COMPTER SANS SON HÔTE

COMÉDIE.

1888.

Achevé d'imprimer le 1er mai 1888, par CERF et FILS, 59 rue Duplessis, Versailles.


Texte établi par par Paul FIEVRE avril 2020

publié par Paul FIEVRE avril 2020

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:25.


PERSONNAGES

LA DUCHESSE DE PRADINES, Mme AUGUSTINE BROHAN.

LE MARQUIS, M. DE NANSOUTY.

LUCY, Melle BERTIN.

La scène se passe dans un château de l'Anjou.

Texte extrait de "Piécettes" par Augustine Brohan, Paris, impr. de Cerf et fils (Versailles), 1888.


COMPTER SANS SON HOTE

Petit salon; causeuse au coin de la cheminée; feu; piano ouvert ; une glace sur le piano ; une fenêtre.

LA DUCHESSE, LE MARQUIS.

Ils entrent an fond.

LA DUCHESSE.

J'ai vingt-cinq ans, Marquis ; et je veux bien vous avertir que vous entreprenez une tâche difficile. Je ne saurais aimer à cette heure ; mon mari m'a guéri des premières illusions : la vingt-cinquième année m'a guérie tout à fait. En un mot, celui-là sera bien habile qui me surprendra hors de mes remparts.

LE MARQUIS.

Madame, votre sécurité est un piège qui tournera contre vous ; prenez-y garde.

LA DUCHESSE.

Grand merci du conseil ; mais je ne puis en bonne conscience vous faire plus effrayant que vous ne l'êtes.

LE MARQUIS.

Oh ! Vous ne me comprenez point, Madame ; ce n'est vraiment pas moi qui suis à craindre ; mais l'ennui, le je ne sais quoi, les circonstances, le hasard, vous êtes veuve...

LA DUCHESSE.

Grâce au ciel !...

LE MARQUIS.

Grâce au ciel ?... Comme vous dites cela du fond de l'âme !... C'était donc un affreux tyran, ce pauvre Duc ?...

LA DUCHESSE.

Fi donc ?... Qu'est-ce que cela... Un tyran ?... C'était, comme vous vous intitulez fièrement, vous autres hommes, un homme à bonnes fortunes ; nous autres femmes nous appelons cela d'un mot plus vrai : ce pauvre Duc était un coureur.

LE MARQUIS.

J'entends ; et à force d'avoir couru, l'infortuné vous a laissée veuve « grâce su ciel ? »

LA DUCHESSE.

Pour cela... bon !

LE MARQUIS.

Oui-da ? À vingt-quatre ans, veuve, libre, belle, un peu esseulée, et par dessus le marché une solide fortune ; comme qui dirait une boule de neige de successions.

LA DUCHESSE.

Oui, Dieu merci ; mais où voulez-vous en venir ?...

LE MARQUIS.

Moi ? À rien ; j'en suis où vous en êtes. Nous disions donc : grâce au ciel, vous êtes veuve, et, Dieu merci, vous êtes riche ; est-ce cela ?

LA DUCHESSE.

Ah ! Çà !... Marquis, quelle est cette nouvelle entrée de jeu ?... Me voulez-vous faire passer pour anthropophage ? Avec votre Dieu merci... L'accent que vous y mettez ne me convient pas... Je dis : Dieu merci, et non pas : Dieu merci !!! Voulez-vous pas que j'aille pleurer quelques vieux parents que je n'avais jamais vus ?...

LE MARQUIS.

Mais, voilà une querelle d'Allemand. Et qui parle de vous reprocher quoi que ce soit ?... Je dis comme vous, et avec vous : vous êtes veuve, grâce au ciel ! Et riche, Dieu merci ! Pour comble de bonheur, je ne vois personne qui ait droit d'assiduité auprès de votre veuvage, sinon moi ; et... Suivez-moi bien ! À force de voir toujours le même visage, vous en prendrez l'habitude, et de façon à ne plus savoir vous en passer. Ce qui fait, qu'un jour ou l'autre, sans le savoir, sans le vouloir, sans résistance, sans façons et sans remords, vous vous direz à vous-même : Ma foi, à tout prendre, cet homme-là est plus aimable que je ne pensais.

LA DUCHESSE.

La chute est jolie... C'est donc là que vous en vouliez venir ?... Ah ! Bon Dieu ! Quelle idée avez-vous de moi ; vous êtes mon parent, par malheur ; les convenances m'ordonnent de vous recevoir, mais mon coeur, ce pauvre coeur, dont vous faites le but de vos soupirs et de vos bons mots, est tout entier où vous n'êtes guère : dans le monde, au bal, au spectacle. Ce soir, par exemple, ce coeur volage occupe, bel et bien, une grande loge aux avant-scènes de l'Opéra, pour la pièce nouvelle. Vous ne voyez ici, dans ce reste de deuil, qu'une pâle copie de moi-même, le moi, qui n'est pas moi, pendant que le vrai moi, en grande toilette, en grande parure, des fleurs à la main, admirée, enviée, prête une oreille attentive et charmée, au Prophète de Meyerbeer. Vous jouez avec une illusion ; je ne suis point ici, marquis, c'est mon ombre.

LE MARQUIS.

En ce cas, permettez-vous que je baise l'ombre de ces jolis doigts, qui agitent l'éventail à l'avant-scène et qui déchirent, ici même, cette ombre de mouchoir ?

LA DUCHESSE.

Déchirent... déchirent... où voyez-vous cela ? Ce sont des jours que j'agrandis... par préoccupation.

LE MARQUIS.

Cela se voit de reste, mais le pauvre mouchoir finira par passer, tout entier, à travers ces jours.

LA DUCHESSE.

Que vous importe ?

LE MARQUIS.

Au fait !... Mais que vous êtes de maussade humeur !... Adieu, duchesse !

LA DUCHESSE.

Vous êtes intelligent, Marquis.

LE MARQUIS.

Voilà un mot qui me fâcherait s'il était vrai. Ma seule prétention, c'est d'être intelligent de façon à me faire rappeler, après un tour ou deux dans votre parc, et je sais fort bien que je n'irai pas loin, si vous entendez vos intérêts.

LA DUCHESSE.

Mes intérêts ?

LE MARQUIS.

Eh ! Oui, car, en me promenant, je vais passer en revue tous vos défauts.

LA DUCHESSE.

Mais vous allez vous fatiguer ?

LE MARQUIS.

Je suis trop poli pour en convenir.

Il sort.

SCÈNE II.

LA DUCHESSE, seule.

Il s'en va ; il a le dernier... mais aussi, c'est ma faute ; toutes les femmes qui restent chez elles, pour être veuves, ont quelque ouvrage d'étiquette, noir, blanc, ou gris de lin, qui leur donne une contenance ; voilà une précaution que j'ai négligée ; cela m'embarrasse de causer avec le Marquis, sans rien dans les mains. Que faire ? Commencer un travail de longue haleine, quelque broderie à la Pénélope... il n'est plus temps ! Et ce serait à désespérer tout le monde ! Bon... Je vais prendre un livre bien savants ! N'ai-je pas, quelque part, dans mon chiffonnier, un livre de Monsieur de Humboldt ?... Voyons...   [ 1 Alexandre de Humbold (1769-1859) : savant berlinois, membre de l'Académie des Sciences de Paris et de la Société de Géographie.]

Elle cherche dans un meuble.

Non... Qui me l'a pris donc ? Mon Dieu, où ai-je pu mettre ce chaos ? Le marquis va revenir... Ah ! Voilà mon garde-fou...

Elle l'ouvre.

Bon Dieu, comme cela doit être ennuyeux !... Allons, un peu de courage!...

Elle s'assied et lit.

Ah ! Çà, il ne revient pas.

Elle relit et bâille.

Il est charmant ! Il parle de passer la revue de mes défauts, comme si j'en avais un régiment. C'est décidément un mal appris. Mon père avait bien affaire d'être son oncle !... Je l'ai sur les bras pour toute ma vie. Mais c'est qu'il ne revient pas.

Elle relit, puis jette le livre sur la table.

Bon Dieu, qu'est-ce que tout cela me fait ?... Ce pauvre marquis, c'est qu'il m'aime tout de bon ! Sans cela serait-il ici ? Pour un homme du monde est-il rien de triste comme ce vieux château, au fond de ce vieil Anjou, qu'il est venu habiter là tout près de moi, sous prétexte de surveiller des réparations ? Je ne suis pas dupe, cousin, vous êtes venu sécher les larmes que j'aurais dû verser, et me distraire un peu de mon rôle de pleureuse. Je vous en sais gré au fond, et je vous aimerais, si l'amour ne conduisait pas au mariage. Mais à quoi bon commencer un roman pour arriver rie à rac à l'écharpe de Monsieur le Maire ! Une fois mariée, adieu l'empire, adieu la fête de dire oui ou non ! Une fois marié, vous seriez tout bonnement un mari, cousin, un mari, c'est tout dire...

Elle se lève et va à la fenêtre.

Oui-dà, le voilà qui se promène ; il s'arrête !

Parlant de la fenêtre.

Non, non, marquis, je ne vous rappelle pas.

Revenant.

Le fat ! Allons, je vais jouer du piano et chanter.

Elle se met au piano et chante.

Air de la SIRÈNE, d'Auber.

De nos jeunes années,

Tendre et doux souvenir,

Les mêmes destinées

Doivent nous réunir.

5   À mon amour fidèle,

Je t'ai gardé ma foi.

Reviens, ma voix t'appelle ;

Reviens, ou près de toi

Rappelle-moi,

10   Reviens.

SCÈNE III.
La Duchesse, Le Marquis.

Le marquis rentre et se place derrière elle.

LA DUCHESSE, cessant de chanter.

Je vous préviens, Marquis, que je vous vois dans la glace.

LE MARQUIS.

Je ne me cache pas ; je suis enchanté que vous me voyiez, vous pouvez juger de mon empressement à me rendre à votre appel.

LA DUCHESSE.

Quelle est cette nouvelle impertinence ?... Je ne vous ai point appelé, que je sache.

LE MARQUIS.

Et cette romance, Duchesse : Reviens, reviens, ma voix t'appelle, en mi bémol !

LA DUCHESSE.

Cette romance, Marquis, c'est la Sirène.

LE MARQUIS.

Parfaitement appropriée à la circonstance, sirène, car vous m'avez charmé dans le vrai sens du mot.

Ils quittent le piano et reviennent près de la table; la Duchesse prend le livre ; le Marquis la regardant.

Mais, qu'avez-vous là ?... Le Cosmos ! Bonté divine ! Comme vous y allez, Madame la duchesse ! Du Humboldt, du bel Humboldt, franco-allemand. Comment ! Ma précieuse cousine, voilà vos joujoux ? Vous n'avez pas d'autre tête-à-tête ? Du grec ? Ah ! Pour l'amour du grec, souffrez... Là, vraiment, vous m'étonnez ; mais c'est bien de votre part.... Monsieur de Humboldt...

LA DUCHESSE.

Eh bien, oui, Monsieur de Humboldt, cela vaut bien vos madrigaux, monsieur mon beau cousin.

LE MARQUIS.

Sérieusement, Madame, vous vous êtes jetée la tête la première dans ce puits d'érudition ? En ce cas, parlez-moi de Monsieur de Humboldt, expliquez- moi le Cosmos.

LA DUCHESSE, embarrassée.

Mais, sans doute : c'est là un beau talent, je... Eh bien, marquis, vous êtes donc revenu ?

LE MARQUIS.

Ne m'avez-vous pas appelé ?...

LA DUCHESSE.

Voyons, dites-moi, de grâce! Pourquoi vous devenez insupportable à ce point-là ?

LE MARQUIS.

Je vous aime passionnément. Est-ce un bon motif ?

LA DUCHESSE.

Il est bon, mais il ne faut pas en abuser.

LE MARQUIS.

Quoi ! Duchesse, pas un ne saura donc vous toucher ?

LA DUCHESSE.

Me toucher !... Moi touchée ! Si c'est là votre éloquence, n'y comptez pas, mon cher cousin.

LE MARQUIS.

Si vous saviez, Madame, quelle douce folie est mon amour ! Vous seriez plus indulgente. Oui, s'il vous était possible de ne pas rire, même quand vous n'avez pas envie de rire, vous verriez si je suis touché, en effet, et vous seriez saisie d'une telle pitié, que vous deviendriez charitable pour un amour qui ne demande presque rien !

LA DUCHESSE.

Peu de chose, en effet : mon coeur et ma main !

LE MARQUIS.

Duchesse ! C'est ma vie que j'offre en échange.

LA DUCHESSE.

Tenez, mon cousin, de bonne foi, vous m'impatientez ; mais comme, après tout, je n'ai d'autre distraction ici que ma volière, il faut bien que je vous supporte, et puisque vous voilà revenu du parc, qu'il fait froid, et que nous avons bon feu, asseyons-nous, et causons, comme de bons amis, de choses et d'autres : les seules intéressantes pour de braves gens qui ne songent point à mal, ni à mariage, par conséquent ; mettez de côté votre galanterie, elle vous servira un autre jour, quand vous aurez quelque belle dame à épouser ou à séduire, et que la dame ne demandera pas mieux que de vous suivre en croupe, ou de marcher tout droit à l'autel... Pour ma part, je n'en suis ni là, ni là.

LE MARQUIS.

Vous avez grand air, cousine, à me parler comme vous faites... Prenons donc, ici, place comme vous souhaitez... et causons comme... deux conseillers à la cour de cassation.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! Soit.

Ils s'assoient.

LE MARQUIS.

Mais enfin, je voudrais bien savoir qui vous rend si forte... Sans me vanter, je ne suis pas un sot, un niais non plus... ; mes intentions sont bonnes ; ma tendresse est vraie ; j'ai pour moi les convenances, l'usage, les bruits et le consentement du monde... le voisinage, la parenté ; j'ai votre isolement, j'ai votre jeunesse, tout enfin... Et je ne vois pas pourquoi vous êtes à me rire au nez, comme si j'étais vieux.... sot... bête... insipide, bossu... et sur le retour du retour !

LA DUCHESSE.

Ah ! Fi ! Voilà que vous brûlez vos vaisseaux ! Monsieur qui fait son apologie ! Monsieur qui se trouve charmant ! Il n'y a rien de pareil dans le Cosmos de Monsieur de Humboldt.

LE MARQUIS.

Moi ! Un fat !... Non. Pas plus que vous n'êtes Célimène, je ne suis Oronte... Moi. Un fat !... Autant vaudrait dire que vous êtes une coquette... Et vous avez beau faire, vous ne l'êtes pas !   [ 2 Oronte et Célimène sont deux personnages du Misanthrope de Molière.]

LA DUCHESSE.

Que dites-vous donc ? Toutes les femmes le sont un peu.

LE MARQUIS.

Ah ! Vous êtes mieux que cela. Une coquette veut plaire à tout le monde. Vous ne cherchez à plaire à personne. Je vous connais depuis longtemps... du temps où vous étiez laide, à seize ans.

LA DUCHESSE.

Qu'est-ce que cela prouve ?

LE MARQUIS.

Rien, absolument, sinon qu'à force d'art, d'esprit, d'habileté, de bonheur, peu à peu et chaque jour vous avez gagné une grâce nouvelle, chaque matin vous donnait une beauté de plus...; en même temps, plus vous étiez belle, plus vous étiez fière. Vous aviez l'air de nous dire : Tant pis pour vous, ma beauté est mon ouvrage ; c'est l'oeuvre de ma patience, de mon étude, de mon génie. Je ne dois rien à personne, je dois tout à moi-même. Aimez-moi, si cela vous amuse, mais que m'importe ? - Voilà votre intime pensée, Madame la Duchesse. Vous êtes fière d'être belle, comme d'autres en sont heureux...

LA DUCHESSE.

Vous raillez, et moi je dis sérieusement, sans exagération, car exagérer c'est s'appuyer sur de mauvaises raisons, faute de bonnes ; en un mot comme en cent, que l'amour ne me convient pas, ne me plaît pas, ne m'amuse pas... Est-ce clair ? Je sais ce que je sais, j'ai mon expérience. J'ai souffert et je me souviens... J'avais vingt ans, on m'a donné un mari presque laid et certainement vieux ; je commençais à être jolie, il finissait d'être un des hommes les plus disgraciés du royaume, et je pleurais d'en être délaissée. Ô mes larmes ! Mes pauvres larmes... Je n'en veux plus répandre. Être libre, être à soi, s'aimer un peu soi-même, et si le bonheur vous échappe, n'avoir à s'en prendre qu'à soi-même, c'est-à-dire point de regrets, point de remords ! Jamais je ne me pardonnerai ce premier mariage, et vous pensez bien que je n'irai pas, de gaîté de coeur, m'exposer de nouveau à tant de reproches. Donc, Marquis, touchez là... Vous n'aurez point ma main.

LE MARQUIS, lui prenant la main.

J'accepte, en attendant mieux.

LA DUCHESSE.

Quel mieux ?

LE MARQUIS.

Que sait-on ? Je crois au petit dieu malin, comme disait maître Demoustier, dé son vivant.

LA DUCHESSE.

De son vivant... C'est-à-dire que le petit dieu est mort. Mais quel pathos dites-vous là, Marquis ? Le petit dieu malin est mort... Les petits marquis l'ont enterré... De profundis !

LE MARQUIS.

Mais, en fin de compte, il faut à un jeune coeur autre chose que de la liberté. Prenez-y garde, vous avez beau dire et vous avez beau faire, on peut fondre les glaces de votre coeur, et alors, songez-y bien, en vain vous me cacherez l'aveu en question, vous serez trahie par un rien, un mot, un geste, un regard, un silence, et voilà une femme dont le secret s'envole... Courez après si vous pouvez.

LA DUCHESSE.

Fort bien, Marquis... Je consens à cela. Eh bien, dans ce cas, ma fierté demanderait grâce et merci, et je dirais, bien confuse, au vainqueur : laissez-moi fuir ce danger que j'ignorais, laissez-moi par grâce sortir de cette épreuve ! Oui, mais avant d'en arriver à cette confession, Marquis, voyant ma raison faiblir, et s'affoler mon coeur, je prendrais cette petite chose que vous voyez-là,

Elle prend une sonnette sur la cheminée.

et en agitant seulement la main comme ceci, j'appellerais à mon aide un auxiliaire infaillible, qui, sous un prétexte quelconque, ne manquerait pas de me faire revenir du pays des songes pour rentrer dans la vie réelle. - Voilà ce que je ferais.

Lucy entré, la duchesse ayant sonné.

N'en préjugez rien, toutefois, si j'ai joint l'exemple au précepte... C'est tout simplement que je veux, à mon tour, prendre l'air, que j'ai besoin d'une pelisse pour n'avoir pas froid, et que je veux surtout vous laisser ici, rêvant aux glaces de mon coeur !

Lucy revient avec un manteau qu'elle met sur les épaules de la Duchesse.

LE MARQUIS.

Duchesse, laissez-moi vous suivre.

LA DUCHESSE, sortant.

Marquis, essayez de l'absence, qui sait si ce n'est pas là le meilleur moyen de me plaire.

Elle sort.

SCÈNE IV.

LE MARQUIS, seul.

Quel entêtement ! Elle ne conviendra pas qu'elle m'aime, et pourtant, voici bien les fleurs que je lui ai données, elle les a soigneusement gardées, là, dans ce coin brodé.

Il prend le mouchoir de la Duchesse.

Elle n'en conviendra pas ! Alors, à quoi bon cette retraite absolue, quand son deuil finit, quand Paris l'attend et l'appelle ?... Elle m'aime, j'en suis sûr, mais elle veut être vaincue... Les femmes n'y entendent rien ; elles bataillent toujours pour se laisser prendre, quand on leur saurait si bon gré de se donner. Vous n'en verrez jamais une vous dire d'une voix naturelle : Eh bien oui, je vous aime, ne me le demandez pas deux fois, c'est perdre du temps. La plus sensée et la plus honnête va exiger une cour de deux mois, quatre mois, six mois, l'éternité !... Elles veulent céder pied à pied le terrain perdu et, arrivées au bout du sentier, elles ne voient pas que c'est de l'habileté dépensée en pure perte. Elles se sont fatiguées à courir, nous à les suivre ; elles à la défense, nous à l'attaque, et pourquoi ? Pour finir par se rendre en louvoyant. La duchesse m'aime, cela n'est pas douteux. Elle est libre... pourquoi tous ces retards, pourquoi ces choses de l'autre monde ? Ô femmes ! Gracieux caprice de Dieu ! Chef-d'oeuvre de la création ! C'est sûrement le diable qui vous a gâtées ainsi !...

SCÈNE V.
Le Marquis, Lucy.

LUCY.

Que vous a donc fait le diable, Monsieur le Marquis, que vous semblez si courroucé contre lui ?

LE MARQUIS.

Ce qu'il m'a fait ? Mais il m'a fait, sans aucun doute, tes yeux noirs, et ce joli visage qui me damnerait, mon enfant, si je n'y prenais garde...

LUCY.

Allons donc, Monsieur le Marquis... si ma maîtresse vous entendait...

LE MARQUIS, observant.

De bonne foi, Lucy, cela lui déplairait-il un peu ?

LUCY, gravement.

Sans aucun doute, monsieur... Madame la duchesse tient à la décence de sa maison.

LE MARQUIS.

Miss Lucy, comme une vraie femme que vous êtes, vous allez user votre esprit à jouer au fin contre vous-même. - Oui, tu vas perdre ton temps à me dire mille choses oiseuses, quand tu pourrais, d'un mot, compter avec moi. Voyons, expliquons-nous... Mademoiselle Lucy veut-elle être une femme de chambre inutile... Alors, va... range... Fais ta besogne... Je te présente mes respects... Au contraire, veux-tu me rendre un grand service et te faire un ami d'un voisin de campagne, je te prie de rester... et je reste... - Ah ! Lucy, s'il ne fallait qu'un baiser et vingt louis !.. .

LUCY.

Ah ! Quel dommage, le baiser a gâté tout le reste... Monsieur le Marquis, l'argent suffisait sans le baiser... Le baiser suffisait sans l'argent !

LE MARQUIS.

Enfin, parle toujours, nous réglerons plus tard. Voyons, Lucy, qu'a fait ta maîtresse, ce matin ?

LUCY.

.Madame la duchesse, en s'éveillant, a envoyé chez Monsieur le Marquis, pour l'inviter à dîner.

LE MARQUIS.

Après ?

LUCY.

Après ? Madame la Duchesse m'a appelée pour que je la coiffe.

LE MARQUIS.

Et ne s'est-elle pas fait coiffer... mieux que d'habitude ?... Rappelle-toi ?

LUCY.

Dam, monsieur, Madame la Duchesse s'est fait onder.

LE MARQUIS.

Ah ! Fort bien... Ensuite elle a déjeuné, sans doute ?

LUCY.

Mais, pas trop... Madame a émietté son pain et l'a porté aux oiseaux de la volière.

LE MARQUIS.

Très bien... S'est-elle un peu occupée du dîner ?

LUCY.

Oui, Monsieur, à mon grand étonnement, Madame a fait venir le maître d'hôtel et s'est informée de ce qu'on servirait... Puis Madame a été, elle-même, dans les serres et a désigné les fleurs à mettre dans les vases.

LE MARQUIS, à part.

Elle m'aime, c'est très évident.

Haut.

Dis-moi, Lucy, ta maîtresse lit-elle souvent ?

LUCY.

Oh ! Pas beaucoup, Monsieur.

LE MARQUIS.

Mais encore... Quels livres ?

LUCY.

Je puis vous le dire, Monsieur, car je les ouvre souvent pendant que Madame est à la promenade, c'est très amusant ; il y a d'abord Monsieur Alfred de Musset, L'Imitation de Jésus-Christ et les Mystères de Paris.

LE MARQUIS, à part.

Aïe ! Aïe ! Que nous voilà bien loin du Cosmos de Monsieur de Humboldt !

Haut.

C'est bien, Lucy, que te faut-il, ma belle, est-ce le baiser ou... ?

SCÈNE VI.

LUCY, un peu embarrassée.

Monsieur le Marquis, si cela vous est égal, je préfère une honnêteté en or.

LE MARQUIS.

Voilà ma bourse, mon enfant... La neige tombe... Ta maîtresse va rentrer... Sauve-toi... Et merci.

Il l'embrasse ; elle se sauve.

LE MARQUIS, seul.

À nous deux, maintenant, Madame la sournoise ; tâchons de vous ennuyer et surtout de vous étonner.

Il s'assied sur le canapé et fait semblant de dormir.

SCÈNE VI.
Le Marquis, La Duchesse.

LA DUCHESSE, entrant vivement.

Quel froid, bon Dieu ! Marquis, je vous dois encore de m'être enrhumée ; sans vos conversations saugrenues, je n'aurais sûrement pas songé à quitter ce feu... et je ne me serais pas exposée à... Eh bien, il dort ! Qu'on dise encore que les amoureux ont de l'instinct ! Certainement le marquis est fou d'amour, cela n'est pas douteux, et il dort !...

Elle tousse.

Il dort les yeux fermés quand il pourrait me voir !... Hum ! hum !

LE MARQUIS, sans ouvrir les yeux.

Je vois ce que c'est...

LA DUCHESSE.

Est-ce qu'il va rêver maintenant ? Oh ! Comme je détesterais un homme qui rêverait tout haut...

LE MARQUIS.

Je vois ce que c'est, Duchesse... ; vous aurez pris froid, c'est pour cela que vous toussez.

LA DUCHESSE.

Vous êtes d'une grande lucidité, Marquis, quand vous dormez. Oui, sans doute, je tousse parce que j'ai pris froid... et si vous n'étiez pas là, encombrant mon canapé, j'aurais quelque chance de pouvoir me chauffer les pieds.

LE MARQUIS, se levant.

Duchesse, vous me maltraitez trop, et je m'en vais tout de bon, cette fois.

LA DUCHESSE.

Sérieusement ?

LE MARQUIS.

Sérieusement.

LA DUCHESSE.

Mais il neige.

LE MARQUIS.

J'affronterais toutes les tempêtes du ciel, Cousine, pour échapper à celle que je vois s'amonceler sur votre front.

LA DUCHESSE.

Vous ne croyez donc pas à l'arc-en-ciel ?

LE MARQUIS.

Si fait, Cousine, mais la foudre ! Je n'aurais qu'à mourir pendant l'orage...

LA DUCHESSE.

Mourir !

LE MARQUIS.

C'est une figure, Duchesse... J'entends que je pourrais perdre vos bonnes grâces, et je vous sais si fantasque et si impressionnable que je vous crois très capable de prendre au sérieux ce que vous dites, et de m'en vouloir réellement des torts que vous me prêtez...

LA DUCHESSE.

Me prenez-vous pour une folle, Marquis ?

LE MARQUIS.

Mon Dieu, comme vous me rudoyez aujourd'hui ! Ne puis-je parler de vos caprices, qui sont un de vos charmes, Madame, sans vous sembler grossier et mal appris ?...

LA DUCHESSE, à part.

Il me faut tout mon sang-froid pour ne pas lui dire de méchantes choses. M'aime-t-il réellement ?...

Haut.

Marquis, je ne sais à quoi cela tient, mais le fait est que nous ne nous entendons pas le moins du monde ! Il s'est glissé entre nous une humeur piquante, dont je ferais bon marché, pour ma part, si vous vouliez...

LE MARQUIS.

Ah ! Ah ! Duchesse... vous avez peur !

LA DUCHESSE.

De vous, n'est-ce pas ?

LE MARQUIS.

Pourquoi donc pas ?

LA DUCHESSE.

Parce que... ma fierté.

LE MARQUIS.

Et ma passion...

LA DUCHESSE.

Votre passion, toujours votre passion, mêlée de menaces, de piqueries, de colère, de sommeil, de nuages. Cela me fatigue et m'ennuie à la fin.

LE MARQUIS.

Bon ! Prenez garde. Je vous avertis, comme aux échecs ; voilà déjà que je vous ennuie...

LA DUCHESSE.

Oui, oui, vous m'ennuyez, Marquis, et il y a longtemps encore ; mais je ne vous en aime pas plus pour cela.

LE MARQUIS.

N'importe ; notez, je vous prie, ce premier point : je vous ennuie.

LA DUCHESSE.

C'est noté ; mais, croyez-moi, votre système est pitoyable ; renoncez-y.

LE MARQUIS.

Y renoncer !... Et l'égoïsme, la vanité, l'amour propre, toutes mes vertus ?

LA DUCHESSE.

Les aimables défauts ! Les trois gracieux défauts ! Egoïste et vaniteux, où cela vous mène-t-il?

LE MARQUIS.

L'égoïsme : à sacrifier votre plaisir au mien ! La vanité : à me croire aimé de vous ! L'amour propre : à vous en faire convenir.

LA DUCHESSE.

Voilà de la franchise. Faut-il rire ou me fâcher?

LE MARQUIS.

Vous fâcher certainement. Si vous riez, vous serez désarmée, et moi aussi.

LA DUCHESSE.

Mais si je me fâche, je dois vous mettre à la porte, et il neige...

LE MARQUIS.

Que vous importe la neige, si vous ne m'aimez pas ?... - Vous ne reconnaissez pas votre coeur, et cet excès d'attention...

LA DUCHESSE, après un silence.

L'affreux temps ! - Que faites-vous donc, mon cousin ?

LE MARQUIS.

Duchesse, je vous baise la main pour faire la paix...

LA DUCHESSE.

Nous ne sommes point en guerre ; votre plaisanterie est un peu maussade, il est vrai, mais chacun fait de son mieux...

LE MARQUIS.

- Sérieusement, je vous adore, et il faudra bien que vous m'aimiez.

LA DUCHESSE.

Sérieusement, vous devenez insupportable ; allez-vous-en.

LE MARQUIS.

Désespérez-moi, vous en avez le droit. Je suis bien malheureux ! Mais je ne veux pas vous fatiguer de mes plaintes. C'en est fait ! Vous ne m'aimerez jamais. Adieu ! Adieu ! Ayez un regret pour l'amant fidèle, pour l'ami sincère que vous repoussez si cruellement, adieu !

LA DUCHESSE, un peu émue.

Adieu ! Rêvez-vous ? Vous dînez ici, ce me semble. Voyons, ne dites rien, et ne partez pas tout à fait. Laissez-moi quelques instants seulement, que je reprenne haleine ; en vérité, vous me tourmentez trop. Là, vraiment, laissez-moi, et dites, je vous prie, à l'antichambre qu'on m'apporte du bois.

Le marquis sort d'un air navré.

SCÈNE VII.

LA DUCHESSE, seule et émue.

Pauvre homme, comme il souffre ! Il dit vrai, c'est un ami sincère... un amant fidèle, et quoiqu'il dorme dans le jour, ce qui est un horrible défaut, j'aimerais mieux épouser lui que tout autre ; mais quand à peine je suis veuve et libre...

Elle va s'asseoir sur le canapé.

J'en suis fâchée pour vous, mon cousin, vous attendrez... Si votre amour est robuste, il survivra ; sinon ce sera autant de gagné...

SCÈNE VIII.
La Duchesse, assise, Lucy.

LA DUCHESSE, à Lucy qui apporte du bois.

Où donc est le Marquis ?

LUCY, mettant du bois au feu.

Monsieur le Marquis, Madame ? Il est sur le grand bassin ; il patine...

LA DUCHESSE, très surprise.

Comment ! Il patine ?

LUCY.

Oui, madame.

LA DUCHESSE.

Allez le chercher...

Lucy sort.

Celui-là est trop fort, par exemple, se moque-t-il de moi, ce Marquis de malheur ? Il ne m'aime pas, rien n'est plus clair ! Je vais le congédier.

SCÈNE IX.
Le Marquis, La Duchesse.

LA DUCHESSE.

Ah ! Vous voilà, Monsieur, vous patiniez à ce qu'on dit ?

LE MARQUIS.

Oui, Duchesse.

LA DUCHESSE.

C'est sentimental !

LE MARQUIS.

Non, Duchesse... mais cela réchauffe.

LA DUCHESSE.

Monsieur, quand on est renvoyé par la femme qu'on dit aimer, on a froid, on gèle, on se désole, mais on ne patine pas... Patiner !... Cela s'est-il jamais vu ?...

LE MARQUIS.

C'était par fierté, Duchesse, pour que vous ne vous réjouissiez pas de ce que je souffre.

LA DUCHESSE, après un temps.

Je ne sais que faire de vous, en vérité !

LE MARQUIS.

Épousez-moi...

LA DUCHESSE.

Ah bien oui, vous épouser ! Un homme qui dort, qui rêve tout haut, qui patine ! Cherchez vos victimes ailleurs, Monsieur... Ah bien oui, me marier avec vous ! Une fois marié, savez-vous ce que deviendrait ce bel amour ?... Ce bel amour aurait encore quelques éclairs, pendant les six premiers mois, et je vous traite en amie ! Bientôt Monsieur irait à la chasse, pour commencer... Après la chasse viendraient les devoirs du monde, et Monsieur me dirait : C'est bien fatigant le monde, si vous restiez chez vous ce soir ? Ou bien, si par bonne fortune, ? et je serais une heureuse femme, ? vous me faites la grâce de rester dans votre maison, il faudra vous aller trouver au chenil, à l'écurie, que sais-je ? Vous me ferez essayer quelque jument qui me jettera à terre et me cassera le cou. J'en aurai de l'humeur si j'en réchappe, et, si j'en meurs, vous en aurez des remords éternels. C'est ma vie, Marquis, que je défends ici, entendez-vous. ? Non, non, point de mariage ! ? Et le tabac, que j'oublie ! Le tabac, cet ennemi mortel de l'amour, comme dit Byron. Pour ne pas me quitter, vous fumerez chez moi, dans mon cabinet ; vous empesterez tout, vous noircirez mes rideaux et me donnerez une bronchite... à moins que je ne vous mette à la porte, où vous resterez patiemment pour l'amour de vos chers cigares. Quelle agréable perspective ! La jolie chose que le mariage ! Non, non, ennuyez-moi tout à votre aise, mieux vaut à présent que plus tard. Je ne vous épouserai pas, Marquis ! Certes, je ne suis pas coquette ; cependant je ne veux pas renoncer au plaisir de vous voir ainsi, les yeux levés au plafond par amour ! ? Oh ! Vous les baissez, marquis, mais ils y étaient. ? La bouche en coeur, la moustache parfumée et la tenue irréprochable, comme il convient à tout homme faisant sa cour. Vous épouser, Marquis, allons donc ! Vous me feriez payer tous ces petits sacrifices que vous me faites depuis trois mois.

Je vous paierai, lui dit-elle,  [ 3 Citation de La Fontaine, Fable de la Cigale et la Fourmi.]

Avant l'août, foi d'animal !

Intérêt et principal.

LE MARQUIS.

Sur ma parole d'honneur, ma cousine, si en effet vous ne m'aimez pas plus que vous le dites, vous êtes la femme la plus horriblement coquette qui se soit jamais rencontrée, de la rue de Grenelle à la rue Saint-Honoré, en passant par la Chaussée d'Antin.

LA DUCHESSE.

Bon ! Voilà que vous parlez comme un omnibus... Mais en quoi suis-je coquette, je vous en prie ?

LE MARQUIS.

En ce que vous faites tout ce que vous pouvez pour me rendre fou d'amour.

LA DUCHESSE.

Mais encore, où voyez-vous cela ?

LE MARQUIS.

Oh ! À mille choses : d'abord vous êtes parée...

LA DUCHESSE.

Allons donc, marquis ! Je me pare pour mon cocher, quand je sors en voiture...

LE MARQUIS.

Duchesse, je sais ce que je dis ; je vous ai surprise souvent au coin de votre feu... et d'abord vous n'aviez pas ces cheveux-là... vous êtes ondée, Duchesse.

LA DUCHESSE.

Qu'est-ce que cela prouve ?

LE MARQUIS.

Que vous m'attendiez.

LA DUCHESSE.

Oui. Sans doute, je vous attendais, puisque je vous ai fait prier de dîner avec moi.

LE MARQUIS.

Oui, mais là... vous m'attendiez... d'une certaine façon, comme qui dirait sur le qui vive ?

LA DUCHESSE.

Ah çà ! Perdez-vous la tête ?.. .

LE MARQUIS.

Ensuite vous avez essayé d'autres séductions ; vous avez pris un livre de Monsieur de Humboldt... pour me faire croire à votre amour des sciences que je vous ai dit souvent être un charme chez une femme.

LA DUCHESSE.

Décidément, Marquis, vous m'ennuyez trop.

LE MARQUIS.

Pas encore assez, Madame, pas autant que Monsieur de Humboldt !

LA DUCHESSE.

Encore ! Pourquoi cette insistance ? Voici une heure que vous m'irritez à plaisir... Pourquoi me dire de ces choses qui déplairaient à toutes les femmes ?

LE MARQUIS.

Parce que je ne puis vous les dire sans vous offenser... Toutes les femmes ont de ces petites faiblesses-là... et si on ne leur en dit rien, c'est qu'on les sait trop peu habiles pour en convenir, ou qu'on les estime trop peu pour s'en occuper. Mais avec vous, ma cousine, c'est tout différent ; Monsieur de Humboldt, par exemple, vous a sûrement ennuyée ; lisons-le ensemble, et cela vous plaira fort, car vous avez tout autant de sérieux dans l'esprit qu'il en faut pour apprécier les choses sérieuses, dites sérieusement.

LA DUCHESSE.

Voici maintenant que vous allez me démontrer par A plus B comme quoi il faut absolument que je vous épouse, si je veux comprendre Monsieur de Humboldt.

LE MARQUIS.

Non, non, ma chère cousine, épousez-moi pour avoir dans la vie un abri, un soutien, un refuge, un devoir même. Vous vous calomniez ; il faut à votre coeur non pas les distractions du moment, mais une affection vive qui y prenne la meilleure place. Vous avez été éprouvée, sans doute, et votre mariage ne vous a guère réussi ; mais pouvez-vous comparer un seul instant l'égoïsme de Monsieur de Pradines et mon dévouement absolu ? Me connaissez-vous d'hier seulement, et ne vous souvient-il pas que depuis votre première enfance ma sollicitude vous a partout suivie ? Rassurez-vous sur les nouvelles craintes qui vous arrivent et qui ne sont excusables que par la défiance où vous a jetée votre premier mariage. Si je vous quitte pour la chasse, ce sera donc que vous aurez quelque grave conférence avec votre couturière, et si je fume mon cigare à votre porte, il faudra que quelque préparatif de bal ou de fête m'ait chassé de votre toilette... Allons, allons, un bon mouvement ; aimez-moi, cousine, épousez-moi... Où trouverez-vous jamais un coeur plus épris, une affection plus sincère et plus vive ?

LA DUCHESSE, émue.

Mon cousin ! Mon cousin ! Vous plaidez bien ; pourquoi faut-il que la cause soit mauvaise ?

LE MARQUIS.

Une mauvaise cause, à moi, quand vous êtes le juge suprême ? Ah ! Ne dites pas cela, ma cousine ; il y a dans votre coeur un écho qui vous redit les tristesses du mien. D'un mot vous pouvez tout changer en joie ; vous voyez bien que je l'espère, que je l'attends !

LUCY, un plat d'argent à la main.

Madame, voici Monsieur Le Louvetier Restaud-Mondragon de Céricourt, qui fait demander l'honneur de dîner avec Madame la Duchesse.

LA DUCHESSE.

Dîner... ici... aujourd'hui ?...

LUCY.

Oui, Madame ; Monsieur Le  Louvetier demande aussi l'honneur de présenter à Madame la Duchesse une patte de loup.

LE MARQUIS.

Une patte de loup ?

LUCY.

Sur un plat d'argent.

LE MARQUIS, emphatiquement.

« Madame, il fait grand vent, et j'ai tué six loups. »

LA DUCHESSE, feignant la terreur.

Ah ! Mon Dieu ! Monsieur Le louvetier Restaud-Mondragon de Céricourt... Tout est perdu... Et voilà vos menaces accomplies...

LE MARQUIS.

Qu'y a-t-il ? Quelles menaces ?

LA DUCHESSE.

Oui, vous aviez raison, et comme vous le disiez tantôt... Je ne puis faire qu'un mariage par ennui ; or, j'en suis bien fâchée pour vous, vous avez beau faire, vous êtes encore moins ennuyeux que le Louvetier Restaud-Mondragon de Céricourt avec sa patte de loup...

LE MARQUIS.

« Sur un plat d'argent... » Et cette patte-là... aurait votre main, ma Duchesse ?

LA DUCHESSE.

Il le faut bien, si je ne veux pas faire mentir votre prédiction... Et puis j'ai rêvé de ce Restaud la nuit passée ; et puis il est mon voisin. Il a même un coin de forêt qui entre dans mes bois ; si bien que l'on dirait, si je vous épousais : Bon, voilà le louvetier qui chasse sur les terres de Monsieur le Marquis. Enfin ! Enfin, le sort en est jeté : je serai par ennui, par nécessité, par voisinage, Madame Restaud-Mondragon de Céricourt...

LE MARQUIS.

N'est-ce que cela ? Le louvetier n'est plus votre louvetier ; votre voisin n'est plus votre voisin ; sa forêt n'est plus sa forêt; j'ai acheté ce matin même la baronnie de Céricourt, et, pour peu que cela vous plaise, une fois par an, le jeudi-gras, sans sortir de chez vous, vous serez Madame la Louvetière, baronne de Mondragon de Céricourt.

LA DUCHESSE, lui donnant la main et plaisamment.

Oh ! Pour le coup, voilà qui me décide tout à fait ; que ne le disiez-vous plus tôt, Marquis ?

LE MARQUIS, lui baisant la main.

Ah ! Duchesse, Duchesse, vous le voyez, le proverbe a raison : il ne faut. jamais compter sans son hôte.

 



Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606

 

Notes

[1] Alexandre de Humbold (1769-1859) : savant berlinois, membre de l'Académie des Sciences de Paris et de la Société de Géographie.

[2] Oronte et Célimène sont deux personnages du Misanthrope de Molière.

[3] Citation de La Fontaine, Fable de la Cigale et la Fourmi.

 [PDF]  [TXT]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons