JOSEPH

TRAGÉDIE.

Tirée de l'Ecriture Sainte.

M. DCC. XI. Avec Approbation et Privilège du Roi.

Par MonSieur l'Abbé GENEST

À ROUEN, Chez EUSTACHE HERAULT, dans la Cour du Palais.


Texte établi par Paul FIEVRE, novembre 2020.

© Théâtre classique - Version du texte du 03/04/2024 à 07:06:56.


À SON ALTESSE SERENISSIME MADAME LA DUCHESSE DU MAINE, SOUVERAINE DES DOMBES,

Je vous offre une Tragédie qui n'est plus à moi, elle est toute à VOSTRE ALTESSE SERENISSIME, Vous l'avez, pour ainsi dire, adoptée ; vous l'avez animée par votre voix et par votre esprit. On vous a vu répandre sur elle ces charmes et cette dignité attachez à votre personne et à votre rang. C'est Vous, enfin, MADAME, qui la donnez au Public, et qui daignez souhaiter que votre Nom paraisse au frontispice de cet ouvrage.

Vous voulez mettre le comble à tant de grâces, par cette dernière marque d'une recommandation si glorieuse. Oui, sans doute en lisant ici le Nom de VOTRE ALTESSE SERENISSIME, on se resouviendra des suffrages que vous emportiez en faveur de Joseph. On ne voudra pas attaquer ce que vous protégez avec tant de bonté. Et d'ailleurs, MADAME, on peut se faire honneur de suivre vos sentiments.

Ne fait-on pas que les Beaux-Arts, aussi bien que les sciences les plus élevées, vous ont ouvert tous leurs secrets ? Ignore-t-on, MADAME, que vous avez entendu les Narrations des Homères et des Virgiles ; que les Térences, les Sophocles, les Euripides, ont rappelé devant vos yeux les plus beaux spectacles de Rome et de la Grèce ? Dans vos nobles divertissements vous avez fait des observations que les plus habiles critiques estimeraient comme le plus digne fruit de leurs veilles. Vous avez vérifié par vos jugements, ce qu'on nous a dit tant de fois ; que les Règles de la Poétique n'étaient autre chose que des Réflexions d'un excellent Esprit appliqué à juger des ouvrages qu'on lui présente.

VOTRE ALTESSE SERENISSIME est riche de ses propres biens. Ses connaissances les plus rares sont des avantages nés avec Elle. D'où aurait-elle emprunté cette vive éloquence, qui brille sur toutes sortes de sujets, et se forme si facilement à toutes fortes de styles ; qui nous étonne par la force du discours et du raisonnement, et nous surprend par des tours fins et délicats, par des grâces toujours variées et toujours nouvelles.

Quelle pénétration! Quelle justesse ! Quel assemblage de dons précieux ! Et ce qui me paraît tous les jours le plus digne d'une louange singulière, c'est que toutes les lumières de votre Esprit ne tendent jamais qu'à la vérité. C'est aussi le motif de ma confiance. Si VOTRE ALTESSE SERENISSIME se déclare si favorablement pour Joseph, il faut qu'il vous ait plu ; et qu'il ait véritablement mérité de vous plaire. Vous avez d'abord trouvé ce mérite dans le choix de mon Sujet. Vous avez jugé que cette Histoire où commence la Grandeur des Patriarches, porte en elle-même un caractère d'immortalité ; et que plus j'y conservais l'impression et la simplicité de mes sacrés origiNaux, plus mon travail serait capable de résister au temps.

Ces sentiments ont été bien secondés par ceux d'un Prince qui n'en a jamais de contraires aux vôtres. Monseigneur le Duc du Maine, en qui les plus solides vertus sont unies à la plus grande élvation de l'esprit, ne pouvait manquer d'être touché comme Vous, de ces pures idées de Morale et de Religion. Il partage avec Vous, MADAME, la protection que vous donnez à Joseph. Il veut que je m'honore des larmes qu'il a versées aux Lectures et aux Représentations* de cette Tragédie.

Pour moi, MADAME, je devrais être en repos, après l'avoir mise entre vos mains. En vous l'offrant, j'ai la satisfaction de vous obéir. Et si j'y prends encore quelque intérêt, ce n'est que par rapport à ma reconnaissance. Mon plus grand désir serait de pouvoir graver ici par des traits immortels, le zèle inviolable, et le respect très profond avec lesquels je suis,

MADAME,

de VOTRE ALTESSE SERENISSIME,

Le très-humble et très obéissant serviteur, l'Abbé GENEST.

* à Clagny.


AVERTISSEMENT.

Je fais une préface, où, selon la coutume, je rendais raison de mon ouvrage, et répondais à des objections bien ou mal fondées. Mais elle me devient absolument inutile, et j'ai crû devoir la retrancher, pour faire place au Discours que Monsieur de Malezieu adresse à Madame la Duchesse DU MAINE. Ce n'est pas toutefois que j'accepte les Louanges qu'il me donne, comme si elles m'étaient dues ; je les regarde plûtôt comme de précieux témoignages de son amitié.

Quoiqu'il s'étende un peu sur des circonstances qui me sont avantageuses, on peut reconnaître qu'elles ne diminuent point la force de ses raisonnements ; et je suis persuadé qu'indépendamment de Joseph , on trouvera beaucoup de plaisir et d'utilité à lire de si belles et de si savantes Remarques sur la Tragédie ancienne et moderne.


DISCOURS de Mr de Malezieu à son Altesse Sérénissime Madame la Duchesse DU MAINE, sur la Tragédie de Joseph.

Je suis ravi, MADAME, que votre Altesse Sérénissime ait enfin déterminé Monsieur l'Abbé Genest à donner son Joseph au Public, et que Vous ayez agréé que votre nom paraisse à la tête de cet Ouvrage. Je ne doute pas, MADAME , que cette excellente Tragédie n'ait auprès de tous les connaisseurs le même succès qu'elle eut à Clagny, quand Votre Altesse Sérénissime daignant l'animer par sa voix, fit verser tant de larmes à la Cour la plus délicate et la plus éclairée qui soit dans l'Univers. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait peut-être bien des gens qui trouveront le Sujet trop peu chargé d'incidents, et qui voyant que l'amour n'y a point de part, seront peu disposez à lui donner leur approbation.

Tout le monde n'est pas obligé de savoir à fonds ce que c'est qu'une Tragédie ; et vous savez par expérience combien de fois il nous est arrivé d'avoir désabusé des personnes assez habiles d'ailleurs, sur des Ouvrages qu'ils n'avaient pas assez examinés. Vous en avez vu, MADAME, avoir honte de leur jugement précipité, et de l'approbation qu'ils avaient donnée sur la foi d'autrui. Vous ne sauriez avoir oublié ce qui arriva il y a deux ans à Seaux pendant nos traductions de Sophocle. M. .... que personne n'accuse de manquer d'esprit, nous parla avec éloge d'une tragédie qu'il avait lue. Les situations, c'est le mot à la mode, les événements extraordinaires et imprévus, des passions outrées, quelques vers qui semblaient vouloir dire quelque chose, dispersés au milieu de plusieurs autres qui ne disaient rien, et qui par leur contraste, avaient fait sur son esprit, à peu près le même effet, que produit pour un moment une faible lumière sur les yeux d'un homme qui vient tout-à-coup à sortir des ténèbres : Enfin la déférence qu'il avait pour le sentiment de quelques amis dont cette pièce avait les suffrages ; tout cela, dis-je, avait enlevé le sien. Cependant, MADAME, quand votre Altesse Sérénissime entra dans le détail, et que parcourant la pièce de scène en scène, vous le priâtes de vous expliquer comment il était possible que ces personnages se trouvassent ensemble ; s'il était bien vraisemblable qu'ils eussent pu être tous à la fois en ce lieu ; s'ils pouvaient avoir la liberté de s'y parler ; quelle raison un tel acteur avait de confier ses aventures à son ami, précisément dans ce temps plutôt que dans un autre ; qu'est-ce qui l'avait amené dans ce moment sur la scène ; ce qu'il était devenu et quelle avait été sa vie pendant quinze ou vingt années d'une absence aussi peu fondée que son retour ; quand vous lui demandâtes s'il lui paraissait que les autres acteurs prissent des partis convenables à leur condition présente ; si les règles de la vraisemblance permettaient que tant d'aventures extraordinaires et presque incroyables, arrivassent en un même jour ; si les passions tumultueuses et opposées qui régnaient dans tout l'ouvrage, si telles et telles expressions ne visaient point un peu au galimatias ; si enfin le sujet s'expliquait avec la netteté qui convient ; si l'esprit du spectateur y entrait sans peine, et n'avait rien à désirer dans le premier acte, pour l'intelligence du reste ? Alors, MADAME, vous le vîtes revenir comme d'une léthargie, et abjurer de bonne foi ses premiers sentiments, avec protestation de ne plus rien admirer sans bien entendre.

Vous n'en demeurâtes pas là, MADAME, Vous entreprîtes de le convaincre, par sa propre expérience, que la simplicité du sujet est la base de toutes les beautés de la tragédie. Vous lui dîtes que j'allais vous expliquer une tragédie de Sophocle, dont le sujet était le plus simple qui eût jamais été mis sur la scène ; que cette pièce n'avait que quatre acteurs, qu'il n'y avait point de femmes, et qu'à proprement parler, ce n'était autre chose qu'un homme qui se plaignait pendant cinq actes, d'avoir été exposé dans une île déserte où il était depuis dix ans. Pour obéir à vos ordres j'expliquai en effet Philoctete en présence d'une nombreuse assemblée ; il y avait de fort habiles gens, quelques uns du métier, et assez médiocres admirateurs des anciens, beaucoup de dames de la Cour, que l'exposé d'un sujet apparemment si stérile et dénué des ornements qui accompagnent les nôtres, n'avait pas fort prévenues en faveur de Sophocle. Effet surprenant de cette admirable simplicité, quand elle est mise en oeuvre par l'Art d'un grand poète ! Cette traduction imparfaite, informe, faite sur le champ, et si fort au dessous des beautés de l'original, transporta d'admiration tout l'auditoire. Vous n'avez pas oublié, MADAME, que tout y pleura du commencement jusqu'à la fin, et que je fus obligé de m'interrompre plus d'une fois, pour donner temps aux applaudissements. Notre homme vint à vos pieds renouveler son abjuration, et par l'opposition qu'il trouva entre la merveilleuse simplicité de Sophocle, et l'énorme composition de la pièce qu'il avait admirée, il fut désabusé pour le reste de sa vie de tous les ouvrages de même espèce, et apprit à en juger plus sainement qu'il n'avait fait jusqu'alors.

Après tout, MADAME, n'est-ce pas la droite raison qui a dicté aux Maîtres de l'Art la simplicité pour première règle du poème dramatique : Sans elle il est bien malaisé de trouver le vraisemblable, et sans vraisemblable il n'y a plus de poème. Pourquoi l'unité de lieu ; parce qu'il n'est pas vraisemblable que le même théâtre représente en même temps Paris et Constantinople. Pourquoi l'unité d'action ; parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'un acteur principal sorti d'un grand péril, par exemple, tombe sur le champ et tout de fuite en plusieurs autres. Pourquoi la persévérance dans son caractère ? Parce qu'il n'est pas vraisemblable que le même homme, en si peu de temps, soit si différent de lui-même. Pourquoi enfin la simplicité dans la constitution du sujet : toujours le même Principe. Parce qu'il n'est pas vraisemblable que tant d'aventures surprenantes et inopinées, concourent ensemble dans le même lieu, dans le même temps, et dans les mêmes personnes.

Oui, MADAME, ces poèmes surchargés d'aventures, et qui, pour ainsi dire, gémissent sous le poids et la multitude des événements, sont le refuge des génies médiocres, qui, ne se sentant pas la force de soutenir pendant cinq actes l'admirable simplicité dont nous parlons, tâchent d'éblouir leur auditoire par la foule des circonstances, dont ils embarrassent leur composition. Semblable à ces peintres Chinois, qui n'étant point assez habiles pour imiter la belle nature, tirent de leur imagination des animaux qui ne ressemblent à rien, etqui n'ont jamais été.

Cinna, ce chef-d'oeuvre immortel du Sophocle Français ; Cinna , qui dans sa naissance excita ces applaudissements unanimes, dont nos théâtres retentissent encore tous les jours, n'est-il pas le plus simple de tous les sujets qu'ait jamais traités le grand Corneille ? À quoi ce grand homme attribue-t-il un si prodigieux succès ? Voici ses propres paroles : « Cette approbation si forte est si générale vient sans doute de ce que la vraisemblance s'y trouve si heureusement conservée... Rien n'y est violenté par les incommodités de la représentation... La facilité de concevoir le sujet, qui n'est ni trop chargé d'incidents mi trop embarrassé de récits, est une des causes de la grande approbation qu'il a reçue... L'auditeur aime à s'abandonner à l'action présente, et à n'être point obligé pour l'intelligence de ce qu'il voit ; de réfléchir toujours sur ce qu'il a déjà vu. Mais aussi, ajoute ce grand personnage, ces sortes de pièces demandent plus de force de vers, de raisonnements et de sentiments pour les soutenir. »

Cinna est sur le point d'exécuter une conspiration qu'il a formée contre Auguste, Maxime le déclare, Auguste le pardonne. Rien n'est plus simple, mais il fallait un Corneille pour traiter ainsi cette admirable simplicité. Tous les acteurs qui concourent à l'action, y ont de grands intérêts, tous agissent comme ils doivent agir, tous parlent comme ils doivent parler. Ils ne paraissent pas sur la scène simplement pour réciter des vers, ils paraissent parce qu'il y a raison de paraître ; ils sortent, parce qu'il y a raison de sortir. Enfin, le spectateur oublie qu'il voit une imitation des actions des Hommes : il est transporté dans le siècle et dans le Palais d'Auguste. Il assiste à ses conseils, et voit de ses propres yeux ce grand événement qui fait tant d'honneur à la mémoire de ce Prince.

Je crois entendre encore Monseigneur le Prince, votre père, le jour que j'eus l'honneur de lui lire Joseph pour la première fois, en présence de Vôtre Altesse Sérénissime. Je m'imagine, disait ce grand Prince, être à la Cour de Pharaon. Je vois arriver les enfants de Jacob, ils parlent comme ils doivent : Joseph a tous les sentiments qu'il doit avoir ; et c'est sans doute la noble simplicité de cette histoire et la peinture vive et naturelle de la tendresse de Joseph pour sa famille qui me remue si fortement les entrailles. L'Abbé Genest a eu l'adresse de suspendre la grande reconnaissance, et de la présenter toujours. Elle fait son effet par avance. L'art qui la suspend n'a rien de forcé ; au contraire, Joseph qui paraît prêt à se déclarer par les mouvements de sa tendresse, est toujours retenu par l'incertitude où il doit être du retour de ses frères à la vertu. Enfin, bien convaincu de l'amour qu'ils ont pour leur père et pour Benjamin, par le mépris qu'ils font de la mort : pénétré par les larmes de Juda, il cède à la tendresse fraternelle, il les embrasse et leur pardonne. Rien n'est simple ni n'est plus beau ; rien n'est plus conforme à la raison. Il faudrait, poursuivit-il, n'être ni frère, ni fils, ni père, ni homme, pour n'être pas vivement touché de la beauté de cet ouvrage, et j'aurais bien mauvaise opinion du coeur des personnes qui assisteraient à cette lecture » sans y pleurer autant que moi. Vous savez en effet, MADAME, qu'il sanglota depuis le commencement jusqu'à la fin, et qu'il m'ordonna plus d'une fois de suspendre la lecture ; parce, disait-il, qu'il se sentait étouffer.

Deux autres grands Princes, dont la France pleurera toujours la perte, honorèrent aussi de leurs larmes ces premières lectures de Joseph. Il vous souvient, MADAME, que feu Monseigneur le Duc, qui avait su de M. le Prince combien cette Tragédie l'avait touché, vint à Châtenay me défier de le faire pleurer. Si cela m'arrive, dit-il, ce sera pour la première fois de ma vie, et jamais aucune pièce ne ma mené jusques-là. Sa résolution l'abandonna dés le premier acte. La reconnaissance de Joseph et d'Heli lui tira des larmes qu'il s'efforçait en vain de retenir. Il se leva deux fois dans la suite pour les aller cacher, en vous difant qu'il était honteux de pleurer comme un enfant. L'Auteur doit se souvenir avec complaisance des judicieuses réflexions que ce grand Prince fit sur tout l'Ouvrage. Combien il admira l'art du théâtre, l'enchaînement naturel des scènes, la pureté du langage, la beauté de la versification, et particulièrement l'exacte vraisemblance qui régnait partout. À l'égard du grand Prince de Conti, que puis je dire, MADAME, qui représente l'état où le mirent ces premières lectures ; assurément l'âme des Héros doit être encore plus tendre que celle des autres Hommes. Laissez-moi, disait-il, le loisir de pleurer : il faut que je me remette, je ne suis plus en état d'écouter. Je crois toujours le voir riant de temps en temps au milieu de ses pleurs, par réflexion sur la faiblesse qu'il avait de pleurer ainsi ; et je vis en effet plus d'une fois sur son visa ge une expression bien naturelle de ce rire pleureux d'Andromaque, qu'Homere a si magnifiquement exprimé. Mais que ne puis-je, pour l'honneur de Joseph et pour l'honneur des belles Lettres, redire une partie de ce que ce savant Prince nous fit remarquer. Ce serait, MADAME, une poétique, peut-être plus utile que plusieurs volumes faits par les Maîtres de l'Art. Que ne nous dit-il point sur les narrations intéressantes et pathétiques que Joseph et Hély se font mutuellement, sur l'artifice avec lequel le sujet s'y exposait, sur le chemin naturel que la pièce faisait par degrés vers le dénouement, sur les leçons de tendresse, de reconnaissance, de générosité, de clémence, dont tout l'ouvrage est animé, et qui étant comme incorporées dans les sentiments des acteurs, instruisent l'Auditeur, en l'intéressant infiniment plus qu'elles ne feraient sous la forme naturelle de précepte. Enfin, MADAME, il montra par son discours, et l'admiration que lui avait donné Joseph, et les raisons qu'il avait eues de l'admirer.

Je ne vous dis rien des sentiments de Monseigneur le Duc du Maine, il sait la pièce presque par coeur ; il vous en parle tous les jours lui-même ; cinq représentations que vous lui en avez données à Clagny ; huit ou dix lectures où il a assisté l'ont toujours également attendri. Il écouta la dernière avec plus d'émotion, de plaisir et d'attention, s'il est possible, qu'il n'avait fait toutes les autres ; et une approbation si éclairée répond du succès de cet ouvrage, sur les coeurs bien faits, et sur les esprits raisonnables.


ACTEURS.

JOSEPH, fils de Jacob et de Rachel.

AZANETH, femme de Joseph.

RUBEN, ainé de Joseph.

SIMÉON, ainé de Joseph.

JUDA, jeune frère de Joseph.

BENJAMIN, jeune frère de Joseph.

SEPT AUTRES FRÈRES DE JOSEPH.

THIAMIS, Égyptien, principal Officier de Joseph.

HELY, vieil Hébreu qui avait élevé Joseph.

THERMUTIS, Égyptienne, confidente d'Azaneth.

OFFICIER ÉGYPTIEN.

PHARAON, Roi d'Égypte.

GARDES.

La scène est à Memphis.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.
Azaneth, Thermutis.

AZANETH.

Tu le vois, Thermutis, Memphis impatiente,

Brûle de commencer cette fête éclatante.

Mon cher Sophoneas, de gloire couronné,

Et du manteau royal si dignement orné,

5   Dans un superbe char conduit sur ces rivages,

Va des Peuples charmés recevoir les hommages.

Mais quoi ! Dans ce bonheur qui passe mes souhaits,

Dans ces contentements qui te semblent parfaits,

Ce noble époux, hélas ! Si cher à ma tendresse,

10   Me paraît agité d'une sombre tristesse !

THERMUTIS.

Lui ? Des chagrins, Madame ! Et sur quoi pensez-vous

Qu'un triste ennui se mêle au bonheur le plus doux ?

Par ses sages conseils l'Égypte conservée,

Du Monstre de la faim par son secours sauvée,

15   Soumise avec amour, révère ses bienfaits,

Et ce juste devoir peut-il cesser jamais ?

Père commun de tous, humain, doux, accessible,

Ses moindres actions ont un charme sensible ; .

Incapable d'erreur et de faibles désirs,

20   Toujours du bien public faisant tous ses plaisirs,

Par des ordres constants, où la sagesse brille,

Ce grand État n'est plus qu'une seule famille,

Qui n'a de mouvement que par ses volontés,

Et ne fait que louer et bénir ses bontés.

AZANETH.

25   Il le faut confesser, ses vertus souveraines

S'élèvent au dessus des qualités humaines !

Par la sagesse même à toute heure inspiré,

Sur les secrets des Dieux il paraît éclairé.

Rien de son vaste esprit ne borne l'étendue,

30   Le plus sombre avenir est présent à sa vue,

Et toujours plus modeste, au comble des grandeurs,

À l'égard du Roi même entouré de splendeurs,

Pour leur pompeux éclat sa noble indifférence

En dédaigne le faste et la magnificence,

35   Et méprisant la Terre, et regardant les Cieux,

Il sert sans cesse un Dieu différent de nos Dieux.

Toujours de ce grand Dieu racontant les merveilles,

Il enchante mon coeur, il charme mes oreilles,

Mon âme, qu'il attache, y trouve mille appas,

40   Et ressent des douceurs qu'elle ne conçoit pas !

THERMUTIS.

Lui-même n'est-il point de la race divine ?

Tout semble nous montrer sa céleste origine.

On l'a dit enlevé sur un bord inconnu ;

Mais pour sauver l'Égypte exprès il est venu.

45   De son sort ignoré que ne peut-on pas croire ?

Il rappelle des Dieux la merveilleuse histoire,

Qu'on a vu quelquefois, en Hommes, transformés,

Habiter ici bas des lieux qu'ils ont aimés,

Quitter de leur pouvoir les marques redoutables,

50   Vivre avec les mortels, leur être favorables ;

Et par des traits charmants, des soins pleins de bonté,

Tempérer les rayons de la Divinité !

À voir de quelle sorte il régit cet Empire,

S'il n'est un Dieu lui-même, il faut qu'un Dieu l'inspire.

JOSEPH.

55   On dirait qu'en un temple il change ce Palais,

Où règne l'équité, l'innocence et la paix !

AZANETH.

Quand mon sort est si beau, la fortune envieuse

Peut se lasser enfin de me voir trop heureuse.

Sophoneas nourrit quelque trouble caché.

60   De ses moindres chagrins mon coeur serait touché ;

Mais pour moi-même encor mon amitié s'offense

Qu'il ne me donne pas toute sa confiance.

Pour des noms que j'ignore il pousse des soupirs,

Une Terre étrangère attire ses désirs!

THERMUTIS.

65   Objet de tous ses voeux uniquement aimée,

De quel soupçon injuste êtes-vous alarmée ?

Il est toujours le même.

AZANETH.

Oui, je puis me tromper,

Une frivole crainte aura pu me frapper ;

Mais peut-être qu'aussi cette vive tendresse,

70   Qui pour un cher époux m'anime et m'intéresse,

Me rend plus éclairée, hélas ! et me fait voir

Ce qu'un coeur moins touché ne peut apercevoir.

Livré dans ces moments à son inquiétude,

Il évite la Cour, cherche la solitude.

75   Je voudrais lui parler, et savoir aujourd'hui...

On vient.

THERMUTIS.

C'est Thiamis qui sort d'auprès de lui.

SCÈNE II.
Azaneth, Thiamis, Thermutis.

AZANETH.

Que fait Sophoneas ?

THIAMIS.

Aux Gouverneurs, aux Princes

Il trace de sa main le destin des Provinces.

Le Sujet, l'Étranger, Prêtres, Peuple, Soldats,

80   Tout, par ordre du Roi, vient à Sophoneas.

Son active bonté, sa sage vigilance

Règle tout, met partout une heureuse abondance.

Jamais aucun repos n'interrompt tant de soins.

Ici, dans ce moment, il veut voir sans témoins,

85   Un Hébreu que le sort mit hier sur son passage ;

Il le vit, fut touché, le tira d'esclavage.

AZANETH.

Et cet autre étranger que l'on retient ici,

S'est-il fait mieux connaître ?

THIAMIS.

On doit être éclairci

Par ceux qui reviendront retirer cet otage.

90   Pour lui leur longue absence est d'un mauvais présage.

L'Hébreu paraît.

AZANETH.

Hé bien, je vais me retirer.

Songe-t-il qu'au triomphe il doit se préparer ?

Je reviendrai.

SCÈNE III.
Thiamis, Hely.

THIAMIS.

Toi, viens jouir de la présence

De celui dont l'Egypte adore la puissance.

95   Le voilà. Cet accès qu'il te donne en ces lieux,

Peut causer de l'envie aux plus ambitieux.

SCÈNE IV.
Joseph, Hely.

JOSEPH.

Ce Vieillard qui me rend sensible à sa misère,

Dans les plaines d'Hébron n'a-t-il point vu mon Père ?

Qu'on sorte. Avance-toi. Plus je le vois de près,

100   Plus mon coeur attendri croit connaître ses traits !

D'où viens-tu ? Dans quels lieux as-tu pris ta naissance ?

HELY.

Aux rives du Jourdain j'ai passé mon enfance.

Dans la maison d'Isaac, ce grand chef des Hébreux.

JOSEPH.

J'aime les habitants de ce pays heureux.

HELY.

105   Seigneur, vous connaissez la paisible contrée,

Où Dieu fit avec nous l'alliance sacrée !

JOSEPH.

Oui, je connais, ami, ces lieux où l'Éternel

Instruisit vos aïeux de son culte immortel.

Et toi, qui m'en fais voir un souvenir si tendre,

110   De Jacob, de ses fils, ne peux-tu rien m'apprendre ?

HELY.

C'est la peine, Seigneur, qui trouble mes esprits.

Depuis plus de vingt ans je n'en ai rien appris.

Hélas ! Près de Jacob attaché par mon zèle,

J'avais sa confiance. Ô disgrâce cruelle !

115   En quel gouffre d'ennuis il fut précipité !

JOSEPH.

Que dis-tu ? Quel malheur ? Comment l'as-tu quitté ?

Parle, explique-moi tout, fais-le moi bien connaître.

Dis tout ce que tu sais...

HELY.

Je laissai ce cher maître,

Sur la perte d'un fils, accablé de douleurs,

120   Et je crains que jamais il n'ait séché ses pleurs.

Ce fils, nommé Joseph, était son espérance ;

Il commit à ma foi le soin de son enfance,

Je gardais près de lui ce gage bien aimé,

Enfant qu'avec amour le Ciel avait formé !

125   Triste objet de l'envie ! Oui, ses frères perfides

Ont peut-être conçu des fureurs parricides.

Un jour, où commença notre cruel ennui,

Il alla les chercher ; ils revinrent sans lui.

Une voix lamentable, en nos champs répandue,

130   Du malheureux Jacob frappe l'âme éperdue ;

On lui dit que son fils dans le bois égaré,

Par des tigres affreux vient d'être dévoré.

Moi, je cours pour chercher ses déplorables restes,

Et trouve des brigands les embûches funestes.

135   Je fus pris et vendu. Sous des maîtres cruels,

J'ai depuis enduré mille travaux mortels.

Mais déplorant Jacob plus que ma servitude,

Ses ennuis ont été mon tourment le plus rude ;

Pour l'aimable Joseph j'ai senti ses douleurs.

JOSEPH.

140   Ah ! Ce même Joseph pourrait tarir vos pleurs.

Il est vivant.

HELY.

Ô Ciel ! Ô sainte Providence !

Sa fortune est venue à votre connaissance !

Où dois-je le chercher ? Ah ! Que vôtre bonté

M'accorde cette joie avec la liberté,

145   Seigneur.

JOSEPH.

  Hely, tes yeux auraient dû le connaître.

Tu le cherches encor quand tu le vois paraître !

HELY.

Quelle heureuse clarté vient défiler mes yeux !

Joseph... Seigneur... c'est vous qui régnez dans ces lieux !

C'est vous, je vois les traits de vOtre illustre mère,

150   Vous qu'avec tant de pleurs regrette votre père.

De vOtre perte, ô Ciel ! Le récit l'a trompé !

Et comment à la mort êtes-vous échappé ?

JOSEPH.

De mes frères jaloux me croyant la victime,

Cher Hely, ton soupçon était trop légitime.

155   Tous ces tendres transports que Jacob me marquait,

Cette extrême bonté dont il me distinguait,

Jointe au pressentiment de ces secrets mystères

Qui me devaient un jour élever sur mes frères,

Quand des songes divins me venaient annoncer

160   Qu'on verrait à mes pieds leur orgueil s'abaisser

Tout cela, cher Hely, contre moi les irrite.

Un jour leur jalousie à me perdre s'excite.

Puis-je encore y penser sans en frémir d'horreur !

Ils m'environnent tous embrasés de fureur ;

165   Siméon veut mon sang, et vient pour le répandre ;

Ruben, pour me sauver, dit qu'il faut me descendre,

Dans un antre profond, où loin de tout secours,

Sans profaner leur bras, je finirais mes jours.

Siméon qui sur tous veut signaler son crime,

170   Me dépouille, et me plonge au fond de cet abîme.

Vois l'état où j'étais, ainsi précipité ;

Je ne m'attendais plus à revoir la clarté !

Juda crut adoucir ces âmes inhumaines,

Il détourne ma mort en me donnant des chaînes.

175   Il les y fait résoudre ; et pour être vendu,

On me tire du gouffre où j'étais descendu.

Et sur les bords du Nil, où d'autres fers m'attendent,

Ceux qui m'ont acheté m'amènent et me vendent.

HELY.

Contre un frère, un enfant ! Quelle inhumanité !

180   Qu'ils mêlent d'artifice avec leur cruauté !

Jacob vit votre robe en leurs mains déchirée,

Et d'un sang emprunté fumante et colorée ;

Des plus vives douleurs il ressent tous les coups,

Comme s'il n'avait eu nul autre enfant que vous.

185   Mais quel événement, qu'à peine je puis croire,

Fait à d'indignes fers succéder tant de gloire ?

JOSEPH.

Par ces décrets profonds des hommes ignorés,

Souvent c'est de nos maux que nos biens sont tirés.

Triste esclave, éloigné de nos rives aimées,

190   Je me trouve à Memphis, près du chef des armées.

Dieu dans ma servitude en secret m'inspirait,

Tout, par son assistance, en mes mains prospérait.

De mon Maître nouveau la gloire et l'opulence,

Sous mes soins fortunés, passaient son espérance.

195   Il ne croit plus alors d'autres yeux que les miens,

Me fait absolument le maître de ses biens ;

Et plus par ses bontés il honorait mon zèle,

Plus j'augmentais l'ardeur de mon devoir fidèle.

Mais, Ciel ! Dans sa famille, un démon suborneur,

200   Par des traits imprévus, vint troubler ce bonheur !

Quelle disgrâce, Hely ! La rougeur me surmonte

De ce récit affreux épargne-moi la honte.

Une femme livrée à son indigne erreur,

M'impute un attentat qui me faisait horreur !

205   Et contre moi mon maître aveuglé de colère,

Crut ne pouvoir trouver de peine assez sévère ;

En des cachots obscurs il me fait enterrer,

Attendant les tourments qu'il veut me préparer.

HELY.

Ciel !

JOSEPH.

Dieu, qui fut toujours ma plus sûre défense,

210   Fit briller sur mon front le calme et l'innocence.

Le Maître des prisons, chargé de me punir,

De ces ordres reçus perdit le souvenir.

Ni plaintes, ni regrets ne partent de ma bouche ;

Mon regard l'adoucit, et la pitié le touche ;

215   Libre au milieu des fers, j'allais de tous côtés

Consoler les captifs en ces lieux arrêtés.

Deux hommes de la Cour, accusés de grands crimes,

Sont par l'ordre du Roi mis dans ces noirs abîmes

Je les vois chaque jour tremblants et désolés ;

220   Par des songes divers leurs esprits sont troublés.

Je leur prédis, Hely, par un céleste indice,

À l'un sa délivrance, à l'autre son supplice ;

L'effet suit ma parole ; et des ordres nouveaux

Retirent l'un des fers, livrent l'autre aux bourreaux.

225   Celui qui se voyait rétabli dans sa gloire,

Devoir de ma prison conserver la mémoire,

Parler au Roi pour moi ; mais dans un calme heureux,

L'ingrat ne songea plus à mon sort rigoureux.

Deux ans après le Roi sent son âme agitée,

230   Et de songes frappants vivement tourmentée.

Il veut que promptement les mages assemblés,

Lui montrent du destin les secrets dévoilés.

Il n'a plus de repos, la Cour est en tumulte ;

Les sages sont muets, en vain on les consulte.

235   Alors ce prisonnier, rétabli près du Roi.

Plein d'un espoir flatteur se ressouvient de moi.

Il me propose, il dit que fidèle interprète,

J'expliquerai du sort l'ordonnance secrète.

Je viens, et je réponds au plus puissant des Rois,

240   Que peut-être le Ciel parlerait par ma voix.

Dieu seul sait pénétrer les ténèbres obscures,

Que sa sagesse a mis sur les choses futures ;

Cet être sans principe ; et qui ne peut finir,

N'a point de temps passé, ni de temps à venir ;

245   Tout est présent pour lui sa sainte Providence,

Des décrets qu'elle forme a pleine connaissance ;

Et jamais incertain, et jamais limité,

Tous les temps font un point dans son éternité.

Afin d'en obtenir les secrètes lumières,

250   J'adresse à ce grand Dieu mes ardentes prières ;

Il exauce mes voeux, il daigne m'éclairer,

Et tu vois les conseils qu'il a su m'inspirer.

C'est par lui que ma voix a prédit sept années

D'abondantes moissons richement couronnées ;

255   Et qu'après tous ces biens, les champs secs et brûlés,

Tromperaient le désir des peuples désolés.

Je dis que par l'amas des récoltes fertiles,

On prévint le malheur de ces saisons stériles.

J'ajoute le conseil de ne point déclarer ;

260   En prévenant le mal, combien il doit durer ;

Que les peuples toujours vivent dans l'espérance,

Et d'une année à l'autre attendent l'abondance.

Qu'un homme ordonne tout, dont la pure équité,

L'infatigable soin, la sage autorité,

265   En modérant l'excès, réglant le nécessaire,

Chassent également l'abus et la misère.

Ce conseil vient d'un Dieu, s'écrie alors le Roi,

Ce même Dieu me montre un ministre ; c'est toi.

HELY.

Jusque dans mes cachots, sous ma chaîne pesante,

270   J'ai su du bruit public votre gloire éclatante ;

Que Pharaon remit son anneau dans vos mains,

Et vous commit le soin de sauver les Humains.

Quand de votre sagesse on vantait les miracles,

Quand par vous l'éternel prononçait ses Oracles,

275   Qui m'eût dit, c'est l'enfant élevé dans tes bras !

C'est Joseph, dont tes yeux ont pleuré le trépas !

JOSEPH.

Par ce père immortel ma vie est gouvernée.

L'illustre épouse encor que le Roi m'a donnée,

Riche de tous les dons, et des grâces des Cieux,

280   Rend mon sort aussi doux qu'on le voit glorieux.

Mais parmi cet excès de bonheur et de gloire,

Mon père et ma famille occupent ma mémoire ;

Je tremble pour Jacob ; et mes esprits troublés,

Me peignent de Sichem les vallons désolés.

HELY.

285   Hé quoi, ne pouvez-vous soulager leurs misères ?

N'avez-vous rien appris de lui, ni de vos frères ?

JOSEPH.

Je les ai vus ici, ces frères malheureux,

Qui livrèrent ma vie à des fers rigoureux !

Pressez par le fléau qui fait tant de ravages,

290   Ils cherchaient du secours sur ces heureux rivages.

J'ai su d'eux que Jacob voyait encor le jour,

Et gardait Benjamin objet de son amour.

HELY.

Vous reconnurent-ils ? Vous fîtes-vous connaître,

Seigneur ?

JOSEPH.

Que j'eus de trouble en les voyant paraître !

295   Comme il m'était prédit, je les vis à mes pieds,

Timides, suppliants, tremblants, humiliés.

Je leur laisse ignorer qu'ils parlent à leur frère ;

J'écoute, je m'instruis du fort de notre père ;

Avant que ma tendresse ose se déclarer,

300   Tu retour de leur coeur, je cherche à m'assurer.

Ils ne m'ont point connu. Qui d'eux aurait pu croire

Qu'un malheureux captif parvint à tant de gloire ?

Pour calmer mes transports, qui voulaient éclater,

Hely, je me forçai jusqu'à les maltraiter ;

305   Je les fis dès l'abord ôter de ma présence ;

Ensuite témoignant pour eux plus d'indulgence,

On chargea des chameaux de ces riches présents

Qui peuvent ranimer les mortels languissants.

Thiamis accepta l'or qu'ils lui présentèrent

310   Pour le prix des moissons qu'en Hébron ils portèrent ;

Mais cet or aussitôt, par mon commandement,

Sur les mêmes chameaux fut mis secrètement.

Et sans me découvrir ainsi je les renvoie.

De revoir Benjamin je me promis la joie.

315   Je leur ordonne à tous, Hely, de l'amener,

Je leur défends, sans lui, de jamais retourner,

S'ils veulent que les dons de nos fertiles plaines,

Des peuples du Jourdain puissent finir les peines.

Je retins Siméon pour gage de leur foi,

320   Siméon que j'ai vu le plus cruel pour moi,

Qui voulut dans mon sein porter sa main sanglante.

Hélas ! Je me flattais d'une erreur décevante !

J'espérais que bientôt, pour un nouveau secours,

À mes bontés encor forcés d'avoir recours,

325   Ils conduiraient ici Benjamin mon cher frère,

Qui peut-être après lui m'attirerait mon père.

J'ai compté tous les jours que j'ai vu s'écouler.

De combien de frayeurs je me sens accabler ?

Peut-être que Jacob, ce vieillard vénérable,

330   Succombe entre les siens sous un fléau redoutable ;

Et peut-être en venant le jeune Benjamin

Se perd dans les déserts, ou périt en chemin.

Hely, voilà d'où vient ma profonde tristesse.

Tous ces honneurs, hélas ! Ces marques d'allégresse,

335   Tous ces chants de triomphe aigrissent dans mon coeur

De mes tristes pensers la cruelle rigueur !

Non, cet éclat pompeux n'a point de quoi me plaire,

S'il ne peut me servir à soulager mon père ;

Ce ne sont que des fers qui viennent m'attacher,

340   Et m'ôtent le bonheur de le pouvoir chercher.

Mais je me ressouviens qu'une Cour qui m'appelle,

S'empresse d'applaudir à ma gloire nouvelle.

Hely, sans écouter leurs applaudissements,

Je me vais à leurs yeux montrer quelques moments.

ACTE II

SCÈNE I.
Joseph, Azaneth.

JOSEPH.

345   Non, ne m'accusez point d'une tristesse ingrate,

Je ressens comme vous ce bonheur qui vous flatte

Seulement qu'on me laisse encor quelques instants,

Et j'irai recevoir ces honneurs éclatants.

AZANETH.

L'Univers attentif, ne cherche qu'à vous plaire.

350   De ses plus beaux rayons le soleil nous éclaire.

À l'envi de nos soins, on dirait que les Cieux

Aiment à signaler un jour si glorieux.

Tout fléchit devant vous, l'Égypte vous contemple

Dans un degré d'honneur qui n'eut jamais d'exemple.

355   Maître de vos destins, qu'auriez-vous souhaité

Qui pût accroître encor votre félicité ?

Songez, Seigneur, songez, pour en goûter les charmes,

Que vos biens au Public n'ont point coûté de larmes.

Souvent le Peuple voit élever à ses yeux

360   Des colosses d'orgueil, des monstres odieux,

Dont la fière grandeur, les titres magnifiques,

Sont tristement formez des misères publiques ;

Tyrans, dont le pouvoir n'inspire que l'effroi,

Et dont les passions sont la suprême loi.

365   Mais tout ce grand État vous aime et vous révère,

Des peuples et du Prince on vous nomme le père.

Pharaon est heureux par vos sages projets ;

Il règne, et vous régnez, en sauvant ses Sujets.

Le salut, le repos, la gloire de l'Empire,

370   Sont le fruit des conseils que le Ciel vous inspire.

Et ce qui rend enfin votre destin plus doux,

C'est que votre bonheur est le bonheur de tous !

JOSEPH.

Le Nil ne ressent point cette effroyable guerre,

Que livre la famine au reste de la Terre.

375   Les succès que le Ciel accorde à mes travaux,

Des peuples de l'Egypte ont prévenu les maux,

Mais dois-je me borner aux climats où nous sommes !

Madame, en d'autres lieux n'est-il point d'autres Hommes ?

Que de tristes objets de loin viennent s'offrir !

380   Combien de malheureux je ne puis secourir !

AZANETH.

N'altérez point les biens que le sort vous octroie,

Donnez au moins ce jour à la commune joie.

Le Peuple qui s'assemble autour de ce palais ,

Envoie au Ciel pour vous milles tendres souhaits.

385   Le Triomphe à son gré se fera trop attendre ?

Et la Cour sur vos pas est prête de se rendre.

La Reine, qui veut bien m'avouer de son sang,

Et dans son amitié me mettre au premier rang,

Regarde avec plaisir la Pompe qui s'apprête ,

390   Et veut de sa présence honorer cette fête.

Avec quel doux transport je vais voir ces honneurs,

Qui, répandus sur vous, ravissent tous les coeurs !

SCÈNE II.
Joseph, Hely.

JOSEPH.

Qu'on appelle l'Hébreu. Viens, Hely. Mes pensées

En des doutes flottants si longtemps balancées,

395   Ne trouvent de douceur ! Que dans ton entretien ;

En l'état où je suis, c'est mon unique bien.

Je puis parler enfin de Jacob, de mes frères,

De ces vallons aimés, de ces rives si chères ;

Pour moi toute ma pompe, et toute ma faveur,

400   Ne vaut pas le plaisir de t'épancher mon coeur !

HELY.

Ce grand Dieu qui, pour vous paraît si favorable,

Fera cesser, Seigneur, l'ennui qui vous accable.

On viendra.

JOSEPH.

Cher Hely, que les moments dont longs !

Ah ! Que ne puis-je aller dans ces sacrés vallons :

405   Où mon père Jacob a choisi sa retraite ?

N'obtiendrai-je jamais cette douceur parfaite ?

Ne le verrai-je plus ? Mais, en parlant de lui,

Tâchons de dissiper ce douloureux ennui.

Depuis que Siméon, ce trop barbare frère,

410   Fut ici retenu par mon ordre sévère,

Hely, j'ai commandé qu'on adoucît ses fers ;

Memphis est sa prison, mes biens lui font offerts.

Mais craignant à ses yeux de rompre le silence,

Je l'ai fait rarement venir en ma présence.

415   J'ai dit qu'on me l'amène. Et pour me soulager,

Devant toi, cher Hely, je veux l'interroger.

Cherchons quelque lumière au trouble qui m'agite

De ses discours toi-même examine la suite.

Le voilà, le barbare ! Et peut-être aujourd'hui

420   Il ne me reste plus d'autre frère que lui !

HELY.

Il tremble devant vous.

SCÈNE III.
Joseph, Siméon, Hely.

JOSEPH.

Venez. Hé bien, parjures,

N'avais-je pas prévu vos lâches impostures ?

Et que feignant ici de chercher du secours,

Qui d'un père mourant sauvât les tristes jours,

425   Vous dressiez à Memphis des trames criminelles ?

Ingrats, vous m'avez fait des récits infidèles.

Vos frères supposés étaient des ennemis ;

Ils n'osent revenir après l'avoir promis.

SIMÉON.

Nous n'avons point formé ces desseins téméraires.

430   D'un pays éloigné, dix malheureux, tous frères ,

Éprouvant de la faim la dure extrémité,

Nous vînmes implorer, Seigneur, votre bonté.

C'est votre secours seul qui peut nous faire vivre.

Et si de tant de maux enfin il nous délivre,

435   D'un coeur reconnaissant nous allons à jamais,

Aux rives du Jourdain, publier vos bienfaits.

JOSEPH.

Non, non, de vos discours l'artifice est visible.

À vos feintes douleurs j'eus tort d'être sensible,

Sous un prétexte faux, traversant les déserts,

440   Vous vous étiez unis pour des complots couverts.

Mais répétez encor votre frivole histoire.

Le mensonge se nuit ; il trouble la mémoire,

SIMÉON.

Nous vous avons parlé sans feinte et sans détour.

Un même père à tous nous a donné le jour.

445   La vérité sincère est sur notre visage ;

Et nos traits ressemblants en sont le témoignage.

Vos yeux seuls auraient pu vous en persuader ;

Si vous aviez daigné, Seigneur, nous regarder.

Hélas ! Nous habitions ces rivages tranquilles,

450   Où le Jourdain baignait des campagnes fertiles,

Libres d'ambition, uniquement instruits

À nourrir nos Troupeaux, à cultiver nos Fruits.

Nos coeurs des premiers temps conservant l'innocence,

Tous les biens parmi nous coulaient en abondance.

455   L'Auteur de l'Univers nous a dicté sa loi.

Le chef de la Famille entre nous est le Roi.

Les armes en nos mains ne font jamais d'usage,

Sinon pour repousser l'injustice et l'outrage.

Suivi de ses pasteurs, Abraham nôtre aïeux,

460   Contre cinq Rois armés a combattu lui seul ;

Il courut réprimer leurs fureurs insolentes,

Arracha de leurs mains des dépouilles sanglantes.

Et vainqueur, rendant grâce au céleste Secours,

De ses paisibles soins reprit soudain le cours.

465   Isaac, son digne fils, n'a point eu d'autre envie

Seigneur, que d'imiter ses vertus et sa vie ;

Et Jacob notre père a marché sur leurs pas.

JOSEPH.

Perfides, vous pouvez ne leur ressembler pas.

SIMÉON.

A[h] ! ces mêmes emplois nos âmes sont bornées.

470   Dans les champs paternels nous passions nos années

Mais au courroux du Ciel ces beaux lieux exposés,

De salutaires eaux ne sont plus arrosez ;

Tout sèche, tout périt, et la source est tarie

Des humides trésors dont la terre est nourrie ;

475   Les guérets endurcis, le Ciel rendu d'airain,  [ 1 Guérets : Terre labourée et non ensemencée. [L]]

Ont armé contre nous la dévorante faim !

JOSEPH.

Cher Hely, que je souffre à cette triste image !

SIMÉON.

Implorant notre Dieu dans ce cruel ravage,

Un jour de l'Esprit-Saint notre père inspiré ;

480   « Il est, s'écria-t-il, un secours assuré.

Le grand Sophoneas a par sa prévoyance,

Maintenu dans l'Égypte une heureuse abondance.

C'est trop peu de pourvoir, par ses travaux heureux,

Aux immenses besoins d'un peuple si nombreux,

485   Il étend ses regards aux rives étrangères,

Et des Peuples divers soulage les misères.

Il sait qu'un noeud commun unit tous les Humains,

Tout dispersés qu'ils soient en des climats lointains ;

Que ceux à qui le Ciel ses largesses dispense,

490   Doivent des malheureux soulager l'indigence.

De ces grains précieux qu'il a fait renfermer,

La quantité s'égale au sable de la mer ;

Et vous verrez sur nous sa pitié secourable,

Ouvrir de ses trésors la source inépuisable.

495   Partez, allez, mes fils, allez lui demander

Le secours que lui seul il peut vous accorder. »

JOSEPH.

Deviez-vous tous ainsi laisser votre vieux père

En des temps malheureux, désolé, solitaire ?

Qui peut dans ces moments soulager son ennui ?

SIMÉON.

500   Le plus jeune de nous était auprès de lui.

JOSEPH.

Et pourquoi le plus jeune ? Il était incapable

D'aider et de servir ce vieillard vénérable

Mais de ce jeune frère on fait un vain récit.

Je désirais le voir, ne vous l'ai-je pas dit ?

505   Je veux de vos discours une preuve certaine.

SIMÉON.

Du malheureux Jacob, hélas ! Quelle est la peine ?

Peut-être il ne veut pas exposer Benjamin,

Aux périls du voyage, aux longueurs du chemin,

Ce fils, le cher objet de toute sa tendresse,

510   Est l'unique soutien de sa triste vieillesse.

JOSEPH.

Hely !

SIMÉON.

Dans quel bonheur il vivait autrefois,

Père de douze fils, tous unis sous ses lois !

Depuis qu'à l'un de nous la clarté sur ravie,

D'éternelles douleurs ont affligé sa vie.

JOSEPH.

515   Quel nom avait ce frère ? Et comment est-il mort ?

SIMÉON.

Il se nommait Joseph. Né pour un triste fort,

Égaré dans les bois, sa jeunesse imprudente

Assouvit des Lions la rage dévorante.

JOSEPH.

Vous dites que ce sont ces animaux cruels ;

520   Et des Hommes peut-être ont été criminels.

Peut-être qu'au milieu d'une plaine déserte,

De lâches ennemis ont conspiré sa perte.

Les hommes, trop souvent par leur malignité

Des plus affreux lions passent la cruauté.

SIMÉON, se trouble.

525   Mais pourquoi vous offrir cette idée importune ?

Pouvez-vous si longtemPs ouïr notre infortune ?

Ces incidents communs qu'ici vous écoutez,

Abusent trop, Seigneur, de vos rares bontés.

Et je ne conçois pas quel intérêt peut prendre

530   Un ministre si grand à ce qu'il vient d'entendre !

JOSEPH.

J'en prends à vos discours plus que vous ne pensez,

Et par votre mensonge enfin vous m'offensez.

Peut-être ignorez-vous que je lis dans les âmes,

Et perce les replis de vos perfides trames.  [ 2 Trame : Fig. Machiner. [L]]

535   J'ai dans votre discours connu des traits menteurs,

Et je ne vous tiens plus que pour des imposteurs.

Vous pensez m'abuser par des histoires vaines ;

Mais vous m'en répondrez à loisir dans les chaînes.

Et quiconque aujourd'hui voudra vous ressembler ,

540   Par vôtre triste exemple aura lieu de trembler.

Allez.

SCÈNE IV.
Joseph, Hely.

JOSEPH.

Je l'ai chassé. Mon âme trop émue,

Ne pouvait plus cacher mon désordre à sa vue.

Ah ! Puisqu'on ne vient pas, Hely, sans différer

À Partir avec lui tu dois te préparer.

545   Va porter mes présents, va dans la Palestine

Arrêter les rigueurs de l'horrible famine.

Peut-être c'est trop tard ! Que de temps j'ai perdu !

À donner ces secours j'aurai trop attendu !

Tout ce qu'à fait pour moi ta feinte providence,

550   Grand Dieu, doit me remplir de joie et d'espérance,

Je crois qu'avec ce soin qui conserva mes jours,

Sur mon père Jacob ton oeil veille toujours,

Mais pardonne, grand Dieu, pardonne à ma faiblesse,

Qui semble quelquefois oublier ta promesse.

555   Tu choisis Abraham, et voulus l'éclairer

Pour connaître ton nom, te servir, t'adorer.

Tu lui promis, Seigneur, que sa race féconde

De ses enfants élus, remplirait tout le Monde,

Et que toujours comblés de tes sacrés bienfaits,

560   Ils chanteraient ton nom, et ta gloire à jamais.

Mais, hélas ! On dirait qu'aujourd'hui leurs offenses,

Ont ramené sur eux le temps de tes vengeances !

La faim qui détruit tout, règne avec plus d'horreur

Que n'en eut le Déluge aux jours de ta fureur !

565   Sur les bords du Jourdain tout périt ; et j'ignore

Ce que devient mon père, et s'il respire encore.

Ma crainte rompt le cours de mes félicités.

Découvre-moi sur lui tes saintes volontés,

Grand Dieu, déclare-moi ce qu'il faut que j'espère.

570   Ces biens que tu me fais, répands-les sur mon père ;

Après qu'à son amour j'ai coûté tant de pleurs.

En lui montrant Joseph, termine ses douleurs.

Mes voeux...

SCÈNE V.
Joseph, Thiamis, Hely.

JOSEPH.

Que me veut-on, Thiamis ?

THIAMIS.

Vous apprendre

Que la Troupe étrangère à vos pieds vient se rendre.

575   Les Gens que par votre ordre on avait disposés,

Leur rendant les chemins plus sûrs et plus aisés

Ont, sans se découvrir, aidé leur diligence.

JOSEPH.

Qu'on les amène.

THIAMIS.

Instruit de votre impatience,

Je les ai fait d'abord conduire en ce Palais.

JOSEPH.

580   Qu'ils entrent. Ô grand Dieu ! Seconde mes souhaits,

De quels troubles divers je me sens l'âme atteinte.

Quel mélange soudain d'espérance et de crainte !

Le jeune Benjamin, que j'ai tant désiré,

Vient-il, malgré les cris de son père éploré ?

585   Que vont-ils m'annoncer ? À cet aspect je tremble.

HELY.

Ah ! Voilà Benjamin ! Seigneur, il vous ressemble,

Vous aviez à cet âge, et ces traits, et ce port.

JOSEPH.

Il faut, mon cher Hely, retenir mon transport.

SCÈNE VI.
Joseph, Ruben, Juda, Benjamin, etc, Hely, Thiamis.

RUBEN.

Dans ces extrémités qui de la Palestine,

590   Avancent tous les jours la cruelle ruine,

Nous revenons encore, embrassant vos genoux,

Vous conjurer, Seigneur, d'avoir pitié de nous.

Par vos soins fortunés que l'Égypte est heureuse !

Tous les autres Climats ont une face affreuse !

595   Et qu'après tant d'horreurs et de calamités,

À l'aspect de ces lieux nos coeurs sont transportés !

Nous joignons à nos voeux les voeux de notre frère,

Nous vous le présentons.

JOSEPH.

Ce vieillard votre père,

De qui vous m'avez fait un portrait si touchant,

600   En quel état est-il ?

RUBEN.

  Dans son âge penchant,

Au gré de nos désirs ses nombreuses années

Nous paraissent encor loin de se voir bornées.

Supportant ses malheurs ; il coule ses vieux jours,

Toujours se confiant au céleste secours.

605   Charmé de vos bontés, il les loue avec zèle,

Et se dit, comme nous, votre esclave fidèle.

JOSEPH.

C'est donc là Benjamin, entre ses bras nourri,

De ce père affligé si tendrement chéri ?

Ah ! Mon fils, que le Ciel te comble de sa grâce,

610   Et te rende l'honneur et l'appui de ta race.

JUDA.

Nous venons tout ravis de vos soins bienfaisants,

Vous payer nos tributs, vous offrir nos présents

Mais que votre bonté, s'il lui plaît, daigne entendre,

Un sujet de frayeur qui nous a dû surprendre.

615   L'or qu'à vos officiers nous avions présenté,

En partant de ces lieux nous l'avons remporté.

Sans pouvoir découvrir d'où l'erreur est venue,

Seigneur, pour réparer une faute inconnue,

Nous venons à vos pieds offrir tous nos trésors,

620   Et tout ce que de rare on trouve sur nos bords.

Faibles dons, il est vrai. Mais dans notre impuissance

Qui marquera jamais notre reconnaissance ?

Nous vous avons choisi ce que l'on offre aux Cieux,

Des parfums parmi nous estimés précieux ;

625   Et de l'arbre odorant tiré ces larmes pures,

Infaillible remède aux sanglantes blessures ;

Utile à conserver le fil de ces beaux jours,

Qui ne devraient jamais finir leur noble cours.

C'est ce que par nos mains notre père vous donne.

630   Son espoir et le nôtre à vous seul s'abandonne.

D'une juste frayeur nous étions agités.

Mais nous reconnaissons vos augustes bontés ;

Et dans ce doux moment vos regards favorables,

Nous annoncent la fin de nos maux déplorables.

JOSEPH.

635   Ah ! Cher Hely, comment retiendrai-je mes pleurs ?

Oui, verrez par moi dissiper vos malheurs,

Je suis content de vous ; vivez en assurance ;

Nous avons en ces lieux de l'or en abondance ;

Gardez, gardez le vôtre, et partagez nos biens.

640   Que du frère captif on brise les liens.

Pour vous faire oublier un pénible voyage,

Et donner de ma grâce un entier témoignage,

Un festin solennel avec moi vous attends,

D'une étroite amitié, c'est le gage éclatant,

645   Allez. Prenez soin d'eux, Thiamis.

SCÈNE VII.
Joseph, Hely.

JOSEPH.

  Leur présence

À mon coeur attendri fait trop de violence !

Et les pleurs dont mes yeux viennent de se tremper,

Retenus si longtemps, se voulaient échapper.

Mais il faut, cher Hely, renfermer ma faiblesse.

650   Du Peuple qui m'attend, allons voir l'allégresse ;

Et si ces vains honneurs ne peuvent me toucher,

Le trouble de mon coeur au moins doit se cacher.

ACTE III

SCÈNE I.
Azaaneth, Thermutis.

AZANETH.

Memphis vient d'éclater d'une pompe nouvelle  [ 3 Pompe : Appareil magnifique et somptueux. [L]]

Dans l'Egypte jamais fête ne fut si belle.

655   Tous ces riches trésors en public étalés,

En des siècles heureux, sous vingt rois, rassemblés,

Des Arts les plus savants l'ingénieuse adresse,

Qui surpassait encor l'éclat de la richesse ;

Tout de Sophoneas honorait la grandeur,

660   Tout de ce jour fameux relevait la splendeur.

Des peuples différents de tout ce vaste Empire,

Pour lui le juste zèle également conspire.

As-tu bien entendu leurs applaudissements ?

Thermutis, as-tu vu leurs tendres mouvements ?

665   De tapis et de fleurs Memphis partout ornée ;

Et toute cette foule à genoux prosternée ?

Du peuple et des hérauts discernais-tu la voix ?

N'as-tu pas entendu répéter mille fois ;

C'est par lui que l'Egypte en biens est si féconde ;

670   Qu'il vive ; c'est le père et le Sauveur du Monde.

Vous qui faites trembler la Terre sous vos pas,

Vous, Guerriers furieux, qui parmi les Combats ,

Traînant avec l'effroi la Parque meurtrière,

Répandez à nos yeux une triste lumière ;

675   Qui triomphez souvent des Peuples égorgés,

De Trônes abattus, des états ravagés,

Que l'on doit préférer ce Triomphe paisible

À toute vôtre gloire et funeste et terrible !

Mon époux triomphant, sans orgueil, sans fierté,

680   Nous montrant sur son Char sa douce Majesté ,

Par un regard serein, une modeste joie,

Répondait à ces cris qu'au Ciel Memphis envoie.

Mais bientôt de sa gloire il a paru lassé.

Et trop vite à nos yeux le Triomphe a passé.

685   Les premiers de la Cour qu'à sa Table il invite,

Dans son appartement revenant à sa suite,

Il fait à ce festin appeler ces Hébreux !

D'où viennent tant d'égards qu'il témoigne pour eux ?

Moi-même à me troubler je suis ingénieuse ;

690   Je ne puis modérer ma crainte curieuse.

Qui font ces inconnus ? Que viennent-ils chercher ?

De quelle inquiétude ont ils pu le toucher ?

J'ai chargé Thiamis de voir ce qui se passe.

Je viens de le mander.

THERMUTIS.

Lui, qui vous doit sa place,

695   Et toutes les faveurs qu'il tient de votre époux,

Ne peut mieux employer son zèle que pour vous.

AZANETH.

Je vais savoir de lui ce qu'il faut que je croie.

SCÈNE II.
Azaneth, Thiamis, Thermutis.

AZANETH.

Thiamis, que fait-on ?

THIAMIS.

De merveille et de joie

Dans le festin pompeux tout paraît transporté.

700   Ces étrangers, reçus avec tant de bonté,

Placés devant mon maître, admiraient en silence

Le surprenant éclat de sa magnificence.

Un d'entre eux est surtout comblé de ses faveurs.

D'abord un grand respect avait contraint leurs coeurs ;

705   Enfin par sa douceur ce grand respect s'oublie,

Et d'une libre joie ils ont l'âme remplie.

Les yeux fixés sur eux, sans les en détourner,

On dirait qu'il s'applique à les examiner,

Souvent avec tendresse on le voit leur sourire ;

710   Et quelquefois, Madame, on l'entend qui soupire.

AZANETH.

Qui font-ils, le sais-tu ? N'en a-t-il rien marqué ?

THIAMIS.

Son secret jusqu'ici ne s'est point expliqué.

AZANETH.

C'est par eux qu'il ressent de secrètes alarmes ?...

Après les avoir vus il a verse des larmes.

715   Il a cessé tantôt de les entretenir,

Tout baigné par des pleurs qu'il n'a pu retenir.

Dans leur destin obscur, qu'est-ce qui l'intéresse ?

Quelle est cette douleur, quelle est cette tendresse ?

Ah ! Ce doit être enfin quelque triste rapport,

720   Qui jette tant de trouble en un esprit si fort.

THIAMIS.

Vous en ferez, Madame, instruite par lui-même.

Il vient.

AZANETH.

Il laisse voir une tristesse extrême.

Voyons si le sujet en peut être éclairci.

SCÈNE III.
Joseph, Azaneth.

AZANETH.

Pouvez-vous du festin vous retirer ainsi,

725   Seigneur ? Quoi ? Dans ce jour pour vous brillant de gloire,

Dont l'Égypte jamais ne perdra la mémoire,

Ou tous les coeurs pour vous sont comblés de plaisirs,

Vous êtes donc le seul qui poussez des soupirs ?

Je ne demande pas d'entrer dans ces pensées,

730   Pour le bien de l'État sans relâche exercées ;

Sur les secrets du Roi je me tais : mais, Seigneur,

Ne saurais-je avoir part à ceux de votre coeur.

JOSEPH.

vos charmantes bontés, vôtre rare prudence,

Madame, ont toujours eu toute ma confiance.

735   Quels pénibles travaux, et quels cuisants soucis,

Par ces aimables soins ne seraient adoucis ?

Et pour vous, et pour moi, si vous voulez, Madame,

Qu'en cette occasion je vous ouvre mon âme ;

C'est ce même triomphe, et ce comble d'honneur,

740   Cet excès inouï de gloire et de bonheur,

Qui vient à mon esprit, par des couleurs plus vives,

Offrir des malheureux les images plaintives,

Madame, en cet état sublime et fortuné,

Il me souvient toujours en quels lieux je suis né,

745   Dieu me conserve encore un père vénérable,

Mais pour l'amour des siens vieillard inconsolable,

Et qui voit désoler par les calamités,

Ces beaux lieux qu'en repos il avait habités,

Hélas ! Quand je devrais lui montrer ma tendresse,

750   Je le laisse languir accablé de tristesse !

AZANETH.

Sans nous abandonner, hé quoi ? Ne pouvez-vous

Lui partager nos biens, l'appeler parmi nous ?

De ce devoir si tendre occupé pour un père,

Qu'en vous cette amitié, Seigneur, me devient chère !

755   Mais s'il gémit ainsi sous un ciel rigoureux,

Que ne l'attirons-nous sur des bords plus heureux ?

Pour aplanir sa route, un mot vous peut suffire ;

Qu'il vienne voir son fils, maître de cet Empire,

Et prolongeant ses jours, de tristesse abattus,

760   Qu'il jouisse en vos bras du fruit de vos vertus.

Que je révère en lui le chef de la famille,

Et qu'il m'aime à son tour en véritable fille.

De quel parfait bonheur je devrais m'assurer,

S'il ne vous restait rien ailleurs à désirer !

JOSEPH.

765   Lui peut-on en ces lieux promettre un sort tranquille ?

Ah ! Que ce beau projet, Madame, est difficile !

AZANETH.

Quoi ? Seigneur, doutez-vous que les Égyptiens

Sauvez de tant de maux, comblés de tant de biens,

Ne prennent pour objet de leur reconnaissance,

770   Un Homme à qui l'on doit votre heureuse naissance ?

Il jouira des biens que vous nous conservez.

Tous ces Peuples nombreux que vous avez sauvés,

À ce père fi cher rendront un juste hommage.

JOSEPH.

Ah ! Qu'est-ce que l'amour du vulgaire volage ?

775   Quand le peuple est soumis aux lois d'un étranger,

Que toute cette ardeur est facile à changer !

Oui, malgré ces honneurs dont l'éclat vous enchante,

Des peuples et des Rois la faveur est changeante.

Le coeur des courtisans nous est-il bien soumis ?

780   Ce qui les rend jaloux, les peut-il rendre amis ?

Ne sais-je pas déjà ce que c'est que l'envie ?

Et mon père, Madame, au déclin de sa vie,

Sous un Ciel inconnu peut-il se hasarder ?

Quelque asile en ces lieux qu'on lui puisse accorder,

785   Lui qui d'un culte saint, d'un zèle véritable,

Adore du vrai Dieu le pouvoir redoutable,

De quel oeil verra-t-il les cultes odieux,

Dont l'idolâtre Égypte honore ses faux Dieux ?

Ici tout est rempli de prodiges bizarres,

790   De superstitions infâmes et barbares ;

Et la crainte seconde en fantômes divers,

Peuple d'indignes Dieux, l'Eau, la Terre et les Airs.

Mais enfin, Azaneth, s'il faut que je m'explique,

Tout ce vaste Univers n'a qu'un moteur unique,

795   Invisible soleil, source de vérité ;

Dont notre esprit reçoit l'immortelle clarté ;

Les vertus que produit la raison épurée,

Sont le culte que veut Sa Majesté sacrée,

De ce Dieu, seul vrai Dieu, seul digne d'être aimé...

AZANETH.

800   Ce Dieu, dans vos discours, mille fois m'a charmé.

Vous l'adorez ici ; votre père de même,

Peut s'attacher toujours à son culte suprême.

Seigneur, auprès du Roi vous pouvez tout oser ;

Ce Prince à vos désirs ne peut rien refuser,

805   De sauveur de l'État n'avez-vous pas le titre ?

Des lois et des autels n'êtes-vous pas l'arbitre ?

Mais voyez donc le Roi. Qu'attendez-vous ? Venez

Employer près de lui ces moments fortunés.

Que pourrait-il penser de ce triste silence ?

810   Songez que vous devez paraître en sa présence.

Lorsque les Rois sur nous répandent leurs faveurs,

Ils veulent que la joie éclate dans nos coeurs.

La Reine me demande ; et je vais auprès d'elle

Lui soumettre pour vous votre gloire nouvelle.

815   J'espère en même temps disposer ses bontés

À l'accomplissement de nos félicités.

Non, non, pour vos parents, Seigneur, pour votre père,

Notre Égypte n'est pas une terre étrangère.

Ma réponse bientôt calmera vos ennuis.

SCÈNE IV.
Joseph, Hely.

JOSEPH.

820   Viens, Hely. N'es-tu pas dans le trouble où je suis ?

Au milieu du festin, à l'aspect de mes frères,

Que mon coeur a senti de mouvements contraires !

J'éprouvais tour à tour, le courroux, la pitié,

La tendresse, l'horreur, la haine, l'amitié ;

825   Malgré moi leur orgueil, et leur haine sanglante,

Quand je veux l'oublier, à mes yeux se présente.

Par eux, pour m'abîmer, des gouffres sont ouverts,

Le poignard est levé, je suis chargé de fers ;

Pour me livrer esclave ils prolongeaient ma vie,

830   Mais dans leur coeur perfide ils me l'ont tous ravie.

Ruben ne m'a donné qu'un secours impuissant ;

Et mon cher Benjamin est le seul innocent.

Que font-ils ?

HELY.

Tout remplis, tout pénétrés de joie,

Ils regardent vos dons qu'à leurs yeux on déploie.

835   Ils brûlent d'emporter ces secours précieux.

JOSEPH.

Sans me connaître encor, quitteront-ils ces lieux ?

Le secours qui leur plaît d'une main étrangère,

Leur ferait un outrage, accepté de leur frère !

Pourraient-ils supporter dans cet illustre sort,

840   Ce Joseph dont leur haine avait juré la mort ?

Si pour des biens songés, une gloire en idée,

J'ai vu d'un tel courroux leur âme possédée,

Quelle horrible fureur en eux doit exciter

Ce comble de grandeurs où l'on me voit monter !

845   Je vois avec transport Benjamin ce cher frère,

Dont ma mère Rachel était aussi la mère ;

Des mêmes sentiments nous sommes animés,

Tous deux de notre père également aimés.

Eh ! De quel doux plaisir j'aurais l'âme comblée,

850   En voyant ma famille en ces lieux rassemblée,

M'aimer, me reconnaître, et chérir mes bienfaits !

Mais il faut dans mon coeur renfermer ces souhaits !

Je vais me taire encor ; Dieu daignera m'instruire,

Agissons en silence, et nous laissons conduire.

855   Mes frères vont paraître.

HELY.

  Oui, Seigneur, les voici.

JOSEPH.

Toi, ne t'éloigne pas ; et qu'on nous laisse ici,

Que la sainte amitié, s'il se peut, les anime ;

J'attends leur repentir, je pardonne leur crime ;

Avec plaisir sur eux je répandrai mes biens.

860   Leurs devoirs violés ne changent pas les miens.

SCÈNE V.
Joseph, Ruben, Siméon, Juda, Benjamin, Thiamis.

RUBEN.

Comblez de vos bontés, témoins de votre gloire,

Permettez qu'à Jacob nous en tracions l'histoire.

Notre père, Seigneur, sur ces événements,

Sera rempli de joie et de ravissements.

865   Et pour nous, qui peut mieux lui témoigner le zèle

Dont nous obéissons à la loi paternelle,

Que notre empressement à quitter ces beaux lieux ;

Où près de vous tout charme et nos coeurs et nos yeux ?

Les moments lui sont chers ; et nous osons vous dire

870   Qu'à peine, loin de nous, ce bon vieillard respire.

Il nous a défendu de faire aucun séjour

Son ordre et le besoin pressent notre retour.

Pour achever, Seigneur, une grâce si grande,

Ordonnez, s'il vous plaît, le départ qu'il demande ;

875   Faites-lui ressentir vos heureuses faveurs ;

Et que nôtre présence aille sécher ses pleurs.

JOSEPH.

Tout était préparé. Marchez en diligence.

J'approuve vos désirs et votre impatience ;

N'ayez point de repos qu'auprès de lui rendus,

880   Il n'ait avec ses fils ces secours attendus.

Ramenez Siméon dont j'ai brisé la chaîne.

Que Benjamin demeure.

JUDA.

Ah ! Quelle est nôtre peine !

De ne pouvoir, Seigneur, obéir à vos lois !

Jacob ne laisse pas l'échange à notre choix.

885   On peut vous avoir dit sa première disgrâce.

Déjà privé d'un fils qu'en son coeur rien n'efface,

Il en voit dans cet autre et l'esprit et les traits ;

Le jeune Benjamin calme ses longs regrets,

Il croit revoir Joseph ; et son âme éperdue,

890   Compte tous les moments qu'il est loin de sa vue.

JOSEPH.

Laissez-le moi, vous dis-je, allez partez sans lui.

Jacob verra bientôt dissiper son ennui,

Quand il saura les biens et le bonheur extrême.

Dont je veux en ces lieux combler ce fils qu'il aime.

JUDA.

895   J'ai promis son retour, et sans le remener,

Aux rives du Jourdain je ne puis retourner.

BENJAMIN.

Si ma timide voix ose se faire entendre,

Je vous dirai, Seigneur, que d'un père si tendre,

Je dois aller encor suivre les saintes lois ;

900   Je dois aller encore m'instruire par sa voix.

Heureux si je pouvais apprendre de mon père

Ces divines leçons que pratiquait mon frère.

Tout ce que de Joseph j'entendais raconter,

M'enflamme du désir de pouvoir l'imiter ;

905   C'est l'exemple éternel que Jacob me présente.

JOSEPH.

Si vous en conservez la mémoire touchante,

Demeurez, Benjamin, et recevez ma foi,

Que vous retrouverez votre cher frère en moi,

Je ne vous offre point une amitié commune ;

910   Auprès de Pharaon, partagez ma fortune ;

Pour vous mieux établir, croyez, cher Benjamin,

Que vous serez conduit et formé de ma main.

BENJAMIN.

Je ne puis de Jacob délaisser la vieillesse ;

Je dois par mon retour répondre à sa tendresse.

915   Sans voir tout cet éclat que vous me promettez,

Quel charme plus puissant je trouve en vos bontés !

Seigneur, il s'en faut peu que je ne les préfère

À tous les noeuds du sang, à l'amour de mon père !

Sans ce premier devoir, qu'il m'aurait été doux

920   D'apprendre les vertus, Seigneur, auprès de vous,

JOSEPH.

Où suis-je !

JUDA.

Par ses pleurs un père le rappelle.

Approuvez pour Jacob notre devoir fidèle.

Nous vous l'avons dépeint, Seigneur, de ses vieux ans

Traînant seul, affligé, les restes languissants.

925   Il vit du seul espoir que nous allons lui rendre

Ce fils, le dernier fruit de l'amour le plus tendre,

Lorsque pour obéir à votre ordre absolu ,

À nous le confier Jacob s'est résolu ;

« Mes Fils, nous a-t-il dit, en nous donnant ce gage,

930   Vous me voyez penchant à la fin de mon âge ;

Si mon cher Benjamin ne revient dans mes bras,

Vous allez par sa perte avancer mon trépas ;

En perdant cet objet dont mon âme est ravie,

Je vais dans la douleur finir ma triste vie. »

935   Jamais à l'envoyer il n'eût pu consentir,

Si nos serments...

JOSEPH.

Hé bien, qu'on les fasse partir ;

Allez, vous le voulez ; il faut vous satisfaire.

RUBEN.

À vos sacrés genoux...

JOSEPH.

Que j'ai peine à me taire !

Ne perdez point de temps. Mes Ordres sont donnés

940   Emportés les présents qui vous sont destinés.

RUBEN.

Que de grâces, Seigneur, nous avons à vous rendre !

Que le Ciel ait pour vous...

JOSEPH.

Partez, c'est trop attendre.

SCÈNE VI.
Joseph, Hely.

JOSEPH.

J'y consens donc ? Il part. Cruel consentement.

Puis-je de Benjamin souffrir l'éloignement ?

945   Que faire ? Que penser ? Qu'est-ce que je médite ?

Allons, Divin Esprit, qui règles ma conduite,

Sur mon cher Benjamin daigne encor m'éclairer.

Dois-je le retenir ? Dois-je m'en séparer ?

ACTE IV

SCÈNE I.
Joseph, Hely.

HELY.

Je les ai vu partir ; et mon âme attendrie

950   S'envolait, sur leurs pas, dans ma chère patrie,

Mon esprit les suivait en ces vallons aimés,

Où du Dieu d'Israël les traits sont imprimés.

JOSEPH.

On les arrête, Hely. Thiamis, que j'envoie,

Pour flatter ma douleur, va retarder leur joie.

955   Hélas ! Comme autrefois, que ne puis-je avec eux

Du tranquille Jourdain voir le rivage heureux !

Tu le sais ; que mon âme alors était contente !

Quels beaux jours éclairaient ma jeunesse innocente,

Parmi ces prés fleuris, sur ces riants coteaux,

960   Où paissaient de Jacob les fertiles troupeaux ! .

Que d'un père si bon l'amitié m'était chère !

Hely, que je trouvais de douceur à lui plaire !

Avec quelle rigueur des frères trop cruels,

M'ont arraché du sein et des bras paternels !

965   Ô malheureuse envie ! Ô Monstre détestable,

Par la proximité toujours plus implacable,

Dans sa noire fureur prompte à s'envenimer,

Contre ceux que le Ciel nous ordonne d'aimer !

Tous les noeuds sont rompus par sa rage inhumaine ;

970   D'un frère contre un frère elle allume la haine !

HELY.

Mais Benjamin, Seigneur, s'est fait voir aujourd'hui

Digne du tendre amour que vous avez pour lui.

Pour le nom de Jacob quelle douce espérance !

Pour l'honneur des Hébreux quelle heureuse assurance.

JOSEPH.

975   Ah ! Qu'il revienne, Hely. Je ne puis consentir

À quitter Benjamin, à le laisser partir ;

Et je crois que le Ciel, à mes desseins propice,

Approuve de mon coeur l'innocent artifice.

De Jacob cependant je prévois la douleur.

980   Tu peux toi-même, Hely, détourner ce malheur.

Au lieu de Benjamin, toi, pars avec mes frères;

Ensemble portez-lui ces moissons salutaires.

Dis-lui tout ce que Dieu daigne faire pour moi,

Les biens que j'ai reçus, l'état où je me vois.

985   Dis-lui que Benjamin m'est plus cher qu'à lui-même ;

Et que je l'associe à mon bonheur suprême.

Qu'enfin je crains pour lui des frères inhumains ;

Que je le veux ôter de leurs cruelles mains,

Peut-être qu'à son tour cette maligne envie ,

990   Qui me vendit esclave, attaquerait sa vie.

Hé quoi ? Si de mon père on le voit trop aimé,

Et si pour son mérite il est trop estimé,

Bientôt de cet amour, bientôt de cette estime,

Ses frères ennemis lui pourraient faire un crime ;

995   Ses charmantes vertus armeront le courroux,

De ces esprits livrés à leurs transports jaloux.

De ces perfides coeurs on connaît la faiblesse ;

Ils révèrent un Dieu quand le malheur les presse ;

Et de ce même Dieu, qu'ils ont tant imploré,

1000   Sitôt qu'ils font heureux le nom est ignoré.

Par les coups du malheur leur âme est abattue ;

Mais leur malignité n'est pas encor vaincue.

Pour mon cher Benjamin je veux les éprouver ;

Jusqu'au moindre regard je vais les observer.

1005   Pour connaître leur coeur, Hely, forcé de feindre,

Si je les fais souffrir, j'en suis le plus à plaindre ?

J'entends du bruit, c'est eux.

SCÈNE II.
Joseph, Ruben, Siméon, Juda, Benjamin, Thiamis, Hely.

RUBEN, sans voir Joseph.

Quoi donc ? Pour quels forfaits

Nous fait-on revenir par force en ce Palais ?

Votre Maître peut-il approuver cette audace ?

1010   Lui, de qui la bonté nous a fait tant de grâce ?

Il punira bientôt le cruel traitement

Qui nous est fait ici sans son consentement.

Voyant Joseph.

Ah ! Seigneur, à vos pieds vous nous voyez encore,

On ose nous poursuivre, et l'on nous déshonore ;

1015   On vient nous arrêter comme des criminels !

Quel sujet nous expose à ces affronts mortels ?

Qu'ont-ils, ces furieux, qu'est-ce qui les anime ?

Ne nous peut-on au moins apprendre notre crime ?

THIAMIS.

Comment, Hommes ingrats, osez-vous voir le jour ?

1020   De tant de biens reçus est-ce là le retour ?

Mon Maître ouvre pour vous une main libérale,

Ses grâces empêchaient votre perte fatale ;

Et des heureux secours qui vous sont accordés,

Voilà, voilà le prix, lâches, que vous rendez.

1025   Peut-on vous ordonner de supplice assez rude ?

Mêler le sacrilège avec l'ingratitude !

Vous avez emporté le vase précieux,

Dont mon maître se sert en consultant les Cieux ;

Ce trésor tout sacré, cette coupe augurale

1030   Où quand il sacrifie...

JUDA.

  Ô fureur sans égale !

Quel horrible mensonge ose nous attaquer ?

Quoi ! Seigneur, contre vous nous aurions pu manquer ?

Nous aurions oublié ces bienfaits et ces grâces,

Qui de nos maux pressants dissipaient les menaces ?

1035   Nous aurions pu descendre à cette indignité ?

Nous nous ferions souillés par cette lâcheté ?

Ah ! Ne permettez pas qu'une noire imposture,

À vos rares bontés mêle une telle injure.

Oui, Seigneur, si le vase est trouvé parmi nous,

1040   Par de cruels tourments nous voulons périr tous.

JOSEPH.

D'un excès de rigueur je ne suis point capable.

La peine ne fera que pour le seul coupable.

Je crois que parmi vous il s'en trouve en effet,

Qui ne sont point souillés d'un si lâche forfait ;

1045   Et peut-être qu'un seul a failli sans complice.

J'examinerai tout, et vous rendrai justice.

SCÈNE III.
Joseph, Officier, Benjamin, Ruben, Siméon, Juda, etc.
Thiamis, Hely.

JOSEPH.

A-t-on le vase ?

OFFICIER.

Après l'avoir longtemps cherché,

Parmi vos riches dons il se trouve caché.

Le larcin se mêlait à ces faveurs si chères,

1050   Dont Benjamin se voit comblé sur tous ses frères,

Il avait pris le vase, il osait l'emporter.

JOSEPH.

Est-il bien vrai ?

OFFICIER.

Seigneur, on n'en peut plus douter.

Le crime le regarde.

JOSEPH.

Hé bien, qu'on le retienne.

BENJAMIN.

Moi ! Ciel, quelle innocence est égale à la mienne !

RUBEN.

1055   C'est à vous d'ordonner, de disposer de nous ;

Nous respectons, Seigneur, votre juste courroux.

Mais il est des esprits qui se plaisent à nuire.

Quelqu'un par ce faux crime a voulu nous détruire ;

D'un perfide ennemi les regards envieux

1060   N'ont pu nous voir jouir de vos dons précieux.

JOSEPH.

Non, non. Ne cherchez point de défenses frivoles.

Contre un fait avéré, que servent les paroles ?

Au plus grand nombre ici je veux bien pardonner.

Vous tous, en sûreté, vous pouvez retourner ;

1065   Je n'ai de châtiment que pour l'auteur du crime,

Et lui seul dans les fers en fera la victime.

Je ne vous retiens plus.

BENJAMIN.

Voyez la vérité.

Est-ce là le bonheur dont vous m'avez flatté :

JUDA.

Je ne puis concevoir quelle affreuse disgrâce,

1070   Sur nous de votre haine excite la menace.

Mais, si, sur notre tête attirant ce danger,

Le Ciel de quelque crime a voulu se venger,

Du jeune Benjamin épargnez l'innocence,

Et tournez contre nous toute votre vengeance.

BENJAMIN.

1075   De ce crime honteux je me vois accuser !

Hélas ! Et que de maux je dois toujours causer !

En naissant j'ai causé le trépas de ma mère,

Et je vais, en mourant, faire expirer mon père :

Malheureux Benjamin, à Jacob, à Rachel !

1080   Tu dois également porter le coup mortel !

Hélas ! Dans l'infortune où je vous abandonne,

Mon père, que je plains l'ennui que je vous donne.

Je vais, comme Joseph, vous percer de douleurs ;

Je n'ai pas ses vertus, et j'aurai ses malheurs.

JOSEPH.

1085   Je n'en puis plus, Hely ! Qu'on forte, qu'on finisse.

Que sans retardement mon ordre s'accomplisse.

Ôtez le criminel ; gardez-le Thiamis.

Allez. Ce prisonnier en vos mains est remis.

SCÈNE IV.
Joesph, Juda, Siméon.

JOSEPH.

Vous, partez je l'ordonne.

JUDA.

Ah ! Seigneur, pour m'entendre,

1090   Calmez votre colère, ou daignez la suspendre,

À votre esclave, hélas ! Permettez de parler.

Qu'à vos yeux tout mon sang ici puisse couler,

Plutôt que Benjamin...

JOSEPH.

Ma patience est lasse.

Recevez-vous ainsi mes bienfaits et ma grâce ?

1095   Vous avez lieu, je crois, de louer ma bonté.

J'ai parlé, c'en est fait, et j'ai trop écouté.

Le châtiment suivrait un refus téméraire.

Partez, obéissez. Ah ! Sous ce front sévère,

Je sens mon coeur serré, je sens baigner mes yeux.

1100   Pour cacher ce désordre, ôtons-nous de ces lieux.

SCÈNE V.
Ruben, Siméon, Juda.

SIMÉON.

Quel changement ! Ainsi nous perdons l'espérance,

Qui venait d'adoucir notre longue souffrance ?

Après ces vains honneurs, dont il nous a flatté,

Nous sommes poursuivis, trahis, persécutés !

1105   Quelle était la fureur de ces fiers satellites ?

Il avait résolu ces injustes poursuites !

RUBEN.

Je ne puis démêler les replis de son coeur.

Tandis que Benjamin éprouve sa rigueur,

Tout chargés de ses dons, voyez qu'il nous renvoyer ?

SIMÉON.

1110   Il goûte en notre peine une secrète joie.

Présents vains et trompeurs. Ah ! Désabusez-vous,

Si nous partions encore, on courrait après nous.

Sur un sujet si faux sa colère allumée,

D'un prétexte nouveau serait bientôt armée.

RUBEN.

1115   Non, je ne conçois point ces rudes traitements !

J'ai cru voir dans ses yeux de plus doux sentiments.

SIMÉON.

Quoi ! Ne devions-nous pas dès le premier voyage,

Avoir prévu l'embuche où notre erreur s'engage ?

Nous vîmes ce tyran contre nous irrité ;

1120   Et s'il mit quelque frein à sa malignité,

Cette pitié forcée était un artifice ;

Il méditait dès lors sa perfide injustice.

C'était un piège, hélas ! Notre oeil fut étonné

De retrouver tout l'or que nous avions donné ;

1125   Mais l'on nous préparait cette mortelle injure,

Et notre propre sang en va payer l'usure.

JUDA.

Malheureux ! Connaissons la main qui nous poursuit.

De nos cruels Complots nous recueillons le fruit.

Dieu nous trouve partout ; tôt ou tard sa Justice

1130   Atteint les Criminels qu'il faut qu'elle punisse ;

Et les crimes, cachés dans le fonds des déserts,

Ne peuvent éviter ses yeux toujours ouverts.

RUBEN.

Moi, qui de vos forfaits ne me sens point coupable :

Avec les criminels sa vengeance m'accable ;

1135   Ou plutôt, il est vrai je l'ai trop mérité,

Puisqu'à vos attentats j'ai si mal résisté.

Je vous exhortais bien d'épargner l'innocence ;

Mais, Ciel ! Je fus trop faible à prendre sa défense.

SIMÉON.

D'une fureur jalouse, un soudain mouvement,

1140   Devait-il recevoir un si long châtiment ?

JUDA.

Que devient Benjamin ? Que deviendra mon père ?

Nous avons dans les fers amené notre frère !

Oui, si Jacob le perd, il va mourir, hélas !

Et Jacob meurt aussi, si nous ne partons pas.

1145   Quand nous l'avons quitté, nos familles mourantes

Éprouvaient de la faim les cruautés pressantes ?

Nos femmes, nos enfants, Jacob tout va périr,

Si le Ciel apaisé ne veut les secourir !

SIMÉON.

Il faut braver ici le coup qui nous menace,

1150   Mourons.

RUBEN.

  Dieu d'Israël, qui vois notre disgrâce,

Bien que ces châtiments, grand Dieu ! Soient mérités,

Que notre repentir rappelle tes bontés.

JUDA.

Cherchons Sophoneas ; que notre voix l'implore.

S'il nous était permis de l'approcher encore ;

1155   Hélas ! Si nous pouvions à ses pieds nous jeter,

S'il daignait un moment encor nous écouter ?

Après avoir paru pour nous si favorable,

A-t-il pris pour jamais un coeur inexorable ?

Allons, pour le fléchir, faire un dernier effort,

1160   Qu'il nous accorde, enfin, Benjamin ou la mort.

ACTE V

SCÈNE I.
Ruben, Siméon, Juda.

RUBEN.

Malheureux Benjamin ! Sophoneas s'abuse,

S'il croit que nous partions lorsqu'il nous le refuse :

Sans cesse par nos cris nous le demanderons ;

Jusqu'au dernier soupir ici nous nous plaindrons.

1165   Il ne veut rien entendre. Il est inaccessible

Ce tyran ! Il ordonne un départ impossible !

SIMÉON.

C'en est fait, au retour il ne faut plus penser.

RUBEN.

Mes frères, notre coeur n'a point à balancer.

JUDA.

Quoi ! Nous verrions encore un père inconsolable,

1170   Rappeler de Joseph la perte lamentable.

« Rachel, nous dirait-il, au déclin de mes ans,

Mon aimable Rachel m'a donné deux enfants,

Vous m'avez rapporté de sanglants témoignages

Qu'un d'eux fut dévoré par les bêtes sauvages ;

1175   Et l'autre qu'en vos mains j'ai remis malgré moi,

Ce gage précieux commis à votre foi,

Périt... J'éviterai ses plaintes douloureuses ;

Les plus cruelles morts pour moi sont moins affreuses.

En pleurant Benjamin, qu'il nous regrette aussi.

1180   Nous suivrons tous Joseph qui vint mourir ici.

Égypte, ton seul nom me confond et m'étonne !

Ce souvenir me glace, et l'honneur m'environne !

C'est-là que dans les fers Joseph est expiré :

Pour venir en Égypte, hélas ! Il fut livré ;

1185   C'est aussi le lieu même, ô Ciel ! Où ta Justice

Résout que nous venions chercher notre supplice,

Nous irritons ici les yeux de l'Éternel.

Par nous Joseph est mort, ainsi qu'un autre Abel ;

Il éprouva des siens la jalouse furie,

1190   Et de son sang, hélas ! J'entends la voix qui crie !

SIMÉON.

Que Joseph est heureux ! s'il a fini ses jours:

Des plus cruels ennuis la mort tranche le cours;

S'il vit , s'il voit encore l'Astre qui nous éclaire »

Lorsque du Ciel sur nous il arme la colère,

1195   Et que tant de malheurs le vengent aujourd'hui,

En quelque état qu'il soit quelle gloire pour lui !

Mais le voilà , celui qui punit nôtre crime.

Quelle sévérité dans ses regards s'exprime !

SCÈNE II.
Joseph, Ruben, Simeon, Juda.

JOSEPH.

Quoi ! Vous ne partez pas ?

RUBEN.

Que nous ordonnez-vous ;

1200   Partir sans Benjamin, Seigneur, le pouvons-nous :

Daignez-nous écouter, que la pitié vous touche ;

La pure vérité parle par notre bouche ;

À nos gémissements laissez-vous émouvoir,

Et vous-même voyez quel est nôtre devoir.

1205   Sans vouloir d'un coupable obstiner la défense,

Nous avouerons, Seigneur, qu'il a fait une offense

Que ne peut trop punir votre sévérité ;

Mais laissez seulement agir votre bonté.

Quand la Justice a droit de perdre un misérable,

1210   Suivez, pour le sauver, la Pitié secourable.

Vous faites tant de biens, Seigneur, vous soulagea

Les mortels languissants, les peuples affligés ;

Mais vous couronnerez vos vertus adorables

Si vous savez encor pardonner aux coupables.

JUDA.

1215   Votre main bienfaisante a daigné nous nourrir,

Vous nous avez, Seigneur, empêché de mourir ;

Vos premières faveurs des autres sont un gage.

Daignez, hélas ! Daignez conserver votre ouvrage ;

De vos dons précieux soyez ici jaloux ;

1220   Et que plus d'une fois nous respirions par vous ;

Objets infortunés d'une si noble envie,

Qu'un généreux pardon nous donne encor la vie.

Dans l'accusation de ce crime odieux,

Nous voyons éclater la vengeance des Cieux ;

1225   Je l'avouerai, Seigneur, ce que l'on nous impute,

Vient d'un ordre d'en haut qui sur nous s'exécute ;

Et pour un crime faux un juste jugement,

Sur de vrais criminels porte le châtiment.

Nous tous, hors Benjamin, méritons le supplice ;

1230   Lui seul est innocent, que lui seul vous fléchisse.

Si l'ennui dont Jacob est encor pénétré,

Pour la mort de Joseph si tendrement pleuré,

Ne nous avait appris quelle atteinte mortelle

Lui fera ressentir cette perte nouvelle,

1235   Soumis à votre loi, respectant vos arrêts,

Nous mourrions sans former ni plaintes ni regrets.

Ah ! Seigneur, si le Ciel qui vous rend tout prospère,

A conservé les jours de votre auguste père,

S'il jouit de la gloire et du plaisir si doux,

1240   De donner à l'Égypte un maître tel que vous,

S'il voit en vous l'objet de sa digne tendresse,

Et l'admirable appui d'une heureuse vieillesse ;

C'est en son nom, Seigneur, que nous vous implorons,

C'est par son nom sacré que nous vous conjurons

1245   De rendre au vieux Jacob Benjamin qu'il appelle.

Accordez cette grâce à l'amour paternelle ;

Et que Dieu, qui lui-même est père des humains,

Verse toujours sur vous ses dons à pleines mains.

Rendez-nous Benjamin. Ou si votre justice

1250   Pour son crime apparent ordonne son supplice,

S'il doit mourir, changés de victime aujourd'hui,

J'irai sur l'échafaud, et je mourrai pour lui.

Si par une autre peine, à son crime ordonnée,

Vous destinez aux fers sa vie infortunée,

1255   Permettez que pour lui j'ose me présenter,

Et vous offre une main plus propre à les porter,

Nourri dans les travaux, mon zèle infatigable,

Seigneur, de vous servir me rendra plus capable,

Si de vos châtiments je puis le garantir,

1260   Pour moi ce joug pesant se fera peu sentir.

Chaîne, prison, trépas, quelque sort que j'obtienne,

S'il retourne à Jacob....

JOSEPH.

Que Benjamin revienne.

Ah ! Par ces tendres pleurs mon coeur est déchiré !

De joie et de douleur je me sens pénétré !

1265   Qu'on me laisse avec eux.

SCÈNE III.
Joseph, Benjamin, Ruben, Siméon, Juda, etc.

JOSEPH.

  Levez-vous. Ah ! Mes Frères

C'en est trop. Je le vois, vos larmes sont sincères.

Je suis Joseph. C'est moi. Votre coeur prévenu,

Sous un nom étranger ne m'a point reconnu.

Benjamin !

BENJAMIN.

Vous !

RUBEN.

Joseph !

JUDA.

Ô Ciel !

JOSEPH.

Chassez la crainte,

1270   Dont je vois à mon nom que vôtre âme est atteinte.

Mes Frères, approchez, venez, séchons nos pleurs ;

Ce grand jour pour jamais doit finir nos douleurs.

Approchez sans frayeur ; embrassez votre frère ;

Il n'est plus un sujet de haine et de colère.

1275   Notre père est vivant ; mes Frères, je vous vois !

Ô Ciel ! Que de bontés tu prodigues pour moi !

Dans ces embrassements tout pleins de confiance,

Lotions et bénissons la feinte providence.

BENJAMIN.

Seigneur !

SIMÉON.

Joseph !

RUBEN.

Mon frère !

JUDA.

En quel étonnement !

JOSEPH.

1280   Aimez-moi. Pardonnez ce long déguisement.

La manière cruelle, oui, je vous le confesse,

Dont vous aviez traité ma timide jeunesse,

Semblait à mon esprit un signe trop certain

Que vous aviez le coeur insensible, inhumain ;

1285   Dès le moment qu'ici vous vîntes à paraître,

J'ai voulu l'éprouver, j'ai voulu vous connaître;

J'ai feint de la rigueur, j'ai forcé ma pitié.

Enfin pour Benjamin je vois votre amitié ;

Je ne vois plus en vous de haine ni de crime,

1290   Le devoir vous conduit, la vertu vous anime ;

Et lorsque j'ai pour vous changé de sentiment,

Ainsi que je vous aime, aimez-moi tendrement.

Ne vous reprochez plus mon exil que j'oublie ;

L'Ordonnance du Ciel par là s'est accomplie ;

1295   Pour préparer les biens qui vous sont accordés,

En cet heureux Climat je vous ai précédé ;

C'est Dieu qui m'envoyait, c'est lui dont la puissance

A mis ce grand État sous mon obéissance.

Allez dire à Jacob que le Ciel m'a sauvé.

1300   Qu'il vienne voir la gloire où je suis élevé.

Durant cinq ans entiers l'effroyable famine

Doit désoler encor la triste Palestine;

Et l'on vous ouvre ici l'asile fortuné,

Qui loin de tous ces maux vous était destiné.

RUBEN.

1305   Ô bonheur incroyable ! Ô douceurs infinies ?

Ainsi par vos bontés nos fautes font punies !

Mon frère ! J'ose à peine user d'un nom fi doux,

Surpris, charmé, confus, je répondrai pour tous ;

Nous allons révérer, aimer dans notre frère,

1310   Notre Roi, notre Maître, et notre second père.

Vous reverrez Jacob. Il nous suivra. J'y cours ;

Et ce récit heureux va ranimer ses jours,

sCÈNE IV.
AZANETH, Joseph, ses frères.

AZANETH.

Seigneur, je vous apporte un grand sujet de joie.

JOSEPH.

Ah ! Venez, que la mienne à vos yeux se déploie.

1315   Madame, vous voyez mes frères devant vous.

AZANETH.

L'Égypte, grâce au Ciel, leur offre un sort bien doux,

J'ai vu le Roi, Seigneur, il était chez la Reine ;

Et pour votre famille il a su votre peine.

Je ne pouvais choisir un moment plus heureux ;

1320   Pharaon est ravi de répondre à vos voeux ;

Vous êtes absolu sur lui, sur son Empire ;

Avec tous vos désirs sa volonté conspire.

J'accours pour vous l'apprendre ; et j'ai lieu de penser.

Qu'il va venir lui-même ici vous l'annoncer.

JOSEPH.

1325   Il faut le prévenir, Madame, allons lui rendre....

AZANETH.

Il entre. Et ses bontés ont voulu vous surprendre.

SCÈNE V.
Pharaon, Azaneth, Joesph, ses frères, Gardes.

PHARAON.

Mille nouveaux honneurs seront encor témoins

Du bonheur dont je suis redevable à tes soins,

Ô Toi, qui détournant l'effroyable famine,

1330   De tout ce grand Empire empêches la ruine,

Me conserves mon Peuple, et fais que je suis Roi,

Quels éloges, quels prix feront dignes de toi ?

L'Égypte, dont tu sais la gloire et les délices,

Marque déjà ta place entre ses Dieux propices.

1335   D'un coeur impatient, je viens te reprocher

Les secrètes douleurs que tu voulais cacher.

Appelons ce cher père, objet de tes tendresses ;

Que des chars diligents lui portent nos richesses.

JOSEPH.

Mes Frères à vos pieds osent se présenter

1340   Pour fidèles sujets daignez les accepter ;

On a vanté leurs moeurs et leur noble origine.

Leur coeur à vous servir avec moi se destine,

PHARAON.

Oui, ton père et les siens pourront vivre à ma Cour,

Ou dans tous mes États se choisir un séjour,

1345   J'abandonne à ton choix nos plus belles contrées.

JOSEPH.

Grand Roi, je suis comblé de vos bontés sacrées.

Quels services jamais peuvent les mériter ?

M'est-il permis encor de vous représenter

Que mon père viendra d'une rive étrangère,

1350   Quittant la liberté qui nous était si chère ;

Nous nous donnons à vous de notre volonté ;

Un si bon Roi vaut mieux que notre liberté.

Mais promettez aussi, grand Roi, que notre zèle

Ne fera point troublé dans le culte fidèle

1355   Transmis à nos aïeux par les premiers Humains,

Que notre Dieu forma lui-même de ses mains ;

Et si des temps changés l'ordinaire inconstance

Fait sentir aux Hébreux une puissance,

Qu'il leur sera permis de fuir, loin ces lieux,

1360   Un cruel esclavage, un joug injurieux.

Ainsi toujours le Nil en épanchant ses ondes,

Rende l'Égypte heureuse, et ses plaines fécondes ;

Ainsi toujours le Ciel vous donnant de beaux jours.

Au gré de nos souhaits en prolonge le cours.

PHARAON.

1365   Oui, cher Sophoneas. Oui, Pharaon te jure

Par le Dieu souverain qui régit la Nature ;

Je jure sur ma tête, et pour tous mes neveux ;

Par ce Dieu souverain je m'oblige avec eux,

Qu'on verra les Hébreux à l'abri des outrages,

1370   Habiter librement, ou quitter ces rivages ;

Qu'ils y seront heureux, paisibles, respectés,

Vivant selon leurs lois et leurs solennités.

Et si jamais un Roi qui porte ma couronne,

Ose en rien violer la foi que je te donne,

1375   Qu'il éprouve du Ciel les plus rudes fléaux ;

Qu'en un sang corrompu le Nil change ses eaux ;

Qu'en plein midi les airs tout couverts de ténèbres ;

Ne répandent qu'horreurs et que spectres funèbres ;

Que des coups imprévus qui mènent au cercueil,

1380   Dans toutes les maisons fassent régner le deuil,

Et, si ce n'est assez, que la Mer en furie,

Vengeant notre parjure et notre barbarie,

S'ouvre, et qu'elle engloutisse en son gouffre écumant,

Tous ceux de qui l'audace enfreindra mon serment.

JOSEPH.

1385   Tout s'accomplit ! Je vois les éclatants miracles ;

Et les jours célébrés par de si grands spectacles !

Ce Peuple aimé de Dieu, par ce Dieu même instruit

Honoré de sa vue, et par sa voix conduit,

Va s'égaler en nombre au nombre des étoiles !

1390   Dieu dans le temps marqué dissipera les voiles

Où je figure ici les honneurs souverains

Du MESSIE attendu pour sauver les Humains !

Immolé, Triomphant... Mais, ô Ciel ! Où m'engage

De ce grand avenir l'inconcevable image ?

1395   Où me fait égarer un si prompt mouvement ?

Ah ! Seigneur, pardonnez à mon Ravissement.

PHARAON.

J'approuve tes transports, et l'excès de ta joie.

Va donc, mande ton père, ordonne, presse[,] envoie.

JOSEPH.

Puisse toujours le Ciel de ses dons vous combler.

1400   Et puissent vos neveux, grand Roi, vous ressembler.

 


PRIVILÈGE DU ROI.

LOUIS par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre : À nos amés et féaux Conseillers les Gens tenants nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de nôtre Hôtel, Grand conseil, prevôt de Paris, baillifs, sénéchaux, leurs lieutenants civils, et autres nos justiciers qu'il appartiendra, Salut. Notre très cher et très amé CHARLES-CLAUDE GENEST, de l'Académie Françoide, Abbé de Saint Vilmer, Aumônier ordinaire de notre très chère et très amée fille la Duchesse d'Orleans, Nous a fait remontrer qu'il désirerait faire imprimer Joseph, Tragédie tirée de l'Écriture Sainte, et autres pièces et ouvrages tant en prose qu'en vers dont la plus grande partie ont été déjà donnés au Public, s'il Nous plaisait lui en accorder nos Lettres de privilège nécessaires : À ces causes, voulant favorablement traiter ledit exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces présentes, de faire imprimer par tel Imprimeur ou Libraire qu'il voudra choisir, en telle forme, marge, volumes, et autant de fois que bon lui semblera, ladite Tragédie, et autres pièces et ouvrages de sa composition, pendant le temps et espace de dix années consécutives, à compter du jour et date des présentes ; et de les faire vendre et débiter partout notre Royaume. Faisons défenses à toutes fortes de personnes, de quelque qualité et condition qu'elles soient, d'en introduire d'impression étrangère en aucun lieu de notre obéissance ; et à tous imprimeurs, libraires, et autres, d'imprimer, faire imprimer et contrefaire lesdits ouvrages en tout ni en partie, sous quelque prétexte que ce soit sans la permission expresse et par écrit dudit exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de trois mille livres d'amende contre chacun des contrevenants, applicables un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, un tiers au Dénonciateur, et l'autre tiers audit Exposant, et de tous dépens, dommages et intérêts, à la charge que ces présentes seront enregistrées tout ou long sur le Registre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, dans trois mois de ce jour, et que l'Impression desdits ouvrages fera faite en notre Royaume, et non ailleurs, en beaux caractères et papier, conformément aux règlements de la Librairie ; et qu'avant de les exposer en vente, il en fera mis deux exemplaires dans notre bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, un dans celle de notre très cher et féal Chevalier, Commandeur de nos Ordres, le Sieur Phelippeaux, Comte de Pontchartrain, Chancelier, Garde des Sceaux de France ; le tout à peine de nullité des présentes, du contenu desquelles vous mandons et enjoignons de faire jouir ledit Exposant ou ses ayants cause pleinement et paisiblement, sans souffrir qu'il leur soit causé aucun trouble ou empêchement : Voulons que la Copie ou Extrait desdites présentes, qui : mise au commencement ou à la fin desdits ouvrages, soit tenue pour bien et duement signifiées, et qu'aux copies collationnées par l'un de nos amés et féaux conseillers-secrétaires foi soit ajoutée comme à l'Original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent, de faire pour l'exécution des présentes, tous actes requis et nécessaires, sans autre permission, nonobstant Clameur de Haro, Chartes Normandes, et Lettres à ce contraires : Car tel est notre plaisir. Donné à Versailles le deuxième jour d'Avril, l'an de grâce mille sept cent sept, et de notre règne le soixante-quatrième. Par le Roi en son conseil. Signé, GENEST.

TRegistré sur le Registre Nº2 de la communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, page 195. Nº404 conformément aux réglements, et notamment à l'arrêt du conseil du 13 août 1703. À Paris, ce 21 Avril 1707.

Signé, GUERIN.

Et ledit Sieur Abbé GENEST a cédé son droit du présent privilège, pour la tragédie de Joseph seulement, aux Sieurs Étienne Ganeau et Jacques Étienne, Libraires de Paris pour en jouir suivant leurs Conventions. Ce 20 Février 1711.

Registré sur le Registre Nº3. de la communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, page 145, conformément aux Règlements. À Paris, le 17 Mars 1711.

Signé, DE LAUNAY Syndic.

Nous soussignés JACQUES ÉTIENNE, et ÉTIENNE GANEAU Libraires de Paris, reconnaissons avoir cédé et transporté au Sieur HERAULT Libraire de Rouen, le Privilège que Nous avons de la Tragédie de Joseph, par Monsieur l'Abbé GENEST, pour en jouir suivant les conditions faites entre Nous ; à la charge de n'en point envoyer à Paris : En foy de quoi nous avons signé. À Paris, ce 2 Octobre 1711.

Signé, ÉTIENNE.

Signé, GANEAU.

La cession ci-dessus a été registrée sur le Registre Nº3. de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, page 258. conformément aux Règlements. À Paris, le 8 octobre 1711.

Signé, DELAUNAY Syndic.

La cession ci-dessus a été registrée sur le Registre Nº62. fol. 194. de la communauté des Libraires et Imprimeurs de Rouen, conformément aux Réglements. À Rouen, le 19. octobre 1711.

Signé, R. LALLEMANT Syndic.

J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier Joseph, et j'ai cru que l'Impression en serait aussi agréable au Public que la représentation l'a été. Fait à Paris ce 10 Janvier 1710.

signé, FONTENELLE.


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Notes

[1] Guérets : Terre labourée et non ensemencée. [L]

[2] Trame : Fig. Machiner. [L]

[3] Pompe : Appareil magnifique et somptueux. [L]

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