UN GARÇON DE DIX-HUIT ANS

Saynète jouée en mai 1913 au Théâtre Sarah-Bernhardt

1930.

de Tristan Bernard.

ALBIN MICHEL, 22 rue Huyghens, PARIS (14°)

ÉTABLISSEMENTS BUSSON IMPRIMEURS, 117 rue des Poisonniers, PARIS (18°)


Texte établi par Paul FIEVRE novembre 2019

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 20:00:57.


PERSONNAGES

EUGÉNIE. Mme Sarah Bernhardt.

PROPSER, son mari. M. Tristan Bernard.

ALBERT, 18 ans. Félix Grouillet.

Extrait de l'ouvrage "Théâtre sans directeur" Paris, Albin Michel, 1930, pp. 131-154


UN GARÇON DE DIX-HUIT ANS

La scène est à Paris de nos jours ; un salon cossu du seizième arrondissement.

Au lever du rideau, Prosper et Eugénie sont assis de chaque côté d'une table, Prosper lit son journal. Eugénie travaille à un ouvrage de dames. Il est un peu moins de minuit.

PROSPER.

C'était le cinq mars, te dis-je.

EUGÉNIE.

C'était le six.

PROSPER.

Enfin, il faut toujours, toujours, que tu aies raison... C'est extraordinaire. Je t'affirme que c'était le cinq...

EUGÉNIE.

C'est bien simple, l'anniversaire de notre mariage, c'est le trois. Nous avons emménagé ici trois jours après notre anniversaire, l'année même de la naissance du petit, il y a dix-huit ans.

PROSPER.

Je ne te dis pas le contraire. C'était il y a dix-huit ans, en effet, l'année de la naissance de notre garçon, mais ce n'était pas trois jours après notre anniversaire, c'était le cinq...

EUGÉNIE.

Je te dis que c'était le six...

PROSPER.

Tu me parles de ça, à moi qui m'en souviens comme si c'était d'hier. Nous avons dîné chez tes parents, puisque la salle à manger n'était pas installée, et nous sommes venus ici le cinq à dix heures du soir. Si ç'avait été après minuit, tu pourrais chicaner...

EUGÉNIE.

Je n 'ai pas à chicaner, c'était le six à dix heures du soir.

PROSPER.

Ainsi maintenant, il est onze heures quarante, et nous sommes le sept janvier, dans vingt minutes, nous serons le huit janvier.

EUGÉNIE.

Tu es bien l'homme le plus entêté que j'aie jamais connu. Je ne discute pas l'heure, je discute le jour... D'ailleurs, je ne vois pas l'importance qu'il y a à ce que nous ayons emménagé le cinq ou le six. Je veux bien que ce soit le cinq... si ça te fait tant plaisir...

PROSPER.

Il n 'y a pas de si ça me fait plaisir. Je sais que c'est le cinq.

EUGÉNIE.

Tu ne céderas jamais, avec ton caractère.

PROSPER.

Mon caractère ? Mais qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?... Je suis l'homme le moins entêté du monde. Tu tiens à ce que soit le six, mettons que c'est le six.

EUGÉNIE.

C'était le six.

PROSPER.

Elle est insupportable!

EUGÉNIE.

C'est toi qui es insupportable... Tu me dis que tu consens à ce que ce soit le six, et quand je te dis que c'est le siX, tu te fâches.

PROSPER.

Allons, je ne me fâche plus. D'ailleurs, c'est l'heure d'aller se coucher. La bonne a allumé le feu chez toi il y a une heure, ta chambre doit être chaude.

EUGÉNIE.

Et elle a ouvert les fenêtres dans la tienne, elle doit maintenant être fraîche.

PROSPER.

Bonsoir, ma bonne femme...

Il s'éloigne vers la porte de droite.

EUGÉNIE.

Bonsoir, mon vieux... Qu'est-ce que tu vas regarder dans la chambre du petit ? Tu sais bien qu'il n est pas rentré. Il ne serait pas rentré sans nous dire bonsoir, et il faut qu'il passe par ici pour aller dans sa chambre...

PROSPER.

Je ne regardais pas, j'allais voir par là machinalement...

EUGÉNIE.

Oh, écoute Prosper, tu ne vas pas te mettre à être inquiet. Ça lui arrive à Albert, de rentrer après minuit...

PROSPER.

Bien sûr, ça lui arrive... Peut-être un peu moins ces temps-ci à cause de son examen...

EUGÉNIE.

Oh ! Ce n'est pas ça qui le gêne pour sortir le soir. Et puis, il se laisse toujours entraîner par des amis. Va te coucher, va...

Prosper s'éloigne.

PROSPER, allant bourrer sa pipe.

Je prends du tabac.

D'un air détaché.

Il a dit qu'il rentrerait tard ce soir ?

EUGÉNIE.

Non, non... C'est-à-dire qu'il l'a peut-être dit sans que je m'en sois aperçue.

PROSPER.

Ou peut-être s'est-il figuré qu'il le disait. Tu sais qu'il est parfois distrait.

EUGÉNIE, coupant court à cet entretien

On va aller se coucher, va... Bonsoir, mon vieux !

Ils vont chacun vers leur porte.

PROSPER.

Bonsoir, ma femme !

EUGÉNIE.

Oh ! Il est bête cet homme-là, il est bête !... Il est inquiet et il n'ose pas le dire. Pourquoi veux-tu faire le malin avec moi ?

PROSPER.

Moi, inquiet ?... Elle est complètement folle ! Quelle raison aurais-je d'être inquiet ?

EUGÉNIE.

Tout simplement, parce qu'il a oublié de me dire qu'il rentrerait tard. À moins que ce soit moi qui ne l'aie pas entendu... Tiens, je crois bien que c'est moi qui ai oublié, et qu'il me l'a dit, quand je le conduisais dans l'antichambre.

PROSPER.

Tu es bête, ma pauvre femme... Tu me racontes ça pour me rassurer. Mais qu'est-ce que tu veux qui lui arrive à cet enfant ? Le quartier est très tranquille. D'ailleurs, je vais me coucher : dans dix minutes, je dormirai comme un bienheureux.

Ils s'en vont dans leur chambre. Eugénie, en s'en allant, éteint l'électricité. Nuit sur la scène. L'instant d'après, Eugénie sort de sa chambre, va jusqu'à la fenêtre, colle son front au carreau. Elle prête l'oreille à un roulement de voiture, puis essaie de regarder par la fenêtre. Comme elle ne voit pas s'il y a une voiture contre le trottoir, elle ouvre doucement le battant.

PROSPER, entrant et faisant la lumière.

Eh bien ! Qu'est-ce que tu fais là, toi ?

EUGÉNIE.

J'étais venue... Je croyais qu'on avait laissé la fenêtre entr'ouverte.

PROSPER.

Oui, oui... Moi aussi, je venais parce que je me demandais si on l'avait fermée.

EUGÉNIE.

Tout est bien fermé. Va te coucher... Toi qui devaisvsi bien dormir dans dix minutes...

PROSPER.

J'y vais... j'y vais...

Il se dirige vers sa chambre.

EUGÉNIE.

Écoute, Prosper.

PROSPER.

Qu'est-ce qu'il y a ?

EUGÉNIE.

Pourquoi fais-tu le malin avec moi, et ne veux-tu pas m'avouer que tu es inquiet ?

PROSPER.

Ah, ça, par exemple, ça, par exemple... Ça devient de la dérision ! Tu veux que je te dise ma façon de penser, eh bien oui, tout à l'heure, j'étais un peu inquiet. Mais j'ai été rassuré tout à coup, quand je me suis dit que je savais où il était. Il n'est pas allé au théâtre, il est parti à dix heures. Il nous parlait l'autre jour d'unevde ces boîtes de Montmartre où l'on danse une partie de la nuit, il est probable qu'il y est retourné ce soir, avec des amis qui le lui ont proposé, trop tard pour nous avertir. Comme il est maintenant minuit et demi et que ces boîtes ferment très tard, il est impossible qu'il soit ici avant deux bonnes heures. Je ne peux vraiment pas l'attendre.

EUGÉNIE.

Écoute, Prosper...

PROSPER.

Qu'est-ce que tu entends ?

EUGÉNIE.

Une voiture... Une voiture qui vient de s'arrêter devant la porte.

PROSPER.

Ça me semble absolument impossible que ce soit lui.

EUGÉNIE, qui est allée ouvrir la fenêtre.

Non, il n'y a pas d'auto devant la maison.

PROSPER.

Tu es folle, tu vas te refroidir... Tu aurais pu prendre un châle. Tiens, prends mon paletot.

EUGÉNIE.

Mais c'est toi, qui es fou ! Tu ne penses pas que je vais rester à la fenêtre ?...

PROSPER.

Moi j'y resterais bien, j'aime beaucoup l'air de la nuit.

EUGÉNIE.

Hé bien, je te le défends !...

PROSPER.

Oh ! Je n'y tiens pas, on va aller se recoucher tranquillement.

EUGÉNIE, d'un ton détaché.

Est-ce que c'est bien fréquenté, ces boîtes de Montmartre ?

PROSPER.

Oh ! Oui, oui... des gens très bien. Il n'y a jamais de disputes.

EUGÉNIE.

Oh, ça, mon vieux, tu n'en sais rien !

PROSPER.

Ça serait dans les journaux... Écoute ?...

EUGÉNIE.

Non, c'est une voiture qui ne s'arrête pas.

PROSPER.

Moi, je n'ai même pas écouté, parce que c'est matériellement impossible que ce petit rentre maintenant.

Après un silence...

EUGÉNIE.

Oh, le mieux, vois-tu, serait d'aller se coucher...

PROSPER.

Je vais aller me reposer, bien que je ne sois pas fatigué...

EUGÉNIE.

Moi non plus, mon heure de dormir est passée... et si j'avais quelque chose à lire...

PROSPER.

Tu avais un livre tout à l'heure qui te passionnait....

EUGÉNIE.

Oui, mais je suis arrivée à un passage moins intéressant.

PROSPER.

On pourrait peut-être jouer aux cartes, au besigue chinois ?   [ 1 Besigue : Jeu de cartes analogue à la brisque ou au mariage. [L]]

EUGÉNIE.

À cette heure-ci ?

PROSPER.

Oh, c'est que je ne serais pas fâché d'être encore là quand ce petit gredin va rentrer...

Violement.

Qu'est-ce que tu fais ?

EUGÉNIE.

Rien...

PROSPER.

Imbécile... Je sais bien ce que tu as fait ! Tu viens de toucher du bois parce que j'ai dit qu'il allait rentrer... Ce que les femmes peuvent être superstitieuses!...

EUGÉNIE.

Je te conseille de parler... Tu ne touches pas de bois, mais tu n'es pas fâché quand j'en touche pour nous deux.

PROSPER, engageant.

Allons, un besigue ?

EUGÉNIE.

Je ne suis pas disposée à jouer.

PROSPER.

Bien, tu n'es pas comme moi, je jouerais de sang-froid à n'importe quel jeu, le plus compliqué. Mon enfant, raisonne un peu ! Qu'est-ce que tu veux qu'il arrive à ce petit ? Il n'y a jamais d'attaques nocturnes dans le quartier.

EUGÉNIE, d'une voix blanche.

Il y en a eu une il y a quelques mois... Tu le sais bien. Tu y pensais.

PROSPER.

J'y ai pensé tout à l'heure. Mais c'est précisément ce qui me rassurait. Depuis deux mois le quartier est très surveillé, il y a des agents à bicyclette à tous les coins de rue.

EUGÉNIE.

Dans toutes les rues ?

PROSPER.

Si tu sortais plus souvent le soir, tu t'en rendrais compte. Il faut savoir se rendre compte... Ainsi ce qui fait que je suis tout à fait rassuré, c'est qu'il est plus d'une heure. Et quand il se passe quelque chose dans la rue, ça ne se passe pas aussi tard, c'est toujours entre minuit et minuit et demi.

EUGÉNIE.

Oh, Prosper, ne me dis pas ça ! Si ça s'était passé tout à l'heure...

PROSPER.

Oh, quelle femme ! Quelle femme !... On ne peut rien lui dire. Tu es folle...

EUGÉNIE, écoutant.

Une voiture !...

PROSPER.

Je crois qu'elle s'arrête devant la maison. Mais ce ne peut être lui.

EUGÉNIE.

Va à la fenêtre, j'ai les jambes brisées... Ouvre la fenêtre, ouvre !...

PROSPER.

C'est un monsieur et une dame... Le monsieur paie le cocher. Ce sont les gens du troisième... Je savais bien que ce n'était pas lui... Tu vois bien que ce n'est pas une heure indue, puisque les gens du troisième rentrent ! À cette heure-là, et une dame ! Albert, qui est un jeune homme, ne rentrera pas avant une heure d'ici.

Silence.

EUGÉNIE.

Si on pouvait s'informer quelque part, demander au commissariat s'il n'est rien arrivé ?

PROSPER.

Tu es absurde !

EUGÉNIE.

Si on avait au moins le téléphone dans l'appartement !

PROSPER.

Oui, mais malheureusement, nous ne l'avons que chez le concierge. On ne peut pas réveiller le concierge, pour téléphoner.

EUGÉNIE.

Il vient d'être réveillé par les gens du troisième. Il ne doit pas être rendormi.

PROSPER.

De quoi aurions-nous l'air ? Et puis il faudrait téléphoner dans plusieurs commissariats. C'est de la folie. Je n'irai téléphoner sous aucun prétexte.

EUGÉNIE.

Mon Dieu, mon Dieu ! C'est terrible d'être là à ne rien savoir.

PROSPER.

Si tu tiens absolument à ce que j'aille téléphoner... Je réveillerai le concierge. Une mère inquiète a tous les droits.

EUGÉNIE.

Si on te dit au commissariat qu'il n'y a rien, ça voudra simplement dire qu'ils ne savent rien. Nous ne serons pas complètement rassurés.

PROSPER.

Oui, mais s'il y a quelque chose, nous serons fixés.

EUGÉNIE.

Oh, mon Dieu, il pourrait y avoir quelque chose !... Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu !

PROSPER, geignant.

Oh, mon Dieu ! C'est terrible d'avoir affaire à une femme qui ne garde pas son sang-froid...

EUGÉNIE, pleurant.

Avec ça que tu l'as, ton sang-froid !

PROSPER, de même.

C'est toi qui me le fais perdre.

EUGÉNIE, pleurant.

Tu le perds bien tout seul.

PROSPER.

Je vais téléphoner pour faire quelque chose.

EUGÉNIE, pleurant.

Oh, mon pauvre petit !...

PROSPER, pleurant.

Ma pauvre chérie, tais-toi, sois un petit peu calme ! Aie du courage, de l'énergie !

EUGÉNIE, pleurant.

Je ne peux plus ! Je ne peux plus ! Notre petit ! Notre petit !

PROSPER.

Écoute...

EUGÉNIE.

L'ascenseur...

PROSPER.

Ce n'est pas lui. Aucune voiture ne s'est arrêtée...

EUGÉNIE.

L'ascenseur a l'air de s'arrêter au palier...

PROSPER.

Je n'entends pas le bruit de sa clef ?

Coup de sonnette.

Qu'est-ce que c'est ?

EUGÉNIE.

Qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas lui, il a sa clef...

PROSPER.

Il ne sonnerait pas...

EUGÉNIE.

Qu'est-ce qu'on vient nous dire ?

Elle tombe sur un canapé.

PROSPER.

Il faut tout de même que j'aille ouvrir...

Il s'en va à petits pas, les jambes lourdes et disparaît dans l'antichambre. Bruit de voix.

PROSPER, reparaissant souriant.

C'est lui, le mauvais sujet... Il avait oublié sa clef.... Arrive ici, toi !

Entre Albert.

Tu mériterais... Tu mériterais... Je ne sais quoi ! Gredin, va ! Gredin, va ! Regarde ta pauvre mère !

ALBERT.

Oh, maman !

PROSPER.

Je te défends de l'embrasser !

ALBERT.

J'avais oublié ma clef et mon porte-monnaie. J'ai dû revenir à pied du Boulevard Saint-Michel.

PROSPER.

C'est bien fait, allez, va te coucher !

À Eugénie.

Dis-lui d'aller se coucher !

EUGÉNIE, faiblement.

Va te coucher !

ALBERT.

Oh ! Maman, je t'ai fait de la peine !

PROSPER.

Je te défends de l'embrasser... À moi, tu ne m'as pas fait de peine ? Je n'étais pas inquiet, peut-être ?...

ALBERT.

Papa...

PROSPER.

Vilain gredin ! Va te coucher !

Albert entre dans sa chambre.

PROSPER.

Je n'étais pas inquiet du tout...

EUGÉNIE.

Oh, ni moi non plus...

PROSPER.

Si, tu étais inquiète !

EUGÉNIE.

Toi aussi!

PROSPER.

Le gredin !

EUGÉNIE.

Le petit gredin !

Ils regardent dans la direction de la chambre d'Albert et se surprennent mutuellement à lui envoyer des baisers.

ENSEMBLE.

Imbécile !

 


Achevé d'imprimer le 20 SEPTEMBRE 1930 par les ÉTABLISSEMENTS BUSSON.


Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606

 

Notes

[1] Besigue : Jeu de cartes analogue à la brisque ou au mariage. [L]

 [PDF]  [TXT]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons