PIERRE BAGNOLET ET CLAUDE BAGNOLET, SON FILS

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théatre des Grands Danseurs du Roi, le 27 juillet 1782, et depuis sur les principaux Théâtres de Province.

Fructus otii.

PAR M. DE VILLE.

IMPRIMERIE D'ISID. DELEUZE, RUE SAINT-DOMINIQUE, 15.


Texte établi par Paul FIEVRE, février 2022

publié par Paul FIEVRE, mars 2022

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:35.


PERSONNAGES

MONSIEUR THOMAS, marchand de vin.

MADAME THOMAS, sa femme,

THÉRÈSE, leur fille.

COEUR-D'AMOUR, soldat, amant de Thérèse.

PIERRE BAGNOLET, riche fermier.

CLAUDE BAGNOLET, son fils.

La Scène est à Paris, dans l'appartement de Monsieur Thomas.


PIERRE BAGNOLET ET C...

SCÈNE PREMIÈRE.

THÉRÈSE, seule.

Une fille qui est à la veille d'épouser celui qu'elle aime est bien contente !... Mais quelle différence quand on veut exiger d'elle le sacrifice de son penchant, et la forcer à s'unir à un homme qu'elle déteste !

SCÈNE II.
Coeur-d'amour, Thérèse.

COEUR-D'AMOUR.

Ah ! Ma chère Thérèse, je te cherchais.

THÉRÈSE.

Va, j'ai bien du chagrin !

COEUR-D'AMOUR.

Et moi, bien de l'humeur !

THÉRÈSE.

Monsieur Pierre Bagnolet et son fils sont arrivés. Mon père renouvelle ses persécutions ; il m'a signifié ce matin que mon contrat avec Monsieur Claude Bagnolet serait signé dès ce soir, et que je n'avais, bon-gré, mal-gré, qu'à me disposer à lui donner la main.

COEUR-D'AMOUR.

Ton père ne m'en parle point. Quel homme intéressé !... Je le quitte à l'instant. J'ai voulu tenter auprès de lui un dernier effort ; mais j'ai eu beau faire parler ma tendresse pour toi, lui exposer tes dégoÛts pour le mari qu'il veut te donner, lui faire valoir enfin nos sentiments réciproques, il a été sourd à toutes mes prières ; je n'ai pu le fléchir. Mon rival est riche ; et cette raison est trop puissante pour me flatter de le voir changer de résolution !

THÉRÈSE.

Riche ? Eh ! Le fût-il encore davantage, en serai-je plus heureuse ? Un bien médiocre avec ce qu'on aime est préférable à de grandes richesses, s'il faut les partager avec quelqu'un qu'on ne peut souffrir. Plus de fortune souvent n'ajoute point au bonheur !

COEUR-D'AMOUR.

Que ne suis-je riche aussi !.... Mais je n'ai rien ; voilà mon crime. Ton père me reproche encore d'être soldat ; il a même affecté de parler devant moi de mon métier, avec un dédain... qui ne m'humilie pas, au moins ! Sans doute, je le suis, et me fais gloire de l'être ! Un soldat !... Devrait-on jamais prononcer ce mot-là avec un air de mépris ? Eh ! Qu'il sache que l'état qui consiste à sacrifier sa vie pour son Prince et pour son pays, honore toujours celui qui l'exerce !

THÉRÈSE.

Mon père a beau faire, il ne m'empêchera jamais de t'aimer.

COEUR-D'AMOUR.

Ta mère daignait parler en ma faveur. Je l'ai laissée disputer avec lui. Je n'espère plus qu'en elle. Elle a toujours désiré mon mariage avec toi ; elle est femme, et femme jalouse de son autorité. Puisse-t-elle s'obstiner à ne point céder à son mari, et prendre à coeur d'achever son ouvrage !

THÉRÈSE.

Compte aussi sut moi ; mon père peut bien m'empêcher de te donner la main, mais il n'y a ni contraintes, ni violences qui puissent me faire accepter celle d'un autre. Quant à Monsieur Bagnolet, je lui ferai tant, tant de malhonnêtetés, pour le rebuter, qu'il sera forcé à la fin à quitter la place, et à te laisser le champ libre !

COEUR-D'AMOUR.

Cette conduite-là, ma chère Thérèse, pourrait aigrir ton père encore plus. Il est entêté : tâchons à le ramener par la douceur, et à obtenir du temps. Le moindre délai peut nous être favorable. Feins plutôt de bien recevoir ton prétendu ; ta mère m'en a fait le portrait le plus ridicule. S'il est vrai, je ne désespère pas de lui jouer quelque tour qui nous en débarrasse.

THÉRÈSE.

À l'égard de ça, quelque peu que ma mère l'ait flatté, il est encore plus ridicule et plus sot que son portrait... Tiens, tu vas en juger ; le voici lui-même.

SCÈNE III.
Claude Bagnolet, tenant un bouquet derrière son dos ; Thérèse, Coeur-d'amour, qui se cache derrière Thérèse.

CLAUDE BAGNOLET, à Thérèse.

Ah ! Ah ! Vous v'là, Mamselle Thérèse ; il y a une heure que j'vous charchons, sans pouvoir tomber sus vous !

COEUR-D'AMOUR, à part.

La belle chute qu'il aurait faite là !

CLAUDE BAGNOLET, à Thérèse.

J'ai cru que vous vous cachiais.

THÉRÈSE, le contrefaisant.

Tout de bon, Monsieur Claude ; en vérité, je suis bien fâchée de la peine !

CLAUDE BAGNOLET.

Ah ! Il n'y a pas de quoi. Comme dit c't'aute : charchez, vous trouverez. Aussi j'nous sommes point rebuté. C'est que, dame, j'avons-là un biau bouquet, que j'vous demandons la parmission d'vous présenter.

Il lui présente son bouquet en lui tournant le dos.

THÉRÈSE, le contrefaisant toujours.

Dame, c'est bien galant à vous, Monsieur Claude !

CLAUDE BAGNOLET.

Ah ! Pour galant, j'm'en vante ! Tatigué ! Qui ne l'serait pas à l'envers d'l'endroit d'une jolie créature comme vous, Mamselle Thérèse ?

COEUR-D'AMOUR, toujours caché, à part.

Il est connaisseur, Monsieur Claude !

CLAUDE BAGNOLET.

Il est beau, au moins, mon bouquet !.... J'y ons fait mette des roses, pour faire voir.... pour faire voir.... V'là-ti pas que j'ons oublié l'compliment que mon ch'pere m'a z'appris !... Que j'sis donc bête, moi !

COEUR-D'AMOUR, à part.

Il se rend justice, au moins.

CLAUDE BAGNOLET.

V'là qu'çà me r'vient, Mamselle Thérèse. J'y ons fait mette des roses pour faire voir que vous n'avez ni plus, ni moins d'éclat qu'elles, C'est galant, çà !... Ces lys sont pour entrer en manière de comparaison avec la blancheur d'vote teint. Comme j'avons dit à la bouquetière que c'était un bouquet d'nôce, et qu'elle a jugé à ma meine que j'étions l'marié, elle y a bouté itout un paquet d'jonquilles... Je ne sais pas trop à quoi l'comparer.

COEUR-D'AMOUR, se montrant à Claude Bagnolet, en lui frappant sur l'épaule.

Eh ! Ne voyez-vous pas que c'est pour vous qu'elle a mis ça ? Cette couleur-là vous ira à merveille, Monsieur Claude.

CLAUDE BAGNOLET, à Thérèse, en regardant Coeur-d'Amour d'un air étonné.

Comment ! Vous n'étiez, pas seule, Mamselle Thérèse ?

THÉRÈSE.

C'est tout comme ; c'est mon cousin.

CLAUDE BAGNOLET.

Ouais ! Ça ne serait-ti pas queuque cousin de contrebande ?

COEUR-D'AMOUR.

Sans doute, c'est ma cousine. Je viens lui faire compliment de ce qu'elle va épouser un aussi joli garçon que vous.

CLAUDE BAGNOLET.

Ah ! Pour joli garçon, c'est ben vrai. Mon père est toujours émerveillé quand y me r'garde ; et ma mère, qui était la pus belle d'not'village, m'disoit toujours que j'étions un biau gâs. J'sis toute sa ressemblature.

COEUR-D'AMOUR, le toisant des yeux.

Hé bien, cousin futur, comment trouvez-vous la grand'ville ? C'est la première fois que vous y venez ?

CLAUDE BAGNOLET.

Oh ! Que non ; j'la connoissions déja !.... C'est-à-dire, quand j'dis que je la connaissions, c'est que j'y avons passé en revenant d'nourrice.

COEUR-D'AMOUR.

Vous deviez faire un bel élève !.... C'est un bien beau pays que Paris ! Il y a bien des choses à y voir !

CLAUDE BAGNOLET.

Aussi j'ons déjà ben couru ! J'y ferons encore pus d'un tour. C'est l'jour que j'sommes arrivés, que j'avons vu queuque chose d'ben curieux. Mon père me menit à un expectacle, qui était superbe, admirabe ! Y avait des Princes, et puis des Princesses qui veniont conter leurs malheurs en chantant ; mais y fallait ête ben fin pour deviner ce qui disiont, car y avait sous leus nez, tout exprès pour empêcher d'les entendre, une bande d'enragés qui faisiont avec d'z'instrumens un train.... Ah ! Un train !.... Y réussissiont bien ceux-là toujons ! Y en avait un surtout qui avoir une boîte deux fois grosse comme li, et qui avait une longue queue.... Y faisait pus d'bruit à li tout seul que tous les autes ensemble.

THÉRÈSE, à part.

Le sot personnage !

CLAUDE BAGNOLET.

Y vint, par après, des Bergers, et puis des Bergères qui dansiont pour les faire rire. J'ons vu aussi des Déesses, qui, à ce que je me suis laissé dire, ne dédaigniont point de s'familiariser queuquefois avec des z'humains. Mais l'pus drôle, c'était de voir une grande sourciere, qui, d'un coup d'baguette... Pan !.... Faisit sortir de dessous terre une vingtaine de diabes, qui gambadiont autour d'une jeune Princesse pour li faire peur. Heureusement pour elle qui vint à passer par-là une Déesse qui s'promenoit dans un gros nuage, et qui la tirit d'embarras ; car, morgué ! dans l'cas ousque j'la voyais-là, alle était mal !... Tout ça était ben biau. Je sommes encore tout étonné d'tout ce que j'avons vu.... On m'avait dit que l'premier coup d'archet m'enlèverait ; mais, je me suis tenu à la rampe ; et j'dis, pas d'ça !

COEUR-D'AMOUR, bas, à Thérèse.

Je connais mon homme, à présent ; je vais m'attacher à lui. Puissai-je le faire donner dans quelques panneaux. Attendons tout du hasard et de l'amour.

CLAUDE BAGNOLET, à Thérèse.

Ah ça ! J'm'en vas vous quitter. J'allons trouver mon ch'père, et puis faire encore queuques tours. Y a tant d'curiosités à voir ! J'aimons à m'instruire, au moins. V'la comme j'suis !

COEUR-D'AMOUR.

Eh ! Bien, pays, je sors avec vous ; je vous accompagnerai, si vous le voulez ?

CLAUDE BAGNOLET.

Ah ! Monsieur, c'est un effet de vote complexion !... D'tout mon coeur. Je serai ben aise d'ête avec queuqu'un qui connaisse Paris comme vous...

À Thérèse.

Au revoir, Mamselle Thérèse. J'va avec Monsieur votre cousin. Y m'promenera.

THÉRÈSE.

Adieu, Monsieur Claude.

CLAUDE BAGNOLET.

J'allons vous charcher encore un bouquet... En voulez-vous deux ?... Oh ! J'irions ben jusqu'à trois pour vous faire plaisir.

Il sort.

SCÈNE IV.
Thérèse, Coeur-d'amour.

COEUR-D'AMOUR.

Laisse-moi faire ; je vais lui faire voir du pays.

Il sort.

SCÈNE V.

THÉRÈSE, seule.

Puisse-t-il le mener si loin, que je n'entende pas plus parler de lui que si je ne l'avais jamais vu... Mais voici mon père avec ma mère.... Si je pouvais les écouter.... Voyons, cachons-nous de ce côté.

Elle se cache.

SCÈNE VI.
Monsieur Thomas, Madame Thomas.

MONSIEUR THOMAS.

Convenez, Madame Thomas, que vous êtes la plus obstinée de toutes les femmes ?

MADAME THOMAS.

Avouez, Monsieur Thomas, que vous êtes le plus insupportable de tous les hommes ?

MONSIEUR THOMAS.

Quelle idée aussi de vouloir donner Thérèse à un aigrefin qui n'a ni sou, ni maille, et dont tout le mérite consiste à porter une cocarde et un habit blanc ?   [ 1 Aigrefin : Homme rusé et qui vit d'industrie. [L]]

MADAME THOMAS.

Parlez un peu mieux, s'il vous plaît, d'un homme tel que Monsieur Coeur-d'Amour. Il n'est pas riche ; j'en conviens : il n'est encore que soldat, je le sais ; mais c'est un joli sujet, qui va droit en besogne, qui fera son chemin, et qui est protégé par une vieille Comtesse, qui lui veut du bien. Elle le fera Officier, voyez-vous ? Que sait-on, peut-être même Tambour-Major. Un pareil gendre nous fera beaucoup d'honneur !   [ 2 Tambour-major : Celui qui commande et dirige les tambours d'un régiment ; il porte une grosse canne. [L]]

MONSIEUR THOMAS.

Fumée que cela ! Je songe au solide, moi ! Moins d'honneur et plus de profit, c'est aujourd'hui la devise à la mode. Après tout, je ne vois pas que l'alliance de Monsieur Bagnolet soit moins honorable. Il est Procureur-Fiscal, seul avocat et bailli de l'endroit. Le fils, à lui seul, composera tout un barreau, car son père se défait en sa faveur de toutes ses charges.

MADAME THOMAS, avec vivacité.

Eh ! Vive un militaire, un défenseur de la patrie ! On ne saurait faire trop de bien à ces braves gens-là ! J'aime mieux, voyez-vous que ma fille épouse un simple soldat, que tous les Procureurs-Fiscaux et les Baillis du monde.

MONSIEUR THOMAS.

Mais le principal, ma femme, c'est qu'il a une ferme qui vaut au moins cent mille francs.

MADAME THOMAS.

Eh ! Quand elle vaudrait encore davantage, j'aime mieux que Thérèse trouve un époux moins riche, et qui la rende heureuse. C'est notre fille, nous n'avons qu'elle.

MONSIEUR THOMAS.

Mais, ma femme, j'ai donné ma parole ; le contrat est dressé ?

MADAME THOMAS.

Eh ! Bien, il faut retirer l'une et déchirer l'autre.

MONSIEUR THOMAS.

Comment ! Jouer un pareil tour à un ancien ami ! Je n'en ferai rien. Il a d'ailleurs un dédit de deux mille écus, et vous voyez....

MADAME THOMAS, l'interrompant.

Je vois, Monsieur, que c'est plutôt l'envie de me contrarier.

MONSIEUR THOMAS.

Le mot est bon : contrarier ! N'êtes-vous pas, vous-même, l'être le plus contrariant de la nature ? Jusques dans les moindres choses, vous vous faîtes toujours un malin plaisir de me contredire ; et la fin de tout cela, c'est toujours moi qui ai tort.

MADAME THOMAS.

Assurément. Au reste, tout ce qu'il vous plaira. Mais ma fille n'en épousera jamais d'autre que Coeur-d'Amour : il me convient ; ma fille l'aime...

MONSIEUR THOMAS, l'interrompant.

Parbleu ! Je le crois bien. Un chapeau sur l'oreille, un habit écourté, une longue brette pendue au côré ; en faut-il davantage pour faire tourner la tête d'une fille ? Mais je saurai bien la mettre à la raison, moi !

MADAME THOMAS.

Oh ! Elle sera, malgré, vous, Madame Coeur-d'Amour !

MONSIEUR THOMAS.

Elle sera Madame Bagnolet, ou j'y perdrai la vie !

MADAME THOMAS, à part.

Il n'y aurait pas grand mal à cela !

MONSIEUR THOMAS, à part.

Voilà une bien méchante femme !

MADAME THOMAS, à Monsieur Thomas.

Tenez, Monsieur Thomas, je suis bonne, vous le savez ; mais si vous me mettez en colère, je ne réponds pas de moi, voyez vous ? Je vais faire achever le contrat de Thérèse et de Coeur-d'Amour. Nous verrons qui l'emportera de nous deux... nous verrons.

Elle sort.

SCÈNE VII.
Monsieur Thomas, Thérèse, à l'écart.

MONSIEUR THOMAS, à part.

J'ai cru qu'elle allait m'étrangler ! Qu'une bonne femme est donc une chose rare ! La garde bien celui qui l'a....

À Thérèse, qu'il aperçoit.

Qu'est-ce que tu fais-là ? Tu m'écoutes, je crois ?

THÉRÈSE.

Moi ! Mon père ! Demandez plutôt ?

MONSIEUR THOMAS.

Tu as l'air de me bouder ! Tu voudrais me savoir à cent lieues, je gage ? Va, va, un jour tu me remercieras de t'avoir fait épouser Monsieur Bagnolet !

THÉRÈSE.

Tenez, mon père, c'est plus fort que moi ; je ne pourrai jamais me décider à vous obéir.

MONSIEUR THOMAS.

Mais, mon enfant, sais-tu bien qu'il a, au moins, cent mille francs, et qu'on ne trouve point tous les jours à faire un si bon mariage ?

THÉRÈSE.

Dites un bon marché, mon père. L'amour ne se vend, ni ne s'achète. Aussi, depuis que l'intérêt seul décide des unions, faut-il s'étonner s'il y a tant de mauvais ménages et tant de femmes infidèles ?

MONSIEUR THOMAS.

Mais il n'y aurait qu'à te laisser écouter ton amour, il serait bientôt éteint ; et c'est alors que tu te repentirais d'avoir épousé un homme qui ne pourrait te donner du pain.

THÉRÈSE.

J'espère bien n'en jamais manquer, mon père. N'êtes-vous pas assez riche ? Quand vous avez épousé ma mère, elle n'avait rien. Vous avez connu alors la douce satisfaction de faire du bien à ce que vous aimiez. Mon père, laissez-moi, à mon tour, jouir de cette satisfaction-là ! Sacrifierez-vous à un vil intérêt le bonheur de votre fille ?

MONSIEUR THOMAS.

Quand je te dis que je sais mieux ce qui te convient que toi. Monsieur Bagnolet est ton fait : d'ailleurs les choses sont trop avancées ; il n'y a pas à reculer.

THÉRÈSE.

Mon père, il est si laid !

MONSIEUR THOMAS.

Eh ! Un mari est toujours assez beau. Six mois après le mariage, mari beau ou laid, c'est égal : on s'accoutume à la figure ; c'est le coeur alors qui fait tout.

THÉRÈSE.

Il est si bête !

MONSIEUR THOMAS.

Tant mieux : ton ménage en sera plus tranquille ; tu seras la maîtresse. Un mari imbécile est si aisé à mener !

THÉRÈSE.

Il a les yeux rouges et si petits qu'à peine il y voit. Direz-vous encore que c'est tant mieux ?

MONSIEUR THOMAS.

Eh ! Mon enfant, sans doute ; il en sera moins clairvoyant.

À part.

Que de femmes dans Paris voudraient avoir un Quinze-vingts pour époux !   [ 3 Les Quinze-Vingts : ou l'hôpital des Quinze-Vingts (avec deux majuscules), hôpital fondé à Paris par Saint Louis pour trois cents aveugles. [L]]

THÉRÈSE.

Vous avez beau dire, mon père, je suis honnête fille ; mais je ne répondrai pas de moi, si vous me forcez, à épouser ce vilain magot-là !   [ 4 Magot : Singe Fig. et familièrement. Un magot, un homme fort laid. [L]]

MONSIEUR THOMAS.

Oh ! Ceci ne me regarde pas ! Si tu le mets au rang de la grande communauté, ce sera son affaire et point du tout la mienne.... Je vais sortir pour le contrat : plus de réplique ; je veux, être obéi. Entends-tu bien ? Je le veux, je le veux.

Il sort.

SCÈNE VIII.

THÉRÈSE, seule.

Je le veux, je le veux.... C'est bientôt dit !... Les pères sont bien injustes ! Ils veulent toujours vous marier à leur fantaisie. Croient-ils qu'on peut commander à son coeur, et aimer, ou ne pas aimer, à sa volonté ?

SCÈNE IX.
Coeur-d'amour, Thérèse.

COEUR-D'AMOUR.

Ah ! Ma chère Thérèse, il est pris ! Je le tiens ; je ne le lâcherai qu'à bonnes conditions ! Mon amour m'a suggéré une ruse innocente ; elle m'a réussi au-delà de mes espérances. Si Monsieur Thomas s'obstine à ne pas vouloir de moi pour gendre, je n'aurai pas, du moins, le chagrin de te voir la femme de Monsieur Claude Bagnolet : j'y ai mis bon ordre ; je t'en réponds !

THÉRÈSE.

Explique-moi donc un peu comment ?.... Mais, j'entends mon père. Retire-toi, qu'il ne nous trouve point ensemble.

COEUR-D'AMOUR.

Je cours mettre la dernière main à mon expédition.

THÉRÈSE.

Et moi, je vais porter cette bonne nouvelle-là à ma mère.

Ils sortent chacun d'un côté différent.

SCÈNE X.
Monsieur Thomas, Pierre Bagnolet.

PIERRE BAGNOLET.

Tenez, Monsieur Thomas, j'sis tout franc, moi ; j'voyons ben la manigance de Madame Thomas. Vote fille n'aime pas mon fils : c'est clair ; et si ce n'était note ancienne amiquié qui me retient, j'aurions déjà tout rompu.

MONSIEUR THOMAS.

Allez, mon cher ami, ma parole est donnée : comptez dessus. Ma femme et ma fille ont beau se gendarmer, je saurai bien leur faire voir que je suis le maître, et les forcer à faire ma volonté !

PIERRE BAGNOLET.

Et v'là ce qu'y ne faut pas : quand on fait les choses par contrainte, ça ne va jamais bian. J'voulons l'bonheur d'note fils : ça va sans dire ; mais si Mamselle Thérèse l'épousait maugré elle, y ne serait pas heureux, et j'en aurions ben du chagrin !

SCÈNE XI.
Thérèse, Madame Thomas, arrivant à la fin du couplet de Bagnolet qu'elles ont entendu ; Monsieur Thomas, Pierre Bagnolet.

THÉRÈSE, à Pierre Bagnolet.

Ah ! Pour cela vous dites vrai. Je vous avoue que je n'aime, ni n'aimerai jamais votre fils, parce que j'en aime un autre ; et que si mon père me force à l'épouser, je le rendrai le plus malheureux de tous les hommes !

PIERRE BAGNOLET.

Eh ! Ben, mon cher Monsieur Thomas, v'là-ti du positif ?

MONSIEUR THOMAS, en colère, à sa fille.

Comment ! Tu es assez osée pour parler devant moi de la sorte ?

MADAME THOMAS.

Elle a raison, mon mari. J'aimerais mieux que Thérèse fut fille toute sa vie que de la voir mariée contre son inclination ; et à qui encore ? À un paysan, un laboureur ! Vraiment, ne faut-il pas être bien pressé pour faire une pareille alliance ?

PIERRE BAGNOLET.

Comment donc, un paysan ! Vous faites ben la renchérie, Madame la Bourgeoise d'Paris. Depuis quand rougirait-on d's'allier à d'pareils gens ?... V'là comme l'orgueil avilit l'état le plus utile ! Venais cheux nous, morgué ! C'est-là que vous apprenrais à connaître, à respecter un Laboureur. Vous me varrais, dès le point du jour, à la tête d'une bande d'ouvriers, que j'faisons vivre, et dont les bras laborieux m'aidont dans les travaux pénibles qu'exige la terre, avant d'nous prodiguer ses trésors. Vous me varrais le front couvert de sueur, accablé de fatigue, occupé sans cesse à pourvoir à la subsistance des habians des villes, qui ne savont point apprécier l'homme estimable qui les nourrit. i Tous ceux qui m'entouront, me chérissont de tout leu coeur ! Les vieillards, que l'âge et les infirmités mettont hors d'état de me rendre d'nouviaux sarvices, sont, par mes soins, à l'abri de l'indigence, et quand y me comblont de bénédictions, leus petits enfants, en me tendant les bras, semblont, par leus caresses, me remarcier de mes bianfaits, et paraissont désirer l'instant d'm'en récompensais. V'là les gens que vous méprisais, et qui sont pourtant des êtes ben pus précieux à la société qu'un tas de riches fainéans dont l'existence est énutile !

MONSIEUR THOMAS.

Ajoutez que vous êtes Procureur-Fiscal et Bailli du lieu ?

PIERRE BAGNOLET.

C'n'est pas-là ce qui m'rend pus recommandabe. L'homme qui nourrit son semblabe, doit passer devant stilà qui le juge.

MADAME THOMAS.

Eh ! Mon Dieu, soyez tout ce que vous voudrez ; mais, je vous le répète encore, ma fille ne vous sera jamais de rien.

MONSIEUR THOMAS.

Il faut être bien entêtée pour refuser un si bon parti ; cent mille francs !

PIERRE BAGNOLET, à Madame Thomas.

Et ben acquis, encore ; y n'y a pas un sou qui ne sait le fruit du travail et de la peine. Y a biaucoup d'gros Financiers, qui s'estimont ben au-dessus d'unsimpe paysan, qui n'en diriont pas autant... Mais, je dis, ça n'nous r'garde pas.... Et puis, tenais, si mon alliance vous déplaît, Madame Thomas, j'ne vous presserons point davantage ; il n'y aura rian d'fait...

À Monsieur Thomas.

J'vous rendrons vote parole, Monsieur Thomas ; vous m'rendrais la mienne.

MONSIEUR THOMAS.

Mais, mon cher ami, comptez sur moi !

PIERRE BAGNOLET.

Eh ! Non, vous dis-je : v'là comme j'sis ; je ne veux rian d'force.... J'vas trouver mon fils. Si vote fille s'obstine toujours à n'en pas vouloir, je charcherons queuqu'un qui lui convienne mieux, et qui fasse pus de cas de nous.

Il veut sortir.

MONSIEUR THOMAS, le retenant.

Écoutez-moi donc.

PIERRE BAGNOLET.

Eh ! Non ; c'est mon darnier mot. Je me croirions, à mon tour, humiliai que note fils entrît dans une famille qui serait honteuse d'nous... Eh ! Morgué ! Je n'sommes pas fait pour ça !

Il sort.

SCÈNE XII.
Thérèse, Monsieur Thomas, Madame Thomas.

MONSIEUR THOMAS, à Madame Thomas.

Vous triomphez, Madame Thomas ! Je vois bien votre intention. Vous voulez, à force de mauvais procédés, contraindre Monsieur Bagnolet à rompre entiérement avec moi ; mais vous n'y gagnerez rien. Si votre soldat s'avise de mettre les pieds ici, il trouvera à qui parler !... Je suis d'une colère !... Refuser cent mille francs, un parti que je ménageais depuis si longtemps !

MADAME THOMAS.

Mais, je ne vous ai jamais vu l'âme si mercenaire, Monsieur Thomas. Ma fille sera toujours plus riche que nous n'étions quand nous nous sommes mariés, car votre fortune a bien prospéré depuis. Eh ! Bien, n'avons-nous pas toujours bien vécu ?

MONSIEUR THOMAS.

C'est bien différent ! les tems sont bien changés ! Les femmes à présent ont tant de besoins qu'elles ne con- noissoient point autrefois ! votre luxe et vos folies sont à un tel point qu'on n'a plus d'égards aux conve- nances du coeur, et que c'est l'argent seul qui fait aujourd'hui les contrats.

SCÈNE XIII.
Claude Bagnolet, vêtu d'un très grand habit de soldat, et ayant une cocarde air chapeau ; Monsieur Thomas, Madame Thomas, Thérèse.

CLAUDE BAGNOLET, à part, en pleurant.

Mon Dieu, queu chien d'pays ! Queu trahison !....

À Madame Thomas et à Thérèse, qui rient.

Oui, riais ben....

À part.

Morgué ! Que j'sommes malheureux d'ête venu ici !

MONSIEUR THOMAS.

Eh ! Qui t'a arrangé comme cela ?

CLAUDE BAGNOLET, à Thérèse.

Eh ! Pardi ! C'est vot maudit cousin l'soudar, Mamselle Thérèse.

MONSIEUR THOMAS, à part.

Son cousin ! Il y a quelque chose là-dessous....

À Claude Bagnolet.

Explique-moi un peu cela, mon enfant ?

CLAUDE BAGNOLET.

Sans doute ; quand j'vimmes apporter un bouquet à Mamselle Thérèse, y avait avec elle un jeune homme, qui s'disit son cousin, et qui m'offrit, comme j'voulions m'promener un peu dans Paris, et m'accompagner, pour me montrer ce qu'y avait de pus bieau à y voir. Moi, d'li dire, de bonne-foi, que je l'voulions ben. Y me menit du côté d'un grand pont, oùsqu'y a un d'nos bons Rois, qui est à califourchon sur un grand cheval...

MONSIEUR THOMAS, l'interrompant.

Le Pont-neuf, apparemment ?

CLAUDE BAGNOLET.

Justement, l'Pont-neuf. Vous y êtes, y rencontrit-là d'ses camarades, qui lui proposirent bouteille, et à moi itou. J'n'ons jamais reculé pour ça ! J'entrons dans un cabaret. Nous voilà à boire et à rire. L'un d'eux propose d'boire à la santé du Roi, et du biau rejetton qu'y nous a bâillé et qui nous a tretous rendus si aises. Comme tous bons François, j'toppons à ça, d'bon coeur ! Un autre dit qu'y falloit faire une manière d'écriture, où y aurait la signifiance de ce que j'venions d'faire, afin d'l'envoyer au Roi pour qu'il l'sache, parce qu'il est aussi sensible aux témoignages d'respect et de reconnaissance d'ses moindres sujets que d'ses pus gros. J'toppons là-dedans ; c'était ben naturel ! Y signons tretous, et moi, à mon tour. I'n'eÛmes pas putôt fini que v'là-ty pas, l'un qui m'ôte mon bieau chapeau d'castor, et qui m'met c'gringalet-là sur la tête ? Un autre qui m'prend mon bel habit d'drap maron d'tantôt, et qui m'force d'endosser c'ty là ?.... « Mais, Messieurs, queuque ça signifie ? que j'leu dit. Je n'veux pas m'engager, moi. Je sommes venus à Paris pour nous marier, v'là tout. D'ailleurs, je sommes si poltron, que je n'osons pas tant seulement sortir le soir dans note jardin, crainte des revenants...» Je parlions à des sourds ! Ces enragés-là...

À Thérèse.

Vote cousin tout l'premier, n'ont rian voulu entente ; et y m'ont dit, en m'quittant, que si j'm'avisions d'ôter ct'habit-là de d'ssus mon corps, mon affaire serait bentôt faite.

MONSIEUR THOMAS.

Mon ami, il faut porter plainte ; c'est un attentat affreux ! Va faire ta plainte.

CLAUDE BAGNOLET.

Oui, va faire ta plainte !... Ah ! Oui, je sommes ben avancé d'l'avoir faite !.... Comme j'étions dans la rue à conter note aventure, un queuqu'un qui était là ému de componction, me conseillit d'aller tout dret cheux un Commissaire. Moi, j'va, tout dret. Le premier Commissaire que j'rencontre, je monte... J'le r'connoitrions ben encore, c'était un gros, qui avait une p'tite tête et de grand'mains.... « Monsieu, que j'lis dis... C'est pour à l'égard de c'que... » J'voulis tout d'abord li conter ma chance ; mais li, sans plus m'écouter, y commença par s'emparer d'mon bel habit de drap qu'il apercevit sous mon bras, en m'disant de r'passer un autre jour, qu'il éclaircirait mon affaire. Moi, d'li dire : « Mais, Monsieur l'Commissaire, vous l'embarbouillez ben putôt. » Je voulions ravoir not paquet ; mais y m'fit mettre à la porte, sans pus d'raison...

En sanglotant.

Mon Guieu ! Mon Guieu ! Queuque va donc dire mon ch'père, quand y va m'voir comme ça ! Que j'nons pus mon habit d'drap maron ? Mon Guieu ! Mon Guieu ! Un habit coupé à la pièce, avec des boutons de pinche-bec !... Ah ! Mon Guieu ! Mon Guieu !

MADAME THOMAS.

Vous auriez aussi bien fait de rester dans votre village, Monsieur Claude.

CLAUDE BAGNOLET.

Sûrement ; car aussi-ben j'voyons que Mamselle Thérèse n'm'aime pas, qu'alle est cause du tour qu'on m'a joué, et que je ne serions pas putôt marié avec elle, qu'alle me ferait.... enrager !

THÉRÈSE.

Oh ! Pour ça, je vous en réponds d'avance, Monsieur Claude !

CLAUDE BAGNOLET.

Oui ! C'est-y comme-çà ? Eh ! Ben, si vous n'voulez pas d'moi, j'voulons pas d'vous, non pus ! J'aimerions mieux rejoindre l'Régiment, voyez-vous ?...

Voyant entrer Coeur-d'Amour.

T'nez, le v'la l'homme à la cocarde.

SCÈNE XIV.
Coeur-d'amour, Monsieur Thomas, Madame Thomas, Thérèse, Claude Bagnolet.

MONSIEUR THOMAS, à Coeur-d'Amour.

Comment ! Malheureux, tu oses paroître ici !

COEUR-D'AMOUR.

Doucement, papa ! J'y viens par ordre de notre Capitaine, pour signifier un petit mot d'écrit à ce grand garçon que voilà...

Montrant Claude Bagnolet.

Lisant un papier.

« Il est ordonné au nommé Claude... »

CLAUDE BAGNOLET, pleurant et l'interrompant.

C'est moi, Monsieu !

COEUR-D'AMOUR.

Et bien Claude Bagnolet...

CLAUDE BAGNOLET, l'interrompant encore.

Oui, Monsieu, j'sis Claude Bagnolet : Pierre Bagnolet ; c'est mon ch'peère qu'est Pierre Bagnolet ; moi, j'sis Claude Bagnolet.

COEUR-D'AMOUR, continuant de lire.

« Soldat dans le Régiment, de se trouver demain de grand matin au rendez-vous, ci-indiqué, pour partir avec les recrues. »

CLAUDE BAGNOLET.

Oui, comptais là-d'ssus !... J'nous sauverions putôt !

COEUR-D'AMOUR.

Ne vous avisez pas de cela, camarade ! Savez-vous bien ce que nous faisons pour faire rester en place ceux qui ont les pieds poudreux ?   [ 5 Pied poudreux : soldat qui déserte de régiment en régiment (sens vieilli). [L]]

CLAUDE BAGNOLET.

Qu'est-ce que vous faites, gentil cadet ?

COEUR-D'AMOUR.

Nous leur logeons dans la tête une petite dose de plomb, et ils ne bougent plus.

CLAUDE BAGNOLET.

Mais, Monsieu l'soldar, n'y auroit y pas une magnière d'accommodement ? J'n'aime pas l'plomb dans la carvelle... C'est indigesse, au moins !

COEUR-D'AMOUR.

Oh ! Si fait... comme, par exemple, de renoncer à Mademoiselle Thér se, et de me donner deux-cents louis pour votre dégagement... Mais, décidez-vous promptement. Si notre Capitaine vous voyait, il ne vous lâcherait pas pour le double... Un joli garçon comme-ça !

CLAUDE BAGNOLET.

Deux cents Louis !... Ah ! Qu'j'sommes pas si Claude !... Ah ! Ben oui !... Voyais si vous voulais trente-six francs, et qu'ça finisse, tout d'suite.... Voulais-vous quarante-deux lives ?

COEUR-D'AMOUR.

Non, non ; deux cents Louis, ou demain en route.

CLAUDE BAGNOLET.

J'vous accordons bian vote première porposition ; car aussi-ben j'voyons clarement qu'y nous en faura toujous veni-là ; mais pour la seconde, Monsieu l'soldar, vous n'y pensais pas : deux cents louis ! Je n'les valons pas !

COEUR-D'AMOUR.

En ce cas, demain de grand matin.

CLAUDE BAGNOLET.

Ah ! C'est donc comme-ça ? Eh ! Ben, j'm'en vas charcher mon ch'père ! Vous trouverais à qui parler. Vous ne connAissais pas mon ch'père ? Quand il est en colère.... J'vas le charcher, j'vas le charcher.

Il sort en pleurant.

SCÈNE XV.
Monsieur Thomas, Madame Thomas, Thérèse, Coeur-d'amour.

MONSIEUR THOMAS, à Coeur-d'Amour.

Y a-t-il de la conscience de demander une pareille somme, surtout, après avoir trompé la bonne-foi de ce pauvre garçon ?

COEUR-D'AMOUR.

Parlons paisiblement, papa. J'aime Thérèse ; elle m'aime : vous seul me la refusez. L'envie de l'obtenir et d'éloigner mon rival, m'a fait avoir recours à ce petit stratagème. Si son père consent à donner les deux cents Louis, ils me serviront de dot.

MONSIEUR THOMAS.

Belle dot, vraiement ! Auprès de ce que Monsieur Bagnolet doit donner à son fils !

COEUR-D'AMOUR.

Dans des mains laborieuses cela fructifiera. Je quitterai le service ; vous nous donnerez votre boutique. Il est temps que vous vous reposiez.

MADAME THOMAS, à Monsieur Thomas.

Allons, Monsieur Thomas, consentez à leur bonheur. Il ne faut pas tous les biens du monde pour être content.

COEUR-D'AMOUR, à Monsieur Thomas.

Sans doute ; et puis, laissez nous faire, avec le temps nous nous enrichirons. Vous-même, Monsieur Thomas, si vous n'aviez pas eu le secret de faire sortir dans une année de votre cave plus de pièces de vins qu'il n'en entrait dans trois, seriez-vous aujourd'hui si à votre aise ?

MONSIEUR THOMAS.

Parbleu ! Tu fais-là une observation qui me réconcilie avec, toi. Je vois bien que tu es un garçon entendu ! Voilà qui est résolu, je te donne ma fille, sauf même à payer le dédit.

THÉRÈSE, embrassant son père.

Mon père, que je vous remercie !

COEUR-D'AMOUR, à Monsieur Thomas.

Ah ! Monsieur Thomas, je vous dois mon bonheur !

MADAME THOMAS, à M. Thomas.

Je vous promets, mon mari, de faire dorénavant toutes vos volontés !

MONSIEUR THOMAS.

Eh ! Ma femme, ne vous engagez à rien ; car je gagerais qu'à la première occasion vous oublieriez votre promesse.

SCÈNE XVI et dernière.
Pierre Bagnolet, Claude Bagnolet, tenant son père par l'habit, et se cachant derrière lui ; Monsieur Thomas, Madams Thomas, Thérèse, Coeur-d'amour.

PIERRE BAGNOLET, à Coeur-d'Amour.

C'est donc vous, Monsieu l'soldar, qui engagais les gens maugré eux ? C'est bian parfide à vous, morgué ! Est-ce qu'y doit êtes parmis d'faire usage d'la presse cheux nous pour avoir des soldats ? Les Français haïssont la contrainte ; s'ils sarvent, c'est d'bonne volonté. Nos Rois ont-y jamais manquai d'bras pour les défenre ?

COEUR-D'AMOUR.

Votre fils est enrôlé ; voici son engagement, en bonne forme : deux cents Louis, si vous voulez que je vous le rende ; si non demain en route, au point du jour.

PIERRE BAGNOLET.

C'est le tour d'un malhonnête homme de vouloir...

COEUR-D'AMOUR, l'interrompant, et portant la main à son sabre.

Malheureux ! Si je n'étais ici, je t'apprendrais à me manquer !

PIERRE BAGNOLET.

Vous feriais-là une belle action !... Allez, je n'vous craignons point. Celui qui menace son semblabe, qu'y voit sans défense, serait ben peu dangereux s'y li voyait dans les mains de quoi li réponde.

COEUR-D'AMOUR.

Mais, il raisonne encore ? Il sied bien à un paysan...

PIERRE BAGNOLET, l'interrompant.

Un paysan ?... À l'aute !...

Montrant Madame Thomas.

C'est tout comme Madame... Je n'sommes ni fier, ni vaniteux ; mais, appernais, Monsieu l'soldar, que j'pouvons valoir mieux que vous... Le marchand enrichit l'État, le soldar le défend ; mais c'est le paysan qui les nourrit tous deux...

Tirant une bourse de sa poche, et la donnant à Coeur-d'Amour.

Au reste, je n'aimons point la dispute : v'là deux cents louis dans c'te bourse ; j'vous les donnons, puisqu'y faut en passer par-là.

COEUR-D'AMOUR, rendant la bourse.

Et moi, je vous les rends. Cet argent serait le fruit d'une ruse, que l'amour peut excuser...

Déchirant l'engagement.

Mais je rougirois de l'accepter.

CLAUDE BAGNOLET, se montrant, déchirant sa cocarde, et sautant de joie.

Queu bonheur ! Me v'là désenrôlé !

PIERRE BAGNOLET.

Eh ! Ben, morgué ! V'là qu'est ben pensé, ça !... J'avions peine à craire qu'un homme qui sart son Roi fut capable d'faire une pareille bassesse !

CLAUDE BAGNOLET, sautant au cou de son père, qui l'enlève dans ses bras.

Mon papa !

MONSIEUR THOMAS, à Coeur-d'Amour.

Et ta dot, donc ?

COEUR-D'AMOUR.

Ah ! Monsieur Thomas, que ce léger sacrifice ne change point vos dispositions ! Si je n'ai rien, je saurai, par un travail assidu, réparer les torts de la fortune.

PIERRE BAGNOLET, à Monsieur Thomas.

C'est-à-dire, Monsieur Thomas, que vous me manquez d'parole ?

MONSIEUR THOMAS, en balbutiant.

Il est vrai que ma femme.... et ma fille... me déterminent.... à prendre....

PIERRE BAGNOLET.

Oui, le chemin de Normandie. Je vous entends... Vous paierez donc l'dédit ?

MONSIEUR THOMAS.

D'accord.

PIERRE BAGNOLET.

Eh ben ! J'n'en voulons pus, nous. Une bonne action, dont on est témoin, donne l'envie d'en faire une aute. Baillais vote fille à ce soldar. Il est tout naturel que c'tilà qu'alle aime ait la perférence sus c'tilà qu'alle n'aime pas. De c'te façon-là, j'serons tous contents.

AU PARTERRE.

Si ces Messieurs le sont de même, notre but est rempli.

 



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Notes

[1] Aigrefin : Homme rusé et qui vit d'industrie. [L]

[2] Tambour-major : Celui qui commande et dirige les tambours d'un régiment ; il porte une grosse canne. [L]

[3] Les Quinze-Vingts : ou l'hôpital des Quinze-Vingts (avec deux majuscules), hôpital fondé à Paris par Saint Louis pour trois cents aveugles. [L]

[4] Magot : Singe Fig. et familièrement. Un magot, un homme fort laid. [L]

[5] Pied poudreux : soldat qui déserte de régiment en régiment (sens vieilli). [L]

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