******************************************************** DC.Title = UNE FAUSSE INVITE OU LE PIANO DE BERTHE, COMÉDIE DC.Author = P. G. DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 13:01:31. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/PG_FAUSSEINVITE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5540414q DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** UNE FAUSSE INVITE OU LE PIANO DE BERTHE COMÉDIE DE SALON Pour faire suite au Piano de Berthe (Comédie do Barrière). Janvier 1889. P. G. À PARIS, DES PRESSES DE D. JOUAUST, Imprimeur breveté RUE SAINT-HONORÉ, 338 PERSONNAGES BERTHE DE BEAUMONT. MADAME DE PRÉVAL. JULIE, femme de chambre de Madame de Beaumont. FRANTZ, artiste. La scène est a Paris, chez Madame de Beaumont. Extrait de "Entre les paravents, Petites récréations scéniques de salle et de famille", P.G., Janvier 1889, pp. 389-407. Cote BnF [8-YF-410] UNE FAUSSE INVITE SCÈNE PREMIÈRE. Frantz, Berthe. FRANTZ. Oui, Madame, j'étais enfant de la Bretagne.Pauvre pâtre, j'appris dans mon âpre montagneLe chant en écoutant les oiseaux matineuxEt l'harmonie au bruit des vents tumultueux ;En admirant des mains faites comme les vôtres J'appris la statuaire ; enfin, comme bien d'autres,Artiste je devins par un instinct heureux,Comme chez nous, Madame, on devient amoureux. BERTHE. Et comment devient-on amoureux, chez vous ? FRANTZ. Dame,Tout comme vous voyez. BERTHE. Monsieur Frantz ! FRANTZ. Oh ! Madame, Pardon : l'aventure est qui chez vous m'a conduitSingulière en effet; je me suis introduitCéans d'une façon cavalière peut-être,J'en conviens. En passant près de votre fenêtre,Je vous entends soudain vous-même exécuter Mon oeuvre favorite. BERTHE. Alors sans hésiterVous montez m'avertir avec franchise entièreQue je vous écorchais d'une horrible manière. FRANTZ. Pardon, Madame, encor ; si ma téméritéA pu vous offenser, croyez qu'en vérité Je m'en repens au moins. Mais si la hardiesseEt l'indiscrétion, qu'il faut que je confesse,Tout à l'heure m'ont fait y pénétrer, eh ! Bien,En ces lieux à présent l'amour seul me retient. BERTHE. Monsieur Frantz ! FRANTZ. Je l'avoue, oh ! Cela, sur mon âme, Je ne m'en repens pas, par exemple, Madame. BERTHE. Écoutez-moi, Monsieur : si votre qualitéD'artiste excuse en vous une excentricité,Que j'ai tort, je le vois, pourtant, d'avoir permise,Faut-il d'aller plus loin que je vous interdise ? D'ailleurs, sachez, s'il faut vous en faire l'aveu,Que je ne suis pas libre et j'ai promis. FRANTZ. ParbleuNe tenez pas. BERTHE. Je dois bientôt par l'hyménéeAu Comte de Nerville unir ma destinée. FRANTZ. Qui ? Ce fameux sportsman dont ici j'aperçois Le portrait, se peut-il ? BERTHE. Monsieur, oubliez-moi,Je le veux, oubliez toute cette aventure. FRANTZ. Non, non, je ne le puis, Madame, je vous jure.Vous oublier ! Non, car, plus je vous vois, en vousPlus je crois retrouver un souvenir bien doux, Une apparition suave et ravissanteQue j'eus autrefois, mais qui m'est toujours présente. BERTHE. En Bretagne peut-être ? FRANTZ. Oui, quelque part par là. BERTHE. Par un beau soir d'été ? FRANTZ. Justement, c'est cela.Je m'en allais chantant et rêvant au nuage ; Quand une jeune fille... BERTHE. En habit de village ? FRANTZ. Justement... égarée et cherchant son cheminSe présente à ma vue. BERTHE. Et jusqu'au lendemainVous donnâtes abri sous votre toit modeste ?... FRANTZ. Précisément. Eh ! Bien la vision céleste Qui m'apparut alors et rapide s'enfuit,En vous il m'a semblé la revoir. BERTHE, à part. C'était lui ! FRANTZ. Mais qu'avez-vous ? Parlez, vous paraissez émue. BERTHE. Rien... Cette jeune fille offerte à votre vue...C'était moi. FRANTZ. C'était vous, ce sylphe, ce lutin ! Vous, ô madame, ô Berthe, il est donc un destin I JULIE, annonçant. Madame de Préval. FRANTZ. Qui ? BERTHE. Tenez-vous tranquille,Chat, c'est la propre soeur de Monsieur de Nerville. FRANTZ. Que le diable l'emporte. BERTHE. Hein ? Plaît-il ? FRANTZ. Enchanté,Dis-je, de lui pouvoir être ici présenté. SCÈNE II. Berthe, Frantz, Madame de Préval. MADAME DE PRÉVAL. J'accours en toute hâte auprès de vous, ma chère,Vous rassurer enfin sur le sort de mon frère.Pour vous accompagner au concert de ce soirCar sur lui vous comptiez et de ne pas le voirVous êtes étonnée à coup sûr, chère Berthe, Lorsque vous l'attendiez de très bonne heure. FRANTZ. Oh ! Certes,Madame ne l'attend plus du tout. MADAME DE PRÉVAL. Il a faitTout à l'heure une chute. FRANTZ. Une chute, en effet,Des plus lourdes. BERTHE. Vraiment, j'ignorais... Je vous prie,Dites-moi ce que c'est. MADAME DE PRÉVAL. Voici, ma chère amie ; Tantôt, en revenant de Longchamps,son chevalS'est abattu. BERTHE. Grand Dieu ! MADAME DE PRÉVAL. Sans se faire grand malIl est tombé du reste et peut en être quittePour des contusions. De vous faire visiteIl ne se voulait pas pour cela dispenser, Même à se mettre au lit il l'a fallu forcer ;Mais j'ai cru l'y devoir contraindre par prudence. FRANTZ. Et l'on ose du ciel nier la providence. BERTHE, le présentant. Monsieur Frantz. MADAME DE PRÉVAL. Ce nom là ne m'est pas inconnu. BERTHE. Il doit à votre oreille être déjà venu. Monsieur Frantz est artiste et son talent hors ligneDe quelque renommée a pu le rendre digne. FRANTZ. Sans doute ; et puis, ce point ne doit pas être omis,Dons le petit journal j'ai plusieurs bons omis. MADAME DE PRÉVAL. Ah ! J'y suis, c'est monsieur qui doit se faire entendre [Note : Salle Herz : ou Salle des concerts Herz, ancienne salle de spectacle entre 1838 et 1885, situé 48 rue des Victoires (anciennement 38).]Ce soir à la salle Herz où nous allions nous rendre. FRANTZ. C'est lui-même en effet. MADAME DE PRÉVAL. Nous regrettons hélas !Doublement l'occident de mon frère, en ce cas,Puisqu'il doit nous priver de ce plaisir. FRANTZ. Madame,Comment donc. MADAME DE PRÉVAL. Mais, je crois, le public vous réclame Et nous ne voulons pas ici vous retenir. FRANTZ, à part. Bien au contraire. Oh ! Mais je pourrai revenir,Car cette dame là, bien qu'étant à la pose,Semble fine et se doute un peu de quelque chose. MADAME DE PRÉVAL. Nous vous applaudirons, j'espère, un autre soir. FRANTZ. Oh ! Je l'espère aussi, nous pourrons nous revoir. MADAME DE PRÉVAL. Plaît-il ? FRANTZ. Pour professeur, Madame la Comtesse,Puisque vous m'agréez, souffrez que je m'empresseDe venir vous prouver mon zèle à ma façonEn vous donnant demain ma première leçon. SCÈNE III. Berthe, Madame de Préval. MADAME DE PRÉVAL. C'est votre professeur de chant ? BERTHE. Oui. MADAME DE PRÉVAL. Ses manières,À ce que j'ai pu voir, m'ont paru singulières. BERTHE. C'est un artiste, il peut vous sembler singulier. MADAME DE PRÉVAL. Il m'a semblé surtout quelque peu familier. BERTHE. Vous croyez, je n'ai pas remarqué. MADAME DE PRÉVAL. Toute émue Encore, quand ici je vous ai prévenueDu fâcheux accident à mon frère arrivé,Je dois vous avouer que je n'ai point trouvéMainte réflexion qu'il s'est alors permiseNi d'un tact bien exquis, ni tout à fait de mise ; Sans doute il crut piquants les mots qu'il a lancés,Ils m'ont à moi paru simplement déplacés. BERTHE. De grâce assurez-moi que Monsieur de NervilleN'a rien de grave au moins. MADAME DE PRÉVAL. Mais non, soyez tranquille,Je puis vous l'affirmer sur l'avis du docteur. Mais, pour en revenir à ce jeune chanteur... BERTHE. Monsieur Frantz ne fait pas de l'art de la musiqueSon étude exclusive et son objet unique ;Il a comme sculpteur aussi quelque talent,Il est poète et peint fort agréablement. MADAME DE PRÉVAL. Quel homme universel, mais un savoir semblable,Il faut en convenir, est vraiment admirable. BERTHE. De railler vous avez grand tort, car c'est, je crois,Un jeune homme en effet de mérite. MADAME DE PRÉVAL. Et pourquoi ?Je parle du savoir, est-ce lui faire injure, Mais non du savoir-vivre au moins, je vous assure. BERTHE. Vous êtes bien sévère, hélas ! À son égard.S'il ne possède pas parfaitement tout l'artDe ces raffinements dont l'étude profondeRecouvre d'un vernis chez les hommes du monde La sottise et souvent la triste nullité,Pour faire pardonner la singularitéDe ses façons d'agir, se peut-il qu'on refuseD'admettre en son talent une valable excuse ?Il ignore en effet de ces dandys charmants, Qui font de nos salons les plus beaux ornements,L'aménité banale et les tours agréables,Les manières enfin niaisement aimables ;Mais il aime, il connaît le beau, le vrai, le grand,Dont les arts qu'il cultive et que son coeur comprend Sont, Madame, ici-bas, l'expression sublime ;Il faut donc l'admirer, et non lui faire un crime,D'ignorer et d'avoir même en aversionLe faux et le mesquin et la convention. MADAME DE PRÉVAL, à part. Voilà qui m'inquiète un peu ; que me dit-elle ? Haut.Vraiment, vous défendez ce garçon, chère belle,Avec une chaleur. BERTHE. Lui, mon Dieu non ; je veuxCombattre seulement des préjugés fâcheux,Dont vos préventions, qu'en cette circonstanceJe ne partage pas, semblent la conséquence. MADAME DE PRÉVAL. Voulez-vous, chère amie, ici pour un momentQue nous causions un peu tout amicalementComme deux bonnes soeurs, dites-moi ? BERTHE. Mais sans doute,Je le désire aussi, parlez, je vous écoute. MADAME DE PRÉVAL. Vous avez toujours eu l'imagination Romanesque et portée à l'exaltation ;La folle du logis, il faut qu'on le confesse,Chez vous de la maison est souvent la maîtresse. BERTHE. Bon, cela se traduit tout amicalementQue je passe à vos yeux pour folle assurément. MADAME DE PRÉVAL. Non pas, mais que votre âme, impressionnable et vive,Poétise aussitôt tout ce qui la captive,Très merveilleusement, avec facilité.Vous avez l'incroyable et belle facultéDe juger bien souvent avec trop d'optimisme À travers les couleurs brillantes de ce prisme.La mise négligée et les airs singuliers,Le sans-gêne, un jargon pris dans les ateliersNe font pas que l'on soit grand artiste et j'attesteQue ce n'est qu'un vernis aussi, lequel, du reste, Recouvre bien souvent la même nullitéEt surtout, croyez-moi, non moins de vanité. BERTHE. Nous ne nous entendrons jamais, je le suppose,Là-dessus ; vous plaît-il de parler d'autre chose ? MADAME DE PRÉVAL. Un dernier mot encor : nous nous sommes promis En toute liberté, comme on fait entre amis,Et réciproquement de pouvoir nous reprendre,Nous donner des conseils, comme on en doit attendreD'une amitié sincère, avec calme et douceur,Suis-je pas votre amie et presque votre soeur ? BERTHE. Mais sans doute. À part.Oh ! Mon Dieu, si pourtant, et j'en tremble,Elle savait... MADAME DE PRÉVAL. Et bien, chère Berthe, il me sembleQue vous chantez très bien et je crois, en effet,Que de votre talent Nerville est satisfait.Vous le charmez, sans prendre encor la peine extrême... BERTHE. Oh ! Ce n'est pas pour lui. MADAME DE PRÉVAL. Comment ? BERTHE. C'est pour moi-mêmeQue je veux acquérir plus de perfection. MADAME DE PRÉVAL. En ce cas faites-moi cette concession,Bien légère après tout, et vous-même peut-êtreAllez en convenir, prenez un autre maître, Car mon frère aurait peine à souffrir les façonsDu jeune homme qui doit vous donner des leçons,Qu'on voit, faute de tact, avec un aplomb rare,Oublier la distancé enfin qui vous sépare.Vous savez si Nerville a pour vous de l'amour. BERTHE. Mais vous me permettrez de trouver en ce jourVotre prétention étrange et peu civile ;Je suis libre, je pense, et Monsieur de Nerville... MADAME DE PRÉVAL. Achevez. BERTHE. Il n'a pas plus qu'un autre le droitDe contrôle, après tout, sur mes actes, je crois. MADAME DE PRÉVAL. Pas plus qu'un autre, ah ! Berthe ! Eh ! Quoi,de qui nous aiméLa tendre affection à vos yeux n'est pas mêmeÀ quelque complaisance un titre saint et doux ?Ne va-t-il pas bientôt devenir votre époux ? BERTHE. Qui sait ? MADAME DE PRÉVAL. Vous m'effrayez, je n'ose vous comprendre, Son coeur serait percé s'il pouvait vous entendre.Mais ce n'est pas le vôtre, amie, en ce momentQui parle, je le sais ; ce n'est qu'un mouvementD'impatience auquel vous cédez de la sorte,Que vous regretterez bientôt et qui vous porte À dire beaucoup plus que vous ne voudriez. BERTHE. Eh ! Bien, vous vous trompez, non, Madame, croyez,Loin d'aller au-delà de ma pensée entière, Qu'en deçà, mes discours sont restés, au contraire, MADAME DE PRÉVAL. Que dites-vous ? BERTHE. Je dis que suis désormais Moins décidée à cette union que jamais,Que vos prétentions et votre malveillanceMe font peu soupirer après votre alliance. MADAME DE PRÉVAL. Qu'entends-je ? Assurément ce n'est pas sérieux,Voyons, c'est impossible. Il serait curieux De nous fâcher pourtant à ce propos ensembleDe ce petit monsieur mal appris, il me semble. BERTHE. Pardon de vous laisser, Madame, en vérité,L'imagination et la vivacitéMe pourraient emporter presque aussi loin peut-être Que l'obligeance ici que vous faites paraître. SCÈNE IV. MADAME DE PRÉVAL, seule. Non, je n'y comprends rien ; que veut dire cela ?Quel étrange caprice est-ce que celui-là ? - Car enfin je ne dois et pas un instant mêmeJe ne puis supposer que ce jeune bohème Sur elle ait par hasard fait quelque impression. -Pourtant elle eut toujours l'imaginationRomanesque et portée à l'extraordinaire ;Son coeur est excellent, son esprit, au contraire,Trop vif, n'a pas toujours été bien dirigé. - Que mon frère serait maintenant affligéS'il pensait qu'un rival... et quel rival encore !Car je suis inquiète, et lui, lui qui l'adore,À plus forte raison le serait-il aussi. -Mais non, non, je suis folle en m'alarmant ainsi, Je connais Berthe, elle est un peu capricieuse,Elle a ses nerfs ce soir. - Ah ! je suis curieuseD'en avoir cependant le coeur net s'il se peut. Elle sonne.Et si, par un malheur que je redoute peu.Mes craintes se trouvaient avoir quelque justesse, Ah ! Je dois arracher cette pauvre comtesseAu danger qu'elle court et m'efforcer aussiQue Nerville à jamais ignore tout ceci. SCÈNE V. Madame de Préval, Julie. JULIE. Madame m'a sonnée... ah ! pardon. MADAME DE PRÉVAL. Oui, Julie,C'est moi qui vous appelle, écoutez, je vous prie : Qui donc, le savez-vous, est venu présenterÀ Madame un monsieur qui vient de nous quitter ? JULIE. Qui ? Monsieur Frantz, Madame, un artiste, un jeune homme ? MADAME DE PRÉVAL. Justement, oui, je crois, c'est ainsi qu'il se nomme. JULIE. Mais il s'est présenté lui-même. MADAME DE PRÉVAL. Oui-dà, comment ? JULIE. Oh ! De façon fort drôle et très burlesquement.Madame ne vous l'a pas contée ? MADAME DE PRÉVAL. Au contraire,Si fait, mais trop en gros et pas d'une manièreDétaillée, et c'est là ce que j'aurais voulu,L'histoire m'a paru fort bizarre et m'a plu Et ce sont les détails que de vous je réclame,Ils devront m'amuser. JULIE. Il parait que madameChantait de Monsieur Frantz la romance au momentOh sous cette fenêtre il passait justement ;Je fermais les volets et lui, qui de la rue Levait pour écouter la tête alors, m'a vue.Soudain il a tiré de sa poche un gros souQu'à travers le salon il jeta tout à coup. MADAME DE PRÉVAL. L'insolent ! JULIE. Justement, c'est là ce que MadameS'est écriée aussi, comprenant l'épigramme. Mois, pour montrer combien son approbationImportait peu céans, sans hésitationElle a repris son air et, du plus fort je penseQu'elle à pu, s'est remise à chanter sa romance. MADAME DE PRÉVAL. Comment ? Mais c'était donc vouloir en vérité Le provoquer ? JULIE. Aussi, Madame, il est monté,Afin de nous montrer, officieux critique,Comment il entendait qu'on chantât sa musique. MADAME DE PRÉVAL. Fort bien, ce monsieur-là ne manque pas d'aplomb.Et comment sur le champ Madame de Beaumont. Ne l'a-t-elle donc pas fait jeter à la porte ? JULIE. Ce n'était point aisé, Madame, et de la sorteNous n'avons jamais pu, malgré tous nos efforts,Nous en débarrasser et le mettre dehors.Madame en sa présence a d'abord su me dire De prendre une lumière et de le reconduire.Vous croyez qu'il se l'est tenu sitôt pour ditEt qu'il s'en est allé, confus, tout interdit,Comme un autre à coup sûr à sa place eût pu faire ?Ah ! Bien oui, pas du tout. Il a bon caractère. Après ce camouflet, il a voulu d'abordMettre le piano de Madame d'accord.Sa besogne finie, il s'est, ne vous déplaise,Mis à tout regarder ici tout à son aise,Les objets d'étagère ainsi que les tableaux, Prenant pour les mieux voir ceux qui lui semblaient beaux ; Il a même brisé certaine statuette.Puis, il a dans ses doigts fait une cigarette,Qu'il a fumée. MADAME DE PRÉVAL. Ah ! Ça c'est donc un vrai goujatQue ce monsieur ; d'ailleurs, je m'en doutais déjà. JULIE. Je ne sais, mais, Madame, il mêlait à vrai dire,Tout cela de propos si plaisants, que de rireOn était obligée au lieu de se fâcherEt que je ne savais comment l'en empêcher,Ni comment m'en défaire. Ah ! C'est que ces artistes, En général au moins, ne sont pas des gens tristes.L'originalité de ses distractionsMe désarmait ainsi que ses réflexions. MADAME DE PRÉVAL. Vous aimez, je le vois, les artistes, Julie. JULIE. Il est vrai, car chez eux point de mélancolie, Ils m'ont toujours paru d'une charmante humeurTous ceux que j'ai connus, gens d'esprit et de coeur.Et vous voyez aussi que Madame eût beau faireElle n'a contre un d'eux pu tenir sa colèreEt qu'il fallut, malgré l'amour-propre irrité, Lui pardonner enfin son excentricité. MADAME DE PRÉVAL. Celui-ci vous a plu. JULIE. Beaucoup, oui. MADAME DE PRÉVAL. Je parieQu'il vous a débité quelque galanterie. JULIE. Ce n'est pas pour cela, Madame. MADAME DE PRÉVAL. Oh ! Je crois bienEt je n'en doute pas un instant ; mais enfin Ne vous a-t-il pas dit qu'il vous trouvait jolie ? JULIE. Il est vrai, je l'avoue. MADAME DE PRÉVAL. Eh ! Je comprends Julie,Que l'on ait sans ennui pu l'écouter un peuEt qu'il ait pu rester. JULIE. Oh ! Ces gens-là, mon Dieu,Disent tout ce qui vient leur passer par la tête. MADAME DE PRÉVAL. Vous me faites l'effet d'avoir fait sa conquête,Savez-vous bien, Julie ? JULIE. Oh ! Madame, je vois,Veut plaisanter. MADAME DE PRÉVAL. Mais non, pas du tout ; et pourquoi,Si vous l'avez charmé, puisqu'il a su vous plaire ?... JULIE. Pas pour mari. MADAME DE PRÉVAL. Pourquoi ! JULIE. Je veux un militaire. MADAME DE PRÉVAL. C'est différent. À part. Allons, j'ai mon projet, c'est bien. Haut.Près de mon frère il faut que je retourne enfin,Je vais auparavant aller embrasser Berthe. SCÈNE VI. Julie, Frantz. FRANTZ. C'est encor moi. JULIE. Comment encor vous ? Ah ! Mais certesVous abusez, Monsieur. FRANTZ. Je le sais parbleu bien Que j'abuse. JULIE. Oh ! Vraiment vous ne doutez de rien iMais, pour cette fois-ci, Madame, je vous jure,Ne vous recevra pas. FRANTZ. Le crois-tu ? JULIE. J'en suis sûre. FRANTZ. Tu me recevras, toi. JULIE. Si cela vous suffit... FRANTZ, à part. Mettons l'occasion que je trouve à profit Pour gagner là soubrette. Haut.On pourrait, je le pense,Se contenter à moins et cela me compense. JULIE. Ah ! - Vous m'obligerez infiniment pourtantEn veuillant bien d'ici repartir à l'instant ;Madame en vous voyant en cet lieux pourrait croire... FRANTZ. Que la société me plaît. C'est bien notoire,Quel grand mal qu'on le croie ! JULIE. Il se peut que ce soitVotre avis... FRANTZ. Mais sans doute et, comme artiste, moi,Toute perfection, toute beauté m'attire. JULIE. Au moins vous n'êtes pas revenu pour me dire Ces choses-là, Monsieur, j'espère. FRANTZ. Et pourquoi pas ? JULIE. Vous auriez eu grand tort de perdre ainsi vos pasEt pourriez sur le champ retourner, je suppose ;Je n'en crois pas un mot. FRANTZ. Bon ; parlons d'autre chose.Cette dame, la soeur du monsieur au cheval, Qui tout à l'heure ici... JULIE. Madame de Préval. FRANTZ. Justement ; j'ai grand peur qu'elle ait, je le confesse,Voulu me démolir auprès de ta maîtresse. JULIE. Ce n'est pas impossible. FRANTZ. Ah ! Tu vois bien, il fautQue je me reconstruise à présent à nouveau. JULIE. Madame de Préval est encore ici. FRANTZ. Diable,Je dois être assez bien arrangé. JULIE. C'est probable. FRANTZ. Et depuis tout ce temps, elle doit être, ô ciel !Sur ma ruine en train de répandre du sel. JULIE. Je le crois, vous pouvez repartir. FRANTZ. Au contraire. JULIE. Madame de Préval, Monsieur, est assez fièreEt pourrait bien, pour prix de votre entêtement,En vous voyant, vous faire un mauvais compliment. FRANTZ. Bah ! Je ne pense pas et d'ailleurs je m'en moque,Car ta verras qu'ici c'est moi qui l'interloque, Avec un peu d'aplomb. JULIE. Et vous n'en manquez pas. FRANTZ. Car n'est-il pas honteux, après avoir hélas !Définitivement pénétré dans la placeÀ force de valeur, de souffrir qu'on m'en chasse ;Par quelque noir complot ou quelque trahison ? JULIE. Affaire d'amour-propre. FRANTZ. Eh ! Non, cette maisonMe plaît ; c'est bien meublé, c'est coquet ; je peux direQue c'est même très chic. Il semble qu'on respireDe tous côtés ici comme un parfum charmantD'aristocratie et... de patchouli. JULIE. Vraiment ? FRANTZ. Et puis de ce logis la maîtresse est charmante. JULIE. Vous trouvez ? FRANTZ. Et de plus, charmante est la suivante. Frantz prend Julie par la taille pour l'embrasser. Au même moment parait Madame de Préval, Julie se sauve. JULIE. Madame de Préval. FRANTZ. Il s'agit d'être fort. SCÈNE VII. Madame de Préval, Frantz. MADAME DE PRÉVAL. Je suis charmée ici de vous trouver encor. FRANTZ. Vraiment, Madame ? Et bien je craignais le contraire, Il faut que je l'avoue avec franchise entière. MADAME DE PRÉVAL. Et pourquoi ? Vous croyez que je vous juge malPour votre caractère assez original ;Parce qu'on m'a conté votre bizarre entréeEt tous les incidents enfin de la soirée ? FRANTZ. Quoi, vous savez ?... MADAME DE PRÉVAL. De tout on m'a fait le récit.Savez-vous bien, Monsieur, que votre entrée ici,À ne vous point flatter, fût très impertinente ? FRANTZ. Je sais... MADAME DE PRÉVAL. Votre insistance assez inconvenante. FRANTZ. Il est vrai, j'ai montré de l'obstination. MADAME DE PRÉVAL. Et que votre conduite en cette occasionFût tout à fait grossière. FRANTZ. Oh ! Je vous l'abandonne.Cependant je n'ai pas l'habitude... MADAME DE PRÉVAL. Que donneLa fréquentation, l'usage apparemmentD'un monde qui n'est pas le vôtre assurément. C'est vrai ; ne croirez pas aussi que je refuseD'admettre la valeur de cette double excuseQue pour être insensé vous avez à nos yeux,D'être artiste d'abord et puis d'être amoureux. FRANTZ. Oui, je vois qu'en effet vous savez tout, Madame. Je suis bien désolé que l'objet de ma flammeNe puisse pas avoir votre approbation. MADAME DE PRÉVAL. Pourquoi ? Mais, au contraire, en cette occasion,Si j'ai sur cet objet quelque peu d'influence,À l'employer pour vous je m'engage d'avance. FRANTZ. Se peut-il ? - Ah ! parbleu je n'y comprends plus rien. MADAME DE PRÉVAL. N'êtes-vous pas artiste ? Oui je conçois très bienQue ces distinctions de classes socialesSont du monde à vos yeux conventions banales.Dans la sphère élevée où plane votre esprit De ces distinctions absurdes on se rit ;Les préjugés étroits sur vous ont peu de priseEt votre âme d'élite à coup sûr les méprise. FRANTZ. Vraiment vous me flattez. MADAME DE PRÉVAL. N'ai-je pas en effetRendu votre pensée à cet égard ? FRANTZ. Si fait ; Et de caste, et de rang les barrières fragilesNe sont bonnes qu'à faire obstacle aux imbéciles ;L'homme fort les franchit ou les brise aisément. MADAME DE PRÉVAL. Certes c'est penser là très... artistiquement,Comme étant généreux à vous je l'apprécie, Le talent n'est-il pas une aristocratie,Et qui vaut bien une autre ? FRANTZ. Ah ! Veuillez ménagerMa modestie, elle est dans le plus grand danger. MADAME DE PRÉVAL. Je ne m'engage à rien. Jusqu'ici, je l'avoue,Je vous connaissais comme un artiste qu'on loue, Mais de vous mieux connaître à présent bien m'en pritEt comme homme du monde, et comme homme d'esprit. FRANTZ, à part. Je l'aurai fascinée aussi, c'est incroyable. Haut. Le jugement peut-être est un peu favorableEt je dois convenir, qu'à vrai dire, aujourd'hui, La façon dont ici je me suis introduit... MADAME DE PRÉVAL. Elle est originale, il est vrai, mais est-elleImpossible, après tout ? Non, toute naturelle.Votre oreille est choquée et vos yeux à la foisSont frappés de l'éclat d'un séduisant minois, Deux motifs suffisants d'entrer pour un artisteQu'attire la beauté, que l'ignorance attriste ;Non, d'après l'étiquette au moins si vous jugez,Mais vous ne devez pas avoir de préjugés ? FRANTZ. Oh ! Je vous en réponds. MADAME DE PRÉVAL. Vous voyez, quoi qu'on fasse. Du plus heureux succès couronner votre audace,À la porte à l'instant vous n'êtes pas jeté.Il n'en faut quelquefois pas plus en véritéPour décider soudain du bonheur de la vie. FRANTZ. Il est bien vrai, Madame, et je vous remercie, De ne pas mettre au mien d'obstacles aujourd'hui. MADAME DE PRÉVAL. Moi ? Mais pourquoi, bon dieu, vous, aurais-je donc nui ? FRANTZ. Je croirais volontiers que monsieur votre frèrePourra bien ne pas voir de la même manière. MADAME DE PRÉVAL. Lui ? Je suis bien tranquille et réponds au total Que cela lui sera parfaitement égal. FRANTZ. C'est différent. À part.Parbleu la charge est assez bonne, Haut.Vous ne doutez donc pas que sans peine il nous donneSon approbation ? MADAME DE PRÉVAL. Oh ! L'on peut s'en passer,Mais je vous la promets. FRANTZ. Je commence à penser Que la chute qu'il fit, dont je le plains au reste,N'aura pour sa santé nulle suite funeste. MADAME DE PRÉVAL. Oh ! Je n'en doute pas non plus assurément.Veuillez être assez bon pour m'attendre un moment. SCÈNE VIII. Frantz, Berthe. BERTHE. Encore ici, Monsieur ? FRANTZ. Ah ! Ma foi jusqu'ici Mon indiscrétion m'a si bien réussi... BERTHE. Oh ! Je ne voudrais pas que dans cette soiréeMadame de Préval fût par vous rencontréeUne seconde fois. FRANTZ. Cela se trouve au mieux,Je viens au même instant de la voir en ces lieux. BERTHE. Ciel ! Pas un mot surtout, car il faut qu'elle ignoreTout ce qui s'est passé. Je n'ose pas encore... FRANTZ. Je n'y suis plus du tout, cependant je crois bienQu'elle sait tout. BERTHE. Non, non, dis-je, elle ne sait rien.Pas un mot devant elle au moins, je vous en prie, Car elle aurait le droit de mon étourderieDe me faire reproche et j'aurais mérité... FRANTZ. Mais non, bien mieux, cela paraît en véritéL'arranger tout à fait. BERTHE. C'est assez peu probable. FRANTZ. Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. BERTHE. Silence, la voici. SCÈNE IX. Berthe, Frantz, Madame de Préval. MADAME DE PRÉVAL. Ne boudons plus, allons,Vous savez que j'ai fait ce soir de vos salonsLes honneurs à monsieur que j'ai, ma chère amie,Prié de nous tenir un instant compagnie. BERTHE. Vous ? FRANTZ. Que vous ai-je dit ? Vous voyez à présent. MADAME DE PRÉVAL. Mais oui, décidément je le trouve amusant. BERTHE. L'idée est singulière. MADAME DE PRÉVAL. Eh ! Qu'importe, elle est bonne,Nous sommes entre nous et n'attendons personne.A la condition qu'il nous dira pourtantLes mystères piquants, à ce que l'on prétend, De la vie artistique. Ah ! C'est être fâcheuses,Nous sommes, voyez-vous, femmes et curieuses. FRANTZ. Comme notre mère Ève. MADAME DE PRÉVAL. Oui, Monsieur, justement.Or nous ne vous voyons habituellementQue de loin, à travers le double mur de verre, De nos jumelles, mais il pourrait bien se faireQue nous y gagnassions à vous voir de plus près. BERTHE. Je ne vous comprends pas. MADAME DE PRÉVAL. Oh ! Mais je gageraisQue Monsieur, qui d'esprit se pique, m'a comprise. FRANTZ. Fort bien : vous désirez que je vous introduise Dans la coulisse. MADAME DE PRÉVAL. Eh ! Oui, c'est cela. Contez-nous,Monsieur Frantz, votre histoire aujourd'hui, voulez-vous ? BERTHE. Le dernier numéro du journal Le CapriceContient sur Monsieur Frantz une longue noticeEt vous y trouverez, si vous voulez le voir, Ce que vous paraissez désirer tant savoir. MADAME DE PRÉVAL. Ce n'est pas celle-là non plus que je désire,Car je l'ai parcourue et cela, je dois dire,M'a paru très banal et très niais, ma foi. BERTHE. Je l'ai trouvée assez touchante, quant à moi. FRANTZ. C'est d'un de mes amis. MADAME DE PRÉVAL. Elle n'est pas mal faite ;Mais je demande, moi, la vraie et la complète.Ce que dit cet article on l'a pu voir, je crois,Partout, j'ai, pour ma part, lu cela mille fois.Un pauvre pâtre, enfant de la simple nature, Âme à la fois sauvage et poétique et pure,Entraîné malgré lui par la vocation ;Que le recueillement, la contemplationDes montagnes, du ciel et de toutes les chosesQu'il voit autour de lui belles et grandioses, Ont instruit ; et qui voit ravie à son amour,Quand de bonheur pour lui se levait un beau jour,Sa douce fiancée, - inévitable épreuveD'une infortune hélas ! Touchante, mais peu neuve. Un peu d'idylle, un peu de roman feuilleton, Un peu de drame aussi. Comment appelle-t-on,[Note : Trope : Terme de rhétorique. Expression employée dans un sens figuré. [L]]Dans votre langue heureuse en tropes pittoresques,Tout ce bel attirail de moyens romanesquesDont l'éternel emploi sur le bon public fait,Depuis que l'on s'en sert, toujours le même effet ? Vous nommez tout cela dans vos laboratoires ? FRANTZ. Des ficelles, Madame, ou mieux, des balançoires, BERTHE, à part. Qu'entends-je ? MADAME DE PRÉVAL. On vous a fait Breton, mais, je sais bien,Du Faubourg Saint-Denis vous êtes Parisien. FRANTZ. Du Faubourg Saint-Martin, Madame, je vous prie. MADAME DE PRÉVAL. Franchement, j'aime mieux pour vous celle patrie.C'est un triste pays la Bretagne, entre nous. FRANTZ. Je ne la connais pas, je m'en rapporte à vous. BERTHE. Quoi, vous n'avez jamais vu la vieille Armorique ? FRANTZ, à part. Corbleu ! je suis bête. Haut.Ah ! Pardon, je m'explique... MADAME DE PRÉVAL. Ne vous défendez pas, il n'en est pas besoin,Vous fîtes aussi bien, cette contrée est loinDe valoir son renom, elle est fort ennuyeuse. Vous aimez de Paris l'existence joyeuse. BERTHE. Ah ! Monsieur Frantz, Madame, avant de parvenir, Eût de rudes combats, je crois, à soutenir,Il eût à supporter des épreuves sans nombre. MADAME DE PRÉVAL. Bon, cette pauvre Berthe, avec son tableau sombre,En est, je le vois bien, à la notice encor.Voyez-vous, monsieur Frantz, on vous fait un grand tort Quand on vous fait passer aux yeux des gens du monde,Par ces réclames où le larmoyant abonde,[Note : Hâve : Pâle, maigre et défiguré. [L]]Pour de vrais songe-creux, hâves et fatiguésPar les coups du destin ; on vous montre aussi gaisQu'un pâle clair de lune et tout repus sans cesse D'hallucinations ; c'est maladresse,Ce portrait en grisaille est des plus déplaisants.Vous êtes, je le pense, un peu plus amusants. FRANTZ. Ah ! Je vous en réponds. Irions-nous, je vous prie,Aux étoiles rêver, lorsque la brasserie Nous ouvre à deux battants son hospitalité ?Supporter de la vie avec calme et gaîtéLes inconvénients entre dans nos principes,Pourvu que nous ayons du tabac pour nos pipes. BERTHE, à part. Quelle chute, ô mon Dieu ! MADAME DE PRÉVAL. Très bien, j'aime bien mieux Que l'antre ce tableau véridique et joyeux. BERTHE. Mais dans la vie il est nécessités réellesQui doivent quelquefois, Monsieur, être cruelles.N'avez-vous pas souffert ?... FRANTZ. Dans les commencements,Tous les jours ne sont pas pour nous pleins d'agréments, Mais alors, en mangeant de la charcuterie,Que nous aimons du reste et que l'on calomnie,Nous, nous l'assaisonnons d'un condiment fameux - L'espoir - et nous rêvons à des jours plus heureux. BERTHE. À la postérité vous rêvez, à la gloire. MADAME DE PRÉVAL. C'était bon autrefois cela, j'aime à le croire,Au temps du romantisme et l'on est devenuPar bonheur aujourd'hui beaucoup moins saugrenu.Ces chimères jadis ont amusé l'artiste,Mieux avisé depuis, il s'est fait réaliste. FRANTZ. Parbleu, nous rêvons tous un logis élégantEt des tapis partout ; un coupé bien fringant,Les vins des meilleurs crus servis sur notre table,Une existence enfin brillante et confortable ;De l'or plein nos goussets, comme les épiciers. BERTHE, à part. Est-il possible, ô ciel ! Que ces instincts grossiers ? Haut.Mais dans les oeuvres d'art, on voit régner sans cesseUne distinction, une délicatesse,Les plus beaux sentiments, les plus nobles couleurs,Qui font notre coeur battre ou s'épandre nos pleurs. Quels horizons charmants l'artiste nous dévoile,Soit avec l'harmonie, ou la plume, ou la toile !D'âmes d'élite il faut que ces productionsSoient pourtant, semble-t-il, des émanations. MADAME DE PRÉVAL. Oh ! N'allez pas au moins vous mettre dans la tête Que dans sa fiction se peigne le poète.L'artiste habile est un prestidigitateurSouvent, qui sait donner le change au spectateur,Et parfois ces effets, qui vous semblent magiques,Viennent de procédés purement mécaniques. Mais, en écoutant Berthe, on croirait qu'à ses yeuxVous êtes des niais, prenant au sérieuxDe votre esprit fécond chaque brillant caprice,Défendez-vous, Monsieur, qu'on vous rende justice. FRANTZ. Oh ! Non, nous n'avons pas cette naïveté De confondre la fable et la réalité. MADAME DE PRÉVAL. Au milieu des ennuis même et de la misèreD'une existence encore incertaine et précaire,Vous savez, à coup sûr, laissant aux sots les pleurs,Tout le long du chemin, pour vous, cueillir des fleurs. FRANTZ. Nous en faisons moisson la plus ample, possible. MADAME DE PRÉVAL. Il n'est plaisir pour vous qui soit inaccessible,De temps en temps ou moins, car il vaut mieux encorAvoir un peu d'esprit que d'avoir beaucoup d'or.Sur les sots favoris de l'aveugle fortune C'est le droit du talent qu'une dîme opportune. FRANTZ. Aussi prélevons-nous ce tribut, nous savonsDes voluptés du riche user quand nous pouvons,Et tout en nous moquant de qui nous en défraie,Nous payons tout cela, nous, de notre monnaie Lorsque nous amusons les épais parvenusPour jouir de leur luxe et de leurs revenus. MADAME DE PRÉVAL. Votre philosophie a joint le double typeDu fameux Diogène et du sage Aristippe ;Suivant l'occasion, vous êtes, je le vois, Cyniques par destin, parasites par choix.Et je comprends cela du moins ; que l'on me diseCe qu'aux martyrs de l'art a valu leur sottise. BERTHE. La gloire, noble objet de leur ambition. FRANTZ. On escompte sa gloire en réputation Aujourd'hui, c'est bien mieux, au moins on en profite. BERTHE. Mais il n'y faut pas moins de travaux, de mérite,De longs efforts. MADAME DE PRÉVAL. Monsieur, n'est-il pas vrai qu'on peut,Pour arriver plus tôt, les abréger un peu ?De Paris à Melun quand on allait à peine Par le coche autrefois en toute une semaine,En une heure à présent on s'y trouve conduit,Car, grâce à la vapeur, on va vite aujourd'hui. FRANTZ. Le chemin du succès présentement, Madame,A pour l'artiste aussi son railway - la réclame. BERTHE. Ah ! Le talent ainsi... MADAME DE PRÉVAL. Se trouve transportéPar le même convoi que la médiocrité. BERTHE, à part. Quelle distance hélas ! Du type imaginaireQue je me figurais à cette âme vulgaire. Haut.C'est fort triste, Monsieur, et peu récréatif Tout cela. MADAME DE PRÉVAL. Mais du tout, c'est assez instructif.Si vous le préfèrez, monsieur peut, je suppose,Vous raconter d'ailleurs quelque piquante chose,De celles qu'on appelle en terme familier,Si je m'en souviens bien, des charges d'atelier. FRANTZ. Oh ! Parbleu voulez-vous ? Il en est de fameuses,Seulement quelquefois peut-être un peu scabreuses. BERTHE. Nous vous en dispensons en ce cas. FRANTZ. Nous auronsLa charge militaire avec de gros jurons,Ou sur les épiciers mainte charge bourgeoise Que termine gaîment une pointe grivoise.Prudhomme, le sergent ou bien son colonelDe quolibets divers sont un fonds éternel.Je puis vous imiter, à votre fantaisie,Un acteur en renom, le chien, le chat, la scie... MADAME DE PRÉVAL. Ce doit être fort drôle. FRANTZ. Ah ! Je vais vous conter... BERTHE. Oh ! Non, faites-nous grâce. MADAME DE PRÉVAL. Et pourquoi l'arrêter ? BERTHE. Pitié pour moi, pitié pour lui, ma chère amie. FRANTZ, à part. J'aurai décidément conquis, je le parie,Madame de Préval. MADAME DE PRÉVAL. Mais de vos piquants traits Militaire ou bourgeois font donc seuls tous les frais ? FRANTZ. Ma foi, le plus souvent ; c'est qu'il n'est guère au mondeEn types excellents de classe plus féconde. MADAME DE PRÉVAL. Et puis, je le comprends, vous devez envierLe brave militaire et l'heureux épicier : L'un possède la gloire et l'autre la richesse,Objets de vos désirs ; tous deux se voient sans cesseEntourés d'une estime et d'un respect aussiQue vous n'osez prétendre. FRANTZ. Il se peut bien. BERTHE, à Madame de Préval. Merci. FRANTZ. Je puis vous raconter, si vous voulez bien rire... MADAME DE PRÉVAL. Non, Monsieur, il suffit ; nous voulions nous instruire,C'est fait, vous êtes libre. BERTHE. Il faut vous dire encor...Je renonce aux leçons de chant. FRANTZ. Vous auriez tort. À part. J'aurai probablement par quelque maladresseFâché sans m'en douter Madame la Comtesse. MADAME DE PRÉVAL. Et désormais, Monsieur, quand nous voudrons vous voir,Nous irons aux concerts où vous chantez le soir. FRANTZ. Ah ! Ça mais on dirait qu'on me met à la porte. MADAME DE PRÉVAL. Précisément. FRANTZ, à part. Oh ! Non, je la trouve trop forteEt je ferai plutôt du scandale, tant pis. Haut.Madame, oubliez-vous que vous m'avez promis ?... BERTHE. Oh ! Monsieur, c'en est trop. À part. Je souffre le martyre. MADAME DE PRÉVAL. Au fait il a raison, je sais ce qu'il veut dire. FRANTZ. On a daigné tantôt encourager l'amour... BERTHE. Taisez-vous. MADAME DE PRÉVAL. Il est vrai, je vous ai dans ce jour Promis mon bon office auprès de votre belle,Faisons-la donc venir afin de savoir d'elleTout d'abord son avis. - Voudriez-vous sonnerJulie ? FRANTZ. Eh ! Quoi Julie ? MADAME DE PRÉVAL. Oh ! De vous étonnerVous avez bien le droit, recherche aussi flatteuse Que la vôtre ne peut que rende glorieuse,On ne saurait douter de son consentement. BERTHE, à part. Que dit-elle ? Oh ! Je crois comprendre maintenant. MADAME DE PRÉVAL. Cependant, permettez que l'on s'en éclaircisse. FRANTZ, à part. Bon, l'on me fait poser, c'est un nouveau caprice. MADAME DE PRÉVAL. Si vous le voulez bien, nous la ferons venir. FRANTZ, à part. Ma foi j'ai presque envie, ici, pour la punir... MADAME DE PRÉVAL. D'ailleurs, comme à vos yeux les classes socialesNe sont que préjugés, conventions banales... FRANTZ. C'est juste. À part.À mes dépens on s'amuse ; ah ! Parbleu La Comtesse pourrait s'en repentir un peu.D'ailleurs, cette soubrette est ma foi très jolieEt je ne serais pas si malheureux... SCÈNE X. Berthe, Madame de Préval, Frantz, Julie. MADAME DE PRÉVAL. Julie... BERTHE, à part. Que va-t-elle donc faire ? MADAME DE PRÉVAL. Écoutez, voulez-vousVous marier ? Monsieur s'offre pour votre époux. JULIE. Lui, Monsieur Frantz, Madame ? BERTHE. Eh ! Oui. FRANTZ. Pauvre petite,La voila de plaisir tout à fait interdite. -Oui, charmante Julie, oui, je viens vous offrirUn coeur que de beaux yeux ont assez fait souffrir,Une main qui traça plus d'un piquant ouvrage Et mes lauriers d'artiste. À part. Oh ! La Comtesse enrage. JULIE. Ah ! ah ! ah ! Mais, monsieur, voyez-vous, pour époux,Avec tous vos lauriers, je ne veux pas de vous. FRANTZ. Vous refusez ? BERTHE, à part. Elle est plus que moi raisonnable. JULIE. Sans doute ; je vous trouve assez drôle, agréable, Enfin vous m'amusez, à votre égard voilàLes sentiments que j'ai, pas d'autres que ceux-là. MADAME DE PRÉVAL. Vous voyez bien, Monsieur, que, suivant l'apparence,Vous vous étiez flatté d'une fausse espérance. FRANTZ. Il est vrai, je le vois. MADAME DE PRÉVAL. Ainsi donc en ces lieux Rien ne vous retient plus. FRANTZ. Recevez mes adieux.Je suis... J'ai bien l'honneur. JULIE. Faut-il qu'on vous éclaire ? FRANTZ. Je connais le chemin, ce n'est pas nécessaire. Il sort. SCÈNE XI. Berthe, Madame de Préval, Julie. MADAME DE PRÉVAL. Vous avez été sage, il n'est liens heureuxQue ceux que des égaux ont pu former entre eux. Ce mari ne pouvait vous convenir en somme. JULIE. J'épouse un militaire. MADAME DE PRÉVAL, à Berthe. Et vous ? BERTHE. Un gentilhomme. ==================================================