LA COLONIE

COMÉDIE EN TROIS ACTES, AVEC UN PROLOGUE.

Représentée par les Comédiens Français, le 25 Octobre 1749.

M. DCC. LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi

À PARIS. Chez la Veuve Duschesne, Libraire, rue Saint-Jacques, au Temple du Goût.


Texte établi par Paul FIEVRE, mars 2018

publié par Paul FIEVRE, avril 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:23.


EXTRAIT DU MERCURE DE FRANCE,

Premier et second Volume du mois de Décembre 1749. LE 25Octobre, les Comédiens Français donnèrent la première représentation d'une Comédie en trois actes, avec un Prologue, intitulée la Colonie, et qui fut suivie de la première représentation du Rival supposé, autre Comédie en un Acte, du même Auteur. La Comédie du Rival supposé nous à paru à tous égards un de ses meilleurs Ouvrages ; et nous avons trouvé celle de la Colonie très ingénieusement imaginée, conduite avec beaucoup d'art, et remplie de bon comique. Quelques évènements que nous ayons examiné certains traits auxquels on a reproché d'être trop licencieux, nous n'y avons rien aperçu qui dût blesser les oreilles les plus délicates.

Le lendemain de la représentation, le Ministre de Paris et le Procureur-Général, informés du murmure qui s'était élevé dans le Parterre à plusieurs endroits de ma pièce, envoyèrent chercher le manuscrit des Comédiens, et le double qu'on avait déposé à la Police, suivant l'usage. Ils furent très étonnés de n'y pas trouver la moindre obscénité, et firent dire aux Comédiens de continuer les représentations. Cet ordre suffisait pour ma justification. Je retirai ma pièce ; j'avais été trop indignement accusé pour vouloir qu'on la redonnât ; je retirai aussi le Rival supposé quoiqu'il eût eu beaucoup de succès.

On a dit depuis que dans ma Comédie de la Colonie, le principal Acteur ( feu Poisson ) était ivre ; que sa mémoire s'était brouillée ; qu'il avait bredouillé, et plus chargé son jeu qu'à l'ordinaire, et qu'il lui était échappé quelques gestes et quelques termes indécents. Mais pourquoi ne jeta-t-on le blâme sur cet acteur, que lorsque la pièce parut imprimée, et que l'on fut l'ordre que le Ministre, le Procureur-Général et le Lieutenant de Police avaient envoyé aux Comédiens ?


À Paris, ce 28 ocotbre 1749.

Vous pouvez imprimer, Monsieur, la Comédie de la Colonie* ; à l'égard d'une Préface, je n'ai jamais pensé à en faire une. Si quelques gens ont dit que cet ouvrage était rempli de traits licencieux, leur imposture a été bientôt confondue. Le Ministre et les deux Magistrats qui le lendemain de la représentation voulurent voir le manuscrit des Comédiens, m'ont rendu justice, et même d'une façon marquée. Cette pièce est absolument dans le genre comique, genre périlleux, et dans lequel on ne travaille plus. L'action se passe entre un paysan et deux valets dans la bouche de qui un auteur du siècle passé aurait peut-être cru, sans craindre de scandaliser personne, pouvoir risquer certaines plaisanteries. Je n'ai eu garde de penser qu'on pouvait les hasarder aujourd'hui : jamais les oreilles ne sont si délicates que lorsque la dépravation du coeur et la corruption des moeurs sont parvenues à leur comble. Je sais qu'il y aura des gens intéressés à soutenir que j'aurai fait des changements dans cette Comédie ; je n'ai rien à persuader à ces gens-la ; je dirai à ceux que j'estime, à ceux que je respecte, qu'elle est imprimée telle qu'elle a été représentée, sans que j'y aie ajouté ou retranché un seul mot : ils me croiront. Je suis, Monsieur, votre très humble serviteur.

SAINT FOIX.

* Elle parut imprimée, avec cette Lettre, le 2 Novembre, huit jours après la représentation.


ACTEURS DU PROLOGUE.

L'AUTEUR.

LA CABALE.

ACTEURS DE LA COMÉDIE.

LE GOUVERNEUR.

VALÈRE.

HENRIETTE.

RUSTAUT.

CRISPIN.

FRONTIN.

La Scène est dans une îe de l'Amérique.

Le texte est tiré des Oeuvres complètes de M. de Saint-Foix, Tome premier, Chez La Veuve Duschesne, 1778, pp. 451-532


PROLOGUE

SCÈNE PREMIÈRE.

Ce Prologue dont j'ose dire que l'idée est neuve, fut très-applaudi.

L'AUTEUR, seul.

J'avais fait un Prologue qui, je crois, aurait plu ; hier on envoie me dire qu'un accident inopiné empêche qu'on puisse le donner ; cela est cruel ! J'ai cherché vainement dans ma tête quelque autre idée ; je n'ai rien imaginé que de commun et de rebattu... Ah, le maudit métier !

SCÈNE II.
L'AUTEUR, LA CABALE, vêtue bizarrement.

LA CABALE.

Que fais-tu ici ?

L'AUTEUR.

J'y souffre.

LA CABALE.

Me connais-tu ?

L'AUTEUR.

Non, mais si vous êtes le diable qui se présente sous une figure agréable pour m'aider à sortir d'embarras, soyez le bien arrivé.

LA CABALE.

Qui es-tu ?

L'AUTEUR.

Un homme qui vivrait assez content, assez tranquille, s'il n'avait pas la fureur de faire des comédies.

LA CABALE.

Tu es auteur ; et la Cabale ne t'est pas connue ?

L'AUTEUR, lui faisant une profonde révérence.

C'est une justice que vous voudrez bien me rendre ; d'ailleurs je suis votre très humble serviteur.

LA CABALE.

Apparemment que tes comédies n'ont jamais été représentées ?

L'AUTEUR.

Toutes l'ont été ; la plupart même ont paru réussir : deux entre autres ont eu les plus grands applaudissements.

LA CABALE.

Et sans que je m'en fois mêlée ?

L'AUTEUR.

Certainement.

LA CABALE.

Tu es bien vain !

L'AUTEUR.

Non, c'est sans vanité ; je crois que le succès de l'Oracle et des Grâces n'a été dû ni à vous ni à moi.

LA CABALE.

À qui donc ?

L'AUTEUR.

Aux deux actrices qui y ont joué.

LA CABALE.

Tu me parais si singulier, que j'aurais presque envie d'être de tes amies.

L'AUTEUR, avec embarras.

Tenez... Madame... En vérité... Cette amitié-là me serait inutile ; je ne l'emploierais pas pour moi, et certainement je n'ai pas l'âme assez basse pour l'employer contre les autres.

LA CABALE.

Es-tu donc indifférent sur la réussite de tes ouvrages ?

L'AUTEUR.

Moi, indifférent sur la réussite de mes ouvrages ! Non, parbleu, je ne le suis pas ; pourquoi en ferais-je ?

LA CABALE.

Pourquoi donc refuser mon secours ?

L'AUTEUR.

Parce qu'il n'éblouirait pas nombre de personnes que je vois ici, et qu'il y a de certains succès sans estime dont je ne ferais pas flatté.

LA CABALE.

Écoute ; je ne te dissimulerai point que ce sont les deux comédies qui m'amènent.

L'AUTEUR.

Eh Madame !...

LA CABALE.

Et je vais commencer par te prouver qu'il faut que tu n'aies pas le sens commun. Réponds-moi ; ta Pièce en trois actes n'est-elle pas absolument dans le genre comique ?

L'AUTEUR.

Oui.

LA CABALE.

Est-il possible que tu n'aies pas réfléchi que le goût du Public n'ayant jamais été si délicat qu'il l'est à présent, rien par conséquent ne peut être aujourd'hui plus difficile que de le faire rire ?

L'AUTEUR.

Mais je vois qu'il rit tous les jours assez aisément.

LA CABALE.

Aux Pièces qui ont déjà été jouées, parce qu'il y vient uniquement pour s'amuser : aux nouvelles, il vient pour juger ; et cela fait une disposition d'esprit dont tu dois sentir toute la différence. Les gens mal intentionnés sont à l'affût de la moindre plaisanterie un peu hasardée ; ils dont souvent pis que d'empêcher d'entendre, en faisant entendre de travers ; et comme aux spectacles nous nous prêtons machinalement aux mouvements de ceux qui nous environnent, l'honnête homme qui d'abord aura tâché d'imposer silence, cède bientôt, n'écoute plus, le tumulte l'entraîne ; et telle pièce qui remise un an après fait plaisir, n'est pas achevée dans sa nouveauté.

L'AUTEUR.

Ainsi vous concluez qu'il ne faut plus penser à risquer du comique ?

LA CABALE.

Mais... Tu as dû remarquer qu'on n'en risque plus, et qu'on tâche de se frayer des routes nouvelles. Passons à ta petite pièce ; elle est dans un genre tout opposé ; c'est un Roi qui veut être aimé pour lui-même : tu m'avoueras que cela ne peut fournir qu'une faible intrigue, languissamment filée par des scènes de sentiments alambiqués, et qui, sans amuser le coeur, ne peuvent au plus que faire sourire de temps en temps l'esprit.   [ 1 Petite pièce : Le Rival supposé.]

L'AUTEUR, vivement.

Voilà bien parler en cabale ! Je soutiens qu'il y a dans ma petite comédie deux caractères neufs au théâtre, et assez bien contrastés pour jeter de la variété sur le fond le plus simple et le plus uniforme.   [ 2 Ceux de Dom Félix et de Florine.]

LA CABALE, du même ton.

Voilà bien répondre en auteur. Mais supposons (ce n'est qu'une supposition du moins) que tes deux Comédies soient passables, n'as-tu pas dû penser que plus on rirait à la première, et plus la seconde paraîtrait froide ?

L'AUTEUR.

Madame, deux jeunes personnes entrent dans le monde ; la gaieté de l'aînée fera-t-elle tort à l'air un peu sérieux et retenu de la cadette ? Non, et si elles ont d'ailleurs de quoi plaire, l'une et l'autre aura ses partisans ; je vous assure même que malgré leur caractère opposé, on trouverait nombre de gens qui s'accommoderaient volontiers de toutes les deux.

LA CABALE, d'un ton ironique.

Tu as raison ; on va commencer ; je t'ai dit mon petit sentiment ; adieu, je vais là-bas.

L'AUTEUR, courant après elle.

Vous n'irez, parbleu, pas. Je tâcherai de vous en empêcher.

Au Parterre.

Messieurs, je vous crois trop bonne compagnie, pour la souffrir parmi vous.

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE.
LE GOUVERNEUR, RUSTAUT.

LE GOUVERNEUR.

Bonjour, mon cher Rustaut, bonjour.

RUSTAUT.

Votre serviteur, Monsieur le Gouverneur.

LE GOUVERNEUR.

As-tu quelqu'affaire qui t'amène à la ville ?

RUSTAUT.

D'abord l'honneur de vous faire la révérence ; vous êtes mon protecteux, mon bienfaiteux.

LE GOUVERNEUR.

Je dois l'être ; je n'oublierai jamais ce combat où, sans toi, j'aurais perdu la vie.

RUSTAUT.

Morgué, vous vous ressouvenez toujours de ce petit service-là, comme si vous n'étiez pas un gros Seigneur. Je le disons à qui veut l'entendre ; vous avez l'âme toute aussi bonne, toute aussi reconnaissante qu'un simple particulier.

LE GOUVERNEUR.

Commences-tu à être un peu content du terrain que je t'ai donné ?

RUSTAUT.

J'en sommes contens, très contens ; je l'avons bien amélioré ; mais...

LE GOUVERNEUR.

Quoi ?

RUSTAUT.

On m'a chiffonné l'imagination ; ils disent que si vous veniez à mourir, on pourrait me chicaner sur la propriété, et qu'il faudrait donc que vous me baillissiez une patente.

LE GOUVERNEUR.

Tu en auras une ; tu n'as qu'à en parler à mon secrétaire.

RUSTAUT.

Morguenne, parlez-lui vous-même ; il a tant d'affaires ! Il me renverrait à ses Commis qui sont la plupart des impartinens.

LE GOUVERNEUR.

Comment donc ?

RUSTAUT.

Oui, Monsieur le Gouverneux, des impatrimens. Croiriez-vous qu'ils veulent avoir l'air de donner des audiences comme vous; qu'ils prennent une physionomie sèche et morguante, et qu'à peine saluent-ils les plus honnêtes gens d'une inclination de tête ? On rit un temps de leur fatuité et de leur suffisance ; mais, à la longue, on s'ennuie d'être obligé de ramper devant de pareils visages.

LE GOUVERNEUR.

Je suis charmé du portrait que tu m'en fais.

RUSTAUT.

Il est, morgué, d'après nature.

LE GOUVERNEUR.

J'y mettrai ordre, je t'en réponds.

RUSTAUT.

Et vous ferez bien ; la haine qu'inspirent les façons mal léchées de ces petits ours-là, ne laisse pas de rejaillir un tantinet sur le Maître.

LE GOUVERNEUR.

Je me charge de faire expédier moi-même ton affaire.

RUSTAUT.

Que vous êtes un brave homme ! Oserais-je raisonner encore un moment avec vous sur une autre matière? Vous allez faire bien des mariages?

LE GOUVERNEUR.

Oui.

RUSTAUT.

Les divers arguments que chacun débite sur la façon dont vous vous y prenez, me causent dans la tête un embrouillamini. Daignez m'expliquer un peu les choses.

LE GOUVERNEUR.

Volontiers.

RUSTAUT.

Je vous écoute.

LE GOUVERNEUR.

Sur la relation qui fut présentée à la Cour, il y a environ vingt ans, de la découverte d'une île, dans l'Amérique, dont le climat et le terroir étaient excellents, la situation très avantageuse, tu fais que le Ministre résolut d'y envoyer une Colonie, et de ne la composer que d'hommes et de femmes nouvellement mariés.

RUSTAUT.

Je fais cela, et que vous voulûtes bien en être le conducteux.

LE GOUVERNEUR.

Après avoir eu, pendant près de deux mois, un vent favorable, nous fûmes tout-à-coup accueillis d'une furieuse tempête.

RUSTAUT.

Oh ! La plus furieuse qui fut jamais ; je vivrions cent ans, que je nous en souviendrions, tant j'eumes de peur.

LE GOUVERNEUR.

Écartés de notre route, jetés dans des mers inconnues, nous n'échappâmes, pour ainsi dire à la mort qu'en faisant naufrage ; notre vaisseau se brifa sur cette côte ; heureusement elle est basse, tout le monde put s'y sauver, et personne ne périt.

RUSTAUT.

Oh ! Personne, qu'une servante, un singe et un apprenti douanier.

LE GOUVERNEUR.

Lorsque nous fûmes un peu remis de nos fatigues, nous avançâmes dans le pays ; il nous parut bon.

RUSTAUT.

Morgue, peut-être n'aurions-nous pas été si bien au lieu de notre destination.

LE GOUVERNEUR.

Malgré les Sauvages, nous nous y fortifiâmes ; et nous nous y sommes toujours maintenus depuis. Les enfants de l'un et de l'autre sexe qui y font nés, commencent à avoir seize à dix-sept ans ; il fallait songer à les marier : j'ai imaginé un projet par lequel, en contribuant à la satisfaction des riches et au soulagement de ceux qui n'ont pu encore le devenir, et en formant des alliances entre les uns et les autres, j'espère que je continuerai d'entretenir cette union et cette espèce d'égalité, si nécessaires dans un nouvel établissement. J'ai fait publier une première loi, par laquelle les filles font absolument exclues de toutes successions, et n'ont pas même un partage à prétendre dans les biens de leurs père et mère.

RUSTAUT.

Ainsi les voilà toutes aussi pauvres les unes que les autres.

LE GOUVERNEUR.

Ensuite j'ai ordonné que celles qui sont en âge d'être mariées, s'assembleraient a[u]jourd'hui dans les jardins du Château ; je les apprécierai suivant leur degré de beauté.

RUSTAUT.

J'entends ; selon la gentillesse de la fille, celui qui voudra l'épouser, sera obligé de donner plus ou moins. Morgué, vous tirerez bien de l'argent de cette vente-là !

LE GOUVERNEUR.

Cet argent ne me restera pas ; il sera distribue aux laides pour les aider à trouver des maris.

RUSTAUT.

À merveilles ! Voilà à ma droite une rangée de filles ; d'abord des belles ; ensuite des jolies ; puis après, ce qu'on appelle simplement des agréables ; à ma gauche, autre rangée ; d'abord de bien vilaines ; ensuite de moins vilaines et après, celles qui par leur taille ou la blancheur de leur corsage, rachètent un peu la difformité de leur physionomie. La somme qui aura été donnée pour avoir le plus belle, deviendra la dot de la plus laide, et ainsi des unes et des autres en proportion de laideur et de biauté... N'est-ce pas cela?

LE GOUVERNEUR.

Oui.

RUSTAUT.

Cela me paraît bien imaginé ; j'avons cependant une petite objection à vous faire.

LE GOUVERNEUR.

Voyons.

RUSTAUT.

J'avons souvent vu, en Europe, des gens riches être assez avaricieux, pour préférer de vraies guenuches qui avaient du bien, à de très-belles filles qui n'en avaient pas : croyez-vous qu'il n'en fera pas de même ici ?

LE GOUVERNEUR.

J'y ai pourvu ; dès qu'on sera en âge de se marier, personne de la Colonie ne pourra s'en dispenser et les riches seront toujours obligés de choisir parmi les belles, ou du moins parmi les jolies : d'ailleurs puisque tu me cites les moeurs de l'Europe, n'est-ce pas uniquement par air, pour briller et pour paraître au-dessus du commun, qu'on s'y pique d'avoir de magnifiques habits et de superbes équipages ? Eh bien, on se piquera de même ici d'avoir une belle femme, dès que sa possession y deviendra une marque d'opulence : on peut compter sur le succès d'une loi, quand la fatuité des hommes est intéressée à s'y conformer. Mais j'aperçois le jeune Valère ; on m'a dit que la crainte de perdre sa maîtresse le met au désespoir : éloignons-nous, pour ne pas l'exposer à manquer au respect qu'il me doit.

RUSTAUT, en s'en allant.

Morgué, quand j'y pense, la plaisante foire ! Et quels différents prix on va mettre à de la denrée, qui au fond ne fera cependant toujours que la même !

SCÈNE II.
Valère, Frontin.

VALÈRE, entrant sur le Théâtre avec toutes les démonstrations d'un homme au désespoir.

Eh laisse-moi, laisse-moi, te dis-je.   [ 3 Voir la première réplique du Misanthrope de Molière.]

FRONTIN.

Mais, Monsieur.

VALÈRE.

Mais, fut-il jamais un sort aussi cruel que le mien ! J'aime, je suis aimé ; rien ne semblait s'opposer à mon bonheur, lorsqu'il plaît à ce tyran d'imaginer une loi barbare. Ah ! Frontin, songe donc que ma chère Henriette est tout ce que la Nature a jamais formé de plus beau !

FRONTIN.

Elle est fort jolie.

VALÈRE.

Qu'elle fera par conséquent mise au plus haut prix...

FRONTIN.

Je n'en doute pas...

VALÈRE.

Que ma fortune est médiocre...

FRONTIN.

Maheureusement...

VALÈRE.

Et qu'ainsi voilà ma chère Maîtresse perdue pour moi !

FRONTIN.

Il y a toute apparence.

VALÈRE.

Non, Frontin, non, je ne la verrai point entre les bras d'un autre ; je me donnerais plutôt mille fois la mort.

FRONTIN.

Il est sûr que le vrai moyen de ne point voir ce que l'on craint, c'est de se tuer. En vérité, Monsieur, seriez-vous capable de vous livrer à un pareil désespoir ?

VALÈRE.

Ah ! La vie ne peut plus être qu'à charge, quand on est privé de ce qu'on aime !... Crispin ne revient point ?

FRONTIN.

Il n'a pas encore tardé.

VALÈRE.

Dans la cruelle agitation où je suis, que les moments sont longs !

FRONTIN.

Mais, Monsieur, je fais une réflexion : Mademoiselle Henriette n'a qu'à dire qu'elle a fait voeu de garder le célibat, et vous épouser ensuite secrètement...

VALÈRE.

Tu ne fais donc pas qu'un des articles de la loi porte, que toute fille qui refusera de se marier, devant être regardée, non seulement comme un objet inutile, mais même de mauvais exemple, sera chassée de la Colonie, et exposée dans les bois à la merci des sauvages ?

FRONTIN.

Je ne savais pas cela. Que diable, par toutes les mesures qu'a prises le Gouverneur pour qu'ici tout le monde se marie, il paraît qu'il a furieusement à coeur la propagation de la Colonie !

VALÈRE, avec impatience.

Je vais au-devant de Crispin.

FRONTIN.

Vous n'irez pas loin ; le voici qui accourt.

SCÈNE III.
Valère, Frontin, Crispin.

VALÈRE.

Eh bien, Crispin ?

CRISPIN.

Eh bien, Monsieur, j'ai trouvé Mademoiselle Henriette chez elle.

VALÈRE.

Que faisait-elle ?

CRISPIN.

Elle s'habillait.   [ 4 Les deux répliques qui suivent la question et l'affirmation sont inversées.]

VALÈRE.

Elle s'habillait ?

CRISPIN.

Sans doute. N'est-elle pas obligée d'aller chez le Gouverneur ? Pour y aller, ne faut-il pas qu'elle sorte; et : pour sortir, parbleu, il faut bien qu'elle s'habille ?

VALÈRE.

Ah, je t'entends ! Elle craint de ne pas assez briller dans ce funeste jour, qui sera le dernier de ma vie ! L'infidèle se paraît!

CRISPIN.

Je ne m'en suis pas aperçu ; mais comptez, Monsieur, qu'une fille, fût-elle capable de ne vouloir pas plaire, aura toujours dans les doigts un certain mouvement naturel et machinal, qui prendra soin de sa parure sans qu'elle y pense : c'est presque comme une fleur dont les feuilles s'arrangent toutes seules.

VALÈRE.

Était-elle triste ?

CRISPIN.

Oh ! Très triste. Je lui ai dit que vous souhaitiez de lui parler encore une fois, et que vous l'attendiez ici ; elle ne tardera pas 4 s'y rendre,

VALÈRE.

Hélas !

CRISPIN.

En revenant, j'ai passé au château ; j'y ai vu beaucoup de monde assemblé autour du Gouverneur ; je me suis approché ; il disait que s'il se présentait plusieurs rivaux pour la même personne, ils ne pourraient point enchérir les uns sur les autres ; mais qu'elle serait la maîtresse de choisir entr'eux celui qui lui plairait le plus, pourvu qu'il payât la somme à laquelle elle aurait été appréciée par le tarif ; ensuite il a fait publier ce tarif. Oh, ma foi, il est criant ! Les filles y font d'une cherté !... Pour en avoir une tant soit peu passable, il ne faudra pas parler de moins que de mille piastres ; et devineriez-vous à combien est la plus belle ?   [ 5 Piastre : Monnaie d'argent qui se fabrique en différents pays.]

Criant.

À dix mille.

VALÈRE.

Comment ? As-tu bien entendu ? Ne te trompes-tu point ?

CRISPIN.

Non, à dix mille piastres, vous dis-je.

VALÈRE.

Ô Ciel, je respire !... Quoi je pourrais me flatter... Grands Dieux ! Me serais-je jamais imaginé, que ma chère Henriette ne serait mise qu'à ce prix ? Ah ! On voit bien que le Gouverneur est âgé, et qu'il n'a ni mon coeur ni mes yeux !

CRISPIN.

Parbleu, il me semble cependant que c'est avoir les yeux assez jeunes, que de mettre une seule fille à pareille somme.

VALÈRE.

Mes amis, il ne me fera pas difficile de trouver les dix mille piastres. Il est vrai qu'il faudra que je vende une partie de mon bien...

CRISPIN.

Ah Monsieur !...

VALÈRE.

Il me restera une petite terre ; nous irons y vivre, ma chère Henriette et moi, contents, tranquilles, riches de la possession de nos coeurs...

CRISPIN.

Belle richesse !

VALÈRE.

Est-ce donc une grande fortune qui rend un mariage heureux ? Non, et lorsqu'on s'aime.

CRISPIN.

Mais on ne s'aime pas toujours.

VALÈRE.

L'amour qui nous unit est trop pur, trop tendre, trop sincère, pour que le temps puisse jamais l'affaiblir ; c'est un présent du Ciel.

CRISPIN.

C'est une tentation du diable, que de vouloir se mettre mal à son aise.

VALÈRE.

Oh ! Trève de remontrances, je t'en prie.

CRISPIN.

Trêve donc de folies, je vous en conjure.

VALÈRE.

Ma résolution est prise.

CRISPIN.

Il faut en changer.

VALÈRE.

Je me donnerais la mort, plutôt que de renoncer à ce que j'aime.

CRISPIN.

La mort est bien vilaine, mais beaucoup moins qu'un mauvais mariage; considérez.

VALÈRE, apercevant Henriette.

Considère toi-même que voici ma chère Henriette ; que je ne suis pas patient, et que tu me déplairais beaucoup, mais beaucoup, te dis-je, si tu continuais ces propos-là devant elle.

SCÈNE IV.
Valère, Henriette, Crispin, Frontin.

VALÈRE.

Avec quelle impatience je vous attendais ! J'apprends dans l'instant, que pourvu que je donne dix mille piastres, quelques offres que fassent mes rivaux, vous ferez la maîtresse de couronner mon amour. En vendant une partie de mon bien, il me sera aisé de trouver cette somme. Parlez, prononcez ; mon bonheur ne dépend plus que de vous.

HENRIETTE.

Vous ne devez pas douter que pour l'assurer,je ne sacrifiasse ma vie avec plaisir ; mais...

VALÈRE.

Quoi ?

HENRIETTE.

Mon cher Valère...

VALÈRE.

Eh bien ?

HENRIETTE.

Irai-je vous exposer à vous repentir un jour...

VALÈRE.

Me repentir, moi !

HENRIETTE.

Votre passion ne vous laisse à présent envisager que la douceur d'être uni à ce que vous aimez. L'objet le plus ardemment désiré, dès qu'on le possède, commence à perdre de ses charmes ; l'illusion de l'amour se dissipe ; les réflexions succèdent...

VALÈRE.

Qu'entends-je, ô Ciel ! Est-ce donc Henriette qui me parle ?

HENRIETTE.

Oui, c'est elle qui tâche de s'armer contre ses propres désirs, et qui trouve dans la tendresse même qu'elle a pour vous, des raisons de résister au plus doux penchant de son coeur ; c'est une amante qui devenue votre épouse, serait sans cesse inquiète. La moindre apparence de tristesse, la moindre froideur, que dis-je ? La moindre distraction de votre part, m'alarmerait ; je m'imaginerais toujours que vous dévoreriez des regrets ; et mon âme déchirée.

VALÈRE.

Ah ! Cessez, cessez ces vains détours ! Je lis au fond de votre âme perfide : jamais le pur et sincère amour n'y a régné ; la vanité seule l'occupe ; elle languirait dans les plaisirs innocents d'une vie douce et tranquille ; il lui faut le tumulte, le faste, et tous les vains amusements du monde ; le peu de fortune qui me resterait, ne pourrait vous les procurer ; voilà la véritable cause de vos refus.

HENRIETTE.

Vous ne le croyez pas ; non, vous ne le croyez pas ; vous me rendez plus de justice ; et vous êtes bien sûr que jamais amant ne fut plus tendrement aimé.

VALÈRE.

Je suis aimé ; et vous voulez ma mort ! Je jure qu'à l'instant qu'un autre recevra votre foi, vous me verrez percer ce coeur infortuné...

HENRIETTE.

Vous me faites frémir !... Cruel, à quoi voulez-vous me réduire ?

FRONTIN, à part, la contrefaisant.

Cruel, à quoi voulez-vous me réduire ? Voilà la chute ordinaire des femmes.

Se mettant entre eux.

Écoutez-moi l'un et l'autre : il me semble que j'imagine un moyen de vous unir, sans qu'il en coûte rien; il ne s'agirait que de trouver quelque physionomie baroque, bien ridicule, bien maussade, bien vilaine. Eh justement nous l'avons sous la main ; celle de Crispin fera notre affaire à merveilles.

CRISPIN.

La mienne !

FRONTIN.

Oui.

CRISPIN.

Haie, faquin !

FRONTIN, à Valère.

Monsieur, l'argent que donneront ceux qui voudront épouser les belles, ne doit-il pas être remis aux laides pour les aider à se procurer des maris ?

VALÈRE.

Telle est la loi.

FRONTIN.

Eh bien, nous allons habiller ce maraud-là en femme ; il n'est que depuis hier au soir ici ; son plat visage n'y est pas encore connu ; il a toujours demeuré, depuis cinq ou six ans, à cette petite terre, où l'on fait que vous avez une cousine infirme qui sort rarement, et qui n'a pas la réputation d'être jolie ; nous le ferons passer pour elle : il n'est pas douteux qu'on le jugera la plus laide, et que par conséquent les dix mille piastres que vous vous ferez engagé à donner pour Mademoiselle, lui reviendront ; vous vous chargerez de les lui remettre...

VALÈRE.

J'entends ; cette idée me plaît assez, et peut réussir.

À Henriette.

Qu'en dites-vous ?

HENRIETTE.

Je dis que dès qu'il ne s'agira point de déranger votre fortune, j'approuverai tous les moyens que vous pourrez employer pour que je fois à vous, et que je suis prête d'aider à la toilette de Mademoiselle.

VALÈRE, à Crispin.

Allons, viens mon cher ami ; viens vite que nous t'habillons.

CRISPIN.

Comment ? Comment ?... Quoi ? Monsieur, vous croyez... En vérité, il me semble que sans se piquer d'être régulièrement beau, on a certain air, certains traits...

VALÈRE.

Oui, certains traits gracieux, mignons, et que je ferai charmé de voir briller sous une coiffure de femme.

Lui donnant une bourse.

Refuseras-tu ces deux cents piastres que je te donne pour me procurer ce plaisir ?

FRONTIN.

Et refuseras-tu de profiter de la seule occasion de ta vie, où tu puisses avoir une physionomie heureuse ?

VALÈRE, l'emmenant.

Finissons, dépêchons ; nous n'avons pas un moment à perdre.

CRISPIN.

Mais, Monsieur.

VALÈRE.

Mais, le temps nous presse, te dis-je ; viens donc.

CRISPIN.

Parbleu, vous ferez bien attrapé, si le Gouverneur me met au rang des jolies ?

FRONTIN.

Tiens, si cela arrive, je me condamne à t'épouser.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.
Valère, Henriette.

VALÈRE.

Je suis au comble de mes voeux ; vous venez d'être déclarée la plus belle de la Colonie, et Crispin la plus laide ; les dix mille piastres que je dois donner, lui ont été adjugées ; notre stratagème a réussi ; rien ne s'oppose plus à mon bonheur. Concevez-vous bien, ma chère Henriette, tout le ravissement et tous les transports de mon âme ?

HENRIETTE.

Vous ne devez pas douter mon cher Valère, que je ne les partage.

VALÈRE.

Je vais vous posséder ; je vais posséder ce que j'adore, et tout ce que la Nature a jamais formé de plus beau ! Vous avez entendu ce murmure qui s'est élevé dès que vous avez paru au milieu de vos rivales ; elles ont dans l'instant cesse de l'être ; et c'est en lisant dans tous les yeux, que le Gouverneur vous a déféré le prix de la beauté.

HENRIETTE.

Quand on brûle d'une flamme sincère, on ne connaît d'autre prix de la beauté, que l'hommage du coeur de l'amant aimé ; et cette préférence que l'on me donnait, et dont vous avez peut-être cru que j'étais flattée, ne servait qu'à redoubler mes alarmes. Que serais-je devenue, si notre stratagème eût été découvert, et qu'il m'eût fallu renoncer à vous ?

VALÈRE.

Ma chère Henriette, ne pensons plus à ces cruels instants ; et ne nous occupons que des heureux moments que l'amour nous prépare... Il me semble que j'aperçois notre bienfaiteur... Oui, c'est lui-même.

SCÈNE II.
Henriette, Valère, Frontin, Crispin, en femme.

VALÈRE.

Approche, viens, mon cher Crispin ; viens que je t'embrasse ; tu es un garçon charmant d'être une fille aussi laide.

CRISPIN.

Avouez, Monsieur, que ma physionomie a joué de bonheur.

VALÈRE.

Joué de bonheur ? Ah ! Mon ami, elle jouait à coup sûr.

CRISPIN.

Parbleu, il faut que vous n'ayez pas regardé les concurrentes que j'avais : demandez à Frontin.

FRONTIN.

Il est certain qu'il y avait-là dix ou douze filles d'une figure bien étrange, bien bizarre, bien terrible ; mais cependant je n'ai jamais douté que la tienne ne l'emportât et même, s'il t'était permis de te présenter chaque année à pareille cérémonie, je parierais toujours pour toi.

VALÈRE.

Et moi aussi.

CRISPIN.

Cela est obligeant.

VALÈRE.

Tiens, je n'ai eu d'inquiétude, que tandis que tu dansais.

CRISPIN.

Comment ? N'ai-je pas commencé par faire mes révérences de bonne grâce ?

VALÈRE.

Il ne s'agit pas des révérences; mais ne doit-il pas toujours régner dans la danse d'une fille, de la décence, de la retenue, de la modestie ? En vérité par tes bonds, tes sauts et tes cabrioles, tu me faisais craindre à chaque instant, que le Gouverneur ne vînt à soupçonner ton déguisement.

CRISPIN.

Vous aviez tort d'avoir peur. Le Gouverneur a vécu longtemps à Paris ; et j'ai entendu dire vingt fois à feu mon père qui avait servi des Demoiselles à talents, qu'une danseuse, pour briller, devoir montrer sa jambe au moins jusqu'au genou ; oui, Monsieur, et n'eût-elle pas d'ailleurs plus d'attraits que moi, pourvu qu'elle fasse des entrechats et des gargouillades, elle sera sûre de captiver le coeur de vingt amants des plus riches.

VALÈRE.

Fort bien ; mais cependant je prie ma cousine de danser ce soir avec plus de bienséance.

CRISPIN.

Ce soir ? Croyez-vous donc que je resterai toute la journée sous cet accoutrement ? Je vous réponds que je vais le quitter ; que dès qu'il fera nuit, je retourne à la campagne, et que de longtemps on ne me reverra ici.

VALÈRE.

Il ne faut pas que tu disparaisses si vite.

CRISPIN.

Et pourquoi ? Mon rôle doit être fini.

VALÈRE.

Il est vrai ; cependant...

CRISPIN.

Cependant ? Cependant ?... Monsieur, vous connaissez le Gouverneur ; c'est un homme dur, fier, sévère, avec qui l'on ne badine point : si quelque accident allait malheureusement découvrir notre supercherie, il croirait que nous aurions voulu le jouer, et ce serait fait de moi ; ainsi donc mais morbleu, tenez ; que diable ? Justement le voici ; que cherche-t-il ?

SCÈNE III.
Le Gouverneur, Henriette, Valère, Crispin, Frontin, Rustaut.

LE GOUVERNEUR, à Valère et à Henriette.

Je viens vous faire mon compliment, et vous assurer du vrai plaisir que j'aurai à vous unir. Je ne puis pas faire valoir à la charmante Henriette le jugement que j'ai rendu et qui l'a déclarée la plus belle ; mon discernement y était intéressé ;

À Crispin.

Mais la cousine m'a quelque obligation : j'ai fait pencher la balance en sa faveur ; il y en avait deux ou trois, qui pouvaient peut-être lui disputer la préférence.

CRISPIN, d'un ton de prude.

Sans être trop vaine, j'ai bien senti, Monsieur le Gouverneur, que votre intégrité avait quelques petits reproches à se faire.

RUSTAUT, à part.

Morgué, si tous les Juges n'avaient pas la conscience plus chargée, ce serait une belle chose que la Justice !

LE GOUVERNEUR, à Valère.

J'ai été bien aise de dédommager en quelque sorte votre généreux amour, en faisant tomber à une de vos parentes les dix mille piastres que vous êtes obligé de payer.

VALÈRE.

Je ne fais, Monsieur, comment répondre à tant de bonté ; et je ne doute pas que ma cousine ne ressente, comme moi, tout ce que nous vous levons.

LE GOUVERNEUR.

Elle peut me marquer à l'instant sa reconnaissance, en recevant un époux de ma main ; c'est Rustaut...

FRONTIN, à part.

Miséricorde !

VALÈRE, à part.

Nous sommes perdus !

HENRIETTE, à part.

Tout va se découvrir !

CRISPIN.

Frontin, soutiens-moi !

LE GOUVERNEUR, à Crispin.

Comment ? Qu'est-ce donc, Mademoiselle ? Et d'où naît, s'il vous plaît, cette frayeur ?

CRISPIN, toujours d'un ton de précieuse.

Ah ! Monsieur le Gouverneur !... Tenez... C'est qu'en vérité... Je suis d'une santé si délicate... Le mariage me fait trembler.

LE GOUVERNEUR.

Vous ! Eh si, si donc ! Avec cette physionomie large et massive, vous sied-il d'affecter ces airs de mignardise ?

CRISPIN.

L'idée de devenir femme, me paraît si extraordinaire.

RUSTAUT.

Ce fera notre affaire, de vous y accoutumer.

CRISPIN.

Cela vous serait impossible ; et vous verriez que vous feriez obligé de me répudier.

VALÈRE.

Monsieur, daignez ne la point contraindre à ce mariage ; j'aime mieux m'accommoder avec Monsieur Rustaut, et lui donner une somme avec laquelle il trouvera aisément.

LE GOUVERNEUR.

Non, non ; quand j'ai dit une chose, je veux qu'elle s'exécute. Rustaut m'a sauvé la vie ; je trouve l'occasion de lui faire une petite fortune ; votre cousine l'épousera, ou nous verrons.

VALÈRE.

Mais...

LE GOUVERNEUR.

Mais, finissons.

À Crispin.

Mademoiselle, je vous laisse avec votre futur ; songez que je n'aime pas qu'on me résiste.

À Valère, à Henriette, et à Frontin.

Vous autres, suivez-moi.

Ils suivent le Gouverneur ; leur air, leurs gestes, et les mines que leur fait Crispin expriment l'inquiétude et l'embarras ou ils sont tous les quatre.

SCÈNE IV.
Crispin, Rustaut.

RUSTAUT.

Sans être un galant de profession, j'avons toujours, par-ci, par-là, un peu vécu avec le beau sexe je connaissons l'humeur des filles ; je savons que devant le monde elles font des simagrées, et qu'elles feignent de refuser ce qu'au fond du coeur elles voudraient déjà tenir. Ça, la petite, nous voici seuls ; arrangeons-nous.

CRISPIN, d'un ton précieux.

Arrangeons-nous ? Arrangeons-nous ? Voyez cet insolent ; ai-je donc l'air de ces filles avec qui l'on s'arrange ?

RUSTAUT.

Pargué, vous n'avez pas aussi de l'air de celles avec qui l'on se dérange : que diantre voulez-vous dire ?

CRISPIN.

Je veux dire... Je veux dire que vous êtes aussi grossier dans vos expressions que dans votre procédé.

RUSTAUT.

Quant à nos expressions, je les avons comme elles nous viennent ; et pour ce qui est de notre procédé, dès que c'est pour le mariage que je vous parlons, il nous semble qu'il n'a rien que de très honnête.

CRISPIN.

En effet, il est fort honnête, de vouloir se servir de l'autorité du Gouverneur pour m'épouser malgré moi ?

RUSTAUT.

Et pourquoi est-ce malgré vous ? Et quelles raisons avez-vous de nous refuser ?

CRISPIN.

Quelles raisons ?... C'est qu'en un mot, il est décidé que je n'aurai jamais de mari.

RUSTAUT.

Mais songez donc que la loi n'entend pas que l'on meure fille dans la Colonie.

CRISPIN.

Je ne compte pas aussi mourir fille.

RUSTAUT.

Ah ! Parguenne, l'aveu est drôle ! Vous n'aurez jamais de mari ; et cependant vous ne comptez pas mourir fille ! N'avez-vous point de honte ?...

CRISPIN, vivement.

N'avez-vous point de honte vous-même, de me pousser, de me presser, de me persécuter, et de me mettre, comme vous le faites, à ne savoir ce que je dis ? Fi, cela est criant !

RUSTAUT.

Tenez, je devinons à peu-près l'enclouure. Vous vous êtes amourachée de quelque jeune étourniau, à qui vous feriez bien aise de faire la fortune : grande sottise ! Vous verriez, que bientôt après les noces, il se moquerait de vous, aurait des maîtresses, mangerait votre dot, vous planterait là ensuite ; et ma foi, écoutez donc, vous n'êtes pas d'une figure à avoir des ressources. Je sommes, nous ; un homme mûr, sage, rangé, et qui ne nous soucions plus des femmes, qu'autant que pour n'être pas toujours le seul de notre race, je voudrions bien avoir un héritier ; vous nous le baillerez. Le Gouverneux fera son parrain, nous continuera sa protection ; et avec cette protection et vos dix mille piastres, je nous mettrons dans les affaires, je ferons fracas ; vous aurez les plus biaux habits, des bijoux, des piarreries.

CRISPIN, d'un ton ironique.

Des pierreries à Madame Rustaut ?

RUSTAUT.

Oui : oh ! tatigué, sans être glorieux, je ferons bien aise qu'on ne confonde pas notre femme avec la bourgeoise : dépêchez, vous dis-je, de nous bailler cette main là.

CRISPIN, toujours d'un ton de précieuse.

Ah ! Cessez donc de me tourmenter !

RUSTAUT.

Mais...

CRISPIN.

Mais, en un mot, renoncez à vos prétentions sur ma personne ; et comptez qu'elle n'est pas faite pour perpétuer la race des Rustauts.

RUSTAUT.

Cela suffit : j'allons retrouver Monsieur le Gouverheux ; il est diablement tenace dans ce qu'il a résolu : préparez-vous à sa visite ; elle vous rendra peut-être plus traitable.

CRISPIN, à part.

Ah ! Cette maudite visite, me fait trembler ; tâchons...

D'une petite voix douce.

Rustaut ? Rustaut ?

RUSTAUT, s'arrêtant.

Eh bien ?

CRISPIN.

En vérité, vous êtes d'une vivacité.

RUSTAUT.

C'est vous qui n'êtes qu'une barguigneuse.

CRISPIN.

Je ne fais pas avec quelles femmes vous avez vécu ; mais il faut que vous en ayez trouvé d'une facilité qui vous a gâté.

RUSTAUT, se rengorgeant.

Pourquoi n'en n'aurions-nous pas trouvé comme un autre ?

CRISPIN.

Croyez-vous donc qu'une jeune personne qui a de la pudeur, puisse se déterminer ainsi, tout d'un coup, à se jeter entre les bras d'un homme ?...

RUSTAUT.

Je croyons que plus une fille a toujours été sage, plus elle a d'impatience d'être épousée.

CRISPIN.

Je ne vous défends pas d'espérer.

RUSTAUT.

Je n'espérons jamais, de peur de nous tromper.

CRISPIN.

Je vous dirai plus ; votre figure ne me paraît point aussi ridicule qu'une autre pourrait la trouver.

RUSTAUT.

Vous êtes bien honnête !

CRISPIN.

Et je sens même qu'avec le temps, je pourrai me résoudre à couronner vos voeux.

RUSTAUT.

Eh, morguenne ! Il ne s'agit ni de voeux ni de couronne ; et je n'avons pas de temps à perdre. Je ne sommes pas grue ; on ne nous mène pas par le nez : tenez en un mot comme en mille, je voulons bien vous accorder deux heures pour vous déterminer à faire les choses de bonne grâce ; après lequel temps, si vous ne vous êtes pas mise à la raison, ceci deviendra l'affaire du Gouverneux : c'est un diable d'homme quand on lui résiste ; je vous laissons y penser; jusqu'au revoir, la petite.

CRISPIN, seul.

Si tu me revois, je ferai bien trompé. Je n'en puis plus ; non, non, une furie sortie de l'enfer ne serait pas si acharnée...

SCÈNE V.
Crispin, Frontin.

FRONTIN.

Eh bien, mon ami, où en es-tu avec ton futur ?

CRISPIN.

Où j'en suis, morbleu ? Où j'en suis ? C'est le manant le plus vif, le plus pressant, qui va le plus vite en besogne. Il veut que dans deux heures au plus tard je fois sa femme ; il parle déjà d'un héritier que nous aurons, dont le Gouverneur sera le parrain. Que diable, voilà le maudit embarras où tu m'as jeté !

FRONTIN.

Oh ! Ne m'accuse point mal-à-propos.

CRISPIN.

Mal-à-propos ? Comment n'est-ce pas toi qui as conseillé de me mettre en femme ?

FRONTIN.

Il est vrai ; mais pouvais-je prévoir qu'il y aurait un mortel assez déterminé, assez hardi pour penser à t'épouser ?

CRISPIN, se rengorgeant.

Tu vois, cependant.

FRONTIN.

Oui, je vois à présent, et plus je te regarde, qu'il y a des hommes qui épouseraient le diable pour avoir de l'argent.

CRISPIN.

Eh ! finis tes mauvaises plaisanteries ; viens vite m'aider à me débarrasser de tout ce maudit attirail ; le jour commence à baisser ; je ferai bien aise de décamper dès qu'il fera nuit.

FRONTIN.

Quoi ? Tu serais capable d'abandonner notre maître, lorsqu'il est plus que jamais dans l'embarras ?

CRISPIN.

Que lui est-il donc arrivé de nouveau ?

FRONTIN.

Le Gouverneur vient de lui déclarer, qu'il n'épousera point Mademoiselle Henriette, que ton mariage ne soit fait avec Rustaut.

CRISPIN.

Quelle tyrannie !

FRONTIN.

Cela est horrible ; et tu vois bien qu'il serait d'un mauvais coeur de penser à la fuite, et de ne pas rester ici pour m'aider à tâcher de tirer de peine deux pauvres amants persécutés, et qui nous récompenseront généreusement. Allons, mon ami ; plus les difficultés augmentent, plus il faut renouveler de courage, de zèle et d'industrie ; roidissons-nous contre les obstacles ; opposons la ruse à la force : voyons, cherchons, inventons

CRISPIN.

Écoute, je ne fais si c'est une influence de l'habit que je porte, car ordinairement je n'imagine pas si vite ; mais il me semble qu'il me vient tout-à- coup à l'esprit une fourberie qui pourrait. Où as-tu laissé Monsieur Valère ?

FRONTIN.

Il se promenoir, il n'y a qu'un moment, ici près avec Mademoiselle Henriette.

CRISPIN.

Cherchons-les : chemin faisant, je t'expliquerai mon idée.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.

CRISPIN, seul et toujours en femme.

J'ai affecté d'aller au château ; je m'y suis promené assez longtemps ; ensuite j'ai passé chez Mademoiselle Henriette, d'où me voilà revenu ici. J'ai eu le plaisir de voir que Rustaut avait l'oeil sur toutes mes démarches ; qu'il m'a toujours suivi de loin, et que je puis, je crois, compter que dans l'idée que je tâcherai de profiter de la nuit pour m'enfuir, il va faire sentinelle autour de la maison ; c'est ce que je souhaite ; c'est sur la crainte qu'il a que je ne lui échappe, que j'ai imaginé le tour que nous allons lui jouer. Entrons : Monsieur Valère et Frontin viendront faire ici la conversation dont nous sommes convenus ; il ne manquera pas de s'approcher dans l'obscurité pour écouter ; et je serais bien étonné s'il ne donnait pas dans le piège.

Il sort.

SCÈNE II.

RUSTAUT, seul.

La voilà rentrée, et sans se douter que j'étions à sa suite ; tant je nous sommes finement conduit pour observer toutes ses allées et ses venues. Elle a beau tournaïer, elle ne nous échappera pas ; j'avons trop d'envie d'être riche. Il est cependant plaisant, quand j'y pense, qu'ici l'on fasse fortune par la laideur de sa femme !... J'entends du bruit... On sort... Mettons-nous un peu à l'écart.

SCÈNE III.
Valère, Frontin, Rustaut, au fond du Théâtre et qui s'approche de temps en temps pour écouter.

VALÈRE.

Ma vilaine cousine t'envoie, dis-tu, chez Cléon ?

FRONTIN, à voix baffe, lui montrant Rustaut.

Le voyez-vous ?

VALÈRE, bas.

Je le vois.

FRONTIN, haut.

Oui, elle m'envoie chez Monsieur Cléon, pour lui dire qu'elle voudrait bien lui parler.

VALÈRE.

Frontin, cela me confirme dans mes soupçons.

FRONTIN.

Eh que soupçonnez-vous ?

VALÈRE.

Tu sauras que je l'ai rencontrée au château, et que je lui ai déclaré nettement, que puisque le Gouverneur persistait à vouloir qu'elle épousât Rustaut, il étoit inutile de prétendre résister plus longtemps ; elle ne m'a répondu qu'en biaisant. Mon ami, son dessein est de nous échapper; et je parierais qu'elle ne veut parler à Cléon, que pour le prier de lui en faciliter les moyens.

FRONTIN.

Cela se pourrait bien.

VALÈRE.

Cléon est de nos parents ; mais c'est moins par cette raison qu'elle s'adresse à lui, que parce qu'elle fait qu'il ne m'aime pas, et qu'elle espère qu'il se prêtera à tout ce qu'elle lui demandera, ne fût-ce que dans l'idée de me causer de la peine et de l'embarras.

FRONTIN.

Écoutez donc ; ma foi, il vous en causerait ; vous auriez beau protester de votre innocence ; le Gouverneur croirait toujours que vous auriez contribué à cette suite, et ne manquerait pas, par conséquent, de retarder plus que jamais votre mariage avec Mademoiselle Henriette.

VALÈRE.

La maudite cousine ! Et que je la donne de bon coeur à tous les Diables !

FRONTIN.

Vous ne leur faites pas un beau présent.

VALÈRE.

Lui convient-il de faire la délicate sur le choix d'un mari, et de mépriser Rustaut ?

FRONTIN.

Non en vérité ; car enfin il a l'air grossier, je l'avoue ; mais d'ailleurs il est homme d'honneur : chacun l'aime et l'estime dans la Colonie ; et il s'est toujours distingué dans les différents combats que nous avons eu à soutenir contre les Sauvages : à l'égard de sa naissance, je ne fais pas s'il est de la même famille ; mais j'ai connu en France des Rustauts qui occupaient des places assez considérables.

VALÈRE.

Il me vient une idée ; comme elle n'est que depuis quelques jours ici, et qu'elle a toujours demeuré à la campagne, elle ne connaît point Cléon.

FRONTIN.

Non.

VALÈRE.

Si nous lui supposions quelqu'un que tu lui amènerais comme étant lui ?

FRONTIN.

J'entends.

VALÈRE.

Que nous aurions instruit ?

FRONTIN.

Fort bien.

VALÈRE.

Et qui, en cas qu'elle ait véritablement pris la résolution de s'échapper, refuserait non-seulement de favoriser son dessein, mais qui la menacerait même d'en avertir le Gouverneur ? N'y a-t-il pas toute apparence que se voyant alors sans ressource et pressée de tous côtés, elle se déterminerait enfin à épouser Rustaut ? Qu'en dis-tu ?

FRONTIN.

Je dis que cela me paraît bien imaginé.

VALÈRE.

Mais où trouver ce quelqu'un pour jouer le personnage de Cléon ?

FRONTIN.

Attendez. Je connais un de mes amis. Moyennant de l'argent, j'espère. Il ne loge qu'à deux pas d'ici ; je vais lui parler.

VALÈRE.

Vas vite.

FRONTIN.

J'y cours ; rentrez, vous aurez bientôt réponse.

VALÈRE.

Je rentre.

FRONTIN, à part, en s'en allant.

Faisons semblant d'aller chercher l'ami en question ; Monsieur Rustaut, si vous ne gobez pas l'hameçon, je serai bien trompé.

SCÈNE IV.

RUSTAUT, seul.

Je ne nous attendions pas à ce que je venons d'entendre. Oh ! Ma foi, pour le coup, je crois que je pouvons nous tenir joyeux, et que voilà que notre mariage se terminera, même sans que je nous en mêlions, plus vite encore que je ne l'espérions. Quel plaisir quand je nous verrons avec dix mille piastres ! Il est vrai que d'un autre côté, je serons obligé de vivre avec une vilaine femme ; mais morgué combien connaissons nous de gens qui pour s'enrichir, vivent avec leur conscience qui est encore bien plus vilaine ! Je n'aurons, nous, rien à nous reprocher sur l'acquisition de notre opulence. Il me semble que l'entends venir quelqu'un. Serait-ce déjà Frontin et son ami ? La nuit est si noire...

SCÈNE V.
Rustaut, Frontin.

FRONTIN, affecte de venir le heurter en courant, et tombe.

Qui va là ? Qui va là ?

RUSTAUT.

Paix, paix, c'est nous.

FRONTIN.

Qui, nous ?

RUSTAUT.

Quoi, ne nous reconnAissez-vous pas Monsieur Frontin ?

FRONTIN.

Ah ! Je crois que c'est la voix de Monsieur Rustaut ?

RUSTAUT.

Et sa personne aussi.

FRONTIN.

Parbleu, votre personne est bien dure ! J'aimerais autant avoir heurté contre une borne.

RUSTAUT.

Il est vrai que je sommes assez ferme sur nos jambes ; mais, vous voilà bientôt revenu ? Avez6vous trouvé votre homme ?

FRONTIN.

Quel homme, et que voulez-vous dire ?

RUSTAUT.

Ce que je voulons dire ? Je voulons dire, que je n'avons pas perdu un mot de la conversation que vous avez eue ici, il n'y a qu'un moment, avec votre Maître ; J'étions-là.

FRONTIN.

Vous étiez-là ?

RUSTAUT.

Oui, et une preuve de cela, c'est que je sommes très content de vous ; vous êtes un brave homme, Monsieur Frontin, un homme véridique, qui fait rendre justice au mérite, et à qui je ferons, ma foi, un bon présent de noces.

FRONTIN.

Oh ! Monsieur Rustaut, vous avez trop de bonté ; et je voudrais trouver les occasions.

RUSTAUT.

Laissons-là les remerciements ; revenons à la petite manigance que Monsieur Valère a imaginée, et sur laquelle vous voyez bien qu'il serait inutile de faire le discret avec nous.

FRONTIN.

Très inutile, puisque vous avez tout entendu, et que d'ailleurs vos intérêts et ceux de mon Maître sont liés.

RUSTAUT.

Votre homme était-il chez lui ?

FRONTIN.

Je l'ai trouvé à sa porte.

RUSTAUT.

Fera-t-il notre affaire ?

FRONTIN.

Non.

RUSTAUT.

Eh pourquoi ?

FRONTIN.

Parce qu'il est si ivre, qu'il n'est pas possible de s'en servir.

RUSTAUT.

Que diantre ?... Eh bien, il faut vite courir chez quelque autre de vos amis.

FRONTIN.

Vite courir ? Vite courir ? Monsieur Rustaut, ce jour-ci est un jour de réjouissance ; on a prodigué au Château le vin et la bonne chère ; peut-être qu'à présent vous feriez vous-même ivre, si vous n'aviez pas eu votre mariage en tête.

RUSTAUT.

Cela se pourrait bien.

FRONTIN.

Il y a toute apparence que tous mes amis le sont ; j'ai toujours connu celui de chez qui je viens, pour un des plus sobres.

RUSTAUT.

Comment ferons-nous donc ?

FRONTIN.

Je ne sais.

RUSTAUT.

Ce petit stratagème de votre Maître était si bien imaginé !

FRONTIN.

Très bien imaginé... Si vous pouviez nous trouver quelqu'un ?

RUSTAUT.

Je venons si rarement à la ville, que je n'y connoissons personne.

FRONTIN, feignant de rêver.

Que diable... J'ai beau chercher ?... Écoutez, je pense.

RUSTAUT.

Quoi ?

FRONTIN.

Sauriez-vous déguiser votre voix ?

RUSTAUT.

Pourquoi nous demandez-vous cela ?

FRONTIN.

Parce que notre Demoiselle, n'ayant jamais vu Monsieur Cléon, on pourrait vous faire passer pour lui, auprès d'elle, tout comme un autre.

RUSTAUT.

Moi ! Et comment lui déguiser mon visage ?

FRONTIN.

Cela ne ferait pas difficile ; j'irais lui dire que je lui amène Monsieur Cléon ; mais qu'il l'attend ici, parce qu'étant brouillé avec Monsieur Valère, il ne veut pas entrer dans sa maison ; or dans l'obscurité, avec un autre habit, un chapeau enfoncé, une perruque qui vous couvrirait la moitié de la physionomie, je crois que vous seriez absolument méconnaissable.

RUSTAUT.

Je le crois aussi.

FRONTIN.

Il n'y a donc que votre voix.

RUSTAUT.

Que cela ne vous inquiète pas. Je vous dirons que j'avions quelquefois martel en tête sur la conduite de notre défunte femme ; j'allâmes un jour à un bal où elle était, et où certainement elle ne nous attendait pas ; je nous étions masqué en vrai freluquet ; je nous approchâmes d'elle, en déguisant notre voix ; je vantîmes ses charmes ; je lui fîmes entendre que je jouissions d'un gros bien, et que tout ce que j'avions, serait à son service. Elle nous répondit qu'il fallait que je fussîons un impudent pour oser lui parler sur ce ton-là ; qu'elle avait de la vertu, de l'honneur, et un mari qu'elle aimait ; et même, à certaine privauté que je voulûmes prendre, elle nous bailla un soufflet.

FRONTIN.

En vérité ?

RUSTAUT.

En vérité : or craignez-vous à présent que je ne puissions pas déguiser notre voix, lorsque notre femme, notre propre femme...

FRONTIN.

Non, non, et dès que vous avez par devers vous une preuve aussi peu équivoque.

RUSTAUT.

Trouvez seulement les habits ; et ne vous embarrassez pas du reste.

FRONTIN.

Ils seront bientôt trouvés ; je vais les chercher.

SCÈNE VI.

RUSTAUT, seul.

Jarni, je serions à présent bien fâché que son ami n'eût pas été ivre. Outre qu'on manie toujours mieux soi-même ses affaires, que ceux que l'on en charge, je pourrons, comme étant un vieux parent, et déclarant à notre Prétendue que si elle veut que je l'aidions, il faut qu'elle ait en nous toute confiance ; je pourrons, dis-je, lui faire finement de petits interrogats et la presser sur les raisons qu'elle a d'être si répugnante à nous épouser. Je ne sommes naturellement ni soupçonneux, ni jaloux ; et elle a d'ailleurs toute la physionomie d'une fille qui doit avoir toujours été bien respectée ; mais cependant, lorsque Monsieur le Gouverneux lui a proposé notre mariage, elle a paru si diantrement ahurie.   [ 6 Intérrogat : Ancien terme de pratique. Question faite par les juges ; l'ensemble des questions adressées devant le tribunal à l'une des parties. [L]]

SCÈNE VII.
Rustaut, Frontin, apportant des habits.

FRONTIN.

Voilà tout ce qu'il vous faut.

RUSTAUT.

Bon : aidez-nous à présent.

Après que Frontin lui a aidé à se déguiser.

Eh bien, qu'en dites vous ?

FRONTIN.

Je dis qu'il n'y a que le diable qui pourrait vous reconnaître : je vais vous annoncer.

Il sort.

RUSTAUT.

Ramenons les deux bouts de la perruque en devant, pour avoir l'apparence plus grave : j'affecterons de tousser de temps en temps ; et j'appuierons lentement sur nos paroles.

FRONTIN, à Crispin qu'il amène.

Mademoiselle, voilà Monsieur Cléon.

CRISPIN, à Frontin.

Allez ; laissez-nous.

SCÈNE VIII.
Rustaut, Crispin.

CRISPIN, affectant un ton d'embarras, de pudeur et d'innocents cependant toute cette scène.

C'est moins, Monsieur, l'honneur que j'ai d'être de vos parentes, que votre réputation qui m'a déterminée à avoir recours à vous : vous passez pour un si honnête homme, si charitable, si compatissant, que je me suis flattée que je ne vous implorerais pas en vain dans mon affliction.

RUSTAUT.

Je ferons charmé de vous être utile ; et vous pouvez nous parler en toute confiance.

CRISPIN, soupirant.

Par où commencer ?

RUSTAUT.

Ordinairement l'on commence par le commencement.

CRISPIN.

Vous savez, Monsieur, que j'ai toujours vécu à la campagne.

RUSTAUT.

Oui.

CRISPIN.

Si je n'étais pas à portée d'avoir cette éducation brillante, qui sert à cultiver les grâces du corps et de l'esprit, en revanche, je puis dire que du côté de la sagesse, j'étais élevée sous l'aile d'une mère.

Sanglotant.

Ah, Monsieur !

RUSTAUT.

Ne pleurez donc pas.

CRISPIN.

La pauvre femme ! Il semblait qu'elle prévoyait le malheur qui devait un jour m'arriver ? Je commençais à peine à parler, qu'elle me répétait sans cesse, qu'il falloir chasser d'auprès de moi les petits garçons, ne point badiner et ne point jouer avec eux. Plus je grandissais, plus elle me peignait tous les hommes comme des monstres. Vaines précautions ! Et qui me feraient presque croire qu'à la vertu il y a de la destinée comme à toute autre chose !

RUSTAUT.

Il ne faut pas croire cela, ma parente.

CRISPIN.

Ah ! Mon parent, quand je vois tous les jours tant de jeunes filles, qui dès l'âge de douze à treize ans, se mirent, se regardent, qui cherchent tes hommes, leur sourient, les agacent, enfin qui s'exposent sans cesse à tomber dans leurs pièges et qui cependant n'y tombent pas ; et que moi qui avais toujours vécu dans la retenue et la modestie....

RUSTAUT.

Eh bien vous, vous y avez été prise ?

CRISPIN.

Hélas !... Ce soupir vous en dit assez; épargner à ma pudeur un détail.

RUSTAUT.

Ah ! Je n'avons pas besoin du détail ; je le devinons de reste.

CRISPIN.

Si vous aviez vu l'ingrat à mes genoux ; si vous aviez entendu tous les serments qu'il me fit de n'être jamais qu'à moi ; et si vous vouliez un peu réfléchir que les meilleurs coeurs sont ordinairement les plus crédules, peut-être, Monsieur, votre infortunée parente exciterait-elle moins votre indignation que votre pitié.

RUSTAUT, à part.

Il faut avouer qu'il y a des hommes qui ont bien le diable au corps; et quelle chienne de découverte je venons de faire ! Mais, morgue, n'éclatons pas, je pouvons doucement en tirer parti.

À Crispin.

Vous êtes à plaindre ; voyons quel est le service que vous voulez que je vous rendions.

CRISPIN.

Le voici : entre nous, notre cousin Valère n'est qu'un freluquet, impatient de posséder sa peronnelle, et à la discrétion de qui je n'ai eu garde de me confier : je pense même que Rustaut n'aurait pas une grande considération pour lui ; au lieu que lorsqu'une personne d'âge et de poids comme vous, voudra bien parler à ce manant, je ne doute pas qu'il ne fasse attention à ce qu'elle lui dira. Je vous prie donc d'aller le trouver, et de lui faire entendre que je ne l'épouserai jamais d'autorité ; mais que s'il veut ne point trop presser les choses, vous espérez manier mon esprit de façon, que dans un mois, ou un mois et demi au plus tard, je serai sa femme.

RUSTAUT.

Serait-ce en effet votre dessein de l'épouser dans ce temps-là ?

CRISPIN.

Oui.

RUSTAUT.

Cela est obligeant pour lui, après votre aventure.

CRISPIN.

Après mon aventure ? Quand j'en aurais eu dix ; il me semble qu'il serait encore trop heureux de m'avoir.

RUSTAUT.

Certainement; il n'y a qu'une chose qui est embarrassante. Je connoissons Rustaut ; si malheureusement ; après les noces, il allait découvrir le peut accident qui vous est arrivé, il est brutal, et serait homme à vous tordre le cou ; ainsi je crois qu'il vaut mieux que je lui propose de votre part cinq mille piastres, à condition qu'il renoncera entièrement à vous.

CRISPIN.

Je ne lui donnerai rien du tout : n'ai-je pas besoin plus que jamais d'un mari ? Et je pense que ce drôle-là me conviendra assez.

RUSTAUT, ôtant la perruque et l'habit qui le déguisent.

Non, morguenne, ce drôle-là ne vous conviendrait pas. Me reconnaissez-vous ? Vous vous êtes confessée au Renard, ma poulette.

CRISPIN.

Voilà une bien indigne supercherie qu'on m'a faite !

RUSTAUT.

Ma foi, vous nous en prépariez une qui n'était pas trop honnête. Eh bien, voulez-vous encore nous épouser ?

CRISPIN.

Mais, après tout, seriez-vous donc le premier.

RUSTAUT.

Taisez-vous, effrontée ; et promettez-nous vite les cinq mille piastres ; sans quoi j'allons vous tympaniser d'importance.   [ 7 Tymapniser : Faire connaître à grand bruit (emploi vieilli). [L]]

CRISPIN.

Que veut donc dire cet insolent ? Et parle-t-on ainsi à une fille d'honneur ! Apprenez, faquin ; je ne crains point vos discours; ma réputation est trop bien établie. D'ailleurs personne n'ignore que j'ai refusé de vous épouser ; et l'on fait assez qu'un amant piqué, quand il est malhonnête homme, est capable de tout. Il convient bien à un manant de vouloir se venger comme un petit maître ! Allez, et renoncez à jamais à l'espoir de me posséder.

RUSTAUT.

Quelle impudence ! Je ne sais qui me tient... Morguenne, il ne sera pas dit que je serons entièrement la dupe de ceci. Tenez, je voulons bien rabattre à deux mille piastres ; mais si vous barguinez encore, j'allons tout conter à Monsieur le Gouverneux ; il nous aime ; et j'obtiendrons qu'il fasse examiner vos allures, d'ici à quelque temps, afin de voir si j'aurons été un calomniateux.   [ 8 Barguigner : Hésiter, avoir de la peine à se déterminer. [L]]

CRISPIN, à part.

Perdons quelque chose, plutôt que de nous jeter dans un nouvel embarras.

RUSTAUT, voyant venir le Gouverneur.

Justement, le voici.

CRISPIN.

Je vous promets les deux mille piastres ; mais du moins je compte sur votre discrétion.

RUSTAUT.

Oh ! Je vous verrions épouser notre meilleur ami, que je ne ferions qu'en rire.

SCÈNE IX ET DERNIÈRE.
Le Gouverneur, Henriette, Valère, Frontin, Rustaut, Crispin.

LE GOUVERNEUR.

Eh bien, êtes vous d'accord ?

RUSTAUT.

À peu-près, Monsieur le Gouverneux. Elle demande du temps ; je lui en accordons. Peut-être l'épouserons-nous ; peut-être ne l'épouserons-nous pas : bref, je sommes content ; et je vous prions de ne plus retarder le bonheur de Monsieur Valère, de qui je n'avons que sujet de nous louer.

LE GOUVERNEUR.

Si tu es content, cela suffit. Je ne considérais dans tout ceci que ton avantage, et n'attendais qu'après toi, pour faire célébrer les différents mariages arrêtés dans ce jour.

À Valère et à Henriette.

Venez, suivez-moi ; on va vous unir.

FRONTIN.

Monsieur Rustaut, vous m'avez promis un présent de noces ?

RUSTAUT.

Il est vrai, mon ami ; marie-toi ; et je t'assure celui que Mademoiselle me destinait.

CRISPIN, aux spectateurs.

Je parais hors d'affaires ; mais je suis plus embarrassé que jamais, Messieurs, si vous n'applaudissez.

Les Comédiens redonnèrent plusieurs représentations de cette comédie, il y a quelques années ; j'eus sujet d'être très content de l'accueil que lui fit le Public.

 



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Notes

[1] Petite pièce : Le Rival supposé.

[2] Ceux de Dom Félix et de Florine.

[3] Voir la première réplique du Misanthrope de Molière.

[4] Les deux répliques qui suivent la question et l'affirmation sont inversées.

[5] Piastre : Monnaie d'argent qui se fabrique en différents pays.

[6] Intérrogat : Ancien terme de pratique. Question faite par les juges ; l'ensemble des questions adressées devant le tribunal à l'une des parties. [L]

[7] Tymapniser : Faire connaître à grand bruit (emploi vieilli). [L]

[8] Barguigner : Hésiter, avoir de la peine à se déterminer. [L]

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