Interprétée pour la première fois, sur le troisième Théâtre-Français - Ballande, directeur- le 19 février 1879, et reprise à la Comédie-Française, le 2 mars 1899.
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À PARIS, LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR, 17, BOUELVARD DE LA MADELEINE, 17.
Texte établi par Paul FIEVRE, septembre 2024
© Théâtre classique - Version du texte du 30/09/2024 à 17:31:07.
A MADAME CAROLINE COMMANVILLE
Madame,
Je vous ai offert, alors que vous seule la connaissiez, cette toute petite pièce qu'on devrait appeler plus simplement « dialogue ». Maintenant quelle a été jouée devant le public et applaudie par quelques amis, permettez-moi de vous la dédier.
C'est ma première oeuvre dramatique. Elle vous appartient de toute façon, car après avoir été la compagne de mon enfance, vous êtes devenue une amie charmante et sérieuse ; et, comme pour nous rapprocher encore, une affection commune, celle de votre oncle que j'aime tant, nous a, pour ainsi dire, faits de la même famille.
Veuillez donc agréer, Madame, l'hommage de ces quelques vers comme témoignage des sentiments très dévoués, respectueux et fraternels de votre ami bien sincère et ancien camarade.
GUY DE MAUPASSANT.
Je ne publierai point cette fréle comédie sans adresser mes bien vifs remerciements à l'homme éclairé et bienveillant qui l'a accueillie et aux artistes de talent qui l'ontfait applaudir.
Sans M. Ballande, qui ouvre si généreusement son théâtre aux inconnus repoussés ailleurs, elle n'aurait peut-être jamais été jouée. Sans Mme Daudoird, si fine comédienne, si attendrie et si charmante dans le rôle de la vieille marquise, et sans M. Leloir, qui porte avec tant de dignité les cheveux blancs du comte, personne ne l'eût, sans doute, remarquée.
Le succès, grâce à eux, a dépassé mes espérances : aussi je veux écrire leurs noms à la première page pour les assurer de ma profonde reconnaissance.
GUY DE MAUPASSANT.
PERSONNAGES.
LE COMTE, M. LELOIR (1879 3e Théâtre-Français.), M. LELOIR (1899 Comédie-Française.).
LA MARQUISE, Mme DAUDOIRD (1879 3e Théâtre-Français.). Mme PIERSON (1899 Comédie-Française.).
Texte tiré de "OEuvres complètes de Guy de Maupassant. Théâtre".- Paris, Louis Conard, libraire-éditeur, 1910. pp 25-43.
HISROIRE DU VIEUX TEMPS
Un salon. - Portes au fond et à droite. - Madame Destournelles, habillée en bergère Watteau, arrange sa coiffure devant la glace.
LE COMTE.
Bonsoir, Marquise.
Chambre Louis XV. - Grand feu dans la cheminée. - On est en hiver. La vieille marquise est dans son fauteuil, un livre sur les genoux ; elle parait s'ennuyer.
UN VALET, annonçant.
« Monsieur le comte. » [ 2 (La suite sans modifications.)] [ 1 À la Comédie-Française, la mise en scène a été modifiée ainsi : Chambre Louis XV. Vieux portraits pendus aux murs. Grand feu dans la cheminée. On est en hiver. La marquise regarde tomber la neige par la fenêtre au fond, puis elle se dirige vers son clavecin et joue un vieil air. Entre le comte.]
LA MARQUISE.
Enfin, cher comte, vous voici ;
Vous, pensez donc toujours aux vieux amis, - merci.
Je vous attendais presque avec inquiétude ;
De vous voir chaque jour on a pris l'habitude ;
5 | Puis, je ne sais pourquoi, je suis triste ce soir. |
Venez, auprès du feu nous allons nous asseoir
Et causer.
LE COMTE, s'asseyant, après lui avoir baisé la main.
Moi, je suis tout triste aussi, marquise,
Et, lorsqu'on se fait vieux, cela démoralise.
Les jeunes ont au coeur cargaison de gaîté ;
10 | Un nuage en leur ciel est bien vite emporté, |
Et toujours tant de buts, tant d'amours à poursuivre !
Nous autres, il nous faut de la gaîté pour vivre ;
La tristesse nous tue, elle s'attache à nous
Comme la mousse à l'arbre épuisé. Voyez-vous,
15 | Contre ce mal terrible il faut se défendre. |
Et puis, tantôt, d'Armont est venu me surprendre ;
Nous avons remué la cendre des vieux jours,
Parlé des vieux amis et des vieilles amours ;
Et, depuis ce moment, comme une ombre incertaine,
20 | Je revois s'agiter ma jeunesse lointaine. |
Aussi je suis venu, tout triste et tout blessé,
M'asseoir auprès de vous, et parler du passé.
LA MARQUISE.
Moi, depuis le matin, l'horrible froid m'assiège ;
J'entends souffler le vent, je vois tomber la neige.
25 | A notre âge, l'hiver afflige et fait souffrir : |
Quand il gèle bien fort on croit qu'on va mourir.
Oui, causons, car un bon souvenir de jeunesse
Ravive par instants notre froide vieillesse.
C'est un peu de soleil...
LE COMTE.
Mais dans un jour d'hiver ;
30 | Mon soleil est bien pâle et mon ciel bien couvert. |
LA MARQUISE.
Allons, racontez-moi quelque folle équipée.
Vous étiez, dit l'histoire, un grand traîneur d 'épée,
Jadis, monsieur le comte, insolent, beau garçon,
Riche, bon gentilhomme et de fière façon ;
35 | Vous avez fait scandale, et croisé votre lame |
Avec plus d'un mari ; car une belle dame,
Un soir que nous causions, m'a raconté, tout bas,
Que tous les coeurs sautaient au seul bruit de vos pas.
Si l'on ne m'a menti, vous avez été page,
40 | Grand coureur de ruelle et faiseur de tapage ; |
Et vous avez dormi quatre mois en prison
Pour un certain manant pendu dans sa maison,
Lequel avait, dit-on, femme jeune et jolie.
La femme d'un manant, comte, quelle folie !
45 | Quatre mois en prison pour cela ! C'eût été |
Dame de haute race et de grande beauté,
Soit... - Voyons, trouvez-moi quelque galante histoire
De grande dame ; amour romanesque, et l'armoire
Classique où le mari, dans ses retours subits,
50 | Surprend l'amant transi parmi les vieux habits. |
LE COMTE.
Et pourquoi donc toujours, toujours la grande dame ?
Les autres, cependant, plaisent aussi : la femme
Est faite pour charmer, qu'elle soit noble ou non.
La grâce est sans aïeux et la beauté sans nom.
LA MARQUISE.
55 | Merci ! -Je ne veux point de vos amours banales. |
Vous avez autre chose au fond de vos annales,
Cher comte, et maintenant, je vous écoute.- Allez !
LE COMTE.
Il faut vous obéir, puisque vous le voulez.
Ah ! certes, le proverbe est bien vrai, sur mon âme,
60 | Qui prétend que Dieu veut ce que veut une femme. |
Quand je vins à la Cour j'étais sentimental ;
J'ouvris bientôt les yeux ; le réveil fut brutal
Par exemple. J'aimai, j'aimai la toute belle
Comtesse de Paulé. Je la croyais fidèle.
65 | Je la surpris, un soir, aux bras d'un autre amant ; |
J'en eus le coeur brisé, marquise, et sottement
Je la pleurai deux mois ! Mais la Cour et la Ville
Ont bien ri. Cette engeance est envieuse et vile,
Siffle les malheureux, applaudit au succès ;
70 | J'étais trompé, j'avais donc perdu mon procès. |
Pourtant, bientôt après, j'eus une autre maîtresse ;
Mais nous logions encore à deux dans sa tendresse.
L'autre était un poète. Il lui tournait des vers,
L'appelait fleur, étoile, astre de l'univers,
75 | Et je ne sais quels noms. - Je provoquai le drôle ; |
C'était un bel esprit ; il resta dans son rôle ;
Trop lâche pour se battre, il fit un plat sonnet...,
Et l'on en rit encor, me traitant de benêt.
La leçon, cette fois, mit un terme à mes doutes,
80 | Je cessai d'en voir une, et je les aimai toutes. |
Or je pris pour devise un dicton très ancien :
« Bien fol est qui s'y fie » - et je m'en trouvai bien.
LA MARQUISE.
Mais, autrefois, quand vous déclariez votre flamme,
Et soupiriez aux pieds de quelque belle dame,
85 | L'enveloppant d'amour, de respects et de soins, |
Parliez-vous ainsi ?
LE COMTE.
Non ; mais avouez du moins,
Entre nous, que la femme est une enfant gâtée.
On l'a trop adulée, et surtout trop chantée.
Ses flatteurs attitrés, les faiseurs de sonnets,
90 | Lui versant tout le jour, comme des robinets, |
Compliments distillés au suc de poésie,
En ont fait un enfant gonflé de fantaisie.
Aime-t-elle du moins ? - Point du tout ; il lui faut,
Non l'amour de vingt ans, et dont le seul défaut
95 | Est d'aimer saintement, comme on aime à cet âge, |
Mais un roué ; celui qu'on regarde au passage
Avec étonnement et presque avec respect,
Toute femme s'émeut et tremble à son aspect,
Parce qu'il est, - mérite assurément fort rare, -
100 | Le premier séducteur de France et de Navarre ! |
Non qu'il soit jeune, non qu'il soit beau, non qu'il ait
De grandes qualités... rien ; mais cet homme plaît
Parce qu'il a vécu. Voilà la chose étrange ;
Et c'est ainsi pourtant que l'on séduit cet ange !
105 | Mais quand un autre vient demander, par hasard, |
De quel tribut payer l'aumône d'un regard,
Elle lui rit au nez et demande la lune !
Et, vous le savez bien, je ne parle pas d'une,
Mais de beaucoup.
LA MARQUISE.
C'est très galant ; encor merci !
110 | A mon tour, à présent, écoutez bien ceci : |
Un vieux renard perclus, mais de chair fraîche avide, [ 3 Perclus : Qui ne peut exécuter aucun mouvement soit d'un membre, soit de tout le corps. [L]]
Rôdait, certaine nuit, triste et le ventre vide ;
Il allait, ruminant ses festins d'autrefois,
La poulette surprise un soir au coin d'un bois,
115 | Et le souple lapin qu'on prenait à la course. |
L'âge, de ces douceurs avait tari la source ;
On était moins ingambe et l'on jeûnait souvent. [ 4 Ingambe : Qui est bien en jambes, léger, dispos, alerte. [L]]
Quand un parfum de chasse apporté par le vent
Le frappe ; un éclair brille en sa vieille prunelle.
120 | Il aperçoit, dormant et la tête sous l'aile, |
Quelques jeunes poulets perchés sur un vieux mur.
Mais renard est bien lourd et le chemin peu sûr,
Et malgré son envie, et sa faim, et son jeûne :
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons... pour un plus jeune.»
LE COMTE.
125 | Marquise, c'est méchant, ce que vous dites là ; |
Mais je vous répondrai : Samson et Dalila,
Antoine et Cléopâtre, Hercule aux pieds d'Omphale.
LA MARQUISE.
Vous avez en amour une triste morale !
LE COMTE.
Non ; l'homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux.
130 | Il marche par le monde ; et, pour qu'il soit heureux, |
Il faut qu'il ait trouvé, dans sa course incertaine,
L'autre moitié de lui ; mais le hasard le mène ;
Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas ;
Aussi, presque toujours, il ne la trouve pas.
135 | Pourtant, quand d'aventure il la rencontre..., il aime ; |
Et vous étiez, je crois, la moitié de moi-même
Que Dieu me destinait et que je cherchais, mais
Je ne vous trouvai pas, et je n'aimai jamais.
Puis voilà qu'aujourd'hui, nos routes terminées,
140 | Le sort unit, trop tard, nos vieilles destinées. |
LA MARQUISE.
Enfin, cela vaut mieux, mais vous avez péché,
Et je ne vous tiens pas quitte à si bon marché.
Savez-vous, mon cher comte, à quoi je vous compare ?
Votre coeur est fermé comme un logis d'avare :
145 | Vous êtes l'hôte ; quand on vient pour visiter |
Vous vous imaginez qu'on va tout emporter,
Et ne montrez aux gens qu'un tas de vieilleries.
Voyons, plus de détours et trêve aux railleries !
Tout avare, en un coin, cache un coffret plein d'or,
150 | Et le coeur le plus pauvre a son petit trésor. |
Qu'avez-vous tout au fond ? Portrait de jeune fille
De seize ans, qu'on aima jadis ; légère idylle
Dont on rougit peut-être et qu'on cache avec soin,
N'est-ce pas ? Mais, parfois, plus tard, on a besoin
155 | De venir contempler ces images, laissées |
Là-bas, derrière soi ; ces histoires passées
Dont on souffre et pourtant dont on aime souffrir.
On s'enferme tout seul, une nuit, pour ouvrir
Certain vieux livre et son vieux coeur ; comme on regarde
160 | La pauvre fleur donnée un beau soir, et qui garde |
La lointaine senteur des printemps d'autrefois !
On écoute, on écoute, et l'on entend sa voix
Par les vieux souvenirs faiblement apportée.
Et l'on baise la fleur, dont l'empreinte est restée
165 | Comme au feuillet du livre à la page du coeur. |
Hélas ! Quand la vieillesse apporte la douleur,
Vous embaumez encore nos dernières journées,
Parfums des vieilles fleurs et des jeunes années !
LE COMTE.
C'est vrai ! Même à l'instant j'ai senti revenir,
170 | Tout au fond de mon coeur, un très vieux souvenir ; |
Et je suis prêt à vous le raconter, marquise.
Mais j'exige de vous une égale franchise,
Caprice pour caprice, et récit pour récit ;
Et vous commencerez.
LA MARQUISE.
Je le veux bien ainsi.
175 | Pourtant mon histoire est un simple enfantillage. |
Mais, je ne sais pourquoi, les choses du jeune âge
Prennent, comme le vin, leur force en vieillissant,
Et d'année en année elles vont grandissant.
Vous connaissez beaucoup de ces historiettes :
180 | C'est le premier roman de toutes les fillettes, |
Et chaque femme, au moins, en compte deux ou trois ;
Je n'en eus qu'une seule ; et c'est pourquoi, je crois,
Je l'ai gardée au coeur plus vive et plus tenace ;
Et dans ma vie elle a rempli beaucoup de place.
185 | J'étais bien jeune alors, car j'avais dix-huit ans ; |
J'avais appris à lire avec les vieux romans ;
J'avais souvent rêvé dans les vieilles allées
Du vieux parc, regardant, le soir, sous les saulées,
Les reflets de la lune, écoutant si le vent
190 | Ne parlait pas d'amour à la branche, et rêvant |
A celui que tout bas la jeune fille appelle,
Qu'elle attend, qu'elle croit que Dieu créa pour elle !
Puis voilà que celui que j'avais tant rêvé,
Jeune, fier et charmant, un jour, est arrivé ;
195 | Et je sentis bondir mon coeur de jeune fille. |
Je me pris à l'aimer ; il me trouva gentille...
Mon beau jeune homme, hélas ! partit le lendemain ;
Rien de plus : un baiser, un serrement de main,
Un regard échangé qu'il oublia bien vite.
200 | Il s'était dit : «Elle est mignonne, la petite.» |
Et cela lui sortit du coeur ; mais Dieu défend
De se jouer ainsi de l'amour d'une enfant !
Ah ! vous trouvez la femme insensible ; elle saute
De caprice en caprice ; allez, c'est votre faute.
205 | Elle pourrait aimer, mais vous l'en empêchez ; |
Le premier amour qui lui vient, vous l'arrachez !
Pauvre fille ! j'étais bien folle et bien crédule ;
Mais vous allez trouver cela fort ridicule,
Vous qui raillez l'amour... Longtemps je l'attendis !...
210 | Comme il ne revint pas, j'épousai le marquis. |
Mais je confesse que j'aurais préféré l'autre !
J'ai mis mon coeur à nu, découvrez-moi le vôtre
Maintenant.
LE COMTE, souriant.
Ainsi, c'est une confession ?
LA MARQUISE.
Et vous n'obtiendrez pas mon absolution
215 | Si vous raillez encor, méchant homme insensible. |
LE COMTE.
C'était dans la Bretagne, à l'époque terrible
Qu'on nomme la Terreur. - Partout on se battait,
Moi j'étais Vendéen ; je servais sous Stofflet. [ 5 Jean-Nicolas Stofflet (1753-1796) , général royaliset de la guerre de Vendée. ]
Or, cela dit, ici commence mon histoire.
220 | On venait, ce jour-là, de repasser la Loire. |
Nous étions demeurés, postés en partisans,
Quelques braves amis, quelques vieux paysans,
Et moi leur chef, en tout peut-être une centaine,
Cachés dans les buissons qui contournaient la plaine,
225 | Protégeant la retraite et cédant peu à peu. |
Nos hommes, à la fin, avaient cessé le feu ;
Et l'on se dispersait, selon notre coutume,
Quand un soldat soudain, un Bleu, qui, je présume,
S'était, grâce aux buissons, avancé jusqu'à nous,
230 | Sauta dans le chemin et me tira deux coups |
De pistolet. J'ouvris la tête de ce drôle ;
Mais j'avais, pour ma part, deux balles dans l'épaule.
Tout mon monde était loin. En prudent général,
J'enfonçai l'éperon aux flancs de mon cheval.
235 | Alors, à travers champs, et la tête éperdue, |
Comme un fou qui s'enfuit, j'allai, bride abattue ;
Tant qu'enfin, harassé, brisé, n'en pouvant plus,
Je tombai, tout en sang, au revers d'un talus.
Mais bientôt, près de moi, je vis une lumière
240 | Et j'entendis des voix. - C'était une chaumière |
Où je heurtai, criant : « Ouvrez, au nom du roi ! »
Et puis, à bout de force et tout raidi de froid,
Je m'affaissai, soudain, en travers de la porte.
Suis-je resté longtemps étendu de la sorte ?
245 | Je ne sais ; mais, alors que je repris mes sens, |
J'étais dans un bon lit bien chaud ; de braves gens,
Attendant mon réveil avec inquiétude,
S'empressaient, m'entouraient, pleins de sollicitude ;
Et je vis, au milieu de ces lourdauds Bretons,
250 | Comme un oiseau des bois couvé par des dindons, |
Une enfant de seize ans ! ah ! marquise, marquise !
Quelle tête ingénue et quelle grâce exquise !
Comme elle était jolie avec ses cheveux blonds
Sous son petit bonnet, si soyeux et si longs,
255 | Qu'une reine pour eux eût donné sa richesse ! |
Puis elle avait des pieds et des mains de duchesse ;
Si bien que je doutai très fort de la vertu
De sa grosse maman ; j'aurais pour un fétu
Vendu mes droits d'auteur, à la place du père.
260 | Dieu ! Qu'elle était jolie avec sa mine austère |
Et pudique ! - Et durant quatre nuits et trois jours
Elle ne quitta pas mon chevet ; et toujours
Je la voyais auprès de moi, tantôt assise,
Tantôt debout, lisant dans son livre d'église
265 | Et priant, mais pour qui ? - Pour moi, pauvre blessé ? - |
Ou pour un autre ? Puis, son petit pied pressé
Allait, venait, trottait lestement par la chambre ;
Et puis, de ses yeux clairs et dorés comme l'ambre,
Elle me regardait ; car elle avait un oeil
270 | Jaune comme celui de l'aigle, et plein d'orgueil ; |
Et même j'éprouvai, quand je vous vis, marquise,
Pour la première fois, une grande surprise,
En retrouvant cet oeil et ce regard pareil
Qu'on eût dit éclairé d'un rayon de soleil.
275 | Elle était, sur ma foi, si fraîche et si jolie |
Que, presque à mon insu, j'avais fait la folie
De me mettre à l'aimer. - Mais voilà qu'un matin
J'entendis le canon gronder dans le lointain.
Mon hôte entra soudain, tout pâle et hors d'haleine :
280 | « Les Bleus ! les Bleus ! dit-il, ils vont cerner la plaine, |
« Sauvez-vous ! » - Cependant j'étais bien faible encor,
Mais je me dépêchai, car le temps pressait fort.
Comme un cheval frissonne au bruit de la trompette,
La fièvre du combat me montait à la tête.
285 | Mais elle, tout de noir vêtue, et comme en deuil, |
Quelques larmes aux yeux, m'attendait sur le seuil.
Elle tint l'étrier quand je me mis en selle ;
En galant chevalier je me penchai vers elle,
Et déposai gaîment un baiser sur son front.
290 | Elle se redressa comme sous un affront ; |
Un fauve éclair jaillit de sa fière prunelle,
Et rougissant de honte : « Ah ! Monsieur », me dit-elle.
Certes, elle n'était point ce que j'avais pensé ;
Elle avait trop grand air, et j'avais offensé
295 | Gauchement, lourdement, la noble jeune fille, |
L'enfant de quelque ancienne et fidèle famille
Que de vieux serviteurs cachaient au milieu d'eux,
Quand le père, avec nous, luttait contre les Bleus.
Ah ! Je fis tout d'abord contenance assez sotte ;
300 | Mais j'étais, en ce temps, quelque peu Don Quichotte, |
Et tous les vieux romans me tournaient le cerveau.
Aussi, de mon cheval, descendant aussitôt,
Je fléchis humblement un genou devant elle,
Et je lui dis : « Pardon, pardon, mademoiselle ;
305 | « Ce baiser, croyez-moi, car je ne mens jamais, |
N'est point d'un libertin ou d'un étourdi, mais,
Si vous le voulez bien, sera de fiançailles.
Je reviendrai, si le permettent les batailles,
Chercher gage d'amour que je vous ai laissé. »
310 | « Soit, dit-elle en riant. - Adieu ! mon fiancé. » |
Elle me releva ; puis, de sa main mignonne
M'envoyant un baiser : « Allez, on vous pardonne,
Dit-elle, et revenez bientôt, bel inconnu ! » -
Et je partis.
LA MARQUISE, tristement.
Et vous n'êtes pas revenu ?
LE COMTE.
315 | Mon Dieu ! non. Mais pourquoi ? Je ne sais trop moi-même. |
Je me suis dit : Est-il possible qu'elle m'aime
Cette enfant que je vis un instant ? Pour ma part
L'aimais-je ? J'hésitais. J'arriverais trop tard,
Peut-être, pour trouver ma belle jeune fille
320 | Aimant quelque autre, aimée et mère de famille ? |
Et puis ce vain propos d'un fou, dit en passant,
Sans doute avait glissé sur elle, lui laissant
Un mignon souvenir, une douce pensée.
Et puis, la trouverais-je où je l'avais laissée ?
325 | M'étais-je pas trompé ? Ne valait-il pas mieux |
Garder ce souvenir lointain, frais et joyeux,.
La voir telle toujours que je me l'étais peinte,
Et ne point revenir et la revoir, de crainte
De ne trouver, hélas ! que désillusion ?
330 | Mais il m'en est resté comme une obsession, |
Une vague tristesse au coeur, et comme un doute
D'un bonheur coudoyé, mais laissé sur ma route.
LA MARQUISE, avec des sanglots dans la voix.
Elle l'aurait peut-être aimé, cet inconnu ?
Dieu seul le sait ! mais vous n'êtes point revenu.
LE COMTE.
335 | Marquise, aurais-je donc commis un si grand crime ? |
LA MARQUISE.
Ne me disiez-vous point, tout à l'heure : «J'estime
« Que l'homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux.
« Il marche par le monde ; et, pour qu'il soit heureux,
« Il faut qu'il ait trouvé, dans sa course incertaine,
340 | «L'autre moitié de lui ; mais le hasard le mène ; |
« Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas ;
«Aussi, presque toujours, il ne la trouve pas.
«Pourtant, quand d'aventure il la rencontre, il aime.
«Et vous étiez, je crois, la moitié de moi-même
345 | « Que Dieu me destinait et que je cherchais, mais |
«Je ne vous trouvai pas, et je n'aimai jamais.
«Puis voilà qu'aujourd'hui, nos routes terminées,
«Le sort unit, trop tard, nos vieilles destinées.»
Trop tard, hélas, car vous n'êtes pas revenu !
LE COMTE.
350 | Marquise, vous pleurez !... |
LA MARQUISE.
Ce n'est rien, j' ai connu |
La pauvre fille dont vous parliez tout à l'heure ;
Ce récit m'attrista ; voilà pourquoi je pleure.
Ce n'est rien.
LE COMTE.
L'enfant qui jadis reçut ma foi,
Marquise, c'était vous !
LA MARQUISE.
Eh bien ! oui, c'était moi...
Le comte se met à genoux et lui baise la main. - Il est très ému.
LA MARQUISE, après un moment de silence.
355 | Allons, n'y pensons plus ; il est un temps aux roses. |
Notre vieux front pâli n'est plus fait pour ces choses.
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Notes
[1] À la Comédie-Française, la mise en scène a été modifiée ainsi : Chambre Louis XV. Vieux portraits pendus aux murs. Grand feu dans la cheminée. On est en hiver. La marquise regarde tomber la neige par la fenêtre au fond, puis elle se dirige vers son clavecin et joue un vieil air. Entre le comte.
[2] (La suite sans modifications.)
[3] Perclus : Qui ne peut exécuter aucun mouvement soit d'un membre, soit de tout le corps. [L]
[4] Ingambe : Qui est bien en jambes, léger, dispos, alerte. [L]
[5] Jean-Nicolas Stofflet (1753-1796) , général royaliset de la guerre de Vendée.