LA HARANGUE

OPUSCULE DRAMATIQUE

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De SACY, Claude-Louis-Michel de

À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes.


publié par Paul FIEVRE, septembre 2016.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:13:07.


PERSONNAGES

LE COMTE D'HÉBERVILLE.

PASQUIN, Valet du Comte.

LUCAS, jeune paysan.

COLETTE, jeune Paysanne.

RUSTAUD, Fermier.

GALONNIER, Tailleur.

TROUPE DE PAYSANS.

La Scène est dans le Château du Comte, à quelques lieues de Paris.

Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, La sympathie, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome second, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 377-416.


SCÈNE PREMIÈRE.
Le Comte, Pasquin.

PASQUIN.

Vous voilà donc enfin dans la Terre que vous venez d'acheter ! Cette acquisition me plaît fort.

LE COMTE.

Vous voulez donc bien l'approuver, Monsieur Pasquin ?

PASQUIN.

Ma foi, quand vous l'auriez faite uniquement pour me plaire, vous ne pouviez mieux réussir.

LE COMTE.

Le Château vous paraît bien bâti ?

PASQUIN.

C'est un Palais.

LE COMTE.

Le Parc vous semble bien planté ?

PASQUIN.

C'est un jardin des Fées.

LE COMTE.

Et le site vous est agréable ?

PASQUIN.

Il m'enchante.

LE COMTE.

Je suis charmé d'avoir rencontré votre goût. Sans votre approbation, j'étais le plus malheureux des hommes.

PASQUIN.

Une seule chose me déplaît.

LE COMTE.

Et quelle est-elle ?

PASQUIN.

C'est que vous soyiez venu ici incognito, et que vous n'ayiez pas fait annoncer notre arrivée dans le Village. À notre approche, on aurait sonné toutes les cloches ; les Paysans auraient pris les armes ; leurs filles vêtues de blanc se seraient rangées sur notre passage ; Messieurs de l'Arbalète seraient venus au-devant de nous avec leurs tambours et leurs drapeaux ; le Magifter nous aurait harangués : on nous aurait rendu enfin les honneurs qui nous sont dus.

LE COMTE.

Je suis bien fâché, Monsieur Pasquin, de vous priver de tous ces honneurs-là, mais vous savez que je hais le cérémonial.

PASQUIN.

Pour moi, je l'aime fort. Quand on sent ce que l'on vaut, on ne se refuse point aux hommages que le Public veut nous rendre,

LE COMTE.

Nos goûts font, en cela, différents, et vous aurez la complaisance de vous conformer au mien. Je ne veux point de tous ces honneurs dispendieux pour ceux qui les rendent, ennuyeux pour celui qui les reçoit. Je vais me reposer dans mon appartement ; j'y veux être seul. Si mes vassaux soupçonnent que je suis arrivé, s'ils viennent pour me saluer, dis leur que je leur fais gré de leur visite ; qu'ils suppriment tout cérémonial avec moi ; que je veux que nous ne faisions ensemble qu'une famille, dont je ferai le père ; que je les dispense des présents d'usage que la tyrannie féodale exigeait, et que j'irai chez eux tous faire connaissance avec eux, et leur donner des preuves de mon amitié.

PASQUIN.

Monsieur, je fuis obligé de vous représenter que, renoncer aux droits que vous donnent votre Seigneurie et votre naissance, x'est vous manquer à vous-même.

LE COMTE.

On ne peut mieux prouver sa noblesse, qu'en renonçant à d'injustes prérogatives, qui humilient l'utile et respectable laboureur, sans nous élever davantage.

PASQUIN.

Je n'entends rien à vos principes. J'ai servi un noble de deux jours, qui pensait tout autrement. Il venait d'acheter une Terre ; il la mangea toute entière à plaider contre ses vassaux, parce qu'à son arrivée, les arbalétriers n'avaient pas voulu baisser leur drapeau devant lui.

LE COMTE.

Trêve de conseils et d'exemples... Mais j'entends quelqu'un...

SCÈNE II.
Le Comte, Pasquin, Galonnier.

PASQUIN, au Comte.

C'est votre tailleur, qui vient vous apporter cet habit de campagne qu'il n'a pu finir avant votre départ de Paris.

GALONNIER.

Monsieur le Comte veut-il l'essayer ?

LE COMTE.

Cet essai est inutile ! Vous avez ma mesure, vous êtes habile.

GALONNIER.

Le plus savant homme peut se tromper, et si Monsieur le Comte voulait avoir un peu de complaisance...

LE COMTE.

Je n'ai pas ce loisir. Toi, si mes vassaux viennent, n'oublies pas de leur dire que je fuis indisposé, et que je ne puis les recevoir.

SCÈNE III.
Galonnier, Pasquin.

GALONNIER.

Cher Monsieur Pafquin , je vais vous faire une confidence ; vous êtes discret ?

PASQUIN.

Si je suis discret ! Vous savez comme j'en use, toutes les fois que mon Maître me charge de régler ses comptes avec vous. Trahir vos secrets, ne serait-ce pas me nuire à moi-même, puisque nous partageons ensemble ? Parlez avec confiance.

GALONNIER.

Il m'importe beaucoup de savoir si cet habit peut aller à la taille de Monsieur le Comte.

PASQUIN.

Quoi ! Ne l'avez-vous pas fait sur sa mesure ?

GALONNIER.

Non ; je l'ai fait pour un jeune Seigneur qui fait des affaires. Le prix était convenu à huit cent livres ; je l'ai racheté pour cent écus comptant, et mon jeune fou m'a fait son billet de huit cents francs.

PASQUIN.

Fort bien : et vous voudriez le vendre vingt-cinq louis à mon maître ?

GALONNIER.

Justement. Vous avez la même taille que Monsieur le Comte. Votre mesure est la sienne. Faites-moi le plaisir de l'essayer ; s'il vous convient, il lui conviendra.

PASQUIN.

J'y consens ; allons, ôtez mon habit... Peste du maladroit !... Eh ! Vite, donnez-moi l'autre...

Il se revêt de l'habit du Comte.

Que vous êtes gauche ! Ah ! Vous m'estropiez... Au Diable soit le maroufle !... Parbleu, cet habit me sied, on ne peut davantage. N'ai-je pas l'air d'un Petit-Maître de la Cour ?... Regardez-moi... Que dites- vous de cette démarche ?... N'ai-je pas l'air plus fier que mon Maître ?... La broderie est élégante ; la couleur est tendre... Mais vous voulez vendre cela vingt-cinq louis ?... Monsieur Galonnier, vous êtes un fripon.

GALONNIER.

Ah ! Je ne puis en conscience...

PASQUIN.

La conscience d'un tailleur ! Vous plaisantez.

GALONNIER.

Je ne plaisante point.

PASQUIN.

Allons, il faut bien faire tout ce que veulent ces coquins-là. Vous aurez six cents livres ; mais moi, combien puis-je vendre cet habit-là à Monsieur le Comte... là... en confcience ?

GALONNIER.

Sept cents francs.

PASQUIN.

Cent francs pour mon droit de courtage ! Ce n'est pas trop... Eh bien, Monsieur Galonnier, que dites-vous de notre Terre, de notre Château, de notre Parc ?

GALONNIER.

Tout cela est magnifique.

PASQUIN.

N'ai-je pas bien conduit cette affaire ? Mon maître se rendait difficile sur le prix ; il marchandait : mais j'ai vaincu son irrésolution, et j'ai su l'engager à donner douze mille francs plus que la Terre ne valait.

GALONNIER.

Et combien les vendeurs vous ont-ils rendu ?

PASQUIN.

Deux cents louis.

GALONNIER.

C'est bien peu : Monsieur Pasquin, vous avez trop de conscience. Mais votre fortune va s'accroître ; il y aura des baux à renouveler, des préférences à accorder, des pots-de-vin à recevoir. Vous êtes un heureux mortel. Les biens vous viennent en dormant, tandis que nous autres, pauvres Diables, il nous faut travailler comme des forçats, pour acquérir quelques chétives rentes ; encore ose-t-on nous dire que c'est du bien mal acquis.

PASQUIN.

Pensez-vous donc que je sois oisif dans cette maison ? Ne fuis-je pas valet-de-chambre, intendant, secrétaire ? Monsieur le Comte a toujours voulu avoir peu de Domestiques, pour être mieux servi. Ce système est fort bon pour lui ? Mais non pas pour moi.

GALONNIER.

Qu'est-ce que j'entends ? Quel bruit !... Ah ! C'est la députation du Village.

SCÈNE IV.
Pasquin, Galonnier, Rustaut, Lucas, Colette, Troupe de Paysans.

Les villageois entrent brusquement, de manière que Pasquin n'a pas le temps de se dépouiller de l'habit au Comte.

PASQUIN, à Galonnier.

Que faire ? Quel parti prendre ?

GALONNIER.

Tenez ferme ; payez d'impudence ; donnez-vous pour le Seigneur du Village.

RUSTAUD, à Lucas.

Allons, porte la parole.

LUCAS, à Rustaut.

Eh ! Parle toi-même : sa présence m'interdit.

PASQUIN, à Galonnier.

Mais puis-je jouer ici le rôle de Monsieur le Comte, sans qu'il en soit informé ?

GALONNIER, à Pasquin.

Ne saura-t-il pas qu'on vous a trouvé revêtu de son habit ? Peut-on contenir des langues de village ? Fier comme il est, il ne vous pardonnerait pas plus d'avoir porté son habit, que d'avoir été son représentant. Croyez-moi, tirez parti de cette circonstance.

PASQUIN,à Galonnier.

Et quel parti puis-je en tirer, si ce n'est d'attirer sur mes épaules une grêle de coups ? Monsieur le Comte n'est pas de ces maîtres complaisants, que l'on joue impunément.

RUSTAUD, à Lucas.

Il parle en confidence à quelqu'un de ses gens.

COLETTE, à Lucas.

Je ne sais ; mais, selon moi , ni le maître ni le valet n'ont l'air fort noble.

LUCAS, à Colette.

Paix !... S'il t'entendoit...

GALONNIER, à Pasquin.

On m'a assuré que les habitants de ce village apportaient une bourse au Seigneur le jour de son arrivée.

PASQUIN.

En ce cas, c'est moi qui suis le Seigneur du village...

Aux Villageois.

Que voulez-vous, mes enfants ?

RUSTAUD, s'approche d'un pas timide, et parle en tremblant.

Monsieur... le Comte...

PASQUIN.

Monsieur le Comte !... Ce titre est bien mesquin ! Je crois que, sans vous abaisser, vous pouvez me donner du Monseigneur ?

RUSTAUD.

Monseigneur...

PASQUIN.

Parlez plus haut.

RUSTAUD.

Monseigneur, vos très humbles vassaux.

PASQUIN.

Fort bien !... Très humbles vassaux... Après ?

RUSTAUD.

Viennent très respectueusement...

PASQUIN.

À merveille.

RUSTAUD.

Suivant un usage anciennement établi, vous présenter, à votre arrivée, une bourse de vingt-cinq louis.

PASQUIN.

Fort bien : jamais Seigneur n'a été harangué d'une manière plus éloquente.

Il prend la bourse et ne leur donne rien.

Allez, mes enfants, buvez à ma santé.

RUSTAUD.

Monseigneur...

PASQUIN.

Eh bien !

RUSTAUD.

Nous espérons que vous ne nous refuserez pas...

PASQUIN.

Ma protection ? Je vous l'accorde. Mais laissez-moi, je veux être seul : je suis indisposé... fatigué... harassé... J'arrive de Paris ; ces Duchesses sont de terribles femmes. Laissez-moi : je hais le cérémonial... Vous n'avez plus de présents à me faire ?

RUSTAUD.

Monseigneur, nous espérions que vous daigneriez vous conformer à l'usage.

PASQUIN.

Et quel est cet usage ?

RUSTAUD.

C'est que le Seigneur nous rend les vingt-cinq louis, et y en ajoute vingt-cinq autres de sa bourse.

PASQUIN.

Morbleu, ce n'est point un usage, c'est un abus ; je le réforme.

RUSTAUD.

Tous vos prédécesseurs l'ont suivi.

PASQUIN.

Oh ! Mes Prédécesseurs étaient des gens inimitables.

LUCAS, bas à Colette.

Fi ! Le vilain Seigneur que nous avons là !

RUSTAUD.

Monseigneur, nous réservions ces cinquante louis pour marier Lucas et Colette ; il était digne de vous de contribuer à cette bonne oeuvre.

PASQUIN.

Parbleu, la Colette est jolie. Approchez, la belle enfant... Encore... Est-ce qu'un joli homme vous fait peur ? Je ne suis pas toujours grand Seigneur ; je déroge quelquefois. Parbleu , voilà le minois le plus fripon.

Il veut l'embrasser, elle le repousse.

Vous faites la cruelle ? Je ne suis pas accoutumé à essuyer des refus.

COLETTE.

Il faudra vous y accoutumer, Monseigneur. Nous n'avons pas votre naissance, vos richesses ; mais nous avons la vertu, qu'on ne trouve guère dans vos familles.

LUCAS.

Monseigneur, je vous prie d'être à l'avenir un peu plus retenu ; ou je vous ferai voir, tout paysan que je suis...

PASQUIN.

Il ose me menacer ! Voilà un insolent maraud. Ah ! Tu t'avises d'être jaloux ! Parbleu tu auras de quoi l'être. Je viens de retrouver dans mon chartrier certains titres qui donnent au Seigneur certains droits, lorsque ses vassaux se marient...   [ 1 Chartrier : Recueil de ces chartes.]

LUCAS.

Oh ! Je vous défie d'exercer ces droits-là l

PASQUIN.

Tu voudrais t'opposer à des titres imprescriptibles ?

LUCAS.

Je m'en moque.

PASQUIN.

Je te plaiderai.

LUCAS.

Je ne vous crains pas.

PASQUIN.

Je te ruinerai.

LUCAS.

Je vous mets à pis faire.

PASQUIN.

Sais-tu bien que j'ai deux cousins dans la robe ?

LUCAS.

Quand vous en auriez cent, ils ne me condamneront pas par arrêt à laisser cajoler ma femme.

SCÈNE V.
Le Comte, Lucas, Pasquin, Rustaut, Galonnier, Colette, Troupe de paysans.

LE COMTE, derrière la coulisse, et dans l'éloignement.

Pasquin !...

PASQUIN, à Galonnier.

Monsieur le Comte m'appelle. Ah ! Je suis perdu, tout va se découvrir.

GALONNIER.

Pourquoi perdez-vous votre temps à cajoler cette villageoise ?

LE COMTE, toujours derrière la coulisse, et dans l'éloignement.

Pasquin !...

LUCAS.

Quelle voix vient de se faire entendre ?

PASQUIN, avec embarras.

C'est mon Intendant qui appelle mon secrétaire.

RUSTAUD.

Et ce secrétaire se nomme Monsieur Pasquin ?

LE COMTE, derrière la coulisse, mais plus près.

Pasquin !... Eh bien, ce maraud-là ne viendra point !

LUCAS.

Votre Intendant traite un peu cavalièrement votre secrétaire.

PASQUIN.

Oui : ils ont pris ensemble un ton familier qui me déplaît.

LE COMTE.

Il s'approche, et avance la tête hors de la coulisse, sans être aperçu.

Quoi ! Ce drôle-là est revêtu de mon habit, il reçoit les hommages de mes Vassaux ! Il faut que je me déguise, et que j'aille aussi lui présenter les miens.

SCÈNE VI.
Pasquin, Galonnier, Lucas, Rustaut, Colette, Troupe de paysans.

PASQUIN.

Ce Secrétaire est mon homme de confiance ; c'est un garçon très intelligent, très honnête. C'est à lui que vous vous adresserez, quand vous aurez quelques droits à payer, quelque grâce à demander, ou des baux à renouveler.

À Galonnier.

Monsieur le Comte n'appelle-t-il pas ?

GALONNIER.

Non, il se sera lassé de crier ; tout va bien.

PASQUIN.

J'approuve tout ce que fait Pasquin ; je ne m'en rapporte qu'à lui, je ne le désavoue en rien. Ainsi, vous sentez combien il vous importe de gagner son amitié. Croyez-moi, rendez-lui ce soir une visite dont il puisse être satisfait.

GALONNIER, à Pasquin.

La précaution que vous prenez est fort sage. Tirez aujourd'hui tout ce que vous pourrez de ces gens-là ; car demain, si tout se découvre, vous ferez renvoyé.

PASQUIN.

Mais quelle est cette figure noire qui s'avance ?... C'est mon Bailli sans doute ?

SCÈNE VII.
Le Comte, Galonnier, Pasquin, Rustaut, Lucas, Colette, Troupe de paysans.

Le Comte est vêtu de noir, enveloppé dans un manteau, par dessous lequel il cache un bâton. Il porte une grande perruque noire, et un large chapeau, rabattu de manière qu'il lui couvre le visage.

LE COMTE.

Monseigneur, je suis le dernier des Vassaux de votre Grandeur...

PASQUIN.

De ma Grandeur !... Ce drôle-là sait vivre.

LE COMTE.

Et je viens, en toute humilité, la supplier de me permettre de la haranguer.

PASQUIN.

Harangue, mon ami, tant que tu voudras. Mais doit on haranguer son Seigneur le chapeau sur la tête ?

LE COMTE.

Monseigneur, c'est pour me garantir de ma timidité naturelle, que je me couvre les yeux ; si je voyais l'auguste face de votre Grandeur, je tremblerais en lui parlant.

PASQUIN.

En ce cas ne te découvre point, je te le permets... Mais, dis-moi, seras-tu long ?

LE COMTE.

Je le serais, Monseigneur, si je voulais faire l'énumération de toutes les perfections, qu'on admire dans votre Grandeur ; mais je ferai court, pour ne pas faire souffrir votre modestie.

PASQUIN, à Gallonier.

Vraiment, ce maraud là n'est pas sot.

GALONNIER, bas à Pasquin.

Je ne sais, mais cet Orateur m'est suspect ; on ne parle point ainsi au village.

PASQUIN, bas à Galonnier.

Il me semble que Monsieur le Comte vient de m'appeler ?

GALONNIER.

Non, je n'ai rien entendu.

PASQUIN.

Allons, mon ami, hâte-toi de débiter ta harangue ; car il faut que j'aille parler à mon Intendant, qui m'attend dans la pièce voisine.

LE COMTE.

Monseigneur, nous avons tous béni le Ciel, lorsque nous avons appris qu'il nous donnait un Seigneur, dont la haute noblesse se décèle d'abord par tous les traits de son visage...

PASQUIN, bas à Galonnier.

Ce drôle-là est physionomiste... Monsieur le Comte ne m'appelle-t-il pas ?

GALONNIER, à Pasquin.

Eh non, vous dis-je.

PASQUIN, à Galonnier.

Je crains qu'il ne s'impatiente, et qu'il ne vienne ici troubler l'Orateur...

Au Comte.

Allons, mon ami, enhardis-toi, et hâte-toi de conclure.

LE COMTE.

Je finis... Un Seigneur généreux, libéral...

RUSTAUD, bas à l'Orateur.

Ma foi il ne l'est guère ; car, loin de nous rien donner, il nous a extorqué vingt-cinq louis.

LE COMTE.

Un Seigneur équitable et sévère, qui protégera ses vassaux contre l'injustice de ses gens.

PASQUIN, à part.

Tout ceci commence à m'inquiéter ; et quoique ma Grandeur soit au milieu de ses vassaux, je ne la crois pas en sûreté.

LE COMTE.

Et qui, si quelqu'un de ses valets, fourbe et fripon, s'avisait de les tromper et de les voler, saurait le châtier et lui donner les étrivières.   [ 2 Etrivières : Courroie à laquelle est suspendu l'étrier. Au plur. Coups d'étrivières. Recevoir les étrivières. Fig. Tout mauvais traitement qui humilie ou déshonore. [L]]

Le Comte jette à bas son chapeau et sa perruque, et poursuit Pasquin sur le théâtre à coups de bâton.

Ah ! Maître filou !

PASQUIN.

À moi, mes vassaux, à moi !

LES VILLAGEOIS, ensemble.

Défendons Monseigneur, défendons Monseigneur.

LE COMTE.

Mes amis, ce misérable n'est point votre Seigneur ; c'est mon Valet. C'est moi qui suis le Comte d'Héberville, et qui voyant Pasquin revêtu de mon habit, ai pris celui-ci pour venir le complimenter. Ah ! Si vous vous êtes avancés pour défendre ce maraud qui vous a volés, que ferez-vous pour moi quand vous connaîtrez mon coeur ?

LES VILLAGEOIS, ensemble.

Monseigneur ! ...

LE COMTE.

Point de Monseigneur, mes enfants ; je suis votre père, votre ami.

RUSTAUD, à Pasquin.

Monseigneur, nous permettez-vous d'aller rendre à ce Secrétaire qui a la confiance de votre Grandeur, une visite dont il soit satisfait.

LUCAS.

Monseigneur, je me marie ce soir... Venez, avec vos titres , vous présenter pour user de vos droits... Vous ferez bien reçu.

LE COMTE.

Quoi ! Mon ami , vous vous mariez ; et voilà sans doute la future ?

RUSTAUD.

Oui, Monsieur le Comte ; nous réservions pour le mariage de ces deux enfants le présent que nous offrons au Seigneur, et celui qu'il a coutume d'y ajouter en nous rendant le nôtre.

LE COMTE.

Mes enfants, tout vous sera restitué. Je donne de plus cinquante louis aux deux époux, et je fais les frais de la noce... Toi, misérable, je sais où je dois loger ta Grandeur.

COLETTE.

Ah ! Monsieur le Comte, pardonnez-lui que ce jour soit un jour d'allégresse et de clémence !

LE COMTE.

Je ne puis rien vous refuser, ma belle enfant ; je lui pardonne. Mais je veux, mes amis, que, pour quelqu'affaire que ce puisse être, vous ne traitiez jamais avec mes gens, et que vous vous adressiez toujours directement à moi. Un père ne souffre point de tiers entre ses enfants et lui.

À Pasquin.

Hé bien, Monsieur Pasquin, pensez-vous que je fois un bon orateur ? Êtes-vous content de ma harangue ?

PASQUIN.

Je me serais bien passé de la péroraison.   [ 3 Péroraison : Terme de rhétorique. Conclusion d'un discours. [L]]

 



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Notes

[1] Chartrier : Recueil de ces chartes.

[2] Etrivières : Courroie à laquelle est suspendu l'étrier. Au plur. Coups d'étrivières. Recevoir les étrivières. Fig. Tout mauvais traitement qui humilie ou déshonore. [L]

[3] Péroraison : Terme de rhétorique. Conclusion d'un discours. [L]

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