******************************************************** DC.Title = SOPHONISBE , TRAGÉDIE DC.Author = VOLTAIRE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:31:02. DC.Coverage = Algérie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VOLTAIRE_SOPHONISBE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** SOPHONISBE TRAGÉDIE en cinq actes 1774 Voltaire *** Représentée pour la première fois le 15 janvier 1774 au Théâtre de la Comédie française. PERSONNAGES SCIPION, consul. LÉLIE, lieutenant de Scipion. SYPHAX, roi de Numidie. SOPHONISBE, fille d'Asdrubal, femme de Syphax. MASSINISSE, roi d'une partie de la Numidie. ACTOR, attaché à Syphax et à Sophonisbe. ALAMAR, officier de Massinisse. PHAEDIME, dame numide, attachée à Sophonisbe. Soldats romains. Soldats numides. Licteurs. La scène est à Cirthe, dans une salle du château, depuis le commencement jusqu'à la fin. ACTE I SCÈNE I. Syphax, une lettre à la main ; soldats. SYPHAX. Se peut-il qu'à ce point l'ingrate me trahisse ?Sophonisbe ! Ma femme ! Écrire à Massinisse !À l'ami des Romains ! Que dis-je ? À mon rival !Au déserteur heureux du parti d'Annibal,Qui me poursuit dans Cirthe, et qui bientôt peut-être De mon trône usurpé sera l'indigne maître !J'ai vécu trop longtemps. Ô vieillesse ! ô destins !Ah ! Que nos derniers jours sont rarement sereins !Que tout sert à ternir notre grandeur première !Et qu'avec amertume on finit sa carrière ! A mes sujets lassés ma vie est un fardeau ;On insulte à mon âge ; on ouvre mon tombeau.Lâches, j'y descendrai, mais non pas sans vengeance. Aux soldats.Que la reine à l'instant paraisse en ma présence. Il s'assied, et lit la lettre.Qu'on l'amène, vous dis-je. Époux infortuné, Vieux soldat qu'on trahit, monarque abandonné,Quel fruit peux-tu tirer de ta fureur jalouse ?Seras-tu moins à plaindre en perdant ton épouse ?Cet objet criminel, à tes pieds immolé,Raffermira-t-il mieux ton empire ébranlé ? Dans la mort d'une femme est-il donc quelque gloire ?Est-ce là tout l'honneur qui reste à ta mémoire ?Venge-toi d'un rival, venge-toi des Romains ;Ranime dans leur sang tes languissantes mains ;Va finir sur la brèche un destin qui t'accable. Qu'on te trahisse ou non, ta mort est honorable ;Et l'on dira du moins, en respectant mon nom :Il mourut en soldat des mains de Scipion. SCÈNE II. Syphax, Sophonisbe, Phaedime. SOPHONISBE. Que voulez-vous, Syphax ? Et quelle tyrannieTraîne ici votre épouse avec ignominie ? Vos Numides tremblants, courageux contre moi,Pour la première fois ont bien servi leur roi ;A votre ordre suprême ils ont été dociles.Peut-être sur nos murs ils seraient plus utiles ;Mais vous les employez dans votre tribunal A conduire à vos pieds la nièce d'Annibal !Je conçois leur valeur, et je lui rends justice,Quel est mon crime enfin ? Quel sera mon supplice ? SYPHAX, lui donnant la lettre. Connaissez votre seing : rougissez, et tremblez. SOPHONISBE. Dans les malheurs communs qui nous ont désolés, J'ai frémi, j'ai pleuré de voir la NumidieAux fiers brigands du Tibre en deux mois asservie.Scipion, Massinisse, heureux dans les combats,M'ont fait rougir, seigneur, mais je ne tremble pas. SYPHAX. Perfide ! SOPHONISBE. Épargnez-moi cette injure odieuse, Pour vous, pour votre femme également honteuse.Nos murs sont assiégés ; vous n'avez plus d'appui,Et le dernier assaut se prépare aujourd'hui.J'écris à Massinisse en cette conjoncture,Je rappelle à son coeur les droits de la nature, Les noeuds trop oubliés du sang qui nous unit :Seigneur, si vous l'osez, condamnez cet écrit. Elle lit.« Vous êtes de mon sang ; je vous fus longtemps chère,Et vous persécutez vos parents malheureux.Soyez digne de vous ; le brave est généreux : Reprenez votre gloire et votre caractère... » Syphax lui arrache la lettre.Eh bien ! ai-je trahi mon peuple et mon époux ?Est-il temps d'écouter des sentiments jaloux ?Répondez : quel reproche avez-vous à me faire ?La fortune, en tout temps à tous deux trop sévère, A mis, pour mon malheur, ma lettre en votre main.Quel en était le but ? quel était mon dessein ?Pouvez-vous l'ignorer ? et faut-il vous l'apprendre ?Si la ville aujourd'hui n'est pas réduite en cendre,S'il est quelque ressource à nos calamités, Sur ces murs tout sanglants je marche à vos côtés.Aux yeux de Scipion, de Massinisse même,Ma main joint des lauriers à votre diadème ;Elle combat pour vous, et sur ce mur fatalElle arbore avec vous l'étendard d'Annibal : Mais si jusqu'à la fin le ciel vous abandonne,Si vous êtes vaincu, je veux qu'on vous pardonne. SYPHAX. Qu'on me pardonne ! à moi ! De ce dernier affrontVotre indigne pitié voulait couvrir mon front !Et, portant à ce point votre insultante audace, C'est donc pour votre roi que vous demandez grâce ?Allez, peut-être un jour vos funestes appasL'imploreront pour vous, et ne l'obtiendront pas.Massinisse, en tout temps mon fatal adversaire,Et mon rival en tout ; se flatta de vous plaire ; Il m'osa disputer mon trône et votre coeur :C'est trahir notre hymen, votre foi, mon honneur,Que de vous souvenir de son feu téméraire.Vos soins injurieux redoublent ma colère ;Et ce fatal aveu, dont je me sens confus, A mes yeux indignés n'est qu'un crime de plus. SOPHONISBE. Seigneur, je ne veux point, dans l'état où vous êtes,Fatiguer vos chagrins de plaintes indiscrètes :Mais vos maux sont les miens ; qu'ils puissent vous toucher.Ce n'est pas mon époux qui doit me reprocher De l'avoir préféré (non sans quelque courage)Au vainqueur de l'Afrique, au vainqueur de Carthage,D'avoir tout oublié pour suivre votre sort,Et d'attendre avec vous l'esclavage ou la mort.Massinisse m'aimait, et j'aimais ma patrie ; Je vous donnai ma main, prenez encor ma vie.Mais si je suis coupable en implorant pour vousLe vainqueur irrité dont vous êtes jaloux,Si j'ai voulu briser le joug qui vous accable,Si je veux vous sauver, la faute est excusable. Vous avez, croyez-moi, des soins plus importants.Bannissez des soupçons, partage des amants,Des coeurs efféminés, dont l'oisive mollesseNe connaît d'intérêts que ceux de leur tendresse :Un soin bien différent nous occupe en ce jour ; Il s'agit de la vie, et non pas de l'amour :Il n'est pas fait pour nous. Écoutez : le temps presse ;Tandis que vos soupçons accusent ma faiblesse,Tandis que nous parlons, la mort est en ces lieux. SYPHAX. Je vais donc la chercher ; je vais loin de vos yeux Éteindre dans mon sang ma vie et mon outrage.J'ai tout perdu ; les dieux m'ont laissé mon courage.Cessez de prendre soin de la fin de mes jours.Carthage m'a promis un plus noble secours ;Je l'attends à toute heure, il peut venir encore : Ce n'est pas mon rival qu'il faudra que j'implore.Ne craignez rien pour moi, je sais sauver mes mainsDes fers de Massinisse, et des fers des Romains.Sachez qu'un autre époux, et surtout un Numide,Ne mourrait qu'en frappant le coeur d'une perfide. Vous l'êtes ; j'ai des yeux : le fond de votre coeur,Quoi que vous en disiez, était pour mon vainqueur.Je n'ai point, Sophonisbe, exigé de votre âmeLes dehors affectés d'une inutile flamme ;L'amour auprès de vous ne guida point mes pas ; Je voulais un vrai zèle, et vous n'en avez pas.Mais je sais mourir seul, j'y cours ; et cette épéeD'un sang que j'ai chéri ne sera point trempée.Tremblez que les Romains, plus barbares que moi,Ne recherchent sur vous le sang de votre roi. Redoutez nos tyrans, et jusqu'à Massinisse ;Si leurs bras sont armés, c'est pour votre supplice.C'est le sang d'Annibal que leur haine poursuit ;Ce jour est pour tous deux le dernier qui nous luit.Je prodigue avec joie un vain reste de vie ; Je péris glorieux, et vous mourrez punie :Vous n'aurez, en tombant, que la honte et l'horreurD'avoir prié pour moi mon superbe oppresseur.Je cours aux murs sanglants que ses armes détruisent.Laissez-moi : fuyez-moi ; vos remords me suffisent. SOPHONISBE. Non, seigneur ; malgré vous je marche sur vos pas ;Vous m'accablez en vain, je ne vous quitte pas,Je cherche autant que vous une mort glorieuse ;Vos malheureux soupçons la rendraient trop honteuse :Je vous suis. SYPHAX. Demeurez, je l'ordonne : je pars ; Et Syphax en tombant ne veut point vos regards. SCÈNE III. Sophonisbe, Phaedime. SOPHONISBE. Ah ! Phaedime ! PHAEDIME. Il vous laisse, et vous devez tout craindre.Je vous vois tous les deux également à plaindre :Mais Syphax est injuste. SOPHONISBE. Il sort ; il a laisséDans ce coeur éperdu le trait qui l'a blessé. J'ai cru, quand il parlait à sa femme éplorée,Quand il nie présageait une mort assurée,J'ai cru, je te l'avoue, entendre un dieu vengeur,Dévoilant l'avenir, et lisant dans mon coeur,Prononcer contre moi l'arrêt irrévocable Qui dévoue au supplice une tête coupable. PHAEDIME. Vous coupable ! Il l'était d'oublier aujourd'huiTout ce que Sophonisbe osa faire pour lui. SOPHONISBE. J'ai tout fait. Cependant il m'a dit vrai, Phaedime ;Dans les plis de mon âme il a cherché mon crime ; Il l'a trouvé peut-être ; et ce triste entretienNe m'annonce que trop son désastre et le mien. PHAEDIME. Son malheur l'aigrissait ; il vous rendra justice.Sa haine contre Rome et contre MassinisseEmpoisonnait son coeur déjà trop soupçonneux : Lui-même en rougira, s'il est moins malheureux.Il voit la mort de près, et l'esprit le plus fermePeut se sentir troublé quand il touche à ce terme.Mais si quelque succès secondait sa valeur,Si du fier Scipion Syphax était vainqueur, Vous verriez aisément son amitié renaître.Il doit vous respecter, puisqu'il doit vous connaître.Vos charmes sur son coeur ont été trop puissants :Ils le seront toujours. SOPHONISBE. Phaedime, il n'est plus temps.Je vois de tous les deux la destinée affreuse : Il s'avance au trépas ; je suis plus malheureuse. PHAEDIME. Espérez. SOPHONISBE. J'ai perdu mes États, mon repos,L'estime d'un époux, et l'amour d'un héros.Je suis déjà captive ; et dans ce jour peut-êtreIl faut tendre les mains aux fers d'un nouveau maître, Et recevoir des lois d'un amant indigné,Qui m'eût rendue heureuse, et que j'ai dédaigné.Quand ce fier Massinisse, oppresseur de Carthage,Me présentait dans Cirthe un séduisant hommage,Tu sais que j'étouffai, dans mon secret ennui, L'intérêt et le sang qui me parlaient pour lui.Te dirai-je encor plus ? j'étouffai l'amour même ;Je soutins contre moi l'honneur du diadème ;Je demeurai fidèle à mon père Asdrubal,A Carthage, à Syphax, aux destins d'Annibal, L'amour fuit de mon âme aux cris de ma patrie.D'un amant irrité je bravai la furie :Un front cicatrisé par la guerre et le tempsEffarouchait en vain mon coeur et mes beaux ans ;Puisqu'il détestait Rome, il eut la préférence. Massinisse revient, armé de la vengeance ;Il entre en nos États, la victoire le suit ;Aidé de Scipion, son bras a tout détruit :Dans Cirthe ensanglantée un faible mur nous reste.A quels dieux recourir dans ce péril funeste ? Était-ce un si grand crime, était-il si honteuxD'avoir cru Massinisse et noble et généreux ;D'avoir pour mon époux imploré sa clémence ?Dans mon illusion j'avais quelque espérance ;Ma prière et mes pleurs auraient pu le flatter ; Mais il ne saura pas ce que j'osai tenter ;Et, pour unique fruit d'un soin trop magnanime,Mon époux me condamne, et mon amant m'opprime :Tous deux sont contre moi, tous deux règlent mon sort ;Et je n'attends ici que l'opprobre ou la mort. SCÈNE IV. Sophonisbe, Phaedime, Actor. ACTOR. Reine, dans ce moment le secours de CarthageSous nos remparts sanglants s'est ouvert un passage ;On est aux mains. Ces lieux qui retenaient vos pasSont trop près du carnage, et du champ des combats.Le roi, couvert de sang, m'ordonne de vous dire Que loin de ce palais vous vous laissiez conduire.J'obéis. SOPHONISBE. Je vous suis, Actor. Vous lui direzQue ses ordres pour moi seront toujours sacrés ;Mais que, dans les moments où le combat s'engage,M'éloigner du danger c'est trop me faire outrage. Dieux ! par quel sort cruel ai-je à craindre en un jourMassinisse et Syphax, les Romains et l'amour ?Ils m'ont tous entraînée au fond de cet abîme ;Ils ont tous fait ma perte, et frappé leur victime. ACTE II SCÈNE I. Sophonisbe, Phaedime. PHAEDIME. Quel tumulte effroyable au loin se fait entendre ? Quels feux sont allumés ? la ville est-elle en cendre ?Ceux qui veillaient sur vous se sont tous écartés.Dans ces salons déserts, ouverts de tous côtés,Il ne vous reste plus que des femmes tremblantes,Au pied de ces autels avec moi gémissantes ; Nous rappelons en vain par nos cris, par nos pleurs,Des dieux qui sont passés dans le camp des vainqueurs. SOPHONISBE. Leurs plaintes, leurs douleurs, cette effrayante image,Ont effrayé mes sens, ont troublé mon courage :Phaedime, ce moment m'accable ainsi que toi. Le sang que vingt héros ont transmis jusqu'à moiAujourd'hui dégénère en mes veines glacées ;Le désordre et la crainte agitent mes pensées.J'ai voulu pénétrer dans ces sombres détoursQui, du pied du palais, conduisent à nos tours : Tout est fermé pour moi. Je marchais égarée ;L'ombre de mon époux à mes yeux s'est montréePâle, sanglante, horrible, et l'air plus furieuxQue lorsque son courroux m'outrageait à tes yeux.Est-ce une illusion sur mes sens répandue ? Est-ce la main des dieux sur ma tête étendue,Un présage, un arrêt des enfers et du sort ?Syphax en ce moment est-il vivant ou mort ?J'ai fui d'un pas tremblant, éperdue, éplorée :Je ne sais où j'étais quand je t'ai rencontrée ; Je ne sais où je vais. Tout m'alarme et me nuit.Et je crois voir encor un dieu qui me poursuit.Que veux-tu, dieu cruel ? Euménide implacable,Frappe, voilà mon coeur ; il n'était point coupable ;Tu n'y peux découvrir qu'un malheureux amour, Vaincu dès sa naissance, et banni sans retour :Je n'offensai jamais l'hymen et la nature.Grand dieu ! tu peux frapper ; va, ta victime est pure. PHAEDIME. Ah ! nous allons du ciel savoir les volontés.Déjà d'un bruit nouveau, dans ces murs désertés, Jusqu'à notre prison les voûtes retentissent,Et sur leurs gonds d'airain les portes en mugissent...On entre, on vient à vous : je reconnais Actor. SCÈNE II. Sophonisbe, Phaedime, Actor. SOPHONISBE. Ministre de mon roi, qui vous amène encor ?Qu'a-t-on fait ? que deviens-je ? et qu'allez-vous m'apprendre ? ACTOR. Le dernier des malheurs. SOPHONISBE. Ah ! je m'y dois attendre. ACTOR. Par l'ordre de Syphax, à l'abri de ces tours,A peine en sûreté j'avais mis vos beaux jours,Et j'avais refermé la barrière sacréePar qui de ce palais la ville est séparée ; J'ai revolé soudain vers ce roi malheureux,Digne d'un meilleur sort, et digne de vos voeux ;Son courage, aussi grand qu'il était inutile,D'un effort passager soutient son bras débile.Sur la brèche à la fin, de cent coups renversé, Dans ces débris sanglants, il tombe terrassé :Il meurt. SOPHONISBE. Ah ! je devais, plus que lui poursuivie,Tomber à ses côtés, ainsi que ma patrie :Il ne l'a pas voulu. ACTOR. Si dans un tel malheurQuelque soulagement reste à notre douleur, Daignez apprendre au moins combien, dans sa victoire,Le jeune Massinisse a mérité de gloire.Qui croirait qu'un héros si fier, si redouté,Dont l'Afrique éprouva le courage emporté,Et dont l'esprit superbe a tant de violence, Dans l'horreur du combat aurait tant de clémence ?A peine il s'est vu maître, il nous a pardonné ;De blessés, de mourants, de morts environné,Il a donné soudain, de sa main triomphante,Le signal de la paix au sein de l'épouvante. Le carnage et la mort s'arrêtent à sa voix ;Le peuple, encor tremblant, lui demande des lois ;Tant le coeur des humains change avec la fortune ! SOPHONISBE. Le ciel semble adoucir la misère commune,Puisqu'au moins le pouvoir est remis dans les mains D'un prince de ma race, et non pas des Romains. ACTOR. Le juste et premier soin de l'heureux MassinisseEst d'apaiser les dieux par un prompt sacrifice,De dresser un bûcher à votre auguste époux.Il garde jusqu'ici le silence sur vous : Mais dès que j'ai paru, madame, en sa présence,Il s'est ressouvenu qu'autrefois son enfanceFut remise en mes mains, dans ces murs, dans ces lieux,Où ce prince aujourd'hui rentre en victorieux.Il m'a fait appeler ; et, respectant mon zèle, Au malheureux Syphax en tous les temps fidèle,Il m'a comblé d'honneurs. « Ayez, dit-il, pour moiCette même amitié qui servit votre roi. »Enfin, à Syphax même il a donné des larmes ;Il justifie en tout le succès de ses armes ; Il répand des bienfaits, s'il fit des malheureux. SOPHONISBE. Plus Massinisse est grand, plus mon sort est affreux.Quoi ! les Carthaginois, que je crus invincibles,Sous les chefs de ma race à Rome si terribles,Qui jusqu'au Capitole avaient porté leurs pas, Ont paru devant Cirthe, et ne la sauvent pas ! ACTOR. Scipion combattait : ils ne sont plus... SOPHONISBE. Carthage !Tu seras, comme moi, réduite à l'esclavage ;Nous périrons ensemble. O Cirthe ! ô mon époux !Afrique, Asie, Europe, immolés avec nous, Le sort des Scipion est donc de tout détruire ! ACTOR. Annibal vit encore. SOPHONISBE. Ah ! tout sert à me nuire ;Annibal est trop loin : je suis esclave. ACTOR. Ô dieux !Fléchissez Massinisse... Il avance en ces lieux ;Il vient suivi des siens ; il vous cherche peut-être. SOPHONISBE. Mes yeux, mes tristes yeux ne verront point un maître !Ils pleureront Syphax, et nos murs abattus,Et ma gloire passée, et tous mes dieux vaincus. MASSINISSE, arrivant. Sophonisbe me fuit. SOPHONISBE, sortant. Je dois fuir Massinisse. SCÈNE III. Massinisse, Alamar, un des chefs numides, Actor, guerriers numides. MASSINISSE. Il est juste, après tout, que son coeur me haïsse. Elle m'a cru barbare. Eh ! le suis-je, grands dieux !Devais-je être en effet si coupable à ses yeux ?Actor, vous que je vois, dans ce moment prospère,Avec les yeux d'un fils qui retrouve son père,Je vous prends à témoin si l'inhumanité A souillé ma victoire et ma félicité ;Si, triste imitateur des vengeances romaines,J'ai parlé de tributs, de triomphes, de chaînes.Des guerriers généreux, par la mort épargnés,Comme de vils troupeaux à mon char enchaînés, A des dieux teints de sang offerts en sacrifice,Sont-ils dans les cachots gardés pour le supplice ?Je viens dans mon pays, et j'y reprends mon bienEn soldat, en monarque, et plus en citoyen.Je ramène avec moi la liberté numide. D'où vient que Sophonisbe, orgueilleuse ou timide,Refusant seule ici d'accueillir un vainqueur,Craint toujours Massinisse, et fuit avec horreur ?Suis-je un Romain ? ACTOR. Seigneur, on la verra, sans doute,Révérer avec nous la main qu'elle redoute ; Mais vous savez assez tout ce qu'elle a perdu.Le sang de son époux fut par vous répandu ;Et, n'osant regarder son vainqueur et son juge,Aux pieds des immortels elle cherche un refuge. MASSINISSE. Ils l'ont mal défendue ; et, pour vous dire plus, Ils l'ont mal inspirée, alors que ses refus,Ses outrages honteux au sang de Massinisse,Sous ses pas égarés creusaient ce précipice :Elle y tombe : elle en doit accuser son erreur.Ah ! c'est bien malgré moi qu'elle a fait son malheur. Allez ; et dites-lui qu'il est peu de prudenceA dédaigner un maître, à braver sa puissance.Je veux qu'elle paraisse en ce même moment ;Mon aspect odieux sera son châtiment :Je n'en prendrai point d'autre ; et sa fierté farouche S'humiliera du moins, puisque rien ne la touche. Actor s'en va. SCÈNE IV. Massinisse, Alamar, guerriers numides. MASSINISSE. Eh bien ! nobles guerriers, chers appuis de mes droits,Cirthe est-elle tranquille ? A-t-on suivi mes lois ?Un seul des citoyens aurait-il à se plaindre ? ALAMAR. Sous votre loi, seigneur, ils n'auraient rien à craindre Mais on craint les Romains, ces cruels conquérants,De tant de nations ces illustres tyrans,Descendants prétendus du grand dieu de la guerre,Qui pensent être nés pour asservir la terre.On dit que Scipion veut s'arroger le prix De tant d'heureux travaux par vos mains entrepris ;Qu'il veut seul commander. MASSINISSE. Qui ? lui ! dans mon partage !Dans Cirthe, mon pays, mon premier héritage !Lui, mon ami, mon guide, et qui m'a tout promis ! ALAMAR. Lorsque Rome a parlé, les rois n'ont plus d'amis. MASSINISSE. Nous verrons : j'ai vaincu, je suis dans mon empire,Je règne ; et je suis las, puisqu'il faut vous le dire,Des hauteurs d'un sénat qui croit me protéger,Sur son fier tribunal assis pour me jugerC'en est trop. ALAMAR. Cependant nous devons vous apprendre Qu'au milieu des débris, des remparts mis en cendre,Au lieu même où Syphax est mort en combattant,Nous avons retrouvé ce billet tout sanglant,Qui peut-être aujourd'hui fut écrit pour vous-même. MASSINISSE. Donnez. Il lit.Ah ! qu'ai-je lu ? ciel ! ô surprise extrême ! Sophonisbe à ma gloire enfin se confiait !A fléchir son amant sa fierté se pliait !Elle a connu mon âme, elle a vaincu la sienne ;Ses yeux se sont ouverts ; et sa fatale haine,Que je vis si longtemps contre moi s'obstiner, Me croyait assez grand pour savoir pardonner !Épouse de Syphax, tu m'as rendu justice ;Ta lettre a mis le comble à mon destin propice ;Ta main ceignait mon front de ce laurier nouveau :Romains, vous n'avez point de triomphe plus beau... Courons vers Sophonisbe. .. Ah ! je la vois paraître. SCÈNE V. Sophonisbe, Massinisse, Phaedime, gardes. SOPHONISBE. Si le sort eût voulu qu'un Romain fut mon maître,Si j'eusse été réduite en un tel abandonQu'il m'eût fallu prier Lélie ou Scipion,La veuve d'un monarque, à sa gloire fidèle, Aurait choisi cent fois la mort la plus cruelle,Plutôt que de forcer ma bouche à le fléchir.Seigneur, à vos genoux je tombe sans rougir.(Massinisse l'empêche de se jeter à genoux.)Ne me retenez point, et laissez mon courage S'honorer de vous rendre un légitime hommage ;Non pas à vos succès, non pas à la terreurQui marchait devant vous, que suivait la fureur,Et qui vous a donné cette grande victoire ;Mais au coeur généreux, si digne de sa gloire, Qui, de ses ennemis respectant la vertu,A plaint son rival même, a fait ce qu'il a dû ;Du malheureux Syphax a recueilli la cendre,Qui partage les pleurs que sa main fait répandre,Qui soumet les vaincus à force de bienfaits, Et dont j'aurais voulu ne me plaindre jamais. MASSINISSE. C'est vous, auguste reine, en tout temps révérée,Qui m'avez du devoir tracé la loi sacrée ;Et je conserverai jusqu'au dernier momentDe vos nobles leçons ce digne monument. La lettre que tantôt vous m'avez adressée,Par la faveur des dieux sur la brèche laissée,Remise en mon pouvoir, est plus chère à mon coeurQue le bandeau des rois, et le nom de vainqueur. SOPHONISBE. Quoi, seigneur ! jusqu'à vous ma lettre est parvenue ! Et par tant de bontés vous m'aviez prévenue ! MASSINISSE. J'ai voulu désarmer votre injuste courroux. SOPHONISBE. Je n'ai plus qu'une grâce a prétendre de vous. MASSINISSE. Parlez. SOPHONISBE. Je la demande au nom de ma patrie,Du sang de mon époux, qui s'élève et qui crie, De votre honneur surtout, et des rois nos aïeux,Qui parlent par ma voix, et vivent dans nous deux.Jurez-moi seulement de ne jamais permettreQu'au pouvoir des Romains on ose me remettre. MASSINISSE. Qui ? vous en leur pouvoir ! et d'un pareil affront Vous auriez soupçonné qu'on pût couvrir mon front !Je commande dans Cirthe ; et c'est assez vous direQue les Romains sur vous n'ont point ici d'empire. SOPHONISBE. En vous le demandant je n'en ai point douté. MASSINISSE. Je sais qu'ils sont jaloux de leur autorité ; Mais ils n'auront jamais l'audace téméraireD'outrager un ami qui leur est nécessaire.Allez ; ne croyez pas qu'ils puissent m'avilir :Je saurai les braver, si j'ai su les servir.Ils vous respecteront ; vos frayeurs sont injustes. Vous avez attesté tous ces mânes augustes,Tous ces rois dont le sang, dans nos veines transmis,S'indigna si longtemps de nous voir ennemis ;Je les prends à témoin, et c'est pour vous apprendreQue j'ai pu, comme vous, mériter d'en descendre. La nièce d'Annibal, et la veuve d'un roi,N'est captive en ces lieux des Romains ni de moi.Je sais qu'un tel opprobre, un si barbare usage,Est consacré dans Rome, et commun dans Carthage.Il finirait pour vous, si je l'avais suivi. Le sang dont vous sortez n'aura jamais servi :Ce front n'était formé que pour le diadème.Gardez dans ce palais l'honneur du rang suprême :Ne pensez pas surtout qu'en ces tristes momentsMon coeur laisse éclater ses premiers sentiments ; Je n'en rappelle point la déplorable histoire :Je sais trop respecter vos malheurs et ma gloire,Et même cet amour par vous trop dédaigné.Je règne dans ces murs où vous avez régné ;Les trésors de Syphax y sont en ma puissance ; Je vous les rends, madame, et voilà ma vengeance.Ne regardez en moi qu'un vainqueur à vos pieds ;Sophonisbe, il suffit que vous me connaissiez.Vous me rendrez justice, et c'est ma récompense.A mes nouveaux sujets je cours en diligence Leur annoncer un bien qu'ils semblent demander,Et que déjà leur maître eût dû leur accorder :Ils vont renouveler leur hommage à leur reine ;Sophonisbe en tous lieux est toujours souveraine. SCÈNE VI. Sophonisbe, Phaedime. SOPHONISBE. Je demeure interdite. Un si grand changement A saisi mes esprits d'un long étonnement.Que je l'ai mal connu !... Faut-il qu'un si grand hommeAit détruit mon pays, et qu'il ait servi Rome ?Tous mes sens sont ravis, mais ils sont effrayés ;Scipion dans nos murs, Massinisse à mes pieds, Sophonisbe, en un jour, captive et triomphante,L'ombre de mon époux terrible et menaçante,Le comble des horreurs et des prospérités,Les fers, le diadème, à mes yeux présentés,Ce rapide torrent de fortunes contraires Me laisse encor douter de mes destins prospères. PHAEDIME. Ah ! croyez-en du moins le pouvoir de vos yeux.S'il respecte dans vous le nom de vos aïeux,S'il dépose à vos pieds l'orgueil de sa conquête,Et les lauriers sanglants qui couronnent sa tête, Peut-être un seul regard a plus fait sur son coeurQue toutes les vertus, l'alliance, et l'honneur.Mais ces vertus enfin, que dans Cirthe on admire,Qui sur tous les esprits lui donnent tant d'empire,Autorisent les feux que vous vous reprochiez : La gloire qui le suit les a justifiés.Non, ce n'est pas assez que, dans Cirthe étonnée,Vous viviez sous le nom de reine détrônée,Qu'on vous laisse un vain titre, et qu'un bandeau royalD'un front chargé d'ennui soit l'ornement fatal : La pitié peut donner ces honneurs inutiles,D'un malheur véritable amusements stériles ;L'amour ira plus loin ; j'ose vous en flatter :Syphax est au tombeau... SOPHONISBE. Cesse de m'insulter ;Ne me présente point ce qui me déshonore : Tu parles à sa veuve, et son sang fume encore. PHAEDIME. Songez qu'au rang des rois vous pouvez remonter :L'ombre de votre époux s'en peut-elle irriter ? SOPHONISBE. Ma gloire s'en irrite ; il faut t'ouvrir mon âme.J'ai repoussé les traits de ma funeste flamme ; Oui, ce feu, si longtemps dans mon sein renfermé,S'est avec violence aujourd'hui rallumé.Peut-être on m'aime encore, et j'oserais le croire :Je pourrais me flatter d'une telle victoire ;Je pourrais, à mon joug attachant mon vainqueur, Arracher aux Romains l'appui de leur grandeur :Ma flamme déclarée et si longtemps secrète,Ma fierté, ma vengeance à la fin satisfaite,Massinisse en mes bras, seraient d'un plus grand prixQue l'empire du monde aux Romains tant promis. Mais je vais, s'il se peut, t'étonner davantage :Malgré l'illusion d'un si cher avantage,Malgré l'amour enfin dont je ressens les coups,Massinisse jamais ne sera mon époux. PHAEDIME. Pourquoi le refuser ? pourquoi, si son courage Vous présentait un sceptre au lieu de l'esclavage,Si de l'Afrique entière il faisait la grandeur,Si, du sang de nos rois relevant la splendeur,Si, du sang d'Annibal... SCÈNE VII. Sophonisbe, Phaedime, Actor.  ACTOR. Reine, il faut vous apprendreQu'un insolent Romain vient ici de se rendre ; On le nomme Lélie, et le bruit se répandQu'il est de Scipion le premier lieutenant :Sa suite avec mépris nous insulte et nous brave ;Des Romains, disent-ils, Sophonisbe est l'esclave ;Leur fierté nous vantait je ne sais quel sénat, Des préteurs, des tribuns, l'honneur du consulat,La majesté de Rome : et, sans plus les entendre,Je reviens à vos pieds périr ou vous défendre. SOPHONISBE. Brave et fidèle ami, je compte sur ta foi,Sur les serments sacrés de notre nouveau roi ; Sur moi-même, en un mot : Carthage m'a fait naître ;Je mourrai digne d'elle, et sans trône, et sans maître. ACTOR. Que de maux à la fois accumulés sur nous ! SOPHONISBE. Actor, quand il le faut, je sais les braver tous.Syphax à ses côtés, au milieu du carnage, Aurait vu Sophonisbe égaler son courage.De ces Romains du moins j'égalerai l'orgueil,Et je les défierai du bord de mon cercueil. ACTE III SCÈNE I. Lélie, Massinisse, assis, soldats romains, soldats numides dans l'enfoncement, divisés en deux troupes. LÉLIE. Votre âme impatiente était trop alarméeDes bruits qu'a répandus l'aveugle renommée. Qu'importe un vain discours du soldat répétéDans le sein de l'ivresse et de l'oisiveté ?Laissons parler le peuple ; il ne peut rien connaître :Il veut percer en vain les secrets de son maître ;Et ceux de Scipion, dans son sein retenus, Seigneur, avant le temps ne sont jamais connus. MASSINISSE. Quelquefois un bruit sourd annonce un grand orage ;Tout aveugle qu'il est, le peuple le présage ;Rien n'est à dédaigner : les publiques rumeursSouvent aux souverains annoncent leurs malheurs. Je veux approfondir ces discours qu'on méprise.Expliquez-vous, Lélie, avec cette franchiseQu'attendent ma conduite et ma sincérité.Les Romains autrefois aimaient la vérité :Leur austère vertu, peut-être un peu farouche, Laissait leur coeur altier d'accord avec leur bouche.Auraient-ils aujourd'hui l'art de dissimuler ?Après avoir vaincu n'oseriez-vous parler ?Que pensez-vous, du moins, que Scipion prétende ? LÉLIE. Scipion ne fait rien que Rome ne commande, Rien qui ne soit prescrit par nos communs traités ;La justice et la loi règlent ses volontés.Rome l'a revêtu de son pouvoir suprême ;Il viendra dans ces lieux vous apprendre lui-mêmeCe qu'il faut entreprendre ou qu'on peut différer ; Sur vos grands intérêts vous pourrez conférer.Il vous annoncera ses projets sur l'Afrique.Vous savez qu'Annibal est déjà vers Utique ;Qu'il fuit l'aigle romaine, et que, dans son pays,De ses Carthaginois ramenant les débris, Il vient de Scipion défier la fortune.Cette guerre nouvelle à vous deux est commune.Nous marcherons ensemble à de nouveaux combats. MASSINISSE. De la reine, seigneur, vous ne me parlez pas LÉLIE. Je parle d'Annibal ; Sophonisbe est sa nièce : C'est vous en dire assez. MASSINISSE, en se levant. Écoutez ; le temps presse :Je veux une réponse, et savoir à l'instantSi sur mes prisonniers votre pouvoir s'étend. LÉLIE. Lieutenant du consul, je n'ai point sa puissance ;Mais si vous demandez, seigneur, ce que je pense Sur le sort des vaincus, sur la loi du combat,Je crois que leur destin n'appartient qu'au sénat. MASSINISSE. Au sénat ! Et qui suis-je ? LÉLIE. Un allié, sans doute,Un roi digne de nous, qu'on aime et qu'on écoute,Que Rome favorise, et qui doit accorder Tout ce que ce sénat a droit de demander. Il se lève.C'est au seul Scipion de faire le partage ;Il récompensera votre noble courage,Seigneur, et c'est à vous de recevoir ses lois,Puisqu'il est notre chef, et qu'il commande aux rois. MASSINISSE. Je l'ignorais, Lélie, et ma condescendanceN'avait point reconnu tant de prééminence ;Je pensais être égal à ce grand citoyen ;Et j'ai cru que mon nom pouvait valoir le sien :Je ne m'attendais pas qu'il s'expliquât en maître. J'ai d'autres intérêts, et plus pressants peut-être,Que ceux de disputer du rang des souverains,Et d'opposer l'orgueil à l'orgueil des Romains.Répondez ; ose-t-il disposer de la reine ? LÉLIE. Il le doit. MASSINISSE. Lui !... Mon coeur ne se contient qu'à peine. LÉLIE. C'est un droit reconnu qu'il nous faut maintenir ;Tout le sang d'Annibal nous doit appartenir.Vous qui dans les combats brûliez de le répandre,Quel étrange intérêt pourriez-vous bien y prendre,Vous, de sa race entière éternel ennemi, Vous, du peuple romain le vengeur et l'ami ? MASSINISSE. L'intérêt de mon sang, celui de la justice,Et l'horreur que je sens d'un pareil sacrifice.J'entrevois les projets qu'il me cache avec soin ;Mais son ambition pourrait aller trop loin. LÉLIE. Seigneur, elle se borne à servir sa patrie. MASSINISSE. Dites mieux, à flatter l'infâme barbarieD'un peuple qu'Annibal écrasa sous ses pieds.Si Rome existe encor, c'est par ses alliés :Mes secours l'ont sauvée ; et, dès qu'elle respire, Sur les rois, sur moi-même elle affecte l'empire ;Elle se fait un jeu, dans ses murs fortunés,De prodiguer l'outrage à des fronts couronnés ;Elle met à ce prix sa faveur passagère :Scipion qui m'aima se dément pour lui plaire ; Il me trahit. LÉLIE. Seigneur, qui vous a donc changé ?Quoi ! vous seriez trahi quand vous seriez vengé !J'ignore si la reine, en triomphe menée,Au char de Scipion doit paraître enchaînée ;Mais en perdrions-nous votre utile amitié ? C'est pour une captive avoir trop de pitié. MASSINISSE. Que je la plaigne ou non, je veux qu'on la respecte.La foi romaine enfin me devient trop suspecte.De ma protection tout Numide honoré,En quelque rang qu'il soit, doit vous être sacré : Et vous insulteriez une femme, une reine !Vous oseriez charger de votre indigne chaîneLes mains, les mêmes mains que je viens d'affranchir ! LÉLIE. Parlez à Scipion, vous pourrez le fléchir. MASSINISSE. Le fléchir ! apprenez qu'il est une autre voie De priver les Romains de leur injuste proie.Il est des droits plus saints : Sophonisbe aujourd'hui,Seigneur, ne dépendra ni de vous ni de lui ;Je l'espère du moins. LÉLIE. Tout ce que je puis dire,C'est que nous soutiendrons les droits de notre empire ; Et vous ne voudrez pas, par des caprices vains,Vous priver des bontés qu'ont pour vous les Romains.Croyez-moi, le sénat ne fait point d'injustices ;Il a d'un digne prix reconnu vos services,Il vous chérit encor, mais craignez qu'un refus Ne vous attire ici des ordres absolus. Il sort avec les soldats romains. SCÈNE II. Massimisse, Alamar ; les soldats numides restent au fond de la scène. MASSINISSE. Des ordres ! vous, Romains ! ingrats, dont ma vaillanceA fait tous les succès, et nourri l'insolence :Des fers à Sophonisbe ! Et ces mots inouïsA peine prononcés n'ont pas été punis ! Aide-moi, Sophonisbe, à venger ton injure ;Règne, l'honneur l'ordonne, et l'amour t'en conjure ;Règne pour être libre, et commande avec moi...Va, Massinisse enfin sera digne de toi.Des fers ! ah ! que je vais réparer cet outrage ! Que j'étais insensé de combattre Carthage ! À sa suite.Approchez, mes amis ; parlez, braves guerriers ;Verrez-vous dans vos mains flétrir tant de lauriers ?Vous avez entendu ce discours téméraire. ALAMAR. Nous en avons rougi de honte et de colère. Le joug de ces ingrats ne peut plus se porter ;Sur leur superbe tête il faut le rejeter. MASSINISSE. Rome hait tous les rois, et les croit tyranniques ;Ah ! les plus grands tyrans ce sont les républiques ;Rome est la plus cruelle. ALAMAR. Il est juste, il est temps D'abattre pour jamais l'orgueil de ses enfants.L'alliance avec eux n'était que passagère ;La haine est éternelle. MASSINISSE. Aveugle en ma colère, :Contre mon propre sang j'ai pu les soutenir !Si je les ai sauvés, songeons à les punir. Me seconderez-vous ? ALAMAR. Nous sommes prêts, sans doute ;Il n'est rien avec vous qu'un Numide redoute.Les Romains ont plus d'art, et non plus de valeur ;Ils savent mieux tromper, et c'est là leur grandeur ;Mais nous savons au moins combattre comme eux-mêmes : Commandez, annoncez vos volontés suprêmes ;Ce fameux Scipion n'est pas plus craint de nousQue ce faible Syphax abattu sous nos coups. MASSINISSE. Écoutez ; Annibal est déjà dans l'Afrique ;La nouvelle en est sûre, il marche vers Utique : Pourrions-nous jusqu'à lui nous frayer des chemins ? ALAMAR. Nous vous en tracerons dans le sang des Romains. MASSINISSE. Enlevons Sophonisbe ; arrachons cette proieAux brigands insolents qu'un sénat nous envoie ;Effaçons dans leur sang le crime trop honteux, Et le malheur, surtout, d'avoir vaincu pour eux.Annibal n'est pas loin ; croyez que ce grand hommePeut encore une fois se montrer devant Rome :Mais à nos fiers tyrans fermons-en le retour ;Que ces bords africains, que ce sanglant séjour, Deviennent, par vos mains, le tombeau de ces traîtres,Qui, sous le nom d'amis, sont nos barbares maîtres.La nuit approche ; allez, je viendrai vous guider ;Les vaincus enhardis pourront nous seconder.Vous savez en ces lieux combien Rome est haïe, Et tout homme est soldat contre la tyrannie(24).Préparez les esprits irrités et jaloux ;Sans leur rien découvrir enflammez leur courroux :Aux premiers coups portés, aux premières alarmes,Au nom de Sophonisbe, ils voleront aux armes ; Nos maîtres prétendus, plongés dans le sommeil,Verront entre mes mains la mort à leur réveil. ALAMAR. Si l'on ne prévient pas cette grande entreprise,Le succès en est sûr, et tout nous favorise :Nous suivons Massinisse ; et ces tyrans surpris Vont payer de leur sang leur superbe mépris. MASSINISSE. Revolez à mon camp, je vous joins dans une heure ;J'arrache Sophonisbe à sa triste demeure :Je marche à votre tête ; et, s'il vous faut périr,Mes amis, j'ai su vaincre, et je saurai mourir. SCÈNE III. Sophonisbe, Massinisse. SOPHONISBE. Seigneur, en tous les temps par le ciel poursuivie,Je n'attends que de vous le destin de ma vie.Victorieux dans Cirthe, et mon libérateur,Contre ces fiers Romains deux fois mon protecteur,Vous avez, d'un seul mot, écarté les orages Qui m'entouraient encore après tant de naufrages ;Et, dans ce grand reflux des horreurs de mon sort,Dans ce jour étonnant de clémence et de mort,Par vous seul confondue, et par vous rassurée,J'ai cru que d'un héros la promesse sacrée, Ce généreux appui, le seul qui m'est resté,Me servirait d'égide, et serait respecté :Je ne m'attendais pas qu'on flétrît votre ouvrage,Qu'on osât prononcer le nom de l'esclavage,Et que je dusse encore ; après tant de tourments, Après tous vos bienfaits, réclamer vos serments. MASSINISSE. Ne les réclamez point ; ils étaient inutiles,Je n'en eus pas besoin : vous aurez des asilesQue l'orgueil des Romains ne pourra violer ;Et ce n'est pas à vous désormais de trembler. Il m'appartenait peu de parler d'hyménéeDans ce même palais, dans la même journéeOù le sort a voulu que le sang d'un époux,Répandu par les miens, rejaillît jusqu'à vous.Mais la nécessité rompt toutes les barrières ; Tout se tait à sa voix ; ses lois sont les premières.La cendre de Syphax ne peut vous accuser ;Vous n'avez qu'un parti, celui de m'épouser ;Du pied de nos autels au trône remontée,Sur les bords africains chérie et redoutée, Le diadème au front, marchez à mon côté :Votre sceptre et mon bras sont votre sûreté. SOPHONISBE. Ah ! que m'avez-vous dit ? Sophonisbe éperdueDoit dévoiler enfin son âme à votre vue :J'étais votre ennemie, et l'ai toujours été, Seigneur, je vous ai fui, je vous ai rebuté ;Syphax obtint mon choix, sans consulter son âge ;Je n'acceptai sa main que pour vous faire outrage ;J'encourageai les miens à poursuivre vos jours :Mais connaissez mon coeur, il vous aima toujours. MASSINISSE. Est-il possible ! ô dieux ! vous, dont l'âme inhumaineFut chez les Africains célèbre par la haine,Vous m'aimiez, Sophonisbe ! et dans ses déplaisirs,Massinisse accablé vous coûtait des soupirs ! SOPHONISBE. Oui, nièce d'Annibal, j'ai dû haïr, sans doute, L'ami de Scipion, quelque effort qu'il m'en coûte ;Je le voulus en vain : c'est à vous de jugerSi le seul des humains qui veut me protéger,Quand il revient à moi, quand son noble couragePeut sauver Sophonisbe, Annibal, et Carthage, En m'arrachant des fers et du sein de l'horreur,En me donnant son trône, en me gardant son coeur,Peut rallumer en moi les feux qu'il y fit naître,Et dont tout mon courroux fut à peine le maître.D'un bonheur inouï vous venez me flatter ; Vous m'offrez votre main, je ne puis l'accepter. MASSINISSE. Vous ! quels dieux ennemis à vos bontés s'opposent ? SOPHONISBE. Les dieux qui de mon sort en tous les temps disposent,Les dieux qui d'Annibal ont reçu les sermentsQuand au pied des autels, en ses plus jeunes ans, Il jurait aux Romains une haine immortelle :Ce serment est le mien, je lui serai fidèle ;Je meurs sans être à vous. MASSINISSE. Sophonisbe, arrêtez :Connaissez qui je suis, et qui vous insultez :C'est ce même serment qui devant vous m'amène ; Et ma haine pour Rome égale votre haine. SOPHONISBE. Vous, seigneur ! vous pourriez enfin vous repentirDe vous être abaissé jusques à la servir ? MASSINISSE. Je me repens de tout, puisque je vous adore ;Je ne vois plus que vous, si vous m'aimez encore. J'apporte à cet autel, en vous donnant la main,L'horreur que Massinisse a pour le nom romain ;Plus irrité que vous, et plus qu'Annibal même,Oui, je déteste Rome autant que je vous aime. SOPHONISBE. Massinisse ! MASSINISSE. Écoutez ; vous n'avez qu'un instant ; Vos fers sont préparés... un trône vous attend.Scipion va venir... Carthage vous appelle ;Et si vous balancez, c'est un crime envers elle.Suivez-moi, tout le veut... Dieux justes, protégezL'hymen où je l'entraîne, et soyons tous vengés ! SOPHONISBE. Eh bien ! à ce seul prix j'accepte la couronne ;La veuve de Syphax à son vengeur se donne :Oui, Carthage l'emporte. O mes dieux souverains,Vous m'unissez à lui pour punir les Romains ! MASSINISSE. Honteusement ici soumis à leur puissance, Cherchons en d'autres lieux la gloire et la vengeance.Les Romains sont dans Cirthe, ils y donnent des lois ;Un consul y commande, et l'on tremble à sa voix.Sachez que sous leurs pas je vais ouvrir l'abîmeOù doit s'ensevelir l'orgueil qui nous opprime ; Scipion va tomber dans le piège fatal.La gloire et le bonheur sont au camp d'Annibal.Dès que l'astre du jour aura cessé de luire,Parmi des flots de sang ma main va vous conduire :La veuve de Syphax, en fuyant ses tyrans, Doit marcher avec moi sur leurs corps expirants ;Il n'est point d'autre route, et nous allons la prendre. SOPHONISBE. Dans le camp d'Annibal enfin j'irai me rendre ;C'est là qu'est ma patrie, et mon trône, et ma cour :Là je puis sans rougir écouter votre amour : Mais comment m'assurer... MASSINISSE. La plus juste espéranceFlatte d'un prompt succès ma flamme et ma vengeance.Je crains peu les Romains, et, prêt à les frapper,J'ai honte seulement de descendre à tromper. SOPHONISBE. Ils savent mieux que vous cet art de l'Italie. SCÈNE IV. Sophonisbe, Massinisse, Phaedime. PHAEDIME. Seigneur, cet étranger, ce superbe Lélie,Et qui dans ce palais parlait si hautement,Accompagné des siens, arrive en ce moment.Il veut que, sans tarder, à vous-même on l'annonce ;Il dit que d'un consul il porte la réponse. MASSINISSE. Il suffit... qu'il m'attende, et que, sans nous braver,Aux pieds de Sophonisbe il vienne ici tomber. ACTE IV SCÈNE I. Lélie, Romains. LÉLIE, à ses centurions. Allez, observez tout ; les plus légers soupçonsDans de pareils moments sont de fortes raisons.Sophonisbe en ces lieux peut faire des perfides ; Scipion dans la ville enferme les Numides. À un autre.C'est à vous de garder le palais et la tour,Tandis que, n'écoutant qu'un imprudent amour,Massinisse, occupé du vain noeud qui l'engage,D'un moment précieux nous laisse l'avantage. À tous.Vous avez désarmé sans peine et sans effortLe peu de ses soldats répandus dans ce fort,Et déjà, trop puni par sa propre faiblesse,Il ne sait pas encor le péril qui le presse.Au moindre mouvement qu'on vienne m'avertir Qu'aucun ne puisse entrer, qu'aucun n ose sortir :Surtout de vos soldats contenez la licence ;Respectez ce palais ; que nulle violenceNe souille sous mes yeux l'honneur du nom romain.Le sort de Massinisse est tout en notre main. On craignait que ce prince, aveugle en sa colère,N'eût tramé contre nous un complot téméraire ;Mais, de son amitié gardant le souvenir,Scipion le prévient sans vouloir le punir.Soyez prêts, c'est assez ; cette âme impétueuse Verra de ses desseins la suite infructueuse,Et dans quelques moments tout doit être éclairci...Vous, gardez cette porte ; et vous, veillez ici. (Les licteurs restent un peu cachés dans le fond.) SCÈNE II. Massinisse, Lélie, Licteurs. MASSINISSE. Eh bien ! de Scipion ministre respectable,Venez-vous m'annoncer son ordre irrévocable ? LÉLIE. J'annonce du sénat les décrets souverains,Que le consul de Rome a remis en mes mains.Pouvez-vous écouter ce que je dois vous dire ?Vous paraissez troublé ! MASSINISSE. Je suis prêt à souscrireAux projets des Romains, que vous me présentez, Si par l'équité seule ils ont été dictés,Et s'ils n'outragent point ma gloire et ma couronne.Parlez ; quel est le prix que le sénat me donne ? LÉLIE. Le trône de Syphax déjà vous est rendu ;C'est pour le conquérir que l'on a combattu ; À vos nouveaux États, à votre Numidie,Pour vous favoriser, on joint la Mazénie :Ainsi, dans tous les temps et de guerre et de paix,Rome à ses alliés prodigue ses bienfaits.On vous a déjà dit que Cirthe, Hippone, Utique, Tout, jusqu'au mont Atlas, est à la république.Décidez maintenant si vous voulez demainDe Scipion vainqueur accomplir le dessein,De l'Afrique avec lui soumettre le rivage,Et, fidèle allié, camper devant Carthage. MASSINISSE. Carthage ! Oubliez-vous qu'Annibal la défend,Que sur votre chemin ce héros vous attend ?Craignez d'y retrouver Trasimène et Trébie. LÉLIE. La fortune a changé : l'Afrique est asservie.Choisissez de nous suivre, ou de rompre avec nous. MASSINISSE, à part. Puis-je encore un moment retenir mon courroux ! LÉLIE. Vous voyez vos devoirs et tous vos avantages.De Rome maintenant connaissez les usages :Elle élève les rois, et sait les renverser ;Au pied du Capitole ils viennent s'abaisser. La veuve de Syphax était notre ennemie :Dans un sang odieux elle a reçu la vie ;Et son seul châtiment sera de voir nos dieux,Et d'apprendre dans Rome à nous connaître mieux. MASSINISSE. Téméraire ! arrêtez... Sophonisbe est ma femme ; Tremblez de m'outrager. LÉLIE. Je connais votre flamme ;Je la respecte peu lorsque dans vos ÉtatsVous-même devant moi ne vous respectez pas :Sachez que Sophonisbe, à nos chaînes livrée,De ce titre d'épouse en vain s'est honorée, Qu'un prétexte de plus ne peut nous éblouir,Que j'ai donné mon ordre, et qu'il faut obéir. MASSINISSE. Ah ! c'en est trop enfin : cet excès d'insolencePour la dernière fois tente ma patience.(Mettant la main à son épée.) Traître ! Ôte-moi la vie, ou meurs de cette main. LÉLIE. Prince, si je n'étais qu'un citoyen romain,Un tribun de l'armée, un guerrier ordinaire,Vous me verriez bientôt prêt à vous satisfaire ;Lélie avec plaisir recevrait cet honneur : Mais, député de Rome et de mon empereur,Commandant en ces lieux, tout ce que je dois faireC'est d'arrêter d'un mot votre vaine colère...Romains, qu'on m'en réponde. Les licteurs entourent Massinisse, et le désarment. MASSINISSE. Ah ! Lâche !... Mes soldatsMe laissent sans défense ! LÉLIE. Ils ne paraîtront pas ; Ils sont, ainsi que vous, tombés en ma puissance.Vous avez abusé de notre confiance :Quels que soient vos desseins, ils sont tous prévenus ;Et nous vous épargnons des malheurs superflus.Si vous voulez de Rome obtenir quelque grâce, Scipion va venir, il n'est rien que n'effaceA ses yeux indulgents un juste repentir.Rentrez dans le devoir dont vous osiez sortir.On vous rendra, seigneur, vos soldats et vos armes,Quand sur votre conduite on aura moins d'alarmes, Et quand vous cesserez de préférer en vainUne Carthaginoise à l'empire romain.Vous avez combattu sous nous avec courage ;Mais on est quelquefois imprudent à vôtre âge. SCÈNE III. MASSINISSE. Tu survis, Massinisse, à de pareils affronts ! Ce sont là ces Romains, juges des nations,Qui voulaient faire au monde adorer leur puissance,Et des dieux, disaient-ils, imiter la clémence !Fourbes dans leurs traités, cruels dans leurs exploits,Déprédateurs du peuple, et fiers tyrans des rois ! Je me repens, sans doute, et c'est de vivre encoreSans pouvoir me baigner dans leur sang que j'abhorre.Scipion prévient tout ; soit prudence ou bonheur,Son étonnant génie en tout temps est vainqueur.Sous les pas des Romains la tombe était ouverte ; Je vengeais Sophonisbe, et j'ai causé sa perte.Je n'ai pas su tromper, j'en recueille le fruit ;Dans l'art des trahisons j'étais trop mal instruit.Roi, vainqueur et captif, outragé, sans vengeance,Victime de l'amour et de mon imprudence, Mon coeur fut trop ouvert. Ah ! tu l'avais prévu,Sophonisbe ; en effet, ma candeur m'a perdu.Ô ciel ! c'est Scipion ! c'est Rome tout entière ! SCÈNE IV. Scipion, Massinisse, Licteurs. Scipion tient un rouleau à la main. MASSINISSE. Venez-vous insulter à mon heure dernière ?Dans l'abîme où je suis venez-vous m'enfoncer ; Marcher sur mes débris ? SCIPION. Je viens vous embrasser.J'ai su votre faiblesse, et j'en ai craint la suite.Vous devez pardonner si de votre conduiteMa vigilance heureuse a conçu des soupçons ;Plus d'une fois l'Afrique a vu des trahisons. La nièce d'Annibal, à votre coeur trop chère,M'a forcé malgré moi de me montrer sévère.Du nom de votre ami je fus toujours jaloux,Mais je me dois à Rome, et beaucoup plus qu'à vous.Je n'ai point démêlé les intrigues secrètes Que pouvaient préparer vos fureurs inquiètes,Et de tout prévenir je me suis contenté.Mais, à quelque attentat que l'on vous ait porté,Voulez-vous maintenant écouter la justice,Et rendre à Scipion le coeur de Massinisse ? Je ne demande rien que la foi des traités ;Vous les avez toujours sans réserve attestés :Les voici ; c'est par vous qu'à moi-même promiseSophonisbe en mon camp devait être remise.Lisez. Voilà mon nom ; et voilà votre seing. Il les lui montre.En est-ce assez ? Vos yeux s'ouvriront-ils enfin ?Avez-vous contre moi quelque droit légitime ?Vous plaindrez-vous toujours que Rome vous opprime ? MASSINISSE. Oui. Quand, dans la fureur de mes ressentiments,Je fis entre vos mains ces malheureux serments, Je voulais me venger d'une reine ennemieDe mon coeur irrité je la croyais haïe ;Vos yeux furent témoins de mes jaloux transports ;Ils étaient imprudents ; mais vous m'aimiez alors :Je vous confiai tout, ma colère et ma flamme. J'ai revu Sophonisbe, et j'ai connu son âme ;Tout est changé ; mon coeur est rentré dans ses droits ;La veuve de Syphax a mérité mon choix.Elle est reine, elle est digne encor d'un plus grand titre.De son sort et du mien j'étais le seul arbitre ; Je devais l'être au moins ; je l'aime, c'est assez ;Sophonisbe est ma femme, et vous la ravissez ! SCIPION. Elle n'est point à vous, elle est notre captive ;La loi des nations pour jamais vous en prive ;Rome ne peut changer ses résolutions Au gré de vos erreurs et de vos passions.Je ne veux point ici vous parler de moi-même ;Mais jeune comme vous, et dans un rang suprême,Vous savez si mon coeur a jamais succombéA ce piège fatal où vous êtes tombé. Soyez digne de vous, vous pouvez encor l'être. MASSINISSE. Il est vrai qu'en Espagne, où vous régnez en maître,Le soin de contenir un peuple effarouché,La gloire, l'intérêt, seigneur,. vous ont touché ;Vous n'enlevâtes point une femme éplorée, De l'amant qu'elle aimait justement adorée :Pourquoi démentez-vous pour un infortunéCet exemple éclatant que. vous avez donné ?L'Espagnol vous bénit, mais je vous dois ma haine ;Vous lui rendez sa femme, et m'arrachez la mienne. SCIPION. A vos plaintes, seigneur, à tant d'emportements,Je ne réponds qu'un mot, remplissez vos serments. MASSINISSE. Ah ! ne me parlez plus d'un serment téméraireQu'ont dicté le dépit et l'amour en colère ;Il fut trop démenti dans mon coeur ulcéré. SCIPION. Les dieux l'ont entendu : tout serment est sacré. MASSINISSE. Consul, il me suffit ; j'avais cru vous connaître,Je m'étais bien trompé : mais vous êtes le maître.Ces dieux, dont vous savez interpréter la loi,Aidés de Scipion, sont trop forts contre moi. Je sais que mon épouse à Rome fut promise ;Voulez-vous en effet qu'à Rome on la conduise ? SCIPION. Je le veux, puisque ainsi le sénat l'a voulu,Que vous-même avec moi vous l'aviez résolu.Ne vous figurez pas qu'un appareil frivole, Une marche pompeuse aux murs du Capitole,Et d'un peuple inconstant la faveur et l'amourQue le destin nous donne et nous ôte en un jour,Soient un charme si grand pour mon âme éblouie ;De soins plus importants croyez qu'elle est remplie : Mais quand Rome a parlé, j'obéis à sa loi.Secondez mon devoir, et revenez à moi ;Rendez à votre ami la première tendresseDont le noeud respectable unit notre jeunesse ;Compagnons dans la guerre, et rivaux en vertu, Sous les mêmes drapeaux nous avons combattu :Nous rougirions tous deux qu'au sein de la victoireUne femme, une esclave, eût flétri tant de gloire ;Réunissons deux coeurs qu'elle avait divisés :Oubliez vos liens ; l'honneur les a brisés(26) : MASSINISSE. L'honneur ! Quoi, vous osez !... Mais je ne puis prétendre,Quand je suis désarmé, que vous vouliez m'entendre.Je vous ai déjà dit que vous seriez content ;Ma femme subira le destin qui l'attend.Un roi doit obéir quand un consul ordonne. Sophonisbe ! oui, seigneur, enfin je l'abandonne(27) :Je ne veux que la voir pour la dernière fois ;Après cet entretien, j'attends ici vos lois. SCIPION. N'attendez qu'un ami, si vous êtes fidèle. SCÈNE V. MASSINISSE. Un ami ! jusque-là ma fortune cruelle De mes jours détestés déshonore la fin !Il me flétrit du nom de l'ami d'un Romain !Je n'ai que Sophonisbe, elle seule me reste ;Il le sait, il insulte à mon état funeste ;Sa cruauté tranquille, avec dérision, Affectait de descendre à la compassion !Il a su mon projet, et, ne pouvant le craindre,Il feint de l'ignorer, et même de me plaindre ;Il feint de dédaigner ce misérable honneurDe traîner une femme au char de son vainqueur ; Il n'aspire en effet qu'à cette gloire infâme :Il jouit de ma honte : et peut-être en son âmeIl pense à m'y traîner avec le même éclat,Comme un roi révolté jugé par le sénat. SCÈNE VI. Massinisse, Sophonisbe. MASSINISSE. Eh bien ! connaissez-vous quelle horreur vous opprime, D'où nous sommes tombés, dans quel affreux abîmeUn jour, un seul moment nous a tous deux conduits ?De notre heureux hymen ce sont les premiers fruits.Savez-vous des Romains la barbare insolence,Et qu'il nous faut enfin tout souffrir sans vengeance ? SOPHONISBE. Nous n'avons qu'un recours : le fer ou le poison. MASSINISSE. Nous sommes désarmés ; ces murs sont ma prison.Scipion vivrait-il si j'avais eu des armes ? SOPHONISBE. Ah ! cherchons les moyens de finir tant d'alarmes.Trop de honte nous suit, et c'est trop de revers. J'ai deux fois aujourd'hui passé du trône aux fers.Je ne puis me venger de mes indignes maîtres ;Je ne puis me baigner dans le sang de ces traîtres ;Arrache-moi la vie, et meurs auprès de moi ;Sophonisbe deux fois sera libre par toi. MASSINISSE. Tu le veux ? SOPHONISBE. Tu le dois. MASSINISSE. Je frémis, je t'admire. SOPHONISBE. Je te devrai ma mort, je te devais l'empire ;J'aurai reçu de toi tous mes biens en un jour. MASSINISSE. Quels biens ! ah ! Sophonisbe ! SOPHONISBE. Objet de mon amour !Âme tendre ! âme noble ! expie avec courage Le crime que tu fis en combattant Carthage.Sauve-moi. MASSINISSE. Par ta mort ? SOPHONISBE. Sans doute. Aimes-tu mieuxMe voir avec opprobre arracher de ces lieux ?Roi soumis aux Romains, et mari d'une esclave,Aimes-tu mieux servir le tyran qui te brave ; Me voir sacrifiée à son ambition ?Écrasons, en mourant, l'orgueil de Scipion. MASSINISSE. Va, sors : je vois de loin des Romains qui m'épient ;De tous les malheureux ces monstres se défient.Va, nous nous rejoindrons. SOPHONISBE. Arbitre de mon sort, Souviens-toi de ma gloire : adieu, jusqu'à ma mort. Elle sort. SCÈNE VII. MASSINISSE. Dieux des Carthaginois ! vous à qui je m'immoleDieux que j'avais trahis pour ceux du Capitole !Vous que ma femme implore, et qui l'abandonnez,Donnerez-vous la force à mes sens forcenés, À cette main tremblante, à mon âme égarée,De me souiller du sang d'une épouse adorée ? ACTE V SCÈNE I. Lélie, Scipion, Romains. SCIPION. Amis, la fermeté jointe avec la clémencePeut enfin subjuguer sa fatale inconstance.Je vois dans ce Numide un coursier indompté Que son maître réprime après l'avoir flatté ;Tour à tour on ménage, on dompte son caprice ;Il marche en écumant, mais il nous rend service.Massinisse a senti qu'il doit porter ce freinDont sa fureur s'indigne, et qu'il secoue en vain ; Que je suis en effet maître de son armée ;Qu'enfin Rome commande à l'Afrique alarmée ;Que nous pouvons d'un mot le perdre ou le sauver.Pensez-vous qu'il s'obstine encore à nous braver ?Il est temps qu'il choisisse entre Rome et Carthage ; Point de milieu pour lui, le trône ou l'esclavage :Il s'est soumis à tout ; ses serments l'ont lié :Il a vu de quel prix était mon amitié.La reine l'égarait ; mais Rome est la plus forte :L'amour parle un moment ; mais l'intérêt l'emporte : Il doit rendre aux Romains Sophonisbe aujourd'hui. LÉLIE. Pouvez-vous y compter ? Vous fiez-vous à lui ? SCIPION. Il ne peut empêcher qu'on l'enlève à sa vue.Je voulais à son âme, encor tout éperdue,Épargner un affront trop dur, trop douloureux ; Il me faisait pitié. Tout prince malheureuxDoit être ménagé, fût-ce Annibal lui-même. LÉLIE. Je crains son désespoir ; il est Numide, il aime.Surtout de Sophonisbe il faut vous assurer.Ce triomphe éclatant, qui va se préparer, Plus que vous ne pensez vous devient nécessairePour imposer aux grands, pour charmer le vulgaire,Pour captiver un peuple inquiet et jaloux,Ennemi des grands noms, et peut-être de vous.La veuve de Syphax à votre char traînée Fera taire l'envie à vous nuire obstinée ;Et le vieux Fabius, et le jaloux Caton,Se cacheront dans l'ombre en voyant Scipion. SCÈNE II. Scipion, Lélie, Phaedime.  PHAEDIME. Sophonisbe, seigneur, à vos ordres soumise,Par le roi Massinisse entre vos mains remise, Va bientôt, à vos pieds déposant sa douleur,Reconnaître dans vous son maître et son vainqueur ;Elle est prête à partir. SCIPION. Que Sophonisbe apprenneQu'à Rome, en ma maison, toujours servie en reine,Elle n'y recevra que les soins, les honneurs, Que l'on doit à son rang, et même à ses malheurs :Le Tibre avec respect verra sur son rivageLe noble rejeton des héros de Carthage. Phaedime sort. À un tribun.Vous, jusques à ma flotte ayez soin de guiderEt la reine et les siens, qu'il vous faudra garder. SCÈNE III. Scipion, Lélie, Massinisse, Licteurs.  SCIPION. Le roi vient je le plains ; un si grand sacrificeDoit lui coûter sans doute. Approchez, Massinisse ;Ne vous repentez pas de votre fermeté. MASSINISSE, troublé et chancelant. Il m'en faut en effet. SCIPION. Votre coeur s'est dompté. MASSINISSE. La victime par vous si longtemps désirée S'est offerte elle-même : elle vous est livrée.Scipion, j'ai plus fait que je n'avais promis ;Tout est prêt. SCIPION. La raison vous rend à vos amis.Vous revenez à moi : pardonnez à LélieCette sévérité dans mon coeur démentie : L'intérêt de l'État exigeait nos rigueurs ;Rome y fera bientôt succéder ses faveurs. Il tend la main à Massinisse, qui recule.Point de ressentiment ; goûtez l'honneur suprêmeD'avoir réparé tout en vous domptant vous-même. MASSINISSE. Épargnez-vous, seigneur, un vain remercîment : Il m'en coûte assez cher en cet affreux moment. SCIPION. Vous pleurez ! MASSINISSE. Qui ? moi ! non. SCIPION. Ce regret qui vous presseN'est aux yeux d'un ami qu'un reste de faiblesseQue votre âme subjugue, et que vous oublierez. MASSINISSE. Si vous avez un coeur vous vous en souviendrez. SCIPION. Sophonisbe à mes yeux sans crainte peut paraître :J'aurais de son destin voulu vous laisser maître ;Mais Rome la demande : il faut, loin de ces lieux... On ouvre la porte ; Sophonisbe paraît étendue sur une banquette, un poignard enfoncé dans le sein. MASSINISSE. Tiens, la voilà, perfide ! elle est devant tes yeux ;La connais-tu ? SCIPION. Cruel ! SOPHONISBE, à Massinisse penché vers elle. Viens, que ta main chérie Achève de m'ôter ce fardeau de la vie.Digne époux, je meurs libre, et je meurs dans tes bras. MASSINISSE. Je vous la rends, Romains, elle est à vous. SCIPION. Hélas !Malheureux ! qu'as-tu fait ? MASSINISSE. Ses volontés, les miennes.Sur ses bras tout sanglants viens essayer tes chaînes : Approche : où sont tes fers ? LÉLIE. Ô spectacle d'horreur ! MASSINISSE, à Scipion. Tu recules d'effroi ! Que devient ton grand coeur ? Il se met entre Sophonisbe et les Romains.Monstres, qui par mes mains avez commis mon crime,Allez au Capitole offrir votre victime :Montrez à votre peuple, autour d'elle empressé, Ce coeur, ce noble coeur que vous avez percé.Détestables Romains, si les dieux qui m'entendentAccordent les faveurs que les mourants demandent ;Si, devançant le temps, le grand voile du sortSe lève à nos regards au moment de là mort, Je vois dans l'avenir Sophonisbe vengée,Et Rome qu'on immole à la terre outragée ;Je vois dans votre sang vos temples renversés,Ces temples qu'Annibal a du moins menacés ;Tous ces fiers descendants des Nérons, des Camilles, Aux fers des étrangers tendant des bras serviles ;Ton Capitole en cendre, et tes dieux pleins d'effroiDétruits par des tyrans moins funestes que toi.Avant que Rome tombe au gré de ma furie,Va mourir oublié, chassé de ta patrie. Je meurs, mais dans la mienne, et c'est en te bravant ;Le poison que j'ai pris dans ce fatal momentMe délivre à la fois d'un tyran et d'un traître.Je meurs chéri des miens, qui vengeront leur maître :Va, je ne veux pas même un tombeau de tes mains. LÉLIE. Que tous deux sont à plaindre ! SCIPION. Ils sont morts en Romains.Grands dieux ! puissé-je un jour, ayant dompté Carthage,Quitter Rome et la vie avec même courage ! ==================================================