LA FLEUR DE TLEMCEN

COMÉDIE

1876

de M. E. LEGOUVÉ.

PARIS, Charles SCHILLER, Imprimeur breveté, 10, Faubourg Montmartre.


Texte établi par Paul FIEVRE octobre 2018

publié par Paul FIEVRE octobre 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:55.


PERSONNAGES.

LA MARQUISE DE MONTRICHARD.

JULIE, sa fille.

MISS JACKSON, institutrice de Julie.

LE COLONEL DE SAQUEVILLE.

MONSIEUR SÉVIN.

La scène se passe dans une maison de campagne aux environs de Paris, chez la marquise de Montrichard.


LA FLEUR DE TLEMCEN

SCÈNE PREMIÈRE.

Le théâtre représente un salon élégant dans une maison de campagne.

LA MARQUISE, seule. Toilette de femme de quarante ans.

Le colonel de Saqueville revient !... Il revient aujourd'hui ! Je vais le revoir !... Lorsque, il y a dix ans, il partit pour l'Afrique, désespéré et me maudissant, il ne se doutait guère que ce coeur était plus déchiré que le sien. Mais je n'étais pas libre ; mon mari, le Marquis de Montrichard, vivait encore... J'eus la force de cacher à Monsieur de Saqueville jusqu'à mes regrets !... Mais aujourd'hui... aujourd'hui qu'il va me retrouver veuve... Oh ! Aujourd'hui...

Avec inquiétude et regret.

c'est dix ans plus tard ! Alors nous étions du même âge. Maintenant.., il est encore jeune ; je ne le suis plus. L'âge des romans est passé pour moi ; surtout en ce moment, quand je vais marier ma fille à son neveu. Allons ! Ne pensons plus qu'à être grand-mère ! Étouffons sous ce bonnet ce qui reste de jeunesse sur mon visage !... Précipitons-nous dans les oeuvres de bienfaisance et dans les livres utiles ! Quand une femme de quarante ans devient charitable... Soyez sûr que cette charité-là, c'est encore de l'amour !

Apercevant Monsieur Sévin, Julie et miss Jackson qui entrent.

Ma fille ! Monsieur Sévin !

SCÈNE II.
La même, Julie, Miss Jackson, Monsieur Sévin.

MONSIEUR SÉVIN.

Madame la Marquise, voici les derniers statuts de l'oeuvre.

LA MARQUISE.

Eh bien, en place, Monsieur Sévin ; j'écoute.

Tout le monde s'assied. La marquise et Monsieur Sévin à gauche; Julie et Miss Jackson à droite travaillant.

MONSIEUR SÉVIN, lisant.

« Art. 71. Toute pensionnaire de l'asile de Notre-Dame de Repentance qui manquerait deux fois à la prière du matin ou à celle du soir, qui troublerait l'ordre par des chants profanes, ou qui désobéirait à Madame la Supérieure ou aux dames protectrices, qui écrirait des lettres ou en recevrait de son séducteur... »

LA MARQUISE, bas.

Passez, Monsieur Sévin !

MONSIEUR SÉVIN, bredouillant.

Brr... br... « Ou qui introduirait un roman dans la maison, sera chassée sur-le-champ, et déclarée indigne à jamais des bienfaits de l'association de Notre-Dame de Repentance... »

LA MARQUISE.

Bien ! La dernière clause surtout ; Julie, que dis-tu de cet article ?

JULIE.

Que voulez-vous, mère ?... Je serais chassée !

LA MARQUISE.

Fi donc ! Julie !

MONSIEUR SÉVIN.

Comment, mademoiselle ! Qu'est-ce que j'entends ?

MISS JACKSON, avec l'accent anglais.

Oh ! Miss Julia !

JULIE.

Je voudrais bien savoir quel si grand mal on trouve à lire des romans. Je n'ai jamais compris pourquoi.

LA MARQUISE.

Julie, ma fille, il ne faut jamais parler de ce qu'on ne connaît pas.

JULIE.

D'accord ; mais je puis bien parler de romans, puisque j'en ai lu... Et j'en lirai encore...

MISS JACKSON.

Oh ! Oui, des romans anglais, ce qui est bien différent.

JULIE.

Anglais ou français... J'ai lu, par exemple...

LA MARQUISE, l'arrêtant.

Julie ! Monsieur Sévin, vous la connaissez trop pour croire un mot de ce qu'elle va dire.

MONSIEUR SÉVIN.

Je suis bien sûr que Madamoiselle Julie...

JULIE.

Monsieur Sévin ! Monsieur Sévin ! Si vous dites un mot de plus, à la place de ce grimoire arabe que je copie sur ma tapisserie, je vais broder en bon français : J'ai lu de romans, et je signe Julie de Montrichard.

LA MARQUISE.

Monsieur Sévin, ramassez mes ciseaux, s'il vous plaît.

Bas.

Ne la poussez pas, je vous en supplie.

MONSIEUR SÉVIN.

Cela ferait une tapisserie un peu romantique.

Recommençant à lire.

Je passe les derniers articles ; c'est l'uniforme, le trousseau ; vous avez réglé cela à merveille, robe grise, voile blanc, tablier de toile écrue, ...

JULIE.

Oh ! De la toile écrue, fi donc ! Je demande des tabliers de levantine avec les poches garnies de rubans bleus.

LA MARQUISE.

Non, la toile écrue est bien. Cela est humble, cela est convenable pour ces pauvres créatures.

JULIE.

Elles auront l'air de Cendrillons. Donnez-leur alors des pantoufles vertes.

MONSIEUR SÉVIN, lisant.

« Lecture faite des articles de la constitution, » Car ; Madame, c'est une vraie constitution, c'est une charte que vous octroyez à l'asile de Notre-Dame de Repentance. « Les pensionnaires seront introduites et défileront devant Monseigneur et les dames bienfaitrices. »

JULIE.

Sur quel air ? Je propose la marche de la Sémiramide, trâ la la la.

Elle chante.

MONSIEUR SÉVIN.

En vérité, Mlle Julie a là une heureuse idée : un peu de musique ne gâterait rien !

À la marquise.

Si on chantait votre bel hymne : Reine des deux, ton trône de nuages.

JULIE, allant à la marquise.

Mère, savez-vous ce qu'il faudrait pour finale ? Une polka échevelée ; monsieur Sévin, je voudrais- vous voir polker !

LA MARQUISE.

Julie !

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia !

LA MARQUISE.

Je ne conçois pas que ma fille se serve de pareils termes.

À Julie.

C'est sans doute pour vous entendre appeler folle par tout le monde.

JULIE.

Le grand malheur de passer pour folle ! Ce n'est qu'à ce prix-là qu'on a la liberté de faire tout ce qu'on veut.

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia !

LA MARQUISE, sérieuse.

Julie ! Vous me faites beaucoup de peine !

MONSIEUR SÉVIN.

Non, Mademoiselle, on ne dira jamais : la folle Mademoiselle Julie !... Vous aurez beau faire, on dira toujours ; l'aimable, l'espiègle Mademoiselle Julie !

JULIE.

Vite ! Un notaire et des témoins ! Monsieur Sévin vient de me faire un compliment.

MONSIEUR SÉVIN.

Qu'y a-t-il là de si extraordinaire ?

LA MARQUISE.

Vous avez bien de la patience, Monsieur Sévin. Mais, à propos, avez-vous quelque nouvelle de la candidature de mon futur gendre ? Ce pauvre Louis de Saqueville tient tellement à la députation !...

JULIE.

Ce pauvre Louis de Saqueville ! Vous le plaignez parce qu'il est mon fiancé. Vous n'avez peut-être pas tort !

LA MARQUISE.

Du reste, nous le saurons de lui-même, car je l'attends aujourd'hui avec son oncle, le colonel qui revient d'Afrique.

MONSIEUR SÉVIN, riant.

Ah ! Oui, Don Quichotte, comme on l'avait surnommé.

JULIE, à sa mère.

Pourquoi Don Quichotte, mère ?

LA MARQUISE.

Pour dix traits de courage héroïques, chevaleresques. Un jour, il sauva son régiment en défendant seul contre une nuée d'Arabes une entrée de ravin.

MONSIEUR SÉVIN, avec emphase.

Comme Horatius Coclès !   [ 1 Horatius Coclès : (le Borgne) Héros antique romain qui, selon la légende, a contenu une armée Etrusques devant un pont sur le Tibre qu'il fit détruire derrière lui.]

JULIE.

Ah ! Bon Dieu ! Est-ce qu'il n'a plus qu'un oeil ?...

LA MARQUISE, un peu sévèrement.

Non ! Il en a été quitte pour six blessures.

JULIE.

Six blessures !...

LA MARQUISE.

Un autre jour, dans une retraite, le fils de la cantinière, un enfant de douze ans, aspirant trompette, tombe frappé d'une balle en s'écriant : « Ah ! Maman ! » Le colonel l'entend, court à lui, le relève sous une pluie de balles, le met sur son cheval et le ramène à sa bonne femme de mère !

JULIE.

Et l'enfant a vécu ?

LA MARQUISE.

Oui ! Mais le colonel a failli mourir, lui...

JULIE, vivement.

Il avait été blessé ?

MONSIEUR SÉVIN.

À telles enseignes, que quand ses soldats lui ôtèrent son uniforme, ils trouvèrent sur sa poitrine un médaillon avec des cheveux !...

LA MARQUISE.

C'était sans doute des cheveux de sa mère !...

JULIE.

Oh ! Je suis bien sûre que non !

LA MARQUISE.

Julie !

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia !

JULIE.

Tiens ! Voilà le coupé de Monsieur Louis. Qu'est-ce donc que ce monsieur qui est à côté de lui ?

LA MARQUISE, avec émotion.

C'est sans doute son oncle qu'il nous amène !

MONSIEUR SÉVIN.

Monsieur Louis reste à causer avec le fermier...

JULIE.

Un électeur... Nous ne sommes pas prêts de le revoir.

MONSIEUR SÉVIN, regardant au dehors.

Voici le colonel !

LA MARQUISE, très troublée.

Déjà !

À part.

Oh ! Je n'ai pas le courage de le revoir encore !

À sa fille.

Julie !... Miss Jackson ! Veuillez recevoir le colonel à ma place... Voici l'heure de la poste, et j'ai vingt billets à écrire pour notre comité.

Elle sort avec Monsieur Sévin.

MISS JACKSON.

Sit down, miss Julia !

SCÈNE III.
Julie, Miss Jackson, Le Colonel.

LE COLONEL, à la cantonade.

C'est bien dans ce salon, n'est-ce pas ? Mille grâces, n'allez pas plus loin.

À part, entrant en scène.

Le coeur me bat.

Parcourant la chambre du regard.

Elle n'y est pas.

S'approchant de Julie et de Miss Jackson.

Pardon, Mesdames, on m'avait dit que Madame la Marquise...

JULIE, tout en travaillant.

Madame la Marquise était ici il y a cinq minutes ; mais elle s'est enfuie en vous entendant annoncer, colonel.

LE COLONEL.

Enfuie !

JULIE.

Rassurez-vous. Pour mettre sans doute une autre coiffure en votre honneur...

LE COLONEL.

Vous croyez ?...

JULIE.

Je l'espère !... Car, imaginez-vous qu'elle a la manie d'enfouir ses beaux cheveux sous le plus affreux bonnet !

LE COLONEL.

Comment ! Elle met des bonnets !

JULIE.

Je compte sur vous pour changer tout cela, Colonel !

LE COLONEL, la regardant.

Moi !... Mais ne me trompé-je pas ? Ce regard... Cette voix...

JULIE.

Monsieur le Colonel de Saqueville ne me reconnaissait pas ?

LE COLONEL.

Julie ! Mademoiselle Julie !...

Avec émotion.

En vous entendant, en vous regardant... Ces dix mortelles années ont disparu tout à coup... Il semble que me voilà revenu à ce moment...

JULIE.

Où vous m'emportiez dans vos bras à l'Opéra...

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia !... For shame !

JULIE.

Calmez-vous, ma chère : j'avais huit ans...

Présentant Miss Jackson au colonel.

Miss Jackson... mon institutrice. Mon ange gardien... Un ange bien occupé, allez !

LE COLONEL, la regardant avec affection.

Comment ! Voilà cette belle jeune fille qui va être ma nièce !... Car il n'y a pas à dire... J'aurai le droit de vous dire : ma nièce... et même de vous embrasser... n'en déplaise à monsieur mon neveu...

JULIE.

Oh ! Votre neveu ! Savez-vous ce qu'il a de mieux... votre neveu ?... C'est son oncle !

LE COLONEL.

Allons ! Ne me gâtez pas !

JULIE.

Vous m'avez tant gâtée, vous, quand j'étais enfant ! Vous faisiez peur à tout le monde avec vos longues moustaches... Moi...

LE COLONEL, riant.

Vous, vous me les tiriez !...

JULIE.

C'est pourtant vrai !... C'est que vous arriviez toujours les poches pleines de dragées... de poupées.., et comme j'étais déjà gourmande et coquette... Demandez à miss Jackson qui m'a formée.

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia !

JULIE.

Vous rappelez-vous que c'est par votre intervention que je suis allée à l'Opéra... avant l'âge... légal ?

LE COLONEL, riant.

Oui ! Et que vous vous êtes endormie avant la fin... et que je vous ai portée dans la voiture !

JULIE.

Voyez comme j'étais précoce ! Eh bien, je m'endors encore à l'Opéra ; mais je n'ai plus de porteur patenté.

LE COLONEL.

Et mon neveu ?

JULIE.

Colonel... Regardez donc cette tapisserie... et admirez... N'est-ce-pas que j'ai acquis bien du talent ?

LE COLONEL, regardant la tapisserie.

Un verset du Coran... Mais qui vous a envoyé ce dessin ?

JULIE.

C'est ma mère qui l'a fait venir d'Alger.

LE COLONEL, avec émotion.

Vraiment ?

JULIE.

Imaginez-vous que depuis... depuis deux ans... depuis la mort de mon pauvre père... tout ici est à la mode arabe ?

LE COLONEL, ému.

En vérité !

JULIE.

Dessins arabes ! Étoffes arabes ! Vues arabes ! Je ne sais pas si c'est en votre honneur... mais nous vivons ici comme les filles du désert... N'est-ce pas, Miss Jackson ?

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia !

JULIE.

Ne faites pas : Oh ! Miss Julia ! Ce n'est pas shoking !...

Au colonel.

Voyons, colonel, puisque ma mère n'arrive pas encore, permettez-moi d'hériter d'elle, et asseyez-vous ici !

S'interrompant.

Savez-vous une chose bizarre ?

LE COLONEL.

Laquelle ?

JULIE.

Vous me paraissiez bien plus vieux il y a dix ans qu'aujourd'hui.

LE COLONEL.

Vraiment ?

MISS JACKSON.

C'est tout simple, ma chère ! C'est que vous avez dix ans de plous.

JULIE, éclatant de rire.

Ha ! ha ! ha ! Et lui... Miss Jackson... Est-ce qu'il n'a pas aussi dix ans de plous ?

MISS JACKSON.

C'est juste !

JULIE, riant.

Je le crois !

Sérieusement.

Eh bien, c'est pourtant vrai. Il y a dix ans, vous me faisiez l'effet d'un ancêtre... De quelque chose comme d'un bon Dieu !

LE COLONEL.

Et aujourd'hui, de quelque chose comme d'un bon diable !

JULIE, riant.

C'est cela, d'un bon diable qui fait des conquêtes, des razzias !... Colonel, avez-vous jamais été blessé ?

LE COLONEL.

Quelquefois, comme tout le monde !

JULIE.

Et sans doute... dans des circonstances romanesques, touchantes...

LE COLONEL.

Hélas ! Rien de plus prosaïque et de plus banal. Des coups de sabre anonymes ! Des balles qui se trompent d'adresse. Un petit choc dans la poitrine... Un petit froid en dedans... Puis tout tourne autour de vous ! Voilà !

JULIE, après un silence.

Ah !... Colonel, jusqu'à quel âge entre-t-on dans les trompettes ?

LE COLONEL, riant.

Vous avez passé cet âge-là... Ainsi, je n'ai pas besoin de vous répondre. Vous me dites donc que tout est à l'arabe dans cette maison ?

JULIE, lui montrant un tableau accroché au mur.

Tenez ! Encore une vue d'Alger, que ma mère a achetée l'autre jour.

LE COLONEL.

Elle a acheté une vue d'Alger !...

Regardant et avec émotion.

Cette petite maison blanche avec cette terrasse, c'est là que j'ai logé en sortant de l'hôpital.

JULIE, vivement.

Oui ! Quand vous avez sauvé ce petit trompette...

LE COLONEL.

Comment ! Vous savez ?...

JULIE.

Oui...

LE COLONEL.

Eh bien, je vous le montrerai quand vous viendrez en Afrique, car je vous enlève avec Madame votre mère.

JULIE.

Je ne demande pas mieux. Vous nous ferez venir je ne sais combien de tribus, qui nous apporteront des plumes d'autruche, des dattes, et qui nous feront des fantasias... Nous emmènerons Monsieur Sévin.

LE COLONEL.

Qu'est-ce que Monsieur Sévin ?

JULIE.

Le complice de ma mère dans toutes ses oeuvres de charité... Un homme très pieux... La vertu est sa partie.

LE COLONEL.

Ah !

JULIE.

Un petit tartufe ! Il m'est odieux ! Nous l'emmènerons pour sermonner les Arabes ; votre neveu étudiera la question de la colonisation ; vous et moi, nous irons raser un douar... et nous vendrons Miss Jackson à Abd-el-Kader.

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia ! My dear ! For shame !

JULIE, éclatant de rire.

Ha ! ha ! ha !

SCÈNE IV.
Les Mêmes, Monsieur Sévin.

MONSIEUR SÉVIN.

Colonel !...

JULIE, bas au colonel.

Sévin, déjà nommé.

MONSIEUR SÉVIN.

Colonel, Madame la Marquise a encore une lettre à terminer... Et elle vous supplie de faire un tour de jardin en l'attendant.

LE COLONEL, blessé.

Ah !

JULIE, bas au colonel.

J'avais raison, n'est-ce pas ? Odieux !

LE COLONEL.

Une lettre fort importante, à ce qu'il paraît... Très bien !

JULIE.

Eh bien ! Colonel, je vous enlève... Et je vais vous faire faire une promenade en bateau... dans une grenouillère que nous appelons un canal. Vous allez voir comme je suis bonne marinière !

MISS JACKSON.

Miss Julia, Madame la Marquise a défendu à vous...

JULIE.

Vous savez bien, Miss Jackson, que miss Julia se permet tout ce que Madame la Marquise défend à elle !... Allons ! Qui m'aime me suive !

Chantant.

O mattutini alberi...   [ 2 O mattutini alberi : Chanson écrite par Rossini dans l'Opéra "La Donna del lago", en français "La Dame du Lac" d'après un poème de Walteer Scott.]

Elle sort en chantant avec le colonel.

MISS JACKSON, la suivant tout effarée.

Miss Julia ! Miss Julia ! Oh ! My dear !... It is complète madness.

SCÈNE V.
Monsieur Sévin, La Marquise.

LA MARQUISE. Elle entre tenant des épreuves à la main.

À Sévin.

Voilà mon épreuve presque corrigée.

MONSIEUR SÉVIN.

J'espère que vous n'avez rien changé au chapitre des veuves....

LA MARQUISE, relisant.

Non ! Pas à celui-là... Mais il y a ici... Laissez-moi un moment, je voudrais achever ce passage.

Elle se dirige vers la table comme pour écrire.

MONSIEUR SÉVIN.

Ne changez pas trop !

Il sort.

SCÈNE VI.

LA MARQUISE seule, jetant ses épreuves avec dépit sur la table.

Eh ! Que me font les livres ! Les épreuves ! J'ai beau relire ces pages, mon oeil ne voit pas ce qui est écrit... Ici !...

Mettant la main sur son coeur.

Il ne voit que ce qui est écrit là ! J'ai peur !... Je fuis devant cette entrevue ! Je n'ose affronter ce premier regard qui me dira tout... mon âge... mon changement... son amour détruit, mes espérances renversées ! Que je suis lâche ! Je l'ai prié d'aller m'attendre dans le parc... Pourquoi ?... Pour le voir passer devant ma fenêtre, sans qu'il me vît !... Je l'ai vu ! Ces dix années ont aussi pesé sur sa tête et y ont laissé leur trace ! Sa démarche est moins impétueuse... sa physionomie est moins ardente... mais... mais j'aurais voulu lui trouver plus de cheveux gris !... À peine quelques fils blancs qui argentent ses tempes !... Il est vrai... que moi, je n'en ai pas du tout !...

Avec résolution.

Si j'essayais de me défendre ?... J'ai encore ma chevelure de vingt ans... Si je la chargeais de protéger, de parer ce visage... qui, hélas !... lui... je le crains bien, a l'âge de mon extrait de naissance... Eh bien, raison de plus pour appeler à mon aide... l'art... la parure !... Allons ! C'est résolu !... Et si je suis vaincue... Eh bien, je le serai... Mais du moins je n'abandonnerai pas le bonheur sans combattre !

SCÈNE VII.
La Marquise, Julie, Miss Jackson.

MISS JACKSON, tout éperdue dans la coulisse.

Oh ! Miss Julia ! Oh ! My dear ! Oh ! Madame la Marquise comme elle sera fâchée quand elle saura !...

LA MARQUISE, s'avançant.

Qu'y a-t-il donc ?

MISS JACKSON.

Oh ! La voici ! Dieu ! Si vous vous étiez noyée !...

JULIE, riant.

Ha ! ha ! ha !

LA MARQUISE.

Noyée ! Qu'est-il donc arrivé ?...

JULIE.

Rien ! Rien ! Chère mère !... Je ne me suis fait aucun mal !...

Riant.

Il n'y a que le colonel qui est trempé !...

LA MARQUISE.

Le colonel !

JULIE, riant.

Il avait l'air de Neptune, avec ses moustaches pendantes...

LA MARQUISE, avec impatience.

Mais qu'est-il arrivé enfin, malheureuse enfant ?...

JULIE.

Oh ! C'est bien simple ! Voilà, chère mère. Vous m'aviez donné le colonel à distraire... J'ai voulu lui faire faire une promenade en barque.

LA MARQUISE.

Mais, vous savez bien que je vous ai défendu...

MISS JACKSON.

Je l'ai dit, Madame la Marquise !

JULIE.

Oh ! Je l'atteste ! Elle a fait son devoir ! Mais nous voilà, malgré elle, lancés dans la barque... Vrai ! Ma mère, c'était un spectacle risible ! Sur le bord, Miss Jackson, effarée... éplorée... comme une poule qui a couvé un canard et qui le voit se lancer à l'eau ! Dans la barque... Monsieur Louis, Monsieur de Saqueville junior... mon futur époux... tremblant de chavirer... et de mouiller ses gants jaunes... Le colonel tremblant aussi...

LA MARQUISE.

Lui !

JULIE.

Oui... oui... tremblant !... Mais pour moi !... Et me disant : Mademoiselle... Mademoiselle ! Ne vous tenez pas debout ! - Par exemple ! Colonel ! Eh ! Où serait la grâce ? - Mademoiselle ! Mademoiselle ! s'écrie alors Monsieur de Saqueville junior... vous allez nous faire chavirer ! - Ah que les hommes sont poltrons !... Et je m'amusais à faire vaciller la barque pour le faire plus pâlir encore !

LA MARQUISE.

Mais...

JULIE.

Attendez donc la fin, ma mère !... Tout à coup, je fais un mouvement si vif que la barque penche... Nous allons tomber ! Que fait le colonel ? Il se jette dans l'eau !

LA MARQUISE.

Ciel !

JULIE.

La barque, débarrassée de ce poids, se relève... et lui... semblable à un dieu marin... à un triton... Oh ! C'était charmant !... C'était mythologique !... Il pousse en nageant... la barque jusqu'à la rive, où nous abordons sains et saufs... et rendant grâces à notre sauveur !

LA MARQUISE.

Mais lui !... Lui !...

JULIE, riant.

Il ruisselait sur la grève comme un fleuve !

LA MARQUISE.

Mais qu'est-il devenu ? Cela peut le rendre malade !...

JULIE.

Lui !... Oh ! Ça lui est bien égal ! Il ne voulait même pas suivre son neveu et Monsieur Sévin... qui l'a emmené dans son appartement pour se sécher...

LA MARQUISE.

Ah ! Vous me rassurez !

JULIE.

Ah ! Quelle idée ! Je voudrais qu'il ne pût pas se sécher !... Nous lui donnerions le costume d'Othello de nos charades de l'année dernière !... Ce serait délicieux !...

LA MARQUISE.

Julie !

JULIE.

Et si le curé venait !... On lui dirait que c'est un bédouin ! Oh ! D'abord, j'ai une fluxion de poitrine, si on ne lui donne pas le costume d'Othello !

LA MARQUISE.

En vérité ! Vous devenez plus folle chaque jour !... Au lieu d'envoyer au Colonel un costume d'Othello, je vais lui faire porter du vin de Malaga... du rhum... du thé...

JULIE.

Soyez tranquille !... Chère mère ! Il est chez Monsieur Sévin qui ne se laisse jamais manquer de rien.

LA MARQUISE.

Tenez ! Il y a des jours où l'on croirait que vous n'avez pas de coeur.

JULIE, devenant tout à coup sérieuse.

Moi ! Chère mère !

Avec élan.

Mais vous ne savez donc pas combien je vous aime !

LA MARQUISE, tendrement.

Voilà un mot qui me fait du bien. J'ai toujours si peur qu'on ne te juge mal !

L'embrassant.

Mon étourdie, je vais pourvoir à ce que tu aurais dû faire !...

En s'éloignant, à part.

Et me préparer pour ma grande bataille.

Elle sort.

SCÈNE VIII.
Julie, Miss Jackson.

Miss Jackson prend son ouvrage et s'assied à gauche.

JULIE, à part.

L'Afrique ! Le désert !

Chantant.

« Mon bien-aimé d'amour s'enivre. » Est-ce comme cela ?...

MISS JACKSON.

Très-bien, miss Julia. Mais pourquoi toujours le désert ? Un peu de Bellini, maintenant...

JULIE.

J'aime cette voix qui meurt. Cela doit bien faire, la nuit, au bivouac, par un beau clair de lune.

MISS JACKSON, sentimentale.

Oui.... mais Bellini !

JULIE.

Miss Jackson !

MISS JACKSON.

Quoi, miss Julia ?

JULIE.

Miss Jackson, avez-vous jamais été amoureuse de quelqu'un ?...

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia ! For shame !...

JULIE.

Voyons, dites-le franchement ! C'est impossible qu'avec des yeux si bleus vous n'ayez pas fait quelque passion. Avouez-le, vous avez été amoureuse de quelqu'un?

MISS JACKSON.

Fi donc ! Si Madame la Marquise vous entendait !

JULIE.

Je voudrais savoir à quoi on reconnaît qu'on est amoureuse...

MISS JACKSON.

Les symptômes de l'amour, Shakespeare les décrit ainsi : « Le pourpoint mal boutonné... pas de chapeau sur « la tête... les bas qui tombent sur les talons... »

JULIE.

Ah ! Fi donc, miss Jackson ! Moi, quand je ferme les yeux, je vois de grands chameaux tout chamarrés d'or, des chevaux arabes qui piaffent, des coups de fusil, des ballots de cachemires hauts comme la maison, des tapis à ramages, et cent mille figures basanées qui crient : Vive madame la Maréchale !... Vive madame la Gouvernante !

MISS JACKSON.

Oh ! Comment voyez-vous tant de choses ?

JULIE.

In the mind's eye, comme dit Hamlet à Horatio, par l'oeil de la pensée. N'est-ce pas que ce doit être fort joli ?...

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia, vraiment vous voudriez aller à Alger?

JULIE.

Oui, ma belle ! Savez-vous tirer les cartes ?

MISS JACKSON.

Non !

JULIE.

Il faut que je voie une somnambule, pour savoir si j'irai à Alger.

MISS JACKSON.

Vous irez avec Monsieur Louis de Saqueville, voir son oncle à Alger.

JULIE.

Oh ! Que je n'aimerais pas voyager dix lieues avec Monsieur Louis de Saqueville !

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia ! C'est un si aimable jeune homme !

JULIE.

Pour ses électeurs... mais comme sa femme s'ennuiera !...

MISS JACKSON.

Non, miss Julia ; vous ne vous ennuierez pas !

JULIE, étendant la main.

Non, je ne m'ennuierai pas, j'en fais le serment. Miss Jackson, sans bêtises, c'est que je suis amoureuse passionnée, miss Jackson. Si vous vous avisez de faire de grands yeux et d'ouvrir ainsi la bouche comme une boîte aux lettres, je fais des folies, j'envoie une déclaration en quatre pages à mon objet. M'en défiez-vous?

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia ! Est-il possible ! Comment vous n'aimez plus Monsieur Louis de Saqueville ? Qui donc ?

JULIE.

Qui donc ! Qui donc ! C'est bien difficile à deviner. Allez-vous faire la bête maintenant ? Voyons, essayez de dire que l'oncle ne vaut pas mieux que le neveu. Essayez, pour voir, et je vous arrache les yeux... Dites, si vous l'osez, du mal de l'oncle.

Elle la pince et lui tire le cheveux.

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia, vous me faites mal avec vos oncles.

JULIE.

Ah ! Très joli !... Très-joli !... Miss Jackson a fait un calembour !... Que je vous embrasse pour la peine, Miss Jackson. C'est très fort pour une insulaire, dans un âge si tendre... Mais d'abord je voudrais bien savoir ce que vous pourriez dire contre mon choix.

MISS JACKSON.

Premièrement, vous êtes engagée..

JULIE.

Secondement, je me dégage.

MISS JACKSON.

Et puis, il a quarante-cinq ans.

JULIE.

Il n'en paraît pas plus de quarante-quatre et demi. Je les aime comme cela. Après ?... Il a une belle moustache que je lui ferai mettre en papillote, et il a les cheveux encore très noirs... Couleur solide.

MISS JACKSON.

Mais bientôt il deviendra gris.

JULIE.

Bientôt ! Bientôt n'arrive jamais. Dans je ne sais combien de temps, il sera gris, l'année prochaine... après la saison... au moment de partir pour les eaux ; qu'importe ?... Nous allons à Alger. Il va être général. Grande entrée triomphale... On me donne des écharpes brodées, des chevaux arabes, des bracelets, et vous, je vous marie à un cheik.

MISS JACKSON.

Un cheik !

JULIE.

Oui, un cheik, et, si vous dites quelque chose, à un marabout !

Lui présentant un châle.

Mettez-moi cela en turban.

Pendant que Miss Jackson la coiffe.

Puis viendra le moment d'entrer en campagne... Alors quelle séparation déchirante ! J'attends les bulletins avec une impatience anxieuse, comme dit Monsieur Sévin. Vous me lirez le Moniteur... Je serai couchée sur un divan, dans un petit salon tendu en satin blanc à fleurs, avec une bordure en versets du Coran. Là, je ne reçois pas un ennuyeux. Ma mère laissera son Sévin à la porte avec les parapluies... Arrangez donc mieux mon turban, un peu plus de côté... crânement, comme dit Marie de Roseville.

MISS JACKSON.

Et puis un bulletin viendra, et on lira : « Le général a été toué. »

JULIE.

Ah ! Bah ! Comment voulez-vous que cela arrive ! J'ai vraiment bon air avec ce turban. Est-ce qu'on est jamais veuve à vingt ans ? Mais regardez-moi donc, et dites-moi si je n'étais pas née pour être la femme d'un pacha ou d'un général algérien !... En vérité, je ne veux plus porter que des turbans !

MISS JACKSON.

Oh ! Miss Julia ! C'est l'heure où Monsieur Louis de Saqueville vient. Otez cela.

JULIE.

Oh ! Miss Jackson !... Et si l'oncle allait venir sur son grand cheval de bataille ! Ma foi ! Je saute en croupe et je galope avec lui ! Au désert ! Au désert !... J'entends quelqu'un.

MISS JACKSON, regardant dehors.

Oh ! Miss Julia ! Eh mais, c'est lui-même ! Pour l'amour du ciel, ôtez ce turban !... Mon Dieu, que pensera-t-il ?

Le colonel entre.

SCÈNE IX.
Les mêmes, Le Colonel.

JULIE, allant à lui, et le saluant comiquement.

Salamâlec !

LE COLONEL.

Aleïkouum-Salam ! Vous êtes charmante en ce costume ! Madame votre mère n'est pas là ?

JULIE.

Vous voyez.

LE COLONEL.

Elle ressemble à la Providence, montrant le bienfait et cachant la bienfaitrice. Elle m'a fait porter chez Monsieur Sévin de quoi sauver dix noyés, et quand je la cherche... Mais où est-elle ?

JULIE.

Elle est dans sa chambre, qui corrige une épreuve avec Monsieur Sévin. Résignez-vous, vous m'appartenez.

LE COLONEL.

Je me résigne sans difficulté, car je viens surtout pour vous voir et pour vous parler... mais que faisiez-vous donc ? Vous jouiez des charades avec Miss Jackson ?

JULIE.

Demandez-lui ce que nous faisions et ce que nous disions.

MISS JACKSON, bas.

For shame !

LE COLONEL.

Je crains d'arriver en trouble-fête. Il faut pourtant que vous m'accordiez cinq minutes d'audience, car j'ai à vous parler... et très sérieusement.

JULIE.

En effet, je vous trouve la mine que vous devez avoir un jour de razzia. Miss Jackson, faites-moi l'amitié d'aller à votre place et de broder cela lestement... Prenez un siège, Cinna.   [ 3 Citation de "Cinna" de Pierre Corneille, v. 1425, mais il s'agit de "Prends un siège, Cinna, prends et sur toute chose...".]

LE COLONEL.

Je regrette d'être si vieux, quand je vois la gaieté de votre âge. Dites-moi, vous avez vu Louis, hier ?

JULIE, avec distraction.

Si je l'ai vu hier... Attendez...

LE COLONEL.

Comment ! Vous ne savez pas ?

JULIE.

Ah ! Oui... je me rappelle... Il avait son cheval bai qui porte si mal les oreilles.

LE COLONEL.

De quoi avez-vous parlé ?

JULIE.

Mais c'est donc un interrogatoire en forme ?

LE COLONEL.

Vous avez causé ensemble ?

JULIE.

Probablement. Mais de quoi ?... Je l'ai oublié... Ah ! D'élections, sans doute.

LE COLONEL.

Il a tort d'en parler à d'autres qu'à ses électeurs ; mais je crains que vous ne l'ayez peut-être un peu querellé.

JULIE.

Moi, le quereller ! Oh ! Mon Dieu, non. Une querelle avec lui ! Je n'aurai jamais de querelles qu'avec une personne... pour qui... tenez, j'en aurais peut-être avec vous...

LE COLONEL.

Oh ! J'espère bien ne jamais mériter votre courroux. Écoutez-moi, ma chère enfant... Vous me permettez de vous appeler ainsi ?... Nous autres hommes, nous accusons les femmes d'exigences et de susceptibilité... Et nous sommes cent fois plus exigeants et susceptibles qu'elles. C'est que, pour un homme, c'est une peine... bien cruelle, voyez-vous... d'aimer, de nourrir une affection que nous sentons n'être pas partagée... Il n'y a pas au monde de plus grand malheur. Vous traitez mal mon pauvre Louis.

JULIE.

Comment cela ?

LE COLONEL.

Je m'en aperçois moi-même... Vous n'avez pas pour lui...

JULIE.

Que faut-il donc que j'aie ?

LE COLONEL.

Tout ceci est bien délicat à dire... Mais vous excuserez l'indiscrétion d'un homme qui a vécu si longtemps parmi les sauvages... Vous ne paraissez pas avoir pour lui l'affection à laquelle peut prétendre la personne qui vous est destinée.

JULIE.

Il trouve que je manque d'affection ?

LE COLONEL.

Il s'en désole et s'en irrite, au lieu de chercher à la gagner, cette affection... Voyons, ma chère Julie... Parlez-moi à coeur ouvert... À mon âge, vous pouvez me dire bien des choses... Quoique vieux, j'aime la jeunesse... Eh bien, que vous n'aimiez pas Louis... Cela peut tenir à deux causes... ou vous n'aimez encore personne... C'est cela, sans doute... vous êtes si jeune... et votre éducation...

JULIE.

En effet, on nous défendait cela au couvent... Et de nous manger les ongles.

LE COLONEL.

Vous dites cela singulièrement... Regardez-moi : je suis un peu physionomiste... Au travers de ce joli sourire, je vois une petite moue qui m'effraie... Après tout, un attachement ne se commande pas... Vous avez peut-être cru trouver ailleurs ce qui manque à Louis... cette vivacité expansive, cet enthousiasme qu'à votre âge on croit la preuve d'une affection véritable...

Elle fait un signe de tête affirmatif.

Je le craignais ! Écoutez-moi, vous êtes bien jeune, bien jolie... sans expérience... Voilà de grandes chances pour mal placer son affection ; mais n'avez-vous pas près de vous une bonne mère qui vous aime, qui ne vit que pour vous !

JULIE.

C'est ma meilleure amie.

LE COLONEL.

C'est elle que vous devez consulter.

JULIE.

C'est qu'elle corrige ses épreuves.

LE COLONEL, après un silence.

Ah !... Ainsi vous aimez... Et, ce n'est pas le pauvre Louis que... Je ne vous en parlerai plus... Je ne pense maintenant qu'à vous seule... Au moins, celui que vous aimez, êtes-vous sûre qu'il soit digne de vous ?

JULIE, avec force.

Oui !

LE COLONEL.

On croit toujours ce qu'on désire. Regardez dans votre glace... cette jolie tête rose et blanche... Demandez-vous si tant de grâce... si ce petit coeur si noble, doivent appartenir à un fat !

JULIE.

Non, jamais !

LE COLONEL.

Votre accent me rassure. Je crois qu'il est digne de vous... Votre mère sait-elle que vous l'aimez ?

JULIE.

Non ! Elle corrige...

LE COLONEL.

Ah ! Laissez cette plaisanterie... Nous parlons, hélas ! du bonheur ou du malheur de toute votre vie, ma chère enfant... Je tremble, quand je pense qu'un homme peut ensorceler une pauvre jeune fille, parce qu'il danse bien.

JULIE, gaiement.

Oh ! Pour cela, je parie qu'il danse fort mal.

LE COLONEL.

Tant mieux, si c'est d'après des qualités plus recommandables que vous le jugez ; mais pourquoi ne parle-t-il pas à madame votre mère ?

JULIE.

Ah ! C'est que je ne sais pas trop s'il pense à moi.

LE COLONEL.

S'il pense à vous ?... Ah ! Julie ! Julie !... Voilà un roman comme on en fait à vingt ans. Vous aimez un inconnu qui vous aura sauvée de quelque danger au clair de la lune.

JULIE.

Peut-être !

LE COLONEL.

Folies, mon enfant, déplorables folies ! La contredanse valait mille fois mieux... Comment ! Il ne sait pas que vous l'aimez ? Mais c'est donc un imbécile ?

JULIE, riant.

Oui... ou bien peut-être il ne se rend pas justice.

LE COLONEL.

Vous n'avez pas le sens commun, ma pauvre enfant ; mais vous voilà toute sérieuse, vous changez de couleur ; est-ce une larme que je vois dans ces grands yeux ?... Pauvre jeunesse ! Pauvre jeunesse ! Que de chagrins elle se prépare avec un seul moment d'étourderie... Enfin, ce bel inconnu...

MISS JACKSON, se levant avec inquiétude.

Miss Julia, Madame la Marquise doit avoir fini. Je vais la prévenir que le colonel est ici...

JULIE.

Non, je vais la prévenir moi-même... Dites-moi, colonel, en Algérie... Les femmes sont voilées, c'est comme si les hommes étaient aveugles... Comment une femme s'y prend-elle pour faire une déclaration ?

LE COLONEL.

Mais vous pensez bien que je n'en ai guère reçu.

JULIE.

Mais d'autres plus heureux que vous... moins humbles...

LE COLONEL.

Vous me rappelez une assez ridicule histoire... J'entrais à Tlemcen, j'avais à côté de moi mon adjudant-major, brave officier, beau comme un ange. Dans la grande rue, une femme voilée prend la bride de son cheval et lui jette un bouquet dans le pli de son burnous...

Julie lui jette son bouquet et sort en se cachant la figure.

LE COLONEL.

Ah !

À Miss Jackson.

Mademoiselle, veuillez dire à Madame la Marquise que je repars pour l'Afrique.

Il sort par le fond en tournant à droite. Monsieur Sévin paraît du côté gauche et suit des yeux le colonel qui s'éloigne.

SCÈNE X.
Miss Jackson, Monsieur Sévin.

MISS JACKSON, sur le devant de la scène, tout éperdue.

Good heavens... I have... jamais...

MONSIEUR SÉVIN.

Eh ! Qu'a donc le colonel, pour sortir ainsi tout éperdu, sans voir personne ?

MISS JACKSON.

Oh ! Mister Sévin !... Si vous !... If you... I don't know... quand je pense... Oh ! My Lord !... une jeune fille !

MONSIEUR SÉVIN, riant.

Hé, bon Dieu !... Miss Jackson, qu'avez-vous donc aussi ?... Vous parlez anglais et français...

MISS JACKSON.

Oh ! Silence !... Madame la Marquise !

SCÈNE XI.
Les mêmes, La Marquise.

Elle entre par le côté opposé à celui où est sortie Julie. Elle est coiffée en cheveux avec des rubans et porte une toilette élégante.

LA MARQUISE, à Sévin.

Mon cher monsieur Sévin, veuillez rejoindre le colonel et lui dire que je veux absolument lui parler avant son départ.

MONSIEUR SÉVIN.

J'y cours, Madame la Marquise.

Il sort.

LA MARQUISE.

Miss Jackson, si vous trouvez Julie, veuillez me l'envoyer.

MISS JACKSON.

Yes, Madame la Marquise.

Elle sort.

SCÈNE XII.

LA MARQUISE, seule ; elle va à l'endroit où la fleur jetée par Julie est tombée, la ramasse et après un moment de silence :

L'aime-t-elle ? Est-ce une simple gaieté de cette folle tête ?... Les jeunes filles sont si enfants !... Celle-là surtout ! Est-ce explosion subite de son âme ? Il y a tant de mystères dans les coeurs de vingt ans !... Lui jeter cette fleur comme dénouement à son récit... Et lui ! Lui ! Ne pas même la ramasser... et s'enfuir !... S'enfuir ? Pourquoi ? Est-ce elle qu'il fuit ? Pourquoi ?... Est-ce moi qu'il redoute ? Mille sentiments se combattent en moi ! La jalousie d'abord... Oui, je suis jalouse qu'elle l'aime ! La joie ! Je suis heureuse qu'il ait dédaigné cette fleur ! La douleur maternelle !... Si cette enfant souffre, si elle doit souffrir... Pas de bonheur possible pour moi ! M'aimât-il encore, lui !... Si elle l'aime... Je ne peux pas lui donner pour beau-père celui qu'elle aime !... Oh ! À tout prix, il faut sortir de cette anxiété !... La voici !... Interrogeons-la !

SCÈNE XIII.
La Marquise, Julie.

JULIE, entrant gaiement.

Vous me demandez, mère !

Apercevant la toilette de sa mère.

Oh ! Que vous êtes jolie ainsi !

LA MARQUISE, vivement.

Tu trouves ?

JULIE.

À la bonne heure ! Voilà comme je vous aime !... Vous êtes plus jeune de dix ans !... Oh ! Les beaux cheveux !

LA MARQUISE, émue.

Vraiment ?

JULIE.

Oh ! Mais !... Un moment !... Si vous continuez ainsi... Vous allez être plus jolie que nous toutes... Je vous défends...

Apercevant aux mains de la Marquise sa fleur, à part, avec un geste de trouble.

Ma fleur !

LA MARQUISE.

Qu'as-tu donc ? Tu sembles troublée...

JULIE.

Moi !

LA MARQUISE.

Oui... On dirait que c'est la vue de cette fleur...

JULIE.

De cette fleur !

LA MARQUISE.

Oui !... Ne te semble-t-elle pas très jolie ?

JULIE.

Certainement... Très-jolie !... Dites-moi donc, mère ?... Est-ce que le colonel n'était pas ici ?...

LA MARQUISE.

Quand je suis entrée?... En effet... ,

JULIE.

Ah !... Vous a-t-il parlé ?

LA MARQUISE.

Parlé... de quoi ?

JULIE.

Que sais-je !... De son neveu... peut-être ? C'est lui qui vous a donné cette fleur?...

LA MARQUISE.

Non ! Je l'ai trouvée là... par terre...

JULIE, vivement.

Par terre !...

À part.

Il ne l'a pas même ramassée !

LA MARQUISE.

Ah ! Çà, mais qu'as-tu donc avec cette fleur ? Elle t'intéresse donc beaucoup ?

JULIE, éclatant de rire.

Ha ! ha ! ha ! Tout est possible !... Les hommes sont si fats !

LA MARQUISE.

Que veux-tu dire ?

JULIE.

Que je vois bien que vous savez tout !... Le colonel vous a tout conté... et à votre air sévère... à votre physionomie de mère grondeuse... Je vois bien que vous croyez que votre fille...

Riant de nouveau.

Est-ce qu'il n'a pas compris par hasard ?...

LA MARQUISE.

Compris ? Quoi ?

JULIE.

Que je faisais de la couleur locale... que je jouais une comédie algérienne ?

LA MARQUISE.

Mais !

JULIE, riant plus fort.

Est-ce qu'il aurait pris mon bouquet jeté pour une déclaration ?... Ha ! ha ! Je le voudrais bien !... Ha ! ha ! ha !...

S'interrompant tout_à_coup de rire.

Eh bien, au fait... Je ne suis pas née pour mentir !... Je le lui ai jeté parce que je l'aime...

LA MARQUISE.

Tu l'aimes !

JULIE.

Oui !

LA MARQUISE.

À son âge !...

JULIE.

Les héros n'ont pas d'âge.

LA MARQUISE.

Un homme que tu ne connaissais pas hier !

JULIE.

Il y a des âmes qu'on connaît en une heure, comme il y en a qu'on ne connaît pas en dix ans !

LA MARQUISE.

Tu es folle !

JULIE.

Folle !... Folle !... De tête ? Soit ; d'imagination ?... Oui... mais de coeur ? Non ! Car ce coeur, je le tiens de vous, et il est ferme et sérieux comme le vôtre...

Mouvement de la marquise.

Ce langage vous étonne dans ma bouche... Il m'étonne moi-même !... Il me semble que tout ce que je vous dis naît en mon âme à mesure que je l'exprime... Et pourtant... C'est mon âme même !... Oui, dans cette petite fille fantasque, capricieuse, extravagante, il y a une femme !

LA MARQUISE.

Une femme qui prétend aimer un inconnu.

JULIE.

Je le connais depuis plus de trois ans, car voilà trois ans que je l'attends...

LA MARQUISE.

Tu l'attends !

JULIE.

Oui, je l'ai pressenti... deviné, au dédain irrité que m'inspirent tous les jeunes gens qui nous entourent !... Si vous saviez quelle colère sourde j'éprouve à la vue de ces petits porte-cigares si bien pommadés, de ces petites moustaches si bien cirées, de ces petites mains si bien gantées, et de ces petits coeurs si mal placés !... Votre Sévin si hypocrite !... Monsieur Louis de Saqueville si peureux !... Vous n'étiez pas là tout à l'heure avec nous dans ce bateau !... Si vous l'aviez vu... Tout blême... Se cramponnant ridiculement aux bords de cette barque, se laissant faire peur par une petite fille, osant avoir peur près de la femme qu'il aime !... Mais lui ! Lui ! Voilà un coeur ! Je ne parle pas de son courage... Ce n'est pas du courage pour lui que de se jeter à la nage pour sauver une femme !... Mais avec quelle présence d'esprit, il a sauté hors du bateau pour le relever ! Avec quelle grâce énergique et souple il poussait cette frêle embarcation au rivage ! Et tout à l'heure... là... en me parlant de son neveu, quel regard affectueux et bon ! Comme cette voix, habituée au commandement, savait se faire douce et tendre... Je me trompe, s'adoucissait naturellement pour parler à une jeune fille... Il avait presque des larmes dans les yeux !... Je suis sûre qu'il a aimé ! Ce que j'appelle aimé ! Je suis même sûre qu'il a souffert ! Oui !... Je sentais en lui je ne sais quelle tristesse cachée, quel souvenir douloureux qui m'attache encore à lui !

Avec tendresse.

Il doit être si doux de consoler un grand coeur !... Et je crois que je le consolerais si bien !... Je vois clair en moi-même, ô ma mère !... Mon premier besoin est d'être fière de l'homme dont je prendrai le nom ! Il faut que je ne puisse pas prononcer ce nom sans respect ! Il faut que quand mon mari sera absent, je puisse penser à ce qu'il a fait de bien et dé beau ! Il faut que, quand je sortirai avec lui, je voie les regards me suivre avec envie... Je suis orgueilleuse ! Je ne puis épouser qu'un homme supérieur... De quel droit, et à quel titre, je ne le sais... Mais je ne peux pas aimer moins !...

LA MARQUISE, après un silence.

Mais si... lui... il ne t'aimait pas ?

JULIE.

C'est impossible !...

LA MARQUISE.

Impossible !... Et ce bouquet... qu'il n'a pas même ramassé !

JULIE, suffoquée de douleur.

Ce bouquet ? Mon bouquet !... Oh !... Malheureuse !... J'avais tout oublié !

Avec énergie.

Eh bien, je veux le savoir ! Ce bouquet laissé... ne dit peut-être rien !... Un fat s'en fût vanté, un sot en aurait ri !.... Un honnête homme peut feindre de n'avoir pas compris ! Je suis plus jeune que lui, plus riche que lui... ce dédain apparent n'est peut-être que de la délicatesse... En tous cas, dédain ou réserve, je veux le savoir !... Je veux que vous lui offriez ma main de ma part... et s'il la refuse, je sais ce qui me reste à faire !...

La marquise sonne.

Que faites-vous !

Une femme de chambre paraît.

LA MARQUISE.

Veuillez me donner mon bonnet et mon mantelet que j'ai laissés là... dans ma chambre.

JULIE.

Comment, mère, vous allez remettre ce bonnet que je déteste !

LA MARQUISE, souriant.

Oui ! Oh ! L'on veut en vain échapper à son âge ! En t'écoutant... l'émotion, le trouble... Je sens le froid qui me gagne.

La femme de chambre rentre. La marquise met son bonnet et s'enveloppe de son manteau. À ce moment le colonel rentre.

SCÈNE XIV.
La Marquise, Le Colonel, Julie.

JULIE, à sa mère.

Lui !...

LA MARQUISE, au colonel.

Merci d'être venu, Colonel !

Le colonel en la revoyant fait un geste de surprise.

La Marquise, souriant.

Allons ! Je vois avec plaisir que vous n'êtes pas changé... toujours la même franchise !

LE COLONEL.

Comment, Madame !

LA MARQUISE.

Oui !... En me revoyant... Vous n'avez pu retenir un geste, un regard... de surprise... de me trouver si... si vieillie...

LE COLONEL.

Moi ! Madame !

LA MARQUISE, se retournant vers sa fille, et la montrant.

Heureusement... Me voilà... à vingt ans... telle que vous m'avez connue !... Elle me ressemble... n'est-ce pas?

LE COLONEL.

En effet !...

LA MARQUISE, lui tendant la fleur.

Prouvez-le moi !... en recevant cette fleur de ma main !

LE COLONEL.

Comment, Madame !...

LA MARQUISE.

Merci !

JULIE, se précipitant sur la main de sa mère.

Ma mère !...

LA MARQUISE, la regardant.

Pauvre enfant !... Quelle joie !... Allons !... C'est moins dur que je ne croyais.

La toile tombe.

 



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Notes

[1] Horatius Coclès : (le Borgne) Héros antique romain qui, selon la légende, a contenu une armée Etrusques devant un pont sur le Tibre qu'il fit détruire derrière lui.

[2] O mattutini alberi : Chanson écrite par Rossini dans l'Opéra "La Donna del lago", en français "La Dame du Lac" d'après un poème de Walteer Scott.

[3] Citation de "Cinna" de Pierre Corneille, v. 1425, mais il s'agit de "Prends un siège, Cinna, prends et sur toute chose...".

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