COMÉDIE EN UN ACTE.
1888. Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés.
FERNAND BESSIER.
PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE 14, RUE DE GRAMMONT, 14
Imprimerie Générale de Chatillon-sur-Seine. - A. PICHAT
Texte établi par Paul FIEVRE août 2021
© Théâtre classique - Version du texte du 30/08/2024 à 07:21:09.
PERSONNAGES
MADAME BERNIER, rentière.
CLAIRE, petite fille de Madame Bernier.
ALICE, petite fille de Madame Bernier.
NANON, servante.
La scène se passe dans un village.
Extrait de "Saynètes pour jeunes filles", Fernand Bessier, Paris, Librairie Théâtrale, 1888. pp 1-35.
MA SOEUR CLAIRE
Dans une terme. - Au fond, à côté de la porte d'entrée, une grande fenêtre. - par les rideaux entr'ouverts on aperçoit la campagne. - À gauche, une vaste cheminée ; à droite, une porte conduisant dans une chambre voisine, à droite aussi aa balTet, et devant le buffet une table. Au lever de rideau, Nanon dresse le couvert sur la table.
SCÈNE PREMIÈRE.
NANON, posant les assiettes.
Mademoiselle Claire, ici, Madame, là ; en face, Mademoiselle Alice ; et moi, de ce côté, de façon à pouvoir me dresser facilement et surveiller, en même temps, mon poulet et la crème de Mademoiselle Alice, une crème superbe dont elle a copié la recette dans un grand journal de Paris. Dame, il s'agissait de faire la fête complète, et de célébrer, comme il faut, le retour do notre chère enfant, ma bonne petite Claire ! Je dis toujours petite, comme si elle avait encore dix ans ! Elle en a seize maintenant ; l'année dernière, ne pouvant pas venir aux vacances, ainsi que nous l'avions tant espéré, elle nous a envoyé son portrait : je ne la reconnaissais plus. Ah ! C'est que c'est une belle demoiselle, maintenant, et savante, oh ! Savante - plus encore, dit-on, que monsieur le curé ! - Je la vois toujours, assise là, les yeux plongés dans ses livres ; toujours sérieuse et grave, mais bonne, avec cela, comme du bon pain. À l'école elle en sut vitement plus que la maîtresse, et c'est alors que Madame décida qu'elle irait à Paris dans une grande pension ; et elle partit la chère petite : quel vide cela fit ! Heureusement qu'il nous restait mademoiselle Alice, grande déjà comme sa soeur, mais tapageuse, oh ! Tapageuse ! Avec elle jamais rien ne peut rester en place. Madame gronde, moi aussi ; mais elle a une façon de vous embrasser qui fait qu'on lui pardonne tout de suite. Elle a si bon coeur et elle aime sa soeur Claire ! Faut voir.
S'interrompant.
Ah ! J'oubliais les fourchettes. C'est ma tête qui travaille trop !
Elle continue.
C'est toujours ma soeur Claire, par ci, ma soeur Claire, par là. Elle a écrit ceci, elle a écrit cela : c'est elle qui nous lit les lettres, chaque semaine ; et il faut la voir courir au devant du facteur, le lundi ; dès le matin elle ne tient plus en place. Et j'avoue qu'en ce moment je suis comme elle. Ma chère petite Claire ! - Penser qu'il y a trois ans que je ne l'ai vue ! Madame et Mademoiselle sont allées la chercher à la gare voisine. Pourvu qu'il ne leur soit rien arrivé en route ; la grise a beau être une bonne et brave jument pas méchante pour un sou ; mais, quand c'est mademoiselle Alice qui conduit, je ne suis jamais tranquille.
Prêtant l'oreille.
J'entends les grelots. Ce sont elles. Ah ! Que c'est drôle, voilà que le coeur me bat ! J'ai des larmes plein les yeux ; je pleure, comme lorsqu'elle est partie ; mais ce ne sont pas les mêmes larmes.
SCÈNE II.
Nanon, Alice, puis Claire et Madame Bernier.
ALICE, ouvrant vivement la porte du fond et courant à Nanon.
La voilà ! La voilà !
NANON.
Vrai !
ALICE.
Elle aide grand-mère à descendre de voiture. Moi j'ai couru devant pour te prévenir. Tu vas la voir ma chère Claire, comme elle est belle et bien mise donc !
Courant à la porte.
Les voilà ! Les voilà !
Claire entre doucement donnant le bras à Madame Bernier. Claire se tient droite, les lèvres un peu pincées, l'air grave.
CLAIRE, à Alice.
Es-tu folle de nous laisser ainsi !
Nanon la considère toute surprise, n'osant avancer.
ALICE.
Il fallait bien que je prévinsse Nanon !
CLAIRE.
Ah !
Un peu froidement.
Bonjour, Nanon !
Elle lui tend la main.
ALICE, à Nanon.
Eh bien ! Tu n'embrasses pas ma soeur !
NANON, encore interdite de l'entrée de Claire.
Dame ! Je ne demande pas mieux, moi, si elle veut bien...
Claire lui tend la joue, elle l'embrasse.
MADAME BERNIER.
Comment, si elle veut bien ! Vois-tu, ma chère Claire, c'est ta vue qui la trouble ainsi : depuis que tu nous as annoncé ton arrivée, ma pauvre Nanon en a presque perdu la tête.
ALICE.
Et maintenant à table ! Je meurs de faim. Et Claire aussi doit mourir de faim !
S'arrêtant.
Ah ! J'oubliais ! Et la grise qui est là, dans la cour, encore attelée !...
NANON.
Ne vous dérangez pas, Mademoiselle Alice, je vais la dételer moi-même, et la ramener dans son écurie. Ça me connaît.
En s'en allant, à part.
On nous l'a changée, à Paris ; c'est pas possible !
SCÈNE III.
Alice, Claire, Madame Bernier.
ALICE, courant à la table.
Plaçons-nous vite, en attendant; grand'mère ici, Claire là, moi à côté de ma soeur et Nanon à sa place habituelle.
CLAIRE, étonnée.
Ah ! Nanon mange avec nous ?
MADAME BERNIER, la regardant surprise.
Et où donc veux-tu qu'elle mange ?
ALICE.
Tu ne te souviens donc plus ?
CLAIRE.
Si. Mais j'avoue que j'ai un peu perdu les habitudes d'ici.
MADAME BERNIER.
Quelles habitudes as-tu donc prises, là-bas ?
CLAIRE.
Aucunes, bonne maman. Mettez que je n'aie rien dit.
MADAME BERNIER.
Nanon vous a vues naître toutes deux ; voilà trente ans qu'elle est à mon service. Elle est donc de la famille, et tu ne voudrais pas, je suppose, que nous la traitions autrement ?...
ALICE.
Tu verras d'ailleurs la bonne cuisine qu'elle nous a faite, en ton honneur. Voilà trois jours qu'elle ne fait que penser à ça ! Et moi-même je t'ai préparé une surprise, oh ! Mais une surprise !
MADAME BERNIER.
Petite folle, Va!
À Claire, en s'asseyant.
Ah ! C'est égal, mon enfant, tu as bien fait d'arriver. Vrai, je languissais trop !
ALICE.
Et moi, donc !
MADAME BERNIER.
Et quand on est vieille comme moi, les années comptent double et le temps vous est mesuré.
CLAIRE.
Oh ! Bonne maman !
MADAME BERNIER.
Voilà deux longues années que tu n'étais plus revenue ! Les lettres, c'est bien : mais elles ne satisfont pas tout le coeur ! Certes nous les lisions et les relisions, le soir, au coin du feu ; mais elles faisaient souvent nos regrets plus vifs et nos journées plus tristes !
CLAIRE.
Vous savez bien qu'il m'était impossible de revenir !
MADAME BERNIER.
Oui! Je sais ! C'est bien loin la grande ville, là-bas, qui prend les enfants aux vieilles grand-mères et les laisse vieillir seules près du foyer désert ! C'est bien long le voyage et bien coûteux aussi ! Mais que veux-tu ? L'amour des mères est égoïste, et moi je vous aime doublement, puisque la vôtre n'est plus et que je suis restée toute seule pour vous aimer et pour elle et pour moi.
CLAIRE, l'embrassant.
Bonne maman !...
ALICE, même jeu.
Grand'mère !...
MADAME BERNIER.
Chères petites ! Je sais bien que je ne devrais pas pleurer aujourd'hui ? Je suis trop joyeuse, puisque mon enfant m'est rendue ! Mais que voulez-vous ? Nous sommes ainsi faits que les larmes nous viennent aux yeux pour la douleur comme pour la joie ! Et si je pleure un peu, en vous serrant là, sur mon coeur, toutes les deux, mes enfants, c'est que je suis heureuse ! Oui, bien heureuse ! C'est si triste et si long l'absence ! C'est si bon et si doux le retour !
Elle les embrasse.
SCÈNE IV.
Claire, Alice, Madame Bernier, Nanon.
ALICE.
Et voilà Nanon! on va pouvoir servir.
MADAME BERNIER.
Claire doit avoir faim, la pauvre petite !
CLAIRE.
J'ai pris un peu de café, ce matin.
ALICE, en t'asseyant.
Et figure-toi, Nanon, qu'elle est restée toute une nuit en chemin de fer. Quel voyage, hein ! Le bout du monde.
CLAIRE, souriant, et même jeu.
Oh ! Le bout du monde ! Pas tout à fait, petite soeur !
ALICE.
Ah ! Dame, je ne sais pas, moi. Je n'ai jamais été plus loin qu'à une heure d'ici, avec grand'mère, et même que Nanon n'était pas rassurée du tout quand le train s'est mis en marche.
À Nanon qui apporte la soupière.
Te le rappelles-tu ?
NANON.
Oui, Mademoiselle.
MADAME BERNIER, découvrant ta soupière.
Oh ! Quel parfum ! Nanon s'est décidément distinguée. La soupe de ménage, ma petite Claire, la soupe de la maison, qu'on est si heureux de retrouver, disent ceux qui sont loin !
Elles mangent.
ALICE.
Avec cela, que vous étiez peut-être mal nourries, là-bas.
CLAIRE.
Mais pas du tout, petite soeur. On mangeait fort bien dans notre pension ; Madame de Lasseny, la directrice, était même fort difficile à ce sujet.
MADAME BERNIER, souriante.
C'était sans doute meilleur que chez nous !...
CLAIRE.
Oh ! Bonne maman.
ALICE.
Puis tu devais avoir tant à travailler !
CLAIRE.
Cela, oui ! Mais c'est si bon d'apprendre ! C'est si beau de savoir !
ALICE, naïvement.
Et tu sais... beaucoup ?
CLAIRE, souriant.
Autant que j'ai pu en apprendre.
MADAME BERNIER, souriant.
Alice ne pourrait peut-être pas nous en dire autant ?
ALICE.
Dame ! Grand'mère, que voulez-vous ? Ma soeur a tout pris pour elle ; elle a toujours été la plus savante de la famille et ne m'a rien laissé à apprendre.
MADAME BERNIER, en menaçant du doigt.
Et tu n'en es pas fâchée, j'en suis bien certaine !
CLAIRE.
C'est pourtant bien vilain de ne rien savoir !
ALICE.
Oh ! Mais, je sais pas mal de choses déjà : ainsi je fais très bien la tisane de grand'mère, quand elle est enrhumée.
MADAME BERNIER, souriant.
Elle est même très bonne, je le reconnais. Mais voyons, Claire, parle-nous un peu de toi maintenant. Nous avons tant à nous dire... Tu dois avoir tant de choses à nous raconter...
CLAIRE.
Oh ! Notre vie, là-bas, était bien simple. Le jour, l'on travaillait ; le soir, pour se distraire, on faisait de la musique dans le grand salon, l'on jouait du piano, l'on chantait. On dansait même quelquefois.
ALICE.
On danse aussi tel le dimanche.
CLAIRE, dédaigneuse.
Oh ! Ce n'est pas la même chose.
ALICE.
Ah !
CLAIRE.
Puis le jour de la distribution des prix, il y avait un grand dîner auquel étaient invités les parents des élèves les plus riches.
MADAME BERNIER.
Et les autres on ne les invitait pas ?
CLAIRE.
Non, l'on n'y pensait même pas.
MADAME BERNIER.
Tant pis pour ta maîtresse de pension alors : elle pouvait être savante, c'est possible ; mais elle manquait sûrement de coeur !
À Alice qui cause bas avec Nanon.
Eh bien ! Qu'est-ce que vous avez à chuchoter encore toutes les deux ?
ALICE.
Chut !
À Nanon.
C'est le moment.
MADAME BERNIER.
Quoi donc ?
ALICE.
Ma surprise !
À Nanon qui apporte le plat.
Doucement, ma bonne Nanon, doucement, ne renverse rien.
MADAME BERNIER.
Est-elle enfant !
NANON, posant le plat sur la table.
Voilà la surprise.
CLAIRE.
Voyons.
Elle découvre le plat.
Oh ! Qu'est-ce que c'est que cette affreuse bouillie ?
ALICE.
Mais... des oeufs à la neige.
CLAIRE.
Ça ?
NANON, consternée.
Ça n'a pas tenu !
ALICE, idem.
Mes pauvres oeufs !
MADAME BERNIER.
Eh bien ! Quoi ! Tu ne vas pas te désoler pour si peu de chose, j'espère !... Tu voulais faire une surprise à ta soeur... Une autre fois tu la réussiras mieux. D'ailleurs ils sont peut-être bons, malgré l'accident. Je veux y goûter
ALICE.
Non, je ne veux pas qu'on y goûte !
NANON, à part.
Pauvre petite !
Elle emporta le plat.
CLAIRE, riant.
Je t'apprendrai à les faire.
MADAME BERNIER, se levant.
Vous avez d'ailleurs à vous préparer, maintenant. Nous avons tous nos amis à visiter. Ils nous attendent et il faut se hâter.
CLAIRE, idem.
Comment, bonne maman, vous allez me promener dans tout le village ?
MADAME BERNIER.
Te promener ?
CLAIRE.
Je suis un peu lasse.
MADAME BERNIER.
Ah !
CLAIRE.
Et si nous pouvions remettre à demain ces visites...
MADAME BERNIER, la regardant.
Comme tu voudras.
CLAIRE.
Des villageois, d'ailleurs : ils ne se fâcheront pas !
MADAME BERNIER.
Nanon aide Alice à enlever la table pendant ce temps.
Ce sont des amis, ma chère Claire.
CLAIRE.
Oh ! Des amis !... Ils ne sont plus guère les miens. Nous ne nous comprendrions plus guère.
Vivement, sur un mouvement de Madame Bernier.
Vous m'excuserez auprès d'eux.
MADAME BERNIER.
C'est ce que je vais faire auprès de nos voisins, tout au moins, car ils nous ont vues arriver, et même au village, ma chère enfant, on se doit certains égards et certaines politesses des uns aux autres.
CLAIRE.
Vous êtes fâchée !
MADAME BERNIER.
Moi, pas du tout, mon enfant. Tu nous arrives de Paris plus savante que nous tous ; tu as appris des choses que nous ne soupçonnons même pas. Tu dois savoir ce qu'on doit faire en toutes circonstances. Repose-toi donc en nous attendant.
À Alice.
Viens, Alice : tu m'accompagneras !
ALICE.
Voilà, grand'mère.
À part.
Mes pauvres oeufs à la neige !... Elle ne las a même pas regardés !
Madame Bernier sort avec Alice.
SCÈNE V.
Claire, Nanon.
Nanon achève de ranger les ouverts et les assiettes dans le buffet.
CLAIRE, à part.
Ah ! Elles me le disaient bien, mes amies de la pension : vous aurez à souffrir dès votre arrivée. - Cela faisait pourtant plaisir à bonne maman que je l'accompagne ! J'aurais peut-être dû le faire, pour elle ?... C'eût été vite fini !... Mais aussi, j'en aurais eu pour toute la journée d'embrassades et de questions ! Et je me demande maintenant quelles compagnes je vais trouver ici, des jeunes filles, sans instruction, n'ayant, ni mes goûts, ni mes idées ; avec lesquelles je ne pourrai causer d'aucune chose intéressante. Est-ce étrange tout de môme ! Voilà deux ans que je n'étais plus revenue ici, et de loin je pensais avec joie au retour ; puis, quand ce jour est arrivé, à l'idée de me retrouver ici, prés de bonne maman, prés des miens, j'en ai eu le coeur tout ému ; j'étais heureuse, j'en pleurais de joie ! En même temps, à mesure que je m'éloignais de là-bas, quelque chose comme un regret me venait, en pensant à la vie que je quittais et à celle qui m'attendait ici.
Elle se retourne et aperçoit Nanon.
Savez-vous où est ma chambre ?
NANON, montrant la droite.
Par là, Mademoiselle, à côté de celle de Mademoiselle Alice.
CLAIRE.
Merci.
NANON, doucement.
Et à ce propos, Mademoiselle Claire, voulez-vous me permettre de vous dire un mot ?
CLAIRE, qui me disposait à sortir, t'arrêtant.
À mol ?
NANON.
Oui, au sujet de Mademoiselle Alice, de cette pauvre petite, qui s'était fait une si grande joie de vous servir un plat de sa façon, et à laquelle vous auriez bien dû dire un mot de consolation, car la chère enfant avait le coeur bien gros, croyez-moi ! Elle a la tête un peu folle, c'est possible, mais elle a aussi le coeur bien sensible.
CLAIRE.
C'est une leçon que vous voulez me donner ?
NANON.
Moi, Mademoiselle ?
CLAIRE.
Je vous préviens qu'elle serait la mal venue.
NANON, s'arrêtent Interdite.
C'est à moi que vous parlez ainsi, à votre vieille Nanon, qui vous a tenue sur ses genoux, pas plus grande que ça !...
CLAIRE.
Le mieux alors est de ne jamais oublier que les enfants grandissent, et qu'on ne peut pas toujours agir avec eux comme lorsqu'ils étaient petits.
Elle sort.
NANON.
Oh !
Elle la regarde s'éloigner, puis se met à pleurer.
SCÈNE VI.
NANON, seule.
Ah ! La sans-coeur ! C'est pas possible ! On nous l'a changée là-bas, dans cette méchante ville ! Elle peut bien être revenue savante : il ne lui est rien resté là !
Elle se frappe la poitrine.
Je l'ai bien vue dès son entrée, avec son air froid, son air de Paris. Oh ! L'ingrate ! Moi qui l'aimais tant !
Elle s'assied sur une chaise et pleure.
SCÈNE VII.
Nanon et Alice, entrant.
[ALICE].
Nanon !
Allant à elle.
Ah ! Mon Dieu, qu'est-ce que tu as ? Tu pleures. Que t'est-il arrivé ?
NANON.
Oh ! Rien du tout, Mademoiselle Alice ; des idées, qui me sont venues et qui m'ont attristée.
ALICE.
Mais ce sont de vraies larmes que tu verses ?
NANON, essuyant tes yeux.
Non !
ALICE.
Je te dis que si. Je le vois bien, moi ; on t'a fait quelque chose.
NANON.
Chère petit et ce n'est rien, va. Les vieilles gens, vois-tu, ça se fait souvent des idées, ça rêve des choses impossibles ! Mais on en est quitte pour ne plus y penser.
ALICE.
C'est peut-être ma soeur Claire qui t'a fait de la peine ?
NANON.
Oh ! Qu'allez-vous penser, mademoiselle Alice ? C'est moi qui ai eu tort de vouloir lui faire une observation.
ALICE, comme à elle-même.
Et moi qui me faisais une si grande fête de son arrivée ! J'étais si heureuse, je comptais les jours, les heures, et voilà que maintenant depuis qu'elle est là, j'ai le coeur gros, et j'ai moi aussi des envies de pleurer. Dis, Nanon, est-ce qu'on est comme cela, lorsqu'on revient de Paris ?
NANON.
Je ne sais pas, mais Mademoiselle Claire est maintenant très savante et peut-être que c'est nous qui sommes trop ignorants pour elle.
ALICE, comme à elle-même.
Elle était si bonne pourtant, ma soeur Claire !...
Madame Bernier est entrée depuis un instant et les écoute.
SCÈNE VIII.
Nanon, Alice, Madame Bernier, entrant.
MADAME BERNIER.
Tu vas, ma chère petite, entrer dans sa chambre et lui dire que je désire lui parler.
À Alice.
Va, puis tu iras aider Nanon, pendant que je causerai quelques instants avec Claire.
Alice sort. À Kanon.
Et toi, ma vieille Nanon, essuie-moi vite tes yeux rouges.
NANON.
Mais je n'ai pas pleuré !
MADAME BERNIER.
Peut-être. J'ai entendu ce que tu disais à Alice, et ce dont je suis sûre, c'est que Claire a dû te faire de la peine ?
NANON.
Vous n'allez pas la gronder pourtant ?
MADAME BERNIER.
Tu vois bien que j'avais raison !... Sois tranquille... Je ne te demande môme pas ce qui s'est passé ; seulement, il faut que je cause avec Claire.
La voyant entrer.
Va, ma bonne Nanon.
Nanon sort en secouant la tête et en regardant Claire.
SCÈNE IX.
Claire, Madame Bernier.
CLAIRE.
Vous m'avez fait demander, grand'mère ?
MADAME BERNIER.
Oui, mon enfant. Assieds-toi là, près de moi. Nous avons à causer.
CLAIRE, surprise.
À causer ?
MADAME BERNIER.
Oui, et c'est simplement, franchement, que nous allons le faire. Je ne te demande que de me répondre avec ton coeur.
CLAIRE, souriant.
Mon Dieu, grand-mère, quel ton solennel ! C'est donc bien grave ce que vous avez à me dire ?
MADAME BERNIER.
Non. Seulement, voici deux ans que tu n'es plus revenue ici... Voici, à vrai dire, six ans que tu ne vis plus de notre vie à nous, et peut-être que sans le vouloir, nous n'avons pas sur certaines choses les mêmes idées.
CLAIRE.
Je comprends... Vous m'en voulez encore de ne pas vous avoir accompagnée, tout à l'heure ?
MADAME BERNIER.
Non. Pourquoi ? Tu as fait ce que tu as cru devoir faire. Tu es plus savante que nous toutes ; et mieux que nous tu dois savoir ce qui est bien ou ce qui est mal. Mais en rentrant tout à l'heure, j'ai vu notre vieille Nanon qui venait de pleurer.
CLAIRE, vivement.
Elle s'est donc plainte de ce que je lui ai dit ?
MADAME BERNIER.
Tu lui as donc dit quelque chose ? Quoi donc ?
CLAIRE.
Eh bien ! Je lui ai dit que je n'aimais pas les observations.
MADAME BERNIER.
Et à quel propos t'en faisait-elle ?
CLAIRE.
Mais à propos d'Alice et de ses oeufs à la neige, que j'avais eu le tort, d'après elle, de ne pas trouver délicieux.
MADAME BERNIER.
Cela t'aurait peu coûté, entre nous, et tu aurais fait grand plaisir à cette pauvre petite qui depuis huit jours cherchait dans sa tête une surprise à te faire. En toutes choses, ma chère enfant, c'est par l'intention qu'il faut juger, et c'est avec le coeur qu'il faut répondre. D'ailleurs, écoute-moi,car je vais te parler franchement à mon tour : dès ton entrée ici, je t'ai trouvée un peu changée... Tu m'as véritablement fait de la peine.
CLAIRE, vivement.
Moi, grand'mère, moi qui vous aime tant !
MADAME BERNIER.
Tu semblais ne plus comprendre certaines choses !... L'orgueil, ma chère enfant, est un vilain défaut.
CLAIRE.
Mais je ne suis pas orgueilleuse, grand'mère !
MADAME BERNIER, continuant.
Car personne, vois-tu, ne peut jamais connaître le sort que l'avenir lui réserve, et, tu l'as sans doute appris à ta pension : il n'est si petit dont on ne puisse avoir besoin. - Et à ce propos je veux te raconter une histoire - elle t'intéressera. Un jour, une maman vint à mourir laissant deux petites filles, auxquelles il ne restait pour toute famille qu'une grand'mère déjà vieille...
CLAIRE, étonnée.
Comme nous.
MADAME BERNIER.
Oui, comme vous. - Heureusement que la grand'mère avait à son service une brave fille, de bon courage et de grand coeur, qui l'aida dans sa tâche avec un admirable dévouement. - La grand'mère soutenait à ce moment un procès dont dépendait toute sa petite fortune et voilà - dans la vie, vois-tu bien, une douleur n'arrive jamais seule ! - Voilà, dis-je, qu'un matin, elle reçut une lettre lui annonçant que son procès était perdu. Elle était ruinée. Elle se voyait seule, avec ses deux petites filles, ne sachant comment elle les élèverait.
CLAIRE.
Oh ! Pauvre femme !
MADAME BERNIER.
Elle prévint sa servante qu'elle la laissait libre de se chercher une autre place, puisqu'elle n'avait plus les moyens de lui payer ses gages. Mais celle-ci ne voulut rien entendre. - Elle était attachée à sa maîtresse, et elle adorait les deux enfants, comme s'ils eussent été à elle. Elle resta quand même, ne voulant rien accepter. Et comme la grand'mère, brisée par toutes ses émotions, était tombée malade, tout en la veillant, tout en soignant les petites, elle trouvait encore moyen, la nuit, do faire des travaux de couture, qui lui permettaient d'acheter parfois un joujou quelconque pour les enfants.
CLAIRE.
Oh ! Le brave coeur !
MADAME BERNIER.
N'est-ce pas ? Son dévouement fut admirable ! Silencieux, sans ostentation, mais complet et inébranlable. Heureusement que le bonheur revint. Le procès, d'abord perdu, fut gagné devant de nouveaux juges.
CLAIRE.
Et on donna une récompense à la servante ?
MADAME BERNIER.
Elle n'en voulut aucune ; elle ne demandait qu'une chose, rester toujours dans la maison que son dévouement avait faite sienne, dans cette famille dont elle faisait, dès ce jour, partie, de par les droits saints et sacrés de la reconnaissance et du coeur. Tu te demandes maintenant pourquoi je t'ai conté cette histoire ? - C'est que tu es à l'âge où tu dois la connaître ; car la vieille grand'mère c'était moi !
CLAIRE.
Vous !
MADAME BERNIER, continuant.
Les deux petites filles, ta soeur et toi ; et la vieille servante...
CLAIRE, avec un cri.
Nanon !...
MADAME BERNIER.
Oui, Nanon ! Et j'ai voulu que tu saches cela, pour qu'à ton tour tu comprennes la dette contractée, et que tu rapprennes, toi aussi, à ta soeur, quand elle sera plus grande.
CLAIRE, avec un cri.
Grand'mère, pardonnez-moi !
MADAME BERNIER.
Mon enfant !...
CLAIRE.
Oui, pardonnez-moi. Je comprends tout et vous remercie. C'est vrai, j'ai eu un moment d'orgueil et je m'en accuse. Mais, soyez tranquille, cette folie d'un instant s'en est allée pour toujours, et je deviendrai bonne comme vous.
MADAME BERNIER, souriant et l'embrassant.
Tu n'auras qu'à être ce que tu as toujours été, mon enfant ; je savais bien que ton coeur n'avait pu changer. L'air de la maison paternelle, vois-tu, est un air béni qui purifie toutes les choses, et qui, chassant les mauvaises pensées, vous refait l'âme bonne et juste et vous remet au coeur les anciennes et les meilleures joies.
La porte du fond s'ouvre, Nanon et Alice paraissent.
SCÈNE X.
Claire, Madame Bernier, Nanon, Alice.
CLAIRE, courant à Nanon.
Nanon, ma bonne Nanon, pardonne-moi à ton tour ! Je t'aime ; je sais tout !
NANON.
Mademoiselle Claire...
CLAIRE.
Non, pas mademoiselle ! Claire, comme jadis, comme toujours, brave coeur ; je connais maintenant ton dévouement.
NANON, à Madame Bernier.
Oh ! Madame, pourquoi lui avoir raconté cela ?...
CLAIRE.
Veux-tu m'embrasser, dis ?
NANON.
Chère enfant !... Je le disais bien que c'était le meilleur coeur du monde !
Elle embrasse Claire.
CLAIRE.
Et toi, Alice, veux-tu me faire un plaisir ? - Ce soir, tu me referas des oeufs à la neige.
ALICE.
Mais tu ne les aimes pas !...
CLAIRE.
Au contraire. - C'était pour rire que je disait cela, ce matin. Je les adore !...
ALICE.
Vrai ! Oh ! Quel bonheur !
CLAIRE, à Madame Bernier.
Et vous, grand'mère, si vous voulez...
Tout bas.
... Me pardonner tout à fait, conduisez-moi chez nos amis, que j'aille vilement embrasser tout le monde, et refaire connaissance avec toutes mes compagnes d'autrefois.
MADAME BERNIER.
Nous irons demain, mon enfant.
ALICE, à Nanon qui essuie ses yeux.
Allons bon ! Tu pleures encore; tu ne fais que ça !...
NANON.
Oui ! Mais cette fois-ci, je suis bien sûre que ce sont des larmes de joie. Et ces larmes-là ne vous font pas du mal, au contraire !...
CLAIRE, à Alice.
Et nous travaillerons ensemble, petite soeur. - Je veux que lu sois bientôt plus savante que moi.
MADAME BERNIER.
Sans oublier ceci, mes enfants, que savoir est une belle chose, mais qu'il faut à la science joindre la modestie qui la fait aimer et le coeur qui la fait valoir.
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