COMÉDIE EN CINQ ACTES
NOUVELLE ÉDITION
M. DCCX. XI.
PAR MADAME DE GENLIS
À Paris, Chez MARADAN, LIBRAIRE, rue des Grands Augustins, n°9.
DE L'IMPRIMERIE DE CELLOT.
Texte établi par Ernest FIEVRE novembre 2019
Publié par Paul FIEVRE juillet 2019
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:34.
PERSONNAGES
CÉLANIE.
AGLAÉ, Fille de Célanie.
MÉLITE, Cousine de Célanie.
ÉMILIE, Amie de Célanie.
LE CHEVALIER DE VALCOURT, Amant d'Aglaé.
Le MARQUIS D'HERCY, Amoureux de Célanie.
HENRIETTE, Femme de Chambre.
UN LAQUAIS.
La Scène est dans un salon du Château de Célanie.
Extrait de "Théâtre des boulevards , ou Recueil de parades" . Tome Troisième - Paris, Maradan, 1811. pp. 1-145
ACTE I
Le Théâtre représente un Salon, dans le fond duquel on voit une grande porte de glace donnant sur une terrasse.
SCÈNE I.
Le Chevalier De Valcourt, Émilie.
Ils sortent l'un et l'autre de la terrasse ; Émilie est en habit de voyage, et le Chevalier n'est point encore habillé.
LE CHEVALIER.
Vous arrivez dans l'instant ?
ÉMILIE.
Oui, mon frère ; et comme il n'est pas encore sept heures, et que je suis très fatiguée, mon projet était de me coucher en attendant le réveil de Célanie ; mais puisque je vous retrouve...
LE CHEVALIER.
D'ailleurs, vous n'attendrez pas bien longtemps ; car elle se lève tous les jours à huit heures.
ÉMILIE.
Ah ça, mon frère, profitons du moment où nous sommes seuls, pour causer un peu librement. Après six mois d'absence, on a bien des questions à faire, et en vérité vos lettres n'instruisent de rien. Depuis quelque temps vous avez pris un style si obscur, si embrouillé...
LE CHEVALIER.
Et vous êtes si curieuse...
ÉMILIE.
Oui, je l'avoue, sur tout ce qui vous intéresse ; ainsi c'est un défaut que ma tendresse doit vous faire excuser.
LE CHEVALIER.
Mais vous ne croyez pas ce que je vous dis ?
ÉMILIE.
Ai-je tort d'être incrédule ? Je vous ai vu pendant près de cinq ans éperdument amoureux de Célanie, quoique assurément vous fussiez sans aucune espérance ; ensuite vous prétendez depuis dix-huit mois que l'amitié a pris la place de la passion ; cependant vous passez votre vie chez Célanie : toute autre société vous est étrangère autant qu'ennuyeuse. Jeune, aimable, recherché, vous êtes perdu pour le monde, qui vous regrette, et que vous oubliez. Vous ne trouvez ici ni ces fêtes, ni ces plaisirs brillants qui semblent faits pour votre âge, et rien ne peut vous en arracher ; et vous êtes triste, sombre et rêveur... et cet entretien paraît vous gêner et vous contraindre.
LE CHEVALIER.
Moi, ma soeur !... En vérité, nullement. Je suis seulement affligé que vous refusiez de me croire. Il n'est que trop vrai que j'ai ressenti pour Célanie la passion la plus vive et la plus tendre. Après quatre ans de soins, de peines et de constance, enfin j'ai pris mon parti. Uniquement préoccupée de sa fille, de son éducation, de son établissement, ces devoirs sacrés remplissent son âme, et absorbent toute sa sensibilité. Elle me l'a répété tant de fois, elle me l'a prouvé par toute sa conduite, qu'il ne m'est plus possible d'en douter, et je serais un extravagant, si...
ÉMILIE.
Eh, mon Dieu ! Sans doute ; mais l'amour raisonne-t-il ? Elle vous imposa silence ; elle exigea décidément le sacrifice d'une passion si malheureuse ; il fallait du moins la cacher, ou cesser d'en voir l'objet ; à ce prix son amitié vous fut promise ; et pour conserver le bien qui vous était offert, vous avez commencé par dissimuler, et peut-être aujourd'hui êtes-vous parvenu à vous tromper vous-même : voilà ce que je crains.
LE CHEVALIER.
Eh bien ! Je vous proteste que vous avez tort. Mon coeur est bien changé... Ah ! Ma soeur, rien n'est plus vrai.
ÉMILIE.
Ce ton passionné n'est point du tout persuasif. Si c'est de cette manière que vous l'assurez de votre indifférence, elle n'en croira rien, je vous en avertis : et moi, je ne saurais me persuader qu'il soit possible de se détacher d'elle, lorsqu'on a pu connaître les charmes de son esprit et de son caractère ; cette égalité si parfaite, cette bonté, cette franchise, surtout, qui la caractérise et la distingue de toutes les autres femmes. Je ne parle point de la régularité et des agréments de sa figure : qui mieux qu'elle pouvait se passer d'être jolie ? Mais cette âme si pure, si généreuse, si sensible ; cette mère si touchante et passionnée, qui, depuis dix ans qu'elle est veuve, se sépare du monde afin de se consacrer entièrement à l'éducation d'une fille unique et chérie... Eh ! Comment ne pas adorer tant de vertus et dont les exemples sont si rares ?
LE CHEVALIER.
Mon coeur applaudit avec transport à tous les éloges que votre amitié lui donne ; le sentiment que j'ai pour elle est peut-être plus doux que l'amour qui m'égarait : il est plus digne d'elle. Je lui sacrifierais mon bonheur et ma vie : et sûr du retour que je désire, je jouis du plaisir de la voir, de l'entendre et de l'admirer sans trouble, et sans ces émotions violentes qui jadis en ont tant corrompu la douceur.
ÉMILIE.
Ah ! Mon frère ; vous n'avez que vingt-sept ans, et vous admirez sans trouble... il fallait fuir avec votre admiration : il eût été plus sage d'éviter un danger...
LE CHEVALIER.
Mais, de grâce, ma soeur...
ÉMILIE.
Allons, n'en parlons plus, car nous ne serions jamais d'accord. Pour changer d'entretien, dites-moi, je vous prie, des nouvelles d'Aglaé ; est-elle toujours charmante ?
LE CHEVALIER.
Oui, digne de sa mère ; elle en a tous les agréments, elle en annonce toutes les vertus.
ÉMILIE.
Et toujours Célanie ne vit, ne respire que pour elle ?
LE CHEVALIER.
Elles offrent l'une et l'autre le tableau le plus touchant ; elles s'aiment avec une passion inexprimable ; et je vous assure qu'il serait difficile de décider quelle est celle dont le sentiment est le plus vif ou le plus tendre.
ÉMILIE.
Célanie est donc bien heureuse ?
LE CHEVALIER.
Elle doit l'être en effet ; cependant depuis quelque temps sa santé se dérange ; je ne puis attribuer qu'à cette seule cause une légère altération que j'ai cru dans son humeur et dans son caractère.
ÉMILIE.
Il est vrai que souvent, depuis trois mois surtout, j'ai trouvé dans ses lettres un fond de mélancolie qui m'a surprise : mais, mais comme vous dites, ce ne peut-être que sa santé...
LE CHEVALIER.
Elle a beaucoup perdu de cette égalité que vous vantiez tout à l'heure en elle, sans cependant que sa douceur en soit diminuée ; elle est quelquefois distraite et nerveuse ; elle est moins gaie, mais il semble qu'elle ait acquis un charme de plus qu'on ne peut définir ; elle a je ne sais quoi qui touche et qui attache ; enfin elle plaisait, elle enchantait : elle fait mieux que cela, elle intéresse.
ÉMILIE.
Vous l'admirez sans trouble... Apparemment qu'elle vous intéresse tranquillement... du moins je veux le croire.
LE CHEVALIER.
Allez-vous recommencer ?...
ÉMILIE.
Pardonnez, c'était une simple réflexion faite en passant. Pour terminer toutes mes questions, quelles sont les personnes qui composent ici la société ?
LE CHEVALIER.
Le Marquis d'Hercy.
ÉMILIE.
J'en suis bien aise ; il est votre ami, il le mérite : car il est aussi honnête qu'aimable. Après ?
LE CHEVALIER.
La cousine de Célanie, Mélite.
ÉMILIE.
Oh ! Pour celle-là, je ne l'aime pas.
LE CHEVALIER.
Et pour quelle raison ?
ÉMILIE.
Je ne sais, mais je soupçonne qu'elle est fausse et envieuse ; d'ailleurs elle ne se console pas de n'être que la veuve d'un Financier, et de voir sa cousine germaine une femme de qualité...
LE CHEVALIER.
Vous avez bien tort : je vous assure que c'est une très bonne personne, qu'elle aime beaucoup Célanie, et surtout Aglaé.
ÉMILIE.
Oh ! Oui, je crois qu'elle aime mieux sa nièce que sa cousine. Elle ne peut pas être jalouse des agréments d'un enfant de dix-sept ans ; mais de même âge que Célanie, elle voit avec un dépit extrême sa beauté, ses grâces, et surtout cette taille élégante et légère, qui lui donne l'air si jeune.
LE CHEVALIER.
Quelle idée ! Mélite n'a jamais été jolie, et n'a aucune prétention à la figure.
ÉMILIE.
Oh, mon Dieu ! Non elle n'oserait ; vous me faites rire. Est-ce qu'il faut être belle pour se croire charmante ?
LE CHEVALIER.
Mais précisément, c'est que je nie qu'elle le soit.
ÉMILIE.
Oui, parce qu'elle a assez d'art pour cacher ce qu'elle pense.
LE CHEVALIER.
Comment l'avez-vous donc pénétrée.
ÉMILIE.
Les hommes n'entendent rien à cela ; mais pour nous, nous jugeons sur mille petites choses qui vous échappent.
LE CHEVALIER.
Et vous jugez légèrement, et par conséquent fort mal.
ÉMILIE.
Tenez, mon frère, vous avez naturellement beaucoup d'esprit et de grâces ; vous êtes honnête et sensible, mais vous êtes plus jeune qu'on ne l'est communément à votre âge. Concentré depuis six ans sur une passion qui vous absorbe, toutes vos réflexions, toutes vos idées sont uniquement tombées sur ce seul objet. D'ailleurs vous ne savez rien ; vous n'avez aucune expérience ; vous ne connaissez pas les hommes. Vous ignorez tous les différents travers dont ils sont capables ; et vous êtes crédule enfin, parce que vous n'avez jamais vécu dans le grand monde.
LE CHEVALIER.
Eh ! Que m'importe de le connaître, lorsque mon goût me décide à le fuir à jamais ?
ÉMILIE.
Cette science est toujours utile. Croyez, mon frère, que le coeur le plus droit a besoin d'un esprit éclairé.
HENRIETTE, qui survient, à Émilie.
Madame vient de s'éveiller, et m'envoie...
ÉMILIE.
Je vous suis, Henriette.
Au chevalier.
Adieu, mon frère, nous reprendrons cet entretien une autrefois.
Elle sort.
SCÈNE II.
LE CHEVALIER, seul.
Elle croit me pénétrer... Ah ! Qu'elle lit mal dans mon coeur ! Vingt fois j'ai été au moment de lui découvrir... Mais elle n'a rien de caché pour Célanie : cette idée m'a retenu. Il faudra bien cependant lui dévoiler un jour les nouveaux sentiments de mon âme. Cette pensée me trouble et m'inquiète : je ne sais pourquoi. Ô Célanie ! Que me répondrez-vous, quand, pour la seconde fois, je vous ferai l'arbitre du bonheur de ma vie ? Mais comment pourrai-je lui dire : ce n'est plus vous que j'aime ? Hélas ! Je ne lui parlai jamais de mon amour qu'en tremblant, et je crains de lui apprendre un changement qu'elle a désiré... Quelle bizarrerie ! On vient... C'est Mélite ; elle seule a su découvrir mon secret, et jamais ses conseils ne me furent plus nécessaires.
SCÈNE III.
Mélite, Le Chevalier.
MÉLITE.
Émilie est arrivée : vous avez eu un long entretien avec elle ; ne vous êtes-vous point trahi ?
LE CHEVALIER.
Non, Madame ; mais je vous avouerai que toute cette dissimulation commence à me devenir insupportable.
MÉLITE.
Je vous l'ai dit cent fois ; votre bonheur dépend de votre conduite et de votre discrétion.
LE CHEVALIER.
Il devrait m'en coûter moins qu'à tout autre de renfermer au fond de mon âme le sentiment qui m'occupe. J'ai passé ma vie dans cette dure et triste contrainte. Condamné au silence par l'objet de mon premier choix, cinq ans s'écoulèrent à la voir tous les jours, à l'adorer, et à me taire. Mais elle-même l'avait prescrit ; je ne pouvais parler sans lui déplaire. Puis-je, sans l'offenser aujourd'hui !...
MÉLITE.
Je vous le répète ; avant de vous déclarer, assurez-vous du coeur de sa fille ; dites : j'aime, je suis aimé, et vous ôterez tout prétexte de refus. Que savez-vous si peut-être déjà elle n'a pas d'autre vue pour son établissement ? Et d'ailleurs, après avoir aimé Célanie avec tant de passion, la seule chose qui puisse excuser à ses yeux surtout votre changement, serait de lui prouver que vous êtes aimé. Cet avantage vous assure tous les autres ; il autorise votre inconstance, votre amour pour Aglaé. Célanie pourra se dire : si comme elle j'eusse été sensible, je serais encore aimée ; sa vanité sera satisfaite ; et, chérissant sa fille, vous estimant, s'intéressant à vous, elle consentira avec transport à votre félicité commune.
LE CHEVALIER.
Ah ! Madame, ce n'es pas la vanité de Célanie que je redoute ; jamais femme ne fut plus éloignée de toute espèce de coquetterie. Mais je me rends à vos autres raisons ; oui, je ne serais pas excusable d'avoir pu changer, si je ne m'étais flatté du bonheur d'être aimé. Vous le savez, Madame ; quand vous m'arrachâtes mon secret, je vous avouai...
MÉLITE.
Oui, vous me dites que le penchant que vous crûtes inspirer à ma nièce, sans qu'elle-même s'en aperçut, fut le premier attrait qui vous entraîna vers elle ; mais enfin sa bouche n'a point confirmé votre espoir, et vous pouvez vous abuser.
LE CHEVALIER.
Ah ! son coeur ingénu s'est assez fait entendre. Dois-je solliciter un aveu qu'elle ne peut prononcer sans celui d'une mère ; et quelle mère !
MÉLITE.
Mais devez-vous, sans l'aveu positif de celle que vous aimez, employer l'autorité d'une mère pour l'obtenir ? Croyez-vous ce procédé généreux et délicat ? Au reste, quel peut être l'intérêt qui m'anime ? Assurément je ne puis en avoir d'autre que le bonheur de ma nièce ; et si vous vous refusez à mes conseils, n'en parlons plus ; cherchez d'autres moyens, et souffrez que je cesse de me mêler...
LE CHEVALIER.
Eh, Madame ! Ma confiance en vous est entière. Pardonnez-moi des incertitudes inséparables de tous les mouvements qui m'agitent ; disposez de moi, je m'abandonne à vous.
MÉLITE.
Vous devez vous en rapporter à mon expérience, et surtout à ma tendre amitié. Séparons-nous ; nous devons éviter d'être surpris ensemble ; car il ne faut pas que l'on puisse se douter de notre intelligence.
LE CHEVALIER.
Adieu, Madame ; songez que j'ai déposé en vos mains le bonheur de ma vie.
SCÈNE IV.
MÉLITE, seule.
Eh quoi ! Suis-je condamnée à n'entendre jamais que l'éternel éloge de Célanie ! Quel est donc cet art qu'elle possède, d'enchaîner tous les esprits, d'attirer tous les coeurs... Que je la hais... Oui, j'en suis trop sûre, le Marquis d'Hercy l'adore... L'ingrat ! Mais est-il instruit de mes sentiments secrets ?... Sentiments que la raison autorise, que l'ambition même fortifie, et qu'il ne m'est plus possible de vaincre et de cacher. Au reste, si le Marquis peut offrir à ma vanité les titres et l'éclat qu'elle désire, la fortune immense que je possède peut entre nous rétablir l'égalité. Oui, sans l'amour qu'il a pour Célanie, le succès de mes projets était certain... Mais, ou je suis fort trompée, ou le coeur de ma rivale est plus agité qu'on ne pense ; cette découverte en ôtant tout espoir au Marquis, pourrait, je n'en doute pas, le décider en ma faveur... Il s'agit de démasquer Célanie. Tout jusqu'ici me réussit au gré de mes désirs. Il ne faut plus... On vient ; dissimulons.
SCÈNE V.
Mélite, Célanie, Aglaé, Émilie, Henriette, le Marquis, le Chevalier.
Ils sont tous en habits du matin.
CÉLANIE, en apercevant Mélite.
Ah ! Je la vois. Ainsi, puisque nous voilà tous rassemblés, nous déjeunerons ici. Henriette, faites apporter le thé.
MÉLITE, l'embrassant.
Comment êtes-vous ce matin ? Je vous trouve abattue.
CÉLANIE.
Ah ! Depuis quelque temps je suis si changée !...
Elle baise les yeux, et paraît tomber dans une profonde rêverie. Il y a un moment de silence, pendant lequel les Acteurs la regardent.
MÉLITE, bas au Marquis.
Je ne crois pas que le déjeuner soit bien gai.
LE MARQUIS, bas.
Regardez-la comme elle est belle et touchante !
MÉLITE, bas.
Elle a perdu toute sa fraîcheur : elle est méconnaissable.
ÉMILIE, à Aglaé, à demi voix.
Elle m'inquiète...
AGLAÉ, prenant la main de Célanie, et la baisant.
Maman...
CÉLANIE soupire, lève les yeux, embrasse sa fille, regarde le Chevalier, soupire encore, et dit :
Et le thé ?
À part.
Je ne suis plus maîtresse de moi-même.
On apporte une table à thé. Célanie se place entre sa fille et Émilie. Le Chevalier est de l'autre côté, près d'Aglaé, et le Marquis entre Émilie et Mélite. Deux ou trois Valets-de-Chambre restent dans le fond de la chambre pour servir.
CÉLANIE a dit avant cet arrangement :
Ma fille, mettez-vous là ; et vous ici, ma chère amie.
À Émilie. Aglaé fait le thé, et en donne. Tout le monde mange, etc.
MÉLITE, à Émilie.
Madame, vous avez passé par Paris ; nous apportez-vous quelques nouvelles ?
ÉMILIE.
Vous savez sans doute qu'Hortense s'est remariée ?
MÉLITE.
Non, point du tout ; nous l'ignorons. Quoi ! Cette femme qui se piquait d'adorer ses enfants, qui semblait ne vivre que pour eux...
CÉLANIE.
Si ce mariage ne nuit point à leur fortune, en quoi pourriez-vous la trouver blâmable ?
MÉLITE.
Quand on a des enfants, je ne puis comprendre...
CÉLANIE, avec humeur.
Vous êtes prompte à condamner.
LE MARQUIS.
Des enfants pourraient-ils exiger d'une mère le sacrifice de son bonheur ?
AGLAÉ.
Le sentiment contraire est si naturel et si doux !
ÉMILIE.
D'ailleurs, Hortense n'a cédé à son penchant qu'au bout de six ans...
MÉLITE.
Et voilà justement ce qui me la fait paraître plus coupable. Quoi ! Pendant six ans, elle a trompé ses enfants, ses amis, son amant, et le monde ; elle se déchaînait contre l'amour, le traitait de faiblesse, et s'y livrait en secret ; elle prétendait ne chérir que ses enfants, n'exister que pour eux ; elle recevait à ce titre les louanges et l'admiration de tout ce qui l'entourait, et ne les devait qu'à sa fausseté, à sa longue dissimulation.
CÉLANIE.
Mais, Madame, si elle combattait de bonne foi, si elle espérait triompher, si, peut-être, elle s'abusait elle-même.
MÉLITE.
Je vous admire d'excuser une semblable faiblesse, vous, l'exemple et le modèle des mères, vous qui nous avez si bien prouvé...
CÉLANIE.
De grâce, ne parlons point de moi, je ne mérite point d'éloges ; et quand j'en serais digne, ils ne pourraient me flatter. La vanité n'a point dirigé ma conduite, et je ne fais dépendre ma réputation et ma gloire que de l'opinion de ce que j'aime.
AGLAÉ, en riant.
Oui, maman, vous pouvez vous remarier, je ne m'en croirais pas moins aimée, et je ne vous en chérirais pas moins.
ÉMILIE, à Célanie.
Eh bien ! Vous voilà à votre aise.
CÉLANIE, au Chevalier, avec embarras.
Chevalier, vous n'avez rien dit sur le mariage d'Hortense ! Faites-nous donc aussi connaître votre avis.
LE CHEVALIER.
Votre opinion entraînerait la mienne, et m'en ferait changer, si j'en avais une différente. Mais, dans cette occasion, vous n'aviez pas besoin de tout votre ascendant pour me persuader.
En montrant Mélite.
Et je ne comprends pas que Madame ait pu soutenir sérieusement...
ÉMILIE, en riant.
Réellement, mon frère, vous ne mépriseriez pas une veuve qui ferait la folie de se remarier ? Êtes-vous bien sincère ?
LE CHEVALIER.
Je ne parle pas d'une chose aussi simple et aussi juste ; mais il n'y a point de torts, point d'égarements qu'un amour véritable ne me fît excuser.
CÉLANIE, en souriant.
Cette morale n'est pas bien pure.
LE MARQUIS.
Si la raison la condamne, le coeur l'approuve en dépit d'elle.
MÉLITE, à part.
Ils ne s'entendent guère.
ÉMILIE.
Une autre nouvelle ; c'est que Clarice est revenue dans le monde plus belle, plus brillante que jamais.
LE CHEVALIER.
Comment ! Elle est consolée ?
ÉMILIE.
Elle a pleuré dans sa retraite, pendant deux ans, la mort de son amant : le temps a séché ses larmes.
MÉLITE.
Je m'en suis toujours doutée ; la constance est une chimère.
CÉLANIE, vivement.
Eh ! Mon Dieu, Madame ; pourquoi ?
MÉLITE.
Oh ! Parce que tout me le prouve.
ÉMILIE.
À vingt ans pleurer éternellement un mort, n'est pas une chose commune ; j'en conviens : mais je crois à la constance pour les objets vivants. Et vous, mon frère ?...
LE CHEVALIER, embarrassé.
À présent, une dissertation sur la constance.
CÉLANIE, bas, à Émilie.
Vous l'embarrassez.
ÉMILIE, bas, à Célanie.
Je n'en n'ai point pitié ; il est trop extravagant.
LE CHEVALIER, à part.
Il faut changer de conversation.
Haut, à Célanie.
Madame, ferons-nous de la musique ce soir ?
CÉLANIE.
Assurément. Je veux qu'Émilie entende Aglaé. J'espère qu'elle sera surprise de ses progrès.
ÉMILIE.
Pourquoi retarder ce plaisir ? Si elle voulait chanter ?
CÉLANIE, à Aglaé.
Eh bien ?
AGLAÉ.
Quelle chanson préférez-vous ?
CÉLANIE.
Celle que vous aimez le mieux.
AGLAÉ.
Il y en a une que m'a donnée Monsieur le Chevalier... J'en aime beaucoup l'air.
MÉLITE, à part.
Et les paroles encore davantage.
AGLAÉ.
Mais, je ne la sais pas bien, et je tremblerai...
MÉLITE, à part.
Et l'Auteur aussi.
CÉLANIE, à Émilie.
Sa voix est charmante ; et regardez comme le chant l'embellit.
AGLAÉ.
Allons, je vais l'essayer...
Elle chante.
0 | Aimer sans oser le dire, |
0 | Amour ! C'est donc là mon sort ? |
0 | Dois-je donc jusqu'à la mort |
0 | Souffrir un si cruel martyre ? |
0 | Tu sais forcer tous les coeurs, |
0 | Par ta douce violence, |
0 | À déclarer leurs ardeurs, |
0 | Et tu me contrains au silence ! |
0 | Ah ! Laisse au moins parler mes pleurs. |
0 | Aimer sans oser le dire, |
0 | Amour ! C'est donc là mon sort ? |
0 | Dois-je donc jusqu'à la mort |
0 | Souffrir un si cruel martyre ? |
ÉMILIE.
Cela est charmant. Elle a une manière naïve et tendre qui lui donne une grâce et une expression que je n'ai vues qu'à elle. L'air est fort joli. Et les paroles sont-elles de vous, mon frère ?
LE CHEVALIER.
Qu'elle folie ! Je n'ai jamais fait de vers.
CÉLANIE.
Allons. Il est dix heures ; voulez-vous venir faire un tour de promenade ?
ÉMILIE.
Vous me promettez donc de l'ombre ? Car il fait soleil...
CÉLANIE.
Oui, oui, venez ; je vais vous conduire à mes ouvriers.
ÉMILIE.
J'y consens.
Tout le monde sort. Aglaé reste un peu derrière avec le Chevalier. Elle lui dit :
J'ai bien mal chanté... mais je tremblais...
LE CHEVALIER.
Et pourquoi ? N'êtes-vous pas toujours sûre de charmer ?
AGLAÉ.
Ah ! Sûre... Non.
LE CHEVALIER.
Vous êtes naturellement si vraie.
AGLAÉ.
Vous avez l'air de me faire un reproche.
LE CHEVALIER.
J'en ai le droit, et vous le savez bien.
AGLAÉ.
Je vais suivre ma mère.
LE CHEVALIER.
Encore un mot.
AGLAÉ.
Non, car je ne veux pas répondre.
LE CHEVALIER.
Du moins écoutez-moi...
Ils sortent.
ACTE II
SCÈNE I.
Henriette, le Marquis.
Henriette paraît, suivie d'un Laquais qui porte un paquet. Le Marquis arrive et l'arrête.
LE MARQUIS.
Henriette, où courez-vous ?
HENRIETTE, riant.
C'est un secret ; mais cependant je veux bien vous le confier.
Au laquais.
La Fleur, défaites ce paquet.
Le Laquais découvre une robe garnie de fleurs.
LE MARQUIS.
Ah ! Cela est charmant !
HENRIETTE.
C'est une galanterie de Madame ; et vous devinez bien pour qui.
LE MARQUIS.
Pour Aglaé, sans doute ?
HENRIETTE.
Justement. Il y a cinq ou six jours que Mademoiselle, par hasard, loua les robes à la Polonaise. Aussitôt un courrier part pour Paris, et voici ce qu'il en rapporte. À son retour de la promenade, Mademoiselle la trouvera dans sa chambre, où je vais l'étaler.
LE MARQUIS.
Quels soins, quelle attention jusques dans les plus petites choses !
HENRIETTE.
Oh ! Monsieur, ceci n'est rien ; si vous saviez tous les petits détails de ce genre, dont je suis témoin, et qu'on ignore.
LE MARQUIS.
Ma chère Henriette, votre Maîtresse est incomparable.
HENRIETTE.
Incomparable ! Cela est vrai ; et avec cela un esprit... Enfin tout ce que sait Mademoiselle, elle le lui doit.
LE MARQUIS.
Elle n'a point eu d'autres maîtres que sa mère ?
HENRIETTE.
Et Madame a passé sa vie à apprendre, à étudier, aimable et belle comme vous la voyez, renonçant à tout, toujours enfermée avec des Maîtres ; et tout cela pour rendre à sa fille les leçons qu'elle recevait.
LE MARQUIS.
Voilà ce que vous avez vu ?
HENRIETTE.
Oui, Monsieur, depuis douze ans, sans qu'elle se soit démentie une minute ; mais Madame n'aime pas à se vanter, et même elle me gronderait si elle savait que j'en parle ; cependant c'est plus fort que moi : je ne puis m'en taire.
LE MARQUIS.
Faut-il qu'elle ait réuni sur un seul objet toute la tendresse d'un coeur passionné !
HENRIETTE.
Oh ! elle est bien bonne amie, bien sensible. Par exemple, charitable, bienfaisante... Il n'y a personne qui l'emporte sur elle... Mais pour ce qui s'appelle aimer... Là, entièrement... Ce n'est que Mademoiselle... C'est comme une passion ; enfin, Monsieur, imaginez-vous qu'elle en est jalouse.
LE MARQUIS.
Comment ?
HENRIETTE.
Oui, si elle savait que Mademoiselle eût de l'amitié pour quelqu'un plus que pour elle, je crois qu'elle en mourrait... de la confiance surtout. Oh ! Sur cet article-là, si Mademoiselle en manquait, elle n'entendrait pas raison.
LE MARQUIS.
Il faudrait qu'Aglaé fût bien ingrate : il n'est pas possible...
HENRIETTE.
Oh ! Cela ne sera jamais : elle est si bien née. Mais je m'oublie, tout en causant. Voici l'heure où l'on va rentrer de la promenade, et je n'ai pas un moment à perdre.
LE MARQUIS.
Je vous remercie, ma chère Henriette, de cet entretien. Je l'ai trouvé bien intéressant.
HENRIETTE.
Et moi donc, Monsieur, je suis si contente, quand je parle de ma Maîtresse. J'entends, je crois, quelqu'un ; il faut que je me sauve.
Elle sort.
SCÈNE II.
LE MARQUIS, seul.
Avec quelle naïveté cette fille exprime son admiration ! Quel hommage que celui-là ! Qu'il est flatteur et rare ! Avec quelle avidité j'écoutais cet éloge, simple et sans art !... Mais rien n'est plus vrai, elle ne peut aimer qu'Aglaé, et j'ose encore conserver quelque espoir !... Ô Célanie, comment vous voir, comment vous connaître, sans vous adorer, sans désirer d'intéresser du moins une âme si sublime ? Je parlerai : quel qu'en soit le succès, ce moment me sera si doux ! On vient. Ô Ciel C'est Mélite. Qu'elle m'est importune, depuis que j'ai démêlé et la basse jalousie et ses secrets sentiments ! Elle avance ; contraignons-nous, s'il est possible.
SCÈNE III.
Mélite, Le Marquis.
MÉLITE.
Ah, Marquis ! Je suis ravie de vous retrouver ; vous vous êtes échappé de la promenade ? Convenez que l'ennui commençait à vous gagner !
LE MARQUIS.
Moi, Madame ! Et pourquoi ?
MÉLITE.
En vérité, je n'en serais pas surprise, la conversation n'était pas supportable. Cette tendresse et cette occupation de Célanie pour sa fille...
LE MARQUIS.
Ce spectacle pourrait vous ennuyer ?
MÉLITE.
Assurément, j'aime Célanie de tout mon coeur. Je regarde sa fille comme la mienne ; mais cette continuelle fadeur m'excède, je vous l'avoue ; j'y trouve une sorte d'affectation....
LE MARQUIS.
De l'affectation ! Ah ! Célanie en est bien éloignée ; elle est si naturelle, si simple dans sa vertu. Je conçois qu'au milieu du monde, ce tableau, si touchant pour nous, puisse déplaire, et que l'envie cherchât les moyens de le tourner en ridicule ; mais dans le sein de ses amis, Céline ne doit rien craindre.
MÉLITE.
Ah ! Mon Dieu vous le charmez. Tant mieux si j'ai mal vu. Je désirerais, dans les gens que j'aime, une telle perfection, que souvent la crainte de leur voir des torts m'en fait trouver d'imaginaires. C'est un intérêt si vif...
LE MARQUIS.
Dans ce cas, Madame, rassurez-vous, et jouissez, sans inquiétude, de l'admiration pure et sincère qu'inspire votre charmante cousine.
MÉLITE.
Convenez cependant, Marquis, que vous croyez lui connaître un défaut ?
LE MARQUIS.
Un défaut, moi ?
MÉLITE.
Oui, un défaut... et son insensibilité, son éloignement pour l'amour.
LE MARQUIS.
Je le trouve tout simple. Qui pourrait se flatter d'être digne d'elle ?
MÉLITE.
Ainsi donc la vanité seule l'a préserver d'aimer. Cette réflexion ne la rendrait pas intéressante. Mais je n'en crois rien, et j'ai là-dessus des idées bien singulières.
LE MARQUIS.
Oserait-on vous les demander ?
MÉLITE.
Quel droit avez-vous à ma confiance ?
LE MARQUIS.
Aucun je l'avoue.
MÉLITE.
Vous ne le pensez pas... Mais j'ai une question à vous faire ; y répondrez-vous ?
LE MARQUIS.
Oui, si elle n'intéresse que moi.
MÉLITE.
N'en devriez-vous pas être certain ?... Plaindriez-vous une femme, qui, libre et possédant une fortune considérable, pouvant faire le bonheur d'un homme qu'elle aimerait uniquement, s'en verrait dédaignée pour une rivale dont il serait méprisé, pour une femme qui lui préfère en secret...
LE MARQUIS.
Non, Madame, non, je ne le croirai jamais : Céline est irréprochable.
MÉLITE.
Qui vous parle d'elle, et que supposez-vous ?... Mais enfin je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Ouvrez les yeux ; examinez aujourd'hui les différentes scènes dont vous serez témoin... ensuite vous réfléchirez, et vous pourrez après... Vous pourrez encore retrouver un coeur qui méritait la préférence.
LE MARQUIS.
Madame... Mon étonnement...
MÉLITE.
Je vois votre embarras... Je ne vous demande point de réponse dans ce moment. J'exige le secret sur ce que je viens de vous dire. Vous êtes honnête et j'y compte. J'entends quelqu'un ; dissimulez le trouble qui vous agite.
LE MARQUIS, à part.
Ô Ciel ! qu'a-t-elle voulu me faire entendre ?... C'est sans doute un artifice... Mais il lui servira de peu ; aujourd'hui même Célanie connaîtra mon amour.
SCÈNE IV.
Mélite, Le Marquis, Aglaé.
AGLAÉ.
Ah ! Madame ! Je vous cherchais.
MÉLITE.
Comme vous voilà parée !
AGLAÉ.
C'est ma mère...
MÉLITE.
Je savais ce secret.
LE MARQUIS.
Que vous êtes heureuse, Mademoiselle, d'être aimée d'une manière si délicate et si tendre ! Vous méritiez sans doute la plus aimable et la plus sensible des mères.
AGLAÉ.
Ah, si je pouvais exprimer tout ce que je ressens... Je suis toujours mécontente des témoignages de ma reconnaissance. Encore tout à l'heure, je la quitte, et je n'ai pu la lui peindre que faiblement à mon gré.
LE MARQUIS.
Je vais la retrouver, et lui dire un secret si juste et si touchant. Lui parler de vous, c'est lui plaire ; (Il regarde Mélite) et j'en saisis avec joie le plus doux et le plus sûr moyen.
SCÈNE V.
Mélite, Aglaé.
MÉLITE, à part.
L'ingrat... Allons ; du moins vengeons-nous.
Haut.
Vous me cherchiez, Aglaé, disiez-vous ; cependant ma vue a paru vous surprendre... Était-ce bien moi que vous cherchiez ?
AGLAÉ.
Eh, mon Dieu ! Qu'allez-vous penser ?
MÉLITE.
Depuis plus d'un jour je lis dans votre coeur.
AGLAÉ.
Hélas !
MÉLITE.
Vous soupirez ?
AGLAÉ.
Ah, Madame !
MÉLITE.
Achevez.
AGLAÉ.
Je ne le puis ni ne le dois.
MÉLITE.
Comment ! Vous reprocheriez-vous une confiance dont je serais l'objet ?
AGLAÉ.
De la confiance !... Ah ! je la dois toute entière à ma mère : et si je me tais avec elle...
MÉLITE.
Mais si je suis plus clairvoyante qu'elle, si je vous devine, me nierez-vous...
AGLAÉ.
Fermez les yeux, et ne me forcez point à rompre le silence.
MÉLITE.
Je veux vous servir. Croyez que mon secours ne vous sera pas inutile... Vous en avez besoin.
AGLAÉ.
Quoi ? vous pensez que ma mère serait contraire au bonheur de ma vie ?
MÉLITE.
Il faut du temps, peut-être, et surtout de l'adresse.
AGLAÉ.
De l'adresse avec elle, n'est-ce pas de l'artifice ? N'est-ce pas un crime ?
MÉLITE.
Vous êtes jeune, et sans expérience. J'ai mes raisons pour vous parler ainsi.
AGLAÉ.
Ô Ciel ! Vous me faites frémir. Ah, ma tante, puisqu'enfin vous m'avez arraché mon secret, connaissez donc toute mon âme. Oui, j'aime... J'aime uniquement... Je devais à ma mère cet aveu ; mais je ne sais quelle crainte, quelle timidité jusqu'ici m'a retenue. Vingt fois au moment de parler, j'ai senti la parole expirer sur mes lèvres. Comblée de ses bienfaits, de sa tendresse, si jeune encore, si heureuse auprès d'elle, oser faire un choix, lui demander de changer une destinée qui devrait m'être si chère : voilà les cruelles réflexions qui m'ont entraînée malgré moi... Je ne doutais pas de sa bonté ; mais je me reprochais des sentiments qu'elle-même n'avait pas prescrits. Cependant, après tant d'in certitudes et de peines, aujourd'hui même j'étais décidée à lui tout découvrir.
MÉLITE.
Ah ! Gardez-vous-en bien ; elle ne consentirait point...
AGLAÉ.
Ah Dieu ! Vous me rendez plus coupable. J'ai donc risqué de faire un choix qui pouvait lui déplaire. Ah ! S'il est vrai, dussé-je en mourir, je dois y renoncer... Oubliez ma fatale imprudence.
MÉLITE.
Calmez-vous, mon enfant, calmez-vous... Et croyez-moi, vous devez être sûre de ma discrétion et de ma tendresse. Laissez-moi agir et je vous réponds du succès.
AGLAÉ.
Mais quelle raison pourrait empêcher ma mère ?...
MÉLITE.
Je ne puis plus en dire davantage. Encore une fois, attendez tout de mes soins.
AGLAÉ.
Allons, Madame, lui tout révéler. Daignez me conduire à ses pieds.
MÉLITE.
Vous voulez donc vous perdre ? D'ailleurs, ne connaissez-vous pas sa jalousie ? Quand elle saura que j'étais instruite avant elle...
AGLAÉ.
Et voilà donc où vous m'avez réduite ! Il faut la tromper ou lui déplaire... N'importe, mon choix est fait... Vous avez lu dans mon coeur, malgré moi ; je me suis trahie involontairement, et mon regret me servira d'excuse.
MÉLITE.
Allez, Mademoiselle, poussez jusqu'au bout votre odieuse ingratitude. Perdez-vous, perdez votre amant, j'y consens. Que m'importe, et quel peut être mon intérêt dans tout ceci ?
AGLAÉ.
Hélas ! Pardonnez-moi ; je suis au désespoir.
SCÈNE VI.
Mélite, Aglaé, Le Chevalier.
MÉLITE.
Approchez, approchez, Chevalier, venez m'aider...
AGLAÉ.
Ô Ciel, Madame, pourriez-vous lui dire ?...
MÉLITE.
Le soin de votre bonheur l'emporte. J'oublie un trop juste ressentiment. Chevalier, je vous charge de lui faire entendre raison ; elle vous en croira mieux que moi.
LE CHEVALIER.
Ah, Madame !...
AGLAÉ.
Non, Monsieur, ne pensez jamais...
MÉLITE.
À quoi bon tous ces détours ? Vous l'aimez, vous me l'avez dit. Il mérite toute votre confiance ; cessez de vous en défendre, quand je vous y autorise, et quand je vous promets d'y faire consentir votre mère. Avant de travailler pour vous, je voulais être sûre de vos coeurs... À présent je n'ai rien à désirer ; je vous recommande la discrétion ; elle est malheureusement nécessaire, et je vous réponds, avec elle, du succès le plus heureux.
Elle sort.
SCÈNE VII.
Aglaé, Le Chevalier.
LE CHEVALIER.
Eh bien, Mademoiselle ! Vous obstinerez-vous à garder le silence ? parlez, que dois-je espérer ?
AGLAÉ.
Je demeure immobile... Quoi ! Ce n'était donc point assez de m'arracher mon secret ? Elle ose vous le déclarer.
LE CHEVALIER.
Vous pouvez encore la démentir, je n'en veux croire que vous ?
AGLAÉ.
Insupportable et vain détour ! Vous avez abusé l'un et l'autre de ma simplicité, de ma franchise... Ô ma mère ! Vous êtes donc la seule à présent qui ne connaissiez pas mon coeur !... Cette idée me tue.
LE CHEVALIER.
Vous déchirez mon âme.
AGLAÉ.
Vous m'avez perdue. Vous m'avez ravi tout mon bonheur, toute ma tranquillité. Ma mère ne me pardonnera jamais. Comment lui dire à présent ?... Comment m'offrir à ses yeux ?... De quel front recevrai-je les témoignages si chers de sa tendresse, de son estime, de sa confiance ? Que je suis malheureuse !
LE CHEVALIER.
Mais de grâce, écoutez-moi. Pouvais-je, sans votre aveu, sans votre ordre même, vous demander de vous obtenir ?
AGLAÉ.
Si vous m'aimiez, il fallait, avant tout, respecter mes devoirs.
LE CHEVALIER.
J'ai suivi les conseils de Mélite ; elle m'a donné des raisons qui m'ont persuadé...
AGLAÉ.
Et pourquoi la choisir pour cette confidence ? Que ne parliez-vous à ma mère ? Mon bonheur n'est-il pas le sien ? Avez-vous pu penser qu'elle contraindrait mes sentiments ?
LE CHEVALIER.
Je craignais de ne vous devoir qu'à votre obéissance : d'ailleurs Mélite avait lu dans mon coeur. Et, vous l'avouerai-je, un obstacle invincible s'opposait à ma confiance pour Célanie.
AGLAÉ.
Pour ma mère ?
LE CHEVALIER.
Apprenez un secret que je ne dois point craindre de vous révéler. Avant cet instant, où l'âge et la raison, développant vos charmes, me soumirent à leur pouvoir, j'aimais un autre objet.
AGLAÉ.
Vous ?
LE CHEVALIER.
Une passion funeste pendant cinq ans empoisonna ma vie.
AGLAÉ.
Quoi ! Vous n'étiez point aimé ?
LE CHEVALIER.
On m'opposait un sentiment plus violent que l'amour. Pour s'y livrer toute entière, on dédaigna mes soins ; on en exigea le sacrifice.
AGLAÉ.
Tout mon coeur se trouble... Quel était cet objet ? Achevez.
LE CHEVALIER.
Célanie...
AGLAÉ.
Et vous avez changé !
LE CHEVALIER.
Elle-même m'en imposa la loi.
AGLAÉ.
Ah ! Sans moi, sans sa fille, elle vous eût aimé... Mais j'étais tout pour elle... Ô Ciel ! Vous ajoutez encore à mon repentir comme à ma reconnaissance.
LE CHEVALIER.
À présent voyez la situation où je me trouve, et connaissez ma faiblesse... Je n'ai pu me résoudre jusqu'ici à lui faire l'aveu d'un changement que je ne conçois pas moi-même, surtout n'étant pas sûr du bonheur d'être aimé. Aux yeux de l'objet qu'on estime, il est cruel de se démentir. J'ai craint de détruire l'opinion qu'elle a dû se former de moi. La timidité, l'embarras...
AGLAÉ.
Que vous la connaissez mal ! Il s'agissait de mon bonheur : Cette seule idée l'aurait frappée.
LE CHEVALIER.
De votre bonheur ! Ah, ce mot fait le mien !... Mais j'ignorais vos sentiments...
AGLAÉ.
Dans quel affreux embarras vous me plongez !... Quel parti dois-je prendre ?
LE CHEVALIER.
Celui de la discrétion ; il est le plus simple et le seul certain. Mélite croit que Célanie a d'autres vues pour votre établissement ; elle lui en parlera, et l'en détournera : et après cet entretien, je m'expliquerai. Vous serez consultée ; alors, osez avouer que vous me préférez et vous faites, vous assurez la félicité de ma vie.
AGLAÉ.
Mais cependant il faudra me taire sur tout ce qui s'est passé... Il faudra tromper ma mère... Non, non, jamais. Je vais la chercher, et lui tout découvrir.
LE CHEVALIER.
Vous risquez de la brouillez avec Mélite, dont les intentions ont été si pures.
AGLAÉ.
Je le veux croire ; mais je ne comprends rien à sa conduite ; elle me choque au dernier point.
LE CHEVALIER.
Sa tendresse pour vous a dicté toutes ses démarches ; vous ne pouvez pas y voir d'autres motifs : d'ailleurs vous indisposerez certainement Célanie contre moi.
AGLAÉ.
Ah ! Je me rends à cette raison. Mais, je vous le répète, vous avez rendu ma situation la plus cruelle, la plus embarrassante...
LE CHEVALIER.
C'est un moment, je l'avoue, qui doit coûter à votre coeur, à votre franchise ; croyez que je partage tout ce qu'il a de pénible. Cet artifice sera le dernier. Soyez-en sûre, cela prouve si bien tous vos sentiments.
AGLAÉ.
Ma mère vous sera chère autant qu'à moi.
LE CHEVALIER.
Vous êtes l'une et l'autre également nécessaires au bonheur de ma vie.
AGLAÉ.
Que cette assurance me rend heureuse !... Je vous en aime davantage.
LE CHEVALIER.
Vous m'aimez, vous daignez me le dire enfin, sans crainte et sans remords. Ah ! Concevez-vous bien l'excès de ma félicité ?
AGLAÉ.
Hélas ! Le plaisir si doux que je goûte à vous entendre, a suspendu pour un instant toutes mes réflexions ; mais quand je serai seule, et livrée à moi-même, que de reproches je...
LE CHEVALIER.
Ne songez qu'au destin qui nous attend... C'est ici, c'est dans cette solitude heureuse que l'amour et l'amitié me rendent si chère, c'est avec vous que s'écouleront des jours que je vous consacre à jamais. La gloire seule pourra m'en arracher ; mais je vous y laisserai du moins dans les bras d'une mère, d'une amie.
AGLAÉ.
Quels projets !... Que vous savez bien peindre à mon coeur tout ce qui peut le toucher ! Que j'aime à vous voir des sentiments si tendres, et surtout cet attachement pour ma mère ! Qu'il m'est doux d'aimer celui qui la chérit !
LE CHEVALIER.
Ah ! Mon âme vous est ouverte. Deux objets la remplissent toute entière ; si je perdais l'un ou l'autre, je doute que celui qui le resterait pût jamais me consoler. Je vous adore, mais j'adorais Célanie ; il fallut arracher de mon coeur un trait si profond ; elle m'a tant coûté de larmes, elle fut si longtemps l'unique objet de toutes mes pensées, qu'elle ne peut jamais devenir pour moi une amie ordinaire. J'ai pour elle un sentiment indéfinissable qui n'est plus de l'amour, mais qui cependant est mille fois plus vif, plus passionné que de l'amitié... Que vois-je ? vous pleurez ?
AGLAÉ.
Ah ! Je ne m'en défends pas... Vous m'attendrissez, vous m'enchantez ; chaque parole que vous me dites me pénètre jusqu'au fond de l'âme, et m'attache à vous davantage. Que je vous aime !... Oui, tous vos sentiments sont les miens... Ma mère et vous, voilà tout ce qui m'est cher ; mon bonheur dépend de vous deux ; je le sacrifierais pour l'un ou l'autre, et ma vie, s'il le fallait... Quelle félicité ! Quel charme j'éprouve à répéter ce que vous-même venez de me dire !
LE CHEVALIER.
Ah, Dieu !... Et moi, comment pourrai-je vous exprimer ?...
AGLAÉ.
J'entends du bruit : il faut nous séparer.
LE CHEVALIER.
Quoi ! Déjà ?
AGLAÉ.
Ah de grâce, éloignez-vous ; laissez-moi me remettre d'un trouble... On vient ; partez.
LE CHEVALIER.
Je vous quitte. Mais daignez songer que vous m'avez rendu le plus heureux de tous les hommes.
Il sort.
SCÈNE VIII.
AGLAÉ, seule.
Je tremble. Si c'était ma mère ; ô Ciel ! Je crains sa présence. Ah ! Je suis donc coupable... Il faut me taire, je l'ai promis... Eh quoi ! Je lui cache le premier secret de ma vie ! Que dis-je ? Le seul important que j'aurai jamais. Elle l'ignorera toujours... Mais, moi, je le saurai, et je me le reprocherai éternellement... Il l'adorait... Mais elle ne pouvait aimer que moi... Il me semble que je l'entends... Ma fille, mon Aglaé me tient lieu de tout ; je lui sacrifie le monde, ses plaisirs, ma jeunesse. Je lui consacre ma vie... Voilà, sans doute, ce qu'elle lui disait... Ô Dieu !... Et moi... Et moi... Oh, pour le coup, quelqu'un vient. N'entends-je pas sa voix ?... Oui, c'est elle... Ô mon Dieu ! Je suis prête à me trouver mal.
SCÈNE IX.
Aglaé, Célanie.
CÉLANIE.
Venez donc dîner, ma fille ; on vous attend... Mais, Ciel ! Comme vous voilà pâle et défaite !
AGLAÉ.
Ce n'est rien, maman... Non... Ce n'est rien.
CÉLANIE.
Mais, mon enfant, vous êtes toute tremblante ?
AGLAÉ.
J'ai eu une espèce d'étourdissement... Il est passé... Je suis bien.
CÉLANIE.
Vous m'inquiétez beaucoup.
AGLAÉ, lui prenant la main.
Que vous êtes bonne !... Ah, maman !
CÉLANIE.
Ma fille !... Vous ne savez pas à quel point vous m'êtes chère.
AGLAÉ.
Ah, Dieu ! Je ne le sais pas ! Quand tout me le prouve à chaque instant.
CÉLANIE.
Vous serez toujours l'objet que j'aimerai le mieux, le croirez-vous à jamais ?... Quels que soient les événements de ma vie.
AGLAÉ.
Hélas ! Quand vous avez tout fait pour moi, si vous doutez de mon coeur, quelles devraient donc être mes craintes sur l'opinion que je désire de mes sentiments ?... Moi qui n'ai rien prouvé...
CÉLANIE.
Ah, mon enfant ! Ne trouvé-je pas tous les jours au fond de ton âme l'unique, le seul bien qui pouvait payer mes soins et ma tendresse ? Je n'étais que ta mère, tu m'as fait ton amie ; Je possède toute ta confiance, que me faut-il de plus ?... Va, tu fais plus pour mon bonheur que je ne puis faire pour le tien.
AGLAÉ, à part.
Quel trait déchirant !
CÉLANIE.
Si tu savais quel charme inexprimable j'éprouve à lire dans ton coeur, ce coeur si naïf et si sensible !... Une chose cependant manquait à ma félicité, il faut que je l'avoue... La confiance entre nous n'était pas et ne pouvait pas être entièrement réciproque. Ton extrême jeunesse m'en imposait la loi ; mais que cette réserve m'a souvent coûté !... Que ma tendresse se reprochait une prudence si pénible !... Enfin ta raison formée et perfectionnée rapproche la distance de nos âges, et bientôt je pourrai n'avoir plus de secrets pour toi... De ce moment seul, je serai parfaitement heureuse.
AGLAÉ, à part.
Je n'y puis plus tenir...
Elle tombe à ses pieds.
Ah ! C'en est trop.
CÉLANIE la relève, et la prend entre ses bras.
Que cette sensibilité me touche !... Ah, mon enfant ! ton visage est couvert de larmes... Ah que tu mérites bien...
AGLAÉ, avec force.
Écoute-moi, Maman, écoute-moi.
UN MAÎTRE D'HOTEL.
Madame est servie.
CÉLANIE.
Essuie tes larmes, cher enfant ; on va croire que je t'ai grondée... Viens... Ah ! Quel doux entretien, et que je le quitte avec peine !
Elle l'embrasse.
AGLAÉ, à part.
J'allais tout découvrir.
CÉLANIE.
Viens, ma fille, on nous attend. Viens, ce soir nous nous retrouverons seules.
AGLAÉ, à part, en s'en allant.
Hélas ! Qu'elle est loin d'imaginer tout ce qu'elle m'a fait souffrir !
Elles sortent.
ACTE III
SCÈNE I.
Célanie, Émilie.
CÉLANIE.
Oui, j'ai un secret important à vous apprendre, un secret qui va vous remplir d'étonnement, un secret enfin...
ÉMILIE.
Finissez donc ; à quoi bon me prévenir de tout ce que j'éprouverai ? Vous me faites mourir d'impatience.
CÉLANIE.
Vous êtes bien vive... Mais est-il possible que vous n'ayez pas pénétré ?
ÉMILIE.
Eh, mon Dieu ! Quel préambule ! Si c'était une autre que vous, je croirais, en vérité, qu'il s'agit d'une confidence d'amour.
CÉLANIE.
Vous allez donc être surprise ?
ÉMILIE.
Voilà une jolie plaisanterie, et bien de saison, quand vous voyez mon inquiétude.
CÉLANIE.
Je ne parle que trop sérieusement.
ÉMILIE.
Comment ? Il se pourrait... Mais non, cela n'est pas possible.
CÉLANIE.
À quel point ne dois-je pas rougir d'une faiblesse qui vous paraît si inconcevable ?
ÉMILIE.
Quoi ! Vous aimeriez ?
CÉLANIE.
J'ai combattu plus d'un jour... Mais enfin ma fille est élevée, je vais l'établir.
ÉMILIE.
Vous l'aviez prévu, je suis pétrifiée !... Mais, de grâce, quel est l'objet ?
CÉLANIE.
Pouvez-vous le demander ? Vous témoin depuis six ans...
ÉMILIE.
Mon frère !...
CÉLANIE.
Et quel autre que lui ?
ÉMILIE.
Ah ! Je respire ; ah ; ma chère amie, que vous me charmez ! Mon frère ! Quels seront ses transports, son ivresse !... Mais comment avez-vous pu cacher si longtemps ? ...
CÉLANIE.
Écoutez mon histoire et ma justification. Dans les premiers temps de la passion de votre frère, trop d'obstacles nous séparaient pour que j'y fusse sensible ; sa jeunesse, l'éducation de ma fille, qui demandait tous mes soins, tout alors m'éloignait de lui. Depuis, sa constance, les vertus et les agréments qu'il me découvrait chaque jour, lui méritèrent mon estime et mon amitié ; mais mon coeur était toujours paisible, et lorsque je forçai son amour au silence, quand j'achevai de lui ravir un reste d'espoir qu'il conservait malgré moi, sa douleur me toucha, mais ne me changea point. Je ne doutai pas qu'il ne prît son parti, qu'il ne s'éloignât de moi, et ne parvint à se guérir. Quelle ne fut pas ma surprise de le voir plus assidu, plus tendre et plus empressé que jamais, sans oser se permettre ni plaintes ni reproches, heureux du seul plaisir de me voir et de me consacrer sa vie. Tant de soumission, tant de constance et de délicatesse me touchèrent enfin. Je m'abusai longtemps sur le sentiment que j'éprouvais. Je voulais n'y voir que l'effet d'une juste reconnaissance ; mais bientôt l'illusion cessa. Je connus que je l'aimais autant que je m'en crois aimée. Je voulus vainement combattre un penchant si doux : il n'était plus temps.
ÉMILIE.
Et pourquoi le combattre ? N'êtes-vous pas trop heureuse d'aimer enfin l'objet dont vous êtes adorée, de pouvoir d'un seul mot payer tout ce qu'il a souffert ?
CÉLANIE.
Avant de m'occuper de ma destinée, je voulais fixer celle de ma fille, et ne songer à moi qu'après avoir assuré son sort.
ÉMILIE.
Votre mariage n'y changera rien. La fortune de mon frère est assez considérable...
CÉLANIE.
Tous mes voeux, à cet égard, sont remplis ; j'ai fait un choix pour Aglaé.
ÉMILIE.
En est-elle prévenue ?
CÉLANIE.
Non ; je vais l'en instruire, et terminer sans différer.
ÉMILIE.
Et quel est cet objet ?
CÉLANIE.
C'est le Marquis d'Hercy. Sa fortune, sa naissance et son mérite personnel, tout me fait désirer vivement cette affaire. Je ne puis douter qu'il aime ma fille : son assiduité, le plaisir qu'il trouve à m'en parler sans cesse, me le prouvent assez. D'ailleurs, à tous égards, ma fille est un parti fort sortable, et même avantageux pour lui : ainsi je suis très sûre...
ÉMILIE.
Aglaé, je n'en doute pas, vous obéira sans peine.
CÉLANIE.
Ah ! S'il fallait nous séparer, elle ne pourrait s'y résoudre ; et moi, j'en mourrais. Mais, grâce au Ciel, un tel malheur n'arrivera jamais ; Et la première des conditions que je veuille imposer en la donnant, c'est que nous passerons ensemble notre vie entière. De cette manière, ma fille ne verra qu'avec plaisir une union que je souhaite. Le Marquis est aimable ; il est jeune ; Aglaé est soumise et sensible : son coeur est libre, j'en suis bien certaine : car s'il eut éprouvé le plus léger mouvement de préférence, je l'aurais su par elle ; sa confiance en moi est sans réserve ; elle fait si bien que j'y attache le bonheur de ma vie.
ÉMILIE.
Ah ! Ma chère amie, que vous allez être heureuse ! Quelle destinée que la vôtre ! Une fille charmante et chérie, établie par vos soins de la manière la plus brillante et la plus agréable, qui deviendra votre compagne, votre société, qui vous devra ses vertus, son existence, ses succès, son bonheur ; un gendre qui vous aime, qui vous connaît, qui vous admire ; un amant, un époux dont vous serez adorée, qui ne vivra, qui n'existera que pour vous, dont l'amour et la reconnaissance égaleront l'excès de sa félicité.
CÉLANIE.
Quel tableau ! Quelle peinture délicieuse ! Elle rassemble tous les traits qui peuvent toucher mon coeur.
ÉMILIE.
Ah ! Je brûle de voir mon frère instruit.
CÉLANIE.
Il ne doit l'être que par moi. Décidée à parler, je hais les détours, et je veux qu'il n'apprenne que de ma bouche...
ÉMILIE.
Juste Ciel ! Qu'elle sera ma joie ! Il en mourra... Mais quel moment choisirez-vous ?
CÉLANIE.
Ma fille doit venir ici ; je vais lui déclarer le sort que je lui destine. Quand j'aurai préparé son coeur, je verrai le Marquis : cette affaire décidée...
ÉMILIE.
Ah ! Pourquoi différer d'apprendre à mon frère ?...
CÉLANIE.
Je vous conjure de modérer votre impatience, et surtout de garder un secret qui, ce soir, ou demain, cessera d'en être un.
ÉMILIE.
Vous y pouvez compter ; mais jamais discrétion ne m'aura paru si pénible.
CÉLANIE.
On vient. Voici l'heure où j'attends Aglaé ; c'est elle sans doute.
ÉMILIE.
Je vous laisse avec elle, et je vous quitte, transportée de joie et réellement hors de moi-même.
CÉLANIE, l'embrassant.
Vous parliez de tout ce qui me rend heureuse, et vous ne comptiez pas une amie telle que vous.
ÉMILIE.
J'oubliais mon bonheur pour ne m'occuper que du vôtre.
Aglaé s'avance.
Adieu, ma chère amie, bientôt un titre plus doux encore...
CÉLANIE.
Paix ; voici ma fille.
ÉMILIE, à part, en s'en allant.
Allons chercher mon frère ; je ne lui dirai rien, mais il faut que je le voie.
Elle sort.
SCÈNE II.
Célanie, Aglaé.
CÉLANIE.
Approchez, mon enfant, j'ai beaucoup de choses à vous dire. Profitons du moment où nous sommes seules. Asseyez-vous.
AGLAÉ, à part.
Je tremble.
Elles s'asseyent l'une et l'autre.
CÉLANIE.
Vous êtes bien jeune, ma fille ; vous n'avez que dix-sept ans ; mais votre raison, et j'ose dire l'éducation que vous avez reçue, vous rendent fort supérieure à votre âge. Il est temps de songer à fixer votre sort, et je ne doute pas que votre tendresse ne s'en rapporte là-dessus aveuglément à l'excès de la mienne.
AGLAÉ.
Ah, mon Dieu ! Que signifie ?...
CÉLANIE.
Vous devez prévoir ce qui me reste à vous dire. Bientôt, ma fille, votre sort ne dépendra plus de moi ; mais croyez bien que je ne puis remettre des droits si chers qu'à l'objet que j'en juge le plus digne, et que mon coeur a dû m'éclairer sur le choix.
AGLAÉ.
Maman.
CÉLANIE.
Je vais vous le nommer ; c'est le Marquis d'Hercy.
AGLAÉ.
Ô Ciel !
CÉLANIE.
Vous pâlissez, vos yeux se remplissent de larmes. Ah, mon enfant ! D'où vient ce trouble affreux ? Hélas ! Dois-je le demander ? L'idée, sans doute, que peut-être nous cesserons de vivre ensemble, agite et déchire ton âme... Ah ! Ma chère amie, rassure-toi : rien jamais ne pourra nous séparer. Eh ! Puis-je exister sans toi !
AGLAÉ, à part.
Où fuir ? Où me cacher ?
CÉLANIE.
Répondez-moi, ma fille ; et bannissez de vaines inquiétudes.
AGLAÉ, à part.
Que lui dirai-je ? Ô Dieux !
Haut.
Eh ! je suis si heureuse... Ah ! Laissez-moi ne dépendre que de vous.
CÉLANIE.
Ce sentiment est naturel, il me charme ; cependant je dois le combattre. Je céderai mes droits, mais vous pourrez me les conserver. Ils m'en seront plus chers ; je les tiendrai de votre tendresse, et non de votre devoir. Enfin, ma fille, je suis décidée, et je vous demande votre parole, afin de pouvoir donner la mienne.
AGLAÉ.
Ma parole... Non, non, jamais.
CÉLANIE.
Que dites-vous ?
AGLAÉ, se jetant à genoux.
Pardonnez-moi une résistance si coupable ; je meurs, si je vous déplais : mais je meurs, si j'obéis.
CÉLANIE.
Ô Ciel ! Quelle est ma surprise ! Est-ce vous qui parlez ? Dans quel état vous êtes !
AGLAÉ.
Maman, maman, ayez pitié de moi.
CÉLANIE.
Mais, grand Dieu ! Modérez-vous... Parlez ; donnez-moi des raisons... Parlez donc, ma fille. Vous me désespérez.
AGLAÉ.
Oui, je vais tout vous avouer... Un mouvement surnaturel, invincible s'oppose...
CÉLANIE.
Vous éloigne du Marquis... Vous le haïssez ?... Mais pourquoi ?... Répondez donc.
AGLAÉ, à part.
Elle ne veut pas m'entendre, et je n'ai pas le courage...
CÉLANIE.
Encore une fois, ma fille, votre silence me tue... D'où peut venir une aversion si déraisonnable ? Qu'avez-vous à lui reprocher ?... Vous ne voulez donc pas répondre ?
AGLAÉ.
Je n'ai point de haine : mais...
CÉLANIE.
Mais... achevez... En vérité, une autre à ma place concevrait d'étranges idées... Mais je vous connais trop bien... Ma fille, vous êtes un enfant. J'attribue, je pardonne à votre âge toute cette scène, qui, réellement m'a troublée un moment. Vous êtes trop déconcertée, trop émue pour attendre de vous une réponse à présent. Je vous la demanderai ce soir. N'en parlons plus ; embrassez-moi.
AGLAÉ.
Que de bontés !
CÉLANIE.
Pauvre petite ! Dans quel état elle est !... Ce mot de mari est donc une terrible chose... Oh ! comme elle rougit... Quelqu'un vient.
À part.
Dieu ! C'est le Chevalier.
AGLAÉ, à part.
Ô Ciel ! Quel nouvel embarras !
SCÈNE III.
Célanie, Aglaé, Le Chevalier.
LE CHEVALIER, à part.
Aglaé est avec elle... Je n'ose l'aborder.
CÉLANIE, à part.
Que me veut-il ?
LE CHEVALIER, à part.
Émilie m'envoie ici... pour mon bonheur, dit-elle... et j'y trouve Aglaé ; quel présage !
CÉLANIE, à part.
Il paraît tremblant... agité... Émilie l'aurait-elle instruit ?
Haut.
Chevalier, est-ce moi que vous cherchiez ?
LE CHEVALIER.
Oui, Madame.
CÉLANIE.
Eh bien !...
AGLAÉ, à part.
Ah ! Juste Ciel ! Que veut-il dire ?
LE CHEVALIER, à Célanie.
Ma soeur...
CÉLANIE.
Vous sauriez déjà...
LE CHEVALIER.
Quoi ? Madame ?
CÉLANIE.
Mais que vous a dit Émilie ?...
LE CHEVALIER.
Que vous aviez un secret important à m'apprendre. Elle n'a pas voulu s'expliquer davantage.
CÉLANIE.
C'était déjà vous en trop dire. Allez, ma fille, j'irai bientôt vous retrouver.
Elle l'embrasse, et lui dit tout bas :
Adieu, mon enfant, songez que j'attends tout de vos réflexions.
AGLAÉ fait quelques pas, et dit tout bas au Chevalier, pendant que Célanie rêve.
Saisissant cet instant ; jetons-nous à ses pieds.
LE CHEVALIER, bas à Aglaé.
Ce serait nous perdre... Au moment où nous pouvons tout espérer. Sortez de grâce.
Il change de place, et Célanie se trouve entre eux deux.
AGLAÉ, à part.
Serait-il possible ?...
Haut.
Adieu, maman.
CÉLANIE, lui prenant les mains.
Ma fille... Je vois la peine que vous avez à me quitter... Mais il le faut pour l'instant...
Elle la regarde avec attendrissement, et dit en se tournant vers le chevalier :
Que je l'aime !
LE CHEVALIER. Qu'elle en est digne, et que vous méritez bien toute sa tendresse !
CÉLANIE, au Chevalier. Ah ! Je la possède, soyez-en sûr. Aglaé saisit une des mains de Célanie, et pour cacher son trouble, en la baisant, elle reste la tête baissée, et appuyée sur cette main de manière qu'on ne voit pas son visage.
LE CHEVALIER, prend l'autre main de Célanie, et se trouve à peu près dans la même attitude.
CÉLANIE, avec beaucoup d'émotion.
Ma fille... Mon cher Chevalier... Que vos sentiments me rendent heureuse !... Que vous m'êtes chers l'un et l'autre !
LE CHEVALIER.
Vous voyez devant vous les deux objets qui vous aiment le mieux.
CÉLANIE.
Ah ! Je le sais... Oui, je lis dans vos coeurs.
AGLAÉ.
Oui, maman, lisez...
Le Chevalier effrayé lui fait un signe qui l'arrête.
LE CHEVALIER.
Mademoiselle daignera-t-elle me pardonner, si j'ose lui rappeler que Madame a bien voulu me faire espérer un entretien secret.
CÉLANIE.
Hélas ! Vous l'affligez... Allez, mon enfant, allez ; bientôt votre heureuse mère n'aura plus de secrets pour vous.
AGLAÉ, à part, en s'en allant.
C'est lui qui me force au silence. Mais que mon coeur me le reproche, et que je suis à plaindre !
Elle sort.
SCÈNE IV.
Célanie, Le Chevalier.
CÉLANIE, après un moment de silence.
Chevalier, je ne voulais vous parler que demain.
LE CHEVALIER.
Que demain !... Attendre si longtemps un secret qui vous touche.
CÉLANIE.
Vous devez être compris dans un tel secret. S'il m'intéresse, vous en êtes l'objet, sans doute : voilà du moins ce que vous avez pu deviner.
LE CHEVALIER.
Ah, Madame !... Achevez.
CÉLANIE.
Faut-il qu'il soit si nécessaire que je m'explique mieux ! Depuis le temps que vous me connaissez, n'avez-vous pas appris à lire dans mon coeur ?
LE CHEVALIER.
De grâce, Madame...
CÉLANIE.
Je m'occupe de votre sort ; je veux le changer ; y consentirez-vous ?
LE CHEVALIER, à part.
Quel espoir vient enivrer mon coeur ?... Aglaé...
CÉLANIE.
Je vois votre surprise ; j'y vais mettre le comble. Je ne suis plus cette femme insensible, ingrate, que tout autre que vous eût peut-être trahie, et sans doute oubliée... Mes yeux se sont ouverts ; l'estime et la reconnaissance m'ont conduite à des sentiments qui font aujourd'hui mon bonheur. Je vous rends l'arbitre de ma vie et de ma destinée. Je ne rougis point d'un aveu si doux et si bien mérité. Votre constance, votre amour le justifient, et je me livre avec transport à cette passion si chère qui remplit à jamais mon âme.
LE CHEVALIER.
Qu'entends-je ? Grands Dieux !... Est-ce bien vous ? Est-ce en effet Célanie qui vient de me parler ?
CÉLANIE.
Oui, c'est moi, c'est moi qui vous aime avec un excès que vous seul pouvez comprendre.
LE CHEVALIER.
Où suis-je ? Ô Ciel !
CÉLANIE.
Quel égarement se peint dans vos yeux ? Où courez-vous ?
LE CHEVALIER.
Ah ! Laissez fuir un malheureux qui ne se connaît plus.
CÉLANIE.
L'effroi, la terreur défigurent vos traits... Arrêtez, arrêtez.
LE CHEVALIER.
Hélas ! Que m'avez-vous appris ?
CÉLANIE.
Vous me faites frémir.
LE CHEVALIER, s'approchant et se jetant à ses genoux.
Ah ! Je vais vous porter le coup le plus mortel !
CÉLANIE.
Vous devez concevoir l'excès de ma surprise... Tout décèle la violence des mouvements qui vous agitent, et dans vos transports furieux, je ne vois que des marques de douleur... Ô Ciel ! Aurais-je dû m'attendre !...
LE CHEVALIER.
Ah, Madame ! Il n'est plus temps...
CÉLANIE.
Il n'est plus temps ?... Vous ne m'aimez plus ?
LE CHEVALIER.
Vous m'êtes toujours plus chère que ma vie.
CÉLANIE.
Et pourquoi donc, cruel, me plonger dans ce trouble affreux, quand je vous offre et mon coeur et ma main ?
LE CHEVALIER.
Si j'osais les accepter, je serais le plus vil, le plus méprisable de tous les hommes.
CÉLANIE.
Et qui peut s'opposer ?...
LE CHEVALIER.
N'en demandez pas davantage, vous me presseriez en vain. Un obstacle invincible nous sépare à jamais ; votre indifférence m'accablait, votre amour me désespère. Vous êtes née pour empoisonner mon sort, pour déchirer mon âme par des tourments qui ne sont faits que pour moi... Que dis-je ? Ah, Dieux !... pardonnez cet affreux égarement... je vous outrage, je m'emporte... je vais causer votre malheur. Quelle funeste idée ! Ah, Madame ! Plaignez-moi ; oubliez-moi ; adieu, adieu pour jamais.
CÉLANIE.
Et vous m'abandonnez !... Et vous me livrez sans remords à l'horreur de ma destinée ! En perdant votre amour, j'ai donc aussi perdu tous mes droits à votre confiance, à votre compassion... Un autre objet vous attache, un autre engagement vous lie : voilà ce que j'ai pu comprendre... Mais, répondez ; fallait-il m'abuser par des soins si tendres et si constants ? Fallait-il me cacher avec tant d'artifice un coeur qui ne s'ouvre enfin que pour me donner la mort ?... Votre amitié m'eût consolée. Qui donc a pu me la ravir ? Quels sont mes crimes ? Parlez.
LE CHEVALIER.
Je ne vous impute rien : je suis au désespoir ; et je n'accuse que moi-même.
CÉLANIE.
Vous m'avouez donc du moins qu'un autre objet ?...
LE CHEVALIER.
Je dois me taire, vous fuir, vous regretter, et mourir du malheur qui m'arrache d'auprès de vous.
CÉLANIE.
Et moi, je dois vous détester comme un monstre odieux, indigne de tous les sentiments que vous m'avez inspirés. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Je puis me vaincre ; je puis vous conserver encore mon estime et mon amitié. Je puis être dédommagée de tout par votre bonheur, et lui sacrifier le mien, mais j'exige que votre confiance soit entière et sans réserve, que votre âme me soit ouverte.
LE CHEVALIER.
Je ne le puis. Je renonce au bonheur ; il n'en est plus pour moi, et le temps me rendra votre estime.
CÉLANIE.
Éloignez-vous, sortez, et ne vous offrez jamais à mes yeux. Partez, assuré de ma haine, de mon mépris, et de tout le ressentiment dont une femme outragée peut être capable.
LE CHEVALIER.
Je pars le plus infortuné de tous les hommes. Soyez contente, si vous désirez la vengeance.
CÉLANIE.
Je désire de mourir.
LE CHEVALIER.
En recevant un éternel adieu, daignez du moins m'écouter un instant. Je vous quitte, je vous quitte pour jamais ; je m'éloigne de vous, que j'ai tant aimée ; de vous, toujours nécessaire au bonheur de ma vie. Mais en vous perdant, croyez que je renonce à tout, à l'amour, à l'ambition, à la gloire ; je vais dans une solitude profonde ensevelir des jours malheureux qui ne doivent plus s'écouler près de vous.
CÉLANIE.
Quel mélange inouï de tendresse et de cruauté ! Ou plutôt quelle odieuse dissimulation ! Si votre âme était sensible, m'abandonneriez-vous, refuseriez-vous la preuve de confiance ?...
LE CHEVALIER.
Adieu, Madame ; je ne puis supporter davantage un entretien qui me tue.
CÉLANIE.
Écoutez-moi, pour la dernière fois... Je ne reçois point vos adieux ; vous partirez demain, si vous voulez ; je veux aujourd'hui vous revoir et vous parler encore.
LE CHEVALIER.
Pourquoi retarder ce moment douloureux, mais inévitable ?
CÉLANIE.
Me refuserez-vous encore cette unique et dernière grâce ?
LE CHEVALIER.
Je vous obéirai... Mais daignez songer à l'état où je suis, et combien il me sera difficile de me contraindre aux yeux de tout ce qui vous entoure.
CÉLANIE, avec amertume.
Vous saurez feindre : cet effort vous coûtera peu. Enfin, puis-je compter sur votre parole ?
LE CHEVALIER.
Vous le voulez ; je vous la donne.
CÉLANIE.
Il suffit. J'ai besoin d'être seule ; laissez-moi.
LE CHEVALIER, à part en s'en allant.
Dans le trouble où je suis, quel conseil dois-je suivre ?
Il sort.
SCÈNE V.
CÉLANIE, seule.
Je n'en suis plus aimée... Qui l'aurait pu croire !... Une autre, sans doute, possède son coeur... Un obstacle invincible, m'a-t-il dit, nous sépare à jamais... Quel est donc cet obstacle ?... Quel objet a pu ?... Il me connaît, il ne voit personne que moi, que... Quelle accablante et funeste idée se présente à mon esprit !... Hélas ! Je la repoussais tout à l'heure, lorsque son désespoir, ses remords, son effroi me l'offraient confusément... Ma fille, accablée de douleur, refuse de m'obéir... Et le Chevalier, interdit, hors de lui, frémit, des sentiments qu'il m'inspire... Quoi ! Seraient-ils d'accord pour me trahir et m'abuser ? Ô Ciel ! Ce doute affreux pénètre et déchire mon âme... Non, il n'est pas possible : tant d'ingratitude n'est pas vraisemblable... Peut-être l'aime-t-il ; mais Aglaé, mais ma fille l'ignore : elle me l'aurait appris... Je succombe à tant d'agitation. Allons chercher Émilie... Quel fâcheux contre-temps ! Que me veut Mélite ?
SCÈNE VI.
Mélite, Célanie.
MÉLITE.
Ah, Madame ! Rassurez-moi, votre fille en pleurs se désole. Je l'ai rencontrée dans un état... Mais vous-même, dans quelle situation je vous trouve ?
CÉLANIE.
Je ne puis vous dire...
MÉLITE, à part.
Consommons mes desseins.
Haut.
Je ne vous presse point ; mais je devine facilement ce qui vous agite.
CÉLANIE.
Que dites-vous ?
MÉLITE.
Vous avez découvert...
CÉLANIE.
De grâce, achevez.
MÉLITE.
La passion mutuelle du Chevalier et d'Aglaé.
CÉLANIE.
La passion mutuelle !... À peine je respire.
MÉLITE.
Eh bien ; Madame, pourriez-vous condamner un amour innocent, qui doit plutôt mériter votre indulgence et votre intérêt ?... Pardonnez à votre fille le mystère qu'elle vous en a fait ; ne l'attribuez qu'à sa timidité, qu'à la crainte de vous déplaire. Nous vous supposions d'autres vues pour elle, et cette idée...
CÉLANIE.
Vous étiez donc, Madame dans cette confidence ?
MÉLITE.
Je vous l'avoue : leur amour, l'excès de leur passion, m'a vivement touchée... En les favorisant, je leur ai fait connaître tout ce qu'ils vous devaient l'un et l'autre. Ce soin était inutile ; croyez qu'ils en sont persuadés jusques au fond du coeur. Je m'étais chargée de les servir auprès de vous, et je vous conjure, au nom de la tendresse de votre fille pour vous, au nom de la vôtre, de ne point vous opposer...
CÉLANIE.
Il suffit, Madame... Je connais le prix de vos soins... Vous n'avez pas, je crois, pensé que vos droits sur ma fille pussent s'étendre au-delà d'une intrigue conduite jusqu'ici avec tant de prudence ? Elle est découverte, votre rôle est fini. Je ne dois du mien compte à personne ; et vous apprendrez mes desseins, quand j'en instruirai ma famille.
Elle sort.
SCÈNE VII.
MÉLITE, seule.
Elle sort furieuse... Ma feinte a réussi, en paraissant la croire instruite. J'ai confirmé tous ses soupçons sans me compromettre, puisque tout ceci n'aura l'air que d'une imprudence de ma part. J'ai porté sa rage au comble contre sa fille et le Chevalier qu'elle regrette, j'en suis certaine, sûrement par vanité, et peut-être par sentiment. Nous voilà pour jamais brouillées l'une et l'autre. Mais que m'importe ? Je la hais, je m'en venge, je la démasque aux yeux du Marquis... Mais le voici.
SCÈNE VIII.
Le Marquis, Mélite.
MÉLITE.
Avez-vous rencontré Célanie ?
LE MARQUIS.
Non, Madame ; je la cherchais. Aglaé s'est trouvée fort mal ; elle s'est évanouie. Émilie est auprès d'elle, et...
MÉLITE.
La vue de sa mère ne ferait qu'irriter ses maux.
LE MARQUIS.
Comment ?
MÉLITE.
C'est qu'elles sont rivales. Célanie est outrée de l'amour du Chevalier.
LE MARQUIS.
Cette fable a peu de vraisemblance.
MÉLITE.
Encore une fois, souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Ouvrez les yeux, examinez la conduite de Célanie ; et si vous n'en voyez pas tout l'emportement de la jalousie et de la passion, je vous permets de l'adorer et de l'admirer toujours. Toute cette prétendue tendresse pour sa fille, tout cela n'est qu'hypocrisie ; vous en serez convaincu avant la fin du jour.
LE MARQUIS.
Je n'en crois rien, Madame.
MÉLITE.
Votre prévention cessera. En attendant, je vous laisse, livré à vos réflexions.
Elle sort.
LE MARQUIS.
Quelle méchante femme ! Allons, s'il est possible, trouver Célanie, et l'instruire enfin, sans délai, de tous les sentiments qu'on veut en vain arracher de mon âme.
Il sort.
ACTE IV
SCÈNE I.
Le Chevalier, Émilie.
ÉMILIE.
Oui, je suis au désespoir ; Célanie en mourra ; son coeur est déchiré du trait le plus sensible, dédaignée par ce qu'elle aime, et dans quel moment ? ... Et pour qui ?
LE CHEVALIER.
Faut-il que l'imprudence de Mélite ?...
ÉMILIE.
L'imprudence !... Et quoi que vous en puissiez dire, c'est une noirceur ; j'en suis sûre. Mais vous, mais vous, mon frère, quels remords, quels regrets affreux ne devez-vous pas éprouver !
LE CHEVALIER.
Pouvais-je prévoir ?...
ÉMILIE.
Non, vous n'êtes pas excusable. Il fallait parler. Célanie ne méritait pas cette odieuse et coupable dissimulation. Je ne vous le cache pas, elle est outrée contre vous, et surtout contre sa fille. Plus elle l'aimait, plus elle comptait sur sa confiance ; plus elle se trouve outragée, trahie et malheureuse. Je ne pense pas que rien puisse la ramener ; elle est dans un état qui perce l'âme. Elle m'a demandé de la laissée seule quelques instants. Elle pleure ; elle gémit ; votre nom, celui d'Aglaé, est sans cesse dans sa bouche. Ces noms, ce matin encore, si doux et si chers pour elle, ne lui retracent à présent que de justes sujets de douleur et de désespoir.
LE CHEVALIER.
Dites-lui, de grâce, que je la supplie de me rendre ma parole, et de me permettre de fuir à jamais de tout ce qui m'attachait à la vie. Je meurs ici ; ma soeur, obtenez d'elle...
ÉMILIE.
Je crois l'entendre. Éloignez-vous.
LE CHEVALIER.
Je vais dans la chambre attendre votre réponse. Adieu ; qu'elle me plaigne du moins.
ÉMILIE.
Sortez. C'est elle. J'irai vous retrouver.
Il sort.
Émilie continue.
Son air annonce plus de calme et de tranquillité. Mais quelle sombre tristesse !
SCÈNE II.
Célanie, Émilie.
ÉMILIE.
Eh bien, ma chère amie, vous me paraissez moins agitée ?... Hélas ! Je ne cherche point à vous donner de vaines consolations. Je ne sais que m'affliger avec vous : mais, en vérité, votre fille mérite plus d'indulgence. Votre sensibilité vous exagère ses torts ; elle est accablée de douleur ; elle vous aime, elle vous chérit.
CÉLANIE.
Elle a moins trahi son devoir que ma tendresse ; c'est mon coeur seul qui la juge ; elle sait trop à quel point il est délicat et passionné : elle a raison de redouter l'arrêt qu'elle a droit d'en attendre.
ÉMILIE.
Mon frère vous conjure de souffrir qu'il s'éloigne.
CÉLANIE.
Non, non, l'amour heureux doit l'arrêter.
ÉMILIE.
Ah ! Croyez que l'amitié l'emporte dans son coeur sur tout autre sentiment : il n'est occupé que de vous.
CÉLANIE.
Il ose encore se dire mon ami, après m'avoir ravi le coeur et la confiance de ma fille !
ÉMILIE.
Ils ont été entraînés...
CÉLANIE.
Ne cherchez point à le justifier, vous redoubleriez ma colère... Je ne suis plus moi-même, je ne me connais plus... Trahie par les objets les plus chers, humiliée, abusée, abandonnée, le moindre de mes tourments est d'éprouver encore une passion honteuse et funeste, qui va me déshonorer aux yeux du monde, et qui m'avilit aux miens.
ÉMILIE.
Quelle vaine frayeur ! Il est si facile de cacher ce triste et malheureux secret.
CÉLANIE.
Et le puis-je ? Ai-je l'art de me contraindre ? N'est-il pas écrit sur mon visage ? Et d'ailleurs que m'importe que la haine ou l'envie le divulgue ? La vanité peut-elle aigrir ou diminuer de si mortelles douleurs ? Voyez donc l'horreur de ma situation. Quel rôle me reste maintenant ? Les cruels m'ont ôté jusqu'à la douceur si consolante, jusqu'au mérite de me sacrifier pour eux ; n'ont-ils pas disposé sans moi de leur destinée ? Leur intelligence l'a fixée sans retour ; mon consentement devient forcé ; si je le donne, j'y suis contrainte ; si je le refuse, je suis cruelle et tyrannique... Je n'ai plus d'autre pouvoir que celui que me laissent les lois. Je ne suis mère encore que par elles.
ÉMILIE.
Ah ! Soyez sûre que ce cruel consentement ne vous sera jamais demandé. L'obéissance d'Aglaé réparera ses fautes, et mon frère n'aspire qu'à s'éloigner d'elle pour toujours.
CÉLANIE.
Ma fille former une criminelle intrigue ! Se choisir une autre confidente que moi !... Oui, si son amant seul eût arraché son secret, je l'excuserais. Ce ne peut être, hélas ! que dans le coeur d'une mère que la Nature a le droit de l'emporter sur l'Amour : mais tramer un complot obscur, me préférer sa tante, lui ouvrir son âme, la charger du bonheur de sa vie, s'en reposer sur elle, m'oublier, se taire avec moi ? Que dis-je ? Me tromper... Ô Ciel !
ÉMILIE.
Hélas ! Ils sont plus à plaindre que vous, s'il est possible.
CÉLANIE.
Ils m'ont arraché le coeur... Dans les bras de ma fille, j'aurais trouvé quelque soulagement à mes peines. Il me la fallait pour essuyer des pleurs dont la tendresse, tôt ou tard, eût tari le source... Elle gémit, dites-vous, mais son amant peut la consoler ; il éprouve et partage sa douleur. Peut-être, réunis dans ce même moment avec Mélite, ils osent former encore de nouvelles intrigues.
ÉMILIE.
Ah ! Pouvez-vous le penser ? Mon frère, absorbé dans son désespoir, abjure un amour si funeste.
CÉLANIE.
Les croyez-vous sincères ? Ils ont pu me tromper une fois. Ils m'ont trop appris à connaître la défiance. Je me croyais aimée. Que j'étais heureuse ce matin ! Oui, oui, je saurai me vaincre ; j'aurai le courage d'imiter l'exemple cruel qu'ils m'ont donné ; j'arracherai de mon âme les sentiments qui la déchirent. C'est trop souffrir pour des ingrats... Il me semble que je suis seule dans l'univers... Où sont-ils ? Je veux les voir, en présence l'un de l'autre, qu'ils soient témoins des tourments qu'ils me causent. Je veux que ma fille apprenne à quels maux elle me livre, qu'elle connaisse mon amour, mon désespoir.
ÉMILIE.
Ô Ciel ! Que dites-vous ? Ah ! Cachez-lui toujours ce malheureux secret.
CÉLANIE.
Pensez-vous qu'elle l'ignore ? Non, non, elle m'aura observée ; elle le sait, et elle m'abandonne à ma douleur... Que dis-je ? S'en occupe-t-elle ? Y réfléchit-elle ?... Ils craignent de voir aujourd'hui détruire toutes leurs espérances. Je ne leur parais qu'un juge redoutable et irrité. Ils ne pensent à moi qu'avec effroi. Ils me haïssent peut-être.
ÉMILIE.
Ah, Dieux ! Pourriez-vous croire ?...
CÉLANIE.
Auriez-vous jamais pu prévoir la destinée qui m'accable ? Moi, jusqu'à ce jour, si paisible, si heureuse, faut-il qu'une passion cruelle m'ait en même temps ravi la raison, le repos et le bonheur ? Hélas ! Ma jeunesse s'est écoulée sans orage dans l'innocence et la tranquillité ! Dans l'âge des erreurs, livrée aux soins, aux sentiments les plus doux et les plus purs, aurais-je alors pu pressentir le sort qui m'était réservé ? Un seul instant vient de ternir quinze ans de félicité, de sagesse et de vertu...Je rougis du trouble affreux où je le suis livrée. Nulle consolation ne me reste, j'ai tout perdu... et, sans doute, jusqu'à votre estime ?
ÉMILIE.
Ah ! Vos malheurs vous rendent à mes yeux mille fois plus chère et plus intéressante encore.
CÉLANIE.
Comme vous-même aujourd'hui m'avez abusée !... Il vous adore, disiez-vous. Quels seront ses transports !... Ah ! Si vous aviez pu voir son effroi, son horreur, le changement affreux de son visage (et c'est là cet homme que j'ai vu si tendre, si passionné verser à mes pieds tant de larmes !) Non, il ne m'a jamais aimée... Il ne voulait que séduire un coeur dont l'indifférence irritait son orgueil ; mais il ne jouira ni de ma faiblesse, ni de mes peines. Mon parti est pris. Je lui déroberai un spectacle si doux ; je ne lui montrerai point de haine. Il n'est digne que de mon mépris. Allez-lui dire que je ne lui rends point sa parole, que j'exige qu'il tienne sa promesse. Demain il sera libre : il apprendra à me connaître ; il verra si je suis maîtresse de moi-même. Allez, ma chère Émilie : et si vous rencontrez ma fille, envoyez-la moi.
ÉMILIE.
Que je redoute cet entretien !
CÉLANIE.
Rassurez-vous ; mon coeur est trop aigri, trop blessé pour s'ouvrir : je ne veux que lui parler un instant.
ÉMILIE.
Adieu. Songez à votre gloire, et consultez votre tendresse pour Aglaé.
Elle sort.
SCÈNE III.
CÉLANIE, seule.
Que suis-je devenue ? Grand Dieu ! Dans quel abîme me précipite un coeur trop sensible !... Moi, jalouse !... Et de qui ?... De cet objet si cher... Ma fille !... Ah ! Sans son ingratitude, je lui sacrifierais avec transport le bonheur de ma vie... Mais quelle conduite que la sienne ! Quelle dissimulation !... Voilà donc le prix de tout ce que j'ai fait pour elle depuis dix ans ! Allons, il faut subir mon sort ; il faut m'armer d'un courage nécessaire ; c'est assez pleurer et gémir. La raison, l'indifférence et la paix, voilà désormais les seuls biens qui me restent. L'éloignement, l'absence, une solitude profonde me les rendront peut-être... On vient. C'est elle. Quel moment !
SCÈNE IV.
Célanie, Aglaé.
Aglaé en pleurs, court se précipiter aux genoux de sa mère, qui la relève avec sévérité.
CÉLANIE.
Épargnez-vous ces vaines démonstrations : en me privant du seul droit qui me fut cher, vous avez perdu tous les vôtres. Après vous avoir consacré ma vie, j'ai pu croire que votre confiance et votre amitié seraient le prix de mes soins : mais enfin je suis détrompée. Il suffit, ce reproche sera le dernier que vous recevrez jamais de moi.
AGLAÉ.
Ah ! Plutôt, retracez-moi toute l'imprudence fatale de ma conduite ; mais n'accusez point mon coeur.
CÉLANIE.
Je ne veux point d'explication. J'ai voulu vous parler pour vous instruire de votre destinée ; car elle dépend de moi, et nul complot, nulle intrigue ne peut vous soustraire...
AGLAÉ.
Quel cruel langage ! Il m'accable... Ô Dieu ! Pourriez-vous croire que votre autorité sur moi ne me fût pas aussi chère qu'elle est sacrée ?
CÉLANIE.
Cependant, à peine sortie de l'enfance, vous avez osé faire un choix sans mon aveu.
AGLAÉ.
Ah ! Rendez-moi votre tendresse, et j'y renonce ; je l'abjure avec transport.
CÉLANIE.
Vous me connaissez trop pour me soupçonner capable d'une telle tyrannie. Vous avez trahi, pour l'amour, votre devoir, la nature et la reconnaissance. Je dois juger de son excès par tout ce qu'il vous fait enfreindre... Soyez satisfaite, ce jour même le Chevalier recevra votre main. Ma parole est inviolable : vous y pouvez compter.
AGLAÉ.
Ah, ma mère !... Achevez, que le retour de vos bontés...
CÉLANIE.
La joie éclate dans vos yeux : tous mes désirs sont remplis. Écoutez ce qui me reste à vous apprendre. Autrefois mon espoir le plus doux fut de finir ma carrière dans les bras d'une fille chérie, dont je me croyais aimée. Aujourd'hui que mes yeux sont enfin ouverts...
AGLAÉ.
Que dites-vous ? Grands Dieux !... Auriez-vous la barbarie ?...
CÉLANIE.
Les temps sont différents. Il faut nous séparer ; demain je pars... Votre tante vous reste ; elle vous servira de guide.
AGLAÉ.
Vous voulez donc ma mort ? Juste ciel ! Quel arrêt, et quelle cruauté !... Non, non, je vous suivrai partout.
CÉLANIE.
Cessez, cessez ces éclats superflus. Est-ce à vous à vous plaindre ?... Mon parti est irrévocable, et rien ne peut le faire changer.
Elle veut sortir.
AGLAÉ, l'arrêtant.
Arrêtez, ma mère, arrêtez...
CÉLANIE.
Laissez-moi. Qu'espérez-vous de cette violence ? Laissez-moi, vous dis-je ; ne suivez point mes pas. Obéissez-moi du moins pour la dernière fois.
Elle sort.
SCÈNE V.
AGLAÉ, seule.
Elle me fuit... Ah, grand Dieu ! Que vais-je devenir ? Je l'avais bien prévu.
SCÈNE VI.
Mélite, Aglaé, le Chevalier.
MÉLITE.
Nous vous cherchions... Mais quel excès de douleur.
LE CHEVALIER.
Je viens vous dire un éternel adieu.
AGLAÉ.
Ah ! Partez ; éloignez-vous...
MÉLITE.
Mais pourquoi vous livrer au découragement ? Célanie est plus calme. Attendez tout du temps et de la raison.
AGLAÉ.
Ah ! Il ne m'en a déjà trop coûté de suivre vos conseils. Je n'en veux plus recevoir que de mon coeur.
MÉLITE.
Célanie s'oppose au départ du Chevalier. Ne voyez-vous pas son dessein ? Elle balance encore aujourd'hui ; le dépit combat sa tendresse pour vous : mais demain elle cédera à tous nos efforts réunis.
LE CHEVALIER.
Non, non ; je renonce à toute espérance.
À Aglaé.
Je ne voulais que vous voir un moment, pour vous peindre des regrets qui déchirent mon âme : et demain, c'en est fait, je m'éloigne à jamais.
AGLAÉ.
Que je rentre sous le joug d'une mère à qui je dois sacrifier jusqu'au bonheur de ma vie, j'obéis à mon devoir ; la nature m'en fait une loi sacrée ; mais vous voir avec tant de facilité prêt à me quitter, à m'abandonner... Ah ! Ce dernier trait manquait au malheur qui me poursuit. Partez, partez, Monsieur.
LE CHEVALIER.
Que dites-vous ? Ô Ciel ! Est-ce vous qui m'accusez... Quand je m'immole à votre repos, quand j'obéis à vos ordres, quand cet effort affreux m'arrache le coeur, vous avez la cruauté...
MÉLITE.
Elle a raison ; son rôle doit être à présent celui de la soumission, et le vôtre, si vous l'aimiez, celui de la persévérance. Pressez Célanie ; priez, conjurez.
LE CHEVALIER, à part.
Et le puis-je ? Grand Dieu !
MÉLITE.
Mais, que nous veut Émilie ?
SCÈNE VII.
Émilie, Mélite, le Chevalier, Aglaé.
ÉMILIE.
Célanie m'envoie pour vous instruire de ses dernières résolutions.
À Aglaé.
Non seulement elle approuve votre union avec mon frère, mais elle vous ordonne de recevoir sa main, ce jour même, et me charge de vous ajouter qu'elle ne prendrait vos refus que comme un caprice inexcusable, et comme une nouvelle désobéissance.
AGLAÉ.
Ah, Madame !
LE CHEVALIER, à part.
Hélas !
ÉMILIE.
Des affaires pressantes l'appellent à Paris. Elle part dans une heure ; mais comme elle veut que rien ne retarde un mariage qu'elle souhaite.
À Mélite.
Voici, Madame, une procuration écrite de sa main, qui vous transmet tous ses droits. Vous tiendrez sa place, et Mademoiselle recevra de vous...
AGLAÉ.
Qu'entends-je ? Et ma mère pourrait penser que loin de ses yeux, accablée de sa froideur, j'oserais...
ÉMILIE.
Telle est sa volonté ; et vous, Mademoiselle, votre devoir est d'obéir.
Avec ironie.
Je ne doute pas que de sages conseils ne vous y décident enfin.
AGLAÉ.
Le croire c'est m'outrager ; si ma mère part ; je dois la suivre, ou mourir.
ÉMILIE, à Mélite.
Recevez, Madame, cet écrit ; il vous donne des droits légitimes sur Mademoiselle : et dès cet instant, elle peut se regarder comme votre fille.
AGLAÉ.
Ah ! C'en est trop...
MÉLITE, à Aglaé.
Modérez-vous.
Elle prend le papier ; et le met dans sa poche.
Je reçois, Madame cette procuration ; je suis touchée, comme je dois l'être, du sentiment qui me la donne ; je l'emploierai au bonheur de ma nièce ; lui seul m'occupe.
AGLAÉ.
Non, Madame, non ; ne le croyez pas. Je ne reçois d'autre pouvoir, d'autre autorité que celle de ma mère. Elle a beau me rejeter, me proscrire, je la chéris, je la respecte, je la préfère à l'univers... Je dois supporter ses dédains, sa colère : je les ai trop mérités. Mais qu'elle ne parte pas, qu'elle ne m'abandonne pas à mon désespoir. Qu'elle dispose à son gré de mon sort : mais qu'elle me pardonne...
À Émilie.
Ah, Madame ! Prenez pitié de moi ; qu'elle me rende ses bontés.
ÉMILIE.
Elle assure votre bonheur ; que voulez-vous de plus ?
AGLAÉ.
Mon bonheur ! En est-il pour moi sans sa tendresse ?
ÉMILIE, à part.
Que sa douleur me touche !
AGLAÉ.
Allons ; je le vois bien, elle veut ma mort... Je vais la trouver. Je vais...
LE CHEVALIER.
Ah ! Calmez des transports...
AGLAÉ.
Laissez-moi, oubliez-moi ; vous seul causez tous mes malheurs.
Elle sort.
MÉLITE.
Ne l'abandonnons point dans l'état où elle est.
Mélite sort.
LE CHEVALIER.
Hélas ! À quoi me résoudre ?
Il sort.
SCÈNE VIII.
ÉMILIE, seule.
Je la plains : sa situation m'intéresse... Mais Célanie, ô Célanie... Ciel ! Quelle sera la fin de tout ceci ? Je ne prévois pas...
SCÈNE IX.
Émilie, Le Marquis.
LE MARQUIS, accourant avec précipitation.
Ah, Madame ! Vous me voyez dans un trouble, dans une agitation...
ÉMILIE.
Qu'avez-vous donc ?
LE MARQUIS.
Je viens d'éprouver une scène qui m'a déchiré l'âme.
ÉMILIE.
Expliquez-vous, de grâce.
LE MARQUIS.
Il faut d'abord cous avouer mes sentiments secrets... J'aime...
ÉMILIE.
Aglaé ?
LE MARQUIS.
J'adore Célanie.
ÉMILIE.
Vous ?
LE MARQUIS.
N'écoutons que ma passion, je viens de la faire éclater à ses yeux.
ÉMILIE.
Eh bien, comment vous a-t-elle répondu ?
LE MARQUIS.
Par un aveu sincère de l'état de son coeur, jugez, Madame, jugez de mon étonnement.
ÉMILIE.
Je reconnais-là sa franchise.
LE MARQUIS.
Ah ! Je me rendrai digne d'une confiance si généreuse et si touchante. Je mériterai du moins l'estime et l'amitié qu'elle vient de me prouver... Ah, Madame ! Qu'elle est à plaindre !
ÉMILIE.
Mélite est enfin au comble de ses voeux. Apprenez qu'elle seule est cause...
LE MARQUIS.
Je la connais, Madame, et peut-être mieux que vous... Je démêle facilement le but de tous ses artifices. Aglaé et le Chevalier sont les victimes de leur imprudence et de leur crédulité ; engagés par elle dans de fausses démarches...
ÉMILIE.
Dites-moi naturellement quel est le but de Mélite, que vous avez pénétré ?
LE MARQUIS.
Elle est trop méprisable pour vous le taire... Hélas, Madame ! Elle avait lu dans mon coeur, et...
ÉMILIE.
Elle vous aimait.
LE MARQUIS.
Je crois du moins qu'elle se l'est persuadé, ou pour mieux dire, qu'elle a pris l'ambition et la vanité pour de l'amour. Afin de justifier nos jeunes amants, j'ai été tenté de dévoiler à Célanie, et ce secret, et toute la noirceur de Mélite ; mais auparavant, j'ai voulu vous consulter.
ÉMILIE.
Non, non, cette confidence ne produirait aucun effet favorable. Célanie est bien convaincue de la méchanceté de Mélite, mais elle n'en excuse pas davantage sa fille. Nous ne savons pas tous les détails qui peuvent la justifier. Elle-même, sans doute, en a perdu l'enchaînement ; et quand ils ne seraient pas échappés à son ingénuité, quand elle s'en souviendrait, en serait-elle crue sur sa parole ? Il faut des preuves claires et convaincantes pour ramener Célanie. Elle est trop aigrie, trop révoltée.
LE MARQUIS.
À travers sa colère, on voit toujours percer son extrême tendresse pour Aglaé. Le Chevalier, tout aimé qu'il est, l'occupe mille fois moins qu'elle.
ÉMILIE.
Ah ! N'en doutez pas, le sentiment dominant est pour sa fille. Si l'on pouvait trouver quelque moyen qui pût lui prouver qu'elle n'a rien perdu dans son coeur, vous la verriez bientôt...
LE MARQUIS.
Mais, Madame, cependant que voulez-vous que fasse Aglaé ? Sa soumission n'a point de bornes ; elle sacrifie son amour.
ÉMILIE.
Tout cela, encore une fois, ne prouve rien. Célanie s'obstine à voir dans sa conduite, que de la dissimulation. Elle sait bien, m'a-t-elle dit, que je n'accepterai pas les sacrifices qu'elle paraît vouloir me faire. Toute cette prétendue générosité n'est qu'un jeu, qu'une comédie. Voilà quelles sont ses idées.
LE MARQUIS.
Comment faire ? Ah, Madame ! Trouvons quelque moyen de la tirer de la douleur qui la consume ; son état est très violent ; elle y succombera... Je puis supporter avec courage la perte de toutes mes espérances ; mais je ne puis la voir souffrir.
ÉMILIE.
Il me vient une idée singulière. Mélite vous aime. Il faudrait... Célanie vous aura dit, sans doute, le projet qu'elle avait conçu de vous donner sa fille.
LE MARQUIS.
Oui, elle ne m'a rien caché.
ÉMILIE.
Si vous voulez me seconder, si vous aimez réellement Célanie, nous pouvons, à notre tour former une intrigue d'une espèce particulière et neuve ; car si elle réussit, elle rendra le calme à la vertu, et punira la méchanceté.
LE MARQUIS.
Disposez de moi, Madame ; je me livre entièrement à vous. Trop heureux si je pouvais en me sacrifiant moi-même, rétablir ici la paix et le bonheur !
ÉMILIE.
Mes idées là-dessus sont encore un peu confuses. Mais suivez-moi dans ma chambre, nous les débrouillerons plus à notre aise, et nous n'aurons pas la crainte d'être interrompu.
Elle sort. Le Marquis la suit.
ACTE V
SCÈNE I.
Le Marquis, Émilie.
ÉMILIE.
Ainsi voilà qui est convenu ; vous avez bien tout ce plan dans la tête ?
LE MARQUIS.
Parfaitement. Je n'oublierai rien, soyez tranquille.
ÉMILIE.
Surtout, prenez bien garde que Mélite ne puisse se douter...
LE MARQUIS.
Ne craignez rien ; elle a de l'esprit ; elle est bien fausse ; mais son amour-propre l'aveuglera, et j'y emploierai toute l'adresse dont je suis capable. Pour Aglaé et le Chevalier, ils me croiront facilement, puisqu'ils ignorent mes sentiments.
ÉMILIE.
Je me flatte que tout réussira au gré de nos désirs. Nos deux amants ne se doutent guère du rôle que nous allons leur faire jouer.
LE MARQUIS.
Mais si leur conduite ne répondait pas à notre attente ?
ÉMILIE.
Ce serait un secret entre nous. Jamais Célanie ne le saurait, et les choses resteraient comme elles sont. Ainsi nous ne risquons rien ; mais j'ai une bonne opinion d'Aglaé. Je connais mon frère, il est sensible et généreux : vous verrez qu'ils ne balanceront pas.
LE MARQUIS.
Mais le Chevalier voudra partir aujourd'hui.
ÉMILIE.
Je me charge du soin de le retenir jusqu'au dénouement. Je m'attacherai à ses pas, et je trouverai bien les moyens... J'entends du bruit ; c'est peut-être Célanie. Adieu. Il ne faut pas qu'elle nous surprenne ensemble.
Elle sort.
LE MARQUIS, seul.
Ah ! Que je me trouverais heureux, si je pouvais contribuer... Mais j'aperçois Mélite. Allons, commençons par elle.
SCÈNE II.
Mélite, Le Marquis.
MÉLITE.
Le voilà. Il paraît bien agité.
LE MARQUIS, feignant de ne pas la voir.
Oui, oui, je suis désabusé.
MÉLITE.
Il ne me voit pas.
LE MARQUIS, feignant toujours.
Non, je ne balance plus.
MÉLITE.
Marquis, pardonnez-moi si je trouble votre rêverie.
LE MARQUIS.
Ah, Madame !
MÉLITE.
Vous étiez dans un état violent.
LE MARQUIS.
Vous me l'aviez bien dit, Madame, que mes yeux s'ouvriraient aujourd'hui.
MÉLITE.
Ce chagrin, ces transports furieux, toute cette brouillerie enfin, dont nous sommes témoins, vous prouvent assez sa jalousie cruelle.
LE MARQUIS.
Oui ; Madame, tout s'est éclairci pour moi, Et je ressens enfin un juste mépris pour l'objet qui le mérite.
MÉLITE.
Si vous croyez la haïr, vous pourriez bien l'aimer encore !
LE MARQUIS.
Non, non, elle n'est pas digne de ma haine ; mais je vous avoue que je brûle du désir de l'humilier et de la punir de tous ses artifices.
MÉLITE.
Ah, Marquis ! Faut-il qu'une passion aveugle vous ait abusé si longtemps, et que votre coeur...
LE MARQUIS.
Mon coeur enfin s'en ait dégagé, et je puis l'offrir...
MÉLITE.
Eh bien achevez. Pourquoi craindriez-vous de vous expliquer mieux ?
LE MARQUIS.
Pardonnez-moi, Madame ; un juste embarras me surmonte... Mais à présent tout mon bonheur est dans vos mains.
MÉLITE.
Est-il bien vrai ?
LE MARQUIS.
Vous devez me deviner... Permettez-moi dans cet instant de n'en pas dire davantage. Ce soir devant Célanie, j'achèverai de m'expliquer. Mais daignez me promettre que vous ne serez point contraire aux désirs que j'ose former.
MÉLITE.
Il veut humilier et confondre ma rivale. C'est un triomphe de plus pour moi.
Haut.
Eh bien, je ne vous presse plus : mais je vous donne ma parole, que je vous accorderai avec joie tout ce que vous me demanderez.
LE MARQUIS.
Avec joie ! Puis-je le croire ?
MÉLITE.
N'en doutez pas.
LE MARQUIS.
Cette promesse m'enchante.
MÉLITE.
On vient. Adieu.
LE MARQUIS.
Adieu. Souvenez-vous, Madame, que ce soir je vous ferai l'arbitre de mon sort.
MÉLITE.
Songez-y bien cependant. Je ne voudrais rien devoir au dépit.
LE MARQUIS.
Ah ! Croyez que mon coeur...
MÉLITE.
Le Chevalier s'avance. Adieu.
À part, en s'en allant.
Enfin j'en suis venu à bout.
Elle sort.
SCÈNE III.
Le Marquis, le Chevalier.
LE CHEVALIER.
On m'a dit, Marquis, que vous aviez à me parler.
LE MARQUIS.
Il est vrai ; j'ai bien des choses à vous apprendre, mais je crains de m'expliquer.
LE CHEVALIER.
Cette crainte m'offense ; vous connaissez mon amitié.
LE MARQUIS.
Et c'est cette amitié même qui me fait hésiter à vous ouvrir mon coeur. Il me serait affreux de vous affliger, de vous déplaire.
LE CHEVALIER.
Je vous conjure de vous expliquer mieux.
LE MARQUIS.
Dites-moi d'abord s'il est bien vrai que vous ayez absolument renoncé à votre amour pour Aglaé ?
LE CHEVALIER.
Cette question m'étonne.
LE MARQUIS.
Je l'avais prévu... Je vous embarrasse.
LE CHEVALIER.
Non, non, continuez.
LE MARQUIS.
C'est à vous à répondre.
LE CHEVALIER.
Ah !... Eh bien oui, j'ai renoncé absolument et sans détour à la main d'Aglaé, et rien ne peut faire changer cette résolution.
LE MARQUIS.
Saviez-vous qu'avant que votre passion eût éclaté, Célanie me la destinait ?
LE CHEVALIER.
Achevez. Vous aimiez Aglaé ?
LE MARQUIS.
Mille fois plus que ma vie.
LE CHEVALIER, à part.
Voilà le dernier coup qui m'était réservé.
Haut.
Poursuivez vos desseins ; soyez heureux, Marquis, j'y consens. Cependant je ne doute pas qu'Aglaé ne soit consultée par vous, et vous n'abuserez point du choix de sa mère pour la contraindre.
LE MARQUIS.
Êtes-vous bien sincère ? Et réellement n'y prétendez-vous plus rien ?
LE CHEVALIER.
Je vous en donne ma parole, si vous me donnez la vôtre qu'on n'emploiera avec elle ni la violence ni l'artifice.
LE MARQUIS.
Pouvez-vous croire que jamais Célanie la force à me choisir plutôt qu'un autre ?
LE CHEVALIER.
Si vous engagez Célanie à dire, avec le temps, un mot en votre faveur, à témoigner enfin qu'elle vous désire pour gendre, voilà ce que j'appellerais une violence ; car la soumission d'Aglaé...
LE MARQUIS.
Je vous entends, et je m'engage à ne jamais faire de démarches auprès d'Aglaé ou avec son aveu. Êtes-vous satisfait ?
LE CHEVALIER.
Entièrement.
LE MARQUIS.
Vous partez demain ; reverrai-vous Aglaé ?
LE CHEVALIER.
Non, je fuirai sa présence et son entretien, vous pouvez y compter.
LE MARQUIS.
Dans ce cas, je n'ai plus qu'une grâce à vous demander ; et comme je ne doute pas de la sincérité de tout ce que vous m'avez dit, je suis persuadé que vous ne me refuserez pas...
LE CHEVALIER.
De quoi s'agit-il ?
LE MARQUIS.
Vous abandonnez vos droits ; vous ne reverrez plus Aglaé, pour le lui déclarer. J'exige donc de votre amitié qu'un billet de vous l'en instruise.
LE CHEVALIER.
Elle connaît mes intentions.
LE MARQUIS.
Cela ne suffit pas ; il faut qu'elle sache encore ce que vous m'avez permis...
LE CHEVALIER.
Ah ! C'en est trop... Et vous cherchez, je le vois, à me pousser à bout.
LE MARQUIS.
Ne nous emportons point, et parlons sans détour. J'ignore vos secrets ; et quel motif vous force aujourd'hui à renoncer aux espérances que vous aviez conçues ? Je ne prétends point à votre confiance ; mais je vous demande de la franchise, du moins sur ce qui me regarde. Je vous aime : telle chose que vous fassiez, je n'aurai point avec vous un mauvais procédé. Si vous conservez des prétentions, je renonce aux miennes. Exigez ce sacrifice, je suis prêt à le faire : mais si vous êtes décidé à ne jamais épouser Aglaé, si vous pouvez consentir que j'y prétende à mon tour, pourquoi me refuser la preuve que j'exige de bonne foi et de votre générosité ?
LE CHEVALIER.
En quoi vous est-elle nécessaire ?
LE MARQUIS.
Aglaé sait l'amitié qui nous unit ; puis-je espérer d'en être écouté, si elle ne suppose en moi qu'un ami perfide, qui cherche à vous supplanter ? Célanie elle-même pourrait prendre de moi la même opinion, en me voyant rendre des soins à sa fille. Et ce billet me justifiera aux yeux de l'une et de l'autre.
LE CHEVALIER.
Vous comptez donc aussi le montrer à Célanie ?
LE MARQUIS.
Assurément, mais en exigeant d'elle que jamais elle ne témoignera à sa fille le moindre désir qui me soit favorable.
LE CHEVALIER.
Mais comment Célanie verra-t-elle ce billet, puisque vous voulez qu'il s'adresse à Aglaé ?
LE MARQUIS.
Je le retirerai des mains d'Aglaé aussitôt qu'elle l'aura lu.
LE CHEVALIER, à part.
Par ce moyen, Célanie verra du moins que je me sacrifie de bonne foi pour elle.
LE MARQUIS.
À quoi vous décidez-vous ?
LE CHEVALIER.
À vous satisfaire.
LE MARQUIS.
Voilà une table, et tout ce qu'il faut pour écrire.
LE CHEVALIER, à part.
Allons, signons mon arrêt.
Il s'assied, et écrit.
LE MARQUIS, à part.
Le plus difficile est fait à présent ; je ne suis plus inquiet du reste.
LE CHEVALIER, à part en écrivant.
Que chaque mot me coûte !... Ô Célanie ! Peut-être répandrez-vous quelques pleurs sur cet écrit funeste... Il vous ouvrira les yeux sur un infortuné que vous jugez avec tant d'injustice... Vous ne douterez plus de sa sincérité.
LE MARQUIS.
Comme la main lui tremble... Il me fait une pitié...
LE CHEVALIER, en se levant.
Tenez, Marquis, puissiez-vous être plus heureux que moi ! Adieu... Adieu.
À part, en s'en allant.
Allons nous livrer sans contrainte à tout mon désespoir.
Il sort.
SCÈNE IV.
LE MARQUIS, seul.
Le pauvre malheureux !... Qu'il est à plaindre ! Mais voyons un peu quel est son style.
Il lit tout haut.
« Mademoiselle, je ne vous parle point du regret que j'éprouve à m'éloigner de vous pour jamais ! Je laisse aux lieux où vous êtes tout ce qui m'est cher ; mais je subis, sans me plaindre une destinée si cruelle. »
Le Marquis s'interrompant.
« Je laisse aux lieux où vous êtes tout ce qui m'est cher. » Cette phrase n'est pas maladroite. Il espère bien que Célanie en prendra sa part. Continuons.
Il lit.
« Oubliez-moi, vous le devez, et je le désire pour votre bonheur, qui m'est plus précieux que le mien.
Le Marquis s'interrompant.
Ceci est pour moi ; petite adresse pour me faire comprendre combien il est aimé.
Il lit.
« Le Marquis d'Hercy vous adore ; sa générosité voulait sacrifier à notre ancienne amitié l'amour qu'il éprouve pour vous. Mais pourquoi voudrais-je vous ravir un époux digne de prétendre à la félicité que le sort m'enlève sans retour ? Loin de détruire ses espérances, je les ai ranimées, et...
Le Marquis ne peut pas lire.
« et... » Voilà un mot barbouillé. Voyons ce qui suit. Il y a, « et... le succès, Et j'en... » Je crois cependant qu'il a voulu écrire : « et j'en désire le succès. » Mais ce mot lui coûtait cruellement : aussi n'est-il pas lisible. Oh ! Voilà une excellente lettre ; je l'aurais dictée qu'elle ne serait pas mieux. Bon, voici l'autre, que sans doute Émilie m'envoie. Achevons mon ouvrage.
SCÈNE V.
Aglaé, Le Marquis.
AGLAÉ.
Émilie, que j'ai rencontrée, vient de me dire que vous me cherchiez.
LE MARQUIS.
Oui, Mademoiselle.
AGLAÉ.
Eh bien, Monsieur ?
LE MARQUIS.
Daignez lire ce billet, il vous instruira mieux que tout ce que je pourrais vous dire.
AGLAÉ, prend le billet, l'ouvre, et reconnaît l'écriture du Chevalier.
Ce billet... Je ne dois pas...
LE MARQUIS.
Lisez, lisez, Mademoiselle ; Peut-être n'imaginez-vous pas ce qu'il contient.
Aglaé lit tout bas. Le Marquis à part.
Quel changement sur son visage ! Et quelle naïve et touchante émotion !
AGLAÉ, lisant à haute voix.
Ô Ciel ! « Je les ranimées, et j'en...
LE MARQUIS.
Il y a peut-être à la fin un mot qui vous arrête ; mais c'est désire qu'il a voulu mettre.
AGLAÉ.
Je l'avais lu, Monsieur.
LE MARQUIS.
Eh bien, Mademoiselle, quelle est votre réponse ?
AGLAÉ.
Quoi, Monsieur ! Vous pourriez vouloir d'un coeur qu'un autre a su toucher ?
LE MARQUIS.
Des obstacles, qui me sont inconnus, vous séparent aujourd'hui d'un amant qui renonce à vous : vous le préfériez. Ma délicatesse ne s'en offense point, et mon amour-propre n'en est point blessé. J'avais pour moi le choix d'une mère : et si vous approuvez mes feux, votre estime et votre amitié suffiront à mon bonheur ; je vous connais assez pour être sûr que votre devoir...
AGLAÉ.
Oui ; je l'ai dit, les volontés de ma mère sont pour moi des lois sacrées.
LE MARQUIS.
Elle vous les a fait connaître.
AGLAÉ.
Si je puis, en les suivant, retrouver ses bontés, je suis prête à tout sacrifier : sa colère me réduit au désespoir.
LE MARQUIS.
Elle consent à vous unir au Chevalier : mais vous savez à quel prix.
AGLAÉ.
Plutôt mourir mille fois.
LE MARQUIS.
Eh bien, Mademoiselle, ne pouvant être à lui, daignez donc d'un mot assurer la félicité de ma vie.
AGLAÉ.
Ma mère n'y consentira pas... Je me suis trop expliquée.
LE MARQUIS.
Cette seule difficulté vous arrête-elle ?
AGLAÉ.
Je vais vous parler avec franchise, et vous pouvez me croire. Votre ami m'était cher, oui, Monsieur, je l'avoue : Mais enfin ce choix imprudent a su m'entraîner au-delà des bornes de mon devoir ; Il m'a fait perdre la confiance et la tendresse de ma mère, il faut choisir entre elle et lui. Hélas ! Je n'ai pas balancé, et cependant elle traite mon obéissance d'artifice... Je n'ai plus de moyen...
LE MARQUIS.
Si vous êtes sincère, Mademoiselle, comme je n'en doute pas, il ne tient qu'à vous de la ramener entièrement.
AGLAÉ.
Ah ! Parlez, il n'y a rien que je ne fasse.
LE MARQUIS.
Toutes vos protestations ne la persuaderont jamais, puisqu'elle s'obstine injustement à douter de leur vérité. Mais elle doit partir demain ; laissez-la partir. Mélite est chargée d'une procuration qui lui transmet tous ses droits sur vous : alors consentez à mon bonheur, et le plus heureux des époux vous conduira dans ses bras.
AGLAÉ.
Ô Ciel ! Qu'osez-vous-vous me proposer ? Quoi ? Sans ma mère, je...
LE MARQUIS.
Songez bien, Mademoiselle, que c'est la seule manière de lui obéir ; autrement vous savez trop qu'elle n'y consentira pas ; et si vous me refusez, avouez du moins qu'elle ne se trompe pas tout à fait sur vos intentions.
AGLAÉ.
Eh bien, Monsieur, c'en est fait, vous décidez mon sort. Puis-je à ce prix retrouver et conserver son coeur !
LE MARQUIS.
Me donnez-vous votre parole ?
AGLAÉ.
Je vous la donne. Vous connaissez mes sentiments : je ne vous ai point abusé... Vous pourrez compter sur mon devoir ; mais mon coeur...
LE MARQUIS.
Il suffit, le temps fera le reste. Adieu, Mademoiselle. Vous devez sentir combien il est important de cacher ce secret jusqu'au départ de Célanie : si elle le découvrait, elle ne manquerait pas d'imaginer que c'est un nouvel artifice pour la toucher.
AGLAÉ.
Je saurai me taire, et mes promesses sont sacrées.
LE MARQUIS.
Je vous supplie surtout de n'en rien dire à Mélite.
AGLAÉ.
Ah ! Soyez tranquille.
LE MARQUIS.
Je suis transporté. Je vais vous quitter... Oserai-je vous redemander le billet du Chevalier ; c'est un titre que je désire conserver pour le montrer un jour à Célanie.
AGLAÉ.
Le voilà.
LE MARQUIS, à part.
Enfin voilà ma tâche finie. Courons instruire Émilie de cet heureux succès.
Il sort.
SCÈNE VI.
AGLAÉ, seule.
Grâce au Ciel, me voilà seule...Ah ! Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je promis !... Ce n'est donc pas assez de renoncer à ma tendresse ; il faut encore... Quelles expressions dans ce cruel billet !... Et cependant je suis aimée. Oui, malgré ce triste abandon, je ne puis douter de son coeur. Je ne le verrai plus : il part demain. J'aurais dû charger du moins le Marquis de lui dire... Mais ne puis-je pas lui répondre, l'assurer que ses intentions seront suivies ? Hélas ! Je l'affligerai... Qu'importe, je veux qu'il ressente aussi tout ce que mon coeur éprouve.
Elle voit tout ce qu'il faut pour écrire.
Allons, je vais écrire.
Elle se met à table, et écrit... Elle s'interrompt.
Ô ma mère ! Ma mère ! Quelle preuve je vous donne de ma tendresse ! À quelle extrémité m'avez-vous réduite !
« Je suivrai vos conseils : j'y suis décidée. Après le départ de ma mère, le Marquis d'Hercy recevra ma foi : Voilà l'usage que je ferai de la liberté cruelle qu'elle veut me laisser par son absence. En m'immolant, en me sacrifiant à sa volonté, je lui prouverai du moins qu'elle a mal connu mon coeur. Elle me rendra le sien : ce retour me sera bien nécessaire pour me dédommager de la rigueur de mon sort. Adieu ; recevez ce dernier témoignage... »
Elle se remet à écrire, en disant :
Achevons promptement, de crainte qu'on ne nous surprenne.
SCÈNE VII.
Célanie, Aglaé.
CÉLANIE, dans le fond du Théâtre.
C'est elle... C'en est fait, je vais partir : mais je veux la revoir encore. Elle écrit.
Aglaé, entend du bruit, tourne la tête, aperçoit sa mère, fait un cri, se lève, et cache son billet.
Vous écriviez. D'où vient cet effroi ?
AGLAÉ, tremblante.
Je n'écrivais rien d'intéressant, je vous assure.
CÉLANIE.
Montrez-moi le papier que vous avez caché.
AGLAÉ.
Daignez ne le point exiger, je vous en supplie.
CÉLANIE.
Je le veux : obéissez.
AGLAÉ, à part.
Ô peine mortelle !
Haut.
Dussiez-vous m'accabler de toute votre colère, je ne le puis.
CÉLANIE.
Quoi ! vous osez ?... Fille ingrate et rebelle... Mais vous avez raison, vous ne m'êtes plus rien : j'ai moi-même brisé tous les liens qui m'attachaient à vous : mais, je l'avoue, cet excès d'audace surpasse encore...
AGLAÉ.
Ma mère ! Ô ma mère ! Vous me percez le coeur. Au nom de cet amour dont vous m'avez donné tant de preuves, hélas ! Épargnez-moi ce terrible langage : il me tue.
CÉLANIE.
Écoutez-moi. Offensée, aigrie au dernier point, je me suis emportée contre vous ; j'avais même résolu de vous fuir, de vous abandonner. Je doutais de votre repentir, de votre sincérité. Je le disais du moins ; cependant vous sachant ici, j'y revenais : je voulais vous voir, vous parler encore...
AGLAÉ.
Quoi ! vous me cherchiez ?... Ah, ma mère ! Voyez à vos pieds votre malheureuse fille ; daignez prendre pitié de son désespoir... Oui, vous m'aimez ; oui, si vous m'abandonnez, vous n'y pourrez survivre... Vos bienfaits et ma reconnaissance, voilà des liens qu'il n'est pas en mon pouvoir de briser jamais.
CÉLANIE.
Et croyez-vous, si je vous abandonne, si je m'arrache d'auprès de vous, que je m'abuse un instant sur ma destinée ? Vous pouvez m'oublier peut-être ; mais moi, mais moi, depuis l'instant de ma naissance, occupée de vous, moi, qui vous chérissais, hélas ! Avant que votre âge vous permît de penser et connaître ; moi qui, pendant dix-sept ans, n'ai jamais formé de projets et d'idées dont vous n'ayez été l'objet, pensez-vous qu'en renonçant à vous, il puisse enfin exister pour moi une ombre de bonheur ou de consolation ?
AGLAÉ.
Ah, ma mère ! Daignez donc reprendre vos droits, et disposer de moi comme vous le désiriez. Je suis prête à vous obéir avec joie.
CÉLANIE.
Montre-moi donc ce billet, dont vous vouliez encore tout à l'heure me faire un mystère ?
AGLAÉ.
Ce n'est pas mon secret que vous me demandez ?
CÉLANIE.
Ah ! C'en est trop à la fin. Quoi ! Lorsque je vous ouvre mon coeur, quand vous voyez et ma tendresse et mon indulgence, vous osez...
AGLAÉ.
Hélas ! Qu'exigez-vous ?
CÉLANIE.
Non, non, je n'exige plus rien ; je ne veux plus rien entendre... Oui, j'aurais pu tout oublier, tout pardonner, mais ce dernier trait met le comble à ma juste indignation.
AGLAÉ.
Eh bien, vous le voulez, j'y consens.
CÉLANIE.
Il n'est plus temps ; laissez-moi.
Elle veut sortir.
AGLAÉ.
Un moment. Écoutez-moi.
CÉLANIE.
Non, non, à présent tous vos efforts sont inutiles.
Elle veut sortir.
AGLAÉ, courant après elle.
Ma mère...
HENRIETTE, survient, et arrête Célanie.
Madame, un instant. Monsieur le Marquis d'Hercy demande à vous parler avant votre départ.
CÉLANIE.
Que me veut-il ?
HENRIETTE.
Je l'ignore. Il a, dit-il, quelque chose d'important à vous apprendre. Mélite le suit. Mais, tenez, les voilà.
SCÈNE VIII.
Célanie, Aglaé, Henriette, Le Marquis, Mélite.
LE MARQUIS.
Pardonnez-moi, Madame, si j'ose retarder votre départ. Je dois vous révéler un secret qui me touche. Souffrez cette dernière explication. Et, de grâce, pour m'écouter, rassemblez bien toute l'attention dont vous êtes capable.
À Mélite.
Je vous ai dit tantôt, Madame, que vous aviez mon bonheur dans vos mains, sans m'expliquer davantage. Vous avez daigné me promettre que vous ne seriez point contraire à mes voeux, tels qu'ils fussent. Je vais donc me déclarer.
MÉLITE, à part.
Je vais donc triompher.
LE MARQUIS.
J'aime, j'aime passionnément, et vous pouvez, Madame, d'un seul mot...
MÉLITE.
Parlez, Marquis, avec assurance.
AGLAÉ, à part.
Que va-t-il dire ?
LE MARQUIS, à Mélite, en montrant Célanie.
Madame vous a transmis tous ses droits sur votre charmante nièce. Vous êtes maîtresse de son sort ; c'est elle, Madame, c'est Aglaé que je vous demande à genoux.
MÉLITE, à part.
Ô Ciel ! Qu'entends-je ?
CÉLANIE.
Je ne comprends pas, Marquis...
AGLAÉ.
Mais, Monsieur, pourquoi découvrir ?...
LE MARQUIS, à Célanie.
Encore une fois, Madame, rassemblez toute votre attention. Après vous avoir quittée, un entretien secret avec Émilie m'a suggérée tout ce que j'ai fait depuis. En voici le récit sincère. J'ai parlé au Chevalier, qui m'a déclaré que de la meilleure foi du monde, il ne conservait aucune espérance ; et pour me le prouver, voici, Madame, le billet qu'il m'a écrit sous mes yeux : il s'adresse à Mademoiselle, daignez le lire.
Il donne le billet, Célanie le lit.
MÉLITE, à part.
Avec quelle indignité je suis jouée !
HENRIETTE, à part.
Madame Mélite fait une triste mine.
AGLAÉ.
Mais, Monsieur, m'expliquerez-vous la singularité de votre conduite ?
LE MARQUIS.
Un moment de patience, Mademoiselle, et tout va s'éclaircir.
CÉLANIE, après avoir lu le billet.
Ah, Marquis ! Je commence à démêler le but de tout ce que vous avez fait. Mais achevez.
LE MARQUIS.
Muni de ce billet, Madame, je l'ai porté à Mademoiselle, en la conjurant d'être sensible à ma passion ; le désir de vous obéir, et d'obtenir son pardon, l'a fait consentir à tout. Nous sommes convenus que nous attendrions que vous fussiez partie, et qu'alors je ferais ressouvenir Mélite de sa promesse qu'elle avait daigné me faire, de ne point s'opposer à mon bonheur.
CÉLANIE.
Est-il possible ?
LE MARQUIS.
Oui, Madame, voilà la simple vérité. Nous nous étions engagés, Mademoiselle et moi, à vous cacher toute cette intrigue, par la crainte que vous n'imaginassiez peut-être que son obéissance n'était pas aussi sincère...
CÉLANIE.
Ah, grands Dieux ! De quels nouveaux sentiments !... Mais que vois-je ?
SCÈNE IX.
Célanie, Aglaé, Henriette, Le Marquis, Mélite, Émilie, Le Chevalier.
ÉMILIE.
Allons donc, mon frère, que de résistance !
LE CHEVALIER.
Mais, que voulez-vous ? Et pourquoi m'entraîner malgré moi.
ÉMILIE.
C'est une complaisance que j'exige.
CÉLANIE.
Ah, ma chère amie : Que viens-je d'apprendre ?
ÉMILIE.
Attendez encore, je suis nécessaire au dénouement. Je viens vous assurer de la vérité de tout ce que le Marquis vous a dit, et vous ajouter que tout était concerté entre nous deux ; que votre fille, absolument la dupe de notre innocent artifice, s'est sacrifiée sans balancer un moment ; que mon frère... enfin que vous êtes la mère et l'amie la plus chérie.
CÉLANIE.
Ah, ma fille !... Et ce billet ?
AGLAÉ, le tirant de sa poche.
Le voilà.
Elle le lui donne, Célanie le lit.
LE CHEVALIER.
Est-ce un songe ? Est-ce une illusion ?
MÉLITE, à part.
Faut-il dévorer un affront si cruel ?
CÉLANIE, se jetant dans les bras de sa fille.
Mon enfant, et je t'accusais !... Ah, mes amis, vous m'avez rendu ma fille.
AGLAÉ.
Maman, vous me pardonnez-donc ?
CÉLANIE.
J'ai pu douter de ton coeur ! Ah ! Je suis la seule coupable.
HENRIETTE.
Tout ceci me passe.
ÉMILIE, à Mélite.
Je crois que Madame peut rendre sa procuration. Je n'imagine pas qu'elle puisse s'en servir désormais.
MÉLITE.
Toute cette comédie est fort bien jouée : j'applaudis à l'intelligence des acteurs. Je vais à Paris en conter tous les détails, et je me flatte que le Public pourra s'en amuser un moment.
Elle sort, et dit à part en s'en allant.
Allons cacher ma honte et ma fureur.
SCÈNE X.
Célanie, Aglaé, Henriette, Le Marquis, Mélite, Émilie, Le Chevalier.
ÉMILIE.
Elle part démasquée : elle est assez punie.
CÉLANIE.
Oublions-la pour toujours. Mais moi, Comment pourrai-je réparer l'excès de mes injustices ? Je ne puis m'en consoler qu'en assurant à jamais le bonheur de ma fille. Chevalier, recevez-la des mains d'une amie qui vous la donne avec transport. Vous m'aimez l'un et l'autre, vous me l'avez bien prouvé. Que me faut-il de plus ? Tous mes désirs sont remplis. Ma vie entière vous sera consacrée ; je jouirai de votre tendresse, de votre félicité, qui sera la mienne.
LE CHEVALIER.
Ah, Madame ! Que puis-je vous répondre ? Lisez dans mon coeur : Vous devez imaginez tout ce qu'il éprouve.
AGLAÉ.
Maman, je vous retrouve : ah ! Vous me rendez la vie.
À Émilie et au Marquis.
Que ne dois-je point à vos soins généreux ?
CÉLANIE.
C'est moi qui dois les remercier, les chérir à jamais. Qu'ils jouissent de leur ouvrage. Approchez-vous, Chevalier ; donnez-moi votre main.
Le Chevalier s'approche, met un genou en terre, et lui donne sa main ; Mélanie met celle d'Aglaé dans la sienne.
Elle est à vous... Je vous donne tout ce que j'ai de plus cher... Pour prix d'un tel bienfait, ne m'en séparez jamais ; aimez-la, faites son bonheur, et vous aurez tout fait pour moi.
LE CHEVALIER.
Je jure à vos pieds de ne vivre, de n'exister que pour vous prouver une reconnaissance égale à ma tendresse ; et dans un instant où vous me rendez le plus heureux de tous les hommes, croyez du moins que l'amitié contribue à ma félicité, autant que l'amour même.
AGLAÉ se jette à genoux, en tenant une main de Célanie, dans laquelle est celle du Chevalier.
Oui, Maman, Nous ne vous quitterons jamais ; notre premier devoir, notre plus doux lien sera ce sentiment si pur et si sacré, dont vous êtes l'objet ; en partageant notre coeur, il augmentera notre tendresse mutuelle. Je ne puis aimer que ce qui vous chérit ; je ne puis être heureuse qu'avec vous.
CÉLANIE, les relevant.
Ô ma fille, Ô ma chère Aglaé ! Premier et véritable objet de tous les sentiments de mon âme ; mon bonheur, tu le sais, ne dépend que de toi. Juge donc, juge s'il est assuré. Je fais le tien ; tu m'aimes, me reste-t-il encore quelques voeux à former ?
ÉMILIE.
Quel spectacle ravissant !
Au Marquis.
Monsieur, voilà donc votre ouvrage ? Oh ! Que les méchants sont dupes de faire du mal ! S'ils savaient le délicieux plaisir qu'on éprouve à faire du bien !
LE MARQUIS.
Voilà le vrai bonheur ; il pénètre l'âme sans la troubler : Et la vertu a tant de charmes, qu'elle console et dédommage toujours des sacrifices qu'elle fait faire.
HENRIETTE.
Ma foi, oui, vive la bonté ! Un méchant suffit pour tout bouleverser. Nous pleurions tantôt, Mélite est partie, et tout le monde est content. Pour le repos de la Société, puissent tous ceux qui lui ressemblent être à jamais bannis comme elle.
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