LE VOILE DU BONHEUR

PIÈCE EN UN ACTE.

Représenté au Théâtre de la Renaissance (Théâtre Gémier), le 4 novembre 1901.

Musique de scène de Gabriel Fauré.

1901. Tous droits réservés.

GEORGES CLÉMENCEAU.

PARIS EUGÈNE FASQUELLE, éditeur, 11, rue de Granelle, 11.

Paris. - L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette - 160.

Représenté au Théâtre de la Renaissance (Théâtre Grévin), le 4 novembre 1901.


Texte établi par Paul FIEVRE septembre 2023

publié par Paul FIEVRE octobre 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 30/06/2024 à 10:56:43.


PERSONNAGES

TCHANG-I, mandarin (45 ans), Monsieur Gémier.

TOU-FOU, mandarin (40 ans) Monsieur Beaulieu

LI-KIANG, mandarin (60. ans) Monsieur Mosnier.

WEN-SIÉOU, fils de Tchang-I (12ans). Mlle Renée Leduc.

TCHAO, condamné Monsieur Jarrier.

LI-LAO, messager de l'Empereur. Monsieur Adès.

SI-TCHUN, femme de Tchang-I Mademoiselllee Andrée Mégard.

UN ARCHER.

SOLDATS.

SERVITEURS.

N. B. Les passages supprimés à la représentations ont entre crochets.


LE VOILE DU BONHEUR

La scène se passe à Pékin. Salon chinois. Grande baie de fond. A gauche, porte de la bibliothèque, autel des ancêtres. À droite, l'appartement des femmes, séparé du salon par une cloison ajourée dont les vides sont tendus de papier.

SCÈNE PREMIÈRE.
Tchang-i, Li-kiang.

Tchang-i, aveugle, entre conduit par Li-Kiang qui le fait asseoir dans un fauteuil.

TCHANG-I.

En vérité, Seigneur Li-Kiang, je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance. Vous êtes les yeux du pauvre aveugle, vous êtes la parole qui le guide, la main qui le soutient. Je souhaite, dans une autre vie, de vous servir à mon tour.

LI-KIANG.

Cela ne vaut pas de remerciements, Seigneur Tchang-I.

TCHANG-I.

Pas de remerciements, votre présence quotidienne, sous mon toit, avec notre excellent ami, Tou-Fou ? Pas de remerciements, la conversation savante, autant que délicate, dont vous régalez mes heures ? Pas de remerciements, la surveillance que vous voulez bien exercer sur l'éducation de mon fils Wen-Siéou, tandis que Tou-Fou m'oblige en prodiguant ses attentions à ma chère épouse Si-Tchun, fleur des félicités humaines ? Pas de remerciements, le soin que vous prenez, depuis dix années, de me lire, chaque jour, du premier caractère au dernier, la Gazette officielle de l'Empire ?

LI-KIANG.

Il n'y a qu'un remerciement qui vaille, Seigneur Tchang-I, c'est l'amitié. Nous sommes de vieux amis, de bons amis. L'amitié est sa propre récompense.

TCHANG-I.

Vous dites bien. Aussi me semble-t-il toujours que je vous aime davantage. Grâce à cette lecture de chaque jour, je vis parmi les hommes de. mon temps. Je connais tout ce qu'ils connaissent, je vois tout ce qu'ils voient. J'en suis émerveillé. Le décret que vous m'avez lu ce matin pour l'accroissement des récoltes de thé est une chose admirable.

LI-KIANG.

L'Empereur est très grand.

TCHANG-I.

J'ai honte de le dire. Au temps où je jouissais de la vue, je ne comprenais rien de ce que j'avais sous les yeux. Lao-Tseu a sagement dit « Les cinq couleurs font que les hommes ont des yeux et ne voient pas. » Mes sens assaillis de toutes parts me détournaient de comprendre les choses. Je voyais du mal de-ci de-là, quelquefois un peu, quelquefois beaucoup. Je n'arrivais pas à la profonde perception du bien universel, qui aujourd'hui se manifeste à moi si clairement. Ah ! Le monde est bien changé depuis que je ne puis plus le voir qu'en idée. Comme il est beau ! Et quelle joie de vivre ! Je suis comme enivré d'un merveilleux parfum de paix heureuse.

LI-KIANG.

Alors, vous bénissez le mal qui vous a frappé ?

TCHANG-I.

Je ne le maudis point. Tout à l'heure, quand vous lisiez les volontés impériales, voyant la Chine entière en possession de tous les biens je cherchais vainement ce qui pourrait accroître mon bonheur.

LI-KIANG.

La Gazette officielle a sur vous, je le vois, un étonnant pouvoir.

TCHANG-I.

Dites qu'elle me ravit, dites qu'elle m'enchante, qu'elle me transporte aux régions de la joie sans mesure, [Comment en serait-il autrement au spectacle du trésor de sagesse qui nous est dispensé par le Dragon d'Or ? Il faudrait que tous les hommes fussent contraints à cette lecture?] Que l'enseignement pour ceux qui doutent encore que les Génies souverains du monde aient su conduire chaque chose à son point de perfection dans l'Empire du Milieu ! Je ne parle que de la Chine, bien entendu, car, pour les Barbares, nos vassaux, les Dieux n'en ont visiblement nul souci.

LI-KIANG.

Cela est d'évidence, ô Seigneur Tchang-I, très prudent et très vénérable.

TCHANG-I.

L'Empereur connaît tout, prévoit tout, remédie à tous les maux, change en bienfaits célestes les machinations des mauvais esprits.

LI-KIANG.

Qui en pourrait douter ?

TCHANG-I.

Une famine vient-elle à se déclarer en quelque territoire de l'Empire ? L'empereur rend un décret pour que l'abondance règne. Sur un signe de lui, les moissons desséchées revivent, le riz s'entasse dans les greniers, toutes les mains tendues reçoivent de fonctionnaires, fidèles des portions généreuses, et la joie s'installe dans les familles, qui bénissent le Fils du Ciel. Vous ne le nierez pas, vous l'avez lu vous-même dans la Gazette officielle.

LI-KIANG.

Je l'ai lu.

TCHANG-I.

Les finances impériales souffraient d'un mal inexplicable. L'impôt ne rentrait pas. Le Saint rend un décret. Et voilà l'impôt qui afflue. Est-ce, vrai ? L'avez-vous lu ?

LI-KIANG.

Je l'ai lu.

TCHANG-I.

Il n'y a donc pas moyen de le nier. Des feuilles de mensonges répandent parfois, il est vrai, de faux bruits. La Gazette officielle n'a besoin que d'une ligne pour les confondre. Elle dit « Cela n'est pas. » Et même quelquefois elle condescend à dire ce qui est. Vous découvrez là, dans son beau, tout l'art de gouverner. Des Méchants n'avaient-ils, pas entrepris de nous faire croIre que les Barbares, il y a quelques années, étaient venus en force sur notre sol pour nous dicter leurs volontés ? Vous vous souvenez de l'explication si simple et si réconfortante de la Gazette officielle : Les Barbares se présentaient en armes pour donner plus d'éclat à la cérémonie d'hommage qu'ils venaient célébrer en l'honneur du Dragon. Une troupe d'entre eux qui voulut se mesurer avec nos invincibles guerriers fut taillée en pièces, et l'Empereur ordonna de brûler le Palais d 'Été pour le purifier des souillures. Vous vous en souvenez, puisque vous l'ayez lu.

LI-KIANG.

Je l'ai lu. Il n'est pas d'armée qui puisse tenir contre nos capitaines. [La faiblesse de ces malheureux inspire la pitié. La Gazette raconte que nos cris de guerre les emplissent de terreur, et que la vue du dragon de nos étendards les met en fuite comme une bande d'oiseaux en maraude.

TCHANG-I, riant.

Ah ! Ah ! Ce n'est pas surprenant. Songez, Li-Kiang, que leurs ancêtres disputaient des cavernes aux ours, aux loups de leurs forêts, quand le grand Lao-Tseu enseignait à la Chine la droite voie..

LI-KIANG.

Il est vrai.]

TCHANG-I.

Ces barbares me font pitié. Leurs idoles sont sans pouvoir, [comme on en peut juger par les défaites que nous leur infligeons en toute rencontre. Pourtant ils s'obstinent encore contre l'éclatante manifestation de notre supériorité.] On ne peut nier cependant qu'ils aient à leur service des esprits de perversité, comme cela résulte clairement des actes méchants qui leur sont reprochés par la rumeur publique.

LI-KIANG.

On affirme qu'ils confectionnent des philtres avec dEs yeux d'enfants.

TCHANG-I.

En êtes-vous sûr ?

LI-KIANG.

Très sûr. Tout le monde le dit. Il est bien démontré de la même façon qu'ils empoisonnent les sources. Il n'y a pas de contestation là-dessus. Dans le Kouang-Si, dans le Chang-Toun le peuple a dû en exécuter quelques-uns pour le rétablissement de la paix publique.

TCHANG-I.

Il se peut que ce soient,comme on dit, des démons. Ils ont certainement des secrets merveilleux. Pour le bien, comme pour le mal, ils peuvent beaucoup.

LI-KIANG.

Oh ! Pour le bien ?

TCHANG-I.

Oui, pour le bien. Il leur arrive d'employer au soulagement d'autrui leur connaissance de la vertu des choses.

LI-KIANG.

Ils le disent, Seigneur Tchang-I ?

TCHANG-I.

Je puis témoigner, au moins, qu'ils essayent. Il y a huit jours, un de leurs guérisseurs, m'ayant rencontré dans la rue des Tiges-de-Bambou, m'examina les yeux et prétendit qu'il pouvait me guérir.

Montrant une fiole.

Trois gouttes de cette eau sous la paupière chaque matin. Pas davantage. J'y prends bien garde. Il paraît que dix gouttes dessécheraient instantanément les yeux.

LI-KIANG.

Et vous croyez cela, seigneur Tchang-I, quand les bonzes de Fô, consultés, ont déclaré qu'il n'y avait pas de remède.

TCHANG-I.

Le guérisseur a dit « Je ferai tomber le voile oui vous cache le monde. » Que peut-il m'arriver de mal, puisque je n'y vois pas ?

LI-KIANG.

On ne sait pas. Ces gens ont des magies. S'ils vous faisaient apparaître des monstres ?

TCHANG-I.

Des monstres ?... Je ne sens rien. Je n'en ai pas même parlé à mon épouse Si-Tchun, tant j'étais loin de croire à l'efficacité de la drogue. Vous savez, les malades essayant de tout pour ne pas laisser perdre une chance.

LI-KIANG.

S'il n'avait pas de mauvaises intentions, ce sorcier s'est moqué de vous.

TCHANG-I.

C'est bien possible. Vous me faites honte de ma crédulité.

LI-KIANG.

La dame Si-Tchun se dirige vers nous.

SCÈNE II.
Les mêmes, Si-Tchun.

TCHANG-I.

Approchez, fleur de jade, sourire du printemps.

SI-TCHUN.

Ne réclamez-vous point l'office de votre épouse ? Dès que vous êtes loin de mes yeux, je ne puis me défendre d'une inquiétude mortelle.

TCHANG-I.

Vous êtes, chère Si-Tchun, la joie du ciel et l'orgueil de la terre. Toute la Chine admire vos vertus.

SI-TCHUN.

Le Siao-Hio, dit : « La femme ne doit point sortir de l'appartement intérieur ». Nous sommes venues au monde pour obéir, pour dévider la soie, tisser le chanvre et travailler à l'aiguille.

TCHANG-I.

Nulle n'est plus prompte que Si-Tchun à la scrupuleuse observation des rites. Les génies bienfaisants.

LI-KIANG.

Voici le moment, seigneur Tchang-I, où je dois joindre dans la bibliothèque votre fils Wen-Siéou, fleur Littéraire de l'Empire, avec son précepteur.

TCHANG-I.

Faites à votre guise, Seigneur Li-Kiang. Tout est bien de ce que vous décidez. Qui connaît mieux que vous le livre des rites ? Qui mieux que vous peut en expliquer chaque précepte, chaque caractère, et en marquer les nuances ? J'aurais plaisir à juger des connaissances de mon fils. Il faudra que je l'interroge.

LI-KIANG.

Vous plaît-il que je vous l'amène tout à l heure ?

TCHANG-I.

Vraiment, cette proposition m'est agréable. J'aurai grand plaisir à juger par moi-même. Amenez donc Wen-Siéou, Seigneur Li-Kiang. Vous me verrez joyeux.

LI-KIANG.

Je n'y manquerai pas. Dans un moment, je serai de retour.

SCÈNE III.
Tchang-I, SI-Tchun.

TCHANG-I, étendant les mains vers Si-Tchun.

Où êtes-vous, divine lumière ? Je n'ai pas de plus grand contentement que votre présence.

Tâtant les vêtements et la coiffure de Si-Tchun.

Quelle touchante attention d'avoir pris vos plus beaux vêtements de cérémonie, votre plus élégante parure! Oh ! Oh ! La tête est chargée de perles et de plumes d'alcyon ! C'est pour votre aveugle, Si-Tchun, tout ce luxe de beauté ? Car, en dehors de Li-Kiang et de Tou-Fou, aujourd'hui nous n'attendons point de visiteurs. Il vous plaît que je vous sente merveilleuse, comme au premier jour de notre mariage. Croyez que j'apprécie l'attention délicate de ces ornements.

SI-TCHUN.

Est-il une plus grande félicité que de vous entendre parler ainsi ? Je veux que ma beauté, ma chasteté, mon constant, désir de vous plaire et mon obéissance rehaussent vos mérites dans l'estime du monde, et montrent dans Tchang-I le plus heureux des mortels.

TCHANG-I.

Ce titre me convient, en effet. Sans parler des avantages qui peuvent m'être particuliers, il éclate que Si-Tchun est la plus belle et la plus accomplie des épouses, comme je l'ai chanté au plus haut de mon luth dans mon recueil de poésies sur les trois dépendances et les quatre vertus.

SI-TCHUN.

Mon époux m'a comblée. J'évite scrupuleusement, sans doute, de m'écarter des maximes et des règles prescrites par les rites. Mais il y a dix ans, Seigneur Tchang-I, que vous n'avez contemplé mon visage, et je crains bien que mes attraits.

SI-TCHUN, après lui avoir passé la main sur le visage.

Non, non. Cette modestie vous convient et vous pare. Mais sachez que rien ne m'est inconnu du détail charmant.

Il lui prend la taille.

de vos grâces.

Riant.

Parce que je suis aveugle, vous croyez que je ne -vous vois pas ! Voulez-vous que je fasse votre portrait ?

SI-TCHUN.

Vous me feriez rougir sous le fard, par votre flatterie,

TCHANG-I.

Voyons donc. Les sourcils déliés de Si-Tchun s'arrondissent noblement comme l'arc de la nouvelle lune.

SI-TCHUN.

Ah !

TCHANG-I.

Ses lèvres, qui ont l'incarnat de la cerise, s'entr'ouvrent pour montrer des dents blanches comme le riz, brillantes comme des gouttes de rosée...

SI-TCHUN.

Ah !

TCHANG-I.

Son haleine exhale le parfum du giroflier.

SI-TCHUN.

Ah !

TCHANG-I.

[Les pierres suspendues à sa ceinture tintent harmonieusement aux ondulations de sa taille souple comme l'osier, et scandent sa chanson semblable aux gazouillements de l'oiseau.

SI-TCHUN.

Ah !

TCHANG-I.

Vous souvient-il qu'hier, en vous accompagnant du luth, vous avez chanté l'air des deux sarcelles qui se livrent à de chastes plaisirs, et se lamentent sans que leurs plaintes leur causent de la douleur ? Votre voix versait dans mon coeur une béatitude infinie, et Tou-Fou qui vous écoutait avec moi, la main dans la main, fut transporté au point que sa respiration s'arrêta.

SI-TCHUN.

Ah ! Ah !

TCHANG-I.

Comment dépeindrais-je vos yeux ? L'eau pure d'une source, en automne, où nage une feuille de saule.

SI-TCHUN.

Ah ! Je suis toute confuse.

TCHANG-I.

Avez-vous lu l'histoire de la Déesse Kin-Thong Yu-Nin, qui, fatiguée du ciel, pensa au monde et sentit le besoin d'y aimer ? Elle réalisa son voeu. Quelquefois, je me dis que c'est peut-être vous.

SI-TCHUN.

Assez, assez. Je vous en prie.

TCHANG-I.

Alors j'ai la fierté de Lieou-Loui, lorsqu'il pénétra dans le séjour des Dieux sans le savoir.]

SI-TCHUN.

Seigneur Tchang-I, je ne puis en entendre davantage. Permettez que je me retire.

TCHANG-I.

Restez, je vous l'ordonne, Si-Tchun. Cette pudeur ajoute à mon ravissement. Savez-vous que j'en suis toujours aux premières douceurs dé notre mariage ?

SI-TCHUN.

J'avouerai sans détours que j'en suis moi-même encore aux premiers étonnements.

TCHANG-I.

Quels souvenirs heureux de notre première rencontre ! En avez-vous garde la mémoire ?

SI-TCHUN.

Le coeur de Si-Tchun n'est point oublieux.

TCHANG-I.

Je ne vous avais jamais vue naturellement, lorsque mon père m'informa qu'il avait décidé notre union. Fidèle aux préceptes des rites, je répondis sans hésiter que j'étais prêt à obéir. Mon père n'avait eu souci que de la convenance. Il voulait qu'un fils né de moi assurât la continuité du culte des ancêtres. Mais, moi, plein d'une curiosité d'amour, j'interrogeais l'honorable entremetteuse des magistrats qui me représentait suivant l'usage « Cette jeune fille, me disait-elle, est pénétrée du sentiment des convenances. Toute sa conduite est pleine de circonspection. Elle n'a pas oublié les sages instructions qu'elles a reçues de sa mère dans sou enfance, et se distingue en toutes choses par sa réserve et sa modestie. Elle refuserait de toucher aux mets qui ne seraient pas servis suivant l'ancien usage. Elle ne se prêterait point à une démarche blâmable, et son coeur est fermé aux désirs déréglés. Car jamais elle ne s'écarte des rites dans ses moindres actions, dans ses repas et jusque dans son sommeil.

Souriant.

Jusque dans son sommeil !

Avec joie.

C'était vrai ! C'était vrai ! Et comme je manifestais une très vive ardeur ; l'honorable entremetteuse pour se moquer de moi « J'ai bien peur, Seigneur Tchang-I, disait-elle, que vous n'ayez violé les rites en vous laissant aller à des mouvements d'aussi vive tendresse pour une jeune fille que vous connaissez seulement par le portrait que je vous en ai fait. Et moi je répondais « Madame l'entremetteuse, hâtez-vous d'allumer les cierges fleuris du mariage. »

SI-TCHUN.

Seigneur, ces souvenirs me plongent dans l'extase.

TCHANG-I.

Regardez. Voici venir la délicate jeune fille, tendre comme la pousse printanière du bambou. [Elle a peint avec coin ses sourcils arqués, pour recevoir son époux. Ornement de sa noble chevelure, elle se ceint le front de bandelettes de soie rouge, éclatantes comme la couronne lumineuse d'un astre. Enfin.] Les cérémonies sont accomplies, le cortège s'arrête à ma porte, je mets en tremblant la clé dans la portière du palanquin qui enferme l'épousée. Un soleil m'apparaît. Si-Tchun ! J'en ai toujours dans les yeux la lumière.

SI-TCHUN.

Je n'osais regarder. Un charme tenait mes yeux baissés, ou bien l'éclat de votre personne et de vos dignités.

TCHANG-I, chante.

Attendez que le tambour ait annoncé, l'arrivée de la nuit, attendez que tout le monde de ce palais soit plongé dans un profond sommeil, attendez qu'un bruit qui se prolonge au loin parle du haut de la tour, que la goutte d'eau tombe sur la clepsydre de jade sonore, [qu'une brise printanière fasse frémir l'aigrette du phénix sur le bananier, que la fleur qui croît dans le palais de la Lune abaisse son ombre sur la cime des arbres], que la jeune beauté sorte furtivement de sa chambre d'où s'exhale un doux parfum, qu'en agitant sa robe ondoyante elle franchisse le chemin entouré d'une balustrade, qu'elle soulève mollement la jalousie ornée de perles, attendez qu'un léger bruit se fasse entendre de la fenêtre. C'est le moment où elle viendra.

SI-TCHUN, chante.

La lune flotte à la surface des eaux, semblable au dragon bleu qui apporta le miroir de Hang-Ti, les fleurs de pêcher brillent au-dessus de la haie, une brise douce agite les osiers, les plantes odoriférante sont voilées d'une vapeur légère, la lampe jette une lueur tranquille sous la gaze bleue qui l'entoure, les saules laissent flotter leurs soies verdoyantes d'où s'échappent des perles de rosée qui tombent dans l'étang limpide comme une pluie d'étoiles. Sous ce beau ciel, dans le calme de cette nuit rayonnante, une fille vertueuse et un homme de talent vont s'unir. Ils se conviennent de coeur et de pensées. Leurs familles sont dignes de s'allier. Les deux phénix entrelacent leurs ailes dans l'amour.

Silence d'extase.

TCHANG-I.

Depuis ce jour, pas une ride sur le lac uni du bonheur.

SI-TCHUN.

Je me vante que mon époux, ni personne, ne m'a jamais prise en défaut...

TCHANG-I.

Il est vrai. Et pourtant, j'ai honte de le dire, dans la seconde année de notre mariage, peu de temps avant que je perdisse la vue, une inexplicable jalousie me vint de je ne sais quoi... Il me semblait...

SI-TCHUN, prête à pleurer.

Que dites-vous là, Seigneur ? Est-il possible que vous ayez douté de moi ?

TCHANG-I.

Douter de vous? Jamais, Si-Tchun. Ne voyez-vous pas que c'est moi que j'accuse ?

SI-TCHUN.

J'ai toujours accompli les rites exactement.

TCHANG-I.

Très exactement. C'est moi, vous dis-je, qui étais en faute. D'ailleurs, je devins aveugle, et dès lors votre piété attentive m'entoura de soins si charmants, si délicats, en compagnie de notre bon Tou-Fou, que je ne vous connus bien dans l'achèvement de vos perfections que lorsque mes yeux vous eurent perdue.

SI-TCHUN.

Puisse mon époux toujours parler ainsi !

TCHANG-I.

Oh ! Rien ne changera mon jugement désormais. Je verrais de mes yeux...

Tou-Fou paraît à la porte.

Voici le seigneur Tou-Fou. Je me retire.

SCÈNE IV.
Les Même, Tout-Fou.

TCHANG-I.

Entrez, seigneur Tou-Fou, entrez.

TOU-FOU.

Dix mille et dix mille félicités !

Il regarde fixement Si-Tchun et fait un pas vers elle. Si-Tchun recule légèrement.

TCHANG-I.

Votre venue m'est heureuse. Vous, Si-Tchun, demeurez. Souvent j'ai observé qu'il vous plaît de partir lorsque Tou-Fou arrive. J'approuve cette discrétion : parfois nous avons à causer. Mais le Seigneur Tou-Fou pourrait en venir à croire que vous avez pour lui une aversion. Et j'ai des raisons d'être sûr qu'il n'en est rien.

SI-TCHUN.

Moi de même, Seigneur Tchang-I, moi de même. Asseyez-vous, je vous prie, que je vous fasse mes salutations.

Il salue cérémonieusement.

Wen-Siéou est, avec Li-Kiang, dans la bibliothèque, Ils vont venir bientôt. Je vais m'assurer que Wen-Siéou se conforme aux préceptes de Li-Kiang, et je reviens tout à l'heure.

À Tou-Fou, avec un signe de tête.

Tout à l'heure.

Elle entre dans la bibliothèque.

SCÈNE V.
Tchang-I, Tou-Fou.

TCHANG-I.

Je ne trouve point de paroles, Seigneur Tou-Fou, pour vous accueillir comme je voudrais. Vous êtes, avec Li-Kiang, le modèle de la parfaite amitié. Depuis que mes yeux se sont fermés à la lumière du ciel, vous m'avez fait chaque jour la plus douce habitude de vos attentions, de votre entretien.

TOU-FOU.

C'est pour moi un honneur et un plaisir inestimables, Seigneur Tchang-I.

TCHANG-I.

Je ne me fais point d'illusions. Ma compagnie ne peut pas être bien divertissante. Rien ici ne paraît fait pour vous retenir. Mon infirmité, met ma chère épouse Si-Tchun dans l'obligation de me consacrer tout son temps, toutes ses pensées. Je voudrais être certain qu'elle ne néglige aucun de ses devoirs envers notre hôte illustre le grand Lettré Tou-Fou.

TOU-FOU.

Que votre noble esprit se rassuré, ô Seigneur Tchang-I très prudent. La dame Si-Tchun, miroir du ciel, s'attache fidèlement aux préceptes anciens sur les obligations des femmes en toutes circonstances. Je puis hautement témoigner, supposé qu'elle ait des devoirs envers moi, qu'elle les accomplit jusqu'au bout. Au-delà même, j'oserais dire, Seigneur Tchang-I. Au-delà.

TCHANG-I.

Cette parole me ravit d'aise. Je voudrais pour beaucoup que vous fussiez heureux ici.

TOU-FOU.

Réjouissez-vous donc, car je le suis autant qu'il se peut faire.

TCHANG-I.

À cette condition seulement je puis jouir sans remords du plaisir de votre assiduité. Car je suis égoïste, très égoïste, je le sens bien. Comme tous ceux qui ont besoin d'aide, j'abuse.

TOU-FOU.

Ne parlez pas ainsi. Je n'ai de joie que dans cette demeure. Rien ne manque à mon contentement.

TCHANG-I.

Rien ne doit donc manquer au mien. Vous savez vous accommoder de peu. [Une partie d'échecs ! Encore faut-il que vous m'indiquiez les mouvements des pièces sur l'échiquier.

TOU-FOU.

La Chine a mis le plus beau de son génie dans ce jeu.

TCHANG-I.

Il est vrai. Aimez-vous le Téou-Pé-Tsao ?   [ 1 Téou-Pé-Tsao : jeu de sociabilité olfactive qui consiste à deviner les composantes d'un bouquet de quatorze espèces de fleurs d'un parfum.]

TOU-FOU.

Je fais mes délices de tous les jeux de fleurs.

TCHANG-I.

Avouez que j'excelle à deviner les parfums.

TOU-FOU.

Je vous ai vu nommer successivement toutes les composantes d'un bouquet de quatorze espèces de fleurs. Nous avions écarté toutes les fleurs de mauvais présage.

TCHANG-I, riant.

Vous vous souvenez ? Le fait peut paraître incroyable. J'en fus moi-même émerveillé. Mais combien d'autres divertissements vous attendraient ailleurs ?]

TOU-FOU.

Que dites-vous là ? Je trouve ici des satisfactions incroyables. Votre épouse Si-Tchun a reçu le don d'une voix miraculeuse.

TCHANG-I, riant.

Cela est véritable. On croirait entendre l'oiseau Hoang-Li. Sous la caresse de ses doigts légers, les cordes du luth exhalent une céleste harmonie. Que de fois, j'ai vibré divinement à l unisson de Si-Tchun !

TOU-FOU.

Comme moi-même. C'est le plaisir le plus exquis de votre hospitalité généreuse.

TCHANG-I.

Poésie et musique sont les suprêmes délices des choses. Elles sont le bouquet de toutes les connaissances. La tradition ne dit-elle pas « La science des tons et des sons a des rapports intimes avec la science du gouvernement, et celui-là seul, qui comprend la musique est capable de gouverner. »

TOU-FOU.

Oui, vraiment. Surtout quand la musique s'accompagne de la danse. Il est dit aux livres des rites qu'on juge des moeurs d'une nation par ses danses. C'est que la danse n'est qu'un harmonieux résumé des mouvements de la vie. De là son importance. Ce n'est pas sans raisons qu'on danse pour appeler les esprits, quand il survient une éclipse, une calamité, quand il meurt un officier du Gouvernement, ou lorsqu'on fait des sacrifices aux Génies. Il faut danser dans toutes les cérémonies civiles et militaires. Au bas des degrés d'or, que fait le magistrat qui présente une supplique à l'Empereur ? Il danse, en tenant à la main sa tablette d'ivoire, pour ne pas contempler face à face le Dragon à double prunelle.

TCHANG-I, riant.

Rien de plus vrai. La danse est le meilleur de la politique peut-être. Jadis j'estimais les mouvements rythmés de mon épouse Si-Tchun au-dessus de toutes les danses.

TOU-FOU.

Et je juge ainsi, à mon tour. Mais rien ne surpasse le délicieux régal de votre poésie ?

TCHANG-I.

Vous me flattez beaucoup. J'ai fait assurément des essais qui ont obtenu de notables suffrages. [C'est le plus grand honneur pour moi, si vous y trouvez quelque charme.]

TOU-FOU.

Des essais ? Quelque charme ? Seigneur Tchang-I, j'admire à quel excès d'humilité la modestie vous entraîne. N'êtes-vous pas l'auteur d'un sublime recueil de dix-sept mille deux cents poésies sur les trois dépendances et les quatre vertus d'une épouse, avec exemples ?

TCHANG-I.

Il est vrai. C'est à Si-Tchun qu'il me plaît de rapporter le mérite de cette oeuvre. La trouvant si excellemment accomplie dans, toutes les obligations des rites, l'idée me vint de la célébrer, comme l'illustration vivante de toutes les règles qui sont le fondement de la famille chinoise. C'était justice. Vous pouvez le dire.

TOU-FOU.

C'était justice. Je le dis. Par la haute convenance de ses moindres actions, la Dame Si-Tchun force l'admiration de chacun. Mais s'il est vrai que ses mérites brillent d'un éclat non pareil, il fallait le génie de Tchang-I pour les chanter dignement.

TCHANG-I.

Dites qu'il fallait Si-Tchun pour inspirer le poète. [Sur la deuxième dépendance seulement « Soumission au mari », il y a deux mille quatre cents pièces rimées, et sur la deuxième vertu, « Respect du mari », dix neuf cents.] Le beau, ce sont les exemples.

TOU-FOU.

Et vous ne pouviez pas tout citer.

TCHANG-I.

Je voudrais que par ma poésie la renommée de Si-Tchun emplît toute la terre. Un jour son nom sera inscrit dans le Pavillon de Jade, sur la tablette d'or des femmes glorifiées pour leur vertu. Confucius a dit : « Je n'ai pas connu une créature humaine qui aimât la vertu comme on aime la volupté »...

TOU-FOU.

Confucius n'a pas connu Si-Tchun.

SCÈNE VI.
Les Mêmes, Si-Tchûn, Li-Kiang, Wen-Siéou.

LI-KIANG, entrant avec Si- Tchun et Wen-Siéou.

Comme vous en avez exprimé le désir, Seigneur Tchang-I, nous vous amenons votre fils Wen-Siéou pour que vous puissiez juger de ses talents par vous-même.

Salutations cérémonieuses de Wen-Siéou,

Vous reconnaîtrez, j'aime à le croire, que par la variété et par la profondeur de ses connaissances, il promet d'illustrer son nom.

TCHANG-I.

Quelle fierté pour moi de l'apprendre de vous, Seigneur Li-Kiang !

LI-KIANG.

Il a étudié à fond dix mille et dix mille chapitres, et il se fait un jeu d'en expliquer le sens. Pour le livre des rites, il le possède avec une sûreté rare. Il subirait aujourd'hui l'examen du Kiang-Chi, qu'il emporterait le grade de licencié. C'est incroyable.

TCHANG-I.

Vous me remplissez de joie. C'est à vous, Seigneur Li-Kiang, qu'en est dû le miracle.

LI-KIANG.

À lui aussi, je vous assure. Ne voulez-vous pas lui poser une question ?

TCHANG-I.

Si vraiment. Je suis curieux de l'entendre. Wen-Siéou approchez. Dites-moi, je vous prie, en quoi consistent les devoirs du fils envers ses parents ?

WEN-SIÉOU, récitant.

Le devoir du fils c'est de prendre des précautions pour qu'en hiver comme en été ses parents jouissent de toutes les commodités de la vie.

TCHANG-I.

Très bien.

WEN-SIÉOU.

Il faut que chaque soir il dresse lui-même la couche sur laquelle ils reposent. Il faut que tous les matins, au premier chant du coq, il s'informe dans les termes les plus affectueux de l'état de leur santé ; puis que, dans la journée, il leur demande à plusieurs reprises s'ils souffrent du froid ou du chaud.

TCHANG-I.

Très bien ! Très bien !

WEN-SIÉOU.

Le devoir du fils, c'est de veiller sur ses parents quand ils marchent, [c]'est d'aimer ceux qu'ils aiment, d'honorer ceux qu'ils honorent : il doit aimer jusqu'aux chevaux et aux chiens que son père aime. « Un fils, dit Confucius, tant que son père et sa mère sont vivants, ne doit point s'éloigner de la maison qu'ils habitent ».

TCHANG-I.

On ne saurait parler mieux. Et combien y a-t-il de degrés dans la piété filiale, selon le Hiao-King ?   [ 2 Hiao-King : le classique de hiao-king attribué à Zengzi, est une ouvrage de dix-huit dialogues exprimant selon le pensée confucéenne les devoirs entre personnes selon leur rang. ]

WEN-SIÉOU, toujours récitant.

Il y a trois degrés de la piété filiale. Le premier consiste à servir ses parents, le second à servir son prince le troisième à élever sa personne dans la hiérarchie officielle. Parvenir aux dignités, pratiquer la vertu, étendre sa réputation jusqu'aux siècles à venir pour illustrer son père et sa mère, c'est la fin, c'est le comble de la piété filiale.

TCHANG-I.

Excellent. Il n'y a de bonheur, Wen-Siéou, que dans l'observation des rites. Que cette pensée vous soit toujours présente !

WEN-SIÉOU.

Je n'ai point d'autre pensée.

TCHANG-I.

Toutes ses réponses sont admirables. J'aime à croire que lorsque vous tracez un caractère, vous vous conformez strictement aux règles instituées par les maîtres.

WEN-SIÉOU.

Strictement. Il n'y en à que quatre-vingt-douze.

TCHANG-I.

Pas une de plus, c'est vrai. Ma satisfaction est grande, Wen-Siéou. Je vous vois bientôt bachelier, et plus tard licencié aux examens littéraires du printemps.

LI-KIANG.

Un homme d'un caractère élevé doit avant tout, songer à ses succès littéraires et à son avancement.

TCHANG-I.

[Un jour je vous verrai la ceinture de jade.] Quand vous descendrez du Palais de la lune avec la palme Académique de docteur, vous porterez le bonnet à fleurs d'or dont la houppe brillera sur votre front martial comme un jet de flamme, Tout imprégné des parfums célestes, vous prendrez place dans le palais impérial au banquet des docteurs. Sur des trépieds de forme élégante ou dans des vases de porcelaine fine, en vous offrira les mets, les plus recherchés la bosse de dromadaire, les langues de singe bleu cuites dans l'eau, les embryons de léopard rôtis avec de la cannelle. Ne serez-vous pas content, Wen-Siéou ?

WEN-SIÉOU.

Je serai très content.

TCHANG-I.

[Pendant trois jours, portant l'épée des lettrés, les trois premiers docteurs se promènent dans la ville en fête parmi les acclamations et les réjouissances, au son d'une musique enchanteresse. Leur cheval foule des fleurs. Enfin, vous partez sur un char resplendissant, entouré d'un cortège nombreux pour venir saluer vos parents, et, après vous être scrupuleusement conformé à tous les rites, vous annoncez à votre mère très vénérable que son fils a obtenu le grade de Tchoang-Youen dans l'ordre militaire, avec mission de juger sur-le-champ tous les criminels de sa province natale.

LI-KIANG.

Il en sera ainsi vraiment. Dès que Wen-Siéou connaîtra les dix-huit exercices militaires, rien ne l'empêchera de solliciter un emploi.]

TCHANG-I.

Une fois mandarin, les dignités fastueuses de second et de premier rang sont à votre portée. Où ne pouvez-vous pas parvenir ? Alors vous comprendrez, Wen-Siéou, que la supériorité de l'Empire du Milieu vient de ce que dignités et fonctions s'y acquièrent aux examens, au lieu d'être héréditaires ou électives comme chez les Barbares. Ainsi, chacun peut choisir son pareil comme successeur. Ainsi, nous avons pu atteindre le bien suprême de l'immobilité dans la perfection. Nous faisons ce que nos aïeux faisaient il y a cinq mille ans, et dans cinq mille fois cinq mille ans, en dépit des Barbares, nos descendants feront ce que nous faisons nous-mêmes. Il n'y à rien de plus beau. Vous avez compris ?

WEN-SIÉOU.

J'ai compris.

TCHANG-I.

J'en éprouve une joie. Je vous ai montré la récompense. En regard, il y a le châtiment. Vous eu avez vu, dans ma main, l'emblème le sceptre vénéré de la famille, que vous porterez un jour. « Le Châtiment, dit le législateur de l'Inde, est un roi plein d'énergie. Le Châtiment gouverne le genre humain. Le Châtiment veille pendant que tout dort. Le Châtiment est la Justice. »

SCÈNE VII.
Les Mêmes, Tchao, le cou et les poignets dans une cangue, accompagné d'un archer.

TCHAO.

« Le Châtiment est la Justice ! » La Justice est douce aux regardants. Le Châtiment est dur au condamné.

TCHANG-I.

Qui est cet homme ?

TCHAO.

Je me nomme Tchao. J'ai faim, j'ai froid. En passant devant cette maison, qui paraît celle d'un riche propriétaire, j'ai demandé à l'officier de police qui me conduit dans cette cangue

Celui-ci fait un signe d'assentiment.

la permission de solliciter un soulagement de mes maux.

TCHANG-I.

Pourquoi vous trouvez-vous bouclé dans une cangue ?

TCHAO.

J'étais commerçant, honnêtement connu. L'autre jour, je passais, pour mes affaires, sur la place du marché, lorsque je vis un jeune homme qui frappait rudement un vieillard. Poussé par un sentiment de commisération, j'adressai des remontrances à l'agresseur. Sans avoir égard à mes avis, cet homme persévéra dans le mal. Alors, je le frappai, mais si fâcheusement qu'il expira sur l'heure. Je fus conduit devant le magistrat, qui pouvait m'appliquer la peine du talion. Heureusement pour moi, c'était le président des Six Bureaux, un juge plein de bonté.

TCHANG-I.

Tous les juges sont pleins de bonté. La Gazette officielle n'en connaît pas d'autres.

TCHAO.

Je dois la vie à celui-ci. Il me condamna seulement, par extrême indulgence, à recevoir soixante coups de bambou, et à être exilé dans l'île des Samanéens où je me rends sous la conduite de cet archer. Je n'ai point mangé depuis hier. Je n'ai que des haillons pour me couvrir. Le vent souffle avec violence. Illustres Seigneurs, secourez un malheureux.

LI-KIANG, à Tchang-I.

Ne jugez-vous pas, Seigneur Tchang-I, qu'il faudrait d'abord connaître toutes les circonstances de cette histoire ? Si vous y consentez, je vais adresser à cet homme les questions nécessaires.

TCHAO.

Dix mille questions ne valent pas un consentement.

TCHANG-I.

Cet homme a raison, Seigneur Li-Kiang. Il paraît avoir pour son crime l'excuse d'une indignation légitime. Et même s'il n'en 'est pas ainsi, nous avons malgré tout l'obligation du secours.

LI-KIANG.

Ne peut-il attendre ?

TCHAO.

Un cuillerée de riz, lorsqu'on a faim, vaut mieux qu'un boisseau de riz, lorsqu'on est rassasié.

LI-KIANG.

Que chacun balaye la neige qui est devant sa porte et ne s'embarrasse pas de la gelée blanche qui est sur le toit de son voisin.

TCHANG-I.

Ce n'est pas l'enseignement de Fô.

LI-KIANG.

Il serait bon de prendre garde. Le Mandarin pourrait, seigneur Tchang-I, vous envelopper dans quelque malheur, pour avoir reçu chez vous ce criminel. Votre maison n'est pas un asile de Fô. Je parle par amitié pour vous.   [ 3 Fô est le nom du bouddha en Chine.]

TCHANG-I.

La vie et la mort sont soumises à là destinée. Plutôt sauver la vie d'un homme, qu'élever une pagode à sept étages. Quel plus grand bonheur que d'adoucir les peines de ses semblables ! Cela vaut mieux que de réciter les litanies de Fô, La miséricorde est au-dessus de la prière. Quand on fait le mal, c'est en vain que l'on brûle de l'encens et que l'on offre des sacrifices Si-Tchun, lumière céleste, donnez-moi dix taëls et un habit de soie... ouatée.

SI-TCHUN, après avoir pris ces objets dans un meuble.

Seigneur Tchang-I, modèle de l'Empire, voici dix taëls d 'argent et un habit de soie ouatée.

TCHANG-I.

Veuillez donc les remettre sur l'heure à Tchao.

SI-TCHUN, après les avoir donnés à Tchao.

J'ai obéi à mon époux.

TCHANG-I.

Tchao, prenez ces modestes offrandes et poursuivez, comme il le faut, votre triste chemin.

TCHAO.

Dix mille et dix mille remerciements. Comme sur une tablette de marbre, je veux graver le nom du Seigneur Tchang-I dans ma mémoire. Si je meurs avant de me retrouver en votre présence, fasse la destinée que je devienne, dans la vie à venir, un âne ou un cheval, pour vous servir avec fidélité.

TCHANG-I.

Faire le bien, c'est ensemencer le champ du bonheur, pour les transmigrations futures.

TCHAO.

Tant qu'il me restera un souffle de vie, je reconnaîtrai dans mon coeur vos immenses bienfaits.

TCHANG-I.

S'il vous faut un nom à honorer en votre pensée, c'est le nom, glorieux de Si-Tchun que je recommande à votre souvenir. C'est Si-Tchun qui vous a remis ce présent, que Si-Tchun soit récompensée.

SI-TCHUN.

Chaque parole de mon illustre époux accumule sur ma tête une nouvelle dette de reconnaissance.

TCHANG-I.

Si-Tchun, parfum de la lumière, jamais je n'acquitterai la dette de mon amour.

Tchao et l'archer sortent.

SCÈNE VIII.
Tchang-I, Si-Tchun, Li-Kiang, Tou-Fou.

Un serviteur remet à Li-Kiang une lettre et se retire.

LI-KIANG, après avoir lu.

À si-Tchun et à Tou-Fou.

Un messager de l'Empereur ! Ici ! Dans un instant !

S'adressant à Tchang.

Il est temps, Seigneur Tchang-I, que notre grand secret vous soit dévoilé.

LI-KIANG.

Quel secret ?

LI-KIANG.

Une conspiration que j'ai ourdie avec le Seigneur Tou-Fou et votre noble épouse Si-Tchun.

TCHANG-I.

Une conspiration ? Je ne crois pas que j'en aie rien à craindre, si mes deux amis et ma fidèle épouse sont des conspirateurs.

LI-KIANG.

En effet. Voici l'affaire. Il s'agit de votre grand recueil de poésies sur les trois dépendances et les quatre vertus.

TCHANG-I.

Eh bien ?

TOU-FOU.

Eh bien. Après avoir soumis lé cas à un Conseil de lettrés éminents, nous avons pensé qu'il y avait lieu de présenter cette oeuvre incomparable directement à l'Empereur.

TCHANG-I.

À l'Empereur ?

TOU-FOU.

Oui, à l'Empereur. Car si vous avez jugé que la dame Si-Tchun, scrupuleuse observatrice des rites et modèle des femmes chinoises, pouvait être donnée en exemple dans toutes les parties de l'Empire, nous avons estimé, nous, que l'intérêt public appelait la méditation des hommes sur cette admirable production de votre génie. Or, le Fils du Ciel, seul, a le pouvoir de dire, à ce propos, les paroles nécessaires.

TCHANG-I.

[C'est vrai. Je n'y avais pas songé.

TOU-FOU.

Mais nous y avons songé pour le grand avantage de l'État.]

TCHANG-I.

J'admire. Et vous avez osé présenter votre requête à l'Empereur ?

TOU-FOU.

Nous avons osé. Ah ! Je ne vous cache pas qu'il a fallu vaincre la modestie de la dame Si-Tchun qui s'effarouche de tout bruit, et voudrait cacher l'éclat de ses vertus dans l'ombre de l'appartement intérieur. Nous avons livré de grands combats. La dame Si-Tchun ne s'est rendue que par considération pour vous dont la gloire allait recevoir, de la consécration impériale, un lustre nouveau,

TCHANG-I.

Mais pourquoi ne m'avoir rien dit ?

LI-KIANG.

Nous avons voulu vous ménager la surprise.

TCHANG-I.

Une conspiration ! Vous avez dit le mot. Il est inexplicable que je n'aie rien soupçonné, que rien ne m'ait averti.

LI-KIANG.

Ah ! Votre perspicacité nous est connue, nous avons pris nos précautions en conséquence.

TCHANG-I.

Et maintenant, pourquoi jugez-vous bon de rompre le silence ?

LI-KIANG.

Par la raison que je viens de recevoir cette lettre du chef des Eunuques de la Cour m'informant que l'Empereur vous envoie un messager.

TCHANG-I, agité.

Un messager ? À moi ? L'Empereur?

LI-KIANG.

Oui. Oui. Un messager de l'Empereur, qui sera ici au premier instant.

TCHANG-I.

Et pour quelle communication ? Quels ordres plaît-il au Fils du Ciel ?

LI-KIANG.

Nous allons le savoir, Voici le messager lui-même.

SCÈNE IX.
Les mêmes, Li-Lao, messagerde l'Empereur.

LI-LAO.

Je suis Li-Lao, chargé d'un message impérial, portant l'enseigne d'or et le glaive. Je viens dans la maison du Tchoang-Youen Tchang-i, dire la volonté du Fils du Ciel et distribuer des récompenses. Tchang-I, Li-Kiang, et vous tous ici présents, brûlez des parfums et prosternez-vous du côté, du Palais Impérial. Écoutez l'ordre de l'Empereur.

Ils brûlent des parfums et ils se prosternent dans la même orientation.

Lisant :

« Parce que le grand Conseil des rites, assemblé dans la Salle de la Sincérité éternelle, nous a soumis un recueil de dix-sept mille deux cents poésies sur les trois dépendances et les quatre vertus féminines, dont le Tchoang-Youen Tchang-I et le Lettré de treizième classe Li-Kiang se reconnaissent les auteurs. »

TCHANG-I.

Pardonnez-moi, Seigneur Li-Lao, il y a une erreur. Les poésies sont de moi...

LI-LAO, sévèrement.

Silence, le messager impérial ne peut pas commettre d'erreur.

Reprenant sa lecture.

« Parce que j'ai reconnu, après un examen approfondi, que cette oeuvre de haute inspiration et de politique prudente renfermait un nombre incalculable de maximes utiles pour le bien de l'Empire, et manifestait le zèle des auteurs pour le service du Fils du Ciel et pour le culte des ancêtres, j'ai décidé, après avoir recommandé cette lecture à tous les sujets de l'Empire, d'accorder à mes fidèles Tchang-I et Li-Kiang les faveurs qui m'ont paru convenir. À Li-Kiang, Lettré de treizième classe, le grade de Lettré de septième classe et une noblesse de trois générations, avec un présent de mille onces d 'argent. »

TCHANG-I.

Cela est vraiment inconcevable. Je suis le seul.

LI-LAO, très sévèrement.

Silence, dis-je. Ce qui est inconcevable, Seigneur Tchang-I, c'est qu'ayant lu les livres du sage Confucius et connaissant à fond, le traité du Tchéou-Kong sur les rites, vous offensiez à ce point les convenances.

Reprenant sa lecture.

« Au Tchoang-Youen Tchang-I, trois vases de porcelaine fine avec les fleurs les plus renommées du jardin impérial, une escarboucle de considérable grosseur, un perroquet blanc, une tablette de jade, dix flacons de vin de Niao-Tching, une pièce de soie ornée de grues et de cormorans ».

Des serviteurs appartent ces objets et les disposent sur les meubles au fur et à mesure de l'énumération.

Enfin, par faveur singulière, l'Empereur permet à Li-Kiang et à Tchang-I d'exprimer chacun un voeu. Vous, acceptez avec gratitude les bienfaits de l'Empereur ! Respectez cet ordre. Que vos coeurs s'épanouissent !

Tous se relèvent.

LI-KIANG.

Je me prosterne aux pieds du Fils du Ciel sur tes marches d'or.

TCHANG-I.

Pardon, c'est moi qui m'agenouille devant le trône impérial, la face dans la poussière.

LI-KIANG.

Et, pour mon voeu, je laisse à l'Empereur, le soin d'accomplir celui qu'il jugerait bon de me voir former.

TCHANG-I.

Et moi, j'exprime le souhait que le condamné Tchao soit relevé de sa sentence d'exil et rendu à la liberté.

LI-LAO.

Les paroles de Tchang-I et de Li-Kiang, seront fidèlement rapportées.

Il sort.

SCÈNE X.
Tchang-I, Si-Tchun, Tou-Fou, Li-Kiang.

TCHANG-I.

L'Empereur fait tomber sur moi... sur nous un déluge de bonnes grâces c'est un éblouissement. Comment vous exprimer ma reconnaissance, précieux amis, et vous, Si-Tchun, douce étoile des cieux ?

TOU-FOU.

Justice est rendue au mérite. Je vous ai bien souvent entendu dire qu'il n'y avait rien d'extraordinaire à cela dans l'Empire du Milieu.

TCHANG-I.

Sans doute. Mais ce qui passe mon intelligence, c'est la méprise qui vous a fait attribuer, Seigneur Li-Kiang, une part de collaboration dans mon oeuvre.

LI-KIANG.

C'est incompréhensible, assurément. Comme j'ai rédigé le placet, il est probable qu'un secrétaire aura, par mégarde, associé mon nom, indigne, au vôtre. J'en suis honteux ! Seigneur Tchang-I, mais que faire ? On ne peut pas protester contre un ordre de l'Empereur, vous plairait-il que... ?

TCHANG-I.

Il n'est pas question de cela, noble Li-Kiang. Je suis trop heureux, en vérité, de cette confusion qui m'honore. Les faveurs qui me sont accordées ont d'autant plus de prix à mes yeux qu'elles se trouvent soeurs des vôtres. Notre amitié s'en réjouit. N'est-ce pas, Tou-Fou ? N'est-ce pas, Si-Tchun.

TOU-FOU.

En vérité.

SI-TCHUN.

Tout ce qui réjouit Tchang-I fait la joie de Si-Tchun.

TCHANG-I.

L'Empereur aura craint l'égoïsme de mon contentement. En associant mon frère, le grand Lettré Li-Kiang, à ma gloire, il a trouve moyen d'élargir mon bonheur. Grâces lui en soient rendues.

LI-KIANG.

Ce trait de bonté sublimé est bien digne de vous.

TCHANG-I.

Quoi D'aimer ceux qui m'aiment, pouvez-vous admirer que cela ne me demande pas d'effort ? Il est écrit au Livre des Transformations « Tous ceux qui font le bien sont comblés de félicité et tous ceux qui font le mal sont accablés de misères c'est la loi fixe et immuable du Ciel. » Dans l'Empire du Milieu, tabernacle de toutes les joies, de toutes les grandeurs, de toutes les vertus, le Tchoang-Youen Tchang-I se dit le plus heureux de tous les heureux sous la puissance de l'Empereur.

LI-KIANG.

C'est beaucoup dire.

TCHANG-I.

Pas assez. Je n'ai rien désiré et j'ai tout obtenu, suivant le précepte du sage. J'ai des biens plus qu'il n'est nécessaire, des grades au-dessus de mon ambition. L'Empereur m'honore au-delà de mes mérites. L'avarice ni l'envie n'ont de place dans mon coeur. Je vois les hommes justes et bons, les femmes chastes, les fils affectueux, obéissants, continuateurs du culte des ancêtres. La terre me parait heureuse. Esclaves, qu'on apporte des coupes, nous allons boire du vin de l'Empereur, le vin de Niao-Tching où l'on a jeté des fleurs d'amandier, et puisque nous sommes au printemps, je veux qu'on jette encore dans la précieuse liqueur les prémices de la floraison nouvelle. Buvons.

Les esclaves apportent dés coupés et jettent une profusion de fleurs d'amandier sur les convives et dans le vin. ils boivent.

Le grand malheur est de n'avoir pas de descendants pour accomplir les rites funéraires. Wen-Siéou versera le riz sur ma tombe, et brûlera les monnaies de papier doré. Buvons.

Ils boivent.

L'amitié est la parure de la vie, comme l'amour en est le couronnement. J'ai les deux amis les meilleurs, les plus constants, les plus sûrs. [Sans qu'il ait été besoin du sacrifice du coq et du millet, nous nous sommes faits Tchi-Sin, intimes de coeur.] Buvons.

Ils boivent.

Pour l'amour, j'ai Si-Tchun, la perle de la terre. Pas de louange qui ne lui fasse injure par l'insuffisance des mots. Deux époux mal assortis sont comme deux chanteurs qui chantent les mêmes paroles sur un air différent. Les deux oiseaux de l'amour, le Youen et le Yang à la robe dorée, habitent ma demeure avec une même chanson. Buvons.

Ils boivent.

Et maintenant, esclaves, une boite du parfum.

On apporte la boite. Il donne les bâtons de parfum à brûler à un serviteur qui les allume au fur et à mesure.

je brûle ce premier bâton en l'honneur de Si-Tchun, parce qu'elle est la plus belle. N'en est-il pas ainsi ?

TOU-FOU ET LI-KIANG.

Il en est ainsi.

TCHANG-I.

Je brûle ce second bâton en l'honneur de Si-Tchun, parce qu'elle est la plus chaste et la plus fidèle. N'en est-il pas ainsi ?

TOU-FOU ET LI-KIANG.

Il en est ainsi.

TCHANG-I.

Je brûle ce troisième bâton en l'honneur de Si-Tchun, parce qu'elle est la plus noble et la plus sage. N'en est-il pas ainsi ?

TOU-FOU ET LI-KIANG.

Il en est ainsi.

TCHANG-I.

Alors, buvons ! Buvons !

Ils boivent.

Mon luth. Vous voyez donc, amis, que je suis au faîte du bonheur. Puissé-je faire assez de bien à ceux qui sont dans le malheur pour me faire pardonner ma chance des mauvais génies !

Il prend son luth et chante.

Le ciel est bon, la terre est douce, la Chine est un prodige des Dieux. Le printemps vient, paré de verdure et couronné de pleurs, pour le grand rite de l'amour. La vie s'émeut, le bonheur embrase les créatures. Tout est beau. Tout est heureux. Puisque je suis à l'heure fortunée, suspendez sur ma tête les draperies de soie brodées, étalez à mes pieds les plus riches tapis de fleurs, servez en abondance sur des plats d'or les mets les plus délicatement raffinés, remplissez les coupes d'un vin qui allume les désirs. Je ne suis qu'un homme; dans mon habit orné de dragons d 'or, mais je me sens égal aux Dieux.

Il s'endort. Ils le regardent tous trois en silence.

LI-KIANG.

Notre bon ami a besoin de repos. Gardons-nous de troubler son sommeil. Je vais jusqu'à ma demeure mettre en sûreté ceci..

Il montre le sac d'argent apporté par le messager impérial.

Je reviendrai pour le saluer avant la nuit.

Il sort. Wen-Siéou et les serviteurs se retirent.

SCÈNE XI.
Tchang-I, dormant, Tou-Fou, Si-Tchun.

Tou-Fou et Si-Tchun se regardent amoureusement, puis, allant à l'écart de Tchang-I, s'enlacent.

TOU-FOU.

Le Youen et le Yang à la robe dorée, les deux oiseaux de l'amour, c'est nous !

SI-TCHUN.

C'est nous !

TOU-FOU.

Oh ! Si-Tchun, plus suave que la brise du matin.

SI-TCHUN.

Ah !

TOU-FOU.

...plus brillante que le ciel semé d'astres d'or...

SI-TCHUN.

Ah !

TOU-FOU.

... Si-Tchun, dont les yeux sont comme un lac semé de fleurs ou se mire le soleil...

SI-TCHUN.

Ah !

TOU-FOU.

... Si-Tchun, dont les lèvres distillent goutte à goutte,le poison voluptueux de l'amour.

SI-TCHUN.

Ah ! ah !

TOU-FOU.

... Si-Tchun, dont les caresses légères enfoncent dans le coeur les dards subtils des délices suprêmes.

SI-TCHUN.

Ah ! ah ! ah !

TOU-FOU.

... Si-Tchun que j'aime, Si-Tchun qui es à moi, jamais, jamais je ne pourrai me rassasier de toi, fleur de vie où je respire la divinité.

SI-TCHUN.

Encore ! Encore ! Je veux que tu m'enlaces, que tu me courbes, que tu effeuilles, que tu disperses ma parure

Elle lui jette au visage les fleurs de ses cheveux.

comme le vent impétueux cueille sous ses baisers les fleurs d'amandier qui lui font un tapis de gloire. Tchang-I disait vrai. La vie est belle. Aimons-nous.

TOU-FOU, l'entraînant vers ta chambre nuptiale.

Oui ! Oui ! Aimons-nous, aimons-nous. Viens.

SI-TCHUN.

Oh ! Pas encore. Montons, montons lentement, lentement, les degrés du palais céleste.

TOU-FOU.

Je ne peux pas attendre. La brise parfumée qui se joue dans la soie de tes larges manches me donne le vertige. Viens. Il dort. Hâtons-nous.

SI-TCHUN, avec mépris.

Il s'est enivré. Il ne se réveillera pas tout à l'heure.

TOU-FOU.

Toujours trop tôt. Je veux. Je veux. Viens.

Il l'entraîne. Ils entrent, tous deux enlacés, dans la chambre nuptiale.

SCÈNE XII.

Un silence.

TCHANG-I, portant vivement la main à ses yeux, avec un cri.

Oh ! Qu'y a-t-il ? Quelle douleur aiguë comme un coup de poignard !

Se frottant les yeux.

Quel est ce prodige ? Suis-je fou ? Je m'étais endormi ? Est-ce, un rêve ? Non, ce n'est pas un prestige. Je vois. Je vois.

Il touche les objets.

Voici bien les vases de porcelaine que m'a envoyés l'Empereur. Voici la tablette de jade. Voici mes poésies.

Il ouvre le livre et lit.

« Voyez la fleur Haï-Tang dont la brise agite le calice entr'ouvert. »

Il ferme le livre.

Je vois. Je vois. Trop de bonheur épouvante. Il ne me manquait plus que cette impossible félicité. Ô guérisseur barbare, quelle reconnaissance ! Je veux t'accabler de bienfaits.

Il va à la fenêtre.

Le ciel ! Le soleil ! Quel éblouissement ! Je vais voir ma vie maintenant. Je vais voir mon bonheur. Des fleurs ! Des fleurs ! Et la plus belle de toutes, Si-Tchun, que je vais revoir. C'est trop. C'est trop. Cela semble un délire. La tête me tourne. L'excès du bonheur terrasse comme du malheur.

Il s'affaisse dans un fauteuil et reste immobile.

SCÈNE XIII.
Tchang-I, Tchao.

TCHAO, délivré de sa cangue et vêtu de l'habit que Tchang-I, lui a donné, entrant à petits pas.

Pas de bruit. Ils sont tous partis. C'est le moment.

Apercevant Tchang-I.

Rien que l'aveugle. Celui-là n'est pas dangereux.

Il va droit au meuble où Si-Tchun a pris l'argent pour le lui remettre.

C'est là qu'elle a pris les dix taëls : il doit y en avoir d'autres. Dix taëls ! Le misérable pingre ! Quel besoin de son argent puisqu'il n'y voit pas ? Dix taëls ! Dans ce palais ! Comment n'a-t-il pas eu honte de sa ladrerie ! C'est l'avare de la comédie qui marchande un beau canard rôti et s'imprègne les doigts de jus, sous prétexte de le soupeser, puis se cache pour se sucer les doigts trempés dans son écuelle de riz. Un chien arrive qui lui lèche le petit doigt. Attrapé l'avare ! Volé, le voleur de jus de canard ! Comme on riait ! Eh bien, voilà la même histoire. C'est moi le chien. Seigneur Tchang-I, soyez content, je vous laisse quatre doigts. Je suis bon, voyez vous, je n'oublie pas que c'est vous qui m'avez délivré de la cangue. Seulement, dix taëls avouez que c'était misérable.

Il ouvre le meuble.

Bon, voici justement mon affaire.

Il prend un sac dans chaque main et referme le meuble.

Maintenant esquivons-nous. Des trente-six stratagèmes que l'homme peut imaginer pour les cas difficiles, il n'y en a qu'un bon ; c'est de prendre la fuite.

Riant, et s'adressant à Tchang-I.

Mieux vaut sauver la vie d'un homme, avez-vous dit, que d'élever une pagode jusqu'à la voie lactée ? Permettez donc que je sauve ma vie d'abord.

Il sort en courant.

SCÈNE XIV.

TCHANG-I, seul.

Le malheureux ! Reconnaître ainsi mes bienfaits ! Me voler ! M'outrager ! Quelle tristesse qu'il y ait de pareils hommes sur la terre ! Je n'avais qu'à pousser un cri pour le renvoyer à sa cangue. Mon bonheur n'est pas de ceux qui se fondent sur le malheur des autres. Puisse Tchao trouver dans mon argent l'aisance qui facilite, dit-on, l'usage de la vertu ! Il n'importe. J'aurais voulu que ce spectacle me fût épargné. Vraiment, il eût été préférable que pendant quelques instants encore.

Souriant.

J'ai recouvré trop tôt l'usage de mes yeux.

Bruit dans la bibliothèque.

Quel est ce bruit ?

Il entrouvre la porte de la bibliothèque, et regarde.

Que vois-je ? Mon fils Wen-Siéou a revêtu mes habits de cérémonie ! Comment a-t-il échappé à la surveillance de son précepteur ? Quoi ! Le voilà qui trône sur mon siège de parade ! Il se lève, étend les mains, chancelle, comme s'il n'y voyait pas. Puissances célestes ! Il joue l'aveugle. Il fait la parodie de son père, et son précepteur, que je vais chasser, l'encourage. Leurs prunelles se renversent à force de rire. Mon fils ! Mon fils ! Ainsi, cette voix modeste, ce maintien composé que je devinais sans le voir, ce respect dont tu faisais étalage, tout ceci n'était qu'hypocrisie, affectation, mensonge ? Quel coup de poignard en mon coeur ! Si mon fils me bafoue de la sorte, moi vivant, que fera-t-il quand je serai parti pour les fontaines jaunes ? Accomplira-t-il les rites funéraires ? Honorera-t-il ma mémoire ? Brûlera-t-il les parfums et les monnaies de papier doré ? Malheur ! Malheur !

Regardant de ,ouveau.

Oh ! Il imite mes gestes, maintenant. Il se heurte aux meubles, il prend des attitudes grotesques. Horreur ! Il a dérobé mon bâton, et fait avec le sceptre du commandement des gestes de dérision. Que de fois, lui ai-je répété ce passage du Siao-Hio : « [Il faut que le fils respecte les meubles de ses parents, leurs habits, leurs vêtements, leurs souliers, la natte sur laquelle ils se couchent, la natte sur laquelle ils s'asseyent. Mais,] de tous les objets qui appartiennent au père, celui que le fils doit le plus respecter, c'est, sans contredit, le bâton. » Wen-Siéou, est-ce là le fruit de mon enseignement ? Parodier son père... devant un étranger Toute la ville le saura demain. Pour moi, quelle honte ! « On peut pardonner à son assassin, dit le précepte, mais souffrir une humiliation, jamais ! » Et la pire humiliation, maintenant,il faut que moi, Tchang-I, l'homme heureux, je l'endure ! Wen-Siéou, mon orgueil d'avenir Wen-Siéou, toutes mes espérances !... N'ai-je donc ouvert les yeux que pour voir tout cela s'engouffrer dans la nuit ? Plus de piété filiale, fondement de toute vertu ! Plus de culte des ancêtres ! Rien ! rien ! Combien suis-je puni de l'extrême bonheur où j'oubliais mes yeux fermés ! Mais où donc est Si-Tchun ? Comment n'exerce-t-elle pas à toute heure s' surveillance sur Wen-Siéou ? Avant que je lui dise notre malheur, qu'elle se réjouisse au moins de ma vue retrouvée !

Il renverse un meuble où était un livre, et, le ramassant, il s'arrête stupéfait qu titre de la couverture.

Oh cette fois, vraiment, je crois bien que j'ai perdu la raison.

Lisant.

« Recueil de poésies sur les trois dépendances et les quatre vertus de la femme par le Tchoang-Youen Tchang-I et le Lettré Li-Kiang. » Il y a bien cela. C'est écrit. Le Lettré Li-Kiang ! Une vision m'abuse. Cela n'est pas. Cela ne peut pas être.

Il se frotte les yeux, et regarde.

Voyons. Je lis toujours la même chose.

Il se prend là tête dans les mains, va, vient, et regarde encore.

Il y a Li-Kiang. Cela n'est pas douteux. Tchang-I et Li-Kiang. C'est déjà beau qu'il y ait Tchang-I.

Il met le doigt sur les lettres.

Non, je ne me trompe pas. Je vois bien mon doigt sur les lettres. Je vois où commence la page, et où elle finit. Je puis compter les caractères. Mais j'y songe : est-ce que le messager de l'Empereur n'a pas dit « Recueil de poésies dont le Tchoang-Youen Tchang-I et de Lettré Li-Kiang se reconnaissent les auteurs ? » Voilà l'explication de la double récompense où je me cassais la tête. Le doute n'est plus possible. Je ne suis pas fou. Je suis raisonnable.

Éclatant.

Je suis raisonnable mais je suis épouvanté de ce que je vois. Trahi ! Je suis trahi ! Trahi par mon meilleur ami, un sage, un lettré, un homme qui était la joie et l'orgueil de ma maison, le flambeau de mes jours ! Comme il est vrai, le précepte : « On connaît un homme, on connaît sa figure ; mais son coeur on ne le connaît pas. » Li-Kiang, mon ami, mon frère, qui m'aurait dit que tu mentait ? On ne connaît pas les hommes. On ne les connaîtra jamais. Comment deviner que celui-ci est sincère et dit la vérité, tandis que l'autre, fourbe, abuse de l'hospitalité la plus tendre pour porter des coups de traître à son ami ? Li-Kiang ! Se faire un renom, et surprendre les récompenses de l'Empereur aux dépens de ma gloire ! Ma gloire, ce n'est rien. Mais l'amitié trompée, y a-t-il un pire malheur ? Tout m'accable vraiment. Au moment même où je, retrouve la vision du monde, soudainement je vois s'écrouler tout l'échafaudage de mon bonheur. La nuit de mes yeux clos étendait sur les réalités du monde le voile étincelant d'une félicité sans mélange. Mes yeux s'ouvrent. Le voile est déchiré, La vérité se montre, La reconnaissance, la piété filiale, l'amitié des faussetés, des trahisons, des pièges ! Qu'osé-je dire ? Je blasphème. Il y a des ingrats, il y a de mauvais fils, de méchants amis. L'ordre du monde n'en est pas déparé. Des exceptions rehaussent le prix de la vertu partout honorée, Tchao se corrigera. J'amenderai mon fils. Je ferai honte à Li-Kiang de sa faute avant de lui pardonner. Je puis bien pardonner, gardant à mes côtés ces modèles de l'amour et de la parfaite amitié Si-Tchun ; Tou-Fou.

Un silence.

- Au fait, comment expliquer que Si-Tchun et Tou-Fou ne m'aient, pas averti de la trahison de Li-Kiang ? Ils ne pouvaient pas l'ignorer, ayant ce volume sous les yeux. Pourquoi ne m'ont-ils rien dit ? Pour ne pas m'affliger ?... Alors ils devaient chasser Li-Kiang, exiger qu'il ne reparût pas au foyer qu'il avait souillé de son mensonge... À moins que... Est-il possible qu'une secrète complicité les lie ? Comment expliquer l'inexplicable ? Je ne veux plus chercher, je veux savoir. Je veux savoir.

Violemment.

Où est Si-Tchun ?

Il l'appelle.

Si-Tchun ! Si-Tchun ! Elle était là avec Li-Kiang et Tou-Fou, quand je me suis endormi. Où est-elle ? Où est-elle ?

Il voit à terre Les Fleurs que Si-Tchun a jetées à Tou-Fou. Il les ramasse, et les sent.

Son parfum ! Il est arrivé quelque chose. Et tandis que je m'attarde à des misères.

Avec fureur,

Je veux la voir.

Il veut ouvrir la porte de la chambre nuptiale et la trouve fermée.

Fermée ?... La porte de la chambre nuptiale ! Pourquoi ?... J'ai peur. Il est arrivé quelque chose quelque chose qu'il faut que je voie, puisque j'ai des yeux maintenant. Je ne crois plus rien. Je ne veux plus croire. J'étais aveugle. Depuis que j'ai vu, je veux voir.

Il écoute à la porte de la chambre nuptiale.

Quelqu'un est là. On a parlé tout bas. Une autre voix. Dans la chambre nuptiale ! Cela semble un défi à la raison humaine.

Il recule effaré.

Ah ! On dirait le bruit d'un baiser. Je sais que ce n'est pas vrai. Mais je veux voir. Je verrai.

Il perce doucement du doigt le carreau de papier, et reste un assez longtemps la face au carreau. On voit son corps trembler.

Oh !

Il se rejette violemment en arrière, défait, hagard, fou. Il s'affaisse sur un siège, et se prend la tête dans les mains.

Non ! Non ! Je n'ai pas vu ! Je n'ai pas vu !

Il se relève, brusquement. Il se tâte.

C'est bien moi.

Il regarde autour de lui, tâchant de se maîtriser.

Je suis bien chez moi.

II montre la chambre nuptiale.

Voilà bien. Oh ! Le carreau ! Le carreau.

Il revient au carreau, et, après avoir regardé, bondit de nouveau en arrière.

Assez ! Assez ? C'est trop !... J'en ai trop vu, je ne veux plus voir ! Ni cette chose horrible, ni plus rien. Je ne suis même plus sûr d'exister, ou, plutôt, je voudrais bien n'exister pas. C'est comme si le tonnerre était tombé. Je suis en cendres.

Il éclate en sanglots.

Si-Tchun !... Si-Tchun !...

Alors ce n'était pas vrai, ces paroles d'amour, ces caresses douces comme une pluie de fleurs, ce n'était pas vrai, ces baisers de flamme, ces étreintes de folle volupté. Ce n'était pas vrai, car il n'y a plus rien de vrai dans le monde, La vie n'est qu'un mensonge plus grand que les autres, voilà tout. Et Si-Tchun est le plus grand mensonge de la vie, le mensonge des mensonges. Tout ment, puisque Si-Tchun a menti. L'homme qui mendie et reçoit l'aumône ment quand il dit merci, aussi bien que l'homme que l'on sauve. Le fils ment à son père quand il fait acte de piété filiale suivant les rites. L'ami ment à l'ami quand il marche avec lui la main dans la main. L'épouse ment à l'époux quand elle dit son amour. Les préceptes mentent, la loi ment, les rites sont menteurs. Les fleurs, les oiseaux, le vent qui passe mentent. La lumière et le soleil sont des mensonges. Cent coups de bambou pour l'adultère, est-ce que cela me rendra mon bonheur ? Le châtiment lui-même est le dernier mensonge. Il n'y a pas de châtiment. Il n'y a pas de justice. Il n'y a pas de vertu. Il n'y a pas de crime. Il n'y a que la douleur, la douleur.

Il se tord, et sanglote.

Dans ma jeunesse, un religieux me dit un jour « La réputation, la fortune, les dignités, l'amitié, l'amour, voilà ce qui occupe ton coeur. Ce sont là des choses qui vieillissent et périssent. La main qu'on croit tenir, sache qu'on ne la tient pas. Tu l'apprendras un jour. » C'est le religieux qui disait vrai. Et pendant que je divague, et pendant que je pleure, Si-Tchun, aux bras de Tou-Fou, pâmée. Infamie ! Et l'on éduque péniblement les jeunes filles pour le métier de courtisane. On leur enseigne toutes les sciences, tous les arts pour rendre dix mille fois plus raffinées les voluptés dont elles disposent. Et il arrive que cette éducation si parfaite les amène à considérer la vertu comme plus précieuse que tout autre achèvement. Il faut bien, alors, n'est-ce pas, que ce soient les épouses qui prennent leur place dans la débauche. Ah ! Ah ! Ah ! En expiation de quelle faute, dans une vie précédente, ai-je donc été choisi, moi, moi.

Il montre la chambre nuptiale.

, pour fournir cette remplaçante ? Tomber du plus haut du bonheur au plus bas de l'abîme ! Que de félicités, je vous dois, mes yeux fermés ! Que de malheurs, mes yeux ouverts ! J'étais aveugle, et le ciel était bleu. Je retrouve la vue, et le monde est tout noir. Noir ! Noir ! Le voile, le voile il faut, pour le bonheur, le voile qui cache la vérité des choses. Maudit sois-tu, guérisseur étranger qui, pour prix de la lumière, m'as ravi le bonheur ! La lumière ! Quelle lumière ? La tienne, démon de malfaisance. Si tu es une puissance du mal, ainsi que tous nos Lettrés le proclament, comment pouvais-je échapper au charme de tes maléfices ? Quelle pensée me vient ? Si c'était prestige de mauvais génie ? Si tout ce que j'ai vu, je ne l'avais pas vu ? Si ce n'était qu'illusion ; tromperie de sortilège, fantasmagorie de démon ? Suis-je encore capable de penser, de raisonner ? Me reste-t-il encore assez de sang-froid pour faire l'épreuve de mon intelligence ? Que ces Barbares soient inspirés des esprits du mal, toute la Chine le proclame. Qu'ils ne se plaisent à exercer leur malice à nos dépens, dix mille et dix mille témoignages sont là pour en faire la preuve. Dans quels desseins ce Barbare m'aurait-il choisi, moi seul, pour une pratique de bien ? Par quel renversement de 1 ordre des choses m'aurait-il sincèrement voulu soulager ? La raison démontre que je suis lorsque je suis permis d'essayer Sur moi sa magie. Où avais-je l'esprit de me soumettre stupidement à son art meurtrier ? Les bonzes de Fô, consultés, déclaraient qu'il n'y avait pas de guérison possible. Et Li-Kiang, lorsque je lui parlai de ma rencontre avec le guérisseur, ne me dit-il pas de prendre garde, que ce philtre pourrait m'être funeste, me faire apparaître des monstres ? Ce fut son mot. Je m'en souviens. C'est ce qui est arrivé. Il m'a fait voir ce qu'il a voulu, ce sorcier. Oh ! Oui des monstres... des monstres... Mais ce n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai. Tchao, c'était possible ; Wen-Siéou, Li-Kiang... Je ne sais pas... Mais Si-Tchun ? Si-Tchun, parfum d'étoile ? Non, Non. Cela c'est la preuve, la preuve matérielle du mensonge. Oui, je la tiens, la preuve. Enfin il est démontré maintenant que ce que j'ai vu n'est pas. Ce ciel n'est pas le ciel. Ce soleil n'est pas le soleil, ces fleurs ne sont pas les fleurs, cette Si-Tchun n'est pas Si-Tchun. Ce sont le ciel, le soleil, les fleurs, la Si-Tchun du barbare, des apparitions mensongères. Tout ment plutôt que Si-Tchun. Enfin ! Enfin ! J'ai compris. Ma raison a failli succomber. Maintenant j'ai repris possession de moi-même,je ne regarderai pas ce livre qui me tente, non, non, ni ce, carreau, vision d'horreur. Il faut que la magie cesse, je le veux. À mon tour de vaincre le démon. Ah ! Tu t'es vanté de faire tomber le voile ? Pour le remplacer par quel autre, misérable ? Mon aveuglement c'était la vision du bonheur. Ta clairvoyance, c'est la monstrueuse apparition du malheur. Assez, assez de souffrance, je ne veux pas voir plus longtemps ce qui n'est pas, ce qui ne peut pas être. L'aveuglement, l'aveuglement, je veux l'aveuglement qui réalise la seule vérité heureuse. Oh ! N'a-t-il pas dit que dix gouttes de son philtre abominable m'enlèveraient sa maudite lumière de mensonge ?

Il prend la fiole et s'en verse tout le contenu dans les yeux.

Dix gouttes, vingt gouttes, cent gouttes, dix, mille, tout, tout.

Un silence. Il porte soudainement la main à ses yeux. Un cri.

Ah ! La belle douleur qui tue le sortilège !

Un silence.

Ah ! Ah ! Bienfait suprême ! La nuit lumineuse est revenue ! Les fantômes ont disparu. Les mensonges de la lumière ne sont plus. La paix est descendue sur moi. Envolée la gaze lumineuse où le méchant sorcier broda ses monstres ! La nuit, avec sa divine obscurité, me ramène ses étoiles. Le bonheur est là. Je le tiens, il ne m'échappera plus. Si-Tchun, Si-Tchun, félicité céleste, venez, venez, votre époux vous appelle.

SCÈNE XV.
Tchang-I, Si-Tchun, Tou-Fou.

Si-Tchun apparaît au seuil de la chambre nuptial abandonnée aux bras de TouFou.

SI-TCHUN.

Mon époux m'appelle. Me voici.

TCHANG-I.

Venez, Si-Tchun, au visage de jade, je souffre loin de vous.

SI-TCHUN.

Après avoir bu le vin de l'Empereur, le seigneur Tchang-I s'est endormi sûr sa chaise. Pour ne pas troubler son sommeil, son épouse et ses amis se sont retirés. Le seigneur Li-Kiang est allé mettre en sûreté les présents de l'Empereur. Voici le seigneur Tou-Fou qui arrive.

TCHANG-I.

Soyez remerciée de cette attention, chère épouse, avec mes chers amis. Ce vin parfumé de fleurs d'amandier, m'avait étourdi. J'ai fait un rêve... effrayant. J'avais besoin de retrouver Si-Tchun, perle d'aurore, qui, me rend mon soleil.

Il lui tend la main. Laissant une de ses mains dans celle de Tou-Fou, elle donne l'autre à Tchang-I.

Ah ! Me voilà tout réchauffé. Ma belle allégresse m'est revenue. Amis, si jamais ma pensée vous fit offense, que je sois pardonné. Soyons heureux.

Tendant la main, il trouve son luth.

Mon luth ! Mon luth ! Quand le sommeil me prit, je chantais le bonheur. Je veux le chanter encore.

Il chante.

Le ciel est bon. La terre est douce. La Chine est un prodige des Dieux. Le printemps vient, paré de verdure et couronné de fleurs, pour le grand rite de l'amour.

Si-Tchun et Tou-Fou s'enlacent, les yeux dans les yeux.

La vie s'émeut, le bonheur embrase les créatures. Tout est beau. Tout est heureux. Puisque je suis à l'heure fortunée, suspendez sur ma tête les draperies de soie brodée, étalez à mes pieds les plus riches tapis de fleurs, servez en abondance sur des plats d'or les mets les plus délicatement raffinés, remplissez les coupes d'un vin qui allume les désirs. Je ne suis qu'un homme, dans mon habit orné de dragons d'or, mais je me sens égal aux Dieux.

 



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Notes

[1] Téou-Pé-Tsao : jeu de sociabilité olfactive qui consiste à deviner les composantes d'un bouquet de quatorze espèces de fleurs d'un parfum.

[2] Hiao-King : le classique de hiao-king attribué à Zengzi, est une ouvrage de dix-huit dialogues exprimant selon le pensée confucéenne les devoirs entre personnes selon leur rang.

[3] Fô est le nom du bouddha en Chine.

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