LA GASPILLEUSE

Comédie en un acte.

1906. Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation réservés, pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

H. BEZANÇON

PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE, 30, rue de Grammond, 30.

IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CHATILLON-S-SEINE. - A. PICHAT.


Texte établi par Paul FIEVRE, septembre 2024

Publié par Paul FIEVRE, octobre 2024.

© Théâtre classique - Version du texte du 26/10/2024 à 20:15:17.


PERSONNAGES

DOROTHÉE, 18 ans.

MINA, servante, 17 ans.

FRITZ (rôle travesti), 20 ans.

LA MÈRE DE DOROTHÉE.

DEUXIÈME SERVANTE, 17 à 18 ans.

TROISIÈME SERVANTE, id.


LA GASPILLEUSE

La scène se passe dans l'intérieur d'une maison aisée. Ameublement de la pièce « ad libitum », pourvu que ce ne soit pas trop moderne ; dans l'embrasure d'une fenêtre ou verte donnant sur un jardin, est placé un rouet. - Vases et corbeilles de fleurs. Costumes fantaisistes ; Mina et les deux autres servantes en soubrettes coquettes et simples. Dorothée et sa mère plus riches, avec une pointe d ancienneté et de fantaisie dans le costume rappelant qu'on est dans le domaine des contes. Fritz (rôle pouvant être tenu par une jeune fille en travesti) est en toilette de fiançailles : pourpoint de satin, culotte courte, petit manteau sur les épaules, chapeau orné d'une plume blanche. Au lever du rideau, les deux servantes sont occupées, l'une à arranger les bouquets de fleurs J l'autre, à préparer, sur une table une collation de gâteaux et de fruits dont elle prend les éléments sur un dressoir.

SCÈNE PREMIÈRE.
Les deux Servantes, Mina.

MINA, entrant.

Je viens vous aider.

DEUXIÈME SERVANTE, à Mina.

Comme te voilà bien ajustée !...

TROISIÈME SERVANTE.

Voyez donc !... La jolie robe !...

MINA, souriant.

Vous la trouvez jolie ?

DEUXIÈME SERVANTE.

Je ne t'ai jamais vue si brave.

MINA, riant et battant des mains.

Oh ! Que je suis contente !...

DEUXIÈME SERVANTE.

Pourquoi ris-tu ?

MINA.

C'est que ma belle robe ne me coûte rien... sauf la peine de me baisser.

TROISIÈME SERVANTE.

Que veut-elle dire ?

DEUXIÈME SERVANTE.

Elle nous mystifie !

MINA.

Je dis la vérité !

TROISIÈME SERVANTE.

Explique-toi.

MINA, confidentiellement, tandis que ses deux compagnes se rapprochent d'elle.

Voici : notre jeune maîtresse est remplie de qualités...

DEUXIÈME SERVANTE, hochant la tête, avec hésitation.

Heu ! Heu !

Hem ! Hem !

MINA, poursuivant.

Elle est bonne et belle... Mais un peu... un peu...

Elle hésite.

DEUXIÈME SERVANTE.

Négligente !...

TROISIÈME SERVANTE.

Paresseuse !

MINA.

Non... Mais... Elle n'aime pas beaucoup à filer.

DEUXIÈME SERVANTE, riant.

Je le crois bien ! Quand la demoiselle prend sa quenouille...

TROISIÈME SERVANTE.

Parce que sa mère le lui commande !

DEUXIÈME SERVANTE, poursuivant.

Elle soupire... Elle geint... Elle grogne...

TROISIÈME SERVANTE.

Je l'ai souvent observée : plutôt que de démêler les petits pelotons de filasse qui se rencontraient dans le lin... Elle en arrachait des poignées tout entières. Elle les jetait à terre auprès d'elle.

DEUXIÈME SERVANTE.

La gaspilleuse !...

MINA.

Chut ! Nous n'avons pas le droit de blâmer notre maîtresse.

TROISIÈME SERVANTE.

Tu as raison. Et tout cela ne nous dit pas l'histoire de ta robe.

MINA, souriant.

Si fait.

DEUXIÈME SERVANTE.

Hé ?...

MINA.

J'ai ramassé, nettoyé, filé bien fin tous ces brins de filasse...

Montrant modestement sa robe.

Les voilà.

LES DEUX SERVANTES, ensemble, ébahies.

Oh !...

MINA.

Je m'en suis fait faire une robe...

souriant.

Dame !... Il a fallu du temps!...

DEUXIÈME SERVANTE.

Mina, tu es la fille la plus laborieuse...

TROISIÈME SERVANTE.

La plus soigneuse...

DEUXIÈME SERVANTE.

Une perle !

TROISIÈME SERVANTE.

Un trésor !

MINA, confuse.

Vous êtes folles... Pour une chose si simple !...

DEUXIÈME SERVANTE.

Celui qui t'épousera sera heureux.

MINA.

Il s'agit bien de moi ! C'est notre demoiselle qui se marie. On célèbre ses fiançailles aujourd'hui. Et nous nous oublions à bavarder. Vite ! À la besogne !... Toutes trois se mettent en devoir, tout en causant, d'opérer les arrangements indiqués ci-dessus.

DEUXIÈME SERVANTE, en disposant les assiettes de la collation.

Elle a delà chance, notre demoiselle !... Que de belles robes elle aura dans son trousseau!

TROISIÈME SERVANTE.

Et des tabliers de soie ! Des guimpes ! Des fichus de dentelle !...   [ 1 Guimpe : Toile dont les religieuses se couvrent la gorge. [L]]

DEUXIÈME SERVANTE.

Dame ! Elle épouse le fils du plus riche marchand de la ville !

TROISIÈME SERVANTE.

Monsieur Fritz... Un joli garçon !...

DEUXIÈME SERVANTE.

Et toi, Mina ? Qu'en penses-tu ?

MINA.

De Monsieur Fritz?

DEUXIÈME SERVANTE.

Oui.

MINA, ingénument.

Il doit être facile de l'aimer : il a l'air si doux et si bon !

DEUXIÈME SERVANTE, riant.

Oh ! Oh !

MINA.

Si j'étais une belle demoiselle, comme mademoiselle Dorothée...

TROISIÈME SERVANTE.

Tu lui donnerais ta main.

MINA, toujours naïvement.

Mais oui... Aussi je me réjouis pour notre maîtresse : quel charmant couple !

DEUXIÈME SERVANTE, à la troisième, montrant Mina.

Quelle bonne nature !

TROISIÈME SERVANTE.

Pas la moindre envie !

MINA.

Je serais bien ingrate! Pauvre orpheline, je gagne mon pain ici. Je suis contente de mon lot : santé, travail et... gaieté !...

Elle va vers le dressoir en chantonnant.

DEUXIÈME SERVANTE.

Que penserait la demoiselle, si elle savait...

MINA, revenant vers la table avec une coupe de fruits.

Quoi ?

DEUXIÈME SERVANTE.

L'histoire de ta robe.

MINA.

Elle la connaît... depuis ce matin.

DEUXIÈME SERVANTE.

Qu'a-t-elle dit ?

MINA.

Elle m'a dit en riant : « Ma négligence fut bonne à quelque chose. »

DEUXIÈME SERVANTE, regardant autour d'elle.

Tout est préparé.

TROISIÈME SERVANTE.

Tant mieux. On vient.

SCÈNE II.
Les Mêmes, Dorothée et sa Mère.

Costumes rappelant, en plus riche, ceux des servantes : corsages de velours lacés d'or, guimpes ornées de dentelles, coiffures de dentelles, tabliers et fichus de soie.

LA MÈRE, aux servantes.

Eh bien, petites ? Est-ce prêt ?

LES TROIS SERVANTES, ensemble.

Oui, Madame.

DEUXIÈME SERVANTE, désignant les assiettes de gâteaux dorés.

J'ai pétri ces gâteaux.

TROISIÈME SERVANTE, même jeu.

J'ai cueilli les plus beaux fruits du verger.

MINA, même jeu.

Nous avons mis des fleurs partout.

C'est très bien.

MINA, regardant Dorothée, avec émotion.

Que le bon Dieu vous bénisse, demoiselle !...

DOROTHÉE.

Merci, bonne Mina.

Riant.

Mina... avec sa robe neuve !...

LA MÈRE.

Qu'y a-t-il?...

DOROTHÉE, souriant toujours.

Rien, ma mère...

Les servantes se retirent discrètement.

SCÈNE III.
Dorothée, La Mère.

Dorothée s'assied nonchalamment dans un fauteuil.

LA MÈRE.

Allez-vous rester oisive ?

DOROTHÉE, boudeuse.

Ma mère, ce n'est point jour de travail.

LA MÈRE.

Ce n'est point jour férié, que je sache. Une femme doit toujours être occupée.

DOROTHÉE, même jeu.

Que souhaitez-vous que je fasse ?

LA MÈRE.

Prenez votre quenouille et filez.

DOROTHÉE.

Quoi, toujours !... Le rouet et la quenouille ! La quenouille et le rouet!...

LA MÈRE.

Cela convient à votre sexe.

DOROTHÉE, avec dédain.

Purs travaux de servantes !

LA MÈRE.

Suis-je une servante !

DOROTHÉE.

Pardonnez-moi, ma mère. Cela vous plaît sans doute... Mais cela m'ennuie !... Cela m'ennuie !... Le bruit du rouet m'endort... Puis, je ne sais comment cela se fait... mon lin s'embrouille toujours !...

LA MÈRE.

On le démêle.

DOROTHÉE, à part.

C'est bon pour Mina.

LA MÈRE.

Allons, ma fille...

Lui montrant le rouet dans l'embrasure de la fenêtre.

C'est à son rouet, non à son miroir, qu'une fille vertueuse attend son fiancé !...

DOROTHÉE, s'asseyant de mauvaise grâce devant le rouet et commençant à filer.

Quand je serai mariée, j'agirai à ma guise ! Je ne toucherai plus quenouille ni fuseau.

LA MÈRE.

Prenez garde, ma fille ! Vous ne portez pas encore l'anneau. Si Fritz vous entendait, il irait chercher femme ailleurs.

DOROTHÉE, avec confiance.

Croyez-vous, ma mère ? Fritz m'aime,il me trouve belle...

LA MÈRE.

Dorothée ! Pauvre enfant ! Prenez garde ! Votre paresse vous jouera quelque vilain tour !...

Elle sort en hochant la tête avec inquiétude.

SCÈNE IV.

Dorothée, filant avec langueur.

DOROTHÉE, seule.

Fritz... Me quitter ? Je ne crains rien de pareil.

Avec une soudaine impatience.

Maudit lin !... Il s'embrouille déjà...

Elle jette sa quenouille et tire de son corsage un petit miroir à main dans lequel elle se regarde.

Miroir, mon ami... aussi gracieux que le rouet est maussade... tiens-moi tes discours flatteurs... Montre-moi des cheveux blonds et lourds... des yeux de pervenche... des joues d'églantine... une bouche de fraise...

Elle se mire avec complaisance, tout en parlant.

Apprends-moi l'art de plaire à mon amoureux...

Elle se lève et va prendre dans un vase quelques fleurs naturelles, qu'elle arrange coquettement dans sa coiffure, en se regardant dans la glace. S'envoyant un baiser du bout des doigts.

Non! Fritz n'ira point chercher femme ailleurs !... Chut ! On vient.

Elle cache vivement le miroir.

SCÈNE V.
Dorothée, Fritz, La Mère.

LA MÈRE, entrant, à Fritz.

Oui... Dorothée est ici.

FRITZ.

Bonjour, belle Dorothée.

DOROTHÉE.

Bonjour, Fritz.

Elle lui tend sa main qu'il baise.

FRITZ.

Comme vous êtes belle !

DOROTHÉE, retouchant coquettement sa coiffure.

Vous trouvez ?

LA MÈRE, à Fritz.

Je vous laisse faire votre cour.

À part.

Les amoureux ont toujours mille riens à se dire.

Elle sort.

SCÈNE VI.
Dorothée, Fritz, Mina, traversant la scène un instant.

FRITZ, prenant la main de Dorothée.

Chère Dorothée !...

DOROTHÉE.

Vous tremblez. Avez-vous peur ?

FRITZ.

Oui... Un peu.

DOROTHÉE, riant à belles dents.

Ha ha ha ! Serait-ce de moi ?

FRITZ, souriant.

Peut-être.

DOROTHÉE, de même.

Suis-je laide à faire peur ?

FRITZ.

Trop belle, au contraire... trop fière... Vous m'intimidez...

Une pause.

C'est parce que je vous aime.

DOROTHÉE.

Mina entre, portant des flacons de vins qu'elle dépose sur la table du goûter.

MINA, confuse.

Oh ! Pardon, demoiselle ! Je croyais que vous n'étiez plus là.

DOROTHÉE, avec insouciance.

Va, mon enfant... Cela ne fait rien.

Mina sort discrètement. Fritz la suit des yeux.

FRITZ.

Qui est cette jeune fille ?

DOROTHÉE.

Mina... Une de nos chambrières.

FRITZ.

Elle semble douce et modeste.

DOROTHÉE.

C'est une bonne fille... Une orpheline qui nous sert fidèlement. Elle est attachée à ma personne. J'aimerais à l'emmener... en me mariant.

FRITZ.

Volontiers. Cette enfant a l'air si propre et si avenant !

DOROTHÉE.

Merci. Vous exaucez mon premier désir. Ferez-vous toujours de même ?

FRITZ.

Toujours... Si je le peux, ma chère âme.

DOROTHÉE.

Quel bonheur ! J'aurai beaucoup de robes ?... Des bleues, des roses ?... Des robes de soie puce ?... Gorge de pigeon !... Arc-en-ciel ?... Des dentelles fines comme des fils de la Vierge ?... Des rubans ?... Des bas de soie ?... Des chaînes d'or ?... Des colliers de perles ?... Des boucles d'oreilles?...

Fritz fait : oui, de la tête, à chaque question, sans avoir le temps de parler.

Oh ! Quel bonheur !...

Elle bat des mains.

Et... N'est-ce pas, Fritz ? Nous habiterons une grande maison avec des meubles dorés... des glaces... des tapis...

FRITZ.

Je ferai votre nid aussi doux que possible.

DOROTHÉE.

Doux... et brillant !... Nous aurons souvent des musiciens, des bals, des soupers, des...

FRITZ, persuasif.

Chère Dorothée... Nous vivrons aussi un peu l'un pour l'autre...

DOROTHÉE, sans l'écouter.

Vous ne m'obligerez pas à m'asseoir devant ce rouet... que je déteste !

Le montrant.

À entendre sa vieille chanson monotone ?

FRITZ, surpris.

Mais...

À ce moment, un bruit de chansons et de rires joyeux s'élève du jardin.

Qu'est cela ?

DOROTHÉE, s'approchant de la fenêtre ouverte.

Les servantes ont congé... et se réjouissent. Voyez.

FRITZ, s'approchant d'elle et regardant dehors.

C'est la fillette que vous nommez Mina ?

DOROTHÉE.

Oui. Danse-t-elle de bon coeur !

FRITZ.

L'innocent et joyeux visage !...

DOROTHÉE.

Elle est contente de peu.

Chantonnant :

« La fillette se fait gloire

Des restes de mon fuseau ! »

FRITZ.

Comment cela ?

DOROTHÉE, montrant nonchalamment le rouet.

Ma mère m'oblige à filer... Je m'en acquitte avec tant d'ennui que je perds la moitié du lin... Lorsqu'il s'emmêle, j'en arrache des poignées entières... Mina est une fille laborieuse... Elle a eu la patience de ramasser tous ces brins de filasse, les a nettoyés, filés... Sa robe neuve en est faite. N'est-ce pas amusant ?

Elle rit, puis observant la physionomie grave et attristée de son fiancé.

Vous ne riez pas, Fritz ?

FRITZ.

Non, Dorothée. Je suis surpris et peiné.

DOROTHÉE.

Pour Mina ?

FRITZ.

J'admire l'activité de cette jeune fille... Mais je vois avec chagrin votre nonchalance.

DOROTHÉE.

Je n'entends pas filer comme une fille du commun. Mieux vaut que vous le sachiez.

FRITZ.

Une femme doit coudre et filer. Telle qui gaspille le lin gaspillera la tendresse d'un coeur fidèle.

DOROTHÉE.

Je m'attendais peu à ce langage. Ne juriez-vous pas de m'obéir ?

FRITZ.

Non ; je promettais de vous aimer.

DOROTHÉE.

N'est-ce point même chose ?

FRITZ.

Non, Dorothée, c'est la femme qui doit obéir.

DOROTHÉE, moqueuse.

Et filer ! Pardonnez-moi ; je ne ferai ni l'un ni l'autre.

FRITZ.

Permettez-moi de n'en rien croire.

DOROTHÉE.

Vous auriez tort.

FRITZ, avec une douloureuse surprise.

Vous seriez réellement orgueilleuse... négligente, gaspilleuse ?

DOROTHÉE.

Voyez, quelles douceurs ! Ne me connaissiez-vous point ?

FRITZ.

Pas sous ce jour.

DOROTHÉE.

Vous prétendiez m'aimer ! 1

FRITZ.

Votre beauté m'a ébloui. Je vous admirais... Vous gardiez le silence...

Une pause.

Oui, je vous connaissais peu, Dorothée.

DOROTHÉE.

J'ai perdu votre estime : dites-le tout de suite.

FRITZ.

Vous détruisez mon rêve de bonheur... Je souhaitais une compagne diligente et douce... chantant gaiement auprès de son rouet... puis... quand la Gigogne aurait passé, auprès d'un frais berceau enrubanné...   [ 2 Croyance populaire allemande. [NdA]]

DOROTHÉE.

Je ne suis point celle-là.

FRITZ.

Hélas !...

DOROTHÉE.

Ne soupirez pas : vous êtes libre.

FRITZ.

Qu'est-ce à dire ?

DOROTHÉE, fièrement.

Que je me soucie peu de votre anneau ! Vous pouvez vous adresser à ma chambrière.

FRITZ.

Dorothée...

DOROTHÉE, persifleuse.

C'est une fillette laborieuse.

FRITZ.

Ne me défiez pas.

DOROTHÉE.

Vous êtes libre, vous dis-je !

FRITZ.

C'est votre dernier mot, Dorothée ?

DOROTHÉE, avec hauteur.

Oui !... Oui ! Oui !...

Appelant par la fenêtre.

Mina !... Venez ici !...

FRITZ.

Que faites-vous ?

DOROTHÉE.

Je vous envoie votre fiancée.

Elle sort en éclatant de rire.

SCÈNE VII.
Fritz, puis Mina.

FRITZ, seul.

Quelle étrange émotion ! Pourquoi l'innocent visage de cette jeune fille m'a-t-il frappé, tantôt ? La voici... Quelle modestie dans sa tenue ! quelle pureté dans ses yeux !

MINA.

Ma maîtresse n'est pas là ?

FRITZ.

Elle n'y est plus.

MINA.

Elle vient de m'appeler... Savez-vous pourquoi ?

FRITZ.

Non... C'est-à-dire, si fait, Mina... Je crois le savoir. Restez un moment.

Voyant que Mina, effarouchée, fait mine de se retirer.

Est-ce que je vous fais peur ?

MINA.

Oh ! Non, monsieur...

À part.

Comme il a l'air bon !

FRITZ.

Dites-moi, Mina... Quel âge avez-vous ?...

MINA, avec une révérence.

Dix-sept ans, monsieur.

FRITZ.

Vous êtes orpheline ?

MINA.

Depuis l'âge de dix ans. Hélas ! Oui...

FRITZ.

Pauvre fille ! Êtes-vous heureuse ici?

MINA.

Je n'ai pas à me plaindre. La santé ni le courage ne me manquent. Dieu soit loué !

FRITZ.

Vous priez Dieu chaque jour, Mina ?

MINA.

Matin et soir. Prier, filer, chanter... comme disait ma bonne mère : avec cela, une fille n'est point mal heureuse.

FRITZ, à part.

Douce fauvette... Chère créature !

Haut.

Vous avez une jolie robe... d'où vous vient-elle ?

Mina, confuse, baisse les yeux en tortillant un coin de son tablier.

L'avez-vous achetée avec vos gages ?

MINA.

Non, monsieur...

Timidement.

C'est... ma maîtresse qui me l'a donnée !...

FRITZ, à part.

Que de délicatesse en cette enfant !

Haut.

Vous ne me dites pas la vérité...

MINA.

Je ne mens pas, monsieur.

À part.

Oh ! Comme mon coeur bat fort ! Est-ce que mon coeur a le droit de battre comme cela ?

FRITZ.

Je sais tout, Mina.

Attendri.

Chère... chère petite !... Si les fauvettes et les mésanges avaient des robes, elles les glaneraient comme vous...

Il met rapidement un genou à terre et baise le bas de la robe de Mina.

MINA, effrayée.

Que faites-vous, Monsieur ?

FRITZ, se relevant.

J'embrasse votre patience et votre travail !

Il lui prend doucement la main. Mina se met à pleurer.

FRITZ.

Vous pleurez?

MINA.

Je ne sais pas... ce que j'ai... Laissez-moi...

Le soir tombe lentement.

FRITZ.

Ô ma chère glaneuse ! Regardez-moi... Vos yeux brillent sous les larmes... comme nos vergiss - mein nicht - sous la rosée...   [ 3 Vergiss mein nicht : Ne m'oublie pas en allemand, autre nom du myosotis.]

MINA.

Pourquoi... Oh ! Pourquoi me parlez-vous ainsi ?

FRITZ.

Je vous aime.

MINA.

Chut ! Par pitié !... Vous, le fiancé de ma maîtresse ? Je ne suis qu'une pauvre fille... Mais je suis fidèle et honnête, grâce à Dieu !

FRITZ.

Ne vous alarmez pas. Dieu nous protège... et nous écoute. Dites... Pourriez-vous m'aimer?...

MINA.

Ô monsieur !...

Elle se cache le visage dans son tablier. À part.

Il n'est que trop vrai !...

FRITZ.

Je ne suis plus le fiancé de Dorothée. Elle ne veut plus de moi. Et moi, je ne veux pas d'une gaspilleuse. Je vous aime parce que vous êtes laborieuse, innocente et pieuse. Je vous aime... pour cette chère robe, tissée de vos vertus. C'est dans la maison de ma mère que je vous répéterai cet aveu.

MINA.

À moi ! Une servante ! Une pauvre orpheline !

FRITZ.

À vous, la plus riche en mérites.

MINA.

Vos parents...

FRITZ.

La mort de mon père, hélas ! m'a rendu riche... Ma mère m'apprit à chérir l'ordre et le travail. C'est à contre-coeur qu'elle acceptait pour bru la fière Dorothée.

Tirant de son pourpoint un anneau d'or.

Oui, Votre indolente maîtresse m'a rendu la liberté... C'est à vous, Mina, que j'offre cette bague... gage d'amour et de constance... Acceptez-la, ma bien-aimée...

MINA, défaillante.

Ô mon Dieu !... C'est un rêve trop beau...

SCÈNE VIII.
Les Mêmes, Dorothée, La Mère.

LA MÈRE, entrant, en tirant Dorothée qui résiste.

Tu as été folle de lui conter l'histoire de cette robe... Mais il est encore temps de réparer...

FRITZ, qui a entendu.

Il n'est plus temps ! Je vous présente ma fiancée.

LA MÈRE.

C'est impossible ! C'est du dépit.

FRITZ.

Ce n'est pas du dépit. Je m'étais trompé : Dorothée n'est point la femme selon mon coeur.

LA MÈRE.

Querelle d'amoureux !...

FRITZ.

D'où est sortie la lumière.

LA MÈRE.

Pour quelques poignées de lin...

FRITZ, montrant Dorothée.

Elle eût été gaspilleuse de bonheur.

LA MÈRE, à Dorothée.

Tu restes là comme une souche... Dis au moins quelque chose !

DOROTHÉE, d'une voix tremblante.

Fritz a raison, ma mère !

LA MÈRE.

Comment ?

Elle lui fait des signes de mécontentement.

MINA, à Dorothée.

Ma chère maîtresse, pardonnez-moi... Je vous jure que...

DOROTHÉE, l'interrompant.

Je ne suis plus votre maîtresse, Mina. Et je n'ai rien à vous pardonner. Le souhait que vous me faisiez tantôt... Je vous le rends : Dieu vous bénisse, Mina !...

MINA, très émue.

Ô Demoiselle !... Demoiselle!...

LA MÈRE.

Je n'y comprends plus rien.

FRITZ, à Mina.

Venez, ma chère fiancée. J'ai hâte de vous remettre entre les mains de ma mère.

À Dorothée et à sa mère.

Adieu.

Ils sortent.

SCÈNE IX.
LA MÈRE, DOROTHÉE.

LA MÈRE, imitant Fritz.

Adieu ! C'est bientôt dit ! Décorez une maison ! Préparez des rafraîchissements ! Mettez vos plus beaux atours !... « Adieu ! »

À Dorothée.

Tu pleures ? Il est temps, en vérité ! Je t'avais prédit ce qui arrive !...

DOROTHÉE, essuyant ses yeux.

Je pleure... Oui !... Il est dur pour une fille de se voir délaissée... même quand elle y consent. Mais Fritz a raison... Je le comprends... Je dois faire l'apprentissage des vertus qui me manquent, pour devenir une vraie femme. J'ai cru que la beauté suffisait pour être aimée... Mon miroir m'a cruellement trompée...

Elle prend son miroir et le brise, puis s'assoit devant son rouet.

LA MÈRE.

Qu'est-ce qui te prend ?

DOROTHÉE, essayant de sourire, en prenant sa quenouille.

Mère, j'ai beaucoup de temps... et de lin perdus... à rattraper... Ne me parlez plus de mariage... avant que j'aie filé tout le lin de mon trousseau.

LA MÈRE, attendrie.

Chère enfant !

À part.

Ah ! C'est un mal pour un bien !... Si elle devient travailleuse avec ces yeux là, je la marierai vite !...

 



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Notes

[1] Guimpe : Toile dont les religieuses se couvrent la gorge. [L]

[2] Croyance populaire allemande. [NdA]

[3] Vergiss mein nicht : Ne m'oublie pas en allemand, autre nom du myosotis.

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