UNE FAUSSE INVITE

OU LE PIANO DE BERTHE

COMÉDIE DE SALON

Pour faire suite au Piano de Berthe (Comédie do Barrière).

Janvier 1889.

P. G.

PARIS TRESSE, ÉDITEUR 10 ET 11, GALERIE DE CHARTRES (PALAIS-ROYAL)

À PARIS, DES PRESSES DE D. JOUAUST, Imprimeur breveté RUE SAINT-HONORÉ, 338


Texte établi par Paul FIEVRE, Mai 2020

Publié par Paul FIEVRE, juin 2020

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:23.


PERSONNAGES

BERTHE DE BEAUMONT.

MADAME DE PRÉVAL.

JULIE, femme de chambre de Madame de Beaumont.

FRANTZ, artiste.

La scène est a Paris, chez Madame de Beaumont.

Extrait de "Entre les paravents, Petites récréations scéniques de salle et de famille", P.G., Janvier 1889, pp. 389-407. Cote BnF [8-YF-410]


UNE FAUSSE INVITE

SCÈNE PREMIÈRE.
Frantz, Berthe.

FRANTZ.

Oui, Madame, j'étais enfant de la Bretagne.

Pauvre pâtre, j'appris dans mon âpre montagne

Le chant en écoutant les oiseaux matineux

Et l'harmonie au bruit des vents tumultueux ;

5   En admirant des mains faites comme les vôtres

J'appris la statuaire ; enfin, comme bien d'autres,

Artiste je devins par un instinct heureux,

Comme chez nous, Madame, on devient amoureux.

BERTHE.

Et comment devient-on amoureux, chez vous ?

FRANTZ.

Dame,

10   Tout comme vous voyez.

BERTHE.

Monsieur Frantz !

FRANTZ.

  Oh ! Madame,

Pardon : l'aventure est qui chez vous m'a conduit

Singulière en effet; je me suis introduit

Céans d'une façon cavalière peut-être,

J'en conviens. En passant près de votre fenêtre,

15   Je vous entends soudain vous-même exécuter

Mon oeuvre favorite.

BERTHE.

Alors sans hésiter

Vous montez m'avertir avec franchise entière

Que je vous écorchais d'une horrible manière.

FRANTZ.

Pardon, Madame, encor ; si ma témérité

20   A pu vous offenser, croyez qu'en vérité

Je m'en repens au moins. Mais si la hardiesse

Et l'indiscrétion, qu'il faut que je confesse,

Tout à l'heure m'ont fait y pénétrer, eh ! Bien,

En ces lieux à présent l'amour seul me retient.

BERTHE.

25   Monsieur Frantz !

FRANTZ.

  Je l'avoue, oh ! Cela, sur mon âme,

Je ne m'en repens pas, par exemple, Madame.

BERTHE.

Écoutez-moi, Monsieur : si votre qualité

D'artiste excuse en vous une excentricité,

Que j'ai tort, je le vois, pourtant, d'avoir permise,

30   Faut-il d'aller plus loin que je vous interdise ?

D'ailleurs, sachez, s'il faut vous en faire l'aveu,

Que je ne suis pas libre et j'ai promis.

FRANTZ.

Parbleu

Ne tenez pas.

BERTHE.

Je dois bientôt par l'hyménée

Au Comte de Nerville unir ma destinée.

FRANTZ.

35   Qui ? Ce fameux sportsman dont ici j'aperçois

Le portrait, se peut-il ?

BERTHE.

Monsieur, oubliez-moi,

Je le veux, oubliez toute cette aventure.

FRANTZ.

Non, non, je ne le puis, Madame, je vous jure.

Vous oublier ! Non, car, plus je vous vois, en vous

40   Plus je crois retrouver un souvenir bien doux,

Une apparition suave et ravissante

Que j'eus autrefois, mais qui m'est toujours présente.

BERTHE.

En Bretagne peut-être ?

FRANTZ.

Oui, quelque part par là.

BERTHE.

Par un beau soir d'été ?

FRANTZ.

Justement, c'est cela.

45   Je m'en allais chantant et rêvant au nuage ;

Quand une jeune fille...

BERTHE.

En habit de village ?

FRANTZ.

Justement... égarée et cherchant son chemin

Se présente à ma vue.

BERTHE.

Et jusqu'au lendemain

Vous donnâtes abri sous votre toit modeste ?...

FRANTZ.

50   Précisément. Eh ! Bien la vision céleste

Qui m'apparut alors et rapide s'enfuit,

En vous il m'a semblé la revoir.

BERTHE, à part.

C'était lui !

FRANTZ.

Mais qu'avez-vous ? Parlez, vous paraissez émue.

BERTHE.

Rien... Cette jeune fille offerte à votre vue...

55   C'était moi.

FRANTZ.

  C'était vous, ce sylphe, ce lutin !

Vous, ô madame, ô Berthe, il est donc un destin I

JULIE, annonçant.

Madame de Préval.

FRANTZ.

Qui ?

BERTHE.

Tenez-vous tranquille,

Chat, c'est la propre soeur de Monsieur de Nerville.

FRANTZ.

Que le diable l'emporte.

BERTHE.

Hein ? Plaît-il ?

FRANTZ.

Enchanté,

60   Dis-je, de lui pouvoir être ici présenté.

SCÈNE II.
Berthe, Frantz, Madame de Préval.

MADAME DE PRÉVAL.

J'accours en toute hâte auprès de vous, ma chère,

Vous rassurer enfin sur le sort de mon frère.

Pour vous accompagner au concert de ce soir

Car sur lui vous comptiez et de ne pas le voir

65   Vous êtes étonnée à coup sûr, chère Berthe,

Lorsque vous l'attendiez de très bonne heure.

FRANTZ.

Oh ! Certes,

Madame ne l'attend plus du tout.

MADAME DE PRÉVAL.

Il a fait

Tout à l'heure une chute.

FRANTZ.

Une chute, en effet,

Des plus lourdes.

BERTHE.

Vraiment, j'ignorais... Je vous prie,

70   Dites-moi ce que c'est.

MADAME DE PRÉVAL.

  Voici, ma chère amie ;

Tantôt, en revenant de Longchamps,son cheval

S'est abattu.

BERTHE.

Grand Dieu !

MADAME DE PRÉVAL.

Sans se faire grand mal

Il est tombé du reste et peut en être quitte

Pour des contusions. De vous faire visite

75   Il ne se voulait pas pour cela dispenser,

Même à se mettre au lit il l'a fallu forcer ;

Mais j'ai cru l'y devoir contraindre par prudence.

FRANTZ.

Et l'on ose du ciel nier la providence.

BERTHE, le présentant.

Monsieur Frantz.

MADAME DE PRÉVAL.

Ce nom là ne m'est pas inconnu.

BERTHE.

80   Il doit à votre oreille être déjà venu.

Monsieur Frantz est artiste et son talent hors ligne

De quelque renommée a pu le rendre digne.

FRANTZ.

Sans doute ; et puis, ce point ne doit pas être omis,

Dons le petit journal j'ai plusieurs bons omis.

MADAME DE PRÉVAL.

85   Ah ! J'y suis, c'est monsieur qui doit se faire entendre

Ce soir à la salle Herz où nous allions nous rendre.  [ 1 Salle Herz : ou Salle des concerts Herz, ancienne salle de spectacle entre 1838 et 1885, situé 48 rue des Victoires (anciennement 38).]

FRANTZ.

C'est lui-même en effet.

MADAME DE PRÉVAL.

Nous regrettons hélas !

Doublement l'occident de mon frère, en ce cas,

Puisqu'il doit nous priver de ce plaisir.

FRANTZ.

Madame,

90   Comment donc.

MADAME DE PRÉVAL.

  Mais, je crois, le public vous réclame

Et nous ne voulons pas ici vous retenir.

FRANTZ, à part.

Bien au contraire. Oh ! Mais je pourrai revenir,

Car cette dame là, bien qu'étant à la pose,

Semble fine et se doute un peu de quelque chose.

MADAME DE PRÉVAL.

95   Nous vous applaudirons, j'espère, un autre soir.

FRANTZ.

Oh ! Je l'espère aussi, nous pourrons nous revoir.

MADAME DE PRÉVAL.

Plaît-il ?

FRANTZ.

Pour professeur, Madame la Comtesse,

Puisque vous m'agréez, souffrez que je m'empresse

De venir vous prouver mon zèle à ma façon

100   En vous donnant demain ma première leçon.

SCÈNE III.
Berthe, Madame de Préval.

MADAME DE PRÉVAL.

C'est votre professeur de chant ?

BERTHE.

Oui.

MADAME DE PRÉVAL.

Ses manières,

À ce que j'ai pu voir, m'ont paru singulières.

BERTHE.

C'est un artiste, il peut vous sembler singulier.

MADAME DE PRÉVAL.

Il m'a semblé surtout quelque peu familier.

BERTHE.

105   Vous croyez, je n'ai pas remarqué.

MADAME DE PRÉVAL.

  Toute émue

Encore, quand ici je vous ai prévenue

Du fâcheux accident à mon frère arrivé,

Je dois vous avouer que je n'ai point trouvé

Mainte réflexion qu'il s'est alors permise

110   Ni d'un tact bien exquis, ni tout à fait de mise ;

Sans doute il crut piquants les mots qu'il a lancés,

Ils m'ont à moi paru simplement déplacés.

BERTHE.

De grâce assurez-moi que Monsieur de Nerville

N'a rien de grave au moins.

MADAME DE PRÉVAL.

Mais non, soyez tranquille,

115   Je puis vous l'affirmer sur l'avis du docteur.

Mais, pour en revenir à ce jeune chanteur...

BERTHE.

Monsieur Frantz ne fait pas de l'art de la musique

Son étude exclusive et son objet unique ;

Il a comme sculpteur aussi quelque talent,

120   Il est poète et peint fort agréablement.

MADAME DE PRÉVAL.

Quel homme universel, mais un savoir semblable,

Il faut en convenir, est vraiment admirable.

BERTHE.

De railler vous avez grand tort, car c'est, je crois,

Un jeune homme en effet de mérite.

MADAME DE PRÉVAL.

Et pourquoi ?

125   Je parle du savoir, est-ce lui faire injure,

Mais non du savoir-vivre au moins, je vous assure.

BERTHE.

Vous êtes bien sévère, hélas ! À son égard.

S'il ne possède pas parfaitement tout l'art

De ces raffinements dont l'étude profonde

130   Recouvre d'un vernis chez les hommes du monde

La sottise et souvent la triste nullité,

Pour faire pardonner la singularité

De ses façons d'agir, se peut-il qu'on refuse

D'admettre en son talent une valable excuse ?

135   Il ignore en effet de ces dandys charmants,

Qui font de nos salons les plus beaux ornements,

L'aménité banale et les tours agréables,

Les manières enfin niaisement aimables ;

Mais il aime, il connaît le beau, le vrai, le grand,

140   Dont les arts qu'il cultive et que son coeur comprend

Sont, Madame, ici-bas, l'expression sublime ;

Il faut donc l'admirer, et non lui faire un crime,

D'ignorer et d'avoir même en aversion

Le faux et le mesquin et la convention.

MADAME DE PRÉVAL, à part.

145   Voilà qui m'inquiète un peu ; que me dit-elle ?

Haut.

Vraiment, vous défendez ce garçon, chère belle,

Avec une chaleur.

BERTHE.

Lui, mon Dieu non ; je veux

Combattre seulement des préjugés fâcheux,

Dont vos préventions, qu'en cette circonstance

150   Je ne partage pas, semblent la conséquence.

MADAME DE PRÉVAL.

Voulez-vous, chère amie, ici pour un moment

Que nous causions un peu tout amicalement

Comme deux bonnes soeurs, dites-moi ?

BERTHE.

Mais sans doute,

Je le désire aussi, parlez, je vous écoute.

MADAME DE PRÉVAL.

155   Vous avez toujours eu l'imagination

Romanesque et portée à l'exaltation ;

La folle du logis, il faut qu'on le confesse,

Chez vous de la maison est souvent la maîtresse.

BERTHE.

Bon, cela se traduit tout amicalement

160   Que je passe à vos yeux pour folle assurément.

MADAME DE PRÉVAL.

Non pas, mais que votre âme, impressionnable et vive,

Poétise aussitôt tout ce qui la captive,

Très merveilleusement, avec facilité.

Vous avez l'incroyable et belle faculté

165   De juger bien souvent avec trop d'optimisme

À travers les couleurs brillantes de ce prisme.

La mise négligée et les airs singuliers,

Le sans-gêne, un jargon pris dans les ateliers

Ne font pas que l'on soit grand artiste et j'atteste

170   Que ce n'est qu'un vernis aussi, lequel, du reste,

Recouvre bien souvent la même nullité

Et surtout, croyez-moi, non moins de vanité.

BERTHE.

Nous ne nous entendrons jamais, je le suppose,

Là-dessus ; vous plaît-il de parler d'autre chose ?

MADAME DE PRÉVAL.

175   Un dernier mot encor : nous nous sommes promis

En toute liberté, comme on fait entre amis,

Et réciproquement de pouvoir nous reprendre,

Nous donner des conseils, comme on en doit attendre

D'une amitié sincère, avec calme et douceur,

180   Suis-je pas votre amie et presque votre soeur ?

BERTHE.

Mais sans doute.

À part.

Oh ! Mon Dieu, si pourtant, et j'en tremble,

Elle savait...

MADAME DE PRÉVAL.

Et bien, chère Berthe, il me semble

Que vous chantez très bien et je crois, en effet,

Que de votre talent Nerville est satisfait.

185   Vous le charmez, sans prendre encor la peine extrême...

BERTHE.

Oh ! Ce n'est pas pour lui.

MADAME DE PRÉVAL.

Comment ?

BERTHE.

C'est pour moi-même

Que je veux acquérir plus de perfection.

MADAME DE PRÉVAL.

En ce cas faites-moi cette concession,

Bien légère après tout, et vous-même peut-être

190   Allez en convenir, prenez un autre maître,

Car mon frère aurait peine à souffrir les façons

Du jeune homme qui doit vous donner des leçons,

Qu'on voit, faute de tact, avec un aplomb rare,

Oublier la distancé enfin qui vous sépare.

195   Vous savez si Nerville a pour vous de l'amour.

BERTHE.

Mais vous me permettrez de trouver en ce jour

Votre prétention étrange et peu civile ;

Je suis libre, je pense, et Monsieur de Nerville...

MADAME DE PRÉVAL.

Achevez.

BERTHE.

Il n'a pas plus qu'un autre le droit

200   De contrôle, après tout, sur mes actes, je crois.

MADAME DE PRÉVAL.

Pas plus qu'un autre, ah ! Berthe ! Eh ! Quoi,de qui nous aimé

La tendre affection à vos yeux n'est pas même

À quelque complaisance un titre saint et doux ?

Ne va-t-il pas bientôt devenir votre époux ?

BERTHE.

205   Qui sait ?

MADAME DE PRÉVAL.

  Vous m'effrayez, je n'ose vous comprendre,

Son coeur serait percé s'il pouvait vous entendre.

Mais ce n'est pas le vôtre, amie, en ce moment

Qui parle, je le sais ; ce n'est qu'un mouvement

D'impatience auquel vous cédez de la sorte,

210   Que vous regretterez bientôt et qui vous porte

À dire beaucoup plus que vous ne voudriez.

BERTHE.

Eh ! Bien, vous vous trompez, non, Madame, croyez,

Loin d'aller au-delà de ma pensée entière,

Qu'en deçà, mes discours sont restés, au contraire,

MADAME DE PRÉVAL.

215   Que dites-vous ?

BERTHE.

  Je dis que suis désormais

Moins décidée à cette union que jamais,

Que vos prétentions et votre malveillance

Me font peu soupirer après votre alliance.

MADAME DE PRÉVAL.

Qu'entends-je ? Assurément ce n'est pas sérieux,

220   Voyons, c'est impossible. Il serait curieux

De nous fâcher pourtant à ce propos ensemble

De ce petit monsieur mal appris, il me semble.

BERTHE.

Pardon de vous laisser, Madame, en vérité,

L'imagination et la vivacité

225   Me pourraient emporter presque aussi loin peut-être

Que l'obligeance ici que vous faites paraître.

SCÈNE IV.

MADAME DE PRÉVAL, seule.

Non, je n'y comprends rien ; que veut dire cela ?

Quel étrange caprice est-ce que celui-là ? -

Car enfin je ne dois et pas un instant même

230   Je ne puis supposer que ce jeune bohème

Sur elle ait par hasard fait quelque impression. -

Pourtant elle eut toujours l'imagination

Romanesque et portée à l'extraordinaire ;

Son coeur est excellent, son esprit, au contraire,

235   Trop vif, n'a pas toujours été bien dirigé.

- Que mon frère serait maintenant affligé

S'il pensait qu'un rival... et quel rival encore !

Car je suis inquiète, et lui, lui qui l'adore,

À plus forte raison le serait-il aussi. -

240   Mais non, non, je suis folle en m'alarmant ainsi,

Je connais Berthe, elle est un peu capricieuse,

Elle a ses nerfs ce soir. - Ah ! je suis curieuse

D'en avoir cependant le coeur net s'il se peut.

Elle sonne.

Et si, par un malheur que je redoute peu.

245   Mes craintes se trouvaient avoir quelque justesse,

Ah ! Je dois arracher cette pauvre comtesse

Au danger qu'elle court et m'efforcer aussi

Que Nerville à jamais ignore tout ceci.

SCÈNE V.
Madame de Préval, Julie.

JULIE.

Madame m'a sonnée... ah ! pardon.

MADAME DE PRÉVAL.

Oui, Julie,

250   C'est moi qui vous appelle, écoutez, je vous prie :

Qui donc, le savez-vous, est venu présenter

À Madame un monsieur qui vient de nous quitter ?

JULIE.

Qui ? Monsieur Frantz, Madame, un artiste, un jeune homme ?

MADAME DE PRÉVAL.

Justement, oui, je crois, c'est ainsi qu'il se nomme.

JULIE.

255   Mais il s'est présenté lui-même.

MADAME DE PRÉVAL.

  Oui-dà, comment ?

JULIE.

Oh ! De façon fort drôle et très burlesquement.

Madame ne vous l'a pas contée ?

MADAME DE PRÉVAL.

Au contraire,

Si fait, mais trop en gros et pas d'une manière

Détaillée, et c'est là ce que j'aurais voulu,

260   L'histoire m'a paru fort bizarre et m'a plu

Et ce sont les détails que de vous je réclame,

Ils devront m'amuser.

JULIE.

Il parait que madame

Chantait de Monsieur Frantz la romance au moment

Oh sous cette fenêtre il passait justement ;

265   Je fermais les volets et lui, qui de la rue

Levait pour écouter la tête alors, m'a vue.

Soudain il a tiré de sa poche un gros sou

Qu'à travers le salon il jeta tout à coup.

MADAME DE PRÉVAL.

L'insolent !

JULIE.

Justement, c'est là ce que Madame

270   S'est écriée aussi, comprenant l'épigramme.

Mois, pour montrer combien son approbation

Importait peu céans, sans hésitation

Elle a repris son air et, du plus fort je pense

Qu'elle à pu, s'est remise à chanter sa romance.

MADAME DE PRÉVAL.

275   Comment ? Mais c'était donc vouloir en vérité

Le provoquer ?

JULIE.

Aussi, Madame, il est monté,

Afin de nous montrer, officieux critique,

Comment il entendait qu'on chantât sa musique.

MADAME DE PRÉVAL.

Fort bien, ce monsieur-là ne manque pas d'aplomb.

280   Et comment sur le champ Madame de Beaumont.

Ne l'a-t-elle donc pas fait jeter à la porte ?

JULIE.

Ce n'était point aisé, Madame, et de la sorte

Nous n'avons jamais pu, malgré tous nos efforts,

Nous en débarrasser et le mettre dehors.

285   Madame en sa présence a d'abord su me dire

De prendre une lumière et de le reconduire.

Vous croyez qu'il se l'est tenu sitôt pour dit

Et qu'il s'en est allé, confus, tout interdit,

Comme un autre à coup sûr à sa place eût pu faire ?

290   Ah ! Bien oui, pas du tout. Il a bon caractère.

Après ce camouflet, il a voulu d'abord

Mettre le piano de Madame d'accord.

Sa besogne finie, il s'est, ne vous déplaise,

Mis à tout regarder ici tout à son aise,

295   Les objets d'étagère ainsi que les tableaux,

Prenant pour les mieux voir ceux qui lui semblaient beaux ;

Il a même brisé certaine statuette.

Puis, il a dans ses doigts fait une cigarette,

Qu'il a fumée.

MADAME DE PRÉVAL.

Ah ! Ça c'est donc un vrai goujat

300   Que ce monsieur ; d'ailleurs, je m'en doutais déjà.

JULIE.

Je ne sais, mais, Madame, il mêlait à vrai dire,

Tout cela de propos si plaisants, que de rire

On était obligée au lieu de se fâcher

Et que je ne savais comment l'en empêcher,

305   Ni comment m'en défaire. Ah ! C'est que ces artistes,

En général au moins, ne sont pas des gens tristes.

L'originalité de ses distractions

Me désarmait ainsi que ses réflexions.

MADAME DE PRÉVAL.

Vous aimez, je le vois, les artistes, Julie.

JULIE.

310   Il est vrai, car chez eux point de mélancolie,

Ils m'ont toujours paru d'une charmante humeur

Tous ceux que j'ai connus, gens d'esprit et de coeur.

Et vous voyez aussi que Madame eût beau faire

Elle n'a contre un d'eux pu tenir sa colère

315   Et qu'il fallut, malgré l'amour-propre irrité,

Lui pardonner enfin son excentricité.

MADAME DE PRÉVAL.

Celui-ci vous a plu.

JULIE.

Beaucoup, oui.

MADAME DE PRÉVAL.

Je parie

Qu'il vous a débité quelque galanterie.

JULIE.

Ce n'est pas pour cela, Madame.

MADAME DE PRÉVAL.

Oh ! Je crois bien

320   Et je n'en doute pas un instant ; mais enfin

Ne vous a-t-il pas dit qu'il vous trouvait jolie ?

JULIE.

Il est vrai, je l'avoue.

MADAME DE PRÉVAL.

Eh ! Je comprends Julie,

Que l'on ait sans ennui pu l'écouter un peu

Et qu'il ait pu rester.

JULIE.

Oh ! Ces gens-là, mon Dieu,

325   Disent tout ce qui vient leur passer par la tête.

MADAME DE PRÉVAL.

Vous me faites l'effet d'avoir fait sa conquête,

Savez-vous bien, Julie ?

JULIE.

Oh ! Madame, je vois,

Veut plaisanter.

MADAME DE PRÉVAL.

Mais non, pas du tout ; et pourquoi,

Si vous l'avez charmé, puisqu'il a su vous plaire ?...

JULIE.

330   Pas pour mari.

MADAME DE PRÉVAL.

Pourquoi !

JULIE.

  Je veux un militaire.

MADAME DE PRÉVAL.

C'est différent.

À part.

Allons, j'ai mon projet, c'est bien.

Haut.

Près de mon frère il faut que je retourne enfin,

Je vais auparavant aller embrasser Berthe.

SCÈNE VI.
Julie, Frantz.

FRANTZ.

C'est encor moi.

JULIE.

Comment encor vous ? Ah ! Mais certes

335   Vous abusez, Monsieur.

FRANTZ.

  Je le sais parbleu bien

Que j'abuse.

JULIE.

Oh ! Vraiment vous ne doutez de rien i

Mais, pour cette fois-ci, Madame, je vous jure,

Ne vous recevra pas.

FRANTZ.

Le crois-tu ?

JULIE.

J'en suis sûre.

FRANTZ.

Tu me recevras, toi.

JULIE.

Si cela vous suffit...

FRANTZ, à part.

340   Mettons l'occasion que je trouve à profit

Pour gagner là soubrette.

Haut.

On pourrait, je le pense,

Se contenter à moins et cela me compense.

JULIE.

Ah ! - Vous m'obligerez infiniment pourtant

En veuillant bien d'ici repartir à l'instant ;

345   Madame en vous voyant en cet lieux pourrait croire...

FRANTZ.

Que la société me plaît. C'est bien notoire,

Quel grand mal qu'on le croie !

JULIE.

Il se peut que ce soit

Votre avis...

FRANTZ.

Mais sans doute et, comme artiste, moi,

Toute perfection, toute beauté m'attire.

JULIE.

350   Au moins vous n'êtes pas revenu pour me dire

Ces choses-là, Monsieur, j'espère.

FRANTZ.

Et pourquoi pas ?

JULIE.

Vous auriez eu grand tort de perdre ainsi vos pas

Et pourriez sur le champ retourner, je suppose ;

Je n'en crois pas un mot.

FRANTZ.

Bon ; parlons d'autre chose.

355   Cette dame, la soeur du monsieur au cheval,

Qui tout à l'heure ici...

JULIE.

Madame de Préval.

FRANTZ.

Justement ; j'ai grand peur qu'elle ait, je le confesse,

Voulu me démolir auprès de ta maîtresse.

JULIE.

Ce n'est pas impossible.

FRANTZ.

Ah ! Tu vois bien, il faut

360   Que je me reconstruise à présent à nouveau.

JULIE.

Madame de Préval est encore ici.

FRANTZ.

Diable,

Je dois être assez bien arrangé.

JULIE.

C'est probable.

FRANTZ.

Et depuis tout ce temps, elle doit être, ô ciel !

Sur ma ruine en train de répandre du sel.

JULIE.

365   Je le crois, vous pouvez repartir.

FRANTZ.

  Au contraire.

JULIE.

Madame de Préval, Monsieur, est assez fière

Et pourrait bien, pour prix de votre entêtement,

En vous voyant, vous faire un mauvais compliment.

FRANTZ.

Bah ! Je ne pense pas et d'ailleurs je m'en moque,

370   Car ta verras qu'ici c'est moi qui l'interloque,

Avec un peu d'aplomb.

JULIE.

Et vous n'en manquez pas.

FRANTZ.

Car n'est-il pas honteux, après avoir hélas !

Définitivement pénétré dans la place

À force de valeur, de souffrir qu'on m'en chasse ;

375   Par quelque noir complot ou quelque trahison ?

JULIE.

Affaire d'amour-propre.

FRANTZ.

Eh ! Non, cette maison

Me plaît ; c'est bien meublé, c'est coquet ; je peux dire

Que c'est même très chic. Il semble qu'on respire

De tous côtés ici comme un parfum charmant

380   D'aristocratie et... de patchouli.

JULIE.

  Vraiment ?

FRANTZ.

Et puis de ce logis la maîtresse est charmante.

JULIE.

Vous trouvez ?

FRANTZ.

Et de plus, charmante est la suivante.

Frantz prend Julie par la taille pour l'embrasser. Au même moment parait Madame de Préval, Julie se sauve.

JULIE.

Madame de Préval.

FRANTZ.

Il s'agit d'être fort.

SCÈNE VII.
Madame de Préval, Frantz.

MADAME DE PRÉVAL.

Je suis charmée ici de vous trouver encor.

FRANTZ.

385   Vraiment, Madame ? Et bien je craignais le contraire,

Il faut que je l'avoue avec franchise entière.

MADAME DE PRÉVAL.

Et pourquoi ? Vous croyez que je vous juge mal

Pour votre caractère assez original ;

Parce qu'on m'a conté votre bizarre entrée

390   Et tous les incidents enfin de la soirée ?

FRANTZ.

Quoi, vous savez ?...

MADAME DE PRÉVAL.

De tout on m'a fait le récit.

Savez-vous bien, Monsieur, que votre entrée ici,

À ne vous point flatter, fût très impertinente ?

FRANTZ.

Je sais...

MADAME DE PRÉVAL.

Votre insistance assez inconvenante.

FRANTZ.

395   Il est vrai, j'ai montré de l'obstination.

MADAME DE PRÉVAL.

Et que votre conduite en cette occasion

Fût tout à fait grossière.

FRANTZ.

Oh ! Je vous l'abandonne.

Cependant je n'ai pas l'habitude...

MADAME DE PRÉVAL.

Que donne

La fréquentation, l'usage apparemment

400   D'un monde qui n'est pas le vôtre assurément.

C'est vrai ; ne croirez pas aussi que je refuse

D'admettre la valeur de cette double excuse

Que pour être insensé vous avez à nos yeux,

D'être artiste d'abord et puis d'être amoureux.

FRANTZ.

405   Oui, je vois qu'en effet vous savez tout, Madame.

Je suis bien désolé que l'objet de ma flamme

Ne puisse pas avoir votre approbation.

MADAME DE PRÉVAL.

Pourquoi ? Mais, au contraire, en cette occasion,

Si j'ai sur cet objet quelque peu d'influence,

410   À l'employer pour vous je m'engage d'avance.

FRANTZ.

Se peut-il ? - Ah ! parbleu je n'y comprends plus rien.

MADAME DE PRÉVAL.

N'êtes-vous pas artiste ? Oui je conçois très bien

Que ces distinctions de classes sociales

Sont du monde à vos yeux conventions banales.

415   Dans la sphère élevée où plane votre esprit

De ces distinctions absurdes on se rit ;

Les préjugés étroits sur vous ont peu de prise

Et votre âme d'élite à coup sûr les méprise.

FRANTZ.

Vraiment vous me flattez.

MADAME DE PRÉVAL.

N'ai-je pas en effet

420   Rendu votre pensée à cet égard ?

FRANTZ.

  Si fait ;

Et de caste, et de rang les barrières fragiles

Ne sont bonnes qu'à faire obstacle aux imbéciles ;

L'homme fort les franchit ou les brise aisément.

MADAME DE PRÉVAL.

Certes c'est penser là très... artistiquement,

425   Comme étant généreux à vous je l'apprécie,

Le talent n'est-il pas une aristocratie,

Et qui vaut bien une autre ?

FRANTZ.

Ah ! Veuillez ménager

Ma modestie, elle est dans le plus grand danger.

MADAME DE PRÉVAL.

Je ne m'engage à rien. Jusqu'ici, je l'avoue,

430   Je vous connaissais comme un artiste qu'on loue,

Mais de vous mieux connaître à présent bien m'en prit

Et comme homme du monde, et comme homme d'esprit.

FRANTZ, à part.

Je l'aurai fascinée aussi, c'est incroyable.

Haut.

Le jugement peut-être est un peu favorable

435   Et je dois convenir, qu'à vrai dire, aujourd'hui,

La façon dont ici je me suis introduit...

MADAME DE PRÉVAL.

Elle est originale, il est vrai, mais est-elle

Impossible, après tout ? Non, toute naturelle.

Votre oreille est choquée et vos yeux à la fois

440   Sont frappés de l'éclat d'un séduisant minois,

Deux motifs suffisants d'entrer pour un artiste

Qu'attire la beauté, que l'ignorance attriste ;

Non, d'après l'étiquette au moins si vous jugez,

Mais vous ne devez pas avoir de préjugés ?

FRANTZ.

445   Oh ! Je vous en réponds.

MADAME DE PRÉVAL.

  Vous voyez, quoi qu'on fasse.

Du plus heureux succès couronner votre audace,

À la porte à l'instant vous n'êtes pas jeté.

Il n'en faut quelquefois pas plus en vérité

Pour décider soudain du bonheur de la vie.

FRANTZ.

450   Il est bien vrai, Madame, et je vous remercie,

De ne pas mettre au mien d'obstacles aujourd'hui.

MADAME DE PRÉVAL.

Moi ? Mais pourquoi, bon dieu, vous, aurais-je donc nui ?

FRANTZ.

Je croirais volontiers que monsieur votre frère

Pourra bien ne pas voir de la même manière.

MADAME DE PRÉVAL.

455   Lui ? Je suis bien tranquille et réponds au total

Que cela lui sera parfaitement égal.

FRANTZ.

C'est différent.

À part.

Parbleu la charge est assez bonne,

Haut.

Vous ne doutez donc pas que sans peine il nous donne

Son approbation ?

MADAME DE PRÉVAL.

Oh ! L'on peut s'en passer,

460   Mais je vous la promets.

FRANTZ.

  Je commence à penser

Que la chute qu'il fit, dont je le plains au reste,

N'aura pour sa santé nulle suite funeste.

MADAME DE PRÉVAL.

Oh ! Je n'en doute pas non plus assurément.

Veuillez être assez bon pour m'attendre un moment.

SCÈNE VIII.
Frantz, Berthe.

BERTHE.

465   Encore ici, Monsieur ?

FRANTZ.

  Ah ! Ma foi jusqu'ici

Mon indiscrétion m'a si bien réussi...

BERTHE.

Oh ! Je ne voudrais pas que dans cette soirée

Madame de Préval fût par vous rencontrée

Une seconde fois.

FRANTZ.

Cela se trouve au mieux,

470   Je viens au même instant de la voir en ces lieux.

BERTHE.

Ciel ! Pas un mot surtout, car il faut qu'elle ignore

Tout ce qui s'est passé. Je n'ose pas encore...

FRANTZ.

Je n'y suis plus du tout, cependant je crois bien

Qu'elle sait tout.

BERTHE.

Non, non, dis-je, elle ne sait rien.

475   Pas un mot devant elle au moins, je vous en prie,

Car elle aurait le droit de mon étourderie

De me faire reproche et j'aurais mérité...

FRANTZ.

Mais non, bien mieux, cela paraît en vérité

L'arranger tout à fait.

BERTHE.

C'est assez peu probable.

FRANTZ.

480   Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

BERTHE.

Silence, la voici.

SCÈNE IX.
Berthe, Frantz, Madame de Préval.

MADAME DE PRÉVAL.

Ne boudons plus, allons,

Vous savez que j'ai fait ce soir de vos salons

Les honneurs à monsieur que j'ai, ma chère amie,

Prié de nous tenir un instant compagnie.

BERTHE.

485   Vous ?

FRANTZ.

  Que vous ai-je dit ? Vous voyez à présent.

MADAME DE PRÉVAL.

Mais oui, décidément je le trouve amusant.

BERTHE.

L'idée est singulière.

MADAME DE PRÉVAL.

Eh ! Qu'importe, elle est bonne,

Nous sommes entre nous et n'attendons personne.

A la condition qu'il nous dira pourtant

490   Les mystères piquants, à ce que l'on prétend,

De la vie artistique. Ah ! C'est être fâcheuses,

Nous sommes, voyez-vous, femmes et curieuses.

FRANTZ.

Comme notre mère Ève.

MADAME DE PRÉVAL.

Oui, Monsieur, justement.

Or nous ne vous voyons habituellement

495   Que de loin, à travers le double mur de verre,

De nos jumelles, mais il pourrait bien se faire

Que nous y gagnassions à vous voir de plus près.

BERTHE.

Je ne vous comprends pas.

MADAME DE PRÉVAL.

Oh ! Mais je gagerais

Que Monsieur, qui d'esprit se pique, m'a comprise.

FRANTZ.

500   Fort bien : vous désirez que je vous introduise

Dans la coulisse.

MADAME DE PRÉVAL.

Eh ! Oui, c'est cela. Contez-nous,

Monsieur Frantz, votre histoire aujourd'hui, voulez-vous ?

BERTHE.

Le dernier numéro du journal Le Caprice

Contient sur Monsieur Frantz une longue notice

505   Et vous y trouverez, si vous voulez le voir,

Ce que vous paraissez désirer tant savoir.

MADAME DE PRÉVAL.

Ce n'est pas celle-là non plus que je désire,

Car je l'ai parcourue et cela, je dois dire,

M'a paru très banal et très niais, ma foi.

BERTHE.

510   Je l'ai trouvée assez touchante, quant à moi.

FRANTZ.

C'est d'un de mes amis.

MADAME DE PRÉVAL.

Elle n'est pas mal faite ;

Mais je demande, moi, la vraie et la complète.

Ce que dit cet article on l'a pu voir, je crois,

Partout, j'ai, pour ma part, lu cela mille fois.

515   Un pauvre pâtre, enfant de la simple nature,

Âme à la fois sauvage et poétique et pure,

Entraîné malgré lui par la vocation ;

Que le recueillement, la contemplation

Des montagnes, du ciel et de toutes les choses

520   Qu'il voit autour de lui belles et grandioses,

Ont instruit ; et qui voit ravie à son amour,

Quand de bonheur pour lui se levait un beau jour,

Sa douce fiancée, - inévitable épreuve

D'une infortune hélas ! Touchante, mais peu neuve.

525   Un peu d'idylle, un peu de roman feuilleton,

Un peu de drame aussi. Comment appelle-t-on,

Dans votre langue heureuse en tropes pittoresques,  [ 2 Trope : Terme de rhétorique. Expression employée dans un sens figuré. [L]]

Tout ce bel attirail de moyens romanesques

Dont l'éternel emploi sur le bon public fait,

530   Depuis que l'on s'en sert, toujours le même effet ?

Vous nommez tout cela dans vos laboratoires ?

FRANTZ.

Des ficelles, Madame, ou mieux, des balançoires,

BERTHE, à part.

Qu'entends-je ?

MADAME DE PRÉVAL.

On vous a fait Breton, mais, je sais bien,

Du Faubourg Saint-Denis vous êtes Parisien.

FRANTZ.

535   Du Faubourg Saint-Martin, Madame, je vous prie.

MADAME DE PRÉVAL.

Franchement, j'aime mieux pour vous celle patrie.

C'est un triste pays la Bretagne, entre nous.

FRANTZ.

Je ne la connais pas, je m'en rapporte à vous.

BERTHE.

Quoi, vous n'avez jamais vu la vieille Armorique ?

FRANTZ, à part.

540   Corbleu ! je suis bête.

Haut.

  Ah ! Pardon, je m'explique...

MADAME DE PRÉVAL.

Ne vous défendez pas, il n'en est pas besoin,

Vous fîtes aussi bien, cette contrée est loin

De valoir son renom, elle est fort ennuyeuse.

Vous aimez de Paris l'existence joyeuse.

BERTHE.

545   Ah ! Monsieur Frantz, Madame, avant de parvenir,

Eût de rudes combats, je crois, à soutenir,

Il eût à supporter des épreuves sans nombre.

MADAME DE PRÉVAL.

Bon, cette pauvre Berthe, avec son tableau sombre,

En est, je le vois bien, à la notice encor.

550   Voyez-vous, monsieur Frantz, on vous fait un grand tort

Quand on vous fait passer aux yeux des gens du monde,

Par ces réclames où le larmoyant abonde,

Pour de vrais songe-creux, hâves et fatigués  [ 3 Hâve : Pâle, maigre et défiguré. [L]]

Par les coups du destin ; on vous montre aussi gais

555   Qu'un pâle clair de lune et tout repus sans cesse

D'hallucinations ; c'est maladresse,

Ce portrait en grisaille est des plus déplaisants.

Vous êtes, je le pense, un peu plus amusants.

FRANTZ.

Ah ! Je vous en réponds. Irions-nous, je vous prie,

560   Aux étoiles rêver, lorsque la brasserie

Nous ouvre à deux battants son hospitalité ?

Supporter de la vie avec calme et gaîté

Les inconvénients entre dans nos principes,

Pourvu que nous ayons du tabac pour nos pipes.

BERTHE, à part.

565   Quelle chute, ô mon Dieu !

MADAME DE PRÉVAL.

  Très bien, j'aime bien mieux

Que l'antre ce tableau véridique et joyeux.

BERTHE.

Mais dans la vie il est nécessités réelles

Qui doivent quelquefois, Monsieur, être cruelles.

N'avez-vous pas souffert ?...

FRANTZ.

Dans les commencements,

570   Tous les jours ne sont pas pour nous pleins d'agréments,

Mais alors, en mangeant de la charcuterie,

Que nous aimons du reste et que l'on calomnie,

Nous, nous l'assaisonnons d'un condiment fameux -

L'espoir - et nous rêvons à des jours plus heureux.

BERTHE.

575   À la postérité vous rêvez, à la gloire.

MADAME DE PRÉVAL.

C'était bon autrefois cela, j'aime à le croire,

Au temps du romantisme et l'on est devenu

Par bonheur aujourd'hui beaucoup moins saugrenu.

Ces chimères jadis ont amusé l'artiste,

580   Mieux avisé depuis, il s'est fait réaliste.

FRANTZ.

Parbleu, nous rêvons tous un logis élégant

Et des tapis partout ; un coupé bien fringant,

Les vins des meilleurs crus servis sur notre table,

Une existence enfin brillante et confortable ;

585   De l'or plein nos goussets, comme les épiciers.

BERTHE, à part.

Est-il possible, ô ciel ! Que ces instincts grossiers ?

Haut.

Mais dans les oeuvres d'art, on voit régner sans cesse

Une distinction, une délicatesse,

Les plus beaux sentiments, les plus nobles couleurs,

590   Qui font notre coeur battre ou s'épandre nos pleurs.

Quels horizons charmants l'artiste nous dévoile,

Soit avec l'harmonie, ou la plume, ou la toile !

D'âmes d'élite il faut que ces productions

Soient pourtant, semble-t-il, des émanations.

MADAME DE PRÉVAL.

595   Oh ! N'allez pas au moins vous mettre dans la tête

Que dans sa fiction se peigne le poète.

L'artiste habile est un prestidigitateur

Souvent, qui sait donner le change au spectateur,

Et parfois ces effets, qui vous semblent magiques,

600   Viennent de procédés purement mécaniques.

Mais, en écoutant Berthe, on croirait qu'à ses yeux

Vous êtes des niais, prenant au sérieux

De votre esprit fécond chaque brillant caprice,

Défendez-vous, Monsieur, qu'on vous rende justice.

FRANTZ.

605   Oh ! Non, nous n'avons pas cette naïveté

De confondre la fable et la réalité.

MADAME DE PRÉVAL.

Au milieu des ennuis même et de la misère

D'une existence encore incertaine et précaire,

Vous savez, à coup sûr, laissant aux sots les pleurs,

610   Tout le long du chemin, pour vous, cueillir des fleurs.

FRANTZ.

Nous en faisons moisson la plus ample, possible.

MADAME DE PRÉVAL.

Il n'est plaisir pour vous qui soit inaccessible,

De temps en temps ou moins, car il vaut mieux encor

Avoir un peu d'esprit que d'avoir beaucoup d'or.

615   Sur les sots favoris de l'aveugle fortune

C'est le droit du talent qu'une dîme opportune.

FRANTZ.

Aussi prélevons-nous ce tribut, nous savons

Des voluptés du riche user quand nous pouvons,

Et tout en nous moquant de qui nous en défraie,

620   Nous payons tout cela, nous, de notre monnaie

Lorsque nous amusons les épais parvenus

Pour jouir de leur luxe et de leurs revenus.

MADAME DE PRÉVAL.

Votre philosophie a joint le double type

Du fameux Diogène et du sage Aristippe ;

625   Suivant l'occasion, vous êtes, je le vois,

Cyniques par destin, parasites par choix.

Et je comprends cela du moins ; que l'on me dise

Ce qu'aux martyrs de l'art a valu leur sottise.

BERTHE.

La gloire, noble objet de leur ambition.

FRANTZ.

630   On escompte sa gloire en réputation

Aujourd'hui, c'est bien mieux, au moins on en profite.

BERTHE.

Mais il n'y faut pas moins de travaux, de mérite,

De longs efforts.

MADAME DE PRÉVAL.

Monsieur, n'est-il pas vrai qu'on peut,

Pour arriver plus tôt, les abréger un peu ?

635   De Paris à Melun quand on allait à peine

Par le coche autrefois en toute une semaine,

En une heure à présent on s'y trouve conduit,

Car, grâce à la vapeur, on va vite aujourd'hui.

FRANTZ.

Le chemin du succès présentement, Madame,

640   A pour l'artiste aussi son railway - la réclame.

BERTHE.

Ah ! Le talent ainsi...

MADAME DE PRÉVAL.

Se trouve transporté

Par le même convoi que la médiocrité.

BERTHE, à part.

Quelle distance hélas ! Du type imaginaire

Que je me figurais à cette âme vulgaire.

Haut.

645   C'est fort triste, Monsieur, et peu récréatif

Tout cela.

MADAME DE PRÉVAL.

Mais du tout, c'est assez instructif.

Si vous le préfèrez, monsieur peut, je suppose,

Vous raconter d'ailleurs quelque piquante chose,

De celles qu'on appelle en terme familier,

650   Si je m'en souviens bien, des charges d'atelier.

FRANTZ.

Oh ! Parbleu voulez-vous ? Il en est de fameuses,

Seulement quelquefois peut-être un peu scabreuses.

BERTHE.

Nous vous en dispensons en ce cas.

FRANTZ.

Nous aurons

La charge militaire avec de gros jurons,

655   Ou sur les épiciers mainte charge bourgeoise

Que termine gaîment une pointe grivoise.

Prudhomme, le sergent ou bien son colonel

De quolibets divers sont un fonds éternel.

Je puis vous imiter, à votre fantaisie,

660   Un acteur en renom, le chien, le chat, la scie...

MADAME DE PRÉVAL.

Ce doit être fort drôle.

FRANTZ.

Ah ! Je vais vous conter...

BERTHE.

Oh ! Non, faites-nous grâce.

MADAME DE PRÉVAL.

Et pourquoi l'arrêter ?

BERTHE.

Pitié pour moi, pitié pour lui, ma chère amie.

FRANTZ, à part.

J'aurai décidément conquis, je le parie,

665   Madame de Préval.

MADAME DE PRÉVAL.

  Mais de vos piquants traits

Militaire ou bourgeois font donc seuls tous les frais ?

FRANTZ.

Ma foi, le plus souvent ; c'est qu'il n'est guère au monde

En types excellents de classe plus féconde.

MADAME DE PRÉVAL.

Et puis, je le comprends, vous devez envier

670   Le brave militaire et l'heureux épicier :

L'un possède la gloire et l'autre la richesse,

Objets de vos désirs ; tous deux se voient sans cesse

Entourés d'une estime et d'un respect aussi

Que vous n'osez prétendre.

FRANTZ.

Il se peut bien.

BERTHE, à Madame de Préval.

Merci.

FRANTZ.

675   Je puis vous raconter, si vous voulez bien rire...

MADAME DE PRÉVAL.

Non, Monsieur, il suffit ; nous voulions nous instruire,

C'est fait, vous êtes libre.

BERTHE.

Il faut vous dire encor...

Je renonce aux leçons de chant.

FRANTZ.

Vous auriez tort.

À part.

J'aurai probablement par quelque maladresse

680   Fâché sans m'en douter Madame la Comtesse.

MADAME DE PRÉVAL.

Et désormais, Monsieur, quand nous voudrons vous voir,

Nous irons aux concerts où vous chantez le soir.

FRANTZ.

Ah ! Ça mais on dirait qu'on me met à la porte.

MADAME DE PRÉVAL.

Précisément.

FRANTZ, à part.

Oh ! Non, je la trouve trop forte

685   Et je ferai plutôt du scandale, tant pis.

Haut.

Madame, oubliez-vous que vous m'avez promis ?...

BERTHE.

Oh ! Monsieur, c'en est trop.

À part.

Je souffre le martyre.

MADAME DE PRÉVAL.

Au fait il a raison, je sais ce qu'il veut dire.

FRANTZ.

On a daigné tantôt encourager l'amour...

BERTHE.

690   Taisez-vous.

MADAME DE PRÉVAL.

  Il est vrai, je vous ai dans ce jour

Promis mon bon office auprès de votre belle,

Faisons-la donc venir afin de savoir d'elle

Tout d'abord son avis. - Voudriez-vous sonner

Julie ?

FRANTZ.

Eh ! Quoi Julie ?

MADAME DE PRÉVAL.

Oh ! De vous étonner

695   Vous avez bien le droit, recherche aussi flatteuse

Que la vôtre ne peut que rende glorieuse,

On ne saurait douter de son consentement.

BERTHE, à part.

Que dit-elle ? Oh ! Je crois comprendre maintenant.

MADAME DE PRÉVAL.

Cependant, permettez que l'on s'en éclaircisse.

FRANTZ, à part.

700   Bon, l'on me fait poser, c'est un nouveau caprice.

MADAME DE PRÉVAL.

Si vous le voulez bien, nous la ferons venir.

FRANTZ, à part.

Ma foi j'ai presque envie, ici, pour la punir...

MADAME DE PRÉVAL.

D'ailleurs, comme à vos yeux les classes sociales

Ne sont que préjugés, conventions banales...

FRANTZ.

705   C'est juste.

À part.

  À mes dépens on s'amuse ; ah ! Parbleu

La Comtesse pourrait s'en repentir un peu.

D'ailleurs, cette soubrette est ma foi très jolie

Et je ne serais pas si malheureux...

SCÈNE X.
Berthe, Madame de Préval, Frantz, Julie.

MADAME DE PRÉVAL.

Julie...

BERTHE, à part.

Que va-t-elle donc faire ?

MADAME DE PRÉVAL.

Écoutez, voulez-vous

710   Vous marier ? Monsieur s'offre pour votre époux.

JULIE.

Lui, Monsieur Frantz, Madame ?

BERTHE.

Eh ! Oui.

FRANTZ.

Pauvre petite,

La voila de plaisir tout à fait interdite. -

Oui, charmante Julie, oui, je viens vous offrir

Un coeur que de beaux yeux ont assez fait souffrir,

715   Une main qui traça plus d'un piquant ouvrage

Et mes lauriers d'artiste.

À part.

Oh ! La Comtesse enrage.

JULIE.

Ah ! ah ! ah ! Mais, monsieur, voyez-vous, pour époux,

Avec tous vos lauriers, je ne veux pas de vous.

FRANTZ.

Vous refusez ?

BERTHE, à part.

Elle est plus que moi raisonnable.

JULIE.

720   Sans doute ; je vous trouve assez drôle, agréable,

Enfin vous m'amusez, à votre égard voilà

Les sentiments que j'ai, pas d'autres que ceux-là.

MADAME DE PRÉVAL.

Vous voyez bien, Monsieur, que, suivant l'apparence,

Vous vous étiez flatté d'une fausse espérance.

FRANTZ.

725   Il est vrai, je le vois.

MADAME DE PRÉVAL.

  Ainsi donc en ces lieux

Rien ne vous retient plus.

FRANTZ.

Recevez mes adieux.

Je suis... J'ai bien l'honneur.

JULIE.

Faut-il qu'on vous éclaire ?

FRANTZ.

Je connais le chemin, ce n'est pas nécessaire.

Il sort.

SCÈNE XI.
Berthe, Madame de Préval, Julie.

MADAME DE PRÉVAL.

Vous avez été sage, il n'est liens heureux

730   Que ceux que des égaux ont pu former entre eux.

Ce mari ne pouvait vous convenir en somme.

JULIE.

J'épouse un militaire.

MADAME DE PRÉVAL, à Berthe.

Et vous ?

BERTHE.

Un gentilhomme.

 



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Notes

[1] Salle Herz : ou Salle des concerts Herz, ancienne salle de spectacle entre 1838 et 1885, situé 48 rue des Victoires (anciennement 38).

[2] Trope : Terme de rhétorique. Expression employée dans un sens figuré. [L]

[3] Hâve : Pâle, maigre et défiguré. [L]

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