LA VOLEUSE DU BON MARCHÉ

COMÉDIE

M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

De Jean DRAULT

PARIS, Ernest FLAMMARION, éditeur, 26 rue Racine.

EMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)


Texte établi par Paul Fièvre, mai 2024.

publié par Paul FIEVRE, juin 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:55:01.


PERSONNAGES

MONSIEUR CHAMPBAUDET, petit rentier de Vaugirard, cinquante ans, gros, gras, joufflu, bavard, aimant ses aises, mais timide. Il porte des provisions dans un filet.

EUPHRASIE TACAKEL, jeune femme blonde, élégante, et aussi mince de figure que volumineuse du reste de sa personne,... on verra pourquoi.

LA MÈRE CARRONOT, marchande de poisson.

LA MÈRE RIBOUIS, autre marchande de poisson.

MOCHE, agent de la sûreté en civil, grand, mince, moustaches brunes, pas de barbe, une forte canne à la main, un chapeau mou sur la tête.

PÉRUGIN, second agent de la sûreté en civil, petit, gros, blond, barbe en pointe, un chapeau melon démodé sur la tête.

GARGARET, conducteur de l'omnibus.

MUSEROLLE, voyageur âgé et quinteux.

UN MONSIEUR DÉCORÉ.

La scène se passe sur l'impériale de l'omnibus « Louvre-Porte-de-Versailles ».

Extrait de Jean Drault, "l'Impériale de L'omnibus", Paris, Flammarion, 1778, p. 19-32.


LA VOLEUSE DU BON MARCHÉ

L'omnibus vient de traverser le boulevard Saint-Germain, et chemine cahin-caha dans la rue de Rennes, se dirigeant vers Vaugirard. Il est onze heures du matin. Il fait beau. L'intérieur de l'omnibus est vide, mais il y a beaucoup de monde sur l'impériale.

Monsieur Champbaudet assomme de ses bavardages le sieur Muserolle, qui, le pince-nez placé sur le bout de long son appendice nasal, voudrait bien lire son journal en paix.

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Eh !... Mon Dieu, mon cher Monsieur !... Après vingt-cinq ans passés dans l'épicerie, on est bien content d'être rentier... Mais le chiendent, c'est qu'on ne sait pas quoi faire de ses journées!...

MUSEROLLE.

Oui-dà !...

Il répond par politesse, mais on voit que ça lui est absolument égal que Monsieur Champbaudet ne sache pas comment passer ses journées.

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

J'ai fini par trouver,pour mes matinées, une occupation utile et facile : je vais aux Halles, chercher les provisions pour la journée. Ça rend service à ma femme...

MUSEROLLE, visiblement agacé.

Oui-dà !...

Il se met à lire son journal.

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Mais il y a encore un chien dent, c'est que ma femme adore le poisson... Or, je ne peux pas en supporter l'odeur... Le pavillon de la poissonnerie m'est interdit à cause de ça... Ma femme m'en veut, oui, Monsieur !... Elle m'accuse d'égoïsme !... Elle prétend que, pour elle, je devrais faire Le sacrifice d'affronter l'odeur de la poissonnerie et de marchander une langouste ou un turbot !... Ah !... Les femmes sont bien injustes !...

Voyant que Muserolle ne l'écoute pas, et continue à lire son journal, il le tire par sa manche, et reprend un ton plus haut :

Croyez-vous, monsieur, qu'il puisse y avoir quelque chose de plus désagréable au monde que l'odeur du poisson ?

MUSEROLLE, énergiquement, en se levant.

Oui ! Monsieur !... C'est de se trouver en omnibus à côté d'un raseur qui vous empêche de lire votre journal !

Il descend de l'omnibus lentement, son journal à la main. Monsieur Champbaudet demeure pétrifié, stupide, la bouche ouverte, sans pouvoir articuler une parole. L'omnibus s'arrête à la station de la rue_des_Saints-Pères où montent la mère_Carbonot et la mère_Ribouis. Elles s'installent de chaque côté de Monsieur_Champbaudet et placent leurs paniers à poisson devant elles. Monsieur Champbaudet pâlit affreusement.

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Mon Dieu !... Que ça sent mauvais !...

LA MÈRE RIBOUIS.

Quoi ! Mauvais ?... Ça sent l'poisson, v là tout!... Et il est frais, l'mien, d'poisson.

LA MÈRE CARBONOT.

L'mien aussi, peut-être !... J'n'ai qu'des soles ! C'est frais comme l'oeil...

MONSIEUR CHAMPBAUDET, tirant son mouchoir de sa poche et se le mettant devant le nez.

Je ne vous dis pas, mesdames !...

LA MÈRE CARBONOT.

Si y a queuque chose qui vous incommode, c'est pas mon poisson... Sentez-en une de mes soles!...

Elle fait le geste de chercher dans son panier.

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Non ! Non !... Je vous en supplie !... Je sens suffisamment !... Je m'en rapporte à vous !...

LA MÈRE RIBOUIS, à la mère Carbonot.

C'est y que t'aurais l'idée de faire croire que c'est l'mien, d'poisson, qu'est pas frais ?... L'est aussi frais que l'tien !...

LA MÈRE CARBONOT.

C'est pas c'que tout le monde dit à Vaugirard !...

LA MÈRE RIBOUIS, à qui la moutarde monte au nez.

Qu'est-ce qu'on dit, à Vaugirard ?... Y mangent pas tous les jours des maquereaux aussi frais qu'ça à Vaugirard !...

Elle fait mine de fouiller dans son panier.

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Je vous en prie, Madame !... Laissez ça !... Je vous crois !... Moi ! Je vous crois !...

Les deux marchandes se chamaillent ; il tente de les apaiser, tout en conservant son mouchoir sur son nez. Il regarde ensuite si une place ne serait pas vacante sur l'impériale, pour s'éloigner des deux commères.

Hélas, c'est complet ! Ô bonheur !

Un peu avant d'arriver au square du Bon-Marché, deux messieurs descendent. Monsieur Champbaudet se lève pour changer de place et respirer un peu d'air frais. Le panier de la mère Ribouis constitue un obstacle qu'il essaie d'enjamber, mais vainement.

LA MÈRE RIBOUIS, maussade.

Attendez !... J'vas r'tirer mon pagnier...

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Madame, vous êtes vraiment aimable !...

Malheureusement, ce petit incident a pris du temps... Moche et Pérugin sont montés et ont pris les deux places vacantes. Monsieur Champbaudet est obligé de nouveau de faire déranger le panier de la mère Ribouis pour venir se rasseoir entre les deux marchandes.

LA MÈRE RIBOUIS.

Vous ne savez donc pas ce que vous voulez ?...

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Ah !... Si !... Je voulais changer de place, mais je suis arrivé trop tard !...

GARGARET, au haut de l'escalier.

Places !... S'il vous plaît !...

Au moment où il passe devant les deux agents en tendant la main, celui qui s'appelle Moche pousse un cri, en regardant le conducteur.

MOCHE.

Par exemple !... Gargaret!...

GARGARET.

Moche !

MOCHE.

Y a-t-il longtemps qu'on s'est pas vu, tout de même !...

GARGARET.

Pas d'puis l'régiment !... Ça fait bientôt huit ans ! Qué qu'tu fais ?...

MOCHE, un doigt sur ses lèvres.

Chut !...

Il tire une carte d'identité de sa poche et la montre à Gargaret qui ouvre de grands yeux.

GARGARET.

Comment !... T'es d'là police ?

MOCHE.

Chut !... Donc!... Tu cries ça comme les poires à quatr'sous !... Et j'te présente mon camarade Pérugin...

Très bas à l'oreille de Gargaret.

Nous faisons une filature...

GARGARET.

J'vois c'que c'est... Vous allez expulser des Soeurs !...

PÉRUGIN, qui possède un accent picard très caractérisé.

Non !... Pas tout l'temps !... Faut ben qu'on r'vienne par-ci par-là aux voleux...

GARGARET.

J'voudrais pas débiner la police, mais, entre nous, c'est plus utile... Alors, qu'est-ce que c'est que vous filez?

MOCHE.

La voleuse du Bon-Marché...

GARGARET.

Qu'c'est qu'ça ?

PÉRUGIN, à Moche.

Y d'mande qu'c'est qu'ça, et j'suis sûr qu'il l'a transportée plus d'vingt fois dans sa bagnole !...   [ 1 Bagnole : Sorte de wagons pour les chevaux. [L]]

MOCHE, à Gargaret.

C'est une femme qui barbote des coupons l'matin au Bon-Marché, et qui les cache dans son corsage et sous ses jupes. Elle prend l'omnibus de la Porte de Versailles à la station du Bon-Marché, et elle a un complice qui la débarrasse d'une partie de ses vols, en cours de route... Elle maigrit, elle maigrit, et le complice grossit, grossit... il met des coupons sous son gilet... On a fini par connaître leur petit manège...

GARGARET.

Pourquoi que vous ne l'avez pas déjà arrêtée ?...

PÉRUGIN.

On nous a envoyé en Bretagne, rapport aux poursuites contre les ceusses qui ont lavé la tête de Monsieur Moerdès avec des matières...

MOCHE, à Gargaret.

Nous v'là au Bon-Marché... Guette ceux qui vont monter... C'est une petite blonde, toute jeune, mise chiquement... Si tu nous aides à la faire arrêter, elle et son complice, j'te ferai donner une prime !...

GARGARET.

Chouette !

L'omnibus s'arrête. Gargaret descend sur la plate-forme en criant à tue-tête :

La rue du Bac !... Le Bon-Marchais!... Voici le Bon-Marchais !

MONSIEUR CHAMPBAUDET, à part, toujours le nez dans son mouchoir.

Sapristi !... Que je voudrais donc changer de place !...

Justement, à l'autre bout de la banquette où le malheureux est pour ainsi dire asphyxié, deux personnes descendent. 11 se lève et veut enjamber de nouveau le malencontreux panier de la mère Ribouis.

LA MÈRE RIBOUIS, grincheuse.

Cette fois, vous vous en allez pour de bon ?...

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Certes !...

La mère Ribouis enlève de nouveau son panier pour le laisser passer. Mais Champbaudet pousse un cri de désespoir. Les deux places viennent d'être occupées par Euphrasie Tacarel et un monsieur distingué d'allures, décoré, qui a l'air d'un ancien officier. Force lui est de réintégrer sa place pestilentielle.

LA MÈRE RIBOUIS.

Enfin ! Vous ne pouvez donc pas descendre, une bonne fois ?...

CHAMPBAUDET, avec force.

Mais je ne veux pas descendre !... Je veux changer de place !... Mais vous me bloquez, avec vos paniers !... C'est insensé de laisser monter dans l'omnibus avec des paniers pareils, aussi !...

LA MÈRE CARBONOT.

Mais dites donc !... Allez en fiacre, si vous ne voulez pas être gêné !...

LA MÈRE RIBOUIS.

Vous gênez peut-être les autres plus que vous ne le croyez !... Vous n'êtes pas si mince, dites donc, mon petit père !...

GARGARET, s'approchant.

Places !... S'vous plaît!...

CHAMPBAUDET, à part, se frappant le front.

Oh !... Quelle idée !...

À Gargaret

Conducteur !...

GARGARET.

Monsieur ?...

CHAMPBAUDET, montrant à l'autre bout de la banquette Euphrasie Tacarel.

Vous voyez bien cette dame ?....

GARGARET.

Oui, monsieur.

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

C'est ma femme. Vous seriez bien aimable de demander au monsieur décoré qui est à côté d'elle de me céder sa place... Il a l'air distingué... Il ne me refusera pas ce léger service...

GARGARET.

Je veux bien lui demander.

Il va faire la commission ; on le voit parler à l'oreille du monsieur décoré et lui montrer du doigt Champbaudet. Le monsieur décoré salue Champbaudet d'un grand coup de chapeau, et en souriant lui montre qu'il acquiesce. Il se lève. Champbaudet en fait autant.

LA MÈRE RIBOUIS.

Encore ?...

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Cette fois, c'est pour de bon, je vous jure que c'est pour de bon.

Elle retire son panier. Champbaudet et le monsieur décoré se croisent devant elle en s'écrasant contre la balustrade.

LE MONSIEUR DÉCORÉ, à Champbaudet.

Trop heureux, monsieur...

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Je ne sais comment vous remercier...

LE MONSIEUR DÉCORÉ.

Vous ne me devez aucun remerciement... Que je sois assis là ou là-bas... Mais je trouve trop légitime que vous vouliez voyager à côté de votre femme !...

Il s'assied.

Nom d'un chien !... Que ça sent fort!...

CHAMPBAUDET, à part. ?

C'est bien ton tour de respirer cette marée !

Il va s'asseoir à côté de la dame qui lui est tout à fait inconnue, vous n'en doutez pas, et il aspire l'air avec délices. Derrière lui sont assis Moche et Pérugin qui causent avec le conducteur.

GARGARET, bas à Moche.

Eh ben ?... La voleuse?...

MOCHE, avec un geste brusque.

Chut!..,

GARGARET.

Elle est montée ?...

MOCHE.

C'est la blonde qui est derrière moi !... Fais arrêter le cocher aux premiers gardiens de la paix qu'on rencontrera.

GARGARET.

Nom d'un chien !...

MOCHE.

Qu'est-ce que t'as ?...

GARGARET.

Son complice ?... Ça ne serait-il pas son mari ?...

MOCHE.

Ça n'aurait rien d'étonnant !... Mais pourquoi ça ?

GARGARET.

Parce que le gros qu'est à côté d'elle, c'est son mari...

MOCHE.

T'en es sûr?...

GARGARET.

Il vient de changer de place pour se mettre à côté d'elle !... V'là deux sergots...

MOCHE.

Fais arrêter !...

Gargaret souffle dans son sifflet à roulette, l'omnibus s'arrête.

MOCHE, appelant les sergots.

Psitt ! Psitt !...

Les sergots qui ont compris à demi-mot s'approchent de la voiture.

MOCHE se retourne et dit à mi-voix à Euphrasie.

Madame, veuillez descendre... Vous êtes pincée... Pas de scandale...

EUPHRASIE TACAREL, rouge comme une pivoine, avec loquacité.

Mais, Monsieur, je suis une honnête femme, je ne sais pas ce que vous me voulez ; d'abord je ne vous connais pas !...

MOCHE.

Mais moi, je vous connais... Allez, descendez !... Ne nous obligez pas à vous prendre chacun par un bras... Ne faites donc pas de scandale...

Euphrasie Tacarel aperçoit Pérugin à côté de Moche, et les deux agents, en bas, qui l'attendent. Elle obtempère sans protester davantage.

PÉRUGIN, à Champbaudeté.

Faut descendre aussi, vous, l'gros !...

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Moi !... Et pourquoi ?...

PÉRUGIN, farceur.

On ne laisse pas aller sa femme toute seule au poste, voyons !...

CHAMPBAUDET, avec éclat.

Mais je ne suis pas le mari de cette dame !... Comment ! On la mène au poste ?... Je vous jure que je ne suis pas son mari !...

GARGARET.

C'est pas à moi que faut dire ça !... Y a un autre témoin !...

MONSIEUR CHAMPBAUDET.

Ça ne prouve rien !...

Il lève la main.

Je jure que je ne suis pas son mari ! Je le jure !... J'ai dit ça à cause de l'odeur du poisson !...

MOCHE, impatienté.

Si vous ne voulez pas descendre, les agents vont monter vous chercher !...

MONSIEUR CHAMPBAUDET, affolé.

Mais c'est inimaginable, une affaire pareille !... Voyons !... Laissez-moi vous expliquer : j'ai horreur de l'odeur du poisson... Je l'ai même expliqué à un monsieur qui est descendu dans la rue du Four... Or, deux marchandes au panier...

PÉRUGIN.

Vous nous expliquerez ça au poste !... Allons ! Descendez !...

CHAMPBAUDET, se résignant à descendre en levant les bras au ciel.

Mais c'est inimaginable ! Inimaginable !... Jamais, pendant vingt-cinq ans que je suis resté dans l'épicerie...

Il se retourne vers Pérugin qui le suit dans l'escalier.

Je vous jure que vous commettez une erreur judiciaire !...

LA MÈRE RIBOUIS, aux voyageurs de l'impériale.

Il est le mari d'une voleuse, et voilà un homme qui faisait le délicat en sentant notre poisson.

 



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Notes

[1] Bagnole : Sorte de wagons pour les chevaux. [L]

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