LE RÊVE DU MARI

OU LE MANTEAU

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS

Représentée, le 20 mai 1826, sur le Théâtre-Français, par les Comédiens ordinaires du Roi.

Prix : 1 FR 75 c.

1826

Par F. G. J. S. Andrieux.

À PARIS, CHEZ AIMÉ-ANDRÉ, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS, n°59.

PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT, RUE D4ERFURTH, n°1, PRÈS L'ABBAYE.

Représentée pour la première fois, au Théâtre Français, par les comédiens ordinaires de du Roi, le 20 mai 1826.


Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2022.

publié par Paul FIEVRE, septembre 2022.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:49.


À MADEMOISELLE MARS

De mes vers vous offrir l'hommage,

C'est vous faire un mince présent ;

Voyez d'un oeil complaisant,

Comme on regarde son ouvrage.

Ce léger essai vous doit tout.

Heureux l'auteur docile et sage,

Qui reçoit, pour son avantage,

Vos avis dictés par le goût,

Et sait en faire un bon usage !

C'est votre talent enchanteur,

Votre grâce aimable et parfaite,

Qui subjugue le spectateur

Et fait le destin du poète !

Ah ! Si j'ose me rembarquer

Sur cette mer si dangereuse,

Je ne pars point sans invoquer

Votre assistance généreuse ;

Ô Thalie ! ô vous que ma voix

Implorait avant le voyage,

Vous avez encore une fois

Sauvé ma voile du naufrage ;

Guidé par vous, je suis au port,

Et je m'acquitte, avec transport,

Des voeux formés pendant l'orage.


PERSONNAGES. ACTEURS.

DARLIÈRE. M. MICHELOT

MATHILDE, sa femme. Mlle ROSE DUPUIS.

ÉMILIE, sa cousine. Mlle MARS.

LA BARONNE, soeur de Mathilde. Mlle DEMERSON.

GILLOT, concierge. M. ARMAND-DAILLY.

La scène est en Poitou, dans un château, à la campagne.


LE RÊVE DU MARI

Le théâtre représente un salon de campagne bien meublé, mais simplement ; il y a un secrétaire, une table, une causeuse, un métier à broder, quelques livres épars.

SCÈNE PREMIÈRE.

MATHILDE, seule, assise devant un secrétaire ouvert, sur lequel il y a plusieurs lettres.

Tandis que ma cousine, après le déjeuner,

Est allée un instant au parc se promener,

À mon mari je puis prendre le temps d'écrire.

Ses lettres, que souvent je me plais à relire,

5   M'aident de son absence à supporter l'ennui.

Je crois m'entretenir un moment avec lui.

Oh ! Quand donc finiront ces courses, ces voyages

Qui me font endurer de si fréquents veuvages ?...

Je crains tout ; un malheur est sitôt arrivé !...

10   Et si jusqu'à présent le ciel l'en a sauvé,

Qui peut me garantir que dans ce moment même ?...

On ne devrait jamais se quitter quand on s'aime.

Mon coeur impatient aspire à son retour !...

Elle prend une lettre.

Il n'en peut pas, dit-il, encor fixer le jour.

Elle lit.

15   « De Poitiers, le vingt-trois. Si j'en crois les notaires,

Nous pourrons voir bientôt la fin de nos affaires ;

Nos partages signés, je repars à l'instant. »

- Voila plus d'un grand mois que Darlière est absent.

Elle continue de lire.

« L'hiver approche ; et moi, qui veux toujours te plaire,

20   J'ai formé le projet de vivre solitaire,

De voir très peu de monde ; en cela, comme en tout,

Mon seul désir, ma chère, est de suivre ton goût. »

- L'hypocrite !... Vraiment, si je le laissais dire,

Je croirais que c'est moi qui veux ce qu'il désire ;

25   Mais que j'ose un moment combattre son avis,

Il parle en maître alors... comme tous les maris.

Comment faire ?... Il faut bien obéir, se soumettre.

« Nous vivrons très heureux, j'ose te le promettre ;

Nous saurons nous suffire... Et ne penses-tu pas

30   À nous débarrasser de ma cousine ? » - Hélas !

Moi je l'aime beaucoup, cette chère Émilie !...

« Est-elle donc chez nous pour toujours établie ?

À partir tu devrais doucement l'engager ;

Elle a la tête vive et l'esprit très léger ;

35   Feu son mari n'eut pas fort à se louer d'elle ;

Elle le gouvernait, il la croyait fidèle !

Mais...» - Ah ! Dieu !... La voici. Cachons vite...

Elle remet précipitamment les lettres et ferme le secrétaire : Émilie, lui entre, s'aperçoit de ce mouvement.

SCÈNE II.
Mathilde, Émilie.

ÉMILIE.

Ah ! Fort bien !

C'est agir finement, et je n'en verrai rien.

Cousine, tu lisais des lettres de Darlière,

40   De ton mari ?...

MATHILDE.

C'est vrai.

ÉMILIE.

  Quelle peur singulière

Te les fait resserrer si précipitamment ?

Encore si c'étaient les lettres d'un amant ?

MATHILDE.

La supposition!...

ÉMILIE.

N'est point du tout fondée.

Avec toi l'on ne peut avoir pareille idée.

45   Tu cachais ces papiers... Je devine pourquoi ;

Je gage que Darlière y dit du mal de moi.

MATHILDE, souriant.

Bon !... Tu crois ?... Tu veux rire !

ÉMILIE.

Il en est bien capable...

Nous désirons pourtant de revoir le coupable.

MATHILDE.

J'espérais de sa part une lettre aujourd'hui.

ÉMILIE.

50   Peut-être qu'il revient, et je crains qu'avec lui

Ne reviennent pour toi la gêne et la contrainte.

MATHILDE.

Quelle idée !... Et qui peut t'inspirer cette crainte ?

ÉMILIE.

C'est que j'ai de bons yeux... Oui, j'oserais jurer

Qu'il va dans ce château tristement t'enterrer,

55   T'y tenir loin du monde... Est-il vrai ?... Je devine...

MATHILDE.

Tu pourrais deviner trop juste, ma cousine.

S'il faut qu'il soit jaloux, combien il souffrira !

ÉMILIE.

Il ne l'est pas encor, mais il le deviendra ;

Je connais bien Darlière, et depuis sa jeunesse.

60   De son père j'avais l'honneur d'être la nièce.

Mon cousin, en dépit des leçons qu'il reçut,

Aux erreurs du jeune âge a payé le tribut ;

Sa conduite toujours ne fut pas exemplaire ;

Or, de ces étourdis un travers ordinaire ;

65   Est de penser fort mal du sexe féminin.

De plus, il est assez indiscret, assez vain,

Surtout mari despote et fier de sa puissance.

MATHILDE.

Tu sais, pendant le temps de sa dernière absence,

Que nous vîmes ici le Comte de Blanval

70   Qui demeura trois jours avec nous.

ÉMILIE.

  Le grand mal !

Un ancien militaire ! Un homme respectable !

MATHILDE.

Il avait avec lui son neveu, jeune, aimable,

Qui te faisait la cour, et je le dis tout bas,

Qui peut-être en secret ne te déplaisait pas.

ÉMILIE.

75   Qu'on me fasse la cour et qu'on cherche à me plaire,

Qu'importe à mon cousin ?... C'est, je crois, mon affaire.

MATHILDE.

Leur séjour en ces lieux à Darlière a déplu ;

Il ne put me cacher, quand il fut revenu,

Son mécontentement...

ÉMILIE.

Voyez ! Le beau caprice !

MATHILDE.

80   De monsieur de Blanval j'attends un bon office ;

Le Baron, mon beau-frère, espère en ce moment

De pouvoir obtenir enfin un régiment ;

Blanval en sa faveur agit et sollicite ;

Il me tarde beaucoup de voir sa réussite.

85   Je n'aurai pour Darlière alors plus de secret.

ÉMILIE.

À quoi bon le lui dire ?

MATHILDE.

Ah ! C'est bien à regret

Que j'eus, à son insu, cette correspondance.

ÉMILIE.

Il en aurait fort mal reçu la confidence ;

Il en veut au Baron, et ne t'eût point permis,

90   Pour lui faire plaisir, d'employer tes amis.

MATHILDE.

Mon beau-frère a des torts.

ÉMILIE.

Il n'est que trop d'usage

Que dans une famille, au moment d'un partage,

S'élèvent tout-à-coup de fâcheux démêlés,

Et que par l'intérêt des parents soient brouillés.

95   C'est ce qui vous arrive ; et depuis qu'une tante

Vous laissa, par sa mort, dix mille écus de rente

Entre ta soeur et toi, voilà que vos époux,

De la succession plus occupés que vous,

Se plaignent l'un de l'autre, et se cherchant querelle,

100   Font naître à chaque pas difficulté nouvelle.

Je crains bien qu'à la fin ne pouvant s'accorder,

Ils n'en viennent ensemble à vous faire plaider.

MATHILDE.

Plaider contre ma soeur !... Cela serait horrible !

ÉMILIE.

Ils veulent vous brouiller ; ils y font leur possible.

MATHILDE.

105   Eh bien ! Je ne verrai personne, s'il le faut.

À ce prix... Mais que veut le concierge Gillot ?

ÉMILIE.

Il a l'air effaré !

SCÈNE III.
les mêmes, Gillot.

GILLOT, à Mathilde.

J'accours ici bien vite ;

C'est pour vous annoncer, Madame, une visite.

MATHILDE.

Mais je n'en reçois point ; ne vous l'ai-je pas dit ?

GILLOT.

110   C'est que ce monsieur-là me fait tourner l'esprit.

ÉMILIE.

Ah ! Ah ! C'est un monsieur ?...

GILLOT.

Oui, qui même a la mine

De quelque aventurier, à ce que j'imagine.

Par la petite porte il est d'abord entré.

Il traversait le bois, où je l'ai rencontré ;

115   Selon votre ordre alors, j'ai voulu l'éconduire :

« Monsieur, on n'entre pas... » Bon, il m'a laissé dire.

« Darlière est-il ici ? M'a-t-il demandé. - Non,

Monsieur, il est absent. - Il est absent ? C'est bon. »

Sans ajouter un mot, il a mis pied à terre

120   En sautant lestement ; puis, d'un air de mystère,

Après avoir donné son cheval à tenir

Au valet qui le suit, il s'est mis à venir

Du côté du château... De peur qu'on ne me blâme,

J'ai pris ma course alors pour avertir Madame.

125   Je ne suis point en faute, et j'ai fait mon devoir.

MATHILDE.

C'est assez singulier ; je ne veux pas le voir.

Quel est ce monsieur-là ?

ÉMILIE.

Mais, c'est Blanval peut-être ?

MATHILDE, en souriant à Émilie.

Peut-être son neveu !

À Gillot.

Vous n'avez pu connaître ?...

GILLOT.

Moi ? Non ; de se cacher il semblait occupé.

130   D'un grand manteau fort ample il est enveloppé ;

Il n'a jamais voulu dire comme il se nomme ;

Mais je crois cependant que c'est un beau jeune homme ;

Je n'en répondrais pas ; car après tout, tenez,

Je n'ai vu, là, bien vu, que le bout de son nez.

MATHILDE.

135   Je ne le verrai pas ; j'y suis très décidée.

GILLOT.

Quelle excuse donner ?

MATHILDE.

Je suis incommodée...

Je suis malade... au lit...

ÉMILIE.

Si c'est un médecin ?

MATHILDE.

Ne plaisante donc pas.

À Gillot.

Qu'avez-vous à la main ?

Qu'est-ce que ce papier ?

GILLOT.

Ceci, c'est autre chose ;

140   Une lettre que vient de me donner Larose

De chez Monsieur le Comte.

MATHILDE, décachetant et jetant les yeux sur la lettre.

Ah ! Ah ! C'est de Blanval !

Ce qu'il m'apprend me cause un plaisir sans égal.

ÉMILIE.

Il a donc réussi ?

SCÈNE IV.
Les mêmes, La Baronne, enveloppée d'un grand et large manteau.

LA BARONNE.

J'arrive à la sourdine.

À Mathilde.

Bonjour, ma chère enfant.

À Émilie.

Bonjour, belle cousine.

Elle les embrasse toutes les deux.

GILLOT, à part.

145   Sa chère enfant !...

MATHILDE.

C'est toi ! tant mieux !

ÉMILIE.

  Par quel bonheur ?...

LA BARONNE.

Gillot me refusait la porte avec rigueur.

MATHILDE.

Il avait tort, vraiment.

La Baronne jette son manteau sur un meuble.

GILLOT.

Je fais ce qu'on m'ordonne,

Et si monsieur... Eh ! c'est Madame la Baronne !

MATHILDE.

Oui, sans doute, Gillot, c'est ma soeur.

GILLOT.

Je le vois.

150   Je trouvais quelque chose aussi... là... dans la voix.

MATHILDE.

Laissez-nous.

ÉMILIE.

Souviens-toi, si l'on te questionne,

De répondre tout net qu'il n'est venu personne.

GILLOT.

C'est entendu... Vraiment ! Moi je n'en reviens pas

De m'être ainsi trompé !... je retourne là-bas.

LA BARONNE.

155   Va-t'en, et désormais, sans craindre qu'on te blâme,

Tu me feras entrer.

GILLOT.

Oui, Monsieur.

Se reprenant.

Oui, Madame.

Il sort.

SCÈNE V.
Mathilde, La Baronne, Émilie.

MATHILDE.

Tu viens fort à propos.

LA BARONNE.

Quel plaisir de te voir !

MATHILDE.

Voici ce que pour toi je viens de recevoir.

Elle prend dans son secrétaire la lettre de Blanval, et la lui donne.

LA BARONNE, lisant la lettre qu'elle met ensuite dans sa poche.

Mon mari colonel !... Ah ! Que je suis contente !

160   C'est à toi que je dois ce succès qui m'enchante !

Que je t'embrasse encor, pour t'en remercier.

MATHILDE.

Nos maris devraient bien se réconcilier

Terminer des débats dont l'amitié s'offense.

LA BARONNE.

Nous permettre de vivre en bonne intelligence,

165   D'être souvent ensemble...

MATHILDE.

  Il me reste un espoir ;

C'est qu'ils sont à Poitiers obligés de se voir.

ÉMILIE.

Qui sait s'il ne vont pas s'y brouiller davantage ?

MATHILDE.

Ah ! Tu me fais trembler.

LA BARONNE.

Maudit soit le partage !

Nous avions bien besoin d'une succession

170   Qui vient mettre chez nous de la division.

MATHILDE.

Le baron est pour moi d'un flegme qui me glace.

LA BARONNE.

Et Darlière me fait la plus triste grimace !

Je le savais absent ; et bien vite, au galop,

En une heure et demie, au moins ce n'est pas trop

175   Pour venir de chez moi, j'accours et je t'embrasse.

MATHILDE.

Tu me fais grand plaisir, ma soeur. Je t'en rends grâce.

Mais je veux te gronder : tu cours en vrai dragon ;

Seule par les chemins, t'exposant...

LA BARONNE.

Seule ? Non.

Mon vieux valet me suit, mon fidèle Lapierre.

180   Et puis je ne crains rien ; n'ai-je pas fait la guerre ?

J'ai suivi le baron plus de vingt fois au feu,

Aux avant-postes, vrai ; ce n'était pas un jeu ;

Je n'avais pour moi-même aucune inquiétude ;

De l'habit cavalier j'ai gardé l'habitude.

MATHILDE.

185   Il te sied à ravir.

LA BARONNE.

  Oh ! Point de compliment.

Mais il sert, je l'avoue, à mon amusement.

J'aime la liberté qu'il me donne et m'inspire ;

Et sous cet habit-là j'ose parler et rire.

Tel mot que je hasarde et que l'on applaudit,

190   On désapprouverait qu'une femme l'eut dit.

On voit un habit d'homme, et l'apparence abuse.

Moi, je pense jouer un rôle qui m'amuse ;

Et bientôt je reprends, lorsque je l'ai quitté,

L'air humble de mon sexe et sa timidité.

ÉMILIE.

195   On vous trouve toujours également piquante,

Tantôt homme d'esprit, tantôt femme charmante.

LA BARONNE.

Oh! ça, mais, songez-vous que le temps du plaisir,

Le mois de la vendange, avant peu doit venir ?

De ce bon pays-ci vous connaissez l'usage ;

200   De châteaux en châteaux, dans tout le voisinage,

À de nombreux amis nous nous réunirons ;

Là, pour nous divertir, chaque jour nous aurons

La vendange, le bal, la chasse, la musique.

Je fais les amoureux dans l'opéra-comique.

À Mathilde.

205   Tu seras, pour le chant, notre premier sujet.

MATHILDE.

Qui ? Moi ?

LA BARONNE.

Je serai Blaise, et tu seras Babet.

ÉMILIE.

Moi qui chante fort peu, je retiens les soubrettes.

LA BARONNE.

Oh ! Vous, vous choisirez ; les rôles que vous faites

Sont toujours les meilleurs, grâce à votre talent.

ÉMILIE.

210   C'est l'habit qui vous fait prendre un ton si galant.

MATHILDE.

À ces réunions, à ces fêtes, ma chère,

Je crois que cette année on ne me verra guère.

LA BARONNE.

Pourquoi donc ?

MATHILDE.

Mon mari m'écrivait ces jours-ci

Qu'il compte désormais rester beaucoup chez lui,

215   Ne voir personne...

LA BARONNE.

  Bon ! Par quelle fantaisie ?

Ferait-il par hasard des plans d'économie ?

MATHILDE.

Je ne le pense pas.

LA BARONNE.

Que veut-il donc ?... Pourquoi ?

Je crains de deviner... Est-il jaloux ?... De toi ?

ÉMILIE.

Quelque chose à peu près ; elle hésite à le dire.

LA BARONNE.

220   En ce cas, je le plains ; c'est un cruel martyre.

Tu m'as vue autrefois jalouse du Baron,

Et je ne l'étais pas, par malheur, sans raison :

Car il m'a fait des tours !... J'en étais en furie !...

Mais ses bonnes façons à la fin m'ont guérie.

225   Or, si je pouvais voir Darlière, je réponds

Que je lui donnerais d'excellentes leçons.

Je voudrais lui citer ma propre expérience.

Mais comment le prêcher, quand sa seule présence

Me ferait fuir ?...

ÉMILIE.

Eh bien ! Fuyez, car le voici.

230   Il descend de cheval, et je le vois d'ici.

LA BARONNE.

Darlière ?...

MATHILDE.

Mon mari ?

ÉMILIE.

Lui-même.

LA BARONNE.

Est-il possible ?

Je me sauve au plus vite.

ÉMILIE.

Il est donc bien terrible ?

MATHILDE.

Son retour imprévu me cause en ce moment

Une espèce de trouble et de saisissement.

235   Il s'en apercevrait, s'alarmerait peut-être.

ÉMILIE.

Sois en sûre.

MATHILDE.

À ses yeux avant que de paraître

Je veux me rassurer... Cousine, veux-tu bien,

Le recevoir ici ?... Dans l'instant je reviens.

ÉMILIE.

Je m'en charge, allons, soit.

LA BARONNE.

Fuyons, je crois l'entendre.

Mathilde et la Baronne entrent précipitamment dans la pièce voisine ; la Baronne oublie le manteau qu'elle a jeté sur un meuble eu entrant.

SCÈNE VI.

ÉMILIE, seule.

240   Ah ! Messieurs les maris, vous devez vous attendre,

Si vous nous faites peur, si vous êtes jaloux,

À trouver cet accueil quand vous rentrez chez vous!

C'est votre faute aussi ; que n'êtes-vous aimables ?

SCÈNE VII.
Émilie, Darlière, Gillot.

DARLIÈRE, entre en parlant à Gillot.

Oui, morbleu ! Les chemins sont affreux, détestables !

245   Et puis j'ai rencontré Monsieur du Grand-Genêt,

Des benêts de maris, je crois, le plus benêt ;

Il m'a vanté, prôné la vertu de sa femme,

Qui... Le pauvre homme ! Allons, c'est une bien bonne âme !

En mon absence, ici, Gillot, a-t-on reçu

250   Quelque étranger ?...

GILLOT.

Aucun, Monsieur.

ÉMILIE, à part.

  Bien répondu.

DARLIÈRE.

Que vient donc de me dire à l'instant Madeleine,

Qu'on avait vu passer au galop dans la plaine

Deux cavaliers ?...

GILLOT.

Je n'ai point vu d'homme venir.

DARLIÈRE.

Qu'on me porte chez moi de quoi me rafraîchir.

Gillot sort.

SCÈNE VIII.
Darlière, Émilie.

ÉMILIE, à Darlière.

255   Mon cher cousin !

DARLIÈRE.

  Bonjour. Je vous croyais partie.

ÉMILIE.

Votre femme eût été seule et sans compagnie ;

Pouvais-je la quitter ? Vous me faites, vraiment,

En arrivant, mon cher, un joli compliment !

DARLIÈRE.

Ah ! Je n'y pensais pas ; j'ai très grand tort ; les dames

260   Veulent des compliments et font des épigrammes,

Cousine, n'est-ce pas ?

ÉMILIE.

Soyez sûr, mon ami,

Que ce n'est pas pour vous que je demeure ici ;

Mais j'aime votre femme, et je reste auprès d'elle.

DARLIÈRE.

Il ne tiendrait qu'à moi d'avoir une querelle.

265   Laissons cela. Que fait Mathilde, s'il vous plaît ?

Je m'en vais la chercher.

Il aperçoit le manteau.

Eh ! Mais, qu'est-ce que c'est ?

Ce manteau, d'où vient-il?

ÉMILIE, à part.

Fâcheuse étourderie !

Le manteau laissé là !...

DARLIÈRE.

Dites-moi, je vous prie,

Que fait là ce manteau ?...

ÉMILIE, à part.

Que lui dire ?

DARLIÈRE.

Parlez.

270   À qui donc peut-il être ?...

ÉMILIE, embarrassée.

  Eh bien ! Vous le voulez ?

DARLIÈRE, insistant.

Allons...

ÉMILIE, de même.

Il est... il est à vous.

DARLIÈRE.

À moi ?

ÉMILIE.

Sans doute.

DARLIÈRE.

M'apprendrez-vous comment ? Et combien il me coûte ?

ÉMILIE.

Il ne vous coûte rien, Monsieur ; c'est un cadeau.

DARLIÈRE.

Un cadeau ? Qui pourrait me donner ce manteau ?

ÉMILIE.

275   Vous ne devinez pas ?...

DARLIÈRE.

  Point du tout, sur mon âme.

ÉMILIE.

C'est une attention, mon cher, de votre femme.

DARLIÈRE.

De ma femme ?...

ÉMILIE.

Eh bien ! Oui ; qu'est-il là d'étonnant ?

À part.

Ma foi ! Je n'ai trouvé rien de mieux pour l'instant.,,

Haut.

Vous connaissez pour vous sa tendresse parfaite ;

280   Le froid, le chaud, un rien l'alarme, l'inquiète ;

La saison devient rude, et vous allez souvent

Courir dehors, braver et la pluie et le vent ;

Chaque fois qu'à Poitiers vous faites un voyage,

S'il s'élève un zéphyr, elle rêve un orage ;

285   Or, contre les coups d'air qui pourraient vous frapper,

Voilà pour vous défendre et vous envelopper.

Ce présent n'est qu'un rien ; mais ce rien part de l'âme.

DARLIÈRE.

À ce trait de bonté je reconnais ma femme.

ÉMILIE.

Vous lui faites d'ailleurs des présents quelquefois ;

290   Elle prend sa revanche.

DARLIÈRE.

  Oui, c'est ce que je vois.

En mon absence, exprès, elle l'a donc fait faire ?

ÉMILIE.

C'est qu'elle voulait mettre à cela du mystère.

DARLIÈRE.

J'entends... une surprise !...

ÉMILIE.

Il aurait mieux valu

Qu'en arrivant d'abord vous ne l'eussiez pas vu.

295   Un don qu'on n'attend pas paraît plus agréable.

DARLIÈRE.

Soit, mais le procédé n'en est pas moins aimable.

ÉMILIE.

Elle sera fâchée, et n'en conviendra pas

Peut-être...

À part.

Nous voilà pourtant dans l'embarras !

DARLIÈRE.

Pourquoi donc ?... La voici.

SCÈNE IX.
Les mêmes, Mathilde.

DARLIÈRE, allant au-devant de sa femme, et l'embrassant.

Bonjour, bonjour, ma chère.

MATHILDE.

300   Te voilà donc enfin ! Et pour longtemps, j'espère !

DARLIÈRE.

Charmé de te revoir. Je reste désormais

Près de toi.

MATHILDE.

Tous mes voeux sont alors satisfaits.

Mais n'es-tu pas un peu fatigué du voyage ?

Si tu te reposais ?

DARLIÈRE.

Oui ; je suis presque en nage,

305   Et je me sens bien las. Je vais me rafraîchir,

Et puis une heure ou deux chez moi je veux dormir.

Un peu de bon sommeil me serait nécessaire.

A six heures du soir, comme à notre ordinaire,

Nous dînerons.

MATHILDE.

Là-bas, tout va-t-il comme il faut ?

310   Ce partage à Poitiers ?...

DARLIÈRE.

  Il finira bientôt.

Mais d'abord, trouvez bon, Madame, qu'on vous dise;

Combien on est flatté de l'aimable surprise

Que vous avez eu soin de m'apprêter ici ;

Je vous sais très bon gré du cadeau que voici.

MATHILDE.

315   Du cadeau !...

ÉMILIE, à part.

Comment faire ?...

MATHILDE.

  Eh ! Mais que signifie ?..

ÉMILIE, vivement.

Ne va pas m'en vouloir. C'est moi qui t'ai trahie.

MATHILDE.

Trahie !...

ÉMILIE.

Oui ; le manteau, sur ce meuble étendu,

Aux regards de Darlière a tout-à-coup paru.

DARLIÈRE.

Sans doute, en arrivant il a frappé ma vue.

MATHILDE, à part.

320   Que dire ?...

DARLIÈRE, à Mathilde.

  Qu'as-tu donc ? Tu parais bien émue !

ÉMILIE, à Mathilde.

Allons, il ne faut pas avoir l'air interdit.

Tu ne peux pas nier enfin ce que j'ai dit.

MATHILDE.

Qu'as-tu dit ?...

ÉMILIE.

Je me suis trouvée embarrassée ;

De plusieurs questions ton mari m'a pressée ;

325   Et j'ai tout bonnement avoué que c'est toi

Qui de ce manteau-là lui fait présent.

MATHILDE.

Qui ? Moi ?

DARLIÈRE.

C'est qu'il me plaît beaucoup ; la couleur est charmante.

ÉMILIE.

Puisqu'il est de son goût, tu dois être contente.

DARLIÈRE.

Je crois qu'il m'ira bien.

ÉMILIE.

Voulez-vous l'essayer ?

DARLIÈRE.

330   Pas encore. À propos, moi, pour vous égayer,

Je pourrais de Poitiers vous donner des nouvelles.

Je vous en conterais, si je voulais, de belles.

Ah ! Morbleu ! Comme on traite à présent les maris !

La province, vraiment, est pire que Paris.

335   Dans mon séjour là-bas j'ai vu trois aventures

En un mois !... On en a fait des caricatures

Très comiques, ma foi !... Je vous les montrerai ;

Sans compter vingt couplets que je vous chanterai.

Ils ne sont pas trop bons ; mais ils vous feront rire !...

ÉMILIE.

340   Vous voilà, mon cousin ! Toujours prompt à médire,

À railler sans pitié des malheurs du prochain !

Savez-vous que ce rire est vraiment inhumain ?

DARLIÈRE.

Allez donc en public prêcher votre morale :

Car cette barbarie est assez générale ;

345   On a vers la satire un merveilleux penchant ;

Les caquets vont leur train : le monde est si méchant !

ÉMILIE.

Et vous êtes du monde.

DARLIÈRE.

Aussi, moi je projette

De vivre désormais, au sein de la retraite,

En philosophe.

ÉMILIE.

Eh ! mais, vous craignez les discours.

350   Vous allez aux railleurs ouvrir un libre cours :

Il renferme sa femme ; il la cache, il la garde ;

Voilà ce qu'ils diront.

DARLIÈRE.

Oh ! Cela me regarde.

ÉMILIE.

On vous accusera d'être un mari jaloux,

Soupçonneux, inquiet.

DARLIÈRE.

Moi, ma cousine ?

ÉMILIE.

Vous.

355   Et d'où peut vous venir pareille défiance ?

DARLIÈRE.

C'est que j'ai par malheur un peu d'expérience.

ÉMILIE.

Mathilde, tu l'entends.

MATHILDE.

Darlière, en vérité,

Le mot est offensant ; je n'ai pas mérite....

DARLIÈRE.

Quelque soit mon motif, je crois pouvoir m'attendre

360   Qu'à mes intentions vous voudrez bien vous rendre.

MATHILDE.

Quand vous exigerez, vous serez obéi ;

Mais....

ÉMILIE.

Exigerez-vous qu'elle meure d'ennui ?

DARLIÈRE.

Allons, je le vois bien, ce qu'un mari désire,

Sa femme a sur-le-champ l'instinct d'y contredire.

365   Vous ne me ferez pas changer de volonté.

J'ai vu le temps, Madame, où ma société

Vous suffisait, à tout vous semblait préférable.

MATHILDE.

Vous ne me disiez rien alors que d'agréable ;

Vous n'aviez de désirs et de goûts que les miens.

DARLIÈRE.

370   Ah ! Nous aurions encor d'aussi doux entretiens.

Mais vous en croyez trop tout ce qu'on vous conseille.

ÉMILIE.

Le trait s'adresse à moi, je le sens à merveille.

DARLIÈRE, à Émilie.

Ah ! Vous me comprenez ?... Je n'en suis pas fâché.

Eh bien ! Oui, maintenant que le mot est lâché,

375   Sans vous nous n'aurions point de semblables querelles,

Et les femmes ne font que se gâter entre elles.

ÉMILIE.

Ma foi ! Mon cher cousin, les hommes font bien pis.

Ils se gâtent tout seuls.

DARLIÈRE.

Je vous donne un avis ;

Depuis longtemps par vous ma femme est trop instruite

380   À me contrarier, à blâmer ma conduite ;

Qui ne l'approuve pas, peut retourner chez soi,

Madame.

MATHILDE, à Darlière.

Mon ami, de grâce, calme-toi.

DARLIÈRE.

Je n'y mets point d'humeur.

À Émilie.

Serviteur, ma cousine.

Darlière et sa femme rentrent ensemble.

ÉMILIE, à Darlière.

Il ne vous manque plus que cette humeur chagrine,

385   Et que ce ton bourru, pour vous faire haïr.

SCÈNE X.

ÉMILIE, seule.

Pauvre femme ! Elle va sans réplique obéir !

Se laisser subjuguer !... Elle est aussi trop bonne !

SCÈNE XI.
Émilie, La Baronne.

LA BARONNE, entr'ouvrant la porte du cabinet où elle s'est renfermée, et sortant avec précaution.

Il n'est plus là ?

ÉMILIE.

Non, non. Venez, venez, Baronne.

LA BARONNE.

Nous ne l'attendions pas ; puisqu'il est au château,

390   Moi, je repars bien vite, et reprends mon manteau.

ÉMILIE.

Non pas. Vous ne pouvez désormais le reprendre.

LA BARONNE.

Et par quelle raison ?

ÉMILIE.

C'est qu'il faut vous apprendre...

LA BARONNE.

Quoi donc ?

ÉMILIE.

Que ce manteau n'est plus à vous.

LA BARONNE.

Comment ?

ÉMILIE.

À Darlière sachez que j'en ai fait présent.

LA BARONNE.

395   Oui ? Vous ?...

ÉMILIE.

  Il a fallu trouver une défaite !..

LA BARONNE.

Pourquoi ?

ÉMILIE.

Si brusquement vous aviez fait retraite !

Mathilde entre.

Voici Mathilde.

SCÈNE XII.
Émilie, Mathilde, La Baronne.

LA BARONNE, à Émilie.

Eh ! Mais !... Dites à quel propos ?

ÉMILIE, à Mathilde.

Eh bien ?

MATHILDE.

Il s'est jeté sur un lit de repos.

LA BARONNE.

Sans doute il va dormir.

ÉMILIE.

Tant mieux, grand bien lui fasse.

400   Qu'il dorme ; nous voilà maîtresses de la place.

MATHILDE.

Mais que lui dirons-nous, quand il s'éveillera,

Au sujet du manteau ?

ÉMILIE.

Bon ! bon ! Il l'oubliera.

MATHILDE.

Non. Il y pense trop.

ÉMILIE.

Il en rêve peut-être ?

LA BARONNE.

Que s'est-il donc passé ? Faites-le-moi connaître.

ÉMILIE.

405   Tantôt, à son retour, ce manteau qu'il a vu

A fait que, me trouvant surprise, au dépourvu,

Et de peur d'un éclat, ne voulant pas lui dire

Que vous étiez ici...

LA BARONNE.

Je souffrais le martyre,

Et pestais là-dedans.

ÉMILIE.

J'ai fait un conte en l'air :

410   J'ai dit que ce manteau lui manquait pour l'hiver,

Et que sa femme exprès pour lui l'avait fait faire.

LA BARONNE.

Il l'a cru ?

ÉMILIE.

Sûrement.

MATHILDE.

Mais à présent, ma chère,

Comment sortir de là ?

ÉMILIE.

Comment ? Ne pourrait-on

Supposer ?... Pourquoi pas ?... Oui... Le tour sera bon...

415   Darlière en arrivant ne m'a pas ménagée,

Et je me suis promis que j'en serais vengée ;

Je compte sur vous deux.

LA BARONNE.

Sur moi ? J'en suis d'accord.

MATHILDE.

J'aurai peine, vraiment...

ÉMILIE.

Tu feras un effort.

Raisonnons une fois. Trois femmes, ce me semble,

420   Peuvent tenir conseil, et conspirer ensemble.

Sans vouloir faire ici prévaloir mon avis,

Veux-tu, ne veux-tu pas être libre ? Choisis.

C'est là la question. Je suis scandalisée

De te voir durement ainsi tyrannisée !

425   Sous un joug insultant c'est trop longtemps fléchir,

Et par un coup d'État je veux t'en affranchir.

Encor, si tu savais, parfois usant d'adresse,

Arrêter en chemin ses élans de tendresse,

Et, lui dictant alors tes ordres absolus,

430   Offrir grâce pour grâce, ou refus pour refus ;

L'obéissance ainsi te serait moins pesante.

Mais non ; toujours soumise et toujours complaisante,

Sans délais, sans débats, ce qu'il veut, tu le veux,

Et tu ne sais jamais que te rendre à ses voeux.

435   N'est-ce pas ? C'est bien là ta conduite, ma chère ;

Ta prison deviendra chaque jour plus sévère ;

Il veut nous séparer d'abord, tu le sais bien ;

Ne le souffre donc pas ; je t'offre un sûr moyen,

Si tu veux l'adopter, d'être dame et maîtresse ;

440   Songes-y ; ton bonheur, ta fierté, ta sagesse,

L'honneur du sexe enfin doit t'y déterminer.

Baronne, c'est à vous maintenant d'opiner.

LA BARONNE, avec gravité.

La chose est importante, et puisqu'on délibère,

Voici sur ce sujet ce que je considère.

445   Darlière est inquiet, et des soupçons fâcheux

Le rendent à la fois injuste et malheureux ;

Pour le guérir, il doit être utile, je pense,

De lui donner un tort, au moins en apparence,

De l'amener au point de demander pardon,

450   De lui prouver par là que l'entier abandon

D'un bon mari, tout plein de confiance extrême,

Qui croit à la vertu de sa femme, quand même !...

Est le meilleur parti, le plus sûr, le plus doux.

Je crois que nous pouvons concerter entre nous

455   Quelque ruse qui serve à guérir sa folie ;

C'est pourquoi je me range à l'avis d'Émilie.

ÉMILIE.

Fort bien. Mon projet passe à la majorité.

MATHILDE.

Oh ! oui ; dans le conseil point de difficulté ;

Mais l'exécution....

ÉMILIE.

C'est là ce qui t'arrête ?

460   Va, j'ai réponse à tout ; ma ruse est déjà prête.

Écoutez....

LA BARONNE.

Paix ; on a remué là-dedans.

MATHILDE.

C'est Darlière, c'est lui.

LA BARONNE.

Nous n'aurons pas le temps

De préparer la scène, et de savoir nos rôles.

ÉMILIE.

N'importe.

À la Baronne.

Ce manteau, vite sur vos épaules...

465   Ne vous éloignez pas.

LA BARONNE, ayant mis le manteau sur elle.

  Non ; dans ce cabinet,

Pendant votre entretien, j'aurai l'oreille au guet.

L'ennemi vient sur nous ; le voilà qui s'avance !

Émilie, attaquez ; qu'en cas de résistance

Mathilde vous soutienne ; et moi, là, dans mon coin,

470   Je forme la réserve, et je marche au besoin.

ÉMILIE.

La Baronne, vraiment, a l'esprit militaire.

MATHILDE, souriant.

Oui ; voilà ce que c'est que d'avoir fait la guerre !...

LA BARONNE.

Il n'est plus qu'à deux pas... je me sauve sans bruit.

ÉMILIE.

Bon ! Avant le combat la réserve s'enfuit.

SCÈNE XIII.
Émilie, Mathilde.

ÉMILIE.

475   Cousine, assieds-toi là ; prends en main ton ouvrage,

Parais-y travailler.

MATHILDE, s'asseyant sur la causeuse.

Le coeur me bat !

ÉMILIE.

Courage !

Il me faudrait un livre.

Elle regarde sur le secrétaire, où il y a plusieurs livres.

Ah ! Quel est celui-ci ?

Nouvelles de Cervante[s]... Excellent !... Me voici

Elle s'assied sur la causeuse à côté de Mathilde.

Assise auprès de toi, te faisant la lecture...

MATHILDE, bas à Émilie.

480   Il entre !...

SCÈNE XIV.
Émilie, Mathilde, Darlière.

ÉMILIE, lisant.

  « Léonor supportait sans murmure

De son mari jaloux les soupçons insultants. »

DARLIÈRE.

Me voilà!... Vous lisiez ?... J'ai dormi quelque temps,

Et d'un profond sommeil... Quel livre ?

ÉMILIE.

Une aventure,

L'histoire d'un certain jaloux d'Estramadure.

DARLIÈRE.

485   De Cervantes... je sais... C'est un bien vieil auteur ;

Il avait du talent.... Walter-Scott est meilleur !...

ÉMILIE.

Je crois de son jaloux que l'image est fidèle.

DARLIÈRE.

En Espagne il devait avoir plus d'un modèle.

ÉMILIE.

En France on en pourrait trouver encore assez,

490   Et j'en connais plus d'un.

DARLIÈRE.

  Ah ! Vous en connaissez ?

Oh ! Çà, Montrez-moi donc mon manteau !

ÉMILIE.

Qu'est-ce à dire ?

DARLIÈRE.

Je voudrais bien le voir.

ÉMILIE.

À Mathilde.

Cousin, est-ce pour rire ?

De quoi parle-t-il donc ?

DARLIÈRE.

Du manteau que j'ai vu

Tantôt, à mon retour, et qui m'a beaucoup plu.

ÉMILIE.

495   Un manteau, dites-vous ?... Quelle est cette folie ?

DARLIÈRE.

Je vous parle raison, ma cousine Émilie.

ÉMILIE.

Êtes-vous sur, cousin, d'être bien éveillé ?

DARLIÈRE.

Comment ? Parce que j'ai quelque temps sommeillé?...

Oui ! Je rêve peut-être ?...

ÉMILIE.

Eh ! Mais, c'est très possible.

500   Sans cela, ce discours est incompréhensible.

DARLIÈRE.

J'achève, selon vous, mon rêve !

ÉMILIE, à part, à Mathilde.

L'y voilà.

C'est où je l'attendais.

À Darlière.

Je le crois.

DARLIÈRE.

Pour cela,

Il me semble un peu fort que l'on traite de songe...

ÉMILIE.

Comme on ne vous croit pas capable de mensonge,

505   Il faut bien...

DARLIÈRE.

  À la fin, vous me feriez damner,

Et je ne saurai plus bientôt qu'imaginer.

Vous ne m'avez pas dit, cousine, ici vous-même

Que ma femme avait eu l'attention extrême

D'acheter un manteau, pour m'en faire présent ?

ÉMILIE, riant.

510   Je vous ai dit cela, moi ?... Vous êtes plaisant !...

On vous donne un manteau ! La folie est complète !

Voyons, réponds, Mathilde, as-tu fait cette emplette ?

DARLIÈRE.

Quittez ce ton railleur ; car il ne sert à rien ;

On cherche des détours, et je le vois fort bien.

515   Le hasard, malgré vous, me donne connaissance

Qu'il est ici venu quelqu'un dans mon absence.

ÉMILIE.

Mais vous nous prêtez là des desseins fort jolis !

DARLIÈRE, à sa femme.

Madame, j'ai des yeux, je vous en avertis.

On est fausse, et l'on trompe avec un air timide.

520   Répondrez-vous enfin ?

MATHILDE, se levant.

  Oui, ce ton me décide.

Je n'ai pas songé même à vous faire un cadeau ;

Et je n'ai point pour vous acheté de manteau ;

Je puis vous l'assurer ; c'est la vérité pure.

DARLIÈRE.

Eh bien ! Soit ; mais alors que faut-il que j'augure?

ÉMILIE.

525   Tout ce qu'il vous plaira.

MATHILDE.

  Si j'eusse pu prévoir

Qu'il vous en fallût un, à vous le faire avoir

Je me fusse empressée.

ÉMILIE.

Il faut le satisfaire.

On peut le commander dès demain, et le faire.

Et de quelle couleur, cousin, était celui

530   Que vous avez cru voir, en rêvant, aujourd'hui ?

Il ne coûte pas plus d'en avoir un semblable.

Vous en souvenez-vous ?

DARLIÈRE.

Oui, faites bien l'aimable !...

Je ne ne l'ai pas moins vu sur ce meuble placé...

C'était un manteau vert.

ÉMILIE.

Vert tendre ? ou vert foncé ?

DARLIÈRE.

535   Allez, vous le savez comme moi, ma cousine;

Et vous, Mathilde, aussi. Je permets qu'on badine ;

Mais c'est pousser trop loin ce jeu qui me déplaît,

Et je prétends savoir enfin ce qu'il en est.

Ce manteau, d'où vient-il ?... Et quel en est le maître ?

540   Qui vous est venu voir ?... Vous le direz peut-être ?

MATHILDE.

Pouvez-vous soupçonner ?...

DARLIÈRE.

Enfin, répondez-moi.

MATHILDE, bas à Émilie.

Je n'y puis plus tenir. Que dire ?...

ÉMILIE.

Fâche-toi,

Et va-t'en.

DARLIÈRE, à sa femme.

Voulez-vous enfin me laisser croire ?...

ÉMILIE.

Allons, il faut subir un interrogatoire.

545   Votre femme est trop bonne ; à sa place, à coup sûr,

Je vous ferais bien voir...

MATHILDE.

En effet, il m'est dur

Par d'injustes soupçons de me voir outragée...

Non... Je ne puis parler, tant je suis affligée !

Je vous laisse...

Elle sort.

DARLIÈRE, faisant un mouvement pour l'arrêter.

Un moment.

ÉMILIE, retenant Darlière.

Laissez-la s'en aller,

550   Et restez avec moi ; car je veux vous parler.

SCÈNE XV.
Darlière, Émilie.

DARLIÈRE.

Allez-vous prendre encor des airs de raillerie ?

ÉMILIE.

Vous le mériteriez. Dites-moi, je vous prie,

Vous félicitez-vous, êtes-vous bien content

D'avoir fait une scène à cette pauvre enfant ?

DARLIÈRE.

555   Une scène !... Tenez, jasez tout à votre aise ;

Vous ne me ferez pas croire, ne vous déplaise,

Que ce soit en rêvant que tantôt j'ai vu là...

ÉMILIE.

Eh ! Ne le croyez pas ; que m'importe cela ?

À part.

Tu le croiras pourtant, et j'en fais mon affaire.

Haut.

560   Réalisez des riens, un rêve, une chimère ;

Tourmentez-vous l'esprit ; défiez-vous de moi ;

J'y consens, et vous plains.

DARLIÈRE.

Vous me plaignez ? De quoi ?

ÉMILIE.

La chose à deviner n'est pas bien difficile ;

De ne pas savoir vivre heureux, sage et tranquille.

565   J'ai le malheur, cousin, de vous aimer bien fort.

Vous ne le croyez pas, en quoi vous avez tort.

Je vous en ai donné des preuves peu communes ;

Par exemple, jamais de vos bonnes fortunes

Je n'ai dit un seul mot à Mathilde !

DARLIÈRE.

En cela,

570   Vous avez très bien fait, et de ces succès-là...

ÉMILIE, ironiquement.

Vous en avez eu tant !

DARLIÈRE.

C'est vrai.

ÉMILIE, à part.

Le fat !

Haut.

J'aspire

À vous rendre la paix, et l'amitié m'inspire.

Là... Parlons doucement. Convenez entre nous,

Nous sommes seuls.

DARLIÈRE.

Eh bien !

ÉMILIE.

Que vous êtes jaloux.

DARLIÈRE.

575   Moi, jaloux !...

ÉMILIE.

  Oui, vraiment, ou sur le point de l'être.

Les symptômes du mal se font assez connaître.

Vous venez d'être absent, et pendant plus d'un jour.

Vous ne devriez faire, au moment du retour,

Quand à vous accueillir Mathilde se dispose,

580   Que des rêves charmants et tout couleur de rose ;

Point du tout ; votre esprit à tel point est blessé

Qu'il rêve d'un manteau par quelque amant laissé.

DARLIÈRE.

Mais je n'ai point rêvé....

ÉMILIE.

Quelle injustice étrange

Vous vous donnez des torts ; votre femme est un...

585   Un composé charmant de grâce et de bonté !

Elle a plus de candeur encore que de beauté !

D'ailleurs elle vous aime à l'excès....

DARLIÈRE.

Je l'avoue ;

Je connais son mérite, et j'aime qu'on la loue.

ÉMILIE.

Fort bien ; et vous venez l'affliger vivement,

590   Parce qu'il vous a plu de rêver en dormant !

Là, rappelez-vous bien....

DARLIÈRE.

Eh ! Quand je me rappelle,

De plus en plus je sais que la chose est réelle.

Il me semble encor voir ce manteau... là.... jeté...

Sur ce meuble...

ÉMILIE.

Une fois, quand l'esprit s'est monté,

595   Il n'en peut revenir !... C'est ce qui vous arrive.

L'imagination est chez vous prompte et vive ;

Vous dormez fort souvent d'un sommeil agité ;

Mathilde me l'a dit, et c'est la vérité,

N'est-ce pas ?... Seriez-vous par hasard somnambule ?

DARLIÈRE.

600   Ne me donnez donc pas, de grâce, un ridicule...

ÉMILIE.

Franchement, s'il était ici venu quelqu'un,

Vous le nier serait-ce avoir le sens commun ?

DARLIÈRE.

Enfin, pour vous complaire, à vos raisons docile,

Il faudrait bonnement m'avouer imbécile !

ÉMILIE.

605   Sans être un imbécile, on peut rêver, je crois.

DARLIÈRE.

Tenez, encore un coup, vous vous moquez de moi,

Que ne me dites-vous : C'est votre léthargie !

ÉMILIE.

Non ; mais je vous dirai : C'est votre jalousie,

Maudite passion, vrai tourment des enfers,

610   Et qui nous fait rêver souvent les yeux ouverts !

Tantôt en arrivant, une cause légère

Vous a mis contre nous, bien à tort, en colère ;

Après ce bel accès, vous étant endormi,

Vous êtes allé faire un rêve... de mari ;

615   C'est tout simple ; avouez...

DARLIÈRE, à part.

  Mais quel ton d'assurance !

À Émilie.

Dites-moi, ma cousine, auriez-vous l'espérance

De me persuader ?... Essayez ; mais pourtant

J'ai vu...

ÉMILIE.

Vous le croyez ; et vous le direz tant,

Que vous ne pourrez plus vous l'ôter de la tête.

620   C'est vraiment singulier qu'un homme sage, honnête,

Homme d'esprit surtout, car vous l'êtes, cousin,

Semble à la vérité résister à dessein.

DARLIÈRE.

Vérité, dites-vous !... Je ne dis pas de même;

Au contraire....

ÉMILIE.

Écoutez, mon cousin, on vous aime ;

625   Ne vous appliquez pas à vous faire haïr ;

Votre femme, à vos lois contrainte d'obéir,

Dans ses plus doux penchants se voit contrariée ;

La Baronne, sa soeur, vous est sacrifiée...

DARLIÈRE.

Je n'ai point exigé...

ÉMILIE.

Non, pas expressément.

630   Mais la Baronne ici ne vient que rarement ;

Par votre froid accueil vous l'en avez chassée.

Quant à moi, je sais bien quelle est votre pensée ;

Vous ne la cachez point. Eh bien ! Je m'en irai,

Puisque vous le voulez ; mais quand je partirai

635   Qu'ensuite on vous verra, toujours l'âme alarmée,

Tenir exactement votre porte fermée,

Vivre comme un hibou... car vous en viendrez là...

DARLIÈRE.

Jamais.

ÉMILIE.

Vous y viendrez. On m'interrogera ;

Vainement je voudrai me taire ou vous défendre ;

640   La vérité finit toujours par se répandre.

Dans le monde on sauta que chagrin, agité,

Vous avez fait d'un rêve une réalité ;

Jugez que de caquets courront sur votre compte.

Pauvre cousin !... Pour vous, d'avance j'en ai honte ;...

645   Car sans se mettre à rire, on ne pourra jamais

Vous parler de manteau !... Songez-y.... Je m'en vais.

DARLIÈRE.

Demeurez.

ÉMILIE.

Non, je vais consoler votre femme,

Vous l'avez affligée, et jusqu'au fond de l'âme.

DARLIÈRE.

Vous le croyez ?

ÉMILIE.

Vous-même ici l'avez pu voir ;

650   Et songez quelle fin ceci pourrait avoir !

Je vous donne en partant un conseil charitable.

La femme la plus sage et la plus respectable,

Qui se voit accuser sans de bonnes raisons,

S'offense d'être en butte à d'injustes soupçons,

655   S'irrite des chagrins que pour rien on lui cause,

Et se fait quereller enfin pour quelque chose.

Cela s'est vu, cousin ; et dans un pareil cas

De moi-même, tenez, je ne répondrais pas.

Adieu.

Elle sort.

SCÈNE XVI.

DARLIÈRE, seul.

Tout bien compté, que dois-je faire et dire ?

660   Se tourmenter sans cesse, est-il un état pire ?

Il vaudrait presque mieux, quoi qu'il fût arrivé,

Penser que je m'abuse et que je l'ai rêvé !...

Mais enfin de mes yeux j'en crois le témoignage.

SCÈNE XVII.
Darlière, Gillot.

GILLOT.

Monsieur, voudriez-vous venir voir cet ouvrage

665   Que, pendant votre absence, on a fait au jardin ?

C'est d'après votre plan.

DARLIÈRE.

Je le verrai demain.

Laisse-moi. Non ; reviens.

À part.

Questionnons ce drôle :

D'avance on a pris soin de lui dicter son rôle.

N'importe.

À Gillot.

Viens, écoute.

GILLOT, à part.

Eh ! Qu'a-t-il donc ?

DARLIÈRE.

Gillot,

670   Vous ne m'avez pas dit la vérité tantôt ?...

GILLOT.

Moi, Monsieur !... De mentir Gillot est incapable.

DARLIÈRE.

En ce cas, d'un oubli sa mémoire est coupable.

Hier, ou ce matin... il est venu quelqu'un...

Monsieur de...

Il parait chercher le nom.

GILLOT.

Quel Monsieur ? D'en recevoir aucun

675   Madame m'avait fait la défense formelle ;

Et j'ai fermé ma porte en concierge fidèle.

Pas un homme n'a mis le pied dans la maison.

C'est très sûr.

DARLIÈRE, à part.

Ma cousine aurait-elle raison ?

Haut à Gillot.

Vous devez bien sentir qu'à cette circonstance

680   Je ne mets pas, Gillot, une grande importance.

Je ne fais point d'enquête...

GILLOT, à part.

Oh ! Non, c'est seulement

Qu'on s'informe de tout, de crainte d'accident.

DARLIÈRE.

On n'a point apporté de lettre à mon adresse ?

GILLOT.

Non, aucune, Monsieur.

DARLIÈRE.

Et pour votre maîtresse

685   N'en est-il point venu ?...

GILLOT.

Pour madame ?

DARLIÈRE.

  Eh bien ! Oui.

Parlez donc...

GILLOT.

Mais je pense... en effet... qu'aujourd'hui...

DARLIÈRE.

Fort bien. De quelle part ?

GILLOT.

Ce n'est pas un mystère.

DARLIÈRE.

Du comte de Blanval ?... Je gage... Sois sincère....

GILLOT.

Mais je le suis toujours... Et d'ailleurs est-ce un mal

690   Qu'une lettre qui vient de Monsieur de Blanval ?

DARLIÈRE.

Qui dit cela ?...

GILLOT.

Souvent il écrit à Madame.

DARLIÈRE.

Souvent !...

GILLOT.

Mais oui...

DARLIÈRE.

C'est bon. - Allez dire à ma femme

Que je la prie ici de venir un moment.

GILLOT.

Je crois avoir agi très régulièrement.

DARLIÈRE.

695   C'en est assez. Gillot, je défends qu'on bavarde.

Gardez ceci pour vous.

GILLOT.

Oui, Monsieur, je le garde.

DARLIÈRE.

Faites ce que j'ai dit. Allez, dépêchez-vous.

GILLOT, à part.

Allons, décidément notre maître est jaloux.

Il sort.

SCÈNE XVIII.

DARLIÈRE, seule.

Mathilde avec Blanval est en correspondance ;

700   Et sans m'en avoir fait la moindre confidence !...

Que dis-je, avec Blanval ?... Peut-être, que sait-on ?

Est-ce avec son neveu.... Gillot est un fripon

Qui vient de me mentir.... Je l'ai vu sur sa mine...

Ah ! Quelque intrigue ici se trame à la sourdine...

705   Non... ma femme ne peut me tromper... Je crois bien

Être sûr.... Eh ! Mon Dieu !... Je ne suis sûr de rien.

Il faut ce tourment qu'enfin je me délivre.

SCÈNE XIX.
Mathilde, Darlière.

MATHILDE, en entrant, à part.

J'ai ma leçon bien faite ; il s'agit de la suivre.

À Darlière.

Vous m'avez demandée, et j'accours aussitôt,

DARLIÈRE.

710   Je te sais obligé.

MATHILDE.

  Vous avez vu Gillot ?

Vous l'avez fait parler ? Qu'a-t-il pu vous apprendre ?

DARLIÈRE.

Quel est ce ton, Mathilde ? Et pourquoi donc le prendre ?

MATHILDE.

Oui, j'ai tort ; je dois être enchantée en effet

Qu'on aille interroger sur mon compte un valet.

DARLIÈRE.

715   Eh ! Non ; vous vous trompez.

MATHILDE.

  Ce qu'il a pu vous dire,

Vous l'auriez su de moi ; j'allais vous en instruire :

Au Comte de Blanval j'ai plusieurs fois écrit ;

J'en ai reçu réponse.

DARLIÈRE.

Ah !... Sans me l'avoir dit ?

MATHILDE.

J'ai craint à mes projets de vous trouver contraire ;

720   Blanval, sur ma demande, a servi mon beau-frère ;

On le fait colonel ; je le sais d'aujourd'hui.

DARLIÈRE.

Tant mieux. J'en suis charmé pour ta soeur et pour lui.

C'est un brave homme, au fond.

MATHILDE.

S'il vous reste des doutes,

Les lettres de Blanval, tenez, lisez-les toutes.

Elle va au secrétaire, en tire un paquet de lettres attachées ensemble, et les donne à son mari.

725   Les voici. Prenez-les.

DARLIÈRE.

  Je ne les lirai point.

Il le prend, et le met dans sa poche.

MATHILDE, souriante.

Oh ! Non, je le vois bien.

DARLIÈRE.

C'est assez sur ce point.

D'ailleurs je vois fort bien quelle ruse est la vôtre.

Vous avouez un fait pour en cacher un autre.

Ce conte du manteau...

MATHILDE.

Bon, vous y revenez ?...

DARLIÈRE.

730   Sans doute, j'y reviens... Allons donc, convenez

Que c'est une défaite, une supercherie...

MATHILDE.

Vous croyez ?...

DARLIÈRE, s'animant et se fâchant par degrés.

Répondez nettement, je vous prie ;

Il est venu quelqu'un !...

MATHILDE, jouant l'embarras.

Quelqu'un ?... Non... Je ne sais....

DARLIÈRE.

Vous ne savez ?... Fort bien... Tenez, vous rougissez,

735   Et votre air d'embarras...

MATHILDE.

  Qu'en voulez-vous conclure ?

Je dois rougir pour vous, qui me faites injure.

DARLIÈRE.

Enfin, n'est-il pas vrai que j'ai vu ce manteau ?...

Vous ne répondez pas.

MATHILDE.

Seule, dans ce château,

Je souffre, pour vous plaire, une contrainte extrême !...

740   Je me prive de voir, les personnes que j'aime !...

Voilà ma récompense ; on me soupçonne, hélas !

DARLIÈRE.

Mais encore une fois, vous ne répondez pas.

MATHILDE.

Je ressens vivement, Monsieur, vos injustices.

DARLIÈRE.

Je ne suis point injuste, et j'ai de sûrs indices.

MATHILDE.

745   Quels sont-ils, s'il vous plaît ?

DARLIÈRE, à part.

  Elle n'avouera rien.

À Mathilde.

Je ne vous presse plus de parler. C'est fort bien.

On a fait des travaux ici, dans mon absence ;

Je vais les voir. Adieu.

À part en sortant.

Je t'y prendrai !

SCÈNE XX.

MATHILDE, seule.

Je pense

Que dans ce beau jeu-là ma cousine, vraiment,

750   Pourrait bien avoir tort ; je crains l'événement.

Oui, Darlière en effet aura droit de se plaindre,

Et je m'entends si mal à déguiser, à feindre...

Si tout ceci tournait contre nous !...

SCÈNE XXI.
Émilie, Mathilde.

ÉMILIE.

Tout va bien.

MATHILDE.

Ma chère, tu me vois tremblante !

ÉMILIE.

Ne crains rien.

755   Sais-tu bien ce que fait à cette heure Darlière ?

MATHILDE.

Il vient de me quitter, cachant mal sa colère ;

Il va voir au jardin des travaux.

ÉMILIE.

Point du tout.

Du courage ; soutiens ton rôle jusqu'au bout.

Il ne me voyait pas, et je viens de l'entendre

760   Gronder entre ses dents : oui, je veux la surprendre.

Je le tiens.... J'en réponds... Il se cache, ici près ;

Il rôde autour de nous... Dans son terrible accès.

Comme un autre Orosmane, il guette une infidèle.

Elle va au cabinet où la Baronne est cachée.

Baronne, à votre tour. Venez.

SCÈNE XXII.
Émilie, Mathilde, La Baronne, le chapeau enfoncé sur les yeux, et s'enveloppant du manteau.

LA BARONNE, à Mathilde.

Ma toute belle,

765   Il faut nous séparer ; c'est à mon grand regret.

MATHILDE.

Partez ; on peut vous voir ; fuyez vite en secret.

Darlière parait au fond de la scène.

ÉMILIE, bas aux deux autres femmes.

Voici notre jaloux.

LA BARONNE.

Ô mon aimable amie !

Que ne puis-je avec vous passer toute la vie !

Elle lui baise la main.

SCÈNE XXIII ET DERNIÈRE.
Les mêmes, Darlière, accourant furieux.

DARLIÈRE.

C'en est trop !

MATHILDE.

Ciel !

ÉMILIE.

Hélas !

DARLIÈRE.

Je vois... Je vous surprends...

Se tournant vers la Baronne.

770   Et ce manteau maudit !..

ÉMILIE, avec un chagrin affecté.

  Ah ! Dieu ! Quel contre-temps !

DARLIÈRE, à la Baronne.

Que faites-vous ici, vous, dont l'aspect m'offense ?

ÉMILIE.

Darlière !...

MATHILDE.

Mon ami !

DARLIÈRE.

Redoutez ma vengeance.

MATHILDE.

Faut-il sur l'apparence ainsi nous condamner?

DARLIÈRE.

Sur l'apparence ?...

ÉMILIE.

Il est si beau de pardonner !...

DARLIÈRE.

775   On ne pardonne point un si cruel outrage.

ÉMILIE, à la Baronne.

Fuyez donc, imprudent !

LA BARONNE.

Moi ? J'aime le tapage.

DARLIÈRE, saisissant la Baronne.

Tu me feras raison ; viens... tu vas expier....

LA BARONNE.

J'accepte, et je me bats comme un preux chevalier.

Elle rejette son chapeau et son manteau.

DARLIÈRE, la reconnaissant.

La Baronne !.. Ah !... morbleu !..

Les trois femmes éclatent de rire.

ÉMILIE.

Je suis la plus coupable !

LA BARONNE.

780   J'ai tantôt évité votre aspect redoutable ;

Mais ici j'ai laissé mon manteau par oubli...

DARLIÈRE.

Voilà mon rêve !... Allons... Le tour est fort joli !...

ÉMILIE.

Oui ; cette invention est un trait dé génie,

Et c'est de mon cerveau, cousin, qu'elle est partie.

DARLIÈRE.

785   Ne triomphez pas tant ; car je n'en ai rien cru.

ÉMILIE.

Ah ! Rien !...

DARLIÈRE.

Je conviendrai qu'il s'en est peu fallu.

Le meilleur est d'en rire !

ÉMILIE.

Il prend fort bien la chose.

DARLIÈRE.

Gardez m'en toutes trois le secret, et pour cause...

Si cela se savait, on en ferait bientôt

790   Mille contes malins.

ÉMILIE.

  Soit, nous ne dirons mot.

DARLIÈRE.

Allons dîner gaîment.

LA BARONNE.

Fort bien, mon cher beau-frère.

Le duel, verre en main.

DARLIÈRE, à Mathilde.

Pardonne-moi, ma chère,

De t'avoir soupçonnée un seul instant.

À Émilie.

Et vous,

Ma cousine, restez bien longtemps avec nous ;

795   C'est moi qui vous en prie.

ÉMILIE.

  Allons, la paix est faite.

DARLIÈRE.

Désormais je renonce aux projets de retraite,

MATHILDE, avec joie.

Ah ! mon ami !

DARLIÈRE.

Jamais de contrariété.

Ma devise sera : plaisir et liberté.

La leçon me profite, et grave dans mon âme,

800   Qu'il faut, pour être heureux, se fier à sa femme.

ÉMILIE.

Il se croit guéri !... Mais, au moindre accès nouveau,

Cousin, je vous ferai souvenir du MANTEAU.

 



Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606

 [PDF]  [TXT]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Vers par acte

 Vers par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons