Victorine.

VICTORINE.

Mort ! Eh, qui donc ? Monsieur votre fils ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Victorine.

VICTORINE.

J'y vais, Monsieur; non, je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Non, restez, je vous l'ordonne : vos pleurs vous trahiraient ; je vous défends de sortir d'ici que je ne sois rentré.

VICTORINE, apercevant Monsieur Vanderk fils.

Ah ! Monsieur.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils !

SCÈNE IX.
Les mêmes, Monsieur Vanderk fils, Monsieur Desparville père, Monsieur Desparville fils.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Mon père !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils !... Je t'embrasse... Je te revois sans doute honnête homme ?

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Oui, morbleu, il l'est.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Je vous présente Messieurs Desparville.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Messieurs.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Monsieur, je vous présente mon fils... N'était-ce pas mon fils, lui justement qui était son adversaire ?

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Comment ! Est-il possible que cette affaire...

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Bien, bien, morbleu, bien. Je vais vous raconter.

MONSIEUR DESPARVILLE FILS.

Mon père, permettez-moi de parler.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Qu'allez-vous dire ?

MONSIEUR DESPARVILLE FILS.

Qu'allez-vous dire ?

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Souffrez de moi cette vengeance.

MONSIEUR VANDERK FILS.

Vengez vous donc.

MONSIEUR DESPARVILLE FILS.

Le récit serait trop court si vous le faisiez, Monsieur ; et à présent votre honneur est le mien. Il me paraît, Monsieur, que vous étiez aussi instruit que mon père l'était. Mais voici ce que vous ne savez pas. Nous nous sommes rencontrés ; j'ai couru sur lui : j'ai tiré ; il a foncé sur moi, il m'a dit : je tire en l'air ; et il l'a fait. Écoutez, m'a-t-il dit, en me serrant la botte, j'ai cru hier que vous insultiez mon père, en parlant des négociants. Je vous ai insulté : j'ai senti que j'avais tort ; je vous en fais mes excuses. N'êtes-vous pas content ? Éloignez-vous et recommençons. Je ne peux, Monsieur, vous exprimer ce qui s'est passé en moi : je me suis précipité de mon cheval ; il en a fait autant, et nous nous sommes embrassés. J'ai rencontré mon père, lui à qui pendant ce temps-là, lui à qui vous rendiez service. Ah, Monsieur !

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Hé ! Vous le saviez, morbleu : et je parie que ces trois coups frappés à la porte... Quel homme êtes-vous ? Et vous m'obligiez pendant ce temps-là ! Moi, je suis ferme, je suis honnête ; mais en pareille occasion, à votre place j'aurais envoyé le Baron d 'Esparville à tous les diables.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ah ! Messieurs, qu'il est difficile de passer d'un grand chagrin à une grande joie ! Messieurs, j'entends du bruit. Nous allons nous mettre à table, faites-moi l'honneur d'être du dîner. Que rien ne transpire ici : cela troublerait la fête.

À Monsieur Desparville fils.

Après ce qui s'est passé, Monsieur, vous ne pouvez être que le plus grand ennemi ou le plus grand ami de mon fils et vous n'avez pas la liberté du choix.

MONSIEUR DESPARVILLE FILS.

Ah, Monsieur !

En baisant la main de Monsieur Vanderk fils.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Mon fils, ce que vous faites là est bien.

VICTORINE, à Monsieur Vanderk fils.

Qu'à moi, qu'à moi : ah, cruel !

MONSIEUR VANDERK FILS, à Victorine.

Que je suis aise de te revoir !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Victorine, taisez-vous.

SCÈNE X.
Les mêmes, Madame Vanderk, Sophie, Le Gendre.

MADAME VANDERK.

Ah ! Te voilà, mon fils. Mon cher ami, peut-on faire servir ? Il est tard.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Ces Messieurs veulent bien rester.

À Messieurs Desparville.

Voici, Messieurs, ma femme, mon gendre et ma fille que je vous présente.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Quel bonheur mérite une telle famille !

SCÈNE XI.
Les mêmes, La Tante.

LA TANTE.

On dit que mon neveu est arrivé. Hé ! Te voilà, mon cher enfant. Je n'ai eu qu'un cri après toi. Je t'ai demandé, je t'ai désiré. Ah ! Ton père est singulier, mais très singulier, te donner une commission le jour du mariage de ta soeur !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Madame, vous demandiez des militaires, en voici. Aidez moi à les retenir.

LA TANTE.

Hé ! C'est le vieux Baron d 'Esparville.

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Hé ! C'est vous, Madame la Marquise. Je vous croyais en Berry.

LA TANTE.

Que faites-vous ici ?

MONSIEUR DESPARVILLE PÈRE.

Vous êtes, Madame, chez le plus brave homme, le plus, le plus....

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Monsieur, Monsieur, passons dans le salon, vous y renouerez connaissance. Ah ! Messieurs, ah ! Mes enfants, je suis dans l'ivresse de la plus grande joie.

À sa femme.

Madame, voilà notre fils.

Il embrasse son fils ; le fils embrasse sa mère.

SCÈNE XII.
Les mêmes, Antoine.

ANTOINE.

Le carrosse est avancé, Monsieur, et.... Ah, Ciel !... Ah, Dieu !... Ah, Monsieur !

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Hé bien ! Hé bien, Antoine. Hé ! Mais la tête lui tourne aujourd'hui.

LA TANTE.

Cet homme est fou, il faut le faire enfermer.

VICTORINE.

Elle court à son père, lui met la main sur la bouche et l'embrasse.

MONSIEUR VANDERK PÈRE.

Paix, Antoine. Voyez à nous faire servir.

La compagnie fait un pas, et cependant Antoine dit.

ANTOINE.

Je ne sais si c'est un rêve. Ah, quel bonheur ! Il fallait que je fusse aveugle... Ah ! Jeunes gens, jeunes gens, ne penserez-vous jamais que l'étourderie même la plus pardonnable peut faire le malheur de tout ce qui vous entoure ?

 


Lu et approuvé. A Paris, ce 13 Juillet 1784.

Vu l'Approbation, permis d'imprimer. À Paris, ce 13 Juillet 1784. LE NOIR.


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Notes

[1] Robe : Les gens de robe, se disait de tous ceux qui portaient la robe. Les gens de robe sont ou ecclésiastiques ou officiers de justice, de finances et de police. [L]

[2] Arçon : Pièce de bois cintrée qui fait partie de la selle.

[3] Lambel : Terme de blason. Nom d'une brisure la plus noble de toutes qui se forme par un filet qui doit être large de la neuvième partie du chef. [L]

[4] Usance : Terme pour le payement des lettres de change, déterminé suivant l'usage des places sur lesquelles elles sont tirées ; ce terme est souvent de trente jours. [L]

[5] Rescription : Sorte d'actions ou obligations financières. [L]

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