******************************************************** DC.Title = UN MINISTRE SOUS LOUIS XV DC.Author = SCRIBE, Eugène DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Opéra comique DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:47. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SCRIBE_MINISTRESOUSLOUISXV.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** UN MINISTRE SOUS LOUIS XV OU LE SECRET DE RESTER EN PLACE. M DCCC XLI. PAR EUGÈNE SCRIBE de l'Académie Française. PARIS. - IMPRIMERIE de Ve DONDET-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au Marais PERSONNAGES LE ROI LOUIS XV. LE DUC DE CHOISEUL. MADAME LA MARÉCHALE DE MIREPOIX. LA MARQUISE DE CASTELLANE. CHOMPRÉ, domestique du Duc de Choiseul. HENRIETTE, domestique de Madame la Maréchale. LEBEL, valet de chambre du Roi. Texte extrait de "Proverbes et Nouvelles par Eugène Scribe", Paris Gosselin, 1861. pp. 4-38. UN MINISTRE SOUS LOUIS XV SCÈNE PREMIÈRE. Le cabinet du ministre. LE DUC DE CHOISEUL, reconduisant jusqu'à la porte de son cabinet et saluant. J'aurai l'honneur de rappeler cette affaire à Sa Majesté. Revenant prés de son bureau.Je ne me trompais pas. J'étais bien sûr, en voyant Monsieur de Noailles de si bon matin, qu'il était mort quelqu'un cette nuit... Demander ! Toujours demander! !... Il semble que la France soit son patrimoine, à lui et aux siens... Un régiment de dragons est vacant, il le lui faut... Et de quel droit ? Et pour qui ?... Pour un parent de sa femme... Décachetant d'autres lettres qu'il tient à la main.Le Marquis de l Hôpital sollicite aussi... pour un amant de la sienne... le Chevalier de Cussy... C'est le plus raisonnable. Voilà des titres ! La Marquise est si laide à présent, que ce pauvre chevalier a droit à quelque indemnité. Décachetant d'autres lettres.Tout le monde veut donc ce régiment ?... Jusqu'aux archevêques qui s'en mêlent ! Monsieur d'Aix, Monsieur de Toulouse me recommandent le Comte de Langeac ; et pourquoi ?... Ah !... À cause de Mademoiselle de Bèze de l'Opéra. Recommander un rival, et un rival heureux !... Au fait, ils le sont tous trois ; ils le savent, et s'en accommodent à merveille... La trinité n'a rien qui doive effrayer des princes de l'Église. Il prend un portefeuille de maroquin rouge, et y serre tous ces papiers. Allons, allons, la pétition du duc, la recommandation du marquis et les lettres pastorales... Je soumettrai tout cela à Sa Majesté Très Chrétienne, qui en décidera. S'asseyant devant son bureau.Travaillons, puis qu'une fois par hasard on m'en laisse le temps. Il sonne. - Paraît le valet de chambre du duc.Chompré. CHOMPRÉ. Monseigneur !... LE DUC. Je n'y suis pour personne ; vous entendez... CHOMPRÉ. Oui, Monseigneur. Il sort. LE DUC, prenant un cahier qui est sur la table. [Note : Antoine de Sartine (1729-1801) : lieutenant général de police pendant 15 ans entre 1759 et 1774 puis ministre de la Marine sous Louis XVI.]Voici d'abord le dernier rapport de Monsieur de Sartines ; quel ennuyeux fatras ! Quel répertoire de scandale ! Mais cela amuse le roi ; et il est si difficile d'amuser un Roi! ! Voyons cependant, avant de le lui lire ce soir, s'il n'y a rien contre moi... Lisant tout bas.Non... Non... La Maréchale de Mirepoix a engagé ses diamants pour trente mille francs qu'elle doit. Belle nouvelle ! Continuant de parcourir le registre.Une aventure de la Comtesse d'Egmont avec le comédien Molé !... Lisant.[Note : Clairval, Jean-Baptiste Guignard dit (1735-1795) comédien et chanteur de la Comédie italienne.]Madame de Guemenée s'en déguisée hier en revendeuse à la toilette, pour se rendre chez Clairval de la Comédie-Italienne. Ces dames aiment beaucoup la comédie !... Parcourant la fin du registre.Du reste, toujours la même chose, rien de neuf, rien d'original... Monsieur de Sartines ne pourrait-il pas inventer ? Il me semble que la police est payée assez cher pour avoir de l'imagination. S'arrêtant.Ah ! Ah ! Un vol considérable fait chez Monsieur de Faverolles, Chevalier de Saint-Louis, lieutenant-colonel.... Il se lève et marche en rêvant.Monsieur de Faverolles ! Un ancien ami, qui ne m'importune pas de ses visites ; car je ne l'ai pas vu encore depuis que je suis au ministère. ? Brave militaire, qui n'est pas riche, qui a une famille nombreuse ; bon gentilhomme, qu'on prendrait pour un officier de fortune ; car depuis quinze ans qu'il est lieutenant-colonel, il attend en vain un régiment... Eh ! Mais celui de ce matin... Oui, c'est à lui que cela revient... Il l'obtiendra en dépit de ses concurrents. - Je sais bien que toutes les dames de la cour vont m'accabler de sollicitations, et qu'il faut du courage pour résister ici à l'influence féminine... N'importe... J'en aurai ! Marchant rapidement dans l'appartement. Empire du boudoir ! - Sceptre tombé en quenouille ! - Le Roi de Prusse a raison, nous sommes au règne du cotillon, et nous n'en sortons pas ! Madame de Châteauroux était Cotillon Ier, Madame de Pompadour Cotillon II ; j'empêcherai bien, si je peux, l'avènement au trône de Cotillon III, ou je me retirerai, je donnerai ma démission. Est-il donc si nécessaire d'être ministre ? Ne peut-on vivre sans portefeuille ? Moi je n'ai point d'ambition... Mais jamais je ne partagerai la faveur du souverain ni le pouvoir suprême avec une femme... On n'en a déjà pas trop à soi tout seul... Se rasseyant.Allons, allons, voilà qui est dit : je ferai nommer Monsieur de Faverolles, qui ne me demande rien. - J'irai au-devant du mérite... Voilà une bonne pensée... Une bonne action, et cela dispose au travail... Examinons ce projet de canalisation que l'on me propose... Quel beau pays que la France ! Il prend la plume et s'arrête.Si on la connaissait... Si elle se connaissait elle-même ! Elle dort, et son sommeil en Europe est encore une puissance... Mais si jamais elle ouvre les yeux, si elle se lève... Quel réveil !... Il travaille pendant quelques minutes avec ardeur. SCÈNE II. Le Duc, Chompré. CHOMPRÉ, entrouvrant la porte. Une jeune et jolie dame demande à parler à Monseigneur. LE DUC, avec impatience. Je vous avais dit que je n'y étais pour personne. CHOMPRÉ, embarrassé. Oui, Monseigneur... mais j'ai pensé qu'une dame, c'était différent... LE DUC, avec humeur. C'est la même chose... Sortez... Le rappelant. Chompré ! - Qui est celle-là ? CHOMPRÉ. Madame la Marquise de Castellane. LE DUC. La marquise ! - Elle qui depuis quelques jours, dit-on, est admise dans les petits appartements ! Je n'aurais qu'à la refuser... Voilà une personne de plus en droit de décrier mon ministère et de prédire la ruine de la monarchie !... Qu'elle entre ! Chomprè sort. LE DUC, jetant sa plume avec colère. Abandonner un travail utile et nécessaire ! Perdre son temps en fadaises et insipides galanteries ! - Quel ennui ! SCÈNE III. Le Duc, La Marquise. Chompré rentre, annonce la marquise et sort. LE DUC, allant au-devant de la marquise. Madame de Castellane ! Chez moi... à cette heure ! Je vais me croire en bonne fortune. LA MARQUISE. Quoi, Monsieur le Duc, vous me reconnaissez ?... Il y a si longtemps que nous ne nous sommes rencontrés ! LE DUC, lui offrant un siège. C'est ce dont je me plaignais !... Autrefois j'étais favorisé ! La Duchesse vous voyait souvent ; mais depuis notre arrivée au ministère vous nous avez disgraciés. LA MARQUISE, s'asseyant. Je vous prouve le contraire en venant ainsi vous sur prendre à l'improviste ; je n'avais pas eu le temps de vous écrire pour vous demander un rendez-vous. LE DUC. Un rendez-vous à moi ! LA MARQUISE, souriant. Oui, sans doute. LE DUC. C'est le monde renversé ! LA MARQUISE, étourdiment. C'est ce que je disais dans votre antichambre. N'est-il pas étonnant que, sous prétexte qu'on est ministre, une jeune et jolie femme soit obligée de venir vous faire sa cour ? Car c'est là l'objet de ma visite, et en vérité je suis fort embarrassée... pour m'y prendre... et je ne sais que vous dire... LE DUC. Eh ! Mais, ce que je vous disais autrefois ! LA MARQUISE, rougissant. Ah ! Vous vous le rappelez encore ! Je croyais qu'à la Cour on oubliait tout... LE DUC. Excepté ses amis ! LA MARQUISE. C'est parfait ! On me disait bien que vous étiez le plus aimable des hommes et le meilleur des ministres ; que vous ne saviez rien refuser... LE DUC. Je ne vous adresserai pas le même éloge. LA MARQUISE. Oui. On me fait ici une réputation de sévérité pour me perdre dans l'esprit du roi. C'est une cabale montée par Mesdames de Coigny et de Montbarrey. - Je les laisse dire... LE DUC. Bien sûre, quand vous voudrez, de déjouer leur complet et de faire connaître la vérité à Sa Majesté... LA MARQUISE, baissant les yeux. Je ne crois pas que Sa Majesté se soucie de la connaître... Avec volubilité.Mais en ce moment il s'agit de son ministre. ? Je n'abuserai pas de ses moments ; ils sont si précieux ! - J'arrive à l'objet de ma demande. Le roi va demain à Choisy, et comme il passe devant ma terre de Maisons, vous vous rappelez... cette belle terrasse qui borde la grande route... Il me fait l'honneur de s'y arrêter déjeuner. Nous aurons Messieurs de Richelieu, de Chauvelin, de La Vauguyon, et comme je ne connais personne au monde, Monsieur le Duc, dont la présence soit plus agréable que la vôtre à Sa Majesté, je voulais vous prier de me faire aussi cet honneur. LE DUC. Quoi ! Madame, c'est là cette grâce que vous veniez solliciter et que tant d'autres auraient implorée de vous ? LA MARQUISE, se levant. Vous acceptez ! C'est divin ! Pas un mot de plus, je vous laisse. - Adieu, Monsieur le Duc, enchantée de votre obligeance. LE DUC, lui offrant la main pour la reconduire. Permettez, Madame... LA MARQUISE, prête à sortir et s'arrêtant an milieu de sa révérence. Un mot encore ! On assurait hier qu'un régiment de dragons allait être vacant ! Que le colonel avait été blessé mortellement dans un duel au sujet... Ayant l'air de chercher.De... Mademoiselle Clairon, de mademoiselle Dumesnil ou de Madame de Forcalquier, quelque chose dans ce genre-là... Je ne sais pas au juste les détails... mais vous, Monsieur le Duc, vous devez connaître... LE DUC. Parfaitement ! Je vous conterai cela demain ! LA MARQUISE, vivement. Le colonel est donc mort ? LE DUC, étonné. Vous l'ai-je dit ?... LA MARQUISE. Je le présume, et dans ce cas je vous prierai de penser à un de mes cousins, le jeune Marquis d'Aubuisson, qui a produit tant d'effet au dernier quadrille de la cour, que Madame Adélaïde et Madame Louise elle-même l'ont remarqué ! Du reste, il a des titres... Il est depuis deux mois dans les mousquetaires ! LE DUC. Vraiment ! LA MARQUISE. Un tout jeune homme... Une taille superbe ! À peine dix-huit ans, et vous lui en donneriez vingt-cinq pour la tournure et la bonne mine... Ce sont là des qualités précieuses... à la tête d'un régiment, et j'espère qu'il nous fera honneur. LE DUC, embarrassé. Je conviens, Madame, que c'est un militaire... qui danse très bien... mais... LA MARQUISE, vivement. Oh ! il n'y a pas de mais... C'est une affaire convenue. - J'ai votre promesse... Vous êtes trop aimable pour ne pas la tenir... surtout avec des dames... LE DUC. Permettez cependant... LA MARQUISE, d'un air aimable. Je pourrais le demander au Roi, j'aime mieux vous le devoir : Avec coquetterie. Je ne crains pas, vous le voyez, le fardeau de la reconnaissance. LE DUC. Je voudrais mériter la vôtre, mais ce n'est pas en mon pouvoir ; le régiment en question est déjà donné. LA MARQUISE, changeant de ton. Et à qui donc ? LE DUC. À un vieux militaire ! Monsieur de Faverolles, qui depuis quinze ans attend de l'avancement. LA MARQUISE, avec dépit. Il me semble, Monsieur, que, quand on a attendu quinze ans, on peut bien encore sans se gêner... D'ailleurs quel est ce Monsieur de Faverolles ? Qui est-ce qui connaît cela ? Qui s'y intéresse ? D'un air de mépris. Est-ce seulement un gentilhomme ? LE DUC, avec indignation. Madame... LA MARQUISE. Mon Dieu, je veux bien le croire ! Je vous en crois, Monsieur le Duc, sur parole ! Mais quand vous en manqueriez avec lui, où serait le mal ? Ne peut-on pas dire qu'une volonté supérieure... qu'on vous a forcé la main ?... LE DUC, souriant. Voilà de ces choses qu'un ministre ne peut pas avouer, et que maintenant, pour ma part, je regarde comme impossibles. - Oui, Madame, je dois croire à présent que personne n'y parviendra, puisque j'ai eu le courage de vous résister. LA MARQUISE, froidement. Trêve de galanteries, Monsieur le Duc, parlons sérieusement : voulez-vous m'accorder ce régiment ? LE DUC, d'un accent pénétré. Je vous proteste, Madame la Marquise, que je n'ai rien plus à coeur que de vous être agréable ! Et que vous me voyez véritablement désolé... LA MARQUISE, froidement, et le regardant en face. Du tout... Vous ne l'êtes pas ! Mais plus tard peut-être vous le serez. Pesant lentement ses paroles.Je ne dis plus qu'un mot, aurai-je ce régiment ? Oui ou non ? LE DUC. Eh mais, Madame, est-ce une déclaration de guerre que vous m'adressez ? LA MARQUISE, impérieusement. Ce régiment !... Il me le faut, je le veux ! Oui, Monsieur le Duc, je le veux !... LE DUC, avec dignité. Le Roi seul a droit de me parler ainsi ; et si c'était pour me commander une injustice, j'aurais la douleur de lui répondre ce que je vous répondrai à vous-même, Madame, cela ne se peut pas. LA MARQUISE, hors d'elle-même. Il suffit, monsieur, il suffit ! Vous vous en repentirez... Je me vengerai ! Il ne faut pas croire qu'il soit difficile de faire des ministres ! LE DUC, froidement. Je n'en doute pas, Madame ; c'est beaucoup plus aisé dans ce moment que de faire des colonels ! LA MARQUISE, outrée. Oui, Monsieur le Duc, on connaîtra votre conduite. - On saura que vous ne faites usage du pouvoir que pour commettre des injustices, et tel me refuse aujourd'hui qui sera trop heureux demain... d'implorer à mes pieds... une grâce qu'il n'obtiendra pas ! LE DUC, étonné. Que voulez-vous dire ? LA MARQUISE. Vous n'êtes pas assez de mes amis pour que je m'explique davantage. - Je vous salue, Monsieur le Duc. Elle sort. SCÈNE IV. LE DUC, seul. Qu'est-ce que cela signifie ?... Quel est son dessein ? - De se réunir à mes ennemis ! - C'est clair... Eh bien ! C'en sera un de plus ! Et grâce au ciel, sur la quantité, je ne m'en apercevrai pas ! Il se promène en rêvant.Il est vrai que celle-ci est redoutable ! Non par son rang... mais par ses liaisons.... Si elle me fait un ennemi de chacun de ses amants, je suis un homme perdu ! S'arrêtant. Non.... Ce n'est pas là sa pensée !... Elle se croit certaine du succès ; ? elle en espère un prochain et immédiat ! Recommençant de se promener vivement.Oui, sa confiance l'a trahie... Les femmes seraient trop redoutables en affaires, si à tous leurs autres avantages elles joignaient celui de la discrétion ! Il sonne. ? Chompré parait.Y a-t-il là quelqu'un ? CHOMPRÉ. Monsieur le Premier du Roi, qui attend que Monseigneur soit visible. LE DUC. Le premier valet de chambre... Le confident intime de Sa Majesté ; il ne pouvait venir plus à propos ! Qu'il entre. CHOMPRÉ, annonçant. Monsieur le Premier du Roi. Il sort. SCÈNE V. Le Duc, Lebel. LEBEL, s'inclinant. Je présente mes respectueux hommages à Monsieur le Duc. LE DUC, d'un air familier et continuant d se promener. Bonjour, Lebel, bonjour ! Qu'y a-t-il de nouveau ? LEBEL, avec émotion. Il y a, Monseigneur, que je viens à vous, parce que tous les jours je suis tenté de donner ma démission. LE DUC, étonné. Toi ! Le ministre secret des plaisirs du roi ! LEBEL, avec une nuance d'orgueil. Le poste est agréable, j'en conviens, pour le crédit et la considération... Mais... LE DUC, souriant et achevant sa phrase. Mais il te donne trop de mal... trop d'occupation ! LEBEL. Ce ne serait rien ! Depuis le temps, j'y suis fait ! LE DUC. Est-ce que Sa Majesté supprimerait le traitement qu'elle te fait sur sa cassette ? LEBEL, avec dignité. Monsieur le Duc, je vous prie de croire que je ne tiens pas aux appointements ; mais je tiens à l'honneur ! LE DUC, étonné. Vraiment ? LEBEL, avec chaleur. Je tiens à mes prérogatives. J'ai une charge que je remplis, j'ose le dire, à la satisfaction générale... Hé bien ! Non content de me l'envier, chacun ici va sur mes brisées et empiète sur mes attributions !... Est-ce juste ? LE DUC, souriant. Non, sans doute. LEBEL, continuant à s'échauffer. Vais-je me mêler de ce que fait Monsieur de Praslin ? Vais-je troubler Monsieur de Saint-Florentin dans la vente de ses lettres de cachet ? Vais-je empêcher Monsieur de Jarente de coucher qui il veut sur la feuille des bénéfices ? Hé bien ! Tous ces messieurs de la Cour sont loin d'avoir la même délicatesse que moi ! Il n'y en a pas un... Je dis des plus huppés, qui, lorsque par hasard il a une jolie soeur ou une jolie femme, ne s'empresse, pour me faire du tort, de la faire trouver sur le passage de Sa Majesté. LE DUC, détournant la tête avec indignation. Quelle infamie ! LEBEL, encouragé et croyant que le Duc entre dans son idée. C'est ce que je dis ! Comme si je n'étais pas là pour les présenter ! Après cela, de leur côté, les dames de la cour m'en veulent, parce que maintenant Sa Majesté préfère la bourgeoisie... C'est un tort, j'en conviens : il vaudrait mieux que le roi ne choisit ses maîtresses que dans les rangs de sa fidèle noblesse... Mais enfin est-ce ma faute ? LE DUC. Cela suffit... LEBEL, continuant avec chaleur et sans s'apercevoir que le Duc ne l'écoute plus. Celui qui me donne le plus d'inquiétudes, c'est Monsieur de Richelieu ! Dans l'origine, je ne devais travailler qu'avec le Roi ; à présent, il faut que je soumette mon travail à Monsieur le Maréchal, qui peu à peu, j'en suis sûr, finira par s'emparer totalement de ma place, et la fera ériger en grande charge de la couronne... C'est son intention ! LE DUC, impatienté. Assez ! Assez ! Ce n'est pas de cela qu'il s'agit ! Savez-vous comment il se fait que demain le Roi doit aller déjeuner à Maisons, chez la Marquise de Castellane ? LEBEL. Oui, Monseigneur ; et cela me paraît juste. Comme la Marquise a soupé hier chez Sa Majesté, et y soupe encore ce soir... LE DUC. Que me dis-tu là ? Et tu ne me l'avais pas appris ? LEBEL. C'est justement pour cela, Monseigneur , que je venais vous adresser mes réclamations ! C'est sans m'en parler, sans que j'en fusse instruit, que dans une partie de chasse chez le Prince de Soubise, la marquise a été présentée ! LE DUC. Le Prince de Soubise !... LEBEL. Oui, Monseigneur ; il est l'amant de Madame de Castellane. LE DUC. [Note : Mademoiselle Guimard : comédienne de l'Opéra.]Lui qui vit publiquement avec Mademoiselle Guimard ? LEBEL. Pour la forme ! Parce qu'il croit de sa dignité d'avoir à ses gages une demoiselle de l'opéra ; mais la vérité, vous pouvez m'en croire, moi qui m'y connais, c'est qu'il est amoureux fou de la Marquise. LE DUC. Et il la donne au Roi ! LEBEL, d demi-voix. Raison de plus ! Pour s'élever avec elle, régner sous son nom et renverser quelqu'un que vous connaissez. LE DUC. J'entends ! LEBEL. Oui, Monseigneur, le Prince de Soubise veut prendre votre place... comme il a déjà pris la mienne... Il ne respecte rien ! LE DUC. Je crains peu ses efforts, mais je crains la faiblesse du Roi. LEBEL. Heureusement qu'il vous aime ! LE DUC, baissant la voix. Il n'aime personne ! Pas même ses maîtresses ! Il ne cède, en leur obéissant, qu'à l'empire de l'habitude qui peut tout sur lui : il fait aujourd'hui ce qu'il a fait hier : voilà pourquoi ces deux entrevues avec Madame de Castellane commencent à m'inquiéter ! LEBEL. Peut-être y en a-t-il d'autres que j'ignore. LE DUC, à part. C'est probable, l'assurance de la Marquise me le ferait croire ! Il y avait du Pompadour dans sa démarche et dans son geste. Haut.Lebel, il n'y a pas de temps à perdre, il faut arrêter cette liaison ! LEBEL. Et par quel moyen, Monseigneur ? D'ordinaire, avant d'aimer quelqu'un, le Roi me demande mon avis, et je lui dis en honnête homme ce que j'en pense... Mais dans cette occasion il ne m'en parle pas... Ne me consulte pas... Ce qui prouverait déjà qu'il a fait un mauvais choix... À demi voix. Il y a plus... Vous savez bien dans la chapelle, cette tribune réservée aux maîtresses en titre de Sa Majesté, et qui n'a pas été occupée depuis la mort de Madame d'Étiolles ? LE DUC. Hé bien !... LEBEL. Hé bien ! Sans m'en prévenir, le Roi a donné l'ordre de la faire disposer pour après-demain dimanche ! Est-elle destinée à la Marquise ? C'est ce que j'ignore. LE DUC, se promenant vivement et avec agitation. Oui... Oui, plus de doutes, ses menaces me le prouvent... - Maîtresse en titre.... maîtresse déclarée. - Et c'est après-demain ! Il me reste à peine deux jours pour conjurer l'orage. - Deux jours ! Cela a suffi souvent pour changer la face d'un empire... Mais pour renverser une maîtresse... et une maîtresse nouvelle dont un roi est amoureux ?... - N'importe. - Il faut le tenter. - À qui m'adresser ?... À mes amis !... Il s'arrête et réfléchit.Peut-être déjà sont-ils les siens ? - D'ailleurs, ils ne sauraient que ce que je sais. - Ce n'est pas ceux que la Marquise irait se confier... - Non, c'est dans son parti même qu'il faut trouver les moyens de la perdre. Haut.Lebel ! LEBEL, qui pendant ce temps s'est tenu d l'écart. Monseigneur !... LE DUC. Soupçonnes-tu quelles sont les confidentes de Madame de Castellane ? Ses amies intimes... pour le moment... LEBEL. Il y avait avec elle, à ce dernier souper, Madame de Marsan... LE DUC. Parente du Prince de Soubise. - Rien à faire de ce côté ! LEBEL. Madame de Flavacourt ! LE DUC. Peu ambitieuse... Mais tendre à l'excès... On n'en obtiendrait rien qu'en lui faisant la cour... Et je n'en ai pas le temps. LEBEL. Et Madame la Maréchale de Mirepoix. LE DUC. La maréchale !... C'est juste ! Ce devait être ! Voilà la preuve la plus certaine de la prochaine élévation de la Marquise ! Madame de Mirepoix a été de toute éternité l'amie des amies de notre royal maître. C'est une place de confiance qui semble avoir été créée pour elle et qu'elle remplit à merveille ! - De l'habitude... De l'audace... De l'esprit et une tête !... Où il n'y a pas un préjugé... Je dirais presque... pas un principe ! - Du reste, mon ennemie mortelle. C'est par là qu'il faut attaquer... Oui, allons chez elle. Appelant. Holà ! Quelqu'un ! Chompré paraît.Mes chevaux... ma voiture... une voiture sans armes, et que George ne mette pas de livrée... Adieu , Lebel ; soyez tranquille : nous réussirons ! Mais ne parlez à personne de notre entretien de ce matin... Vous n'avez rien vu, rien entendu ! LEBEL. Monseigneur sait bien que par état... Je n'ai jamais d'yeux ni d'oreilles! LE DUC. C'est juste ! - Mon épée, mon chapeau. Regardant le bureau.Ce travail commencé, qu'il fallait terminer aujourd'hui... Ce projet si utile, qui peut-être maintenant n'aura jamais de suite... Jetant le papier qu'il tenait, et marchant d grands pas. Est-ce ma faute, après tout, si, au lieu de m'occuper de l'État, je suis obligé de m'occuper de moi ? On me déclare la guerre... Je me défends !... Allons.. Allons, faisons aujourd'hui nos affaires... Et demain... Si je suis encore en place, si on ne m'attaque plus, je songerai à celles de la France ! Il sort. LEBEL. Oui... Demain... Par malheur, on est attaqué tous les jours... Et demain !... n'arrive jamais. Il sort. SCÈNE VI. Le Duc, La Maréchale. L'hôtel de Mirepoix. - Le boudoir de la Maréchale. LA MARÉCHALE, d'un air très digne et très froid. J'étais loin de m'attendre, Monsieur le Duc, à une pareille visite, et je ne puis m'en expliquer encore le but ni le motif. LE DUC. Aucun de vos gens ne m'a vu entrer, j'ai laissé ma voiture dans l'autre rue : daignez pour un instant , Madame la Maréchale, faire défendre votre porte. LA MARÉCHALE, sans se lever et ouvrant la porte du boudoir prés de laquelle elle est placée. Moi, monseigneur, je m'en garderais bien ! J'attends du monde ce matin, et je ne veux même pas qu'on puisse me soupçonner capable... LE DUC. D'une entrevue particulière... avec un ministre du Roi ? LA MARÉCHALE. Oui, Monsieur... LE DUC, souriant d'un air railleur. Il me semble qu'autrefois votre auguste époux n'était pas si jaloux... Est-ce que depuis votre veuvage... LA MARÉCHALE, avec fierté. Vous oubliez, Monsieur, que vous êtes chez moi ! Et que je dois être étonnée de vous y voir, après vos procédés affreux, après votre indigne conduite, lorsque depuis trois ans, en un mot, nous sommes brouillés à mort. LE DUC. C'est justement pour cela que je venais. Ne trouvez-vous pas, Madame, que trois ans... c'est bien long ? Trois ans de haine !... Pour s'être aimés aussi peu de temps ? Il n'y a pas de proportion... Il n'y a pas de justice. LA MARÉCHALE, avec indignation. S'il y en avait une... Monsieur... ! LE DUC, froidement. Il y en a, madame, demandez plutôt à Monsieur de Maupeou, votre ami !... Son père en vendait, et lui aussi. LA MARÉCHALE. S'il ne dépendait que de lui et de moi, Monsieur, vous seriez traité comme vous le méritez. - Mais cela arrivera, grâce au ciel. - Car je suis plus franche que vous ; je le dis hautement, j'ai juré de vous perdre. LE DUC. C'est vrai !... Mais je sais par bonheur que vous ne tenez pas tous vos serments... Ce n'est pas un reproche que je vous fais... loin de moi l'idée de vouloir vous offenser en rien, et j'espère bientôt vous le prouver. Avec chaleur.Oui, Madame la Maréchale, je vous le jure. LA MARÉCHALE. Pensez-vous, Monsieur le Duc, que j'ajouterai foi à vos discours ? LE DUC. Non, Madame, j'ai trop bonne idée de vous pour cela. - Vous savez comme moi que, dans le temps et dans le lieu où nous vivons, il ne faut juger les gens que sur leurs actions, sur leurs démarches ?... Eh bien !... Il me semble que la mienne aujourd'hui ne vous annonce que des intentions conciliatrices... C'est moi qui fais le premier pas... C'est moi qui viens vous trouver. LA MARÉCHALE, ironiquement. Pour m'offrir la paix, peut-être. LE DUC, la regardant en riant. Non, vous n'en voudriez pas... ni moi non plus. - Mais parce que l'on n'est pas en paix, est-on obligé de vivre en guerre ? N'y a-t-il pas, entre parties belligérantes, des trêves, des armistices, qui n'empêchent pas de se haïr ?... Au contraire... Car je n'entends pas, Madame la Maréchale, gêner en rien vos sentiments, m'en préserve le ciel ! Et c'est pour les maintenir dans toute leur intégrité, pour conserver le statu quo, que je venais vous proposer... LA MARÉCHALE. Quoi donc ?... LE DUC. Un terme moyen qui ne change presque rien à notre position réciproque, et nous laisse tous les deux sur la défensive, comme qui dirait, en un mot... une neutralité armée. LA MARÉCHALE, fermant la porte du boudoir et se rapprochant du duc. Qu'est-ce que cela signifie ? LE DUC, se jetant sur le canapé. À la bonne heure ! J'étais bien sûr qu'entre gens d'esprit... Il y aurait moyen de s'entendre. Après un instant de silence.Vous êtes liée avec Madame de Castellane ? LA MARÉCHALE. Liée ! Vous appelez cela une liaison ! Je suis son amie intime, Monsieur, son amie à la vie et à la mort, et j'ai pour elle autant d'attachement... LE DUC. Qu'elle en a pour Sa Majesté! LA MARÉCHALE. Qu'est-ce à dire ? LE DUC. Que je vois dans cette occasion, en effet, une grande preuve de votre amitié pour elle... Il est bien généreux de vous contenter du second rôle, quand il ne tiendrait qu'à vous d'aspirer au premier... LA MARÉCHALE, souriant. Je comprends, Monsieur le Duc : tenez , soyez franc... Si toutefois cela est possible à un homme d'État, les bruits qui se répandent dans ce moment vous ont troublé... Vous désirez savoir qui de Madame de Castellane ou de moi a fixé les regards de Sa Majesté, nous inquiéter l'une par l'autre, nous désunir et pénétrer nos secrets... Mais vous l'espérez en vain, car malgré votre esprit, votre finesse, votre éloquence... Je vous préviens d'avance, Monsieur le Duc, que vous n'obtiendrez pas un mot de moi, et que vous ne saurez rien. LE DUC. Je n'en ai pas besoin. - Je sais tout. La regardant bien en face et parlant lentement.Madame de Castellane a eu plusieurs entrevues avec le Roi. Elle a soupé hier chez lui, et ce soir encore elle aura cet honneur. ?- Dimanche prochain... Après-demain... Elle en a la promesse formelle de Sa Majesté, elle doit être maîtresse déclarée et en titre... LA MARÉCHALE, étonnée. Cela n'est pas... Je l'atteste. LE DUC, de même. Cela est si vrai qu'on a fait préparer pour elle, dans la Chapelle de Versailles, la tribune occupée autrefois par Madame de Pompadour. LA MARÉCHALE, vivement. Monsieur, qui a pu vous apprendre ?... LE DUC, froidement. Est-ce que je ne sais pas tout... Même ce qui vous regarde personnellement, vous, Madame la Maréchale ? Je ne vous parlerai pas du Chevalier de Blançay, car nous autres hommes d'État, lorsque nous sommes disgraciés, peu importe qui nous succède et qui jouit de la faveur dont nous sommes privés. LA MARÉCHALE, troublée. Monsieur... LE DUC. Mais pour vous prouver jusqu'à quel point mes rapports sont exacts, je puis vous parler du moins de ces diamants que vous avez engagés hier en secret pour une somme de trente mille francs... LA MARÉCHALE. Ô ciel ! LE DUC, vivement et d'une manière affectueuse. C'est entre nous, dans l'intimité ! Je vous dirai même à ce sujet que vos nouveaux amis me semblent peu obligeants, et qu'il en est d'anciens qui auraient été trop heureux de vous rendre ce service sans aucun intérêt personnel ; car je vous ai prouvé, Madame, que je connaissais tous vos secrets et toute votre position, que, je n'avais besoin d'aucun renseignement, et que, loin de vous brouiller avec Madame de Castellane.... Je verrais avec plaisir resserrer encore les noeuds d'une si sainte amitié. LA MARÉCHALE. Quoi ! Vous ne voulez pas me détacher de son parti ? LE DUC. En aucune façon. LA MARËCHALE, d'un air triomphant. J'entends... Vous voulez vous y réunir... Vous venez à nous ! LE DUC. Non, Madame. On ne m'a vu jusqu'à présent suivre le char d'aucune favorite. Ce serait perdre mon crédit, ma popularité, et bientôt le pouvoir... car aujourd'hui votre allié, je serais demain votre esclave. - Ce que je demande, Madame, ne regarde que vous... vous seule. - C'est une affaire entre nous, dans votre intérêt, plus encore que dans le mien... car cela ne vous oblige à rien qu'à être du parti vainqueur, s'il y en a un. LA MARÉCHALE. Expliquez-vous, Monsieur... Elle sonne avec force. - Parait une femme de chambre.Henriette, faites défendre ma porte. - Je n'y suis pour personne... Appuyant sur ce mot. Personne, entendez-vous ? HENRIETTE, sortant. Oui, Madame. LA MARÉCHALE, s'asseyant sur le canapé auprès du duc, et se retournant vers lui de l'air le plus aimable. Parlez, Monsieur le Duc, je vous écoute ! LE DUC, se penchant vers elle avec un air de confiance et d'abandon. Vous entendez bien, ma belle ennemie, que je n'ai pas la prétention d'empêcher Sa Majesté d'avoir des maîtresses ; la place de favorite est comme celle de ministre... Elle ne saurait longtemps rester vacante, vu la concurrence !... Il m'importe donc fort peu que Madame de Castellane ou toute autre soit nommée à ce ministère (qu'elle remplira du reste à merveille); mais ce qui m'importe beaucoup, c'est de connaître le degré d'affection que le Roi porte à la nouvelle favorite, de pouvoir apprécier, par le détail de leurs relations intimes, les conséquences et la durée probable d'un pareil attachement. Si autrefois, témoin invisible, j'avais pu seulement contempler Sa Majesté dix minutes aux pieds de Madame de Pompadour, il ne m'en aurait pas fallu davantage pour deviner quelle aurait été, la semaine suivante, la marche du gouvernement... Eh bien ! Madame, c'est ce service-là que j'attends de notre nouvelle alliance. LA MARÉCHALE. Que voulez-vous dire ? LE DUC. Que ce soir Madame de Castellane doit souper avec Sa Majesté, et probablement il sera trop tard pour qu'elle ne reste pas au château... Eh bien ! Ce que je demande de vous, sa confidente et son amie intime, ce sont les détails de cette soirée, détails exacts, véritables ; et la vérité est une chose si précieuse, que je ne croirai pas trop la payer par un bon de cent mille écus sur le trésor. LA MARÉCHALE, avec inquiétude. Comment ! Monsieur le Duc, vous voulez de moi un récit... par écrit ? LE DUC. Nullement. À quoi bon vous donner cette peine ?... De vive voix, et à moi seul... Cela suffit ! Je ne veux rien qui puisse vous exposer ou vous compromettre... J'espère que c'est là de la loyauté. LA MARÉCHALE, avec joie. J'en conviens... LE DUC. Vous voyez donc bien, comme je vous le disais tout-à-l heure, que ma proposition ne contrarie ni vos alliances ni vos amitiés, et ne vous oblige à rien... pas même à m'aimer !... LA MARÉCHALE, se récriant. Ah ! Monsieur le Duc !... LE DUC. Oui, Madame ; permis à vous, si vous le jugez convenable, de me haïr... en public ; car en vous-même, je le parie, vous me rendez justice, vous revenez de vos préventions !... LA MARÉCHALE. Ah ! Vous ne croyez pas si bien dire... malgré moi je vous aime au fond. LE DUC, lui baisant la main. J'en étais sûr ! Adieu, ma charmante ennemie. Demain je vous attendrai, vous et les documents historiques que vous me promettez. LA MARÉCHALE, riant. Comment ! Ces détails-là aussi seront un jour de l'Histoire ? LE DUC. Pourquoi pas ? Tout aussi bien que notre conversation d'aujourd'hui, si parmi nous il y avait un indiscret. Rentre Henriette avec un air effrayé et mystérieux. HENRIETTE. Madame, une voiture entre dans la cour ; c'est celle du Prince de Soubise ; Madame de Castellane est avec lui. LE DUC, à part. Celle-là, c'est différent ! Et quoiqu'il ne soit pas bien de fuir devant l'ennemi... Haut et voulant sortir par le salon.Je vous laisse... LA MARÉCHALE, le retenant. Point par là ! Vous les rencontreriez ! LE DUC. Vous avez raison. Regardant du coté opposé.Il me semble qu'il y avait là autrefois un escalier dérobé ! LA MARÉCHALE. Il y est toujours ! C'est le même. LE DUC. Non. Il est bien changé ! Je le prenais jadis pour arriver, et aujourd'hui pour m'en aller. - L'ancien temps valait mieux. LA MARÉCHALE, le regardant tendrement. Croyez-vous ? - Adieu, mon cher Duc ! LE DUC, lui baisant la main. Adieu, Hortense ! Il descend par l'escalier dérobé. SCÈNE VII. Le lendemain au soir. - La chambre à coucher du roi. LE ROI, seul, dans un fauteuil au coin du feu. [Note : Chiffe et Graille : Mesdames Adélaide et Sophie, filles du roi.]Oui... Je serai le maître chez moi Je ferai ce que veut la Marquise ! - Je n'en ai pas parlé ce soir à Mesdames, parce qu'au seul mot de favorite en titre, de maîtresse présentée... Chiffe et Graille auraient jeté les hauts-cris... mais demain je leur apprendrai... ou plutôt je leur ferai dire... Oui, cela vaut mieux !... Mais par qui ?... Ah ! Par l'évêque de Senlis, par Monsieur de Roquelaure, qui, pour avoir la feuille des bénéfices, se ferait Turc au besoin... ou plutôt par Monsieur de La Vauguyon, le gouverneur de mes petits-fils, qui s'en chargera volontiers. C'est un homme à moi, un saint homme, qui a meilleure réputation ; et venant de lui, cette nouvelle-là sera mieux reçue par mes enfants... S'échauffant et se donnant du courage.[Note : Chef de Ferney : Voltaire.]D'ailleurs, que cela leur plaise ou non, à eux, à la cour et à Messieurs du parlement... que m'importent leurs criailleries ? Je parlerai en Roi... Je parlerai bien haut... C'est le moyen de couvrir leurs voix à tous... - Mon frère de Prusse est bienheureux... tout le monde lui obéit dans son royaume... ou du moins tout le monde se tait... Il n'est pas comme nous inondé d'un tas d'écrivassiers et de rimailleurs, de pamphlétaires, qui, si on les laisse faire, finiront par se mêler de tout et par tout renverser... À commencer par leur chef, que j'ai relégué à Ferney, et que j'aurais dû mettre à la Bastille, lui et toute sa séquelle littéraire... Ce sont eux qui m'ont fait perdre l'affection de mes sujets... car ils n'aimaient autrefois... Ils m'appelaient le bien-aimé... Il me souvient encore des jours de Fontenoi... et des journées de Metz... Ils me pleuraient, ils s'inquiétaient alors quand j'étais malade... et maintenant... Il tousse plusieurs fois et appelle. Lebel... Lebel parait.Donne moi mes tablettes pectorales. LEBEL, les lui donnant. Votre Majesté est souffrante ? LE ROI. Oui, j'ai de la fièvre... J'ai passé une mauvaise nuit... aussi celle-ci, je l'espère... Je reposerai mieux... Il regarde la pendule.Ah ! Voici une journée qui a été bien longue... Elles le sont toutes maintenant ! Au nombre des charges royales, ils ne comptent pas l'ennui... et cependant, de tous les revenus de la couronne, c'est le plus assure... Il baille, s'étend dans son fauteuil, croise les jambes, et reste un instant absorbé dans ses réflexions.Dis-moi, Lebel... LEBEL, s'avançant. Sire !... LE ROI, sans le regarder et avec un soupir. Pourquoi les Français ne m'aiment-ils plus ? LEBEL, étonné. Votre Majesté y pense-t-elle ! Partout on la respecte, on la révère... et depuis votre aïeul Henri IV, aucun souverain n'a été plus adoré par la grande majorité de la nation. LE ROI, après un instant de réflexion. [Note : Damiens, Robert François [1715-1757], après sa tentative d'assissnat du Roi Louis XV le 5 janvier 1757, il sera condamné à mort par écartelement et sera exécuté le 28 mars. ]Oui... Je le crois aussi... Car moi, je les aime comme un père... Je les aime tous... excepté mes parlements, que je voudrais faire pendre... Car ce sont eux qui soufflent l'esprit d'opposition... qui apprennent à mes sujets à ne pas m'obéir ; et une fois qu'on en aura pris l'habitude... Ces maudites robes noires me porteront malheur... Ils achèveront ce que les jésuites ont commencé ; il y aura quelque Damiens parmi eux... LEBEL. Ah ! Sire, quelle idée ! LE ROI. Je les renverrai... ainsi que tous ces fermiers-généraux qui pressurent mes sujets et qui me rapportent si peu... Il faut les chasser. LEBEL. Ce sont eux cependant qui soutiennent l'État. LE ROI. Oui, comme la corde soutient le pendu. - Voilà pour quoi on murmure ! Et pourtant qu'ont-ils à dire ?... Tout ce que j'ai entrepris a réussi... car la guerre de Sept-Ans, je ne la voulais pas !... C'est Madame de Pompadour ! Du reste, tout va bien... Le commerce a repris, à ce que dit Monsieur de Praslin... La population augmente... LEBEL. C'est vrai... et j'ose dire que je n'y ai pas nui... LE ROI, riant. Toi, Lebel ! À la bonne heure au moins , toi tu ne te plains jamais ; tu es toujours content... Voltaire a eu raison de rappeler l'ami du prince. LEBEL, avec satisfaction. Monsieur de Voltaire aurait parlé de moi ? LE ROI, riant. Indirectement, dans un ouvrage que tu ne connais pas... qui m'a amusé... Sérieusement.Et que j'ai fait défendre... parce que les moeurs avant tout... Il tousse plusieurs fois, et reprend ses tablettes.J'ai la poitrine en feu. LEBEL. C'est une toux d'irritation... Ce ne sera rien, Sire. LE ROI, vivement et d'un air fâché. Ce ne sera rien, Monsieur, ce ne sera rien !... On en meurt !... Louis XII en est mort ! Tristement et après un instant de réflexion.Lebel, si je mourais aussi... LEBEL. Ah ! Sire... pouvez-vous le croire ? LE ROI, à part. Quelle imprudence à moi ! Je me sens bien mal !... Il faudra demain que je cause avec l'Évêque de Tarbes... Je n'ai rien fait pour lui... mais je lui rends justice... C'est le seul honnête homme de mon clergé... Le seul en qui j'ai confiance... Haut, avec attendrissement.Quand je ne serai plus, Lebel, ils me regretteront... car je suis un bon maître... LEBEL. À qui le dites-vous, Sire ? LE ROI. Oui... Je sais que tu m'aimes, toi, et une autre personne... qui m'a quitté ce matin... aussi je la défendrai... je la protégerai... je ferai pour elle ce que je lui ai promis, et je confondrai par là ses ennemis et les miens. La porte s'ouvre, parait le Duc.Laisse-nous... Lebel... Laisse-nous... LEBEL. Oui, Sire. Il sort en faisant au duc un signe d'intelligence. SCÈNE VIII. Le Roi, Le Duc. LE ROI. Venez, mon cher duc ; vous arrivez à propos... Votre présence m'est nécessaire... Je suis retombé ce soir dans ma mélancolie habituelle... J'ai les idées les plus sombres... LE DUC, d'un air triste. Je crains alors que les miennes n'égaient point Votre Majesté, car j'ai la mort dans le coeur. LE ROI. Eh ! Mon Dieu, mon ami ! Qu'est-ce donc ? Quelles nouvelles ?... Monsieur de Prusse ferait-il encore des siennes ?... Tant mieux, nous ne le craignons pas, et je ne demande, au contraire, qu'une bonne occasion, car j'ai sur le coeur ses dernières épigrammes contre moi et toute ma Cour... LE DUC. Non, Sire... Grâce au ciel... Tout va bien ; je comptais vous soumettre ce soir plusieurs affaires qui importent au bien du royaume... mais je n'en ai pas le courage... les intérêts de Votre Majesté avant tout... LE ROI, vivement. Vous avez raison. - Qu'y a-t-il ? LE DUC. Il y a, Sire, que je suis indigné de l'audace des pamphlétaires. - Non contents de distribuer dans le royaume et à l'étranger les libelles les plus infâmes... LE ROI. C'est ce que je me disais tout-à-l heure... mais c'est vous qui soutenez toujours les gens de lettres, et qui par votre protection leur donnez une importance qu'ils ne méritent point. Où est la nécessité que ces messieurs impriment ? LE DUC. Quand on les en empêcherait, on a inventé à présent à l'usage de la cour un nouveau système de diffamation... celui des nouvelles à la main. Et on en a fait courir depuis ce matin dans Versailles qui contiennent les calomnies les plus atroces et les plus absurdes contre votre auguste personne. LE ROI. Qu'est-ce que c'est ?... Les avez-vous là ? LE DUC. Oui, sire : je ne voulais point d'abord en parler à Votre Majesté... persuadé que dans tout cela il n'y a pas un mot de vrai ; mais depuis j'ai changé d'idée... car il faut bien chercher à connaître d'où viennent de pareilles horreurs... LE ROI. Vous avez raison; souvent la haine se trahit elle-même par un mot, par le plus léger indice, et nous devinerons peut-être... Lisez, Monsieur le Duc, lisez, je vous écoute. Quel en est le titre ? LE DUC. La dernière nuit du Roi, bulletin officiel écrit par une dame de Versailles à une amie de province. LE ROI. Le titre est piquant ; voyons la suite. LE DUC, lisant. « J'arrivai hier à neuf heures du soir à la porte du salon jaune : ce fut Lebel qui vint m'ouvrir respectueusement et en se courbant jusqu'à terre ; mais rien qu'à la salutation, il m'a semblé que nous n'étions pas bien ensemble ! On dit qu'il en faisait trois pour Madame de Pompadour... LE ROI. C'est vrai !... LE DUC, continuant. « Il m'a conduite près de Sa Majesté, qui s'est levée pour venir à moi, et m'a fait asseoir sur l'ottomane bleu de ciel à côté de la cheminée... » LE ROI, avec surprise. C'est vrai !... LE DUC, continuant. « L'entretien a commencé par de grands épanchements de sensibilité... car vous savez que le roi est une espèce d'égoïste sentimental qui croit aimer tout le monde, ses sujets et sa famille, et qui n'aime que lui... » Le Duc, voyant un mouvement de colère que fait le roi, s'arrête en ce moment.Je vous ai dit, Sire , que c'était un libelle infâme ! Et il n'est pas nécessaire, je crois, d'aller plus loin. LE ROI. Si vraiment... Il y a là-dedans des détails qui piquent ma curiosité... J'ignore comment on a pu les connaître. D'un air sévère.Je vous ordonne de ne rien passer. LE DUC, continuant. « Du reste, le Roi est le seigneur le plus aimable et le plus spirituel... La physionomie du roi s'éclaircit.Quand il est de bonne humeur et en bonne santé ; et il m'a semblé d'abord qu'il se portait à merveille. Aussi, en attendant le souper, il a été d'une gaieté charmante. Nous avons ri ensemble aux éclats aux dépens des parlemenTs et de leur éloquence, aux dépens de Monsieur de Saint-Florentin, qui est si fripon et si bête qu'il semble le faire exprès ; et comme je disais que dans sa carrière il avait joué de malheur... Dites plutôt de bonheur, a repris le Roi, de n'avoir pas encore été pendu ! » LE ROI. C'est vrai ! J'ai dit cela hier soir. LE DUC, continuant. À propos de Monsieur de Sartines et de son luxe de perruques, car on dit qu'il en a quarante, rangées par ordre dans une seule chambre, le roi a dit que, s'il était dans cette pièce-là, il se croirait au milieu de son conseil d'État ; que Monsieur de Maupeou était un brouillon, Monsieur de Jarente un mauvais sujet, Monsieur le Duc un important... » LE ROI, vivement. Je n'ai pas dit cela, mon ami, je ne l'ai pas dit. LE DUC, froidement. Peu importe, sire ; ce n'est pas de moi qu'il s'agit. Continuant.« Le roi était de si bonne humeur, que, toujours en riant, je lui ai demandé pour le Marquis d'ubuisson, mon parent, un régiment de cavalerie. - Je l'ai promis ce matin au Duc, pour Monsieur de Faverolles, son protégé; et si je lui manque de parole, ce seront des pourparlers, des discussions, des réclamations !... Et pour arranger cette affaire, je réponds qu'il faudra que je tienne un lit de justice. - Et moi je réponds que personne n'entrera dans le mien si je n'obtiens pas ce régiment. - Vous l'aurez, s'est-on écrié ; je vous l'accorde : il est à vous ; et tombant à mes genoux , de protecteur qu'il était, le Roi est devenu solliciteur ! Le moyen de refuser une grâce à qui vient de nous en accorder une !... Aussi, transporté de joie, le roi voulait balbutier un remerciement ; mais, soit le trouble, l'émotion ou l'excès même de la reconnaissance... Les mots ne lui venaient pas... Les expressions lui manquaient. Sa Majesté était fort embarrassée... moins que moi, cependant, quand, par bonheur, on a annoncé le souper ! » Le roi pousse un soupir d'indignation et de souvenir. ? Le duc s'arrête.Qu'avez-vous, Sire ? LE ROI. Rien ! Continuez. LE DUC, continuant « Le souper fut assez gai ; mais il régnait encore sur la physionomie de mon auguste convive un léger nuage, que j'ai eu beaucoup de peine à dissiper. Après le repas, le roi a voulu reprendre la conversation interrompue ; mais il paraît que s'être moqué de l'éloquence des parlements avait porté malheur à la sienne ; et, trompé encore une fois dans ses royales intentions... Il a pris dans un bonheur du jour, près de son lit, une boîte de pastilles de chocolat. LE ROI, qui jusque-là a modéré sa colère, arrache le papier des mains du duc. Assez !... Assez !... Achevant de lire tout bas.C'est bien cela !... Quelle infamie !... Quel abus de confiance ! LE DUC. Eh bien ! Sire, qu'en dites-vous ? LE ROI, à voix basse, avec une fureur concentrée. Mon cher duc, il n'y a pas un seul des faits consignés dans cet exécrable libelle qui ne soit de la plus exacte vérité... Les larmes aux yeux.Oui, mon ami, je suis vieux... Ce n'est pas ma faute. - Tous ces détails viennent de la Marquise de Castellane. - Il n'y a qu'elle ou moi qui ayons pu les donner : - et vous ne croiriez pas, mon cher duc, que demain je devais la présenter à la Cour, à ma famille... lui donner, en un mot, la place d'une personne qui m'aimait tant ! Et que je ne remplacerai jamais ! Pauvre Marquise de Pompadour ! Ce n'est pas elle qui aurait divulgué de pareils secrets, qui aurait abusé de la faiblesse de son souverain !... Mais j'aurai du moins la force de leur apprendre qu'on ne se joue pas de moi impunément... Et je punirai de manière... LE DUC. Non, Sire, vous éviterez l'éclat ! Vous éloignerez de vous la perfide, vous l'oublierez, et elle sera assez punie ! LE ROI. Vous avez raison : il ne faut pas ébruiter cette affaire... Mettez-vous là... Et écrivez ! Il dicte.« La Marquise de Castellane partira demain au point du jour pour sa terre de Saintonge, et d'ici à deux ans ne reparaîtra pas à Versailles !Pour le roi, le secrétaire d'état au département, etc. , etc. » LE DUC. Apprendrai-je aussi à la marquise que Votre Majesté, qui récompense chacun selon ses mérites, vient d'accorder le régiment vacant à Monsieur de Faverolles, un vieux et fidèle serviteur ? LE ROI. Ah ! Celui-là est fidèle ! LE DUC. Oui, sire, je vous l'atteste. LE ROI. Et il est vieux ! Soupirant.C'est bien... C'est bien... Il est nommé. LE DUC, écrivant avec un air de triomphe ct de malice. Post-scriptum. Je suis désolé d'apprendre à Madame de Castellane que le régiment qu'elle sollicitait pour le Marquis d'Aubuisson, son jeune cousin, vient décidément d'être accordé par Sa Majesté, et sur ma présentation, Appuyant sur chaque mot.À Monsieur de Faverolles, chevalier de Saint-Louis, lieutenant-colonel, qui depuis quinze ans attend de l'avancement. LE ROI. C'est bien ! LE DUC, à part. Ce n'est pas sans peine ! Haut.Puisque Votre Majesté paie aujourd'hui le zèle et la fidélité, il est encore une autre récompense que je lui proposerai pour la veuve d'un de ses meilleurs officiers, du Maréchal de Mirepoix ! LE ROI. Comment ? La maréchale... LE DUC. Est tellement gênée, qu'elle a été obligée avant-hier de mettre ses diamants en gage. Et après les services que son mari a rendus à l'État, j'ai pensé qu'un bon de cent mille écus... LE ROI, vivement. Sur ma cassette... Non pas ! LE DUC. Non, Sire, sur le trésor. LE ROI. C'est différent ! Oui, oui, mon cher duc, il ne faut pas être ingrat ! Il faut payer les services rendus. - Un roi est heureux quand il voit tout par lui-même, quand il sait distinguer la vérité, et surtout quand sous son règne... Signant le bon de la maréchale.Les fonds de l'État sont si bien employés. ==================================================