******************************************************** DC.Title = LA CANADIENNE DC.Author = VADÉ, Jean-Joseph DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:48. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/VADE_CANADIENNE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA CANADIENNE COMÉDIE en un ACTE et en VERS 1758. PAR M. VADÉ. À Paris, Chez Nicolas-Bonaventure DUSCHENE. Représenté pour la première fois à Paris en 1758. ACTEURS LA MARQUISE. LA COMTESSE, sa soeur. DORIMONT, père de Julie. JULIE, sous le nom de Zinca. LE CHEVALIER, fils de la Marquise. LISETTE, suivante de la Marquise. FRONTIN, valet du Chevalier. BRIGANTIN, Maître-d'Hôtel de la Marquise. La Scène est dans le château de la Marquise. LA CANADIENNE SCÈNE PREMIÈRE. Le Chevalier, Frontin. FRONTIN. De bonne foi, Monsieur , vous donnez là-dedans ?Moi qui n'ai pour esprit que fort peu de bon sens;Je ne croirais jamais de telles impostures ;Car, tenez, ces diseurs de bonnes aventuresFinissent toujours mal. S'ils, devinaient enfin ; Ils sauraient se prédire une meilleure fin. LE CHEVALIER. De ces gens quelquefois la science est bornée :Mais celui qui fans fard m'apprit ma destinée,Sur le passé si bien a su me définir,Que mon esprit frappé le croit sur l'avenir. C'est lui qui m'a prédit qu'une Canadienne,Par sa flamme, bientôt allumerait la mienne,Et ferait mon bonheur. J'en suis certain. FRONTIN. Oui da !C'est-à-dire, qu'il faut vous suivre en Canada ?Ma foi, votre valet. Qui voudra partir, parte. Si j'aime à voyager, ce n'est que sur la carte :On y voit sans danger les Indes, le Pérou :Mais courir jusques-là ? Je ne fuis pas si fouVoir cent originaux, ne connaître personne ;Des voleurs en chemin, qui veulent qu'on leur donne Habit, bourse, cheval.... Oh ! J'en suis dégoûté.Mais du moins sur la Carte on marche en sûreté. LE CHEVALIER. Qui te parle, dis-mot, de faire ce voyage ?La Marquise à mon goût s'oppose. FRONTIN. Elle est fort sage.Vous ne vous piquez pas de trop lui ressembler. C'est une mère unique. LE CHEVALIER. Elle a su m'accablerDe bontés, de bienfaits. FRONTIN. Remplissez son attente ;Et croyez un peu moins Madame votre tante,Qui vous entretenant dans cette vision,Vous rendra ce qu'elle est.... Oui... si l'expression De folle n'était pas un tant soit peu trop sotte,Je risquerais le mot. LE CHEVALIER. En parler de la sorte !Faquin... FRONTIN. Mais la voici. Filons doux à ses yeux. SCÈNE II. La comtesse, La Chevalier Frontin. LA COMTESSE. Ah, j'espérais trouver la Marquise en ces lieux.Eh bien ! A-t-on gagné quelque chose sur elle ? À Frontin.Que fais-tu là, toi ? FRONTIN. Moi ? Comme un valet fidèle ;Je tâchais d'exhorter mon maître à son devoir,D'obéir à sa mère. LA COMTESSE. Ah ! Je n ai qu'à le voir.Chevalier, tenez bon ; que votre complaisanceN'aille pas sur le sort emporter la balance. Suivez le vôtre , enfin, puisqu'on vous l'a prédit ;Les Devins savent tout, je vous l'ai déjà dit.Moi-même, sans pourtant être bien curieuse,J'ai su tout d'une femme à mon gré merveilleuse ;Dont presque tout Paris fut très longtemps coiffé ; On lisait son destin dans du marc de café.À l'article frappant des tendres anecdotes,Les plus prudes souvent devenaient les plus sottes ;Les unes par dépit , les autres par regret :Mais la femme et l'amour étant seuls du secret, On prenait aisément son parti sur le reste. LE CHEVALIER. Ma curiosité ne peut m'être funeste,Puisqu'on m'a présagé les plus heureux liens. LA COMTESSE. On peut être crédule ainsi que les Anciens. FRONTIN. Ah ! Si les Anciens croyaient aux balivernes, Ce goût n'a pas gagné la plupart des Modernes,Qui, quoique leurs travers soient partout attestés,Ne daignent seulement pas croire aux vérités.Les fous ne veulent pas, encor que l'on leur prouve,Convenir qu'ils le sont. LA COMTESSE. Mais, mon ami , je trouve Que tu prends avec nous un ton bien familier. FRONTIN. C'est que... LE CHEVALIER. C'est que.... Va-t-en. FRONTIN. Sans me faite prier,Je sors, crainte de voir mal payer ma franchise.Mais vous n'y perdrez rien, car voici la Marquise. Il sort. SCÈNE III. La Marquise, La Comtesse, Le Chevalier. LA MARQUISE. Hé bien, mon fils! Peut-on sur votre entêtement Vous dire encore un mot ? Quoi ! Raisonnablement Pouvez-vous renoncer à l'aimable Julie,Et vous livrant en proie à votre fantaisie,Préférer votre erreur au plus tendre lien ?Je veux votre bonheur, vous détruisez le mien. LE CHEVALIER. Je vous dois tout, Madame ; et ma reconnaissance... LA MARQUISE. Paye tant de bienfaits par une extravagance. LA COMTESSE. Ma soeur, ménagez-le... LE CHEVALIER. Oui, si c'en est une enfin,Que de suivre son goût, ou plutôt son destin.Je le sais, comme vous, Julie est jeune, aimable, Riche.... Mais je me forge une idée agréableD'être aimé d'un objet, qui, changeant de climat,Croira me devoir tout, son bonheur, son état...Si je puis parvenir à la rendre sensible...Madame, vous riez : mais rien n'est moins risible ; Mon projet est charmant. Un coeur simple et fans artEst si rare à Paris, qu'on le croit un hasard.Ainsi donc je tiendrai des mains de la NatureCe qu'un autre souvent ne doit qu'à l'imposture. LA MARQUISE. Votre prévention ne voit que d'un oeil faux. Sachez qu'en tout pays, les vertus, les défautsSont, de même qu'ici, des femmes le partage :Que tout climat est pur à qui veut être sage :Qu'une fille à Paris, qu'on élève avec soin,Possède la vertu, sans la chercher si loin ; Et que celle qui vient du plus lointain rivage,A contre elle souvent les hasards du voyage.Qu'en pensez-vous, ma soeur ? LA COMTESSE. Moi ? je pense autrement.Vous ne me verrez point blâmer son sentiment. LA MARQUISE. Vous ne me blâmez point ? LA COMTESSE. Non, vous dis-je ; au contraire. Sa façon de penser est dans mon caractère. LA MARQUISE. Vous êtes fort sensée, après un tel aveu ! LA COMTESSE. Eh ! Mais si par la tante on juge du neveu,Tant mieux pour lui, ma soeur. LA MARQUISE. Du côté du mérite ;Ce serait fort bien fait ; c'est à quoi je l'excite : Mais qu'il écoute moins la singularité. LA COMTESSE. C'est par-là qu'il me plaît, et c'est le beau côté ;Du goût national il fronde les chimères.J'aime les étrangers, et lui les étrangères.Cette conformité me le rend précieux. Mon époux, le feu Comte, avec moi fut heureux,Non parce qu'en effet il méritait de l'être ,[Note : Petit-maître : On appelle ainsi un jeune homme , qui se distingue par un air avantageux , par un ton décisif, par des manières libres et étourdies. [AC 1798]]Aimable de l'esprit, bien fait, point petit-maître... LA MARQUISE. C'est par ces qualités qu'il fut de vous chéri ? LA COMTESSE. [Note : Pondichéri : comptoir français de 1673 à 1954 sur le cote sud-est de L'Inde enclavée dans l'état de Tamil Nadu.]Non ; c'est qu'il était né près de Pondichéri. LA MARQUISE. Fort bien ! Il ne manquait, pour flatter sa manie ;Que l'imprudent aveu d'une telle folie. Haut.Loin de me seconder, votre indiscrétionSe plaît à le soustraire à la soumission. LA COMTESSE. Oh ! La soumission ! Voilà comme vous êtes ; Il faut donc s'immoler à tout ce que vous faites ?Et parce que sur lui vous avez du pouvoir,Est-ce assez pour qu'il soit victime du devoir ?Ma soeur, en fait de choix, le devoir doit se taire. LA MARQUISE, ironiquement. On ne peut que louer un si beau commentaire. Mais, répondez,, mon fils, que dira Dorimont ?Le croyez vous d'humeur à souffrir un affront ?Et vous-même, ma soeur, me proposez sa fille,Alliance honorable, en qui la vertu brille.Julie et Dorimont, ici reçus tous deux, Y restent à dessein de combler tous ses voeux :Et Monsieur n'écoutant qu'une humeur fantastique,Est épris, sans le voir, d'un objet chimérique ! LA COMTESSE. Quand je vous proposai cet hymen, j'ignoraisLes raisons d'un refus qu'en tel cas je ferais, Vu la prédiction. LA MARQUISE. Admirable scrupule ! LA COMTESSE. Mais ce Devin habile... LA MARQUISE. Est aussi ridicule.Que les sots qu'il attrape, et l'on devrait punirTous ceux qui font métier de percer l'avenir,Et la crédulité de ceux qui les font vivre En payant leurs erreurs. Le Destin est un livreImpénétrable à tous, des Sages respecté ,Et qui ne s'ouvre enfin qu'à la Divinité.Entreprendre d'y lire, envers elle est un crime.Dont le plus curieux est toujours la victime. Avec des sentiments, de l'esprit, un bon coeur,Sans consulter le Sort, on peut croire au bonheur.Mon fils, vous persistez, c'en est donc fait ? LE CHEVALIER. Ma mère,Malgré tout mon respect, je crains de vous déplaire.Je fuis bien malheureux ! Au nom de vos bienfaits, Ne gênez point mon goût. Les efforts que j'ai faitsN'ont pû déterminer mon penchant pour Julie.Je l'estime beaucoup. Hélas ! Sans ma folie,Peut-être que l'Amour eût fixé mon repos;Peut-être l'aimerais-je. LA MARQUISE. Une autre, à ce propos ; Prendrait un parti vif : mais toujours bonne et tendre,Ne pouvant vous guérir, je veux bien vous apprendreQue depuis plusieurs mois, par mon ordre, en secret,Un homme s est chargé d'amener un objetDu Canada. LE CHEVALIER, transporté. Souffrez que mon coeur... Mais, ma Mère, Quand verrai-je ?... LA MARQUISE. Je crois que vous n'attendrez guère. LE CHEVALIER, avec impatience. Quand ? LA MARQUISE. Bientôt, à juger par le temps du départDe celui que mes soins ont choisi. LA COMTESSE. Pour ma part,Je vous en sais bon gré. LA MARQUISE. Son bien et sa naissanceNe vous cèdent en rien. Par la correspondance Que j'ai dans ce pays, cela n'est pas suspect,Je m'en suis fait instruire. Ainsi que le respectMarche avec votre amour. LE CHEVALIER, baisant la main de sa mère. Vos bontés me confondent.Quoi ! J'aurais... LA MARQUISE. À mes voeux que les vôtres répondent ;Tout ira bien. Rentrez. De mes bienfaits, mon fils, Connaissez l'étendue, et mettez-y le prix. Le Chevalier sort avec des démonstrations de reconnaissance et de joie. LA COMTESSE, à la Marquise. Malgré vous, à raison vous est donc revenue,Puisqu'à le seconder vous êtes résolue ! LA MARQUISE. Soit. LA COMTESSE. Je l'en félicite, et je cours sur ses pas,Lui bien recommander qu'il n'en démorde pas. Ma soeur, c'est, selon moi, lui rendre un bon office. LA MARQUISE, ironiquement. Je reconnais ma soeur à ce rare service. SCÈNE IV. LA MARQUISE, seule. Si l'homme le plus fait pour aimer la vertu,Par quelque ridicule est encor combattu,De celui de mon fils justement je murmure ; Il paye un peu trop cher tribut à la Nature.Cependant je l'excuse ; il cherche un coeur sans art,Qui ne connaisse en rien ni l'apprêt ni le fard,Qui, simple dans ses moeurs, et fait pour la tendresse,Sache traiter l'amour avec délicatesse. Ce désir le transporte ; et pour faire un tel choixIl croit qu'il faut aller bien plus loin qu'autrefoisJe le croirais aussi, sans l'aimable Julie,Qui paraît être faite au gré de son envie...Mais la voici... Tâchons de la déterminer Au projet que tantôt... SCÈNE V. La Marquise, Julie. JULIE. J'ai beau m'examiner,Je n'aurai jamais l'air d'une Canadienne. LA MARQUISE. Si, ma chère ; de vous il faut que je l'obtienne...Vos habits sont tout prêts pour ce déguisement.Vous vous méconnaîtrez vous-même assurément. JULIE. Ce n'est point sur l'habit que mon esprit contrôle.Ma taille et ma figure iront de reste au rôle.Mon Père, qui dans tout croit toujours voyager ,Dit que j'ai l'air Persan, le profil étranger,Le menton Espagnol, l'oreille Japonaise, Le nez Américain, et la bouche Chinoise.S'il dit vrai, je crois fort qu'en mêlant tout cela,Je pourrai bien avoir un air de Canada.L'habit au par-dessus soutiendra l'équivoque.Tout va bien jusqu'ici : mais certain point me choque. LA MARQUISE. Quel est-il? JULIE. Franchement, il doit me déceler :Croyez-vous me tenir une heure sans parler ?S'il faut qu'avec mes traits ma langue se déguise,Je ne réponds de rien. Madame la Marquise. LA MARQUISE. Quand vous réfléchirez que ce n'est qu'à ce prix Que je peux vous devoir le bonheur de mon fils,Votre amitié pour moi saura, sans répugnance,Surmonter l'embarras d'une heure de silence. JULIE. Mon amitié pour vous me fait risquer un pasQue fans elle vraiment je ne risquerais pas. Faut-il que mon désir de vous nommer ma mère,Par votre propre fils devienne une chimère ? LA MARQUISE. Chassez de son esprit une légère erreurQui n'a point sûrement été jusqu'à son coeur.Vous en viendrez à bout. JULIE. Au moins j'en ai l'envie. LA MARQUISE. Votre père vous croit chez votre bonne amie ? JULIE. Depuis hier au soir. LA MARQUISE. Ainsi gardons-nous bienQue l'on vous voie ici. La Comtesse revient,Qui nous gâterait tout. JULIE. Je vole à ma cachette ;Achever promptement ma bizarre toilette. Elle sort. SCÈNE VI. La marquise, le Comtesse. LA COMTESSE. Votre fils maintenant est comme je le veux.Allez, nous en serons contentes toutes deux,Sitôt que par mon goût le vôtre se décide.Vous faites tout de lui, quand la douceur vous guide.Quoique fort jeune il a l'esprit très conséquent. LA MARQUISE. Tout-à-fait ! Il en donne un trait bien convaincant.De l'esprit ! En a-ton lorsque l'on est bizarre ?Choquer les préjugés, jouer l'espèce rare,Être seul de son goût, si c'est là de l'esprit,Comment donc nommez-vous la sottise ? LA COMTESSE. Il suffit De vous contrarier, pour être singulière.Je vous entends. LA MARQUISE. Mon Dieu, laissons cette matière ;Chacun pense à son gré. La dissertationN'est point du tout mon genre. LA COMTESSE. Et c'est ma passion. LA MARQUISE. Ne vous contraignez point. LA COMTESSE. J'aime que l'on disserte. Dorimont, par exemple, est une découverteAdmirable pour nous. LA MARQUISE. Je vous cède ma part. LA COMTESSE. Fort instruit : il est vrai qu'il est un peu bavard ;Mais il parle de tout, d'histoire, de voyage.De sa prolixité ce qu'il dit dédommage. IL vient à nous. SCÈNE VII. La Marquise, La Comtesse, Dorimont. DORIMONT. Parbleu, j'en aurais fait autant.Elle a raison. Il faut chercher l'amusementOù l'on peut le trouver ; c'est le sel de la vie. LA MARQUISE. De qui parlez-vous donc, s'il vous plaît ? DORIMONT. De JulieMa fille. Elle n'est pas qi dupe, à mon avis, Qu'elle ne sente bien que Monsieur votre filsL'a (soit dit entre nous) fort mal appréciée. LA COMTESSE. Eh bien ? DORIMONT. Apparemment qu'hier au soir ennuyéeDu rôle peu flatteur qu'elle joue en ce lieu,Ou plûtot de celui que votre froid neveu Fait auprès d'elle.... LA MARQUISE. Enfin ? DORIMONT. Enfin, ne vous déplaise,Souffrez qu'à ce sujet j'ouvre une parenthèse,Que je saurai fermer lorsqu'il en sera temps.Est-ce là, dites-moi, comme on aime à vingt ans ?Le pauvre Chevalier mérite qu'on le plaigne, Ainsi que ses pareils. Corbleu ! Sous l'autre règneIl eût fallut me voir, et mes contemporains,[Note : Egrillard : gaillard, éveillé. [R]]Toujours vifs, égrillards, sans être libertins... LA MARQUISE. II s'agit... DORIMONT. Prévenants sans celle auprès des belles... LA MARQUISE. Sachons... DORIMONT. Sans leur manquer, se faire estimer d'elles. Mais aujourd'hui, ma foi, ce n'est qu'en leur manquant,Qu'un jeune écervelé leur paraît élégant.L'air libre a remplacé l'innocent badinage.Et l'enjouement n'est plus que du libertinage.Il faut que je vous conte... LA MARQUISE. Eh ! mais vous nous parliez De Julie. DORIMONT. Eh bien ! Oui. LA MARQUISE. Monsieur, si vous vouliez... DORIMONT. Ne vous l'ai-je pas dit ? Elle m'a fait entendre,Hier, quoiqu'un peu tard, qu'il ne faut plus prétendre...Vous savez, comme moi, qu'elle a beaucoup d'esprit. LA MARQUISE, avec impatience. Oui, Monsieur. DORIMONT. Elle parle, elle chante, elle écrit.... Elle a tous les talents que possédait sa mère.Tout cela, voyez-vous ! Me la rend bien plus chère.J'ai bien vû du pays ; mais je n'ai jamais vuUn enfant... LA MARQUISE, avec vivacité. Nous aimons ses talents, sa vertu.Il s'agit du propos... DORIMONT. Eh ! Sans doute. LA MARQUISE. De grâce, Achevez cet article. LA COMTESSE, à la Marquise, d'un ton piqué. On vous gêne, on vous lasse. À Dorimont.Pour peu que l'on raconte. Auriez-vous la bonté,À propos des pays où vous avez été,De me dire deux mots concernant vos voyages ? DORIMONT. Volontiers. Écoutez. Un jour chez les sauvages, Peuple assez ignorant, et parlant mal Français,Chantant mal l'Italien... Ce sont deux choses... LA MARQUISE. Mais,Votre fille.... DORIMONT. Ah ! Ma fille ? Eh bien ! Elle est partie,Pour aller s'amuser chez une bonne amie....Elle en a, des amis, beaucoup ; et c'est un point Essentiel. Malheur à ceux qui n'en ont point !Je m'en suis fait pourtant... LA MARQUISE, à part. Quelles cruelles peines ! DORIMONT. J'en ai mille au Japon, au Cap... LA COMTESSE. Les porcelainesSont-elles sur un pied fort cher ? LA MARQUISE, à part. Bon ! Les voilàPartis pour le Japon. DORIMONT, à la Comtesse. À l'égard de cela, Selon la qualité. Celle que plus on vanteEst marquée au Dragon. LA MARQUISE, le tirant par le bras. Votre Fille est absente !Sera-ce pour longtemps ? DORIMONT. Ma foi. je n'en sais rien ,Autant qu'elle voudra. Mon plaisir est le sien.Il suffit qu'elle soit en bonne compagnie, Et que j'en sois instruit. Je n'ai pas la manieDe ces pères... SCÈNE VIII. La Marquise, La Comtesse, Dorimont, Lisette. LISETTE. Madame, un nommé Brigantin,Arrivé, m'a-t-il dit, d'un pays fort lointain,Voudrait vous présenter une Canadienne,Qu'il dit être jolie. DORIMONT. Ah! Ah! LA MARQUISE. Dis-lui qu'il vienne. Lisette sort. À part.Puisse mon fils, par-là , guérir de son erreur ! LA COMTESSE. Nous allons donc la voir ! Je l'attends de bon coeur.Dorimont, ce pays vous est connu, sans doute ? DORIMONT. Comme mon cabinet..... À part.Ce détail me déroute.Ai-je bien été là ? LA COMTESSE. Comment les habitants Sont-ils mis, à-peu-près ? DORIMONT, hésitant. Je parle de longtemps... LA COMTESSE. Vous vous ressouvenez du moins de leurs manières,Et des femmes surtout ? DORIMONT, embarrassé. Elles sont... singulières...De si loin, la mémoire échappe volontiers. LA COMTESSE. Et les hommes sont-ils... DORIMONT, cherchant. Mais... Ils font singuliers... Ayant l'air... par ma foi... Je ne sais trop vous dire.Les gens font plus aisés à voir, qu'à les décrire... À part.Ouais ! Aurais-je oublié d'y faire un tour ? oui-dà... LA MARQUISE. Je le croirais assez. DORIMONT. Justement, m'y voilà... LA COMTESSE. Vous me faites plaisir.... En portraits il excelle... Vous vous rappeliez donc ? DORIMONT. Ma foi, je me rappelle...Que c'est le seul climat où je n'ai point été.On peut dédommager la curiosité,Par un trait historique... Un jour... SCÈNE IX. La Marquise, La Comtesse, Dorimont, Julie sous le nom de Zinca, Lisette, Brigantin. Il sort. LA COMTESSE. Ah ! DORIMONT. Ah ! BRIGANTIN, à la Marquise lui présentant Zinca. MadameVeut elle se charger... LA MARQUISE. Oui, de toute mon âme. BRIGANTIN. Cette aimable personne a précédé d'un jourDeux parents qu'une affaire appelait à la Cour.Peut-être dès ce soir les verrez-vous paraître. LA MARQUISE. Ils seront tous reçus, ainsi qu'ils doivent l'être. LA COMTESSE. Elle est fort bien ! LA MARQUISE. Charmante !... DORIMONT, ayant examinée avec des lunettes. Et surtout du profil ! Voyez... LA COMTESSE. Oui, c'est plaisant ! Mais cela parle-t-il ? À Dorimont.Vous savez cette langue ? DORIMONT. Oh ! J'en sais quinze ou seize,La sienne faiblement. Pour la mettre à son aise ,D'abord en bon français je vais l'interroger. À Zinca.Bonjour, charmant objet ! Dans votre air étranger On voit je ne sais quoi de doux et d'agréable. Zinca paraît étonnée. D'un ton plut élevé.Bonjour, charmant objet ! Hem ! Plaît-il ? Mais que diable ! Plus haut.Elle ne répond pas. Bonjour, objet charmant !Réponds donc, si tu veux. Zinca prend un air effrayé. LA MARQUISE. Ce n'est pas en criant,Qu'elle vous entendra. Cette Canadienne Ignore notre Langue. Eh ! parlez-lui la sienne,Puisque vous la savez. DORIMONT. Volontiers. Il interroge Zinca.Belleti,Ici vous crédati in poco perdati !Plaît-il? Il crie.Répondati. Zinca paraît avoir peur. LA MARQUISE. Vous lui cassez la tête.Entend-elle cela ? DORIMONT. Je la croyais moins bête. LA COMTESSE. Il lui parle pourtant de toutes les façons. DORIMONT, à la Marquise. Le Marchand, quel qu'il soit, est un vendeur d'oisons. BRIGANTIN. Monsieur, connaissez mieux...... DORIMONT. Un oiseau sans ramage,Et cela, ce n'est qu'un. Sans tarder davantage,Il faut vous en défaire. LA MARQUISE. Allez chercher mon fils. Lisette sort et rentre aussitôt.Si Monsieur Brigantin veut bien qu'en ce logisElle passe le jour... BRIGANTIN. Madame est la Maitresse :Mais je dois l'avertir qu'en vain Monsieur la presseDe répondre. DORIMONT. Pourquoi ? BRIGANTIN. Soit chagrin, soit dégoût,Soit accident, Zinca ne parle point du tout. DORIMONT. Je le savais bien, moi ; cette espèce est muette. Il rit.Je vous fais compliment sur votre bonne emplette. LA MARQUISE. Ses yeux son expressifs. DORIMONT. Il me faut du caquet :J'en donnerais, morbleu, cent pour un perroquet.Belle qui ne dit mot, n'est qu'une belle Idole. LA MARQUISE. Mais l'âme... DORIMONT. Oh ! Selon moi, l'âme est dans la parole.C'est pourquoi je soutiens... SCÈNE X. La Marquise, La Comtesse, Dorimont, Julie, le Chevalier, Lisette, Frontin. LA MARQUISE. Approchez, Chevalier.Voyez comme je sers votre goût singulier.Voici l'objet qu'enfin j'ai fait venir en France.Le réel a suivi de près votre espérance. Sa taille et sa beauté vous surprennent déjà. Pendant cette scène le Chevalier admire Zinca avec une attention extrême. DORIMONT. Oh ! Ho ! Quoi ! C'est pour lui que vous prenez cela ? LA COMTESSE. Oui. DORIMONT. Quel conte ! LA COMTESSE. D'honneur. DORIMONT. Ah! La bonne folie !Je vous quitte un moment, pour écrire à Julie ; Au Chevalier.Et je vais lui marquer ton goût pour les tableaux, Monsieur l'original ! Vas... LA COMTESSE. Il est à proposQue vous soyez instruit du fond de l'aventure.Une prédiction qui me paraît très sûre ,Veut que pour son bonheur il devienne amoureux... DORIMONT. D'un être inanimé ! Sa façon d'être heureux N'a pas le sens commun. Morbleu, vive ma fille !Il n'en était pas digne. Elle cause, babille... LISETTE. Elle a de qui tenir. DORIMONT. Ensemble ils seront bien. LA COMTESSE. En un mot, c'est son goût. DORIMONT. Oh ! Chacun a le sien.Mais je voudrais savoir...... LA COMTESSE. Si vous voulez me suivre, Vous saurez le détail... LA MARQUISE, à Lisette. À tes foins je la livre :Ne quitte point ses pas. DORIMONT, raillant de loin le Chevalier. Mais voyez donc son air ! LA MARQUISE. Laissons-les un moment. DORIMONT, sortant avec la Marquise et la Comtesse. Prends courage, mon cher.L'atelier d'un sculpteur t'en offrira bien d'autres. Ils s'en vont. SCÈNE XI. Lisette, Le Chevalier, Zinca, Frontin. FRONTIN, au Chevalier, qui est resté en extase. Pour peu que ses discours soient semblables aux vôtres, Vous n'épuiserez pas la conversation. LISETTE. Tais-toi ; ne trouble point sa contemplation.La belle est d'un pays où, pour toute éloquence,On ne dit rien du tout ; et c'est en conséquence,Que ton Maître se forme. LE CHEVALIER, avec transport. Oui, j'en suis enchanté! LISETTE. Ses progrès son bien courts. LE CHEVALIER. Une Divinité,Comparée à ses traits, perdrait au parallèle.Quelle taille ! Quels yeux ! LISETTE, à Frontin. La trouves-tu si belle ? FRONTIN. Ma foi, tout doucement. Sans aller loin, je croisQue l'on pourrait trouver d'aussi jolis minois. LISETTE. Je m'en flatte, et j'en sais à qui l'on rend les armes. FRONTIN. Tu fais tout bonnement les honneurs de tes charmes. LISETTE. Je ne dis rien de trop. LE CHEVALIER. Comment la nomme-t-on,Lisette ? LISETTE. Zing..... Zinca. LE CHEVALIER. Zinca ! Le joli nom ! LISETTE. Le nom y fait beaucoup ! LE CHEVALIER. Zinca, je vous adore. Zinca paraît surprise.Sur mon étoile, hélas ! Mon goût l'emporte encore.Elle ne répond pas ! FRONTIN. Parbleu, je le crois bien.On en est dispensé, lorsque l'on n'entend rien. LE CHEVALIER. Zinca ? Elle paraît sérieuse.Quel sérieux ! Je lui déplais, peut-être ? FRONTIN. Lui déplaire ! Ho que non ! Mais tenez, mon cher Maître, Vous vous y prenez mal. Tiens, Lisette, aide-moi. Ils lui font des mines grotesques, dont Zinca paraît s'offenser.Chit, chit ! LISETTE. Chit, chit ! FRONTIN. Hem! LISETTE. Hem! FRONTIN. Elle boude ! Ma foi.Pour les bons procédés, c'est être trop cruelle. LE CHEVALIER. Ne la chagrine pas. Mon bonheur dépend d'elle.Comment peindre à ses yeux toute ma passion ? Il lui fait des signes tendres et passionnés. Elle a l'air étonné.Que je fuis maladroit ! Lisette, aide-moi donc. LISETTE. Moi ! Quêter de l'amour ! LE CHEVALIER. Tu vois les circonstances. LISETTE. Je veux agir pour moi, quand je fais des avances. LE CHEVALIER. Et toi, Frontin ? FRONTIN, se carrant. Monsieur, le plus joli minoisN'a jamais eu l'honneur de me braver deux fois. Chacun sait ce qu'il vaut. LE CHEVALIER. Eh bien ! Je veux lui dire,Qu'elle m'entende, ou non, tout ce qu'elle m'inspire.Oui, charmante Zinca, je ne vis que pour vous.Le Destin l'a prédit. Que ce Destin m'est doux !Il est justifié par mon ardeur extrême. Je vous adore. Hélas! dites moi, "je vous aime"."Je vous aime", est un mot facile á prononcer,L'amour seul l'inventa... Mais pourquoi vous presserDe répondre à mm voeux ? Vous ne pouvez m'entendre.Ah ! du moins sans parier, un coeur sensible et tendre Zinca a les yeux baissés.Répond par les regards. Zinca, que vos beaux yeuxMe dédommagent donc d'un silence odieux.Rien qu'un regard un seul. Que faut-il que je fasse ? Il se jette à ses genoux.Faut-il à vos genoux demander cette grâce ?Zinca, vous m'y voyez ; et j'attends, en tremblant, Zinca paraît effrayée, et ensuite contrefait un rire baroque.Mon Arrêt... Vous riez ! Quoi ! D'un rire accablantVous payez mon amour ? Vous êtes une ingrate.Plus cruelle cent fois.... En vain ma plainte éclate ;Elle ne m'entend pas. Que je suis malheureux ! Avec emportement.Frontin ! Frontin ! FRONTIN, tout tremblant. Monsieur ! LE CHEVALIER. Dis-lui-donc, si tu veux, Qu'elle a le plus grand tort. FRONTIN. Que diable lui dirais-je ? LE CHEVALIER, à Lisette. Mais, toi, fais lui sentir... LISETTE. Après vous, que ferais-je ? LE CHEVALIER. Mais fais la convenir qu'elle a conçu pour moiLa haine ou le mépris le plus affreux. LISETTE. Ma foi,Vous le mériteriez. D'homme fort raisonnable» Vous voilà devenu le plus impardonnable,Pour ne pas dire fou : cela par l'ascendantQue prend sur votre coeur un être morfondant,[Note : Bégueule : injure populaire qu'on dit aux femmes de basses conditions qu'on taxe de niaiserie et d'avoir toujours le gueule bée et ouverte. [F]]Qui n'a pour tout talent que la bégueulerie. LE CHEVALIER. Ton insolent discours passe la raillerie. Apprends que la sagesse unie à la beauté... FRONTIN. La sagesse... est de trop, Monsieur, en vérité.Pour belle, on peut le voir. La physionomieEst faite pour cela. Mais l'autre point se nie,Faute d'être aperçu. LE CHEVALIER. Sa pudeur est témoin Qu'en son climat... FRONTIN. À beau mentir qui vient de loin. LE CHEVALIER, lui donnant un coup des chapeau sur l'oreille. Vous êtes un maraud. Offenser ce que j'aime,C'est m'outrager.... Zinca, pour mon bonheur suprême, Zinca fait un mouvement d'impatience, et paraît vouloir sortir.Puis-je espérer qu'un jour... Quoi ! Vous voulez me fuir ?Je vois trop à quel point vous voulez me haïr. Je vous fuis odieux ! Quoi ! Je lui sacrifieTout, en me refusant à l'aimable Julie,Pour être dédaigné ? Sortons. Non je ne puisMe souffrir plus longtemps dans l'état où je suis. Il sort avec Frontin. SCÈNE XII. JULIE, sous le nom de Zinca, Lisette. LISETTE. Le voilà bien puni de sa bizarrerie ; Et c'est, ma foi, bien fait. Mais quelle fantaisieEngage ma Maîtresse à vouloir m'employerAuprès de cette idole ? Oh ! Je vais m'ennuyer. JULIE. Lisette ? LISETTE, effrayée. Juste ciel ! Au secours ! JULIE. Viens, Lisette. LISETTE. Vous parlez ? JULIE. Sans avoir besoin d'un interprète ; Il est bien singulier que ce déguisementVoile aux yeux de chacun Julie. LISETTE, l'ayant examinée. Eh ! Oui vraiment... Elle balance.Mais non... oui... non... si fait. À présent je le gage.Voyez comme le rouge accommode un visage !Vous n'en mettiez jamais. Cet art officieux, De bien que vous étiez, vous rend quatre fois mieux.Mais quel sujet ainsi vous a donc travestie ? JULIE. Ignorant le dessein, ou plutôt la manieDu pauvre Chevalier, mon Père, ainsi que moi,Fut reçu dans ces lieux, et tu sais bien pourquoi. On me fit voir d'abord le fils de la Marquise,Comme devant un jour, en épouse soumise,Être à lui pour jamais. Tu connais ce qu'il vaut.Son mérite, ses moeurs, m'enchaînèrent bientôtIl m'était ordonné de l'aimer. Ah, Lisette ! Comme j'obéissais ! Mais hélas ! Ma défaite,Loin de produire en lui le même sentiment,Semblait l'en détourner. Juge de mon tourment.J'allai cacher mes pleurs dans le sein de sa mère,À qui par mille soins j'ai su me rendre chère. Son but, en approuvant le penchant que j'ai pris,Était de triompher de l'erreur de son fils.Vain espoir ! Elle a cru que, par ce stratagème,Cet Amant deviendrait la dupe de lui-même.Voilà tout le sujet de ce déguisement. C'est elle qui le veut, l'amour y consent. LISETTE. [Note : Dégoiser : se dit figurément de ceux qui parlent trop et mal à propos. [F]]Comme vous dégoisez ! Pendant votre silenceVous avez amassé ce torrent d'éloquence.Il prend fort bien son cours ! JULIE. Il me coûte bien cher. LISETTE. Votre voyage enfin.... JULIE. Est un voyage en l'air. LISETTE. Mais quel est votre but ? JULIE. Mon unique espéranceEst de plaire, ou du moins tenter, par mon silence,Et ma stupidité , de le pousser à bout,De le guérir enfin de son bizarre goût.Que j'ai plaint son tourment ! Que j'ai souffert moi-même, De ne pouvoir tantôt dire "je vous aime",Qu'il m'a tant demandé ! Mon coeur en palpitait.Que dis-je ? hélas! tout bas il le lui répétait.Qu'il en coûte, en aimant, pour feindre d'être ingrate ! LISETTE. Oui. Mais malgré l'espoir dont votre âme se flatte, Si Monsieur votre père, entendant peu raison ,Prenait mal ce détour ?... JULIE. Je le connais si bon... LISETTE. Oui, j'en conviens. JULIE. Il m'aime avec tant de tendresse,Que, si quelque succès couronne ma faiblesse,Il fera le premier comblé de mon bonheur. Mais si le Chevalier, constant dans son erreur,Rendait à tous égards ma démarche inutile,Alors, Lisette, alors choisissant pour asileLe couvent... LISETTE. Le couvent ! Quoi donc ! Jusqu'à ce pointVous poussez le Roman ! Mais vous n'y pensez point. Jugez-vous un peu mieux ; faites-vous quelque grâce.Si par un coup du sort j'étais à votre place,Avec ce que je sais, je vous suis caution ,Que plus de vingt seigneurs me feraient bien raisonDe la froideur d'un seul. Ils veulent qu'on les mène ; Et de les bien mener, on n'est jamais en peine,Lorsque l'on sait tromper. JULIE. Tromper ! LISETTE. Il le faut bien.C'est un remède sûr. On n'en sait jamais rienSans cela. JULIE. Je ne puis. Allons trouver sa mère.Ses conseils guideront tout ce que je dois faire. LISETTE. Le plaisant attirail ! C'est elle, je le vois.J'en douterais encor sans le son de sa voix. SCÈNE XIII. Le Chevalier, Frontin. Le Chevalier courant comme un fou. FRONTIN, le suivant. Mais que diable, Monsieur ! Quel est donc ce délire ?Vous allez, vous venez, vous restez sans rien dire. Le Chevalier s'arrête soupire, parle bas, et gesticule.Vous soupirez tout haut, et tout bas vous parlez. Vous restez immobile, et vous gesticulez.Tenez, ma foi, j'ai peur, et si cela redouble,Je n'y pourrai tenir. LE CHEVALIER, marche encore pendant cette tirade, Frontin le fuit. Ah ! Frontin, dans quel troubleJe fuis ! Être amoureux, et n'être point aimé,Regretter l'autre objet dont j'étais estimé, N'adorer que Zinca, ose plaindre que Julie,Dont l'absence cruelle afflige encor ma vie,Quel état ! Quel état ! FRONTIN, à part. Il faudra le lier. Haut.Il est vrai que cela me paraît singulier. LE CHEVALIER. Singulier ! Point du tout. Rien de plus ordinaire ; Que de voir parmi nous une jeune étrangère,Ignorant le Français. FRONTIN, à part. Il extravague un peu.Quelle tête ! LE CHEVALIER, rêvant. Le sort, de moi, se fait un jeu.Toi-même, conçois-tu mon étoile bizarre ?Qu'en dis-tu ? FRONTIN. Moi, je dis qu'elle n'est pas si rare ; [Note : Petites-maisons : on dit aussi qu'il mettre un homme aux petites-maisons quand il est fou ou quand il faut des extravagances.[F]]Et j'en ai pour témoin les petites-maisons.Dont vous prenez la route. LE CHEVALIER. Écoute mes raisons. FRONTIN, l'écoutant attentivement. Oui, Monsieur. LE CHEVALIER, réfléchit un instant sans parler, ensuite il dit avec violence : Bas.Parle donc, parle donc... Je m'égare. FRONTIN, effrayé. Quoi ! Quoi ! Monsieur ! Eh bien ! Oui, le penchant bizarreQui fait que votre étoile.... est un sort.... du Destin. Dont.... Je m'embrouille aussi... De manière qu'enfin...Pour trop vous imiter, Monsieur, je déraisonne. LE CHEVALIER. Ce qui m'arrive ici n'a donc rien qui t'étonne !Mets-toi pour un moment à ma place. CommentPourrais-tu supporter un silence assommant ? Ce souvenir cruel ne sert qu'à me confondre.Tu diras à cela quelle ne peut répondre.Belles raisons ! La bouche articule des mots,[Note : Ostrogoth : peuple germanique (goths) venus de la mer Baltique pour s'installer au nord de la mer Noire au IVème siècle.]Quelque étranges qu'ils soient. Fussent-ils ostrogoths,Je les eusse entendus. L'Amour sert d'interprète: Il n'est point d'idiome, à qui ce Dieu ne prêteLa plus forte énergie. FRONTIN. Il est vrai. LE CHEVALIER. Mais Zinca.Ne parle point du tout. Que dis-tu de cela ? FRONTIN. Ce que je dis ? Je dis, ou du moins j'imagineAvoir entendu dire... LE CHEVALIER. Eh bien ! Quoi? FRONTIN. Qu'à la Chine! À dessein d'empêcher les femmes de courir,On leur brisait les pieds, sans pouvoir les guérir, LE CHEVALIER. Mais quel rapport, dis-moi ?... FRONTIN. Voici ma conséquence.[Note : Uniment : d'une manière égale, toute unie. [F]]Par la même raison, tout uniment je pense[Note : Québec : Ville forte de de l'Amérique anglaise, ancienne capitale du Canada, aujourd'hui [1878] cap. du Bas Canada. [B]]Que l'on pourrait fort bien aux filles de Québec Faire aussi quelque tour, pour leur clore le bec.Qu'en perdez-vous, Monsieur ? LE CHEVALIER, indigné. Qu'il faut être imbécile;Pour tenir un propos aussi plat qu'inutile !Va-t-en. FRONTIN. Vous vous lâchez ! LE CHEVALIER. Sors. FRONTIN. Pourquoi m'en aller ?Au diable soit l'amour ! On ne peut plus parler. Je m'en fuis. LE CHEVALIER. Non, Frontin. La raison est fort sage ,Et ne me choque plus. FRONTIN. Ah, Monsieur ! quel dommageQue vous n'écoutiez pas celle que vous avez ! LE CHEVALIER. Je trouve... que... Zinca... FRONTIN. Eh bien ! Vous lui trouvez ?... LE CHEVALIER. Avec notre Julie un air de ressemblance. FRONTIN. Bon ! Vous n'y pensez pas. LE CHEVALIER. Quelque faible nuance... FRONTIN. C'est le jour et la nuit. Tenez, voici le fait.Je crois que votre idée a tout l'air d'un regret, LE CHEVALIER. Oui ; mais j'aime Zinca. Voilà ce qui me tue. FRONTIN. Quel plaisir aurez-vous avec une statue ? C'est de l'amour perdu. LE CHEVALIER. Je voudrais l'étouffer. FRONTIN. La Marquise s'avance. LE CHEVALIER. Elle va triompher. SCENE XIV. La Marquise, Le Chevalier, Frontin. LA MARQUISE. Quoi ! Lorsque tout concourt à remplir votre envie.Que tout sert votre coeur, ce même coeur s'oublie,Et néglige l'objet dont il est possédé ! Que veut dire, Monsieur, un pareil procédé ? LE CHEVALIER, embarrassé. Mais, ma mère, l'amour n'en est pas moins le même,Pour n'être pas toujours auprès de ce qu'on aime. LA MARQUISE. Quand l'amour est bien vif, il agit autrement. LE CHEVALIER, d'un air encore plus embarrassé. On ne se connaît pas toujours parfaitement, On fait de vains projets... l'utile expérienceVient les anéantir... Ce n'est pas que je penseQue Zinca ne pourrait faire un jour mon bonheur. Avec chaleur.Mais la figure seule est bien peu pour un coeur. FRONTIN. Sans doute, et je soutiens que dans le mariage Il n'est pas suffisant de parler au visage,Et que, pour le bonheur de la société,Il faut bien que chacun tâche, de son coté,D'ajouter... LA MARQUISE. C'est assez ; du reste fais-nous grâce...Oui, je conviens, mon fils, que la beauté nous lasse. Si ses traits, soutenus des plus vifs agréments,Ne savent point servir de cadre aux sentiments. LE CHEVALIER. Eh ! Voilà ma raison. LA MARQUISE. Sachons par quel augureVous jugez que Zinca n'a que de la figure,Et ne possède pas un mérite réel ? LE CHEVALIER. Oh ! Si je l'entendais il serait naturelDe croire à son mérite..... LA MARQUISE. Il faut bien, pour l'entendre,Qu'elle apprenne à parler français. LE CHEVALIER. Elle ! L'apprendre !Apprendre le français ! Non, Madame, jamais. LA MARQUISE. Vous le lui montrerez. LE CHEVALIER. Pour faire des progrès, De ce genre surtout, il faut que l'écolièreCommence par sentir que l'on cherche à lui plaire,Qu'un souris marque au moins sa bonne volonté:Mais, pour l'amener là, je suis trop détesté. LA MARQUISE. Quel garant, quelle preuve avez-vous de sa haine ? LE CHEVALIER. Le plaisir qu'elle a pris à jouir de ma peine.Je tombe à ses genoux ; mes feux passionnésN'exigent qu'un regard. Non ; on me rit au nez. FRONTIN. Cela n'est pas poli, je crois. LA MARQUISE. Allez, sa flammePeut-être avec le temps pourra naître... LE CHEVALIER, l'interrompant. Madame ; Quand revient donc Julie ? LA MARQUISE. À quel propos, mon fils Me parler d'un objet, qui, voyant vos mépris,S'en venge, en vous fuyant ? Et j'eusse agi comme elle. LE CHEVALIER. Qui ? Moi ! La mépriser ! Julie est sage, belle.Sa vertu, ses talents ont toujours eu sur moi Tous les droits de l'estime, et même... LA MARQUISE. J'aperçoisZinca. Songez-y bien ensemble. Je vous laisse :N'allez pas désormais réclamer ma faiblesse,Je n'en veux plus avoir. LE CHEVALIER. Mais si Julie... LA MARQUISE. Adieu.Elle a rompu. Zinca doit vous en tenir lieu. À part.Puisse-t-elle achever de le rendre à lui-même ! Elle sort. SCÈNE XV. Le Chevalier, sous le nom de Zinca, Lisette, Frontin. Zinca passe avec précipitation du côté de Lisette. FRONTIN. Ce Devin, quel qu'il fut, savait fort bien son thème ;Car sa prédiction se soutient jusqu'au bout.C'est le diable ! LE CHEVALIER, revenu de sa confusion. Zinca, tenez-moi lieu de tout.Oui, faites que j'oublie, en vous voyant si belle, Un Objet qui, depuis son absence cruelle,A laissé dans mon coeur de quoi vous balancer.Hélas ! Par vos dédains vous m'y faites penser.Ô ma chère Julie ! En vain je vous appelle. Zinca le regarde tendrement, et semble être prête à se faire connaître. LE CHEVALIER, transporté. Quel regard ! Non , Zinca, je vous serai fidèle ; Je n'aimerai que vous : je vous en fait serment.Ah ! J'ai nommé Julie involontairement. Zinca le regarde avec indignation, et se retourne avec colère.Mais quel air courroucé ! Vous évitez ma vue !Julie , en m'écoutant, serait peut-être émue.Quoi ! Lorsque je suis prêt à la sacrifier.,... Quel sacrifice, ô Ciel! LISETTE. C'est trop l'humilier. FRONTIN. Parbleu, Mademoiselle, on a beau sçavoir plaire ;On ne plaît qu'à demi, sans un bon caractère. LE CHEVALIER, passionnément. Regardez-moi du moins. LE CHEVALIER. Ingrate, c'en est fait.Oui, je renonce à vous. FRONTIN. Bon ! voilà parler net. LE CHEVALIER. Voilà ce qu'il fallait, pour guérir ma folie...Sotte prédiction, tu m'as ravi Julie !Jusqu'au fond de mon coeur que ne peut-elle voir ?Hélas ! Il n'est plus temps. SCÈNE XVI et dernière. La Marquise, La Comtesse, Zinca, Dorimont, Brigantin, Frontin, Lisette. LA MARQUISE. Mon Fils, je viens savoirSi, relativement au noeud qui vous engage, Je pourrai sur Zinca, sur votre mariage ,En termes positifs, répondre à ses parents. LE CHEVALIER. Qui ? Moi ! Me marier ! LA MARQUISE. Ce soir je les attends. LE CHEVALIER. Madame.... On les verra. LA MARQUISE. Quel accueil leur ferai je ? LE CHEVALIER. Celui que vous voudrez. LA MARQUISE. Enfin que leur dirai-je ? LE CHEVALIER. Que je suis.... hors de moi. FRONTIN. Tenez , sans tant tourner,Madame... ces meilleurs pourront s'en retourner :Cette belle, ainsi qu'eux, perdant son étalage,On peut leut souhaiter à tous un bon voyage. DORIMONT. Oh ! Oh ! Je savais bien, moi, qu'il n'y tiendrait pas. Il a, parbleu, raison. Le premier des appas Il montre sa bouche.Est..... la langue. LA MARQUISE, au Chevalier. Parlez. DORIMONT. Que voulez-vous qu'il dise ?Le voilà dégoûté de cette marchandise,Et je l'aurais gagé. Bon ! Rien n'est si trompeur.Il m'est arrivé, moi...... LA MARQUISE. Permettez-moi, Monsieur ; D'interrompre un moment le fil de votre histoire. LA COMTESSE, à Dorimont. Était-ce loin d'ici ? DORIMONT. Si j'ai bonne mémoire...C'était... LA MARQUISE, au Chevalier. Décidez-vous, mon fils, et promptement. LE CHEVALIER, pénétré. Je me repens si fort de mon égarement,Et des travers affreux où l'erreur nous entraîne. Que j'en reste confus. DORIMONT. Oh ! C'est ta faute. LE CHEVALIER. À peineJ'ose lever les yeux sur Dorimont. DORIMONT. Pourquoi ? LE CHEVALIER. Cependant mon bonheur dépend de lui. DORIMONT. De moi ? LE CHEVALIER. Hélas ! Si j'ai besoin d'un secours c'est du vôtre ;Je suis perdu sans vous. DORIMONT. En voilà bien d'un autre ! Eh ! Mais ne crois-tu pas que je vais bonnementPartir pour te chercher une femme ?... Comment ?Mais je vous dis !... Enfin, sais-tu que ta folieNe me va pas ?... LE CHEVALIER. Monsieur, il s'agit de Julie.Ma mère, appuyez-moi. Je me jette à vos pieds. Engagez Dorimont, parlez, pressez , priez... LA MARQUISE. Que puis-je faire ? LE CHEVALIER. Hélas ! Faites donc que j'obtienneMa grâce. DORIMONT. Crois-tu donc que ma fille aille, vienne,Comme cela ? Mais, mais... LE CHEVALIER. Monsieur, écrivez-lui.C'est dans votre bonté que je cherche un appui. Votre coeur est trop bon et pour être inexorable.Je vous en prie, au nom d'une fille adorable,Qui cause mon amour, mes chagrins, mes remords.Donnez-moi le moyen de réparer mes torts.Monsieur ! DORIMONT, attendri. Ce morveux-là m'arracherait des larmes, Si je ne me tenais à quatre... Tu me charmes.Va, soit. Mais si ma fille, écoutant la fierté,À son tour s'opposait à ta félicité ?... JULIE. Non, mon père, ma main seconde votre envie. DORIMONT. Quoi ! Morbleu, cela parle ? LA MARQUISE. Embrassez-moi, Julie. LE CHEVALIER, lui baisant la main. Ô ma chere Julie ! À peine je soutiensCet instant. LA COMTESSE, l'ayant examinée. Oui, c'est elle ; on la reconnaît bien. FRONTIN. Mais, qui diable l'aurait connue à son silence ?Même je doute encor... JULIE. Perdant toute espéranceDe plaire au Chevalier, si, pour flatter son goût, Je ne me transformais... LE CHEVALIER. Hélas ! je vous dois tout. JULIE. Vous ne me devez rien , puisque je suis contente. Souriant.Si le Devin voulait que je fusse inconstante,Il faudraît pourtant l'être... LE CHEVALIER. Ah ! Ne m'accablez pas.Mon coeur désabusé ne croit qu'à vos appas. Je sens tous vos bienfaits, adorable Julie.Mon bonheur et la fin de ma bizarre deSont l'ouvrage parfait de votre tendre amour.Le mien peut-il jamais vous... DORIMONT. Me jouer ce tour !Point d'hymen, s'il vous plaît. Madame la Marquise, On m'en a fait accroire, et l'on vous a surprise.Ensemble vengeons-nous. JULIE. Hélas ! Je meurs d'effroi, LA MARQUISE. Et de qui vous venger ? Vengez-vous donc de moi.De ce qui s'est passé, seule je suis coupable.J'ai tout conduit, Monsieur. DORIMONT, enchanté. Vous êtes admirable ! Que ne parliez-vous donc ?... Ma fille, embrasse-moi.Parbleu, présentement on voit bien que c'est toi. Riant.Je ne l'ai pas remise. Aussi dans les voyagesOn parle à tant de monde, on voit tant de visages !...À propos de visage, ôte ce rouge-là. Je veux que tu sois toi... Quand je fus à Goa... LA MARQUISE. Ne peut-on pas ce soir savoir cette aventure ? DORIMONT. Oui... J'en ajouterai cinquante, je vous jure.Moi, quand je n'en sais point, sur le champ je les fais. LA MARQUISE. Allons, mes chers enfants.... Ma soeur, de tels effets Prouvent que les sorciers n'ont rien qui se soutienne. LA COMTESSE. Mais ma nièce à présent est en Canadienne. LA MARQUISE. A propos de cela, sachant bien que mon filsCéderait... Vous allez être au fait du pays ,Des fêtes qu'on y donne, et de leurs mariages ; Partons. Combien de gens pourraient devenir sages,S'ils voulaient concevoir que souvent le bonheurDépend de revenir d'une fatale erreur ! ==================================================