COMÉDIE EN UN ACTE EN PROSE
M. DCC. LXX.
À AMSTERDAM, Et se trouve à PARIS, Chez les Libraires qui vendent les Nouveautés.
Texte établi par Paul FIEVRE, février 2019.
Publié par Paul FIEVRE, mars 2019.
© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:14:27.
PERSONNAGES.
PHAZA, Princesse élevée par la Fée Singuliere et qui se croit un homme.
CLÉMENTINE, Fée.
ZAMIE, Nièce de Clémentine.
AZOR, Fils de clémentine.
La Scène est dans le Jardin de la Fée Singuliere.
issu de "Oeuvres posthumes de Madame de Grafigny ; contenant, ZIMAN et ZENISE, suivi de PHAZA, Comédies en un Acte en Prose."
PHAZA
Phaza doit avoir un habillement pittoresque.
SCÈNE PREMIÈRE.
Clémentine, Zamie.
CLÉMENTINE.
Rassurez-vous donc Zamie.
ZAMIE.
Quelle course, ma bonne ! Je ne puis m'en remettre. Je n'aime point à voir la terre si loin de moi, les yeux en tournent.
CLÉMENTINE.
Enfin nous sommes arrivées sans accident.
ZAMIE.
Et la peur, n'est-ce rien ?
CLÉMENTINE.
Promenez-vous dans ces beaux jardins, cela vous dissipera.
ZAMIE.
Je m'en garderai bien, si j'allais rencontrer Singuliere.
CLÉMENTINE.
Vous lui feriez plus de peur qu'elle ne vous en ferait. Transformée en reptile, elle rampe actuellement sur la terre, vous savez que tous les cent ans nous sommes obligées...
ZAMIE.
Ah ! J'entends. Mais, ma bonne, pourquoi venir ici ?
CLÉMENTINE.
C'est un petit secret qui ne vous regarde pas.
ZAMIE.
Je n'y suis point à mon aise , quoique vous soyez Fée aussi bien qu'elle. Vous êtes fort bonne, elle est fort méchante, sielle revenait...
CLÉMENTINE.
Vous ne la verrez pas, je vous le promets. Ne pensez qu'à vous amuser de tout ce qu'il y a de singulier dans ces beaux lieux.
ZAMIE.
Vous voulez donc bien qu'Azor vienne avec moi.
CLÉMENTINE.
Mon fils ! Il n'est point ici.
ZAMIE.
Pardonnez-moi, ma bonne. Dans ce moment que votre char fondait sur la terre, je l'ai vu traverser cette allée.
CLÉMENTINE.
Je vous assure, ma chère nièce, que la peur vous a troublé la vue.
ZAMIE.
Eh bien ! Je vais vous l'amener.
SCÈNE II.
Clémentine, Azor.
Il entre du côté opposé à celui par lequel Zamie est sortie.
CLÉMENTINE.
Quoi ! C'est vous, mon fils ! Quel pouvoir magique a pu vous faciliter l'entrée de ces lieux ?
AZOR.
Le hasard : hier au soir je chassais aux environs de ce parc, j'en vis une porte ouverte, j'entrai, je le parcourus sans rencontrer personne ; mais quand j'en voulus sortir, je trouvai tout fermé, il a bien fallu y passer la nuit. L'aurore paraissant, j'ai craint d'être aperçu, je cherchais à m'échapper lorsque je vous rencontre. Vous êtes bonne, vous m'aimez ; vous ferez mon bonheur.
CLÉMENTINE.
Votre bonheur ! Eh ! De quoi dépend-il ?
AZOR.
J'adore une jeune Amazone.
CLÉMENTINE.
Vous ne m'aviez jamais parlé de cet amour-là.
AZOR.
On ne dit pas tout à sa mère. J'attendais le moment favorable, je crois l'avoir trouvé. Vous voilà chez Singuliere, vous êtes son amie, vous obtiendrez pour moi la main de la belle Phaza. Je suis au comble de mes voeux, vous riez...
CLÉMENTINE.
Oui, vous aimez Phaza, cela est très plaisant.
AZOR.
Mais point du tout, Madame, car enfin...
CLÉMENTINE.
Oh ! Très plaisant, vous dis-je, et vous rirez vous-même quand vous saurez que j'avais des vues sur Phaza pour en faire l'époux de Zamie.
AZOR.
L'époux de Zamie ! En effet la méprise est plaisante. Je vois ce qui vous a trompée. Phaza passionné pour la chasse ne quitte jamais les habits dont les femmes font usage en pareil cas, et qui ne différent guère des nôtres. Mais si vous aviez fait attention à la délicatesse de ses traits, à la douceur de sa voix, aux grâces répandues sur ses moindres actions, vous auriez pensé... Hélas ! Qui pourrait se méprendre ?...
CLÉMENTINE.
Elle-même qui se croit un homme.
AZOR.
Par quel enchantement !
CLÉMENTINE.
Il n'y a point d'enchantement. Son erreur n'est qu'un effet de la bizarrerie de Singuliere, et de l'éducation qu'elle donne à ses élèves.
AZOR.
Comment ! Quel motif peut l'engager...
CLÉMENTINE.
La réforme du genre humain. Elle prétend que la supériorité que les hommes ont usurpée sur les femmes serait bientôt détruite si, dès l'enfance, au lieu d'inspirer aux jeunes filles la timidité, la douceur et la modestie, on leur donnait de la valeur, de l'ambition, de l'indépendance, et surtout qu'on les rendit bien inconstantes, bien perfides en amour ; les choses devenant égales, la société en tirerait de grands avantages. C'est pour en faire la preuve qu'elle prend au berceau les filles qu'elle peut dérober à leurs parents, qu'elle les trompe sur leur sexe et les tient dans cette solitude qui l'assûre du secret.
AZOR.
Quel travers ! Nous serions des barbares si les femmes pensaient comme nous. C'est à la douceur de leurs moeurs que nous devons la politesse des nôtres ; la délicatesse de leurs sentiments nous éclaire tous les jours sur l'honneur et les bons procédés, et leurs vertus aimables nous donnent de l'émulation pour celles qui nous sont propres. Il faut combattre vivement un projet pernicieux...
CLÉMENTINE.
Il se détruira de lui-même. L'art peut dans quelques moments surmonter la nature, et jamais l'anéantir. Vous avez vu les effets ridicules de cette éducation dans les élèves que Singuliere lâche de temps en temps dans le monde sous le nom de petits-maîtres. Entre nous je crains que Phaza...
AZOR.
Ah, Madame, qu'osez vous penser. Phaza n'a conservé aucun des défauts qu'on a voulu lui donner. L'heureux naturel l'emporte ; ses sentiments sont si nobles, si généreux, si sincères... Elle est adorable vous dis-je.
CLÉMENTINE.
Vous avez vu tout cela sur sa physionomie, car je ne crois pas que vous ayez pu lui parler.
AZOR.
Pardonnez-moi, Madame ; Singuliere se prête quelquefois au goût de Phaza pour la chasse. Ce fut dans la forêt voisine que je la rencontrai pour la première fois. Elle y revient souvent pour moi. Je n'en sors plus, trop heureux de l'attendre un siècle pour lui parler un instant.
CLÉMENTINE.
Vous lui parlez ! Elle sait donc ce qu'elle est ? Car un amoureux parle d'amour.
AZOR.
Non, Madame, il a fallu me résoudre à me taire. Dès notre première entrevue elle me marqua une aversion si déterminée pour l'amour, que la crainte de l'offenser m'imposa silence sur celui que je ressentais déjà. Je m'aperçus bientôt de son affectation à passer pour un homme ; je crus que ce n'était qu'une précaution contre les sentiments qu'elle craignait de m'inspirer. J'y trouvai de la bizarrerie, mais je n'osai rien opposer à un caprice dont j'espérais avec le temps de la faire revenir.
CLÉMENTINE.
Il faut que vous l'aimiez beaucoup pour soutenir tant de contrainte.
AZOR.
Je l'adore, Madame, et dût-elle n'a voir jamais pour moi que l'amitié dont elle m'assure... Ah ! si vous saviez avec quel sentiment elle en parle, quelle franchise dans ses expressions ! Le titre d'ami qu'elle me prodigue est un dédommagement si tendre de l'amour, que souvent il me le fait oublier.
CLÉMENTINE.
Tant mieux, s'il faut y renoncer, il vous en coûtera moins.
AZOR.
Ah, Madame ! Pourquoi pensez-vous ?...
CLÉMENTINE.
Parce que je sais des choses que vous ignorez.
AZOR.
Mais enfin sur quoi jugez vous...
CLÉMENTINE.
Sur un arrêt du destin. Vous savez s'ils sont irrévocables.
AZOR.
Sans doute, mais il y a toujours quelques circonstances...
CLÉMENTINE.
Vous en allez juger. Jusqu'ici j'ignorais le sort de Phaza. Cette nuit au milieu de mon sommeil, je vois arriver Singuliere avec un air fort alarmé, elle me prie instamment de venir aujourd'hui, tenir sa place chez elle pendant une absence indispensable...
AZOR.
Quoi, Madame, vous commandez ici ! Ah ! Je cours...
CLÉMENTINE.
Arrêtez. Encore un moment d'attention. Singuliere pour m'intéresser à son inquiétude, ne met point de bornes à sa confiance, elle m'apprend son ridicule projet, et m'avoue que Phaza est la plus chérie de ses élèves et la seule qui lui reste ; que désespérée de l'abandonner pour un jour seulement, elle a consulté le destin dont la réponse la met au désespoir en lui apprenant que l'amour peut lui ravir l'objet de ses soins.
AZOR.
Eh bien, Madame ! Puisque l'amour peut arracher Phaza des mains de cette insensée, c'est au mien qu'il est réservé...
CLÉMENTINE.
Écoutez à quelle condition ; voici les propres termes du destin, ils sont adressés à Singuliere.
« Avant quinze ans accomplis la mort de Phaza peut suivre de près la connaissance de son sort, à moins que sans connoître l'amour elle ne tombe aux pieds de son vainqueur. À l'instant tu perds sur elle ton pouvoir tyrannique, elle recouvre son Royaume et sa liberté. »
Pensez-vous à présent...
AZOR.
Oui, Madame, s'il ne faut qu'un amour excessif pour rompre ses chaînes,je cours lui déclarer...
CLÉMENTINE.
Vous me faites frémir. Pesez donc ces paroles.
« Avant quinze ans accomplis la mort de Phaza peut suivre de près la connaissance de son sort. »
Elle touche au terme fatal, mais il n'est pas accompli ; pouvez-vous lui déclarer votre amour sans l'éclairer sur son sort ?
AZOR.
Ah, Madame ! Vous me désespérez.
CLÉMENTINE.
D'ailleurs, c'est en tombant aux pieds d'un vainqueur qu'elle peut recouvrer sa liberté. À quel titre voulez-vous qu'elle fasse une action si peu en usage ? Savez-vous seulement si elle a de l'amour pour vous ? Le saurez-vous jamais ? Puisque vous ne pouvez faire aucune démarche pour vous en instruire sans exposer sa vie.
AZOR.
Eh Madame ! N'exagérez pas mon malheur. Votre fils est mortel, vous le perdrez s'il doit renoncer à son amour.
CLÉMENTINE.
Je suis sensible à votre peine. Vous êtes bien amoureux, j'ai passablement d'ambition ; Phaza est héritière d'un grand Royaume, voyons, examinons comment on pourrait faire...
AZOR.
N'avez-vous pas dans votre art des ressources assurées ?
CLÉMENTINE.
Mon art ne peut rien sur les coeurs, il faut tâcher par adresse... Mais tomber aux pieds d'un vainqueur !... Cela est désespérant. Si elle vous aimait, une passion bien contrariée produit des effets extraordinaires... Il me vient une idée... Sait-elle qui vous êtes ?
AZOR.
Elle sait seulement mon nom. Elle ne m'en a pas demandé davantage, et je n'ai pas même pensé à lui dire qui je suis. Nos entretiens étaient si courts !
CLÉMENTINE.
Son ignorance peut nous servir. Je me sais gré d'avoir amené Zamie... Je vais par précaution faire avertir les sujets de Phaza de se préparer à la recevoir, et si je vois que les choses s'arrangent selon mes désirs, je transporterai ici les grands de son Royaume, afin que si elle fait l'action que le destin exige, nous la remettions tout de suite entre leurs mains. Laissez moi rêver à tout cela. Allez, et surtout prenez garde qu'un mot imprudent... Rappelez-vous sans cesse que la vie de Phaza dépend de votre discrétion.
AZOR.
Je m'abandonne à vos bontés, je cours la chercher.
SCÈNE III.
CLÉMENTINE, seule.
Oui, j'entrevois qu'il est possible... Je leur causerai du chagrin, de l'humeur, mais ils m'en remercieront.
SCÈNE IV.
Clémentine, Zamie.
ZAMIE.
Ma bonne, il y a dans ce jardin un jeune homme qui vous cherche, je crois, car il court, il va et vient comme un étourdi.
CLÉMENTINE.
Vous a-t-il parlé ?
ZAMIE.
Oh ! Non, il est trop impoli pour cela. Nous nous sommes rencontrés deux ou trois fois, il ne m'a pas seulement saluée.
CLÉMENTINE.
Il est un peu farouche, mais quand vous aurez fait connaissance...
ZAMIE.
Ce n'est pas la peine, je ne m'en soucie pas.
CLÉMENTINE.
Il faudra bien vous en soucier. Savez-vous que c'est lui que depuis longtemps je vous destine pour époux.
ZAMIE.
En vérité, Madame, je vous suis bien obligée ; mais...
CLÉMENTINE.
Ce Phaza doit posséder un grand empire et peut-être dès aujourd'hui, Sa main n'est pas à dédaigner.
ZAMIE.
J'ai si peu d'ambition !
CLÉMENTINE.
Le voici ; quand vous l'examinerez mieux, il vous déplaira moins.
SCÈNE V.
Clémentine, Phaza, Zamie.
PHAZA.
Singuliere m'a dit en partant, Madame, qu'elle me laissait sous vos ordres, je viens les recevoir.
CLÉMENTINE.
Il vous en coûtera peu pour les exécuter, aimable Phaza, j'exige que vous fassiez tout ce qui vous amusera.
PHAZA.
Je n'abuserai pas de votre bonté, je n'ai qu'une seule grâce à vous demander.
CLÉMENTINE.
Elle est accordée, que voulez-vous ?
PHAZA.
Le plus beau jour se prépare. Permettez que je fasse une chasse de quelques heures dans la forêt voisine.
CLÉMENTINE.
J'y consens. Mais avouez que vous n'aimez la chasse que par ennui, et que si Singuliere vous avait permis d'autres amusements....
PHAZA.
Il est vrai que la lecture m'avait donné beaucoup de curiosité pour les amusements du grand monde, je désirais de les partager. À présent la chasse ou la solitude me tiennent lieu de tout, et sans regret.
CLÉMENTINE.
Pourquoi, puisque je commande ici, ne vous donnerais-je pas une idée d'autres plaisirs ? Par exemple un bal ne vous amuserait il pas ?
PHAZA.
Je crois que non, Madame. Il n'y a que nous dans ce palais. Un bal de trois personnes serait un triste spectacle, on y perdrait contenance.
CLÉMENTINE.
Aussi je compte vous faire venir des masques de toutes les parties du monde.
PHAZA.
J'ignore quel plaisir l'on peut avoir avec des gens que l'on ne connaît pas.
CLÉMENTINE.
Celui de les connaître. Sous le masque on est sincère par gaieté, et gai par enivrement. Les coeurs se développent, les secrets se révèlent. Tel croit surprendre un aveu qui découvre sa propre perfidie. Les amours naissants s'y croient éternels, et viennent y mourir le lendemain de décrépitude. C'est-là que la foule et le tumulte confondent les états, rapprochent les conditions, et rétablissent l'égalité parmi les hommes. Les tracasseries bourgeoises, les intrigues de Cour, tout s'y traite sans forme, sans prétentions, vivement , le temps presse ; une nuit de bal est le tableau raccourci d'un siècle de la société.
PHAZA.
Ah, Madame ! Si le bal est tel que vous le peignez, il doit être charmant. J'en conçois une idée qui m'enchante. Vous pouvez y faire venir qui vous voudrez ?
CLÉMENTINE.
Oui.
PHAZA.
Eh bien ! Madame,vous me comblerez de joie si vous voulez ce soir... Mais pourquoi remettre... Sans doute il vous est égal que dès à présent.... Passer la journée ensemble serait un plaisir délicieux !
CLÉMENTINE.
Si j'entends bien votre empressement et le désordre de vos expressions, vous désirez que je fasse venir quelqu'un qui vous est cher, et je devine que l'amour...
PHAZA.
L'amour ! Oh, non, Madame, on me l'a trop bien fait connaître pour ne pas éviter ses pièges ; l'amour est un vice, je l'ai en horreur. L'amitié est une vertu, je m'y livre de toute mon âme.
CLÉMENTINE.
Vous avez donc des amis.
PHAZA.
Je n'en ai qu'un, mais il a tant de vertus, il est si parfait qu'il ne partagera jamais avec personne les sentiments que j'ai pour lui. Nous nous sommes jurés de ne jamais laisser surprendre nos coeurs à l'amour. Je tiendrai ma parole assurément, et je compte sur la sienne.
CLÉMENTINE.
Dans cette solitude il vous est aisé de la tenir Mais votre ami est-il aussi prisonnier de quelque fée ? Habite-t-il un monde dont les femmes soient exclues ?
PHAZA.
Je l'ignore, et comment ai-je pu l'ignorer ? Ah, Madame ! Quel trouble vous jetez dans mon âme ! Faites qu'il paraisse, je brule de m'éclaircir.
CLÉMENTINE.
Les éclaircissements font toujours une dupe. Mais sans y penser, je vous ai procuré la plus belle occasion de vous assurer de la sincerité de votre ami. Pendant le bal, Zamie bien déguisée peut lui faire des agaceries qui vous feront connaître s'il est aussi rebelle à l'amour que vous le pensez.
PHAZA.
Eh ! non, Madame ; au contraire défendez à votre nièce de lui parler. C'est moi qui prenant des habits de femme, saurai bien sous ce déguisement tirer la vérité de son coeur.
CLÉMENTINE.
J'approuve votre dessein. J'avais tort d'exposer Zamie. Vous avez senti mieux que moi que ces plaisanteries sortent toujours un peu de l'exacte décence, et que sur le point d'être unis, il faut que votre épouse...
PHAZA.
Mon épouse ! Vous m'honorez beaucoup, Madame ; mais vous savez quelles idées Singuliere m'a donné de l'hymen, et vous me permettrez de croire qu'elle ne pense point à me marier.
CLÉMENTINE.
Il eût été difficile qu'elle résistât à mes instances. J'aime ma nièce, et depuis longtemps j'ai jeté les yeux sur vous pour faire son bonheur.
PHAZA.
Madame... Je vous assure que personne n'en est moins digne que moi.
ZAMIE.
Je crois qu'il a raison, ma bonne, et si vous vouliez m'écouter...
CLÉMENTINE.
À votre âge, mes enfants, sait-on où est le bonheur ? J'espère ne point sortir d'ici que je n'aye fait le vôtre, et que dès aujourd'hui...
PHAZA.
Aujourd'hui ! Mais, Madame, il faudrait au moins avoir du temps....
CLÉMENTINE.
Pour se connaître, n'est-il pas vrai ? Eh bien ! Je vais tout préparer pour l'exécution de mes desseins. Je vous laisse ensemble ; vous aurez bientôt fait connaissance.
PHAZA.
Eh ! Non, Madame, il n'en est pas question...
ZAMIE.
Ma bonne ; permettez que je vous suive.
CLÉMENTINE.
Demeurez ; vos coeurs se développent au gré de mes désirs bien plus que vous ne pensez, et j'espère qu'avant la fin du jour tout le monde sera content.
PHAZA.
Mais, Madame, je n'ai point achevé de vous dire...
CLÉMENTINE.
Je sais tout, et tout ira bien.
PHAZA.
Je ne vous ai point nommé la personne...
ZAMIE.
Ma bonne, me laisser ainsi avec un jeune homme.
CLÉMENTINE, s'en allant.
Soyez en repos ; le tête à tête n'a rien d'indécent.
SCÈNE VI.
Phaza, Zamie.
PHAZA.
Elle n'écoute rien ; jamais on n'a donné si peu d'attention... Quel étrange embarras ! Comment en sortir ? Il faut que vous m'aidiez, Zamie. Avouez que je ne vous plais pas.
ZAMIE.
Oh ! Point du tout.
PHAZA.
Vous pourriez le dire d'un ton moins décisif. Mais qu'importe ! Vous ferez plus d'efforts pour m'aider à rompre le dessein de Clémentine.
ZAMIE.
Que faut-il faire ? Vous n'avez qu'à dire.
PHAZA.
D'abord il faut déclarer vos sentiments à tout le monde.
ZAMIE.
Très volontiers.
PHAZA.
Votre tante me paraît si déterminée ; que ce ne sera peut-être pas assez ; il faudra donner des raisons de votre éloignement pour moi, et je vous les indiquerai.
ZAMIE.
Il suffit de vous voir pour les trouver.
PHAZA.
Vous n'êtes point flatteuse.
ZAMIE.
Vous êtes fort obligeant, vous.
PHAZA.
J'ai de bonnes raisons pour parler comme je fais ; mais vous, ce ne peut être qu'un caprice qui pourrait se passer. Les femmes sont si faibles !
ZAMIE.
Eh bien ! Si vous êtes si fort, vous n'avez qu'à dire toujours non, on ne vous mariera pas.
PHAZA.
Il ne convient point à un homme d'apporter une résistance que l'on regarde comme une grossièreté ; c'est là mon embarras.
ZAMIE.
Vous avez cependant autant d'intérêt que moi à rompre notre union.
PHAZA.
Vous vous trompez très fort, les choses ne sont point égales. Qu'un homme se marie, qu'il ait une femme, ou qu'il n'en ait pas, c'est à peu près la même chose. Moins engagé par les liens de l'hymen que par une simple parole d'honneur, il reste libre, indépendant, maître absolu de ses volontés. Mais vous, victimes de nos prérogatives, en prenant un époux, vous renoncez à vos droits sur votre liberté, sur votre personne, et même sur votre coeur. Vos chaînes sont d'airain forgées par l'usurpation ; le préjugé les attache, et l'honnêteté les resserre. Si je n'avais d'ailleurs une raison essentielle de ne point me marier, que m'importerait de prendre un joug qui ne serait que pour vous ?
ZAMIE.
Je ne crois rien de tout cela.
PHAZA.
Je n'en suis point étonné ; on vous élève si mal ! Vous êtes d'une ignorance ! le plus sot des hommes peut vous tromper, et c'est l'amour qui vous perd.
ZAMIE.
Mais ou prenez-vous ce que vous dites ?
PHAZA.
Dans la bonne éducation que j'ai reçu, et tout homme d'esprit pense comme moi.
ZAMIE.
Ah ! Je crois qu'Azor a bien autant d'esprit que vous, et cependant....
PHAZA.
Azor ! Azor ! Vous le connaissez ?
ZAMIE.
Assurément...
PHAZA.
Vous l'aimez donc ?
ZAMIE.
De tout mon coeur.
PHAZA.
À part.
Le perfide !
Haut.
Il vous voit souvent ?
ZAMIE.
Pourquoi pas ?
PHAZA.
Il vous aime ? Il vous le dit ? Mais parlez donc ?
ZAMIE.
Quelle colère ! Vous êtes donc amoureux de moi, puisque vous êtes jaloux ?
PHAZA.
Moi, que je vous aime ! Moi ! Que j'aie de l'amour ! Ah ! Les femmes sont trop coquettes. Écoutez, finissons. Je veux savoir...
ZAMIE.
Ah ! Finissons vous-même, je n'y puis plus tenir. Ô ciel, préservez-moi d'un tel mari.
SCÈNE VII.
PHAZA, seule.
Voilà donc ces femmes que Singuliere me disait être si malheureuses ! Hélas, il ne leur faut aucun mérite pour triompher de nous. Azor a de l'amour ! Quelle part me reste-t-il dans son coeur ? Ma franchise, ma bonne foi, ma confiance, tout de ma part va lui paraître insipide... Non je ne souffrirai pas... Mon ressentiment ne peut avoir trop de violence... Que ne suis-je une femme ! Les charmes de Zamie ne triompheraient pas si facilement, et s'il fallait prendre de l'amour, plutôt que de le perdre... Azor, toi seul m'es cher. Tu réunis en toi tout ce que mon âme peut penser et sentir. Le partage de la tienne me plonge dans le néant... Si je pouvais le voir !... Mais quel prodige, je le vois ! Fatale différence ! Sa vue qui me charmait réveille mon ressentiment.
SCÈNE VIII.
Azor, Phaza.
AZOR.
Enfin je vous revois cher Phaza. Que ce moment m'est doux !... Mais quel sombre accueil !
PHAZA.
C'est l'accueil que mérite un parjure qui trahit l'amitié.
AZOR.
Moi ! La trahir ! Ah ! Jamais elle ne me fut plus chère, jamais mon coeur n'y trouva tant de charmes. Quel autre sentiment pourrait me faire éprouver des transports aussi doux ?
PHAZA.
L'amour, vous rougissez, perfide ! Et si j'avois douté de votre crime, le honteux embarras où je vous vois suffirait pour m'en convaincre.
AZOR, à part.
Le voilà donc arrivé ce malheur inévitable !
PHAZA.
La découverte de votre secret vous étonne ; et vous l'aviez confié à une femme ! Vous commencez à sentir la punition de votre aveuglement, elle sera suivie de bien d'autres.
AZOR.
Qu'elles tombent toutes sur moi, que vos jours soient sauvés ?
PHAZA.
Vous savez donc, ingrat, que mes jours dépendent de vos sentiments. Eh bien pour mieux vous confondre, je veux encore vous le dire : oui je ne saurais vivre sans vous ; en garde contre les passions, l'amitié m'en tenait lieu. J'en faisais mes devoirs, mes plaisirs, mon bonheur. Vous n'avez pu soutenir un commerce tranquille, innocent, vertueux ; mais devais je craindre le piège le moins adroit ? Était-ce ce à Zamie à vous séduire.
AZOR.
Zamie !
PHAZA.
Oui, et je sais d'elle-même...
AZOR.
Quoi c'est Zamie qui vous fait soupçonner...
PHAZA.
La feinte est inutile. Mais savez-vous qu'il n'a tenu qu'à moi ; qu'il est encore en mon pouvoir de vous ravir l'objet de votre amour ? Demain, si je le veux, je puis être son époux. Vous n'en êtes point alarmé, je le vois, rien n'altère votre sécurité, vous me connaissez trop. Eh bien connaissez moi mieux. J'ai refusé la main de Zamie, et ce n'est pas même un sacrifice que je vous fais. Fidèle à mes engagements, ferme dans mes résolutions, l'amour ne peut rien sur mon coeur.
AZOR.
Ne me demandez rien, lisez dans mon coeur, voyez y l'amitié, mais une amitié violente, sans bornes... Phaza si vous saviez... Ah ! Ma vie est à vous. Faut il par de nouveaux serments...
PHAZA.
N'en faites point. Répétez moi seulement que vous n'aimez point Zamie, répétez-le moi mille fois.
AZOR.
Non je ne l'aime point, et je ne l'aimerai jamais. Je le jure par vous-même, c'est mon serment le plus sacré.
PHAZA.
Je suis trop sincère pour ne pas vous croire. Azor, ne trompez pas votre fidèle ami. Prenons des mesures pour éviter...
SCÈNE IX.
Clémentine, Azor, Phaza.
CLÉMENTINE.
Je n'aurais pas cru avoir à me plaindre de vous, Phaza.
PHAZA.
De moi, Madame !
CLÉMENTINE.
Vous pouviez vous dispenser d'épouser Zamie ; mais fallait-il lui parler aussi durement que vous avez fait ? Un jeune homme bien né doit observer les égards qui sont dus aux femmes.
PHAZA.
J'ai tort je le confesse, et je vous supplie, Madame, d'oublier...
CLÉMENTINE.
La meilleure justification est celle d'avouer ses fautes. N'y pensons plus, et pour vous prouver que je ne garde point de rancune, je viens vous dégager d'un hymen qui ne serait heureux ni pour l'un ni pour l'autre.
PHAZA.
Ah, Madame ! Que vous êtes bonne !
CLÉMENTINE.
Pour assurer votre repos, et nous mettre tous à l'abri des reproches de Singuliere, je veux avant son retour unir mon fils à Zamie.
AZOR, à part.
À quoi tend ce discours ?
PHAZA.
Vous mettez le comble à vos bontés, Madame, et ma reconnaissance.
CLÉMENTINE.
Mon fils, préparez-vous à un hymen qui ne doit pas vous déplaire.
PHAZA.
Son fils ! Ô Ciel !
CLÉMENTINE, à Agor.
Vous ne répondez point.
AZOR.
Madame...
CLÉMENTINE.
Eh bien !
PHAZA.
Eh Madame ! N'entendez vous pas ce triste silence ? Un fils respectueux peut il s'expliquer autrement ?
CLÉMENTINE.
Pour lui servir d'interprête, il faudrait être mieux instruit de ses intentions, tout le monde n'a pas adopté la façon bizarre dont vous pensez sur l'hymen.
PHAZA.
Et croyez-vous, Madame, faire adopter à tout le monde le goût décidé que vous avez pour faire des mariages.
CLÉMENTINE, riant.
Ah, ah ! L'aigreur s'en mêle !
PHAZA.
Non, Madame...
CLÉMENTINE.
Ne vous alarmez pas, je n'en suis point offensée. Au contraire ce petit trait d'humeur me plaît. Je vous prie seulement de ne plus vous mêler d'une affaire qui ne vous regarde pas.
PHAZA.
Non, Madame, je ne puis vous obéir. L'amitié à des devoirs indispensables. Vous ne pouvez me faire un crime de parler pour un ami, quand le respect et la soumission lui ferment la bouche.
CLÉMENTINE.
Azor est votre ami ?
PHAZA.
Eh ! Oui, Madame , j'ai voulu cent fois vous le dire ; vous ne voulez rien entendre...
CLÉMENTINE.
S'il est votre ami, c'est une raison pour désirer son bonheur,
PHAZA.
À part.
Son bonheur ! Quel funeste, mot !
Haut.
Eh bien, Madame, si c'est son bonheur, je dois y consentir. Mais il me restera toujours à me plaindre de vos procédés à mon égard.
CLÉMENTINE.
De mes procédés ! Expliquons-nous. Je vous offre ma nièce, vous la refusez ; je la donne à un autre, vous le trouvez mauvais ; est-ce de votre côté où du mien que sont les mauvais procédés ?
PHAZA.
Au moins, Madame, il serait juste de savoir les sentiments d'Azor sur ce que vous exigez de lui.
CLÉMENTINE.
Je veux bien qu'il s'explique. Je me prête à tout comme vous voyez ; parlez, mon fils, ne laissez aucune inquiétude à votre ami.
Bas.
Prenez garde à ce que vous direz...
AZOR.
Je sais, Madame, avec quelle soumission je dois recevoir ...
PHAZA.
Et moi je sais que je ne dois pas être plus longtemps le jouet de l'un et de l'autre. Vous m'avez offert votre nièce, c'est moi qui l'épouse, Madame, arrangez-vous là-dessus.
CLÉMENTINE.
C'est à vous à vous arranger ; vous êtes amis et rivaux, expliquez vous ensemble. Je vous connais trop pour craindre les querelles, vous me ferez part de votre résolution.
SCÈNE X.
Phaza, Azor.
PHAZA.
La mienne est inébranlable. Je sens, je sens le prix des chaines de Zamie, le sacrifice serait trop fort ; vous devez me la céder.
AZOR.
Ah ! Je vous la cède de tout mon coeur.
PHAZA.
Je m'y attendais, une âme douce et docile se prête à tout ; vous acceptiez Zamie par égard pour votre mère, vous me la cédez par complaisance. Quel heureux caractère pour la société !
AZOR.
Vous ne serez jamais son époux. Je serais trop heureux si je n'avais que ce malheur à craindre.
PHAZA.
Cette froide confiance m'encourage. Il me restait quelques scrupules sur la peine que je pouvais vous causer, mais il y aurait de la lâcheté à ne pas suivre votre exemple. Oui, je livre mon coeur aux charmes de Zamie, et je renonce pour jamais à l'insipide amitié.
AZOR.
Vous prononcez l'arrêt de ma mort ; ah , Phaza ! Pouvez vous sans frémir m'assurer de votre indifférence ?
PHAZA.
Vous consentez paisiblement à me voir prendre de l'amour ; qu'est-ce que l'amitié d'un coeur livré aux passions, et que regrettez vous ?
AZOR.
Ce que je regrette ! Hélas !... Phaza ; vous saurez un jour qu'il n'est pas un instant de ma vie qui ne soit un sacrifice que je fais à la vôtre ; vous frémirez des tourments que j'endure, et vous saurez si mon coeur était à vous. Adieu, je ne puis soutenir plus longtemps...
PHAZA.
Non, demeurez. Si votre désespoir est feint, il l'est trop bien pour moi. Mais quelle est l'obscurité qui règne aujourd'hui dans vos paroles, j'entrevois qu'un secret important vous trouble. Pourquoi me le cacher ? Est-ce ainsi qu'un ami...
AZOR.
Croyez quand je me tais, que jamais... l'amitié... n'a donné de plus fortes preuves de son pouvoir, et que si vous ne m'étiez pas plus cher que moi-même... Phaza que je suis malheureux !
PHAZA.
Vous êtes malheureux ! Je n'ai plus de reproches à vous faire, rendons à l'amitié tous ses droits sur nous. La confiance est son devoir le plus sacré. Un secret vous dévore : quel qu'il soit, il faut me le confier. Si quelque malheur vous menace je veux au prix de ma vie vous en garantir.
AZOR.
N'approfondissez pas un mystère dont votre mort et la mienne serait le fruit. Ô Destin ! Tes arrêts sont-ils irrévocables !
PHAZA.
Je me rends. La peine que je vous cause impose silence à ma curiosité. Mais Zamie cause tous nos chagrins ; je vais trouver Clémentine, il faut qu'elle renvoie l'objet de nos divisions ; nous gouterons, après son départ, quelques moments de repos, jusqu'au retour de Singuliere...
AZOR.
Zamie ne sortira point d'ici, vous ne l'obtiendrez pas.
PHAZA.
Eh quoi ! Toujours occupé de Zamie ! Vous voudriez peut être qu'elle demeurât, mais vous n'aurez pas cette satisfaction, je vais employer tout mon crédit sur sa tante, et nous verrons après si vous la regretterez.
SCÈNE XI.
AZOR, seul.
Quelle situation! Elle m'aime, Sa tendresse est peinte jusque dans sa colère. Son erreur fait son tourment et le mien, et je ne puis la faire cesser sans exposer sa vie ! Comment, par quel moyen terminer de si cruelles peines !
SCÈNE XII.
Azor, Zamie.
ZAMIE.
Ah ! Vous voilà, ma bonne m'a dit de vous chercher, elle veut vous parler.
AZOR.
Que me veut-elle ? Suis-je en état d'écouter son sang froid ? Et vous Zamie ! Vous avez pensé me perdre par votre indiscrétion. Où prenez vous ce que vous avez dit à Phaza ? Sur quel fondement ? Il me semble que tout se réunit pour me désespérer.
ZAMIE.
Mais vraiment ! Vous extravaguez donc aussi vous ? Quel mal ai-je fait ? Phaza me dit mille choses désobligeantes, et je n'oserai lui répondre ?
AZOR.
Il n'est pas question de cela, il faut le désabuser et ne pas perdre un moment.
ZAMIE.
De quoi faut-il le désabuser ? Faut-il lui dire que je l'aime ? Comme je mentirais !
AZOR.
Au contraire, vous ne m'entendez pas. Il faut l'assurer que vous n'avez point de goût pour moi, en un mot que vous ne voulez prendre aucun engagement.
ZAMIE.
Si les hommes étaient tous aussi ridicules que vous deux, je vous réponds bien que je n'en voudrais jamais.
AZOR.
Oui, fort bien, ajoutez-y que vous êtes très mécontente de moi, que je n'ai pas pour vous les égards que vous méritez. Vous pouvez même dire que je vous traite quelquefois un peu durement.
ZAMIE.
Pourquoi voulez-vous me faire dire des faussetés ? Hors depuis que vous êtes ici, je n'ai jamais eu lieu de me plaindre de vous. Cela n'empêche pas que je ne connaisse fort bien vos défauts, et si vous voulez, je les dirai tous à Phaza.
AZOR.
Non vraiment ! Gardez vous en bien. Songez seulement qu'il est dans une inquiétude dont vous seule pouvez le tirer...
ZAMIE.
Je ne vous entends point, et je ne crois pas que ce soit ma faute. Pour votre Phaza, tant mieux s'il a de l'inquiétude ; je ne voudrais pas faire un pas pour l'en tirer.
AZOR.
Eh bien, ma chère Zamie ! Que ce soit par pitié pour moi. Si vous saviez le chagrin ... La douleur ... Ne me refusez pas.
Il lui baise la main.
SCÈNE XIII.
Azor, Zamie, Phaza.
PHAZA, un Javelot à la main qu'il présente à Azor.
Ah, traitre ! Il est donc vrai...
ZAMIE.
Ma bonne au secours !
Elle s'enfuit.
AZOR.
Ma vie est à vous, faites couler mon sang, choisissez l'endroit où vous voulez frapper.
PHAZA.
Son sang ! Moi lui donner la mort !
AZOR.
Elle me sera chère.
PHAZA.
Azor ! Quel est votre pouvoir ! Je meurs de confusion.
AZOR.
Ah ! Ne me cachez pas des larmes que je voudrais acheter au prix de ma vie.
PHAZA.
Je ne me connais plus, prenez pitié de moi, ne voyez point ma faiblesse, quene puis-je me la cacher à moi-même.
AZOR.
Cette faiblesse fait mon bonheur. Livrez-vous à des sentiments si tendres, ils sont dignes de votre coeur.
PHAZA.
Non, vous ne pourrez jamais oublier un attentat qui me fait horreur. J'ai perdu votre estime, je ne suis plus digne de votre amitié.
AZOR.
Eh bien ! C'est donc moi qui vous demande grâce pour vous-même. Aimez-vous, aimez votre ami ; que ce moment soit le garant éternel de la sincérité de nos sentiments.
PHAZA.
Votre générosité augmente ma confusion. Azor ! Éclaircissez le trouble d'un coeur qui ne se connaît pas. Parlez, trouvez vous dans le vôtre les faiblesses dont je rougis ? Y trouvez-vous cette agitation qui me dévore ? L'amitié fait-elle éprouver les sentiments tumultueux que j'ai pour vous ?
AZOR.
N'en doutez pas, nos sentiments sont les mêmes, et nos coeurs sont faits l'un pour l'autre.
PHAZA.
D'autres raisons font naître des doutes dans mon âme... Je voudrais les éclaircir ... Je ne sais comment m'expliquer. J'ai remarqué plus d'une fois de l'embarras, et même des contradictions dans les entretiens de Singuliere. J'éprouve des sentiments tout opposés à ceux qu'elle combattait en moi, et qu'elle traitait de faiblesses, appartenantes aux femmes. Mes réflexions là-dessus, les troubles qui m'agitent, tout m'inspire des soupçons qu'à peine j'ose vous découvrir... Qui suis-je enfin ?
AZOR.
Ah ! Qu'osez-vous penser !... Gardez vous de croire... Nous vous connaissons. Ma mère vous répondra ... Pourquoi n'est elle pas ici, je cours l'avertir. Ô bonheur ! La voici.
SCÈNE XIV.
Phaza, Clémentine, Azor.
CLÉMENTINE.
Je viens vous dire Phaza, que le Château est entouré de chariots, de pavillons et de gardes. Ce sont les Grands de votre Royaume qui viennent demander leur Roi.
PHAZA.
Leur Roi !... Allons, il faut les satisfaire. Suis je libre, Madame, puis-je quitter ces lieux ?
AZOR.
Ah ! Je vais donc vous perdre ! Je suis au comble du malheur.
CLÉMENTINE, à Phaaa.
Je puis faire ouvrir les portes, vous recevrez l'hommage de vos sujets. Mais le terme du pouvoir de Singuliere sur vous n'est point expiré. Vous ne pouvez sortir sans exciter sa vengeance sur vous et sur nous.
PHAZA.
Un coup de lumière m'éclaire sur l'exécution d'un projet médité depuis longtemps, je vais remplir le plus cher de mes voeux ; qui l'aurait pensé, qu'un déguisement préparé pour le bal servirait au bonheur de ma vie ? Madame, si vous aimez votre fils, vous me seconderez... Attendez-moi, n'entreprenez rien avant mon retour, je suis ici dans un moment.
SCÈNE XV.
Clémentine, Azor.
CLÉMENTINE.
Je savais tout ce qui se passait entre vous, et j'ai cru qu'il était temps de transporter ici les premiers de ses sujets, mais je ne sais que penser d'un si prompt changement d'humeur.
AZOR.
En faut-il chercher d'autre cause que le plaisir de la liberté, celui de régner ? Elle oublie tout, elle ne m'aime plus. C'est vous, Madame, qui me perdez. Les tracasseries que vous lui avez suscité, n'ont fait que son tourment et le mien ; vous en voyez le fruit. Fatiguée de tant de contradictions, elle ne voit que la fuite pour s'en délivrer.
CLÉMENTINE.
Voilà l'injustice de l'amour. Était-il un moyen plus assuré de l'amener à l'accomplissement de l'arrêt du Destin, que celui d'exciter vivement dans son coeur le dépit et la jalousie.
AZOR.
Elle va partir, je la perds et je meurs.
CLÉMENTINE.
Elle ne partira point. Rappelez-vous donc qu'elle ne peut se soustraire au pouvoir de la Fée qu'en se jetant aux pieds d'un vainqueur.
AZOR.
Quoi, toujours cet arrêt ! Non, Madame, rien ne me persuadera que le destin attache le bonheur ou le malheur à des circonstances si bizarres.
CLÉMENTINE.
Ce n'est point aux circonstances que sont attachés le bonheur ou le malheur des mortels, elles n'en sont que les époques. Si elles semblent bizarres, ce n'est qu'autant que les faits sont annoncés dépouillés de leurs rapports nécessaires,,avec leurs causes. Sont-ils arrivés, le merveilleux disparait, ils rentrent dans la classe des événements les plus ordinaires.
AZOR.
Oh ! Oui, Madame, c'est ici le moment de Philosopher, je suis fort en état d'écouter un raisonnement bien suivi, bien conséquent. Ah ! songez plutôt aux moyens de retenir Phaza et de lui cacher son sort qu'elle commence à soupçonner.
CLÉMENTINE.
Vous me faites trembler ; vous avez donc parlé ?
AZOR.
Non, Madame, mais le tumulte de ses sentiments, leur agitation, un emportement bientôt suivi de larmes et d'une honte peu naturelle aux hommes, tout cela l'étonne et lui ouvre les yeux. Elle se soupçonne enfin. J'en ai frémi, je me suis efforcé de confirmer son erreur, mais j'étais tout prêt de succomber au plaisir de l'instruire, lorsque vous êtes arrivée.
CLÉMENTINE.
Enfin, elle ne sait rien, c'est beaucoup, elle vous aime, c'est encore le point essentiel.
AZOR.
Ah ! Je n'en puis douter ; si vous aviez été témoin de sa confusion, de sa modestie après s'être emportée contre moi ; combien elle a fait éclater de tendresse et d'amour ; Madame, si je la perds vous n'avez plus de fils.
CLÉMENTINE.
Il faut voir ce qu'elle projette, attendons son retour, alors nous prendrons des mesures...
AZOR.
Oui, Madame, perdons toujours un temps précieux qui s'échappe ; le jour va finir ; dans une heure Phaza retombe pour jamais sous la puissance de Singuliere, ou bien elle ira m'oublier sur le trône, et voilà comme vous m'avez servi.
SCÈNE XVII.
Clémentine, Azor, Zamie.
ZAMIE.
Ma bonne, je vous conjure de me renvoyer, je ne saurais plus demeurer ici.
CLÉMENTINE.
Pourquoi donc ?
ZAMIE.
À cause de Phaza. Malgré tout ce que vous lui avez dit, il est plus insupportable que jamais.
AZOR.
C'est que vous l'avez contrarié, j'en suis sûr.
ZAMIE.
Oh ! Vous prendrez toujours son parti contre moi, je le sais bien.
CLÉMENTINE.
Enfin qu'a-t-il fait de nouveau ?
ZAMIE.
Il m'a rencontrée en vous quittant, il m'a obligée de le suivre pour lui apprendre, disait-il, à se coiffer en femme ; mais ce n'était apparemment que pour me dire des injures, car il ne me les a pas épargnées.
AZOR.
Comment ! Il s'habille en femme ! Il doit être charmant.
ZAMIE.
Il croit l'être au moins. En me disant que j'aime à plaire, que je suis une coquette, il mettait du rouge et des mouches avec une attention la plus ridicule.
AZOR.
Et pourquoi le quitter ? Ne pouviez vous lui donner vos soins ? N'entendant rien à ce nouvel ajustement, il s'arrangera mal. Que vous êtes désobligeante !
ZAMIE.
Je vous conseille de me quereller aussi.
AZOR.
Madame, renvoyez-la. Serait-il agréable que Phaza parut dans un désordre qui lui siérait sans doute ? Mais enfin...
CLÉMENTINE.
Allez Zamie, retournez auprès de Phaza, et donnez vos soins à son ajustement.
ZAMIE.
Mais, ma bonne, il est bien dur d'enttendre...
CLÉMENTINE.
Ayez de la complaisance.
ZAMIE.
J'obéis.
Bas à Agor.
Hum ! Vous me le payerez.
SCÈNE XVII.
Azor, Clémentine.
AZOR.
J'y cours moi-même.
CLÉMENTINE.
Arrêtez ; convient-il... Vous perdez l'esprit.
AZOR.
Eh, Madame ! Je ne vois que le temps qui m'échappe. Laissez-moi jouir de sa vue. Sous l'habit de femme elle doit être mille fois plus belle.
CLÉMENTINE.
Pourquoi ce déguisement ? C'est un projet que je ne puis pénétrer. Ce n'est assurément pas pour le bal, d'autres soins l'occupent. La voici, je vous laisse.
SCÈNE XVIII.
Azor, Phaza.
PHAZA.
Azor ! Voici le moment qui doit décider de notre sort ; je viens vous faire une proposition, vous demander une grâce qu'il faut m'accorder ou cesser de nous voir.
AZOR.
Ne régnez-vous pas sur mon âme ? Vos volontés ne sont-elles pas mes lois ? Ah ! Pour vous faire obéir fallait-il relever vos charmes d'un éclat enchanteur ? Fallait-il paraître à mes yeux avec toutes les grâces... Non, je ne suis plus le maître de garder un silence odieux...
PHAZA.
Quel étrange langage !... Il m'intimide. Un sentiment inconnu... Suis-je dans l'erreur ? Ou mes habits vous font ils une illusion si forte...
AZOR.
Ah je frémis... Non, mon cher Phaza, non ; n'attribuez qu'à la surprise de vous voir dans ce déguisement...
À part.
Ah ! Quelle violence !
PHAZA.
Quoi qu'il en soit, il doit faire notre bonheur. Mais il n'y a pas un moment à perdre. Mes sujets vont entrer, ne voyant ici que vous d'homme , ils seront faciles à tromper ; il faut prendre mon nom (qu'il me sera doux de vous le voir porter !) Il faut régner à ma place, est-ce trop d'une couronne pour un ami tel que vous ?
AZOR.
Quelle proposition ! Que je consente à vous ravir l'Empire ! Y pensez-vous, trop généreux Phaza ?
PHAZA.
Je serai l'ami de mon Roi, mon sort sera plus doux que le vôtre.
AZOR.
Mon coeur suffit à peine aux sentiments qu'il éprouve. Ah ! Phaza ! Si je pouvais parler.
PHAZA.
Allons, suivez-moi, il faut que votre mère... Pour peu que vous lui soyez cher, elle ne peut ni ne doit s'opposer mon dessein. Je goûte d'avance le bonheur des immortels.
AZOR.
Détrompez-vous, Phaza, vous me feriez la plus mortelle injure si vous pouviez penser que j'acceptasse un don...
PHAZA.
Eh, quoi ! Vous me refusez ; vous me ravissez le suprême bonheur de couronner la vertu, le mérite ; enfin mon unique ami. Azor ! Soyez généreux, acceptez le seul don qui soit en mon pouvoir. Si l'univers était à moi, je le croirais trop peu. Vous ne répondez rien, le temps presse, vous me désespérez... Pouvez vous me refuser ? C'est la première grâce que je vous ai demandée, c'est l'amitié la plus pure qui vous en conjure à genoux...
SCÈNE DERNIÈRE.
Clémentine, Azor, Phaza, Zamie.
CLÉMENTINE.
C'est l'amour, belle Phaza ! L'arrêt du destin est accompli ; que votre erreur finisse avec le règne de Singuliere. Vous êtes libre, soyez heureuse.
PHAZA.
Ah, Madame ! Que m'apprenez vous ? Il est donc vrai que mes soupçons... Mais pourquoi m'a-t-on trompée ?
CLÉMENTINE.
On vous en instruira.
AZOR.
Adorable Phaza ! Je puis donc à vos pieds expirer d'amour et de ravissement !
PHAZA.
Levez-vous. Je ne puis me rappeler les égarements où mon erreur m'a plongée sans mourir de confusion. Allez régner à ma place, et que cette solitude ensevelisse à jamais le souvenir...
CLÉMENTINE.
Laissez à Singuliere le soin d'y cacher son désespoir et ses ridicules. Son dessein était de changer les lois de la nature, elles seront toujours les plus fortes ; votre coeur n'a pu s'y tromper, il parlait le langage de l'amour, vous ne parliez que celui de l'amitié ; qu'avez-vous à vous reprocher ? Vous vouliez couronner l'ami, faites régner l'amant.
AZOR.
C'est à vos pieds que j'attends l'arrêt de ma vie ou de ma mort.
PHAZA.
Mon coeur l'avait prononcé avant de se connaître.
CLÉMENTINE.
Allons, mes enfants, célébrons ici votre hymen : le bal est préparé ; mais charmante Phaza, il faut chercher un autre déguisement.
ZAMIE.
Ah ! Si j'avais su qu'elle ne fut qu'une femme, comme je lui aurais rendu ses injures.
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