SAYNÈTE ENFANTINE.
1896. Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
H. BEZANÇON
PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE, 14, rue de Grammond, 14.
Imprimerie générale de Châtillcu-sur-Seine. - PICHAT et PÉPIN.
Texte établi par Paul FIEVRE, septembre 2024
Publié par Paul FIEVRE, octobre 2024.
© Théâtre classique - Version du texte du 26/10/2024 à 20:15:18.
PERSONNAGES
JULIETTE, 12 ans .
PIERRE, 14 ans .
LA GLACE ROMPUE
Juliette et Pierre se tiennent un peu à distance l'un de l'au tre, dans le petit salon d une maison de campagne. Juliette a sur la tête un grand chapeau de paille. Pierre est tête nue. Ils se regardent à la dérobée, sans se rien dire. Peu à peu, ils se tournent le dos, s'adossant chacun à un côté opposé de la table qui les sépare.
PIERRE, à part.
Je ne sais que lui dire, moi, à cette petite !... Elle ne me plaît pas... Elle a l'air pimbêche, comme toutes les filles, du reste ! - Je vous demande un peu si c'est une société pour un garçon de mon âge !... Parce que ses parents ont acheté la propriété qui touche à la nôtre, et que sa mère est venue faire visite à la mienne, celle-ci me dit : « Emmène mademoiselle Juliette... (je crois qu'elle a dit : Juliette...) tâche de la distraire !... » Est-ce que je sais distraire une fille, moi !...
Il hausse les épaules avec un souverain mépris. - Pendant ce temps. Juliette, ennuyée, s est approchée d'une glace. Elle seregarde, arrange son chapeau pour se donner une contenance.
JULIETTE, à part.
Est-il sot, ce grand garçon !... Il ne trouve pas un mot à me dire... quand ce ne serait que pour me faire compliment de mon chapeau... Mais c'est si nigaud, un garçon !... Pas de chance pour moi,ce voisinage...
Dépitée.
Vous verrez qu'il ne me dira rien... Ce n'est pourtant pas à moi de commencer...
Elle toussote.
Hum ! Hum !...
PIERRE, sans se retourner.
Tiens ! Elle est enrhumée...
JULIETTE, tirant son mouchoir et se mouchant bruyamment, à part.
Ce n'est pas très... distingué, mais... ça coupe toujours les silences !...
PIERRE, à part.
Elle est très enrhumée, décidément...
JULIETTE, à part, vexée.
Ah ! Mais je m'ennuie, moi!... Je vais retrouver maman...
Elle fait mine de s'en aller.
PIERRE, se retournant.
Tiens ! Elle s'esquive... Eh bien, tant mieux ! J'en suis débarrassé... Oui, mais maman dira peut-être que je n'ai pas été poli ?...
Appelant.
Pst ! Pst !... Hé !... Pst !... Mademoiselle...
JULIETTE, revenant sur ses pas, ironique.
Je vous demande pardon : je croyais que vous étiez muet !...
PIERRE, piqué.
Pourquoi ça ?
JULIETTE.
Mais... parce que vous ne disiez rien !...
PIERRE, vaguement impertinent.
Oh ! Vous savez... Les garçons ne sont pas bavards comme les filles...
JULIETTE, pincée, à part.
Il est vraiment très gracieux !...
Elle fait mine de s'en aller de nouveau.
PIERRE, la rappelant.
Hé !... Mademoiselle... Mademoiselle,je ne sais plus comment ?
JULIETTE, avec une révérence moqueuse.
Juliette, pour vous servir...
PIERRE.
Où allez-vous ?
JULIETTE, pincée.
Je vais retrouver petite mère...
PIERRE, inquiet.
Mais non... mais non... restez là...
JULIETTE.
Pourquoi ? Puisque vous n'aimez pas les filles, et que vous ne me dites rien !...
PIERRE.
Parce que... parce que... Maman m'attraperait...
JULIETTE.
Vous êtes franc, monsieur...
L'imitant.
Monsieur, je ne sais plus comment !...
PIERRE, bourru.
Pierre. Maman m'a dit de vous distraire, pendant qu'elle cause avec votre mère... Or je n'ai pas l'habitude de faire société avec des filles... S'il ne pleuvait pas, nous irions au jardin... mais il pleut. Qu'est-ce qui vous amuse ? Les poupées, je parie ?
Ironique.
Je ne possède pas cet article-là...
JULIETTE, vexée.
Oh ! Vous me prenez pour une petite fille ! Il y a longtemps que je ne joue plus à la poupée, vraiment !... À Paris, nous sommes plus avancées que cela !...
PIERRE.
Je vous demande pardon... Au fait... Vous revendiquez peut-être déjà les droits des femmes ?...
JULIETTE, vivement.
Les femmes ?... Elles ont le droit de faire tout ce qu'elles veulent... Les voilà, leurs droits!... Et il n'y a qu'à le voir à la maison, où papa dit toujours oui... Aussi, quand je serai grande, je veux un mari comme papa.
PIERRE, ironiquement.
Vous pensez déjà au mariage, mademoiselle Juliette ?
JULIETTE.
Pourquoi pas... monsieur Pierre ? D'abord, je ne manquerai pas de maris, comme bien des demoiselles que je connais...
Fièrement.
J'en ai déjà trois.
PIERRE.
Trois quoi ?
JULIETTE.
Trois maris... à choisir... donc !...
Énumérant.
Mon cousin Jean, qui a mon âge... et qui fait déjà tout ce que je veux !... Puis mon autre cousin, Paul... et puis encore mon petit ami Louis... Seulement... lui... il est un peu jeune... Il n'a que neuf ans !
PIERRE.
Oh ! Vous savez, il passera de l'eau sous le pont, comme on dit, avant que vous soyez une demoiselle !... Vous feriez mieux de ne pas vous en préoccuper.
JULIETTE, se redressant.
Vous me trouvez donc si petite ?... Quel âge me donnez-vous ?
PIERRE, bâillant.
Ah !... Je ne sais jamais l'âge des filles... D'abord, je les trouve toutes pareilles, avec leurs petites robes, leurs petites ceintures, leurs petits cheveux, leurs petits yeux, leur petite voix...
JULIETTE.
Vous êtes vraiment très aimable !
PIERRE, magnanime.
Oh !... Je ne dis pas cela pour vous... Ce n'est pas de votre faute, si vous êtes une fille...
JULIETTE.
Mais j'en suis contente et fière !... Croyez-vous que je voudrais être un garçon, avec une tête tondue, l'air benêt, les jambes et les bras trop longs, la tournure dégingandée ?
PIERRE.
Eh ! Eh ! Ne vous gênez pas...
JULIETTE, d'un air innocent.
Oh !... Je ne dis pas cela pour vous...
L'imitant.
Ce n'est pas de votre faute, si vous êtes un garçon !
PIERRE.
Nous nous moquons pas mal d'être plus ou moins jolis !... C'est bon pour des femmelettes, et non pour des hommes comme nous !...
JULIETTE.
D'abord, vous n'êtes pas des hommes !... Les messieurs sont aimables pour les dames... Ils leur font des compliments, des politesses... ils leur offrent des fleurs...
PIERRE.
Nous avons autre chose à faire que de tourner des compliments... Nous travaillons, nous piochons ferme !
Dédaigneux.
Ce n'est pas comme vos études de petites filles, vos classes de poupées...
JULIETTE, piquée.
Ah ! J'en apprends, des choses, allez !... Autant que vous !...
PIERRE, incrédule.
Le latin, le grec, n'est-ce pas ?
JULIETTE, décontenancée.
Le latin... le latin... Il y en a dans mon livre de messe !...
Vivement.
Et... j'apprends l'anglais !...
PIERRE, dédaigneux.
La belle affaire ! Toutes les petites filles savent gazouiller trois phrases en anglais... demander du pain... et comment on se porte... pour l'oublier dès qu'elles sont sorties de pension !...
JULIETTE, sans l'écouter.
Et puis... j'apprends le piano... tandis que vous...
PIERRE, toujours dédaigneux.
Non, je n'ai pas le temps... Je laisse ça aux filles...
Faisant mine de pianoter péniblement,sur la table.
Maman... les p'tits bateaux !...
JULIETTE, avec hauteur.
Je joue des valses, Monsieur !...
Vivement.
Et je prends déjà des leçons de danse !...
PIERRE.
Je le disais : une éducation de poupée... des bêtises...
Important.
Je voudrais vous voir apprendre... comme moi... le grec, le latin, les mathématiques, l'algèbre, la physique, la chimie... avec les formules !...
JULIETTE.
Mais je l'apprends au cours, la chimie !... Bientôt, les femmes seront aussi instruites que les hommes... On causait de cela, l'autre jour, dans le salon de petite mère... J'ai très bien écouté !
PIERRE, ironique.
À la porte ?
JULIETTE.
Fi donc !... Je n'écoute jamais aux portes... Il y a longtemps que je reste au salon, quand il y a du monde !...
PIERRE.
Oh ! Moi, au contraire, dans ces cas-là, je m'esquive... J'aime mieux aller lancer mon cerf-volant.
JULIETTE, soudain intéressée.
Vous avez un cerf-volant ?... Un grand ?
PIERRE, ouvrant ses deux bras.
Large comme cela !...
JULIETTE.
Avec une queue... longue ?
PIERRE, orgueilleusement.
Qui ferait trois fois le tour de cette table...
JULIETTE, admirative.
Oh !... Vous le lancez souvent?...
PIERRE.
Chaque fois qu'il fait un peu de vent et que j'ai le temps de sortir... Si vous le voyiez s'enlever !... Ce n'est bientôt plus qu'un point dans le ciel... Quelle vitesse !...
JULIETTE.
Ça doit être amusant !...
Se reprenant, un peu malicieuse.
Seulement... Dites donc... Pour un homme grave, un piocheur, un chimiste... C'est un goût un peu... enfantin !... [ 1 Piocheur : Écolier, étudiant qui travaille beaucoup. [L]]
PIERRE.
Et pour une demoiselle qui joue du piano, qui danse, qui assiste aux réceptions et pense à se marier ?... Ils ont l'air de vous intéresser, les cerfs-volants...
JULIETTE.
Dame !... Puisque nous ne pouvons nous entendre sur aucun sujet sérieux !
PIERRE.
Mademoiselle Juliette... Ça doit être, précisément, parce que nous voulons parler trop sérieusement... et... que cela nous ennuie autant l'un que l'autre... Je vais vous faire un aveu : au fond, une fois mes devoirs finis... J'aime encore beaucoup le jeu... Je ferme mon Horace avec un certain soulagement... d'autant plus que, souvent, j'y perds mon latin... au sens littéral !...
JULIETTE.
Eh bien, de mon côté, je vous avouerai que... que.... j'ai encore ma poupée ; que je joue à cache-cache avec mes cousins... en attendant le mariage... Puis, l'autre jour, au salon, quand on parlait des droits et de l'instruction des femmes... je me tenais toute droite sur ma chaise, comme à l'église... et j'écoutais... seulement, peu à peu, mes yeux ont clignoté, clignoté... je me suis endormie... comme à l'église... quand le prône est trop long.
PIERRE.
Bravo ! Je vous aime mieux comme cela... Au moins, vous n'êtes plus pimbêche. Vrai, pour une fille, vous êtes assez gentille...
JULIETTE.
Moi, je commence à croire que vous n'êtes pas trop insupportable... pour un garçon !...
Vivement.
Vous ne savez pas ?... Eh bien, si je n'épouse pas Jean, nous pourrons nous marier ensemble... plus tard ?
PIERRE, rembruni.
Oh ! J'ai trop de travail, pour me lancer dans des histoires de mariages... Nous verrons cela... plus tard, comme vous dites.
JULIETTE.
Oui, il faut d'abord, réciproquement, étudier nos goûts...
PIERRE, très distrait.
Tenez. Le temps s'éclaircit... quelle chance !... Il ne pleut plus... Si nous allions essayer le cerf-volant dehors ?...
JULIETTE, battant des mains.
Oui !.. Oui !... C'est cela !... Pierre...
PIERRE, lui prenant la main.
Venez, Juliette...
Riant.
Tiens, mais voilà déjà un goût en commun : les cerfs-volants...
JULIETTE, étourdiment.
Ah ! Ça se trouverait bien, pour notre mariage !...
Tristement.
Mais... quand nous serons en âge d'être mari et femme, nous n'aurons plus de goût pour les cerfs-volants ?...
PIERRE.
D'ici là, nous en aurons peut-être d'autres...
JULIETTE.
D'autres cerfs-volants ?
PIERRE.
Mais non !.. D'autres goûts, qui se rencontreront... En attendant... Si l'on se tutoyait : c'est plus commode pour jouer...
JULIETTE.
Oui... tu as raison...
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Notes
[1] Piocheur : Écolier, étudiant qui travaille beaucoup. [L]