L'AMANT ANONYME

COMÉDIE EN CINQ ACTES

M. DCC. LXXXI. Avec Approbation et Privilège du Roi.

Par Charles Collé.

À Paris, Chez M. LAMBERT et F. J. BAUDOUIN, Imprimeurs- Libraires, rue de la Harpe, près Saint-Côme.

Représenté pour le première fois en 1737 en société à Bagatelle chez la Marquise de Mauconseil.


Texte établi par Ernest FIEVRE novembre 2019

Publié par Paul FIEVRE février 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:43.


PERSONNAGES

LÉONTINE, jeune Veuve.

DOROTHÉE, amie de Léontine.

LE VICOMTE DE CLEMENGIS.

ROSALIE, Femme de Chambre de Léontine.

PICARD, Valet du Vicomte.

OPHÉMON, vieux savant, attaché à Léontine.

JEANNETTE, jeune Villageoise.

COLIN, jeune Villageois, Amant de Jeannette.

UN NOTAIRE.

La Scène est dans une Terre de Léontine, à soixante lieues de Paris.

Extrait de "THÉÂTRE DE SOCIÉTÉ ; Par l'Auteur du Théâtre à l'usage des jeunes Personnes, par Madame la Comtesse Stéphanie Félicité de Genlis". Paris, Lambert-Baudouin, 1781. Nouvelle édition de 1811.


ACTE I

Le Théâtre représente un Salon.

SCÈNE I.

OPHÉMON, seul.

Il regarde de tous côtés s'il n'y a personne. Il s'assied ; et tirant une lettre de sa poche, il dit.

Il est cinq heures. Tout le monde est à la promenade. Pendant que nous sommes seuls, relisons un peu la lettre de Monsieur le Vicomte... Je crois n'avoir rien oublié de ce qu'il m'ordonne. Voyons.

Il tire ses lunettes, et lit.

Hom... « Mon courrier a dû vous porter toutes les choses nécessaires pour la petite fête en question... Les couplets et les instructions relatives à ce sujet. Songez bien à votre déguisement ; que la jeune Villageoise sache parfaitement son rôle... Enfin, mon cher Ophémon, il s'agit du bonheur de ma vie. Souvenez-vous à quelle condition je vous ai placé chez Léontine ».

OPHÉMON, après l'avoir lu.

Il arrive Jeudi... Jeudi, c'est aujourd'hui. Voilà qui est bon : il aura lieu d'être satisfait de mon exactitude... C'est une chose singulière que la destinée ! Moi, grave Professeur de Langues et de Sciences, me voilà devenu l'Agent d'une intrigue amoureuse, la plus bizarre, la plus romanesque !... Enfin , si nous réussissons, ma fortune est faite. Mais je suis encore bien loin de me flatter du succès. La tête de Léontine tient bon. Tous mes progrès se bornent à lui inspirer quelque légère curiosité. Cette fuite de Paris m'a presque déconcerté tout à fait... Quelle femme extraordinaire ! Quelle fierté ! Quelle obstination dans ses systèmes ! Mais chut, on vient.

SCÈNE II.
Rosalie, Ophémon

ROSALIE.

Ah ! Monsieur Ophémon, je viens vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir. Monsieur le Vicomte de Clémengis, votre ancien élève, arrive ; son courrier est là-bas.

OPHÉMON.

Bon, Vous me surprenez beaucoup. Il semblait avoir totalement oublié Léontine. Depuis huit mois que nous ne l'avons vu, je ne sache pas qu'il lui ait écrit une seule fois.

ROSALIE.

Cette négligence est d'autant plus singulière, que Madame l'a toujours distingué avant qu'elle fût veuve. Il lui a rendu de grands services ; car il était l'ami intime de son mari, et il les a plus d'une fois raccommodés ensemble. Madame en a conservé beaucoup de reconnaissance, et elle disait souvent que c'était le seul homme qu'elle estimât, d'autant plus qu'il n'avait jamais été amoureux d'elle.

OPHÉMON.

Il a eu grande raison : car vous avez vu comme Léontine, depuis son veuvage, a traité tous ceux qui aspiraient à sa main.

ROSALIE.

Oh ! Il est vrai que le mariage lui fait horreur. Mais, dame, mettez-vous à sa place. Elle avait épousé son amant, celui qu'elle avait choisit entre mille, et vous savez comme il l'a rendue malheureuse. Écoutez donc ; il n'est pas étonnant qu'après cette épreuve, elle y pense à deux fois.

OPHÉMON.

Et puis elle n'aime rien, elle est belle, jeune, riche et libre ; elle a des goûts solides. Des livres, de la musique, de l'indépendance, voilà tout ce qu'il lui faut. Elle serait bien folle de songer à se remarier. Allez, je vous proteste que le Vicomte va bien l'entretenir dans ses sentiments à cet égard. C'est l'homme le plus opposé au mariage, et qui a le plus d'éloignement pour les femmes.

ROSALIE.

Mais cela est fort vilain ; vous lui avez donné de très mauvais principes.

OPHÉMON.

Eh, mon Dieu ! Je n'y ai rien fait ; il est né comme cela : austère, méprisant l'amour, et sauvage par caractère autant que par système.

ROSALIE.

Voilà ce qui nous convient. Ma Maîtresse fuit les fêtes et la galanterie. Loin du monde et de ses amants, à soixante lieues de Paris, seule avec son amie Dorothée, elle dit en arrivant ici, qu'il n'y avait que le Vicomte à qui elle pût permettre de venir troubler un si doux tête-à-tête. Pour moi, depuis huit jours que nous sommes dans cette solitude, j'y meurs déjà d'ennui, je regrette vivement cette cour si brillante, dont Léontine était entourée, et surtout cet amant singulier, ce lutin, ce... Mon Dieu ! Dites donc comment vous l'appeliez ?

OPHÉMON, riant.

Ah ! Notre Sylphe.

ROSALIE.

Oui, le Sylphe !... Sylphe : Le joli nom ! Oh que j'aimerais un Sylphe, moi ! Le voilà bien dérouté, le pauvre malheureux ! Croyez-vous qu'il nous ait suivies ? Je le voudrais.

OPHÉMON.

Oh ! Non, la fuite de Léontine lui aura fait perdre toute espérance.

ROSALIE.

Que je le plains !

OPHÉMON.

Moi, point du tout ; c'est un extravagant. Mais à propos, voici l'heure où Léontine doit rentrer de la promenade pour la lecture ; il faut que je m'y rende. Adieu.

Il sort.

SCÈNE III.

ROSALIE, seule.

C'est un bon homme pour un Savant, que ce Monsieur Ophémon. Il parle come un autre ; il a un sang froid, une certaine gravité tout à fait drôle. S'il n'entretenait pas ma Maîtresse dans toutes ses rêveries de sciences et d'études, je l'aimerais. Mais qui vient ? Ah ! C'est Picard. Tant mieux ; il y a longtemps que je n'ai pas causé à mon aise, et je vais m'en dédommager amplement.

SCÈNE IV.
Rosalie, Picard.

PICARD.

Enfin, je te retrouve. Il y a une heure que je te cherche. Mais, Rosalie, dis-moi donc ce qu'on prépare ici ? J'ai vu des Ménétriers, des apprêts de danses, et tout le Château est rempli de jeunes Villageoises.

ROSALIE.

C'est une noce. Jeannette et Colin s'aimaient ; Jeannette et Colin étaient les bergers les plus pauvres du Hameau, et Madame, bienfaisante et sensible, dote et marie ce soir Jeannette et Colin.

PICARD.

Comment n'est-elle pas blessée du spectacle d'une noce ? On m'a conté qu'elle s'était exilée dans cette Terre pour éviter la poursuite de ses amants.

ROSALIE.

Rien n'est plus vrai, mon pauvre Picard.

PICARD.

Pardi, mon Maître va se trouver ici bien selon son goût. Ils en vont dire de belles tous les deux sur l'amour et le mariage !

ROSALIE.

Sais-tu notre histoire ?

PICARD.

Quelle histoire ?

ROSALIE.

De notre amant invisible... anonyme.

PICARD.

Moi, non, je ne sais rien qu'en gros... J'arrive.

ROSALIE.

Eh bien écoute-là : elle est curieuse. Il y a environ huit mois, dans le temps du départ de ton Maître, vers le commencement de l'hiver, un mois après que le bon homme Ophémon fut entré chez nous...

PICARD.

Eh, pour Dieu, laisse-là tes époques, et venons au fait : je ne me soucie pas de la date.

ROSALIE.

Eh bien, alors Léontine reçut une lettre anonyme... Sais-tu ce que c'est qu'une lettre anonyme ?

PICARD.

Oui, oui, à peu près.

ROSALIE.

Eh bien, cette lettre était d'amour. On y disait que la passion, l'estime... la crainte... que... Tu imagines bien ?...

PICARD.

Sans doute. Passons la lettre. Après.

ROSALIE.

Elle en reçut comme cela cinq ou six.

PICARD.

L'Anonyme était grand Écrivain.

ROSALIE.

Et puis des vers, des chansons ; oh ! J'en avait retenu entre autres une charmante ; Je ne sais pas si je m'en souviendrais à présent.

PICARD.

Enfin...

ROSALIE.

Enfin, tous les jours amenaient quelque aventure nouvelle, de la musique, des fêtes...

PICARD.

Des fêtes anonymes ?

ROSALIE.

Assurément, des concerts sous ses fenêtres, à des promenades... Tu sais qu'elle avait une maison au bois de Boulogne ; eh bien, tous les soirs c'était des chants délicieux, des feux d'artifice, avec son chiffre et son nom tracés partout, et il n'y a pas un arbre dans le bois qui ne soit rempli de vers et d'emblèmes.

PICARD.

Et jamais Léontine n'a pu découvrir d'où tout cela venait ?

ROSALIE.

Jamais, et je t'assure qu'elle n'y a rien épargné. L'inconnu étendait ses attentions jusqu'à moi. J'ai trouvé plus de trente fois, dans ma chambre, des robes, des bijoux, et différents présents ; tiens, cette bague est de lui.

PICARD.

Comment, diantre ! Voilà du solide, et l'on n'a pas même soupçonné ?...

ROSALIE.

Léontine s'est en vain creusé la tête à ce sujet ; les soupçons d'abord son tombés sur tous les gens de la Société qui l'entouraient alors ; et puis elle disait : « celui-là n'a pas assez d'esprit ; celui-là est trop fat et trop indiscret ; cet autre n'est point assez passionné »... Enfin, après beaucoup de réflexions et de recherches, elle s'est arrêtée à croire qu'elle n'a jamais connu ni vu cet amant singulier.

PICARD.

Et comment aurait-elle pu lui tourner la tête à cet excès ?

ROSALIE.

Oh ! Il la connaît de réputation ; il l'aura vue aux spectacles ; il lui aura parlé au bal sans qu'elle s'en doute... Voilà ce que nous imaginons.

PICARD.

Et cela dure depuis huit mois ?

ROSALIE.

Et cela durerait encore, si elle n'avait pas pris le parti de venir s'enterrer ici.

PICARD.

Il y a du merveilleux là-dedans. Moi, je crois que c'est un Sorcier.

ROSALIE.

Fi donc ! Dis plutôt un génie... Un Sylphe, à la bonne heure... Mais, à ton tour, conte-moi donc un peu ce que vous êtes devenus pendant une si longue absence ?

PICARD.

Oh ! Mon histoire ne sera pas aussi jolie que la tienne. D'abord, mon Maître a passé trois mois à son Régiment ; ensuite il a été dans sa Terre de Picardie. Là, il ne voyait personne ; il écrivait toute la journée, et puis quelquefois il partait brusquement tout seul, et ne revenait qu'au bout de huit, dix ou douze jours.

ROSALIE.

Comment ! Tout seul ?

PICARD.

Absolument seul.

ROSALIE.

Quel homme bizarre !

PICARD.

Cela s'appelle un Philosophe.

ROSALIE.

C'est dommage, avec une figure si intéressante, des manières si douces, si distinguées... Mais, paix, taisons-nous. Voilà ma Maîtresse et Dorothée.

SCÈNE V.
Rosalie, Picard Léontine, Dorothée.

LÉONTINE.

Rosalie, l'habit de Jeannette est-il fait ? Sera-t-elle bien mise ? Je vous prie de présider à sa toilette.

ROSALIE.

Madame sera contente.

DOROTHÉE.

Et Jeannette encore davantage.

ROSALIE.

Oh ! Elle est transportée ; il faut que ce soit une jolie chose que le mariage !

LÉONTINE, à Picard.

Mais votre Maître n'arrive point ?

PICARD.

En effet il devrait être ici.

LÉONTINE.

Allez, Rosalie, dire à Jeannette que je signerai son contrat dans une heure.

Rosalie et Picard sortent.

SCÈNE VI.
Léontine, Dorothée.

LÉONTINE.

Cette noce me fait plaisir. Il est si doux de faire du bien ! Cependant je me reproche d'avoir cédé si facilement à ma sensibilité, en unissant deux personnes qui vraisemblablement un jour m'en sauront mauvais gré.

DOROTHÉE.

Eh, mon Dieu ! Toujours les mêmes idées, et tout cela d'après votre exemple. Mais est-ce une raison de tirer une conséquence si générale ?

LÉONTINE.

J'aimais, j'étais aimée, et vous savez quel fut mon destin !

DOROTHÉE.

Vous aimiez avec trop de délicatesse et de passion. Susceptible, violente, inquiète, vous fîtes vous-même le malheur de votre vie.

LÉONTINE.

Il fallait me contenter d'un ami. Je voyais chaque jour ses soins diminuer ; une tendresse indolente et paisible, succéder à cette passion si vive. Sans objet de jalousie, sans raison aux yeux du monde, je devins fâcheuse, parce que je me trouvais à plaindre. Bientôt je me rendis importune et désagréable. J'éclatai ; on osa me parler en maître ; le ressentiment, la fierté se joignirent à l'amour mécontent, et je ne connus plus de bornes. Sans le Vicomte, vous n'ignorez pas à quelles extrémités je me serais portée. Enfin, je parvins à me faire haïr... Ô souvenir cruel de ce temps affreux de discorde, de reproches mutuels !

DOROTHÉE.

Si l'on eût partagé l'excès de votre passion, quelle félicité eût égalé la vôtre !

LÉONTINE.

Eh ! Voilà ce qui n'est pas possible. Il m'aimait à sa manière, comme les hommes savent aimer, en me négligeant, en se livrant à toutes les vaines dissipations qui l'arrachaient d'auprès de moi. Je n'avais qu'une affaire, qu'un objet, qu'une idée : c'était toujours lui. Ah ! Quelle était ma folie, d'oser attendre et d'exiger un retour que l'homme le plus sensible ne pourra jamais accorder !

DOROTHÉE.

Voilà l'opinion que je combats. Je conviens qu'il n'avait pas une âme assez délicate, assez passionnée pour la vôtre : mais croyez qu'il en existe. Vous jugez des hommes avec trop de prévention. La sensibilité ne nous serait -elle donnée que pour faire des ingrats ? Non, cela ne peut-être. Par exemple, pensez-vous que cet Inconnu, qui vous poursuit depuis si longtemps, ne soit pas capable d'une constance, d'une délicatesse, d'une passion qui surpasse tout ce qu'on n'a jamais vu ?

LÉONTINE.

Il y a de l'exagération dans cet éloge.

DOROTHÉE.

Il y aurait de l'injustice à ne le lui pas accorder. Réfléchissez à sa conduite. Il vous déclare qu'il vous aime depuis plus de huit ans ; il n'ose l'avouer que deux ans après votre veuvage. D'abord, il respecta votre vertu, ensuite votre douleur ; quelle bienséance, quelle honnêteté ! Enfin, il fait parler ses soins ; mais connaissant votre éloignement invincible pour un nouvel engagement, il vous proteste qu'il est sans espérance ; qu'il est décidé à ne jamais se nommer, et que le bonheur qu'il éprouve à vous entretenir de sa passion, lui suffit et le dédommage de toutes les peines que vous lui avez causées. Joignez à tout cela une galanterie, une grâce, une occupation de vous si continuelle, si constante. En vérité, je vous admire, d'être si froide à cet égard : pour moi, je sens qu'il y a longtemps que la curiosité m'aurait conduite à l'intérêt le plus pressant et le plus vif.

LÉONTINE.

Qui ? Moi, j'aimerais encore ? Ah ! Cette idée me rappelle des maux à peine effacés par le temps ; il me semble qu'elle rouvre toutes les blessures de mon coeur. Ce triste coeur est épuisé ; il abjure à jamais un sentiment qui n'est plus fait pour lui. J'ai vingt-cinq ans ; je suis libre, je veux conserver du moins ce seul avantage qui me reste, et au défaut du bonheur, qui n'est qu'une chimère, chercher la paix, et la goûter si je puis.

DOROTHÉE.

Vous le dirai-je ? Jamais, depuis dix-huit mois, je ne vous vis, comme à présent, dans une situation moins tranquille. Une sombre mélancolie vous consume en secret ; votre âme active et passionnée a besoin d'un sentiment violent. Cette retraite profonde où vous vous ensevelissez, m'effraie pour vous ; elle nourrira des souvenirs et des réflexions dont il aurait fallu vous distraire. Il faut apporter la paix dans la solitude, et non venir l'y chercher.

LÉONTINE.

Ces lieux me plaisent, ce séjour sauvage et sans art me convient. J'aime ces rochers dont nous sommes entourées ; ils semblent rendre cette demeure inaccessible. Puissé-je à jamais y être oubliée, comme je le désire !

DOROTHÉE.

Voilà des idées tout-à-fait gaies. La plus jolie femme de Paris, enfermée dans un vieux Château fort, avec le projet d'y rester toujours !... Pour moi je n'ai pas un goût décidé pour les rochers. Je partage avec plaisir votre solitude, et non votre misanthropie : et je crains, je vous l'avoue, qu'après avoir quitté le monde, votre humeur sauvage ne vous fasse encore exiler l'amitié de ce désert si charmant à vos yeux.

LÉONTINE.

Non, elle seule y sera reçue : je ne suis plus sensible que pour elle. Le souvenir du Vicomte dans cet instant me fait même plaisir. Je le reverrai avec joie ; c'est l'homme le plus estimable et le plus honnête que j'aie jamais connu. Indifférent, austère et froid, mais sûr, essentiel, ami solide et vrai, il a toutes les qualités nécessaires pour inspirer un attachement durable.

DOROTHÉE.

Il me semble avoir entendu dire que vous aviez pensé l'épouser avant votre mariage ?

LÉONTINE.

Il est vrai qu'il en fut question. J'avais quinze ans, il en avait vingt-trois. J'étais encore au Couvent ; mes parents le désiraient avec ardeur, et le lui proposèrent. Il ne le voulut pas, sous prétexte de ma grande jeunesse. Ce refus n'avait rien de choquant : car nous ne nous connaissions ni l'un ni l'autre. Je le retrouvai deux ans après dans le monde, et j'étais mariée la première fois que je le vis.

DOROTHÉE.

Après cette aventure, il eût été piquant de lui tourner la tête, de le rendre bien amoureux. À votre place, j'aurais été un peu tentée.

LÉONTINE.

J'étais bien éloignée d'u tel projet ! Mais quand j'aurais pu le former, certainement il n'aurait pas réussi.

DOROTHÉE.

En vérité, vous vous deviez cette petite vengeance. Mais sérieusement, je suis fâchée que vous ne l'ayez pas épousé ; peut-être eussiez-vous été plus heureuse avec lui.

LÉONTINE.

Non, sûrement, si je l'eusse aimé : un caractère aussi froid ne convenait guère au mien.

DOROTHÉE.

Enfin, vous souffrez que l'amitié vienne vous chercher ici ; mais si l'amour, sans votre permission, vous y suivait encore ?

LÉONTINE.

Quelle folie ! Et qui pourrait la concevoir ?

DOROTHÉE.

Notre Inconnu... Je ne vous cache pas que je l'attends tous les jours.

LÉONTINE.

Il faut croire que le parti que j'ai pris l'aura découragé.

DOROTHÉE.

Mais enfin s'il ne l'était pas ?

LÉONTINE.

Il serait fort à plaindre.

ROSALIE, survenant.

Madame, je viens de voir une voiture sur le grand chemin ; c'est sûrement Monsieur le Vicomte : mais il est encore loin.

LÉONTINE.

N'importe. Allons au-devant de lui.

Elles sortent.

ACTE II

SCÈNE I.
Le Vicomte, Ophémon.

LE VICOMTE.

Comment, Léontine n'est pas ici.

OPHÉMON.

On a vu sur le grand chemin une voiture ; on a cru que c'était la vôtre. Léontine est allée au devant de vous ; et comme vous avez pris la route de traverse, vous ne vous êtes pas rencontrés. Je viens d'envoyer la chercher : elle sera ici dans un instant.

LE VICOMTE.

Je suis bien maladroit. Mais du moins profitons du moment où nous sommes seuls pour parler en liberté. Vous avez bien pris toutes les précautions nécessaires pour la petite fête ? Vous êtes sûr du secret ?

OPHÉMON.

Oui, Monsieur, soyez tranquille. J'étais déguisé, comme vous me l'aviez ordonné ; le jour tombait, il faisait à peine clair dans la chaumière de ces bonnes gens ; je me suis annoncé de la part de Dorothée : et comme j'ai dit qu'elle voulait surprendre Léontine, j'ai surtout fait promettre le plus grand secret, en ajoutant au père et à la jeune fille, que pour éviter tout soupçon, elle leur recommandait, si par hasard elle en était rencontrée, de ne point lui parler. Tout cela s'est passé avant-hier. La fête est pour ce soir. J'observe de près mes acteurs, sans qu'ils s'en doutent.

LE VICOMTE.

Et Jeannette saura-t-elle sa chanson ?

OPHÉMON.

Elle chantait toute la journée le petit air que je vous ai envoyé ; et pour les paroles, elle a une mémoire de quinze ans.

LE VICOMTE.

Les musiciens sont arrivés ; ils sont cachés aux environs ; et comme j'emploie, pour les faire agir, le même homme qui m'a déjà servi tant de fois, et qui, lui-même, ne me connaît pas, et ne m'a jamais vu ; je ne crains point, quand ils seront questionnés, qu'ils puissent rien découvrir. Je l'ai chargé aussi du feu d'artifice et de l'illumination.

OPHÉMON.

Que de soins, que de précautions, que d'argent tout cela vous coûte !

LE VICOMTE.

Ah, Dieu ! Quand je pense qu'une fois en ma vie j'ai refusé le bonheur que je poursuis aujourd'hui avec tant de peines !

OPHÉMON.

En effet, si vous aviez voulu l'épouser alors, vous vous seriez épargné bien des tourments. Mais il faut écarter cette réflexion.

LE VICOMTE.

Elle est désespérante. Quelle vie que la mienne depuis dix ans ! Quelle révolution, quand, retrouvant engagé sans retour l'objet que j'avais dédaigné, je sentis naître dans mon coeur ces regrets affreux qui le déchirent ! Heureux et tranquille jusqu'alors, quelle passion impétueuse et rapide vint bouleverser mes idées, détruire mon repos, et s'emparer de toutes les facultés de mon âme ! Ami d'un rival insensible à tant de charmes, j'enviais une félicité dont lui seul ignorait le prix ! Pour comble de tourments, il me fallut recevoir les cruelles confidences de Léontine. Qu'elle âme elle me fit connaître ! Quelle sensibilité ! Quelle délicatesse ! Ce fut alors, qu'éperdu, désespéré, je voulus fuir. Mais elle me retint avec ses mots si sacrés pour moi. « Votre amitié m'est nécessaire : vous pouvez m'être utile ». Je restai, je lui consacrai ma vie ; je m'immolai pour elle : Mais connaissant ma faiblesse, un reste de raison m'apprit à m'en défier. En la servant, en lui donnant des conseils, je m'armai d'un extérieur froid et sévère, je m'interdis jusqu'aux plus simples expressions de l'amitié. J'écoutai ses gémissements : je vis couler ses larmes avec l'apparence d'une cruelle insensibilité. Un mot, un seul mot m'eût trahi. Comment lui dire, sans passion et sans transports, que je la plaignais, qu'elle m'était chère ? Oui, me taire entièrement me parut mille fois moins difficile.

OPHÉMON.

Mais, Monsieur, croyez-vous que si vous eussiez conté à Léontine une histoire si intéressante, elle n'en eût pas été touchée, au lieu de vous éloigner comme vous avez fait depuis son veuvage, et de vous plonger dans tous les embarras d'une intrigue aussi singulière ?

LE VICOMTE.

Hélas ! Que je suis loin d'espérer encore avec tout ce que j'ai fait ! Vous-même vous convenez dans toutes vos lettres, que j'en ai que de bien faibles raisons : jugez donc si je m'étais déclarer d'abord.

OPHÉMON.

Il est vrai : elle a si mauvaise opinion des hommes ; elle paraît si décidée à ne jamais se remarier. Quand je l'entends, je désespère ; quand je vous écoute, je ne puis me persuader que nous ne réussissions pas.

LE VICOMTE.

Il faut éviter qu'elle ne nous trouve ensemble. On vient, je crois... N'oubliez pas ma lettre.

OPHÉMON.

Soyez sans inquiétude.

Il sort.

SCÈNE II.

LE VICOMTE, seul.

Ah ! Je dois être rassuré sur les soupçons qu'elle peut concevoir. Quand j'aurais moins de prudence, elle me connaît si mal... Je vais donc la revoir... Je vais juger par moi-même... Mais je l'entends... C'est elle... Que mon trouble est extrême ! Cachons-le, s'il est possible, et reprenons ma pénible dissimulation.

SCÈNE III.
Léontine, Le Vicomte.

LÉONTINE.

À la fin je vous trouve. L'empressement que j'avais de vous revoir en a retardé le plaisir.

LE VICOMTE.

On m'a dit vos bontés.

À part.

Je ne puis lui parler : j'éprouve un saisissement.

LÉONTINE.

J'ai désiré vous voir seul, afin qu'après une longue absence nous puissions nous entretenir sans contrainte. Mais vous avez l'air abattu, fatigué. Peut-être auriez-vous besoin de repos ? Je vous trouve changé.

LE VICOMTE.

J'ai beaucoup souffert... Ma santé n'est pas bonne... Mais je vous vois, et j'oublie tous mes maux.

LÉONTINE.

Eh bien, Vicomte, que pensez-vous du parti que j'ai pris de quitter le monde ?

LE VICOMTE.

Votre projet n'est pas apparemment de vous fixer ici pour toujours ?

LÉONTINE.

Pardonnez-moi, et je ne fais pas un grand sacrifice. Je renonce à des liaisons frivoles, à des plaisirs que je n'ai jamais recherchés.

LE VICOMTE.

Vous êtes donc, Madame, toujours décidée à ne point prendre un nouvel engagement ?

LÉONTINE.

Ah ! Plus que jamais.

LE VICOMTE.

Tant mieux : je vous en félicite... sincèrement.

LÉONTINE.

Chaque jour, depuis la perte que j'ai faite, m'affermit davantage dans cette résolution.

LE VICOMTE.

J'en suis charmé... On m'a parlé d'un amant... d'un Inconnu, qui vous aime, dit-on, et s'est déclaré de mille manières... On m'en a conté plusieurs traits.

LÉONTINE.

Cette aventure n'est-elle pas bien extraordinaire ?

LE VICOMTE.

Elle est remarquable du moins. Auprès de toute autre femme, ce serait peut-être un moyen de réussir. Elles aiment tant ce qui a l'air du merveilleux ; elles sont si frivoles, si vaines ! Ce qu'elles appellent de la galanterie, des vers, des fêtes, toutes ces petites choses leur tournent la tête.

LÉONTINE, avec humeur.

Voilà une amère critique ; vous ne nous voyez pas en beau.

LE VICOMTE.

Mais je vous exempte.

LÉONTINE.

Je sais ce que je dois penser de cette politesse... Mais pour revenir à cet Inconnu, que vous traitez si mal, je vous avoue qu'il a du moins cet avantage d'être le premier homme qui m'ait paru annoncer une passion véritable et délicate.

LE VICOMTE.

Je ne le comprends pas. Pourquoi ne se pas nommer ? Que signifie toute cette conduite ?

LÉONTINE, vivement.

Eh, mon Dieu ! La crainte inséparable de l'amour, comme il le dit lui-même ; en se nommant, il sait trop tôt tout ce qu'il perdrait ; il ne pourrait plus ni m'écrire, ni me rendre des soins que je ne souffrirais pas.

LE VICOMTE.

Ainsi donc il est sans espérance ?

LÉONTINE.

Il se flatte que la singularité de sa conduite pourra peut-être m'intéresser à la fin, que je le distinguerai des autres hommes ; et sans oser se persuader de toucher mon coeur, il espère du moins changer mon opinion : voilà ce que toutes ses lettres me répétaient.

LE VICOMTE.

S'il est de bonne foi, l'on doit plaindre une telle extravagance.

LÉONTINE.

Extravagance !... Quelle expression !... Mais vous avez raison. Ah ! C'est une grande extravagance d'aimer ! L'objet qui m'a rendue si malheureuse pensait bien comme vous. J'étais insensée à ses yeux ; je l'étais aux vôtres... Un coeur sensible, un coeur tel que le mien, aurait pu seul me trouver raisonnable.

LE VICOMTE.

À part.

Et c'est moi qu'elle accuse... Mais poursuivons.

Haut.

Enfin, cette aventure est terminée. J'en suis bien aise. Cette persécution devait vous êtes désagréable.

LÉONTINE.

J'ai prouvé qu'elle ne me plaisait pas ; car c'est une des raisons principales qui m'a fait hâter mon départ.

LE VICOMTE.

Il faut espérer qu'il respectera votre solitude.

LÉONTINE.

Je n'en doute point, et je le désire pour son bonheur... Mais que nous veut Rosalie ?

LE VICOMTE.

Elle a l'air bien agité.

SCÈNE IV.
Léontine, Le Vicomte, Rosalie.

ROSALIE, accourant avec précipitation, et tenant une corbeille ornée de fleurs, dans laquelle est un bouquet.

Ah, Madame !

LÉONTINE.

Eh bien, qu'avez-vous ?

ROSALIE.

Cette corbeille... Ce bouquet... Je les ai trouvés dans votre cabinet de toilette... Tenez, cette lettre vous en instruira mieux.

LÉONTINE, prenant la lettre avec beaucoup d'émotion.

Cette écriture est la même... Oui, c'est de lui, sans doute.

Elle l'ouvre, et lit tout bas.

ROSALIE.

Il nous a suivies... Je le disais bien... Ah ! Je ne me sens pas de joie.

LE VICOMTE, à part, considérant Léontine.

Elle tremble...Elle rougit... Quel rayon d'espoir vient séduire mon coeur.

LÉONTINE, après avoir lu.

Laissez-nous, Rosalie.

ROSALIE.

Madame.

LÉONTINE.

Laissez-nous vous dis-je.

ROSALIE porte la corbeille et le bouquet sur une table, et dit en fuyant.

Ma foi, si j'étais à votre place, il n'aurait pas fait tant de chemin inutilement.

Elle sort.

SCÈNE V.
Léontine, Le Vicomte.

LE VICOMTE, après un moment de silence.

Eh bien, Madame, il est donc ici ?

LÉONTINE.

J'avoue que ma surprise est extrême... Tenez, lisez la lettre.

LE VICOMTE, prenant la lettre.

Voyons un peu son style.

Il lit.

« Serait-ce moi, Madame, qui vous fait fuir le monde ? Un amour si soumis aurait-il pu vous déplaire ? Il ne demande et n'exige rien : Il vous jure de ne jamais se déclarer davantage, et de ne point dévoiler à vos regards l'objet malheureux qui l'éprouve. La seule chose que je désire, c'est d'apprendre enfin si cet hommage si pur ne s'est pas attiré votre colère, et peut-être votre haine.

LE VICOMTE, s'interrompant.

Et il appelle cela ne rien désirer, ne rien exiger de nouveau !

LÉONTINE.

Allez-vous vous interrompre ainsi à chaque mot. Voyez la suite.

LE VICOMTE, lit.

« Et peut être votre haine. Il est un moyen de m'en instruire. On célèbre une noce ce soir. Vous y devez paraître ; si vous daignez porter le bouquet que j'ose vous offrir, sans me flatter que mes soins vous soient agréables, je penserai du moins qu'ils ne vous sont pas odieux. Si vous ne le portez pas, je prendrai ce dédain cruel pour une marque assurée de mépris et de haine, et je m'impose un silence éternel. Songez, Madame, que la faveur que j'implore, telle précieuse qu'elle puisse être, n'est, après tout, qu'un témoignage d'indifférence. Voilà cependant où se bornent les voeux de l'amant le plus fidèle, le plus soumis et le plus passionné.

Rendant la lettre.

L'invention est adroite.

LÉONTINE.

Comment, adroite ?

LE VICOMTE.

Assurément ; cette lettre serait embarrassante pour toute autre que vous.

LÉONTINE, très vivement.

Pour toute autre que moi. Mais, de grâce, Monsieur, ne me séparez point ainsi des autres femmes ; ne pouvez-vous me louer qu'à leurs dépens ?

LE VICOMTE.

Aimeriez-vous mieux être confondue avec elles ? Vous y perdriez trop.

LÉONTINE.

Cette lettre est sans doute embarrassante.

LE VICOMTE.

J'ai donc raison de dire qu'elle est adroite.

LÉONTINE.

Ah ! Certainement celui qui l'a écrite était bien éloignée du dessein d'y mettre de l'art et de l'adresse.

LE VICOMTE.

Enfin, il vous embarrasse.

LÉONTINE.

Ses soins ne me font assurément nul plaisir. Il n'en saurait douter, on ne fuit pas ce qu'on aime, et dans ma position... Mais chercher à lui prouver que je le hais, que je le méprise, ce procédé serait absurde et ridicule. Il est... Il doit m'être indifférent, et rien de plus : qu'en pensez-vous ?

LE VICOMTE.

Mais, s''il faut vous parler vrai, je vous avouerai que je trouve dans sa conduite une témérité révoltante.

LÉONTINE.

De la témérité... Ah ! Par exemple, je n'imaginais pas qu'on pût l'en accuser.

LE VICOMTE.

Mais cependant, avec toute sa soumission, il ose vous parler sans cesse de son amour. Il le fait éclater dans toutes les occasions ; il vous obsède, vous suit partout ; il s'introduit et se cache dans tous les lieux où vous habitez ; il pénètre dans votre appartement ; il épie en secret vos démarches, vos discours, et il vous voit, vous entend ; et peut-être dans cet instant même, il vous observe, et il ose concevoir de folles espérances. Il sera ce soir dans le bosquet où la noce s'assemble, puisqu'il compte vous y voir, parée de son bouquet.

LÉONTINE.

Vous croyez qu'il y sera ?

LE VICOMTE.

Sa lettre le dit clairement.

LÉONTINE.

Mais connaissez-vous rien d'aussi extraordinaire ?

LE VICOMTE.

Ah ! Ne conviens que jamais passion ne fut portée à un tel excès. Il a la tête absolument tournée ; il vous adore : vous êtes sa seule affaire.

LÉONTINE.

Cela est vrai ; vous avez raison, mon cher Vicomte : il est digne de pitié.

LE VICOMTE.

Oh ! Cela, c'est autre chose. Je ne puis plaindre un homme qui semble lui-même chérir les maux qu'il s'est faits, et qui n'a pas le courage de vaincre une passion qui n'est jamais violente que par notre faute.

LÉONTINE.

Ne parlez point de l'amour ; en vérité, vous n'y entendez rien.

LE VICOMTE, avec un calme affecté.

Et je dois à cette ignorance tout le bonheur de ma vie.

LÉONTINE, avec distraction.

Sera-t-il déguisé ? Paraîtra-t-il ?...

LE VICOMTE.

De qui parlez-vous donc ?

LÉONTINE, avec embarras.

Je pensais à ce que vous disiez tout-à l'heure, qu'il me verrait à la noce... Je suis curieuse de savoir comment. J'ai naturellement une curiosité excessive... Tenez, par exemple, je suis bien femme à cet égard.

LE VICOMTE.

Il viendra peut-être habillé en Paysan.

LÉONTINE.

Oh ! Les manières, le maintien, la démarche, tout cela le trahirait.

LE VICOMTE.

Il est très possible qu'il ait une physionomie assez commune pour être facilement confondu dans la foule ; et peut-être avez-vous vu plus de cent fois cette figure-là, sans vous en douter.

LÉONTINE.

Je suis sûre que je le devinerais au milieu de mille personnes.

LE VICOMTE.

Mais comment ?

LÉONTINE.

Je ne sais : mais je parierais.

LE VICOMTE.

Je ne vous le conseille pas... Vous pourriez perdre.

LÉONTINE.

Dites-moi, mon cher Vicomte, ce que vous feriez à ma place ?

LE VICOMTE.

Quoi ?

LÉONTINE.

Oui, ce soir.

LE VICOMTE.

Eh bien, après, je ne vous comprends pas.

LÉONTINE.

Eh, mon Dieu !... Pour ce bouquet...

LE VICOMTE.

Ah ! Ah ! Je l'avais déjà oublié ; mais je n'ai point d'avis là-dessus : c'est à vous...

LÉONTINE.

Mais pensez-vous qu'il n'y ait pas de la pruderie, de l'impolitesse à refuser ?

LE VICOMTE.

Ne dit-il pas que s'il ne vous voit point son bouquet, vous n'entendrez plus parler de lui. Dans ce cas, il serait tentant d'être impolie une heure, pour s'en débarrasser ensuite pour toujours.

LÉONTINE, embarrassée.

Sûrement... Je suis de cet avis. Mais je ne crois pas que sa lettre dise cela précisément. Au reste, je la relierai, et je verrai.

LE VICOMTE, à part.

Quel air triste et rêveur !

LÉONTINE.

Quelle heure est-il ? J'ai mille choses à faire aujourd'hui.

LE VICOMTE.

À part.

Il faut la quitter. Mais, dans ce moment, que j'ai de peine à m'y résoudre !

Haut.

Je vais vous laisser en liberté. J'ai aussi, de mon côté, quelques lettres à écrire.

À part en s'en allant.

Ah ! Je commence à respirer.

Il sort.

SCÈNE VI.

LÉONTINE, seule.

Elle s'assied à côté de la table sur laquelle est posée la corbeille.

Son humeur austère et farouche me déplaît aujourd'hui plus que jamais. Il a une certaine sécheresse plus que jamais. Avec de l'esprit, des vertus, des agréments même, il n'est cependant point aimable. Ah ! C'est que son âme n'est pas sensible ; il conçoit si peu qu'on puisse aimer avec passion. Ses conseils ont une sévérité qui révolte et ne persuade point. Mais il a peut-être raison. Je ne dois pas porter ce bouquet.

Elle prend le bouquet, et considère la corbeille.

Je ne dois pas enhardir, par cette condescendance, un amour insensé. Quel amour ! Que je plains le malheureux qui l'éprouve ! Voilà comme j'aimais. Toute cette aventure m'attriste, m'étonne, me trouble. Il me verra ce soir ! Il est dans ce Château. N'entends pas marcher près de moi ?

Elle se lève et se retourne avec un mouvement de frayeur.

C'est Dorothée. Tout m'agite et m'effraye aujourd'hui.

SCÈNE VII.
Léontine, Dorothée.

LÉONTINE.

Venez, ma chère amie ; j'ai bien des choses à vous apprendre.

DOROTHÉE.

Rosalie et le Vicomte m'ont tout conté.

LÉONTINE.

Eh bien, quel conseil me donnez-vous ? Mais auparavant lisez la lettre.

Elle la lui donne : Dorothée lit tout bas.

LÉONTINE.

Je ne vous cache pas que ma curiosité devient excessive ; en même temps je crains qu'en cédant à ce qu'il demande, il n'ose concevoir des idées et des espérances que je ne veux pas faire naître. Je suis fort embarrassée. Guidez-moi là-dessus.

DOROTHÉE, après l'avoir lu.

Comment pouvez-vous balancer, quand il dit lui-même qu'il ne prendra cette faveur que pour un témoignage d'indifférence ? Que risquez-vous à l'accorder sous cette condition ? Pourquoi le désespérer par une rigueur si déplacée ? En vérité ce serait une cruauté que je ne vous pardonnerais pas.

LÉONTINE.

Mais il continuera les mêmes soins que j'ai voulu fuir.

DOROTHÉE.

Votre départ a dû lui prouver qu'ils ne vous touchaient pas. Il sait là-dessus à quoi s'en tenir. N'ajoutez pas à ce malheur celui de le convaincre de votre aversion : vous cesseriez d'être juste et raisonnable.

LÉONTINE.

Mais si, satisfait de n'être point haï, il s'obstine à me suivre, à m'aimer, le dois-je souffrir, et pourrai-je m'en plaindre, après avoir perdu un moyen si facile de l'éloigner pour toujours ?

DOROTHÉE.

En accordant ce qu'il désire, vous ne vous engagez à rien. Il semble qu'il ait prévu vos craintes ; il y répond d'avance ; il s'explique d'une manière qui n'est pas équivoque. En portant ce bouquet, vous ne lui témoignerez pas de l'intérêt ; vous lui direz simplement, « je ne vous hais point. » Encore une fois, il n'est pas possible que vous le haïssiez. Lui donner une preuve de haine, serait une injustice, une folie in concevable. D'ailleurs le beau projet de vouloir l'éloigner pour toujours ! Décidée à ne jamais l'aimer, vous devez, par reconnaissance, désirer de le connaître : et la seule curiosité doit vous engager à souhaiter vivement de voir quelle sera la fin d'une aventure aussi singulière, et combien de temps elle peut durer encore.

LÉONTINE.

J'ai pensé tout cela. Vous me persuadez facilement : mais il ne se déclarera jamais.

DOROTHÉE.

Eh ! Cela même n'est-il pas surprenant, assez curieux pour en essayer l'épreuve ? Pour moi, je donnerais toutes choses au monde pour le voir un instant. Ses lettres, ses vers, sa conduite annoncent un esprit, une grâce, une passion qui ne peuvent appartenir qu'au plus honnête, au plus délicat et au plus aimable de tous les hommes. Je ne suis pas romanesque, ni passionnée de mon naturel ; mais pour n'être pas émue et touchée de cette aventure, il faudrait être tout-à-fait insensible.

LÉONTINE.

Je ne sais pas si vous êtes passionnée ; mais je sais que votre tête est bien vive, et que vous aimez les choses singulières : ceci le prouve un peu.

DOROTHÉE.

Votre sang-froid m'impatiente.

SCÈNE VIII.
Léontine, Dorothée, Rosalie.

ROSALIE.

Madame, voilà le Notaire, et Jeannette et Colin.

LÉONTINE.

Faites-les entrer.

Rosalie sort.

DOROTHÉE.

Vous allez faire des heureux. Je voudrais bien qu'aujourd'hui tout le monde fût content.

LÉONTINE, en riant.

Pour vous satisfaire, je m'en occuperai.

ROSALIE revient, tenant d'une main Jeannette, et de l'autre Colin.

Le Notaire les suit.

LÉONTINE.

Approchez-vous, mes enfants. Eh bien, Jeannette, êtes-vous contente ?

JEANNETTE, faisant la révérence.

Ah ! Oui, Madame.

DOROTHÉE.

Et vous Colin ?

COLIN.

Ah ! Je danserons ce soir de bon coeur.

LÉONTINE, à Colin.

À minuit Jeannette sera à vous pour la vie. Quel âge a-t-elle ?

JEANNETTE.

Dix-sept ans, Madame, et lui dix-huit ce mois-ci.

LÉONTINE, à part.

Cet âge, leur amour, leur mariage, tout me rappelle... Ah, Dieu ! Quel souvenir !

DOROTHÉE.

Jeannette est réellement jolie.

ROSALIE.

C'est moi qui l'ai coiffée.

LÉONTINE.

Dites-moi, Colin, qui des deux aime mieux l'autre ? Répondez naturellement.

COLIN.

Je n'y ai jamais pensé.

JEANNETTE.

Ni moi non plus.

LÉONTINE.

Mais à présent ?

JEANNETTE.

C'est tout égal : n'est-ce pas Colin ?

COLIN.

Je le gagerais.

JEANNETTE.

J'en suis sûre.

LÉONTINE.

Voyez-vous la différence de leurs réponses ; elle en est sûre : elle n'hésite pas.

DOROTHÉE.

Ah ! Je ne doutais pas que Colin ne répondît mal à votre gré... C'est un homme, il faut qu'il ait tort, qu'il soit moins sensible.

LÉONTINE.

Où est le Notaire ? Qu'il approche.

ROSALIE, au Notaire.

Avancez donc.

Le Notaire présente le contrat à Léontine. Elle le signe.

COLIN, à Jeannette.

Vois-tu ce qu'elle fait-là, Jeannette ? C'est not'mariage. Que je sis fâché de ne pas savoir lire ! Queu plaisir j'aurais à déchiffrer c'te chère écriture-là !

DOROTHÉE, à Léontine.

Eh bien, vous l'entendez ; c'est pourtant Colin qui parle. Cela vaut, pour le moins, la réponse de Jeannette.

LÉONTINE.

Allez, mes enfants ; je me flatte que je viens de signer votre bonheur : puisse-t-il être pur et durable ! Allez m'attendre dans les bosquets ; j'y serai dans une heure.

Rosalie les emmène.

SCÈNE IX.
Léontine, Dorothée.

LÉONTINE.

Leur ingénuité me charme. Quel jour pour eux que celui-ci ! Ils s'aiment, ils s'engagent à jamais ; ils seront heureux, je m'en flatte. Le bonheur, ma chère Dorothée, n'est peut-être fait que pour cette classe obscure : de vaines dissipations, des plaisirs faux et tumultueux nous l'arrachent. Faits pour le goûter, nous le méconnaissons, eux seuls en jouissent. Une félicité tranquille nous paraît bientôt insipide. Nous voulons la varier, elle nous échappe. Pour eux, ils ne sont distraits ou séduits par aucune illusion. Colin ne quittera Jeannette que pour cultiver son champ ; le travail et la peine lui rendront plus chère celle qui les partage, et les faits adoucir. Elle sera tout à la fois sa consolation, sa société, sa compagne, son amie. Nulle autre liaison ne pourra nuire à cette union si sainte et si délicieuse ; ils ne seront que deux dans l'univers ; ils goûteront enfin ce bonheur suprême, qui n'est pour nous qu'une chimère.

DOROTHÉE.

Allons, creusez-vous la tête, pour envier encore davantage le sort de deux pauvres Bergers ; vous, belle, libre, jeune, adorée, comblée des dons de la Nature et de la fortune... Oui, vous avez raison, Jeannette vaut mille fois mieux que vous ; elle est du moins beaucoup plus sensée... Ah, ma chère amie ! Vous travaillerez donc sans cesse avec ardeur à empoisonner la plus brillante destinée qui fut peut-être jamais ! votre esprit, votre sensibilité n'auront servi qu'à votre malheur. Quel usage vous faites des dons les plus précieux !

LÉONTINE.

Mon seul avantage réel fut un coeur tendre... Hélas ! Il versa sur ma vie des peines dont le souvenir me fait frémir encore. Eh bien ! S'il me fallait recommencer une nouvelle carrière, si l'on m'offrait tous les biens du monde, à condition de n'éprouver jamais les sentiments qui m'ont si cruellement agitée...

DOROTHÉE.

Vous ne l'accepteriez pas.

LÉONTINE.

Non certainement. Je gémis de tout ce que j'ai souffert ; mais par une bizarrerie inconcevable, ce souvenir a des charmes pour moi. Je me retrace des moments délicieux que j'ai su goûter au milieu de mes plus vives peines, et ces lueurs de félicité sont mille fois préférables au cours monotone d'une vie constamment indifférente et paisible. Un regard, un mot, un instant dédommage d'un an de souffrances. On n'existe véritablement que quand on sait aimer ; et lorsqu'enfin le trait est arraché du fond du coeur, on nourrit une douleur qui occupe, qui ranime, et l'on envisage avec une espèce d'effroi ce calme profond qui prive l'âme de toutes ses facultés.

DOROTHÉE.

Mais tantôt vous étiez dans une disposition bien différente ; vous désiriez la paix, vous veniez la chercher ici.

LÉONTINE.

Oui, je la désirais... Ah ! Je ne suis pas d'accord avec moi-même.

DOROTHÉE.

Mais qu'entends-je ? De la musique : écoutons.

On entend une symphonie douce et éloignée.

LÉONTINE.

De la musique ici ?

DOROTHÉE.

Concevez-vous cela ?

ROSALIE, accourant précipitamment.

Eh, Madame ! Venez, venez voir... Une illumination... Des feux d'artifice... Une fête.

LÉONTINE.

Une fête ; et pourquoi ?

ROSALIE.

Ah ! Faut-il le demander ? C'est un nouveau tour de l'Inconnu.

LÉONTINE.

Se pourrait-il ?

DOROTHÉE.

Sortons, allons nous éclaircir.

LÉONTINE.

Je ne sais où j'en suis.

DOROTHÉE, s'arrêtant, et prenant le bouquet.

Eh ! Le bouquet ?

LÉONTINE.

Non, laissez-le, ma chère Dorothée.

DOROTHÉE, emportant le bouquet, et prenant Léontine sous le bras.

Venez, venez ; que de façons !

ROSALIE.

Allons ; puisque notre Sylphe est toujours le même, je ne regrette plus Paris.

Elles sortent.

ACTE III

Le Théâtre change, et représente un bocage spacieux, illuminé et orné de guirlandes de roses, avec les chiffres de Léontine. Au milieu du bocage, on voit un siège de gazon, préparé pour Léontine.

SCÈNE I.
Jeannette, Colin.

JEANNETTE.

Ah, que j'allons étonner tout le monde !

COLIN.

Sais-tu bien ta chanson ?

JEANNETTE.

Pardi, c'est pour not'Dame qui nous marie : je l'ai sue par coeur tout de suite.

COLIN.

Qu'alle est gentille not'Dame ! C'est dommage qu'alle soit si pensive.

JEANNETTE.

Ah, mais, vois-tu, Colin, c'est depuis que Monsieur est défunt : cela n'est-il pas naturel ?

COLIN.

À sa place, Jeannette, tu serais donc pensive aussi ?

JEANNETTE.

Finis donc. V'là-t-il pas une belle idée le jour d'une noce !

COLIN.

Eh ben ! Je crois que tu pleures, Dieu me pardonne.

JEANNETTE.

Pourquoi m'as-tu dit ça aussi ?

COLIN.

Ah, ma pauvre petite !

JEANNETTE.

Allons, paix, tais-toi... V'là toutes les jeunes filles et les garçons du village.

Les Villageois arrivent, vêtus de blanc ; ils se rangent en cercle autour de Jeannette et de Colin.

JEANNETTE, leur adressant la parole.

Madame va venir ; songez bien à vos chansons et aux danses que nous avons répétées.

COLIN.

Il est sept heures et demie, alle ne doit pas tarder à présent.

JEANNETTE.

J'entends du bruit, sûrement c'est elle.

Aux Villageois.

Rangez-vous dans le fond du bocage.

Les Villageois s'éloignent.

Ah ! La voilà.

SCÈNE II.
Jeannette, Colin, Léontine, Dorothée, Rosalie.

LÉONTINE, parée du bouquet.

Elle s'arrête à l'entrée du bocage avec étonnement.

Que vois-je ! Quelle nouvelle surprise !

JEANNETTE.

Madame, voilà votre place.

LÉONTINE.

Mais, Jeannette, qui vous a dit ?...

DOROTHÉE.

Ah ! Nous ferons des questions après la fête ; de grâce, ne la troublons point. Mais où donc est le Vicomte ?

ROSALIE.

Le voilà : Monsieur Ophémon le suit.

SCÈNE III.
Jeannette, Colin, Léontine, Dorothée, Rosalie, Le Vicomte, Ophémon, Picard.

Le Vicomte, s'approche, et voyant Léontine parée du bouquet, il fait un geste de joie qu'elle prend pour de la surprise.

LÉONTINE, à part.

Que je suis embarrassée ! De quel air le Vicomte me regarde ! Que ce bouquet me gêne !

LE VICOMTE, à Léontine.

L'Inconnu, s'il est ici, doit être satisfait.

LÉONTINE.

C'est Dorothée qui l'a voulu absolument.

JEANNETTE.

Allons, allons, tout le monde est arrivé : Commençons.

LÉONTINE.

Auparavant, je veux savoir, Jeannette, par quel ordre...

DOROTHÉE.

Encore une fois, voyez la fête, vous saurez tout après.

LE VICOMTE.

Madame a raison. Certainement les précautions sont prises de manière que sûrement Jeannette ignore elle-même le véritable objet qui la fait agir : ainsi ce qu'elle vous dira vous instruira peu.

DOROTHÉE.

Allons, asseyons-nous.

À Léontine.

Venez à votre place.

LÉONTINE.

Restez-y donc auprès de moi.

DOROTHÉE.

Volontiers.

LÉONTINE.

Mettez-vous-là, Vicomte.

Ils se placent tous trois sur le siège de gazon, Léontine au milieu. Picard et Rosalie se placent à quelque distance l'un à côté de l'autre. Ophémon se tient tout seul de l'autre côté du Théâtre.

LE VICOMTE, à part.

Que je suis troublé !

OPHÉMON, à part.

Jusqu'ici tout va bien. Observons un peu la contenance de Léontine.

DOROTHÉE.

Jeannette, vous pouvez commencer.

ROSALIE, à Picard.

Mon Dieu ! Comme le coeur me bat !

On entend une musique champêtre. Alors les Villageois forment des danses et des pantomimes sur les différents airs, exécutés par la symphonie ; ensuite ils vont en dansant prendre Jeannette et Colin, et les amènent au siège de gazon, où Léontine est assise. La musique cesse.

DOROTHÉE.

Tout ceci tient de l'enchantement.

PICARD, à Rosalie.

Quand je te le disais qu'il y a de la sorcellerie là-dedans.

ROSALIE.

Paix donc : voilà Jeannette qui chante.

JEANNETTE, chante en donnant des fleurs à Léontine.

Un choeur de Villageois, à la fin de chaque couplet répète le refrain. Après les couplets la musique recommence.Tous les Villageois se prennent par la main, et sortent en dansant. Jeannette et Colin restent. Picard et Rosalie sortent.

DOROTHÉE.

Je n'ai jamais vu de plus agréable ni de mieux imaginé.

OPHÉMON, à part.

Ma foi, nos affaires ne vont pas mal. Léontine, pour le coup, est vraiment interdite et troublée.

LÉONTINE, à part.

Il était sans doute mêlé parmi les Villageois.

LE VICOMTE.

À présent, questionnons un peu Jeannette.

LÉONTINE.

Allons, Jeannette, répondez.

LE VICOMTE.

Madame veut savoir d'où vient cette fête.

JEANNETTE, à Dorothée.

Puis-je le dire à présent ?

DOROTHÉE.

Oui, dites.

JEANNETTE.

Eh bien, Madame a devant ses yeux la personne...

LÉONTINE.

Qui me l'a donnée ?

COLIN.

Oui, Madame.

LÉONTINE.

Comment ?

DOROTHÉE.

Ah ! Voici du nouveau.

LE VICOMTE.

Vous verrez que c'est moi.

JEANNETTE, montrant Dorothée.

Non, c'est Madame.

DOROTHÉE.

Moi ?

COLIN.

Vous-même.

DOROTHÉE.

Cela n'est pas mal imaginé. Quoi ! Je vous ai dit ?...

JEANNETTE.

Ah ! Non... Vous m'avez fait dire...

DOROTHÉE.

J'entrevois le reste. Contez un peu, Jeannette, de quelle manière je m'y suis prise ?

JEANNETTE.

C'était Jeudi.

COLIN.

Non, Vendredi.

JEANNETTE.

Jeudi, te dis-je.

COLIN.

Pardi, c'était en revenant du bois, sur le soir.

JEANNETTE.

C'était...

LÉONTINE.

Eh ! Le jour n'y fait rien. Poursuivez.

JEANNETTE.

C'était donc Jeudi au soir... Une vieille Dame est arrivée chez nous.

OPHÉMON, à part.

Pas si vieille.

JEANNETTE.

Elle a demandé mon père, et puis moi, et puis Colin, qui était là, et puis nous a emmenés dans not'verger : il y avait trois hommes qui la suivaient.

COLIN.

Non, ils étions quatre.

JEANNETTE.

Je les ai comptés.

COLIN.

Et moi aussi.

LÉONTINE.

Mais finissez donc vos disputes.

OPHÉMON.

Voilà un ennuyeux petit coquin.

DOROTHÉE.

Allons, Jeannette, reprenez votre récit ; et vous, Colin, taisez-vous.

COLIN.

Qu'alle me fasse conter.

JEANNETTE.

Nani, dà.

COLIN.

Mais...

LÉONTINE.

Encore une fois, finissez donc.

JEANNETTE.

Dame, je ne sais plus où j'en étais.

LE VICOMTE.

À l'arrivée de la vieille Dame.

JEANNETTE.

Eh bien donc, la vieille Dame nous dit comm'çà qu'alle venait de la part de Madame Dorothée, qui voulait donner une belle fête à Madame, et qui la surprît bien fort, et qu'il fallait n'en sonner mot. Et puis alle me donna ces chansons, et puis de l'argent, et puis alle dit tout ce que nous ferions ; et puis les hommes qui l'avions suivies nous baillèrent de grandes caisses où étions ces guirlandes de fleurs... les habits... et puis la vieille Dame s'en fut... Et puis... Voilà tout... Qu'en dis-tu, Colin ?

COLIN.

T'as oublié le plus beau. Je m'en vais recommencer.

LÉONTINE.

Non, non, cela est inutile. Il suffit, allez, Jeannette.

DOROTHÉE.

Allez, mes enfants, allez rejoindre la noce.

Ils s'en vont. Ophémon sort aussi.

LE VICOMTE.

Je le savais bien qu'ils ignoraient la vérité.

LÉONTINE.

Réellement, Dorothée, ce n'est pas vous ?

DOROTHÉE.

Si fait c'est moi... Comment ne l'avez-vous pas deviné d'abord, surtout à la chanson ? Une romance remplie de plaintes et d'amour... C'était clair... En vérité, vous faites de belles questions.

LÉONTINE.

Une vieille femme...

LE VICOMTE.

Oh ! Cela, c'est un déguisement... C'était peut-être lui, que fait-on.

LÉONTINE.

En vieille femme ! Quelle idée !

LE VICOMTE.

Nous ne savons pas son âge.

LÉONTINE.

Il n'est pas vraisemblable qu'on ait pu le prendre pour une vieille femme : sûrement il est jeune ?

DOROTHÉE.

Elle a raison.

LE VICOMTE.

Cela serait cependant assez plaisant que ce fût un vieillard, un vieux fou, qui mît ainsi notre esprit à la torture.

LÉONTINE.

Je ne vois pas ce que cette idée a de risible : elle ne me paraît qu'extravagante.

LE VICOMTE.

Mais enfin, tout ce mystère me fait penser qu'il a d'excellentes raisons de se cacher : ou son âge, ou sa figure, ou sa naissance forment des obstacles.

LÉONTINE.

Pour son âge, il serait ridicule d'imaginer un vieillard capable d'une telle passion : pour sa figure, comme on s'abuse aisément, il pourrait penser que les agréments de son esprit, et un coeur aussi sensible, feront oublier l'avantage frivole de la beauté ; et pour sa naissance, ses lettres, sa magnificence, sa conduite, n'annoncent pas un état dont on doive rougir.

LE VICOMTE.

Mais s'il était jeune, d'une figure qui n'eût rien de choquant, qu'il fût aimable, que sa fortune fût honnête, et que sa naissance fût assortie à la vôtre, vous le connaîtriez. Vous avez passé votre vie à la Cour et dans le plus grand monde ; vous l'auriez rencontré mille fois. Il dit vous aimer depuis huit ans ; comment, vous voyant sans cesse dans la société, ne se serait-il pas trahi ? Ses regards vous auraient parlé. Pensez-vous qu'il existe un homme assez maître de lui pour cacher si longtemps une passion si violente ?

DOROTHÉE.

Il connaissait sa vertu.

LÉONTINE.

Il était sans espérance.

LE VICOMTE.

Comment parvenir à ce point si rare d'estime et de respect, pour un objet qu'on ne connaît que superficiellement et de réputation ? Se taire, et nourrir dans le silence une passion malheureuse, la dérober à tous les yeux pendant huit ans, cet effort vous paraît-il possible et naturel ?

DOROTHÉE.

Enfin, cela existe. Nous pouvons ne le pas comprendre, mais nous ne pouvons en douter.

LE VICOMTE.

Si cela est, si cela m'était bien prouvé, j'avoue que je le trouverais véritablement intéressant.

LÉONTINE.

Il est certain qu'on a peine à se défendre d'une vive curiosité.

DOROTHÉE.

Oh ! Pour moi, je n'ai nulle peine ; car je ne m'en défends pas : j'y cède de tout mon coeur. Il m'attendrit, il me touche : et je voudrais qu'il fût caché dans quelque coin, et qu'il m'entendît.

LE VICOMTE.

Ne badinez pas, il en est très capable ; et je ne serais point du tout étonné, si l'on m'apprenait qu'il n'a pas perdu un mot de tout notre conversation.

DOROTHÉE.

Je le crois ; car il est fort vraisemblable qu'il ait voulu savoir l'opinion de Léontine sur sa fête. Je parierais qu'il est caché dans quelque niche qu'il aura fait faire exprès. Tenez, voyez-vous ce gros arbre là-bas ? il est creux, je suis persuadée...

À Léontine.

Mon Dieu ! qu'avez-vous donc, vous pâlissez ?

LÉONTINE.

Je souffre... J'ai un mal de tête affreux.

DOROTHÉE.

Il faut rentrer.

LÉONTINE.

Ah ! Ce n'est rien : ce n'est rien du tout... Il me dure depuis hier au soir.

LE VICOMTE.

Rentrons.

LÉONTINE.

L'air me fait du bien... Je suis bien ici, beaucoup mieux que renfermé dans ma chambre.

DOROTHÉE.

Pour en revenir à ce que je disais, je vous assure qu'il est ici... Allons, avant de nous en aller, dites-lui quelque chose d'honnête. Par exemple, que vous seriez bien aise de le connaître.

LÉONTINE.

Quelle folie !

LE VICOMTE.

Cette folie est très gaie. Allons, madame, il faut vous y prêtez.

LÉONTINE.

Mais, mon cher Vicomte, vous n'y pensez pas.

DOROTHÉE.

De grâce, ma chère amie.

LÉONTINE.

En vérité...

DOROTHÉE.

Oh ! Je vous en prie, par complaisance pour moi.

LE VICOMTE.

Contentez-la. À quoi vous engagez-vous ?

LÉONTINE.

Mais que voulez-vous que je dise ?

DOROTHÉE.

Que vous avez la plus vive curiosité de le voir. Allons.

LÉONTINE.

Eh bien, oui ; êtes-vous satisfaite ?

DOROTHÉE.

Oh ! Cela ne suffit pas ; il faut vous tourner vers l'arbre, et le dire vous-même.

LÉONTINE.

Quelle enfance ! Quelle persécution !

LE VICOMTE.

Eh bien, pour vous en débarrasser, dites-le tout de suite. Figurez-vous donc, pendant cette dispute, l'inquiétude de ce pauvre malheureux qui nous écoute. Comme il désire que nous réussissions à vous persuader : il est sûrement bien agité, bien ému.

DOROTHÉE.

Mais, Vicomte, vous êtes aujourd'hui d'une humeur, d'une gaieté véritablement très aimable. Dorothée vous a communiquée sa folie, et elle vous sied à merveille.

LE VICOMTE.

Vous voulez éluder en me louant, et me faire oublier ce que nous vous demandons. Mais...

DOROTHÉE.

Allons, allons, tournez-vous vers l'arbre.

LÉONTINE, se tournant. Pendant ce temps le Vicomte se glisse sans être aperçu, et va se cacher derrière l'arbre.

Eh bien, est-ce comme cela ?

DOROTHÉE.

Oui, à merveille. À présent, parlez ?

LÉONTINE.

Il faut que je sois bien complaisante.

DOROTHÉE.

Eh, mon Dieu ! Prouvez-le donc en finissant ?

LÉONTINE, tournée vers l'arbre.

Vous m'avez su m'inspirer une curiosité très vive, et je voudrais vous connaître.

DOROTHÉE.

Que vois-je ? L'arbre s'agite.

LÉONTINE.

Ô Ciel !

LE VICOMTE, sortant de l'arbre avec précipitation ; et courant se jeter aux pieds de Léontine, qui, dans le premier mouvement de surprise, tombe dans les bras de Dorothée.

Connaissez donc enfin celui qui vous adore : vous le voyez, Madame.

DOROTHÉE.

Eh ! C'est le Vicomte.

LÉONTINE.

En vérité j'ai cru... Vous m'avez fait une peur.

DOROTHÉE.

Oh ! La plaisanterie est excellente, excellente. J'en ai été la dupe parfaitement. J'étais si troublée que je ne l'ai pas reconnu.

LÉONTINE, au Vicomte.

Vous m'avez causé une frayeur inexprimable.

LE VICOMTE.

Je vous en demande mille pardons ; mais c'est un tour que j'ai voulu jouer, surtout à Dorothée. Je l'ai vue si empressée, si curieuse.

DOROTHÉE.

Cela est charmant ! Charmant ! J'ai été complètement attrapée ; j'en ris encore, quand j'y pense. Et comme il a joué son rôle, de quel air passionné il est venu se précipiter à vos genoux ! En se déclarant... Et les grands mots... Celui qui vous adore... Comme il a dit cela ! Ah ! C'était parfait : c'était la chose même.

LÉONTINE.

Savez-vous qu'il est très tard ? Il faut aller souper, mon mal de tête redouble.

DOROTHÉE.

Vous vous étiez donc mis dans le creux de l'arbre ? J'ai vu toutes les branches remuer.

LE VICOMTE.

Non, j'étais derrière.

DOROTHÉE.

Ah ! c'est une délicieuse idée ! En vérité, je ne vous croyais ni aussi gai ni aussi aimable. Je parie que vous jouez la comédie comme un ange ! Vous devez avoir un naturel...

LE VICOMTE.

C'est suivant les rôles.

DOROTHÉE.

Ce que je ne comprends pas, c'est que l'envie de rire ne vous ait pas gagné, en voyant nos mines effarées. Pour moi, je sens qu'à votre place...

LÉONTINE.

Venez souper, venez.

DOROTHÉE, en s'en allant.

Oh, la bonne scène ! La bonne scène !

LÉONTINE.

Je suis malade à mourir.

LE VICOMTE, à part.

Enfin je puis donc espérer.

Ils sortent.

ACTE IV

Le Théâtre change, et représente le Cabinet de Léontine.

SCÈNE I.

LÉONTINE, seule.

Ils sont à table, pour moi je m'en suis dispensée. Je ne sais ce que j'ai ; je me sens d'une humeur si noire, si triste... Leur gaieté m'importunait à l'excès. Dorothée surtout m'impatiente... Ah ! Tout me contrarie aujourd'hui. Mais qui vient déjà me troubler ?

SCÈNE II.
Léontine, Ophémon.

LÉONTINE.

Hé ! C'est vous, Monsieur Ophémon ? Que me voulez-vous ? Je suis malade, je désire être seule.

OPHÉMON.

Dans ce cas, je vais me retirer. Je venais pour conter à Madame une petite aventure.

LÉONTINE.

Qu'est-ce donc ?

OPHÉMON.

Ah ! Rien : c'est toujours de cet Inconnu.

LÉONTINE.

Comment ? Expliquez-vous.

OPHÉMON.

Je vais vous laisser reposer ; je vous conterai cela demain.

LÉONTINE.

Vous m'impatientez. Parlez donc ? Qu'est-il arrivé ?

OPHÉMON.

Madame est malade ; je ne veux pas lui rompre la tête de ces bagatelles.

LÉONTINE.

Mais, Monsieur Ophémon, quand je vous dis que je veux le savoir.

OPHÉMON.

Cela n'en vaut pas la peine.

LÉONTINE.

Quel homme insupportable ! En vérité, vous me mettez hors de moi. Ce n'est pas pour la chose, elle m'est indifférente ; mais je ne puis souffrir, lorsque je vous presse, que vous ne daigniez pas me répondre.

OPHÉMON.

Eh bien, Madame, je vais vous le dire : c'est que je l'ai vu.

LÉONTINE.

Vous l'avez vu ?... Qui ?

OPHÉMON.

L'Inconnu.

LÉONTINE.

L'inconnu ? Mais comment ? Dites donc ? Achevez donc.

OPHÉMON.

Pardonnez ; mais je ne puis m'empêcher de rire de la vivacité naturelle de Madame, qui se manifeste...

Il rit.

LÉONTINE.

Il y a de quoi mourir... Vous me poussez à bout. Finirez-vous, encore une fois ; Comment l'avez-vous vu ?

OPHÉMON.

On est venu me dire pendant le souper, qu'un homme demandait à me parler à la porte du château. J'ai d'abord imaginé que c'était pour quelques démêlés des Paysans, un jour de noce... Quelque bataille... quelque...

LÉONTINE.

Eh ! Que m'importent vos imaginations ? Après ? Vous y avez été ?

OPHÉMON.

Non, j'ai achevé de souper fort tranquillement.

LÉONTINE.

Vous n'y avez pas été ?

OPHÉMON.

Si fait, en sortant de table.

LÉONTINE.

Eh bien, qu'avez-vous vu ?

OPHÉMON.

Un grand homme qui m'a pris le bras, en me disant qu'il avait des choses importantes à m'apprendre, et il m'a emmené au bout de l'avenue. Là, il m'a dit qu'il était l'amant anonyme ; qu'il me connaissait de réputation ; qu'il savait que vous m'honoriez de votre confiance. Je l'ai interrompu pour lui demander s'il avait lu mon dernier Ouvrage sur la Chimie.

LÉONTINE.

Voilà qui était bien nécessaire ! Avez-vous remarqué sa figure ? Malgré l'obscurité, avez-vous pu distinguer ses traits ?

OPHÉMON.

Non, point du tout. Il faisait nuit comme dans un four. J'ai seulement vu qu'il est très grand, d'une belle taille, noble dégagée.

LÉONTINE.

Et son visage, il ne vous a pas été possible ?...

OPHÉMON.

Oh ! Non.

LÉONTINE.

Il est très grand. De quelle taille est-il à peu près ?

OPHÉMON.

Il m'a paru... Comment vous dirais-je !... Eh, tenez, de la taille de Monsieur le Vicomte : c'est la même chose.

LÉONTINE.

Achevez donc ; que vous a-t-il dit de moi ?

OPHÉMON.

Oh ! Des folies... Qu'il vous adorait, qu'il ne vivait que pour vous... Que sais-je, moi ? Et puis il m'a conté qu'il avait entendu tout votre entretien du bosquet.

LÉONTINE.

Comment ! Il y était caché ?

OPHÉMON.

Précisément. Le pauvre homme ! Il est transporté de vous avoir vu son bouquet, et surtout de ce que vous lui avez dit que vous désiriez le connaître : et c'est pourquoi il m'a envoyé chercher.

LÉONTINE.

Eh bien, eh bien ?

OPHÉMON.

Eh bien, il m'a chargé de vous dire que vous désirs étaient des lois pour lui.

LÉONTINE.

Il s'est nommé ?

OPHÉMON.

Non, c'est un secret qu'il ne veut dire qu'à vous seule. Il vous demande un entretien particulier ; mais comme il ne veut être vu de personne, il vous supplie de le lui accorder à la pointe du jour, à cinq heures.

LÉONTINE.

À cinq heures du matin ?

OPHÉMON.

Oui, et il ajoute que si vous ne voulez pas le voir, il s'éloignera pour jamais, et sans retour.

LÉONTINE.

Mais recevoir un homme à cette heure, seule chez moi !

OPHÉMON.

Il prétend que vous ne devez douter ni de son respect ni de sa délicatesse ; il s'engage même à ne vous point parler de son amour : et d'ailleurs il permet que je sois présent à cette entrevue, si vous l'exiger absolument.

LÉONTINE.

Oh ! Cela serait différent, en effet. Allons... Mais je ne veux point le voir.

OPHÉMON.

C'est ce que je lui ai dit, que vous n'y consentiriez jamais ; que cette prétendue curiosité que vous aviez témoignée n'était au fond qu'un plaisanterie ; que ses soins vous déplaisaient, vous importunaient, et qu'enfin vous le regardiez comme un extravagant digne des petites maisons.

LÉONTINE.

Mais de quoi vous mêlez-vous ? À quoi bon tout ce verbiage ? Qui vous a chargé d'expliquer mes sentiments ?

OPHÉMON.

Je voulais le guérir de sa folie : car réellement elle est intéressante. Il parlait avec un feu, une éloquence, un son de voix qui allait au coeur. Moi, j'avoue qu'il m'a touché, et si vous le refusez, ma foi je ne serais pas surpris que son désespoir ne le portât à quelque parti violent.

LÉONTINE.

Et vous lui avez dit que ses soins me déplaisaient, qu'il m'était odieux... Vous l'aurez persuadé : le bel ouvrage, de désespérer un malheureux que je dois plaindre, qui doit m'intéresser !

OPHÉMON.

Enfin, Madame, il ne convient qu'à vous de lui donner une consolation qui lui rendra la vie... Il m'attend : j'ai promis de lui porter votre réponse, voyez.

LÉONTINE.

Tout ce que vos lui avez dit de ma part est une impolitesse, d'une malhonnêteté... Je suis en quelque sorte obligée à réparer ce procédé injurieux : voilà cependant où vous me réduisez.

OPHÉMON.

Le coup est porté, cela est vrai. Si vous ne le voyez pas, j'aurai beau lui dire de votre part les choses les plus honnêtes, il n'en croira rien.

LÉONTINE.

Vous m'auriez épargné cet embarras cruel, Si vous aviez bien voulu ne me faire parler que d'une manière polie et convenable, au lieu de me peindre si injuste, si ingrate. Pour le guérir, il fallait l'assurer encore que j'en aimais un autre ! C'est à quoi peut-être vous n'avez pas manquez ; je le parierais. Dans votre fureur de le guérir...

OPHÉMON.

Oh ! Je n'ai touché cette corde-là que bien légèrement, et je ne lui ai donné que des soupçons vagues.

LÉONTINE.

Je m'en suis doutée. Mais, par exemple, vit-on jamais rien de plus inconcevable ? Je suis dans une colère, dans une agitation... Assurément vous lui avez laissé une jolie opinion de moi. Il croit que je le méprise, que je le hais, que je tourne en ridicule, que j'en fais l'objet de mes plaisanteries, et que j'ai un amant que je favorise en secret.

OPHÉMON.

Mais permettez, Madame, je n'ai point dit cela ; et même quand il a voulu me tourner pour savoir le nom de celui que vous préfériez, je l'ai vu venir d'une lieue, et j'ai répondu que je n'étais pas instruit parfaitement.

LÉONTINE.

J'ai peine à me contenir ; je suis dans un état violent... Il ne voit que le Vicomte, il n'aura pas manqué d'imaginer qu'il est sans doute cet amant secret.

OPHÉMON.

Il m'en a bien dit quelque petite chose : mais j'ai fait la sourde oreille.

LÉONTINE.

Allez le chercher, Monsieur, allez, n'y perdez pas un moment ; j'ai trop d'intérêt pour ma gloire, pour ma réputation à le désabuser... Dites-lui qu'il vienne à cinq heures, que je le verrai... Voilà une désagréable situation ! C'est le fruit de votre rare prudence.

OPHÉMON.

Je cours le chercher.

LÉONTINE.

Un moment. Je vous défends de parler à qui que ce soit de toute cette aventure.

OPHÉMON.

Je suis bien maladroit, bien gauche : mais pour la discrétion...

LÉONTINE.

Allez, allez. Laissez-moi.

OPHÉMON, à part, en s'en allant.

Courons porter au Vicomte cette excellente nouvelle.

Il sort.

SCÈNE III.

LÉONTINE, seule.

Quoi ! Je le verrai, j'y consens. Que dis-je ? C'est moi qui l'envoie chercher. Que va-t-il penser d'une conduite si contraire aux principes qu'il m'a cru jusqu'ici. N'est-ce pas se démentir ? Mais d'un autre côté le désespérer, renoncer à le connaître, y renoncer à jamais : eh bien, que m'importe après tout ? D'où peut venir, grand Dieu ! un intérêt si vif, si pressant ? Je ne suis occupée que de lui, je ne peux penser qu'à lui... Par quelle bizarrerie, par quelle fatalité un Inconnu ? Ah ! Je n'ose examiner mon coeur... Mais non, quelle crainte extravagante ! La singularité de cette aventure, la curiosité, la vanité peut-être, voilà sans doute les seules causes du trouble qui m'agite... On vient ; si c'était Ophémon ! Il l'aura vu : il me dira... Ô Ciel ! C'est Dorothée et le Vicomte ! Quelle importunité !

SCÈNE IV.
Léontine, Dorothée, Le Vicomte.

LE VICOMTE.

Nous venons savoir de vos nouvelles.

DOROTHÉE.

Eh bien, cette migraine est-elle passée ?

LÉONTINE.

Je vais me coucher, j'ai grand besoin de repos.

DOROTHÉE.

Notre souper a été fort gai. Le Vicomte était de la meilleure humeur, et l'aventure du bosquet, comme vous croyez bien, a fait le sujet de notre conversation. Je vous regrettée, car nous avons été très aimables.

LÉONTINE.

Je le crois : mais je ne suis guère en état de jouir de vos agréments, je suis si abattue...

DOROTHÉE.

Une petite veillée vous ferait tous les biens du monde.

LÉONTINE.

Ah ! Je vous remercie, je n'en suis nullement tentée.

DOROTHÉE.

On dansera dans le Château toute la nuit ; pour moi, je ne me coucherai certainement pas ; je veux voir naître le jour. Allons soyez de la partie.

LÉONTINE.

Sûrement je n'en ferai rien, malade comme je suis.

DOROTHÉE.

Nous verrions le lever de l'aurore : cela est bien tentant, songez-y. Vous qui avez des idées champêtres, romanesques, qui aimez tant les rochers, vous êtes insensible à l'aurore ? Oh ! J'en rabats beaucoup.

LE VICOMTE.

Moquez-vous, veillez, dansez, mais laissez-moi me coucher, je vous en prie.

DOROTHÉE.

Vicomte, vous ne m'abandonnerez pas ?

LÉONTINE.

Si vous en voulez à mon repos, je vous le sacrifierai sûrement.

DOROTHÉE.

Voilà de la galanterie, et avec cela de la gaieté. Oh, comme vous me convenez !

À Léontine.

Mais toutes nos plaisanteries n'y font rien ; je vois que vos yeux se ferment. Allons, il faut la laisser tranquille. Vous allez vous mettre au lit n'est-ce pas ?

LÉONTINE.

Dans l'instant.

DOROTHÉE.

Il n'est pas minuit ; du moins vous nous donnerez à déjeuner ? Nous viendrons vous réveiller à cinq heures, et vous verrez l'aurore.

LÉONTINE.

En vérité, vous n'êtes guère compatissante ; vous voyez comme je souffre, et...

DOROTHÉE.

Allons embrassez-moi, et nous vous laissons dormir jusqu'à midi.

LÉONTINE.

Plaisanterie à part, si vous troubliez mon sommeil, vous me feriez beaucoup de mal.

DOROTHÉE.

N'ayez pas peur, nous le respecterons. Allons-nous-en, Vicomte. Si vous vous ravisez, si vous avez besoin de nous, envoyez-nous chercher, nous ferons dans les jardins.

LE VICOMTE, à Léontine.

Je vous quitte avec peine... Vous avez l'air de souffrir réellement.

LÉONTINE.

Je crois avoir un peu de fièvre.

LE VICOMTE.

Je m'y connais ; permettez-vous ?...

Il lui prend la main, et lui tâte le pouls.

LÉONTINE.

Comme la main vous tremble !

LE VICOMTE, lui tenant toujours le bras.

C'est un tremblement qui m'est naturel ; ce mal me tient depuis plusieurs années. Vous auriez pu le remarquer plus tôt.

LÉONTINE.

À votre âge ! Cela est étonnant. Je n'y avais jamais pris garde.

DOROTHÉE.

Mon Dieu ! Vicomte, vous avez un air singulier, tout étonné. Est-ce qu'elle a beaucoup de fièvre ? Comment trouvez-vous son pouls ?

LE VICOMTE.

Ah ! J'y voudrais plus d'émotion encore.

DOROTHÉE.

Mais voilà un beau souhait !

LE VICOMTE.

Eh, oui, c'est qu'il est trop concentré.

DOROTHÉE.

Vous m'effrayez... Moi j'ai envie à présent qu'elle se couche, et que nous passions la nuit dans sa chambre.

LÉONTINE.

Ah ! De grâce...

DOROTHÉE.

Ah ! M'allez-vous faire des compliments là-dessus ?

LÉONTINE.

Non, je ne le souffrirai pas.

DOROTHÉE.

Nous resterons seulement jusqu'à cinq ou six heures, et puis nous irons nous reposer.

LE VICOMTE.

Non, nous lui ferions du bruit. Laissons-là, croyez-moi.

DOROTHÉE.

Adieu donc ; mais à condition que vous nous ferez avertir aussitôt que vous serez éveillée.

LÉONTINE.

Oui, je vous le promets.

DOROTHÉE.

Vous ne voudriez pas une petite lecture pour vous endormir ?

LÉONTINE.

Oh ! Non.

DOROTHÉE.

Adieu, ma chère amie.

LE VICOMTE, à part.

Qu'elle est touchante ! Et que je suis heureux ?

Ils sortent.

LÉONTINE, seule.

Enfin, m'en voilà débarrassée : assurément ce n'est pas sans peine. Mais j'aperçois Monsieur Ophémon.

SCÈNE V.
Ophémon, Léontine, Rosalie.

LÉONTINE.

Eh bien, votre commission est-elle faite ?

OPHÉMON.

Oui, Madame ; en vérité notre entrevue a été touchante ; il est dans une joie, dans des transports inexprimables.

LÉONTINE.

Vous lui avez bien rappelé les conditions auxquelles je consens à le voir, et qu'il a proposées lui-même. Vous y serez : il ne me parlera point de sa passion.

OPHÉMON.

Il remplira tous ses engagements, soyez tranquille.

LÉONTINE.

Il avait donc l'air bien satisfait ?

OPHÉMON.

Enchanté : il est comme un fou.

LÉONTINE.

N'a-t-il pas été bien surpris ?

OPHÉMON.

Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il est au comble de ses voeux.

LÉONTINE.

Vous lui avez parlé deux fois, et vous ne soupçonnez pas quel il peut-être. Le son de sa voix, ses manières...

OPHÉMON.

Mais en effet, quand j'y pense, le son de sa voix ne m'est pas inconnu.

LÉONTINE.

Bon ! Comment ne m'aviez-vous pas déjà dit cela ? Et croyez-vous que ce soit chez moi que vous l'ayez vu.

OPHÉMON.

Je l'ai sûrement rencontré. Je le connais : mais ma mémoire ne va pas plus loin.

LÉONTINE.

Il vous a paru jeune, sans doute ?

OPHÉMON.

Oui, il est jeune, il n'a certainement pas plus de trente deux ou trente trois ans.

LÉONTINE.

Faites-moi donc encore quelques détails sur ce qu'il vous a dit ?

OPHÉMON.

Il m'a répété souvent que vous serez bien étonnée.

LÉONTINE.

Que je serai bien étonnée ?... C'est que je ne l'ai jamais vu... Cela est incroyable.

OPHÉMON.

C'est peut-être un Étranger. J'ai beaucoup voyagé ; je l'aurai rencontré en Angleterre, en Italie... Voilà ce que j'imagine.

LÉONTINE.

A-t-il de l'accent ?

OPHÉMON.

Non point du tout ; et il parle à merveille, avec une grâce, une élégance...

LÉONTINE.

Il parle bien ?

OPHÉMON.

Mieux encore qu'il n'écrit.

LÉONTINE.

Cela n'est pas possible.

ROSALIE, survenant.

On vient de me dire que Madame allait se coucher.

LÉONTINE.

Allez dans ma chambre préparer tout ce qu'il me faut : et vous n'attendrez pas, je me coucherai seule.

ROSALIE.

Madame est trop bonne. J'attendrai tant qu'elle voudra.

LÉONTINE.

Faites ce que je vous dis.

ROSALIE.

J'ai promis à Madame Dorothée de ne me point coucher, et de veiller Madame.

LÉONTINE.

Tout le monde aujourd'hui s'est donné le mot pour m'impatienter. Encore une fois, je veux être obéie ; laissez-moi tranquille.

ROSALIE, à part en s'en allant.

Je ne l'ai jamais vue de si mauvaise humeur.

Elle sort.

LÉONTINE, à Ophémon.

Vous irez donc le chercher à cinq heures, et vous le ferez entrer par la petite porte du parc : vous en avez la clef ?

OPHÉMON.

Oui, Madame.

LÉONTINE.

N'allez pas vous coucher, et vous endormir.

OPHÉMON.

Oh ! Je n'ai garde.

LÉONTINE.

Tout le château est en l'air : ayez bien attention qu'il ne soit vu de personne.

OPHÉMON.

Soyez sans inquiétude.

LÉONTINE.

Allons, je vais rentrer dans ma chambre, et je vous attendrai à cinq heures précises.

OPHÉMON, à part en s'en allant.

Ma foi, pour le coup, nous la tenons.

Ils sortent.

ACTE V

SCÈNE I.

LÉONTINE, seule, en déshabillé.

Dans qu'elle agitation je suis ! À quoi me suis-je exposée ! Enfin, il obtient de moi un rendez-vous secret ! Un rendez-vous à la pointe du jour ! La seule curiosité aurait-elle pu me conduire aussi loin ? M'engager à une démarche dont je rougis, que je désapprouverais dans une autre... Oui, le sentiment le plus tendre pourrait seul excuser ce que je fais ; mais pour un Inconnu... Ah ! Je connais son coeur, son esprit ; en faut-il davantage ? Comment ! J'ose m'avouer une folie inconcevable ? N'est-ce pas moi qui l'ai fui ! Ne suis-je pas venue ici pour lui ravir toute espérance ? Un seul jour a-t-il pu détruire une résolution si ferme ? Hélas ! L'aurais-je fui, si je ne l'eusse craint ! Je me suis abusée, et trop tard j'ouvre les yeux... Quoi ! Je pourrais aimer encore !... Mais qu'entends-je ? Ne frappe-t-on pas ?

Elle écoute : on frappe doucement.

Je ne me trompe point : on frappe, ce ne peut-être que lui... Il aura devancé l'heure. Allons ouvrir. Je ne le puis... Quel trouble affreux ! Je ne me soutiens qu'à peine.

Elle s'appuie contre une table : on frappe encore.

C'est lui... C'est lui. Allons.

Elle va ouvrir la porte.

SCÈNE II.
Le Vicomte, Léontine.

LÉONTINE.

Quand le Vicomte paraît, elle se recule avec surprise et chagrin, et dit à part.

Ô Ciel ! C'est le Vicomte. Quel fâcheux contretemps !

LE VICOMTE, avec la plus grande émotion.

L'inquiétude de votre santé me ramène auprès de vous.

LÉONTINE, à part.

Que lui dirai-je ?

Haut.

Je n'ai point dormi : je suis dans une agitation cruelle.

LE VICOMTE.

Je me promenais sous vos fenêtres, j'ai cru vous entendre marcher, et je suis monté.

LÉONTINE.

Je vous remercie ; mais vous me ferez plaisir de me laisser seule.

LE VICOMTE, à part.

Comme elle est pâle et défaite ! Ah ! Je suis encore plus tremblant qu'elle... Ah, Madame !

LÉONTINE.

Eh bien, qu'avez-vous ?

LE VICOMTE.

Je n'ose vous demander un moment d'entretien. Je vous avouerai cependant que je le désire avec ardeur ; j'ai besoin d'ouvrir mon âme.

LÉONTINE.

Vous m'étonnez ; que vous est-il arrivé ?

LE VICOMTE.

Livré à mes réflexions depuis deux heures que j'ai quitté Dorothée, le désir extrême de vous parler avec confiance, m'a surtout engagé à venir vous importuner un moment. Je vous dirai même qu'avant d'arriver ici, j'en avais le projet. Mais toujours interrompus, nous n'avons été seuls ensemble que des instants.

LÉONTINE.

Vous avez donc quelque chose d'important à m'apprendre ?

LE VICOMTE.

Le secret de ma vie... Il est quatre heures... Si vous daignez m'écouter, cette confidence ne sera pas longue. Je ne vous demande qu'une demi-heure.

LÉONTINE.

Il n'est que quatre heures.

À part.

Et il y aurait de la dureté à le refuser.

Haut.

Vous ne doutez pas de mon amitié, mon cher Vicomte. Tout ce qui vous touche m'intéresse vivement ; Mais je suis bien lasse, bien abattue. Il faudra nous séparer bientôt.

LE VICOMTE.

Croyez que je n'abuserai point de vos bontés. Dans une demi-heure nous nous quitterons, mais il faut que je vous parle, que je vous consulte.

LÉONTINE.

De quoi donc s'agit-il ?

LE VICOMTE.

Vous m'avez vu souvent triste, sombre, m'éloigner, faire de longues absences ; vous n'en devineriez jamais la cause ?

LÉONTINE.

En effet, vous venez de passer encore huit mois dans vos terres ; je m'en suis étonnée plus d'une fois, mais je n'en ai point pénétré le motif.

LE VICOMTE.

Eh bien, Madame, une passion invincible et secrète...

LÉONTINE.

Vous y retenait !

LE VICOMTE.

Je vous l'avoue, je vois votre surprise.

LÉONTINE.

Elle est extrême... Quoi ! Vous connaissez l'amour ?

LE VICOMTE.

Lui seul fait le destin de ma vie ; il a détruit ma tranquillité, mon bonheur ; il m'a fait éprouver des peines, des tourments dont le récit vous toucherait peut-être : Je lui ai tout sacrifié, repos, ambition, société, plaisirs.

LÉONTINE.

Quoi ! Vous que j'ai cru si froid, si paisible ! Ah, mon cher Vicomte ! Que cette confidence rend mon amitié pour vous et plus vive et plus tendre ! Je vous estimais : mais à présent l'intérêt le plus sensible, le plus vrai, m'unit à vous pour toujours.

LE VICOMTE.

Hélas ! Si vous saviez, si vous saviez, madame, combien cet instant a de charmes pour moi !

LÉONTINE.

Eh ! Pourquoi m'avez-vous caché si longtemps vos sentiments secrets ? Doutiez-vous de mon coeur ? N'étiez-vous bien sûr qu'il partagerait toutes vos peines.

LE VICOMTE.

Ah ! Si j'avais pu le croire, il y a deux ans que j'aurais parlé.

LÉONTINE.

Je dois me plaindre d'une telle réserve : elle est offensante et cruelle.

LE VICOMTE.

Offensante ! Non, croyez qu'elle ne l'est pas. Un obstacle insurmontable me forçait au silence : d'ailleurs je voulais me guérir.

LÉONTINE.

Dites-moi, sans doute vous êtes aimé ?

LE VICOMTE.

Ah ! Je n'ose m'en flatter encore : mais enfin je suis moins malheureux.

LÉONTINE.

Si le devoir n'est pas contre vous, un amour si violent doit être partagé.

LE VICOMTE.

Le croyez-vous, Madame ?

LÉONTINE.

Aimable, fidèle et passionné, vous devez être aimé ; vous l'êtes, j'en suis sûre.

LE VICOMTE.

J'aime avec excès ; jamais peut-être on ne fut aimer autant ; voilà mon seul mérite et mon seul droit pour plaire.

LÉONTINE.

Ah ! Celui-là vaut tous les autres.

LE VICOMTE.

Hélas ! Que dites-vous, Madame ? Votre amitié veut flatter un malheureux qui ne peut s'abuser : et votre exemple ne détruit que trop un discours si séduisant.

LÉONTINE.

Comment donc ?

LE VICOMTE.

Cet amant caché qui vous adore vous a bien prouvé sa passion : et cependant votre âme insensible n'en est point attendrie. Ah ! Si vous lui ravissez tout espoir, je n'en dois plus conserver.

LÉONTINE.

Ne parlons plus de moi ; je ne suis occupée que de vous. Achevez, mon cher Vicomte, une confidence qui m'intéresse plus que je ne puis vous l'exprimer. Quels sont donc les obstacles qui s'opposent à votre bonheur ! L'objet que vous aimez sans doute est libre : mais sa naissance, son état peut-être...

LE VICOMTE.

Non, Madame, à tous égards, le choix de mon coeur pourrait encore être celui de la raison. Ah ! Que n'est-elle née dans un état obscur ! Qu'il m'eût été doux de lui sacrifier de vains préjugés, de mettre à ses pieds une fortune qu'un tel usage aurait pu seul me rendre précieuse ! Mais je ne puis jouir d'une félicité si chère. Le sort a tout fait pour elle, et l'amour ne lui peut offrir qu'un coeur fidèle et passionné.

LÉONTINE.

Chaque mot que vous prononcez redouble mon étonnement. Quoi ! vous savez aimer avec violence ? Comment faisiez-vous donc pour cacher une âme si sensible ?

LE VICOMTE.

Ah ! Vous ne pourrez jamais comprendre combien cet effort m'a coûté.

LÉONTINE, à part.

L'heure s'avance.

LE VICOMTE.

Vous me plaignez donc ? Daignez me le redire encore ?

LÉONTINE, à part.

Mon inquiétude s'augmente à chaque instant.

Haut.

Il est tard, séparons-nous. Adieu, mon cher Vicomte : demain je vous témoignerai mieux encore...

LE VICOMTE.

Ah, Madame ! Si vous saviez tout ce qui me reste à dire. Je ne vous ai confié que la moitié de mon secret. Vous ignorez le nom de l'objet que j'aime, et cet objet, vous le connaissez, vous pouvez tout sur lui.

LÉONTINE.

Ah ! Parlez ? Si je puis vous être utile, comptez sur tous les soins de la plus sincère amitié.

LE VICOMTE.

Vous me promettez donc de ne point mettre d'obstacles à mon bonheur.

LÉONTINE.

Qui, moi ? Vous pourriez penser ?...

LE VICOMTE.

Hélas ! Madame, malgré cette assurance, ma bouche n'ose encore prononcer un nom si chéri. Jusqu'ici renfermé dans le fond de mon coeur, je crains de le laisser échapper. Ce n'est qu'au silence que j'ai dû peut-être les plus doux moments de ma vie. Si j'allais perdre jusqu'à cet espoir que vous venez de me donner !

LÉONTINE, à part.

Il ne finit point ; le temps s'écoule. Quelle affreuse contrainte !

Haut.

Mais quelle heure est-il ?

LE VICOMTE, tirant sa montre.

Je ne croyais pas qu'il fut si tard.

LÉONTINE.

Comment ?

LE VICOMTE.

Il est cinq heures.

LÉONTINE.

Cinq heures ! Ah, Dieu ! partez, laissez-moi de grâce. Ô Ciel ! Éloignez-vous.

LE VICOMTE.

Vous pâlissez.

LÉONTINE, se laissant aller dans un fauteuil.

Que vais-je devenir ?

LE VICOMTE, s'approchant, et saisissant une de ses mains pendant qu'elle se couvre le visage de l'autre.

D'où peut naître ce trouble cruel, cet effroi que vous voulez en vain cacher ? Ah, Madame ! Quand je viens de vous ouvrir mon âme, ne puis-je prétendre à mon tour ?...

LÉONTINE.

Par pitié, laissez-moi. N'entends-je pas du bruit ?

Elle se lève avec précipitation.

LE VICOMTE.

Je ne puis vous quitter dans l'état où vous êtes, sans apprendre du moins les raisons de ce désordre affreux.

LÉONTINE.

Ô Ciel ! À quelle humiliation me vois-je réduite ! Il faut donc avouer...

LE VICOMTE.

Parlez, Madame : c'est l'ami le plus tendre qui vous en conjure.

LÉONTINE.

Eh bien, cet Inconnu... cet Amant que vous croyez que je dédaigne...

LE VICOMTE.

Achevez.

LÉONTINE.

Je consens à le voir : je l'attends.

LE VICOMTE.

Pourquoi rougir d'une démarche où la curiosité seule vous engage !

LÉONTINE.

Non, non, connaissez mon âme toute entière. Un mouvement surnaturel, un sentiment plus fort que ma raison, me maîtrise et m'entraîne. Je le connais, je cesse de m'abuser, et j'y cède enfin. Que vois-je ! Vos yeux se remplissent de larmes ; vous pleurez. Ah, mon ami ! Que cette sensibilité me touche vivement ! Hélas ! Devais-je m'attendre à tant d'indulgence !

LE VICOMTE.

Serait-il possible, vous ! Léontine... Vous aimeriez ?

LÉONTINE.

Vous jugez combien cet étrange aveu doit me coûter : mais vous en êtes digne.

LE VICOMTE.

Oui, j'en suis digne, oui...

LÉONTINE.

Hélas ! L'heure est passée : il ne vient point.

LE VICOMTE.

Il va paraître ; en pouvez-vous douter ? Il va tomber à vos pieds, le plus heureux, le plus fortuné de tous les hommes.

Il se jette à ses pieds.

LÉONTINE.

Que vois-je !... Que faites-vous !

LE VICOMTE.

Ah ! Le méconnaîtrez-vous toujours ?

LÉONTINE.

Qu'entends-je, grand Dieu ! Se pourrait-il ?

LE VICOMTE.

Oui, c'est moi, oui c'est l'amant le plus passionné.

LÉONTINE.

Vous, ô Ciel !...

LE VICOMTE.

Voilà mon secret tout entier.

LÉONTINE.

Quoi ! C'est moi que vous aimez depuis huit ans ?

LE VICOMTE.

Pardonnez-moi des détours, un mystère dont l'amour doit être l'excuse. Hélas ! Je me suis peut-être égaré ; Je voulais toucher votre coeur, et non le surprendre. Trop de délicatesse m'a fait employer des artifices qu'elle-même condamne à présent ; et c'est dans l'instant où j'en devrais jouir, c'est dans le moment où votre bouche vient de prononcer un aveu, que j'aurais acheté de ma vie. Mais, Madame, je vous rends à vous-même, à vos réflexions ; vous êtes toujours libre ; vous n'avez rien promis, disposez de ma destinée.

LÉONTINE.

Oui, si je ne vous devais pas le bonheur le plus doux et le plus inespéré, j'aurais peine, je l'avoue, à vous pardonner ces craintes injurieuses qui m'outragent. Quel moment choisissez-vous pour vous livrer de nouveau à cette défiance cruelle ? Quoi ! Vous pourriez me croire assez ingrate pour balancer encore ?

LE VICOMTE.

Vous ne me devez rien ; je n'ai suivi que les mouvements de mon coeur, n'écoutez que le vôtre.

LÉONTINE.

Eh bien, tout ce que la reconnaissance, l'amitié, l'amour peuvent inspirer de plus tendre, de plus passionné, je le ressens, je l'éprouve pour vous.

LE VICOMTE.

Ah ! Qu'ai-je fait pour mériter une félicité qui surpasse mille fois mes espérances ?

LÉONTINE.

C'est donc vous que j'aimais !... Cette passion que vous me dépeigniez tout à l'heure avec des traits si touchants, cet amour que vous nourrissiez depuis huit ans, quoi, j'en étais l'objet ! Que de tourments je vous ai causés ! Ah ! Ma tendresse pourra-t-elle les réparer ? Voilà désormais le soin, l'occupation unique et chère de ma vie ? Ah, Dieu ! Que n'avez-vous parlé plus tôt ? Fait pour plaire et pour séduire, il ne vous manquait, à mes yeux, que cette âme sensible que vous me cachiez. J'ai pu la méconnaître, la taxer de dureté, d'indifférence, la déchirer tant de fois !

LE VICOMTE.

Eh ! Pouvais-je trop acheter ce comble de bonheur ? Vous m'aimez !

LÉONTINE.

Je vous aime, comme je n'ai jamais aimé, c'est tout vous dire ; vous le savez, hélas ! Ah ! Puis-je me rappeler sans frémir ce temps affreux, où, victime d'une passion insensée, chaque jour, par une cruelle confiance, j'enfonçais le poignard au fond de votre coeur. Vous m'écoutiez, et je vous désespérais. Eh bien, retracez-vous ces sentiments si tendres, si violents, que je vous dépeignais alors, et croyez que ceux que vous m'inspirez sont mille fois plus vifs encore, et plus passionnés.

LE VICOMTE.

Ainsi donc ce qui fit mon plus grand tourment, va servir désormais à ma félicité. Si ce triste souvenir s'offre jamais à ma pensée, je pourrai me dire, elle m'aime encore mieux. Mais concevez-vous bien tout ce que vous faites pour mon bonheur ?

LÉONTINE.

Puis-je égaler jamais ce que vous avez fait pour moi ? Vous m'avez tout sacrifié, je vous dois tout ; vos conseils pendant huit ans m'ont guidée ; votre vertu, votre sagesse me rappelaient à la raison. Sans vous que serais-je devenue ? Ah ! Chaque souvenir, chaque trait de ma vie que je me rappelle est un nouveau sujet de reconnaissance qui me lie, qui m'attache à vous. Votre conduite, votre générosité n'ont point d'exemple, et n'auront jamais de modèle. Ah ! Qu'il est doux d'admirer ce qu'on aime ! Que vous me faites bien connaître ce sentiment délicieux dont je n'avais pas d'idée !

SCÈNE III.
Le Vicomte, Léontine, Dorothée, Ophémon.

DOROTHÉE, à Ophémon.

Elle est levée, vous dis-je, j'en suis sûre ; j'entendais sa voix de la terrasse. Tenez, voyez plutôt.

LÉONTINE.

Ah ! Venez, Monsieur Ophémon, tout est découvert. Vous me trompiez : mais que ne vous dois-je pas ?

À Dorothée.

Venez ma chère amie, partager mon bonheur. Cet inconnu qui vous intéressait...

DOROTHÉE.

Eh bien ?

LÉONTINE.

Eh bien ! Il est devant vos yeux. C'est lui... C'est...

DOROTHÉE.

Qui, le Vicomte ?

LE VICOMTE.

Oui, vous le voyez, Madame, au comble de ses voeux.

LÉONTINE.

Comment ?

DOROTHÉE.

Allons, allons : je suis crédule, mais pas jusques-là.

OPHÉMON.

Il faut espérer qu'avant la fin du jour vous serez persuadée.

DOROTHÉE.

Comme ils s'entendent tous ! voilà le plus joli complot et le mieux concerté.

LÉONTINE, à Ophémon.

Allez chercher le Notaire, qu'il vienne.

DOROTHÉE.

Oui, oui, n'y perdez pas un moment.

OPHÉMON.

Il est là-bas avec la noce ; Je vais vous l'amener, et publier cette heureuse nouvelle dans tout le Château.

Il sort.

LE VICOMTE, à Léontine.

Ce n'est point une illusion ? Quoi ? Vous allez être à moi ?

LÉONTINE.

Oui, je me donne à vous : oui, ce jour même.

DOROTHÉE.

À merveille, en vérité, de part et d'autre. Pour le Vicomte, je n'en suis pas surprise ; je connais ses talents : mais réellement Léontine m'étonne : ses yeux, sa voix, son air attendri, rien n'y manque.

LÉONTINE.

Eh ! Ne vous suffit-il pas, pour me croire, de me regarder ? Peut-on se méprendre à des transports si vrais, si doux !

DOROTHÉE.

Je ne sais plus qu'en penser.

SCÈNE IV.
Le Vicomte, Léontine, Dorothée, Ophémon, Rosalie, Picard, Jeannette, colin, le Notaire, et une foule de Villageois.

Ils l'entourent.

TOUS ENSEMBLE.

Madame va se marier... Madame va se marier... Monsieur le Vicomte est l'Inconnu.

DOROTHÉE.

Réellement, ce serait lui ! Ce serait notre Inconnu ! Mais cela n'est pas croyable.

LÉONTINE.

Débarrassons-nous de cette foule tumultueuse.

DOROTHÉE.

Allons, c'en est fait, je me rends. Ah, mon cher Vicomte ! Que vous méritez bien le prix que vous obtenez enfin ! Que j'en suis transportée ! Mais j'ai mille questions à vous faire.

LÉONTINE.

Venez dans ma chambre, nous vous répondrons.

LE VICOMTE, à Léontine.

La destinée me rend donc ce que mon imprudence fatale m'avait ravi ! Après tant de regrets et de larmes, je vous retrouve enfin : Vous êtes donc à moi !

DOROTHÉE.

Quelle aventure, grand Dieu ! Et celle du bosquet... La fête... La lettre, tout cela venait de lui : Je n'en reviens pas.

LÉONTINE.

Suivez-moi, ma chère Dorothée ; venez me voir signer le bonheur de ma vie. Monsieur Ophémon, amenez-nous le Notaire.

Le Vicomte lui donne la main ; Dorothée la prend par le bras de l'autre côté. Ils s'en vont. Ophémon et le Notaire les suivent.

OPHÉMON, en s'en allant.

Allons, je n'aurai pas perdu mon latin dans cette maison.

SCÈNE V.
Rosalie, Picard, Jeannette, Colin, le Notaire, les Villageois.

ROSALIE.

Enfin, l'Amant Anonyme est donc découvert. Au reste, Monsieur le Vicomte vaut bien un Sylphe ; je suis charmée que ce soit lui.

PICARD.

Deux noces à la fois ! Quelle bénédiction !

Aux Villageois.

Allons, mes enfants, vous avez dansé jusqu'au jour ; à présent dansez jusqu'à la nuit ; célébrez l'amour et la persévérance. Ma foi, quand ils marchent ensemble, Ils font bien du chemin.

Les Villageois forment un ballet.

 



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