******************************************************** DC.Title = TYR et SYDON Journée I, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = SCHELANDRE, Jean de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:50. DC.Coverage = Syrie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SCHELANDRE_TYRSIDON_I.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k705432 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** TYR et SYDON TRAGI-COMÉDIE divisée en deux journées. PREMIÈRE JOURNÉE. 1628. Avec privilège du Roi. Jean de SCHÉLANDRE À PARIS, de l'imprimerie de Robert ESTIENNE, rue Saint-Jean de Beauvais. Représenté pour la première fois à Paris en 1628. PRÉFACE AU LECTEUR. Par F.O.P. Puisque le jugement que j'ai fait de cet ouvrage, est une des principales causes, qui a porté M. de Schelandre à la publier ; il me semble que je suis responsable de toutes les objections qu'on lui peut faire en cette occasion, et qu'il fera pleinement excusé de tout le blâme qu'il pourrait encourir de cette occasion, et qu'il sera pleinement excusé de tout le blême qu'il pourrait encourir de cette action, s'il en rejette la faute sur moi. Je lui ai dit tant de fois que Tyr et Sidon était une bonne pièce qu'à la fin il s'est laissé persuader qu'elle n'était pas mauvaise, et qu'il pouvait la donner au public à mes périls et fortunes. C'est une chose étrange, que l'homme dont je parle, qui à l'âge de vingt cinq ans a composé trois livres d'une Startide, admirée de ce docte Roi de la Grande-Bretagne, qui a fait asseoir auprès de lui les Muses dans son propre trône, ait maintenant de la peine à se résoudre de nous faire une tragi-comédie, qu'il a travaillée avec tant d'art et tant de soin. Mais il en est ainsi, que plus nous avançons dans la connaissance de quelque chose, plus avons nous de défiance de notre capacité, et par je ne sais quel contrepoids d'humilité ; les plus excellents écrivains et les plus capables de contenter autrui, sont sujets à ne se contenter pas aux mêmes ; soit à cause que reconnaissant mieux que les autres, la faiblesse de l'esprit humain, il en méprisent davantage les opérations ; soit que se proposant toujours en leur imagination une idée très parfaite, il se fâchent de na la pouvoir exécuter à cause du défaut des termes qui ne peuvent jamais assez bien exprimer leur pensée. Quoi que c'en soit, la crainte de ne pouvoir satisfaire autrui, n'est pas la principale raison qui fait que les plus habiles hommes retiennent si longtemps leurs oeuvres dedans le cabinet, et qu'ils passent tant d'années à les polir par avant que de les présenter aux yeux de tout le monde. Si est-ce qu'il faut donner beaucoup de choses à l'opinion des autres, et puisque nous sommes obligés d'y régler la plupart de sanctions de notre vie, il faut y conformer aussi, tant que nous le pouvons faire sans intérêt de la sagesse, nos paroles et nos pensées. Que s'il arrive qu'elle s'en écartent quelquefois, il ne faut point être si dédaigneux, que de ne vouloir pas rendre raison de notre fait ; au contraire il me semble qu'il est très honnête d'éclaircir chacun pourquoi nous nous sommes jetés à quartier du chemin ordinaire, pour tenir une toute particulière. Or comme le monde presque toujours divisé en opinions contraires, il arrive ordinairement que nous sommes mieux accompagnés, et que notre parti est plus fort que nous ne pensons, et au sujet que je traite je suis assuré d'avoir la moitié du monde de mon côté, tandis que je tâcherais de convertir l'autre. Ceux qui défendent les anciens poètes reprendront quelque chose en l'invention de notre auteur, et ceux qui suivent les modernes trouverons à dire quelque peu à son élocution. Les premiers, qui ne sont pas doctes, à la censure desquels nous déferons infiniment, disent que notre tragi-comédie n'est pas composée selon les lois que les anciens ont prescrites pour le théâtre , sur lequel ils n'ont rien voulu représenter que les seuls événements qui peuvent arriver dans le cours d'une journée. Et cependant tant en la première, qu'en la seconde partie de notre pièce, il se trouve des choses qui ne peuvent être comprises en un seul jour, mais qui requièrent l'étendue de plusieurs jours pour être mises à exécution. Mais aussi les anciens pour éviter cet inconvénient de joindre en peu d'heures des actions grandement éloignées du temps, sont tombés en deux fautes, aussi importantes que celles qu'ils voulaient fuir ; l'une, en ce que prévoyants bien que la variété ds événements est nécessaire pour rendre la représentation agréable, ils font échoir en un même jour quantité d'accidents et de rencontres qui probablement ne peuvent être arrivés en si peu d'espace. Cela offense le judicieux spectateur qui désire une distance, ou vraie, ou imaginaire, entre ces actions-là, afin que son esprit n'y découvre rien de trop affecté, et qu'il ne semble pas que les personnages soient attitrés, pour paraître à point nommé comme des dieux de machine, dont on se servait aussi bien souvent hors de saison. Ce défaut se remarque presque dans toutes les pièces des anciens , et principalement où il se fait quelque reconnaissance d'un enfant autrefois exposé. Car sur l'heure même, pour fortifier quelque conjecture fondée sur l'âge, les traits de visage, ou sur quelque anneau, ou autre marque, la personne dont on s'est servi pour le perdre, la Pasteur qui l'a nourri, la bonne femme qui l'a allaité, etc. se rencontrent et paraissent soudainement, comme par art de magie sur le théâtre, quoi que vraisemblablement, tout ce peuple-là ne se puisse ramasser qu'avec beaucoup de temps et de peine. Toutes les tragédies et les comédies des anciens sont pleines de ces exemples. Sophocle même, le plus réglé de tous, en son Oedipe régnant, qui nous est proposé par les experts, comme le modèle d'une parfaite tragédie, est tombé en cet inconvénient : car sur l'heure même que Créon est de retour de l'Oracle de Delphes, qu'on est en peine de trouver l'auteur de la mort de Laïus, qu'on a envoyé quérir un ancien serviteur qui en peut savoir des nouvelles, et qui doit arriver incontinent ; le poète fait survenir de Corinthe, le vieillard qui avait autrefois enlevé l'enfant Oedipe, et qui l'avait reçu des mains de ce vieil serviteur qu'on attend. De sorte que toute l'affaire des découverte en un moment, de peur que l'état de la tragédie n'excède la durée d'un jour. Qui ne voit en cet endroit que la survenue du vieillard de Corinthe est apostée et mendiée de trop loin, et qu'il n'est pas vraisemblable qu' homme, qui n'était point mandé pour cet effet, arrivât et s'entretint avec Oedipe justement dans l'intervalle de peu de temps qui s'y écoule, depuis qu'on a envoyé quérir le vieil serviteur de Laïus ? N'est ce pas afin de faire rencontrer ces deux personnages ensemble, malgré qu'ils en aient, et pour découvrir en un même instant le secret de la mort de ce pauvre prince. De cette observation de ne rien remettre à un lendemain imaginé, il arrive encore que les poètes font que certaines actions se suivent immédiatement, quoi qu'elles désirent nécessairement une distance notable entre elles, pour être faites avec bienséance. Comme quant AEschylus fait enterrer Agamemnon avec pompe funèbre, accompagné d'une longue suite de pleureurs et de libations, sur le point même qu'il vient d'être tué. Cependant que ce parricide doit avoir mis toutes la maison royale, et toute le ville en désordre, que ce corps doit être caché ou abandonné par les meurtriers, et que le théâtre doit être pleins de mouvements violents, de compassion et de vengeance ; ils marchent en grande solennité et en bel ordre au convoi de ce malheureux prince, de qui le sang est encore tout chaud, et qui par manière de dire n'est que demi-mort. Le second inconvénient qu'ont encouru les poètes anciens, pour vouloir resserrer les accidents d'une tragédie entre deux soleils, est d'être contraints d'introduire à chaque bout de champ des messagers, pour raconter les choses qui se sont passées les jours précédents, et les motifs des actions qui se font pour l'heure sur le théâtre. De sorte que presque à tous les actes, ces messieurs entretiennent le compagnie d'une longue déduction des fâcheuses intrigues, qui font perdre patience à l'auditeur, quelque disposition qu'il apporte à écouter. De fait que c'est une chose importune, qu'une même personne occupe toujours le théâtre ; et il est plus commode à une bonne hôtellerie, qu'il n'est convenable à une excellente tragédie d'y voir arriver incessamment des messagers. Ici, il faut éviter tant que l'on peut ces discours ennuyeux, qui racontent des aventures d'autrui ; et mettre les personnes mêmes en action, laissant les longs narrés aux historiens, où à ceux qui ont pris la charge de composer les arguments et les sujets de pièces qui l'on représente. Quelle différence y-a-t-il, je vous prie, entre les perses d'AEschyle, et une simple relation de ce qui s'est passé entre Xerxès et les grecs ? Y-a-t-il rien de si plat et de si maigre, et le dégoût du lecteur d'où vient-il, sinon de ce qu'un messager y joue les personnages, et que le poète n'a pas voulu franchir cette loi qu'on nous accuse à tort d'avoir violée ? Mais ce n'est pas mon humeur de trouver davantage à redire aux oeuvres d'un poète, qui a eu le courage de combattre vaillamment pour la liberté de son pays, en ces fameuses journées de Marathon, de Salamine, et de Paltées ; Laissons le discourir en telle forme qu'il voudra de la suite des Perses, puisqu'il a eu si bonne part à leur défaite ; et passons outre. La poésie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n'est faite que pour le plaisir et le divertissement, et ce plaisir ne peut procéder que de la variété des événements qui s'y représentent, lesquels ne pouvant pas se rencontrer facilement dans le cours d'une journée, les poètes ont été contraints de quitter peu à peu la pratique des premiers qui s'étaient resserrés dans des bornes étroites ; et ce changement n'est point si nouveau que nous n'en ayons des exemples dans l'Antiquité. qui considérera attentivement l'Antigone de Sophocle, trouvera qu'il y a une nuit entre le premier et le second enterrement de Polynice : autrement comment Antigone eut-elle pu tromper les Gardes du corps ce pauvre Prince la première fois, et le dérober, et se dérober à la vue de tant de monde, que par l'obscurité de la nuit ? Car à la seconde fois, elle vient à la faveur d'une tempête et d'une grande pluie, qui fait retirer toutes les gardes, cependant qu'elle, au milieu de l'orage ensevelit son frère, et lui rend les derniers devoirs ; D'où il résultat que la tragédie d'Antigone, représente les actions de deux jours pour le moins, puisque le crime prétendu de cette princesses, présuppose la loi de Créon, qui est faite publiquement et en plein jour sur le théâtre, en présence des anciens bourgeois de la ville de Thèbes. Voici donc l'ordre de cette tragédie. La loi ou la défense de Créon faite et publiée durant le jour ; le premier enterrement de Polynice que je soutiens avoir été fait la nuit : le second durant un grand orage en plein midi ; voilà le second jour. Mais, nous avons un exemple bien plus illustre, d'une comédie de Ménandre (car nos censeurs veulent qu'on observe la même règle aux comédie, qu'aux tragédie pour le regard de la difficulté que nous traitons) intitulé [texte en grec] traduite par Térence ; en laquelle la poète comprend sans aucun doute les actions de deux jours, et introduit des acteurs qui le témoignent en termes très intelligibles. En l'acte premier, scène seconde, Chremés avertit son fils de ne s'écarter pas trop loin de sa maison, vu qu'il est déjà tard. En l'acte second, scène quatrième, Clitipho et sa bande, entre au logis pour souper avec le vieillard, et la nuit s'y passe en de beaux exercices. Le lendemain Chremés se lève d ebon matin pour avertir Menedemus du retour de Clinia son fils, et sort de la maison en s'essuyant les yeux, et prononçant ces mots, Lucescit hoc iam. etc. le jour commence à poindre, etc. Que s'il se trouve quelqu'un si hardi de dire que Ménandre et Térence ont failli en cet endroit, et qu'ils se sont oubliés de la bienséance qu'il faut garder au théâtre, qu'il prenne garde de n'offenser pas quant et quant les premiers hommes des ROmains, Scipion et Laelius, que Cornelius Napos tient pour être les vrais auteurs de cette comédie, plutôt que Térence. Il se voit donc par là que les anciens et les plus excellents maîtres du métier, n'ont pas toujours observé cette règle, que nos critiques nous veulent faire garder si religieusement à cette heure. Que si toutefois ils l'on pratiquée la plus souvent, ce n'est pas qu'ils crussent d'y être obligés absolument pour contenter l'imagination du spectateur, contre laquelle on fait bien autant de force par les deux voies que j'ai déclarées ; mais c'était leur coutume de n'oser se départir que de bien peu, du chemin que leurs devanciers leur avaient racé. Ce qui paraît, en ce que les moindres innovations du théâtre sont cotés par les Anciens, comme des changements fort importants et fort remarquables en l'État. Sophocle a inventé le cothurne, et ajouté trois personnages aux choeurs, qui auparavant lui n'étaient que de douze. Ce changement est de bien peu de conséquence, et ne touche que la taille de l'acteur, et le nombre des choeurs, en quelque quantité et qualité qu'ils paraissent. Or il y a deux raisons à mon avis, pour lesquelles les anciens Tragiques n'ont aussi s'éloigner, si ne n'est de bien peu, et pied à pied, de leurs premiers modèles. La première est, que leurs tragédie faisaient une partie de l'office des Dieux, et des cérémonies de la Religion, en laquelle les nouveautés étant toujours odieuses, et les changements difficiles à goûter, s'ils ne se sont d'eux-mêmes et comme insensiblement ; il est arrivé que les poètes n'ont osé rien entreprendre, qui ne fut conforme à la pratique ordinaire. Et c'est peut-être aussi la cause pour laquelle, encor qu'ils représentent des actions atroces, accompagnées, et suivies de qu'ils ne répandent jamais de sang en présence des spectateurs, et toutes meurtres et autres espèces de cruauté, si est-ce qu'ils ne répandent jamais de sang en présence des spectateurs, et toutes ces sanglantes exécutions, s'entendent être faites derrière la tapisserie ; et cela de peur que la solennité ne soit profanée par le spectacle de quelque homicide : car si l'on y prend garde, l'Ajax de Sophocle, ne de tue par dessus le théâtre, mais dans un boccage voisin, d'où l'on peut facilement entendre sa voix et les derniers soupirs de sa vie. La seconde raison, qui fait que les anciennes Tragédies ont presque une même face, et sont toutes pleines de choeurs et de messagers, à bien peu près l'une de l'autre, vient de ce que les poètes désirant d'emporte le prix destiné à celui, qui aurait le mieux rencontré, s'obligeaient d'écrire à l'appétit et au goût du peuple et des juges; qui sans doute eussent refusé d'admettre au nombre des contendants, celui qui n'eut pas gardé les formes d'écrire, observées en telles occasions auparavant lui. Les matières mêmes étaient prescrites et proposées, sur lesquelles les poètes devaient travailler cette année-là. D'où l'on voit, que presque toutes les anciennes Tragédies ont un même sujet, et que les mêmes arguments sont traités par Eschyle, Sophocle et Euripide, Tragiques, desquels seuls quelques ouvrages entiers sont parvenus jusques à nous. Il est encore arrivé de là, que ces sujets et ces arguments, ont été pris de quelques fables fables, ou histoire grecques en petit nombre, et fort connues du peuple, qui n'eut pas agréé qu'on l'eut entretenu d'autres spectacles que de ceux qui sont tirés des choses arrivés à Thèbes ou à Troie. Ajoutez à cela, que les Athéniens, ayant reçu les tragédies d'Eschyle avec un applaudissement extraordinaire, voulurent par privilège spécial, qu'elles pussent être jouées en public apr_s la mort de leur auteur. Ce qui les mit en tel crédit, que les poètes tragiques fuyants, estimèrent qu'ils ne se devaient pas beaucoup écarter d'un exemple, dont on faisait tant d'état, et qu'il fallait s'accomoder à l'opinion populaire, puisque c'était celle du maître. Depuis, les Latins s'étant assujettis aux interventions des Grecs, comme tenant d'eux les lettres et les sciences, n'ont osé remuer les bornes qu'on leur avait plantées, et particulièrement au sujet dont nous parlons. Car les Romains, ayant imité les Grecs aux autres genres de poésie, et même ayant disputé du prix avec eux pour le poème héroïque et lyrique, se sont contenus, ou bien peu s'en faut, dans les simples termes de la traduction, en leurs tragédies, et n'ont traité aucun sujet qui n'ait été promené plusieurs fois sur les théâtres de la Grèce. Je ne veux point parler d'Accius, de Naeviux, de Pacuvius et de quelques autres, desuqels nous avons quantité de fragments, cités sous titre de fables grecques, par les grammairiens ; les seules tragédies latines, qui ont été composées en un meilleur siècle, qui nous restent, sont presque toutes gracques, tant en la matière, qu'en la forme ; excepté le Théba£ide, en ce qu'elle n'introduit pas de choeurs, et l'Octavie en ce qu'elle a pour sujet une histoire romaine ; mais celle-ci est l'ouvrage d'un apprentif, si nous en croyons Juste Lipse, et ne mérite que nous en fassions beaucoup de compte. Ensuite de sLatins, le théâtre ayant été abandonné aussi bien que les autres lettres plus polies, la barbarie a succédé, et de long inter-règne des lettres humaines, qui n'ont repris leur autorité que de la mémoire de nos pères. En cette restauration toutefois il s'est commis plusieurs fautes ; mais ce n'est pas mon dessein d'en parler en ce lieu, et je ne le peux pas entreprendre sans faire un livre d'une préface, et dire beaucoup de bonnes choses hors de propos. Seulement désirerai-je que François Bacon le Censeur public des défauts de la science humaine, en eut touché quelque choses dans ses livres, comme il semble que sa matière l'y obligeait. Je me resserre ici dans les limites de la seule poésie, et je dis, que l'ardeur trop violente de vouloir imiter les anciens, a fait que nos premiers poètes ne sont pas arrivés à la gloire, ni à l'excellence des Anciens. Ils ne considéreront pas, que le gout des nations est différent aussi bien des objets de l'sprit, qu'en ceux du corps, et toute ainsi que les Maures, et sans aller si loin, les Espagnols, se figurent et se plaisent à une espèce de beautés toute différente ce celle que nous estimons en France, et qu'ils désirent en leurs maîtresses une autre proportion des membres et d'autres traits du visage que ceux que nous y recherchons ; jusques-là qu'il se trouvera des hommes qui formerons l'idée de leur beauté des mêmes linéaments dont nous voudrions composer le laideur : de même il ne faut point douter que les esprits des peuples, n'aient des inclinations bien différentes les uns des autres, et des sentiments tous dissemblables pour le beauté des choses spirituelles telles de que la poésie. Ce qui se fait néanmoins sans intérêt de la philosophie ; car elle entend bien que les esprits de tous les hommes, sous quelque ciel qu'ils naissent, doivent convenir en un même jugement touchant les choses nécessaires pour le souverain bien, et s'efforce tant qu'elle peut de les unir en la recherche de la vérité, parce qu'elle ne saurait être qu'une mais pour les objets simplement plaisants et in différents, tel qu'est celui-ci dont nous parlons, elle laisse prendre à nos opinions telle route qu'il leur plait, et n'étant point de sa juridiction sur cette matière. Cette vérité posée, nous ouvre une voie douce et amiable, pour composer les disputes qui naissent journellement entre ceux qui attaquent et ceux qui défendent les ouvrages des poètes anciens. Car comme je ne saurais que je ne blâme deux ou trois faiseurs de chansons qui traitent Pindare de fol et d'extravagant, Homère de rêveur, etc, et ceux qui les ont imités en ces derniers temps : aussi trouvé-je injuste qu'on nous les propose pour des modèles parfaits, desquels il ne nous soit pas permis de nous écarter tant soit peu. À cela il faut dire que les Grecs ont travaillé pour la Grèce, et ont réussi au jugement des honnêtes gens de leurs temps ; et que nous les imiterons bien mieux si nous donnons quelque chose au génie de notre pays et au goût de notre langue, que non pas en nous obligeant de suivre pas à pas et leur invention et leur élocution comme ont fait quelques uns des nôtres. C'est en cet endroit qu'il faut que le jugement opère, comme partout ailleurs, choisissant des anciens, ce qui se peut accommoder à notre temps et à l'humeur de notre nation, sans toutefois blâmer des ouvrages sur lesquels tant de siècles ont passé avec une approbation publique. On les regardait en leur temps d'un autre biais que nous ne faisons à cette heure, et y observait-on certaines grâces qui nous sont cachées, et pour la découverte desquelles il faudrait avoir respiré l'air de l'Attique en naissant, et avoir été nourri avec des excellents hommes de l'ancienne Grèce. Certes comme notre estomac se rebute de quelques viandes et de quelques fruits qui sont en délices aux pays étrangers ; aussi notre esprit ne goûte pas tel trait ou telle invention d'un grec ou d'un latin, qui autrefois a été en grande admiration. Il fallait bien que les Athéniens trouvassent d'autres beautés dans les vers de Pindare que celles que nos esprit d'a présent y remarquent, puisqu'il ont récompensé plus libéralement un seul mot, dont ce poète a favorisé leur ville, que les Princes d'aujourd'hui ne feraient une Illiade composée à leur louange. Il ne faut pas tellement s'attacher aux méthodes que les anciens ont tenues, ou à l'art qu'ils ont dressé, nous laissant mener comme des aveugles ; mais il faut examiner et considérer ces méthodes mêmes par les circonstances du temps, du lieu, et des personnes pour qui elles ont été composées, y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage : ce qu'ARistote eut avoué. Cer ce philosophe, qui veut que la suprême raison soit obéie partout, et qui n'accorde jamais rien à l'opinion populaire, ne laisse pas de confesser en cet endroit, que les poètes doivent donner quelque chose à la commodité des comédiens, pour facilité leur action, et céder beaucoup à l'imbécilité et à l'humeur des spectateurs. Certes il en eut accordé bien davantage à l'inclination et au jugement de toute une nation : et s'il eut fait des lois pour une pièce qui eut dû être représentée devant un peuple impatient et amateur de changement et de nouveauté comme nous sommes, il se fut bien gardé de nous ennuyer par ces narrés si fréquents et si importants de messagers, ni de faire réciter près de cent cinquante vers tout d'une tire à un choeur, comme fait Euripide en son Iphigénie en Aulide. Aussi les Anciens même, reconnaissant le défaut de leur théâtre, et que le peu de variété qui s'y pratiquait, rendait les spectateurs mélancoliques, durent contraints d'introduire des Satyres par forme d'intermède, qui par une licence effrénée et médire et d'offenser les plus qualifiés personnages, retenaient l'attention des hommes, qui se plaisent ordinairement à entendre mal parler d'autrui. Cette économie et disposition dont il se sont servis, fait que nous ne sommes point en peine d'excuser l'invention des tragi-comédies, qui ont introduites par les Italiens, qui qu'il est plus raisonnable de mêler les choses graves avec les moins sérieuses, en une même suite de discours, et les faire rencontrer en un même sujet de fable ou d'histoire, que de joindre hors d'oeuvre, des satyres avec de tragédies, qui n'ont aucune connexité ensemble, et qui confondent et troublent la vue et la mémoire des auditeurs. Car de dire qu'il est malséant de faire paraître en une même pièce les mêmes personnes traitant tantôt d'affaires sérieuses, importantes et tragiques, et incontinent après de choses communes, vaines, et comiques, c'est ignorer la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont bien souvent entrecoupées de ris et de larmes, de contentement et d'afflictions, selon qu'ils sont agités de la bonne ou de la mauvaise fortune. Quelqu'un des Dieux voulut autrefois mêler la joie avec la tristesse, pour en faire une même composition ; il n'en peut venir à boit, mais aussi il les attacha queue à queue : c'est pourquoi ils s'entre-suivent ordinairement de si près : et la nature même nous a montré qu'ils ne différaient guère l'n de l'autre, puisque les peintres observent que les mêmes mouvement de muscles et de nerfs qui forment les ris dans le visage, sont les mêmes qui servent à nous faire pleurer et à nous mettre en cette triste posture, dont nous témoignons une extrême douleur. Et puis au fond, ceux qui veulent qu'on n'altère, et qu'on ne change rien des inventions des anciens, ne disputent ici que du mot, et non de la chose : car qu'est ce que le Cyclope d'Euripide, qu'une tragi-comédie pleine de raillerie et de vin, de satyres et de silènes d'un côte ; de sang et de rage de Polyphème éborgné, de l'autre ? La chose est donc ancienne, encore que le nom en soit nouveau : il reste seulement de la traiter comme il appartient, de faire parler chaque personnage selon le sujet et la bienséance, et de savoir descendre à propos du cothurne de la tragédie (car il est ici permis d'user de ces termes) à l'esacarpin de la comédie, comme fait notre auteur. Personne n'ignore combien le style qu'on emploie en de si différentes manières, doit être différent : l'un haut, élevé, superbe ; l'autre médiocre et moins grave. C'est pourquoi Pline le Jeune avait assez plaisamment surnommé deux de ses maisons des champs, Tragédie et Comédie, parce que l'uneétait située sur une montagne, et l'autre au bas sur le bord de la mer. Or comme cette différente situation les rendait diversement agréables, aussi je crois que le style de notre auteur contentera les esprits bien faits : soit alors qu'il l'élève et qu'il fait parler Pharnabaze avec la pompe et la gravité convenable à un prince enflé de ses prospérités, et de la bonne opinion de soi-même ; soit alors qu'il s'abaisse et qu'il introduit Timadon qui dresse une partie d'amour, ou un page déguisé en fille qui s'en va tromper un vieillard. Je sais bien que nos censeurs modernes passeront légèrement les yeux sur toutes les beautés de notre tragi-comédie, et laisseront en arrière tant d'excellents discours, de riches descriptions, et autres rares inventions toutes nouvelles qui s'y rencontrent, pour s'arrêter à quelques vers un peu rudes, et à trois ou quatre terme qui ne seront pas de leur goût : Mais il faut qu'ils considèrent, s'il leur plait, qu'il y a bien de la différence d'une chanson et d'un sonnet, à la description d'une bataille, ou de la furie d'un esprit transporté de quelque passion violente : et qu'ici il est nécessaire d'employer des façons de parler toutes aitres que là, et des mots qui peut-être ne seraient pas tolérables ailleurs,. Joint que tout ce que reprennent ces messieurs, n'est pas incontinent pour cela digne de correction : ils se mécontent fort souvent, et en l'approbation et en la réprobation des ouvrages d'autrui, et de leurs propos. Et certes qui voudra plaire aux doctes et à la postérité, est en danger de déplaire à quelques esprits faibles et envieux d'à présent. Aussi n'est-ce pas la raison que notre poète soit exempt de la fatalité qui accompagne les meilleurs écrivains d'aujourd'hui, ni que ses vers tirent meilleure composition de l'envie que leur prose : comme ils ont rencontré les Phillarques, ou pour mieux parler avec Cicéron contre Pison, des tyrans et de sPhlaris de Grammairiens, qui ne se contenterons pas de censurer et de passer un trait de plume sur un méchant vers, mais qui poursuivront par armes le poète qui l'aura composé ; Car voilà certainement le point auquel en est venue la fureur de certains pédants, qui ne pouvant rien faire qu'égratigner les écrits des honnêtes gens, décrient leur vie, déchirent leur réputation, et les persécutent à mort, pour ce seul crime qu'ils ne sont pas de leur opinion : mais ils seront traités ailleurs et par d'autres comme ils le méritent, et enfin ils verront que le temps ne se mêlera pas tout seul d'ôter le crédit à leurs inepties et à leurs médisances. Quant à moi je les laisse à leurs ennemis irrités, et revenant à Monsieur de Schelandre, je passe de son ouvrage à sa personne ; pour t'avertir, Lecteur, que faisant profession des Lettres et des Armes, comme il fait, il sait les employer chacune en leur raison : De sorte qu'il ne serait homme pour entretenir le théâtre des combats en peinture, tandis que les autres se battent à bon escient ; si des considération importantes, qu'il n'est pas besoin que tu saches, ne lui donnaient des procès et de faire des livres. Que si en ces deux exercices il réussit heureusement, j'estimerai qu'on ne lui fait que justice, et lui se consolera en quelque sorte de la perte des occasions ou l'on acquiert des lauriers plus sanglants la vérité, mais non peut-être plus illustres, que ceux qu'une excellente poésie, telle que celle-ci, doit espérer de la main des Muses et de l'approbation de tout le monde. AVERTISSEMENT DE L'IMPRIMEUR. Cette pièce ayant été composée proprement à l'usage d'un théâtre public, où les acteurs sont privilégiés de dire plusieurs choses qui seraient trouvées ou trop hardies, ou mal séantes aux personnes plus retenues que les comédiens ordinaires, et d'ailleurs y ayant quelques représentations de scènes dont l'appreil apporterait plus de frais qu'une compagnie privée d'en voudrait peut-être faire pour une seule fois, (combine qu'à la bien prendre il n'y ait rien ni qui soit insupportable aux oreilles chastes, ni de dépense excessive) j'ai prié l'auteur de tracer un modèle retranché pour remédier en un besoin à l'un ou à l'autre de ces deux inconvénients, et même de réduire ces deux journée en une pour la commodité de ceux qui s'en voudraient donner le plaisir en des maisons particulières, ce que l'on peut facilement faire par la méthode et l'ordre disposé comme vous verrez en la table qui s'ensuit. PERSONNAGES DE LA PREMIÈRE JOURNÉE LÉONTE, fils du roi de Tyr PHULTER, capitaine Tyrien LE HERAULT sidonien ABDOLOMIN, roi de Sidon BALORTE, conseiller sydonien. BELCAR, fils du roi de Sidon. ARAXE, capitaine sidonien. TIMADON, écuyer de Léonte. PHARNABAZE, roi de Tyr. LE COURRIER tyrien. CASSANDRE, princesse de Tyr. MÉLIANE, princesse de Tyr. ZOROTE, vieillard sidonien. PHILOLINE, femme de Zorote. THARSIDE, soeur de Zorote. LE PAGE de LÉONTE ALMODICE, gouvernante des princesses de Tyr. BAGOAS, eunuque. LA RUINE, assassin. LA DÉBAUCHE, assassin. AUTRE SOLDAT, assassin. LE PRÉVÔT de Sidon. Archers. ACTE I SCÈNE I. Léonte, prince de Tyr ; Phulter, capitaine le hérault sidonien. Où sont représentés les funestes succès des amours de Léonte et de Philoline. LÉONTE. Ô grand fils de Junon, qui d'un tour de ton brasPeux lever un empire ou le verser à bas,Dieu de tous les vaillants aussi bien que des Thraces,Ô mars ! Père d'honneur, je te rends mille grâces.Et toi, puissant Hercule, honte des fainéants, Invincible ennemi des monstres et géants,Qui vois comme dans Tyr on révère ton temple(Peut-être le plus beau que tout le ciel contemple),Mon patron, je t'estime entre les demi-dieuxComme entre les flambeaux le soleil radieux, Et promets à ce coup, si l'ennemi succombe,À tous vos deux autels une entière hécatombe.Car c'est de vos faveurs, ces deux derniers étés,Qu'en ma charge ayant pris des soldats rebutés,Des fuyards coutumiers, jouets de l'épouvante, Moins fermes que la paille en tourbillon mouvante,Je les ai rassurés, les ai tant affermisQu'ils ont barre aujourd'hui sur tous leurs ennemis.Tant de ces roitelets qui, depuis Alexandre,Ont osé contre nous la Phénice entreprendre, Ne pouvant plus d'eux-même en armes subsister,Viennent ceux de Sidon tous en ligne assister.Mais qu'ils sont bien trompés ! Je peins la crainte blêmeAu milieu de leurs fronts dans leur enceinte même,Tant sont-ils acculés, au petit pied réduits ! PHULTER. Pensez-y, Monseigneur : ils sont trop bien conduitsPour faire sans dessein des fuites et remises.Tel lâche bien le pied qui veut venir aux prises ;Ils ont un capitaine en santé revenu,Leur prince, homme sans peur, qui n'est que trop connu Pour un habile maître en l'art de la milice.Que si, jusqu'à présent, il évite la lice,Peut-être qu'en cédant le champ plus spacieux,Il veut s'avantager en assiette de lieuxOu nous veut attirer par quelque stratagème. LÉONTE. Nous y serons présents, et voilà ce que j'aime. PHULTER. Ne méprisons jamais un adversaire armé. LÉONTE. En refusant le choc peut-il être estimé ? PHULTER. Voyez que chaque jour il augmente ses forces. LÉONTE. Il reçoit tous les jours quelques rudes entorses. PHULTER. Les premiers coups du jeu ne donnent pas le gain. LÉONTE. Mais c'est un préjugé... PHULTER. Qui n'a rien de certain. LÉONTE. Voulez-vous que du sort les erres je refuse ? PHULTER. Non, mais que prudemment votre conseil en use,Et que, sans triompher de ces légers succès, Nous réservions la joie à la fin du procès. LÉONTE. Je ne vous vois jamais en humeur trouble-fête. PHULTER. Je ne vous vois jamais un tel lutteur en tête. LÉONTE. Tant plus ai-je d'honneur en l'allant aborder. PHULTER. Mais tant plus de sujet de ne rien hasarder. LÉONTE. De l'excès de prudence un brave coeur se moque,Il faut, c'est trop attendre, il faut que je le choque,Ce grand entrepreneur, cet homme tant vantéDe bonheur, de courage, et de capacité,Belcar, à qui mon père, un vrai foudre de guerre, N'a jamais su ravir un seul pouce de terre,À qui j'ai destiné les effets de mon bras,Jaloux de son honneur dès mon âge plus bas.C'est où tend le désir de mon âme échauffée,Qu'un si digne ennemi me fournisse un trophée, Qu'en funestes cyprès transformant ses lauriers,J'enrichisse mon nom de ses exploits guerriers ;Ou, si le destin veut que d'une mort vaillanteJe rende à ce combat sa gloire plus brillante,Je ne saurai choisir une plus brave main Pour m'adoucir le coup du trépas inhumain.Bref, voilà l'espérance où mon humeur se baigne ;Des villes, des trésors, que j'en perde ou j'en gagne,Il m'est indifférent ; mon seul but est l'honneur,Ainsi que le plaisir est celui du veneur. Vois-je pas un héraut qui vers nous s'achemine ?C'est pour nous défier, il m'en porte la mine.Parlez, mon grand ami, ne soyez étonné. LE HERAULT. Je ne le fus jamais, prince heureux et bien né,Car j'ai trop d'assurance au chef qui me commande. Belcar expressément, ô Léonte, vous mandeQu'alors qu'il refusait vos désirs pleins de vent,Il reculait un peu pour sauter plus avant ;Maintenant il vous offre, en bataille rangée,La palme qui doit être au vainqueur adjugée ; Que demain, s'il vous plait, dès que l'astre du jourEffacera le teint aux étoiles d'autour,Vous fassiez battre aux champs et vous mettiez en montrePour à moitié chemin lui venir à rencontre. LÉONTE. Dis-lui que ses délais ont déjà rabattu Du splendide renom qui dorait sa vertu.Il est encor matin : qu'il marche dès cette heure ;Il faut avant la nuit ou qu'il fuie ou qu'il meure.Va donc, dépêche-toi, nous n'avons que tarder. LE HERAULT. Je retourne au galop. LÉONTE. Sus, allez commander Que l'on sonne à cheval, qu'avec ordre on s'avance,Qu'on arrange nos gros en toute diligence.Suivez de point en point le plan par nous tracé ;J'irai dès que j'aurai mon harnais endossé. SCÈNE II. Abdolomin, roy de Sidon ; Balorte, courtisan. ABDOLOMIN. Ô filles de la nuit, inexorables parques, Qui, des moindres pasteurs et des plus grands monarquesFilant les ans divers sur eux exécutés,Les éternels destins dans le ciel projetés,D'où vient, malignes soeurs, que vos funestes forcesRetranchent tout à coup des plus jeunes les forces ; De ceux le plus souvent moissonnent le printempsQui devraient et voudraient respirer plus longtemps,Et ceux qui, saouls des biens, las des maux de ce monde,N'ont autre ambition qu'une fosse profonde,On les voit tous courbés, malsains et mal plaisants, Traîner à contre-coeur le fardeau de leurs ans ?Ô mort ! Que tardes-tu que tu ne viens dissoudreCette inutile chair en sa première poudre ?Que me peut-il rester à dévider iciDe repos, de travail, de joie ou de souci ? Ai-je quelque plaisir ? Sens-je quelque amertumeQue l'usage commun ne me tourne en coutume ?N'ai-je point assez vu les détours et retoursDe la reine sans yeux qui domine en nos joursAu gré du vent muable et de l'onde flottante ? Peut-elle plus forger sur sa boule inconstanteUn sort doux ou fâcheux que je n'ai éprouvé ?Ou bien, si quelque choc m'est encor réservé,Que je ne prévois point (car son ire attiséeDe malheurs tous nouveaux ne peut être épuisée), Ravi-moi, douce mort, et rends d'un coup de fauxInvisible ma cendre à ses derniers assauts.Ha ! Si, comme l'on croit, et facile et glissante[Note : Averne : terme poétique qui signifie l'Enfer. [F]]Était à tous venants d'Averne la descente,Le mortel ici-bas braverait les malheurs Et n'attendrait jamais des extrêmes douleurs.« On ne doit de tout point appeler misérableQui peut prendre à propos un trépas honorable. »Si les secrets chaînons qui jusqu'à ce jourd'huiOnt accroché mon âme en son fragile étui Se pouvaient élargir sans l'expresse ouvertureDu grand maître qui tient l'empire de nature,[Note : Jà : adverbe. Vieux mot, au lieu duquel on se sert de maintenant, ou de déjà.]Jà dès maintes moissons s'étendraient en reposSous la poudreuse tombe et mes maux et mes os.« Vivre à qui veut mourir n'est pas moins un martyre Que mourir est fâcheux à qui vivre désire »Humains infortunés, las ! D'où vient que toujoursVos plus ardents souhaits rencontrent à rebours,Et que ceux d'entre vous auxquels semblent mieux rireLes plus âpres desseins où leur travail aspire Enfin n'y trouvent pas, en étant possesseurs,Ce qu'ils s'y promettaient de biens et de douceurs ?Car, tant que vous vivez, vos âmes non contentesNe conçoivent, chétifs, que nouvelles attentes,[Note : Épointer : émousser quelque chose, lui ôter la pointe. [F]]Et parmi tant d'objets dont l'amour vous époint, Vous prisez toujours plus ce que vous n'avez point.Mais le plus vain désir dont s'abusent tant d'hommes,C'est dans l'ambition des grandeurs où nous sommes,Rois gênés de soucis, qui parmi nos honneursSommes toujours en butte aux chagrins et frayeurs. Ô cent fois plus heureux ceux qui passent leurs âgesÀ guider un troupeau sur l'émail des herbages !Si leur sceptre n'est d'or, mais de frêne ébranché ;[Note : Ains : adverbe. Ce sont de vieux mots qui signifiait autrefois Mais. [F]]Si leur corps n'est de pourpre, ains de toile caché ;Si pour mets plus exquis ils ont leur panetière, Leur hutte pour palais, la paille pour litière,Pour leur suite un matin ; si leur nom n'est connuQu'en un chétif hameau dont leur tige est venu,Aussi sont-ils exempts de la mordante envie ;Leur âme en bas état est d'honneur assouvie ; Ils dorment en repos, sans crainte et sans soupçons ;On n'espionne pas leurs humeurs et façons ;Ils n'ont à contenter tant d'avides sangsuesQui briguent dans les cours des pensions indues ;[Note : Pleiger : v. act. Cautionner en Justice, répondre pour quelqu'un, et s'obliger de payer le jugé. [F]]Ils sont pleiges d'eux seuls, et ne sont obligés De répondre en autrui du droit des mal-jugés ;Ils n'ont soin des méfaits dont ils ne sont pas cause,Le fardeau d'un État sur leur dos ne fait pause,Ils ne sont appelés, par blâmes différents,Si paisibles, couards ; si justiciers, tyrans. « Plus un mortel est grand, plus grande est sa ruine[Note : Impiteux : qui est sans pitié, qui est cruel. [F]]Quand le sort impiteux contre lui se mutine ;Plus grands sont ses malheurs, plus aussi ses péchésSont du babil piquant d'un vulgaire toucher. »Misérable maîtrise, ou plutôt servitude, Qui nous fait grisonner par son inquiétude !Ô dangereux bandeau, dont tout homme chargéOutrage ses voisins ou s'en voit outragé,Si bien que l'un répugne à l'âme juste et sage,L'autre pousse en fureur un généreux courage ! [Note : Macédon : habitant de la Macédoine.]Depuis qu'un vieil ami du vainqueur MacédonMit en mes simples mains le sceptre de Sidon,Combien ai-je tâché d'ombrager mes contréesSous l'aile de la paix, si longtemps désastrées !Paix, la fille du ciel, la mère des vertus, [Note : Cavesson : Terme de manège. C'est une espèce de bride ou de muserolle qu'on met sur le nez du cheval, qui le serre et contraint, et sert à le dompter et à le dresser. [F]]Le juste cavesson des mutins abattus,Nourrice des bons arts, saint noeud de concordance,Trésor de tout bonheur, et corne d'abondance ;Paix qui, peuplant la terre en dépit de la mort,[Note : Charontide : le port de Charon, naute sur le fleuve des Enfers, le Styx]Rend herbeux et désert le charontide port : Ô paix ! Mon cher désir, qu'ai-je fait pour t'atteindreEt pour ce grand brasier dans mon terroir éteindre ?Qu'ai-je fait pour changer nos douleurs en soulas,Nos corselets en socs, en faux nos coutelas !J'en atteste aujourd'hui les majestés suprêmes. BALORTE. Sire, tout l'univers, vos adversaires mêmes,Vous le confesseront, et que par piétéVous mettiez en avant un trop libre traité ;Voire quittant du vôtre, encore que pour l'heureD'entre ses régions vous teniez la meilleure. ABDOLOMIN. Que me servait-il, las ! Si cet avide roiNe prétendait pas moins que ma couronne et moi ?Maudite faim d'honneur, que d'horribles carnagesSont provenus de toi sur nos tristes rivages,Depuis que le flambeau qui marque les saisons A logé douze fois en ses douze maisons !Les cieux en ont horreur ; ses feux pleins de vengeanceNe dardent plus sur nous qu'une gauche influence.Les champs, les ruisseaux, l'air et Mercure sont lasDe porter, de couler, d'ouïr, de mener bas Les charognes, le sang, les hurlements, les ombres,D'hommes de part et d'autre incroyables en nombre.L'orphelin nous déteste, et la veuve mauditNos conseils prodiguant tant de peuple à crédit.Neptune par intervalle, en calmant ses orages, [Note : Impiteux : impitoyable. [DMF]]Quelque impiteux qu'il soit, nous reproche nos rages.Mais quoi ! Plus j'ai tenté le train de la douceur,Plus j'ai senti l'effort d'un injuste agresseur,En sorte qu'aujourd'hui ma ruine totaleDépend d'une rencontre en défense inégale. BALORTE. Mon roi, prenez courage, et croyez que les cieuxAccableront enfin ce coeur ambitieuxÀ qui de l'univers le général empireSelon sa vanité ne pourrait pas suffire(Vicieux, néanmoins, qui ne mérite en soi La qualité d'un homme et moins celle d'un roi).« Quelquefois pour un temps une injustice est forte,Mais il faut à la fin que l'équité l'emporte :Car les dieux tous bénins, contraires aux tyrans,Sont des paisibles rois les gardes et garants. » ABDOLOMIN. Allons les supplier que leurs yeux secourablesRendent en ce conflit nos armes favorables. SCÈNE III. Belcar, prince de Sidon ; Araxe, capitaine sidonien ; le hérault. BELCAR. Eh ! Pour dieu, compagnon, si ce point vigoureux,[Note : Fanal : Fig. Ce qui sert de guide, de lumière intellectuelle. [L]]Trésor des gens de bien, fanal des généreux,Si, dis-je, cette odeur qui seule de nous reste Vive et non périssable après l'heure funeste,L'honneur, l'honneur sacré, cher prix de la vertu,Ne gît totalement à vos pieds abattu ;S'il vous demeure encore au fonds de la penséeQuelque ressouvenir de la gloire passée, Vous qui, sous ma conduite, avez six fois de rangFait noyer à ces gens leur orgueil en leur sang,Sans que, dessous mon aile, en aucune entrepriseLe sort ait contre nous déployé sa maîtrise,Hé ! Rentrez en vos sens, rallumez cette ardeur Qui de notre patrie anime la grandeur.Mes amis, il est temps, cette épreuve dernièreRendra notre couronne ou libre ou prisonnière :Car il ne s'agit point d'un butin étranger,Ni d'un gazon voisin : le nôtre est en danger. En somme, si ce choc leurs victoires n'arrête,Pour nous et nos enfants la chaîne est toute prête.Pourquoi vaudrions-nous moins que ne faisions jadis ?Quoi ! Cette extrémité qui seule rend hardisLes renards fugitifs au fonds de leurs tanières Ne nous remettra point en nos humeurs premières ?Voyez ces étendards semblables en couleursÀ ceux que de longtemps nous possédons des leurs,Ornements élevez dans le temple où MinerveD'un tutélaire soin nos murailles préserve. Quel est tout leur amas ? C'est le reste de ceuxQui, moins dispos de jambe et plus assurés qu'eux,Sous l'effort de nos bras ont engraissé la terre,Un reste mal conduit par un novice en guerre. ARAXE. L'éclat de votre front, second astre de Mars, Agira sans harangue au coeur de vos soldats ;Astre qui luit sur eux en riante planète,Comme sur l'adversaire en sinistre comète ;Astre à son relever influant leur valeur,Ainsi que son éclipse a causé leur malheur ; Malheur dont la vergogne empreinte en leur courageLes rend tous transportés et tous muets de rage,Prêts à le réparer, vous étant spectateur.« Autant vaut le soldat que vaut son conducteur. » BELCAR. Voici notre envoyé qui diligent retourne. Eh bien ! Le Tyrien vient-il quand on l'ajourne ? LE HERAULT. Le message lui plaît ; le terme seulementLui semble, quoique bref, différé longuement.Il ne veut plus de temps ! ARAXE. L'espérance l'enivre. LE HERAULT. Il veut que de ce pas la bataille se livre, Osant bien, Monseigneur, ainsi me discourir,Qu'il vous faut à ce jour ou fuir ou mourir. BELCAR. [Note : Outrecuidé : téméraire, insolent. [F]]Ou fuir ou mourir ! Outrecuidé jeune homme,Digne que de ton nom quelque mer se surnomme !Quelle bravade à moi ! Je n'ai point là de choix : Car je ne puis fuir, bien mourir une fois ;Mais, exposant ma vie à qui la voudra prendre,J'en veux être marchand, je la saurai bien vendre.Aux armes donc, enfants ! Courage ! Assurez-vousQue, si vous me suivez, le triomphe est à nous ! SCÈNE IV. Léonte, Araxe, soldats sidoniens ; Timadon, Écuyer. Bataille LÉONTE. À moi ! Tourne, fuyard ! ARAXE. Sortez de l'embuscade ;C'est le prince Léonte. Ô gentille brigade !Empoignez-le vivant. SOLDATS. Vous voilà dans nos mains.Ho ! Nous vous tenons bien ! Tous vos efforts sont vains. LÉONTE. Je crèverai plutôt. ô ma lâche canaille ! Me laissez-vous tout seul au fort de la bataille ?Ha ! Mon cher Timadon, n'ai-je point de secours ? TIMADON. Il ne tient pas à moi, je vous défends toujours ;Mais par plus grand effort la force m'est ravie. SOLDATS. Rends-toi, quitte le fer, ou tu perdras la vie. SCÈNE V. Phulter et Belcar. PHULTER. Holà ! Soldats, holà ! Ce Belcar si vaillantEst digne de pitié, la force lui faillant. BELCAR. Non, non, que l'on m'achève, et que de ma patrieJe ne voie aujourd'hui la liberté flétrie ;Je n'aurai le reproche, après être vaincu, Mon honneur étant mort, de l'avoir survécu. PHULTER. Prince, il se faut résoudre ; on vous fait courtoisie ;Ôtez le désespoir de votre fantaisie.Il tombe, soutenez-le, et prenez-en bon soin ;Moi, je retourne au gros donner ordre au besoin ; J'ai vu la colonelle encore à la mêléeEt des Iduméans l'assurance ébranlée. Ici se sonne la retraite. SCÈNE VI. Léonte, Timadon, soldats sidoniens. LÉONTE. Que je sois prisonnier ! Qu'on m'emmène captif ![Note : Es mains : aux mains]Qu'ès mains de l'ennemi je sois tombé tout vif !Que je me sois laissé désarmer et surprendre ! Bref, que si lâchement je me sois voulu rendre !Qu'aujourd'hui, le jouet d'un grand peuple amassé,?tant du front au pied par leurs yeux compassé,Je sente ma grandeur en triomphe exposée,But de leurs maudissons, sujet de leur risée ! Ô rage ! Ô désespoir ! M'étai-je ainsi promisDe faire mon entrée en ces murs ennemis,Quand, un glaive à la droite, à la gauche une torche,Pensant prendre leur roi sur le seuil de son porche,Je m'étais figuré d'exposer en butin Leurs femmes et leurs biens au soldat libertin ? SOLDATS. Que ce prince est fougueux ! LÉONTE. Je dépite, je crève,[Note : Endêver : Avoir grand dépit de quelque chose. [L]]Je brûle, je me meurs, je raffole, j'endève !Ô ciel ! Ô terre ! Ô mer ! Ains, Ô gouffres d'en-bas,Engloutissez mon corps, qu'on ne l'emmène pas, Et privez le soleil de l'aspect de ma honte ! TIMADON. Hola ! Mon maître ! Et quoi ? La douleur vous surmonte ?Quel regret si poignant vous transporte le sens ?Êtes-vous le premier des braves et puissantsQui soit entré par force en prisons bien fermées, Ayant les membres las et les mains désarmées ?Quoi ! (sans vous comparer à de moindres que vous)[Note : Olénien]Le fort Olenien, dieu fumant de courroux,Ne fut-il pas lié de chaînes importunes,Chez le grand Ephialte, un temps de treize lunes ? SOLDATS. Monsieur, consolez-vous. Belcar, notre support,Prisonnier comme vous, est en danger de mort. LÉONTE. Ô dieux ! C'est dont j'enrage ! Eh ! Belcar est blessé ;Il ne s'est point rendu qu'il ne fût terrassé,Privé de son bras droit, de vigueur, de monture. Ainsi s'acquiert l'honneur, même dans la capture.Mais moi, tout au contraire, ô mal-timbré cerveau !Tandis que je m'amuse à viser au plus beau,Que, passant le commun, les plus vaillants j'affronte,Comme un lièvre aux panneaux on a saisi Léonte. Or, baste pour ce coup, il convient de souffrir ;Mais, si jamais se vient un tel danger offrir,Je rabattrai si dru l'acier porte-tempêtes,Écartant près de moi les bras, jambes et têtes,Qu'avant que m'embrasser ainsi qu'à cette fois, [Note : Briare : ]Un Briare à cent mains y perdra tous ses doigts. SOLDATS. « Dieu bat les orgueilleux et la force leur ôte ;Celui conte deux fois qui conte sans son hôte. » SCÈNE VII. Pharnabaze, roi de Tyr ; un courrier. PHARNABAZE. [Note : Penser : pensée, réflexion. Il faut chasser le triste penser, le triste souvenir de cette perte. [F]]Dieux ! Que j'ai de pensers l'un l'autre séduisants,De mouvements d'esprit l'un l'autre détruisant ! Combien d'impatience agite mon attente,Et que mon espérance est douteuse et flottante !D'où me vient cet effroi contraire à mon humeur ?D'où ces chancellements au cours de mon bonheur ?Que dois-je redouter ? Au fonds, que puis-je craindre, Si le ciel ne voulait ses propres lois enfreindre« (Ciel qui des coeurs hardis seconde les efforts,Et toujours asservit les faibles aux plus forts) ? »Car en nos deux partis, sans flatter, à tout prendre,Quel point d'égalité m'y peut-on faire entendre ? Quelle comparaison de peuple ni de roi ?Quelle proportion d'Abdolomin à moi,[Note : Hiram :]Moi, sorti d'un hiram, Neptune de l'Asie,Dont l'amitié puissante, en sa flotte choisiePar le vaillant David et par son sage fils, [Note : Dextrement : d'une manière adroite. [F]]Mêla si dextrement les honneurs aux profitsQu'ils mirent en leur temps dans l'enclos de leurs terresL'or au prix de l'argent, l'argent au prix des pierres ;Moi, neveu d'un Straton, dont la seule vertuReleva sans effort ce beau sceptre abattu, Lorsque des serfs cruels la troupe mutinéeAvait des citoyens la race exterminée ;Moi qui me puis vanter d'avoir tout restauré,Repeuplé, rebâti ce royaume atterré,Mieux que ce mien aïeul : car j'ai fait en cinq lustres [Note : Masure : petite maison mal bâtie. [F]]Les masures du Tyr non guère moins illustresQu'alors que dominante en l'une et l'autre mer,Ne se pouvant soi-même en soi-même enfermer,Elle fit provigner un empire à CarthageQui doit débattre un jour du monde le partage ? Enfin Tyr, propre mère à l'ingrate Sidon,À Sidon parricide, indigne de pardon ;Tyr, cité nom-pareille en raretés diverses ;Tyr, qui seule arrêta la conquête des Perses ;Tyr, que l'empereur grec n'eût jamais pu dompter S'il ne se fût prouvé vrai fils de Jupiter ;Bref, Tyr, la riche Tyr, sous l'heureuse conduiteD'un vaillant Pharnabaze et d'un Léonte ensuite,Avec tant de guerriers adroits et généreux,Imitant les vertus qui reluisent en eux, Craindrait-elle Sidon, bien moins puissante ville,Sous un roi casanier, d'étoffe basse et vile ?Que s'ils ont un Belcar remarquable en valeur,Mon fils a le courage et plus noble et meilleur ;Puis leurs soldats sont mols, sont rebutés ; en somme, Entre tant de barbus on n'y connaît qu'un homme.Ce sont tous cerfs craintifs par un lion menez,Mais mon ost est tout plein de lions déchaînés.Arrière donc de moi la peur, voire la doute,Qu'un si faible ennemi ne soit mis en déroute, Et, puisque notre pourpre est la marque des rois,Qu'à ce coup nos voisins ne reçoivent nos lois !Arrière ces rêveurs, ces charlatans augures,Cherchant au coeur d'un boeuf de célestes figures,Comme si d'un état ou les biens ou les maux Gisaient aux intestins des brutes animaux !Arrière ces devins, ces fort savants peu sages,Qui veulent m'ébranler par sinistres présages !J'espère que bientôt un message certainDémentira leur art trompeur, obscur et vain, M'annonçant que des cieux la juste bienveillanceAura de mon côté fait tourner la balance.Jà l'horloge six fois, à gouttes distillant,A vidé son vaisseau d'un cours égal et lentDepuis qu'on m'a mandé qu'en armes partiales On allait disputer les faveurs martiales.Les cris en sont venus jusques près de ces lieuxOù je suis avancé, bouillant et curieux.Pour apprendre plutôt les nouvelles heureusesQue mon courage oppose à ces âmes peureuses. Mais j'entends quelque bruit. Ah ! Ce courrier qui vientN'apporte rien qui vaille, à la mine qu'il tient.Dites, ne celez rien ; la palme désiréeNe nous est-elle pas franchement demeurée ? LE COURRIER. Sire, elle reste neutre, et l'un et l'autre camp, Ni vainqueur ni vaincu, a délaissé le champ. PHARNABAZE. Quoi ! Font-ils encor ferme ? Ô lâcheté des nôtres ! LE COURRIER. Sans l'unique Belcar, ils se rendaient tous vôtres.Pour nous, par quatre fois, le sort a balancé ;Mais toujours ce rocher son choc a repoussé. J'ai vu de nos coureurs, ayant défait une aile,Donner jusqu'à Sidon, prêts d'entrer pèle-mêle ;Belcar seul tenait bon ; mais un effort dernier,En lui cassant le bras l'a rendu prisonnier. PHARNABAZE. Et mon fils ? LE COURRIER. Il est sain ; mais, ô roi grand et sage, Excusez ma contrainte à porter un message... PHARNABAZE. Ha dieux ! Parle, dis tout. LE COURRIER. Las ! Comme trop vaillant,Il allait, par dépit, les plus forts assaillant.Voilà qu'un escadron contre lui se rallie,Dont il n'a peu sortir. PHARNABAZE. Ô jeunesse ! Ô folie ! LE COURRIER. Ils l'ont environné tant qu'à force de brasIls l'ont traîné vers eux, veuille ou ne veuille pas. PHARNABAZE. Ô poltrons de sa suite ! Aviez-vous du courage ? LE COURRIER. [Note : Vesper ou vespre : le soir, ou crépuscule, qui dure depuis le coucher du soleil, jusqu'à ce qu'il soit tout à fait nuit. [F]]Le crêpe de vesper leur faisait tant d'ombrageQu'à peine trois des siens virent son accident, Tant en simple soldat il s'allait hasardant.Le premier y périt, s'en voulant entremettre ;Le second, fort blessé, son passe-port impètrePour en donner avis ; l'écuyer TimadonS'est jeté quant et lui dans les murs de Sidon. PHARNABAZE. Ô feux dominateurs des voûtes azurées,Qui, vous entrecoupant par danses mesurées,Bigarrés chaque jour d'événements diversLes plus certains projets de ce bas univers ;Et surtout, et surtout toi, mon dieu sanguinaire, [Note : Septénaire : qui ne se dit qu'en cette phrase : le nombre septénaire, c'est à dire qui est composé de sept. [F] ]Qui, du cinquième rang de ce beau septenaire,En un trône borné du foudre et du soleil,Régis par tes aspects, pleins de feu nom-pareil,L'esprit, le coeur, les nerfs, les artères, les veinesDe ceux que généreux aux hasards tu promènes ; [Note : Odrysien : combattant valeureux.]Ah ! Brave Odrysien, d'où viennent ces malheursQu'un mérité succès n'égale nos valeurs ?Qu'avait donc, pour conduire et pour bien entreprendreUn belliqueux exploit, le fameux Alexandre ?Qu'avait-il d'excellent plus que mon fils et moi, Lui qui le monde entier assujettit à soi ?Ce n'est que toi, fortune aveugle, qui nous versesPar coups inopinés ces cruelles traverses.Mais si veux-je ou mourir ou vaincre à ton dépit,En livrant à Sidon la guerre sans répit. Du vieil Abdolomin la défaite est facile :Car, bien que pour un temps je perde mon Achille,Moi qui suis vigoureux, j'ai des Ajax encor,Des Tydides sans peur ; lui n'avait qu'un Hector. LE COURRIER. Nos chefs pour six soleils la trêve ont transigé, Attendant s'il vous plaît qu'elle soit prolongée ;Des corps des deux partis les guérets sont tous noirs,Et là chacun aux siens rend les derniers devoirs. PHARNABAZE. Retournez à Phulter, dites-lui qu'il départeMes gens ès garnisons, sans que trop on s'écarte. Nos armes céderont aux rigueurs de l'hiver,Mais il faut au printemps triompher ou crever.Or par les lois d'honneur je suis forcé de faireUn favorable accueil à ce prince adversaire. LE COURRIER. Il viendra lentement ; en litière on l'a mis : Sa blessure autrement l'amener n'eut permis. PHARNABAZE. Il le faut bien penser, en tenir si bon conteQue son doux traitement redonde sur Léonte ;Mes filles suppléeront, par entretien discret,À moi, qui ne le puis caresser qu'à regret. ACTE II SCÈNE I. Cassandre et Méliane, filles du roi de Tyr. CASSANDRE. Ma soeur, qu'en pensez-vous ? Qu'en dirons-nous au roi ?Ce Belcar est troussé ; quant à moi, je le crois :Voyez ce teint plombé qui son visage couvre,Il se pâme à tous coups ; sa grand'blessure s'ouvre ;Que s'il n'avait, dit-on, que le mal apparent, Le médecin pourrait se rendre son garant ;Mais il faut que d'ailleurs quelque maligne cause,Racine de sa fièvre, aux remèdes s'oppose. MÉLIANE. Je laisse du public la juste inimitié ;Mais en ce triste état, pour moi, j'en ai pitié, Et voudrai pour beaucoup que jamais notre pèreN'eut fait voir à nos yeux ce miroir de misère. CASSANDRE. Las ! Que plût-il aux dieux que nous tinssions iciSon otage trop cher qui nous met en souci,Léonte, notre frère. Ah ! Combien j'appréhende, [Note : Cestuy : celui, pronom devenu hors d'usage en fin du XVVIème.]Mort ou vif cestuy-ci, que tel on nous le rende !C'est ce qui nous oblige à ce fâcheux devoir,Et faut jusqu'à la fin nous forcer à le voir. MÉLIANE. Quelque ennemi juré qu'il soit à ma patrie,D'une compassion mon âme est attendrie Quand je vois sur son front, sur son oeil languissant,Un air majestueux à travers paraissant ;Puis ces graves discours ne témoignent en sommeQue douceur, que vertu, qu'humeur de galant homme.Quel dommage pour nous qu'un coeur tant accompli N'est autant d'amitié que de haine rempli ! CASSANDRE. Le mal d'un ennemi ne m'est jamais dommage,Quelque vaillant qu'il soit et rare personnage ;Je ne le puis priser, ni le plaindre aussi peu,Car je vois dans sa mine et le sang et le feu. [Note : Ramenter : Terme vieilli. Remettre en l'esprit, rappeler. [L]]Quand je me ramentai son courage barbareQui rompit notre flotte au vu de notre phare,[Note : Enfondrer : Briser, rompre avec effort et violence . [F]]Embrasant, enfondrant (cruel plus que les eaux)Nos plus vaillants soldats et nos meilleurs vaisseaux,Et quand je me souviens qu'en deux fois trois batailles Il a porté l'effroi jusques dans nos murailles ;Enfin, quand mon esprit renouvelle à mes sensTant de nos grands guerriers par sa main périssant,Il n'en faut pas mentir, sa valeur ne m'empêcheD'estimer que sa mort serait belle dépêche. J'en tiendrai dignement nos dommages vengez,Pourvu que nos captifs n'y fussent engagez.Entrons. MÉLIANE. Je vous suivrai, ne vous mettez en peine.[Note : Lestrygon : Nom d'un peuple de la Sicile, ou, suivant d'autres, de l'Italie inférieure, que les poètes anciens nous ont représenté comme anthropophage. Fig. Un Lestrygon, une personne barbare.]Ô courage de fer ! Lestrygonne inhumaine !Si ton coeur était noble, ami de la vertu, Il serait plus courtois vers ce prince abattu.« En un esprit bien né la charité doit luireContre l'ennemi même, alors qu'il ne peut nuire. » SCÈNE II. Zorote, vieillard sidonien ; Philoline, femme de Zorote. ZOROTE. Où voulez-vous aller ? Quelle humeur sans raisonDe ne fuir rien tant que sa propre maison, N'aspirer qu'à courir aux festins, à la danse,Au trottoir du public se mettre en évidence ?[Note : Ricasser : Ricaner, rire moqueusement ou sottement. [CNRTL]]Enfin que faire au bal ? Ricasser, babiller,Faire un hachis du pied, des fesses frétiller,[Note : Deshonnête : honteux ; ce qui est contre les règles de l'honneur, le bienséance et de la pudeur.]Trémousser tout le corps d'un geste déshonnête, Au racler enroué des boyaux d'une bête ;Bref, chercher une amorce à des pensers lascifsPar des mouvements fols et des ris excessifs.Non, non, ma femme, non ; laissez ce badinage,Et prenez vos ébats en votre seul ménage, Tantôt à contempler vos joyaux plus exquis,Tantôt à calculer les biens par nous acquis,[Note : Aloi : Titre légal de l'or et de l'argent. [L]]Tantôt du fin aloi démêler la monnaie,Tantôt sur un tissu d'or, d'argent et de soie[Note : Entrelacs : Cordons entrelacés pour faire quelques noeuds. [L]]Bigarrant les couleurs d'un subtil entrelacs, Exercer le métier de la sage Pallas ;Tantôt en nos jardins faire vos promenades,Dans les compartiments ou dans les palissades,Puis sommeiller au frais. PHILOLINE. Las ! C'est ce qui me nuit,Car je ne dors que trop tout le long de la nuit. ZOROTE. Tantôt mettre nos vins et nos froments en vente,Tailler de la besogne à chacune servante ;Tantôt faire causer vos perroquets mignons,Faire jouer, sauter, vos chiens et vos guenons,Et quelquefois aussi feuilleter un bon livre : Voilà comme en honneur la matrone doit vivre ;C'est de ces femmes-là dont le monde fait cas,Non des légers esprits adonnez au tracas,Qui paraissent n'avoir (odieuses coquettes)Que du vent pour cerveau, pour langues des cliquettes. La reine icarienne, exemple tant vanté,La perle de son temps, miroir de chasteté,D'un Ulysse prudent la compagne très digne,A rendu sa mémoire à tout jamais insigneEn gardant son foyer auprès de son matin, Et s'amusant vingt ans sur sa toile sans fin.Somme, c'est aux putains communes et vénales,Non aux femmes de bien, d'aller aux bacchanales. PHILOLINE. Que vous êtes farouche et d'un malin penser,Osant en général les dames offenser ! Car combien s'en voit-il de ma sorte en mon âgeQui cette liberté ne prenne en mariage ?De se trouver au bal en honnête maintienEt du tiers et du quart recevoir l'entretien,Hanter ouvertement les bonnes compagnies Où l'on ne fait ni dit aucunes vilenies,Mon ami, c'est la mode, et qui fait autrementAttire des voisins un mauvais jugement :Quoi ! Cette jeune femme en bride est bien tenue ;Il faut que son mari sotte l'ait reconnue, Ou bien lui-même est fol ; il est jaloux, dit-on ;Peut-être qu'il se sent mal sûr de son bâton.De vrai, je m'en abstiens souvent pour vous complaire ;Et sur quelqu'autre objet je tâche à me distraire ;Mais que jamais les ceps ne me soient élargis, Que je n'ose paraître autre part qu'au logis,[Note : Vêpre : Terme vieilli et qui ne se dit plus qu'en plaisantant. Le soir, la fin du jour. [L]]Où depuis le matin jusques au vêpre blêmeJe ne vois toujours rien qu'une cadence même,Le plus du temps seulette, ainsi qu'en un désert,N'est-ce pas pour sécher le naturel plus vert ? Encor si, pour tuer l'ennui de la journée,Quelque petit enfant ornait notre hyménée ! ZOROTE. Il ne tient pas à moi. Fais-je pas le devoir ? PHILOLINE. N'ayant touché que vous, je n'en puis rien savoir. ZOROTE. Vous me payez souvent de réponse ambiguë. PHILOLINE. Souvent votre soupçon de malice m'argue. ZOROTE. On doit l'autour hagard de longes attacher. PHILOLINE. Pour en tirer plaisir si le faut-il lâcher. ZOROTE. On donne au cheval gai la renne courte et forte. PHILOLINE. Une libre jument de plus beaux poulains porte. ZOROTE. La femme est plus que tous un volage animal. PHILOLINE. Plus de licence elle a, moins elle pense à mal. ZOROTE. Un point d'occasion séduit la plus constante. PHILOLINE. Que trop d'occasions quand le désir nous tente ! ZOROTE. Enfin vous n'irez point ; c'est assez contester. PHILOLINE. Ô dieux ! Quelle rigueur ! Que je n'ose assisterEn un bal de plain jour où je suis tant priée !Hélas ! Ma chère mère, où m'avez-vous liée ?Je vous l'avais bien dit, que l'humeur d'un vieillardNe compatirait point à mon esprit gaillard ; [Note : Riotter : Disputer, quereller.]Qu'il voudrait riotter lorsque je voudrai rire.[Note : Maupiteux : Excitant la pitié [L]]Ah ! Je prévoyais bien ce maupiteux empire :Qu'il me valait bien mieux épouser un tombeauQue de passer en deuil mon âge le plus beauEn barreaux et verrous innocemment surprise, Presqu'en un même état que la fille d'Acrise !Ô que ne suis-je morte ! Hélas ! ô dieux, hélas !Contre une telle angoisse où sera mon soulas ?Il faut, il faut sortir ; la voie est bien aisée ;[Note : Élysée : Terme de la religion gréco-latine. Dans les enfers, le séjour des héros et des hommes vertueux après leur mort. [L]]Cherchons la liberté dans la plaine Élysée ; On peut tenir mon corps, non mon âme, en prison ;Une corde, un couteau, m'en feront la raison ! ZOROTE. Étrange passion pour un désir frivole !Il vaut mieux lui céder que de la rendre folle.Apaisez-vous, ma fille. Et bien ! Là, vous irez ; J'accorde, pour ce coup, ce que vous désirez,À la charge pourtant que ma soeur vous convoieEt qu'en aucun devis sans elle on ne vous voie.Je m'en vais la prier d'en accepter le soin. PHILOLINE. Ô la gentille garde, et dont j'ai grand besoin ! Je t'en réponds, vieux fol, l'on te la garde bonne.Qu'on m'arrache les yeux si je te le pardonne ![Note : Nocière : inusité. Qui appartient, préside aux noces. [L]]Ici me soient témoins la nocière Junon,Et le dieu conjugal, dont on chante le nomLorsque, déceinturant une tendre fillette, On met sa tête au joug et sa fleur en cueillette,Si je n'ai jusqu'ici souffert discrètementDe ce rude plâtrier le mauvais traitement,Sans avoir tant soit peu ma chasteté faussée,Non seulement d'effet, ains même de pensée (Combien que maintes fois des braves courtisansM'ont tenté de regards et discours séduisants) :Car j'espérai toujours vaincre par complaisanceEt par humilité sa sotte insuffisance,Prenant mêmes en gré son crachat et sa toux Pour des baisers d'ami qu'on dit être si doux,Pourvu qu'il supportât mon humeur libre et gaie,Jusques là que l'honneur n'en reçut point de plaie.[Note : Tithon : Dans la mythologie grecque, prince troyen très beau aimé par l'Aurore (Eos).]Mais, puisqu'un tel Saturne, un Tithon décrépit,Aigrit de jour en jour mon trop juste dépit, Que ma sage conduite augmente sa manie,Que mon obéissance accroît sa tyrannie,[Note : Emperière : Impératrice [DMF]]Ô femme du tonnant, emperière des cieux,Ou bien si j'ai juré par quelqu'autre des Dieux,Ô saintes déités, que cela ne provoque Votre ire contre moi si ma foi je révoque.Imputez-en le crime à ce coeur sans pitiéQui promet de m'aimer comme étant sa moitié,Me traiter en compagne, et non pas en esclave.Voyez que peu s'en faut que mes pieds il n'entrave, Qu'il ne m'attache au bloc comme un chien de berger.Doncques, si désormais, pour un peu m'alléger,J'imite non du tout Cyprine l'indiscrète,Mais au choix d'un ami l'aurore plus secrète,Las ! Pardonnez-le moi : c'est un commun péché Qui semble être permis quand il est bien caché.S'adresse donc à moi quelque homme qui me plaise,Quelque beau cavalier, plein d'amoureuse braise,Et qu'il maudisse amour s'il n'en revient content.Zorote, ouvre ton front : ta ramure t'attend ; Je te la planterai si profonde en la têteQu'elle ne tombera qu'à la mort de la bête. SCÈNE III. Zorote et Tharside, sa soeur. ZOROTE. Ma soeur, ma bonne soeur, ayez pitié de moi,Soyez mon réconfort en mon cuisant émoi ;Je n'y sais plus que dire (encor moins que lui faire). C'est un esprit léger, une humeur volontaire ;Je vous ai tout conté ; si je ne lui permets,La folâtre qu'elle est ne m'aimera jamais. THARSIDE. Reprocher à l'ami ses fautes sans remède,C'est plutôt l'affliger que lui donner de l'aide ; Par quoi je me tairai de votre aveuglementQui vous a sans conseil procuré ce tourment,D'épouser une fille, après un long veuvage,Discordante à vos moeurs, mal sortable à votre âge.Mais, quoi que vous soyez si mal apparié, Si vous faut-il brouter où vous êtes lié,Car de tous ses parents le crédit et la forceNe peut impunément vous souffrir un divorce.Frère, corrigez donc, d'un procédé prudent,Ce qui vous peut causer un sinistre accident ; Avant que l'accuser, jetez bien vos mesures,Fondez votre soupçon de fortes conjectures.Telles ont le coeur gai, ne cherchant que le ris,Qui n'ont aucun dessein d'offenser leurs maris,Et telle a le discours et le front de Minerve, Qui pour l'ami secret ses caresses réserve.Il vaudrait mieux du tout la bride lui lâcherQue, raide la tenant, sans cause la fâcher.« La chose exactement aux femmes défendueLeur est de plus en plus désirable rendue. » Montrez-vous le plus sage en lui cédant un peu ;Souffrez-lui quelquefois et la danse et le jeu,Aux ébats innocents tenez-lui compagnie.Il faut que par douceur telle humeur se manie.Pour peu que vous daigniez à son gré vous changer, Vous la verrez peut-être au vôtre se ranger.Avisez néanmoins (voire sans qu'elle y pense)Qu'elle n'abuse point d'une honnête licence :« La seule sûreté pour régner ici-bas,C'est d'être méfiant et ne le sembler pas. » Lors, si vous connaissez que son coeur se dévoie(cela ne se pourra sans que tôt on le voie ;[Note : Semond : Convier à une cérémonie, à un acte public, à une réunion, à un rendez-vous. [L]]Moi je vous aiderai, l'intérêt m'y semond ;Je sonderai son âme, et jusqu'au plus profond,Soit par son entretien, soit à l'air du visage, Soit par bons espions, qu'on peut mettre en usage).En ce cas, vengez-vous, ne lui pardonnez rien,Étant maître absolu de la vie et du bien ;Employez sans pitié contre un si grand outrageJusqu'aux coups de poignard dissous en un breuvage. ZOROTE. Hélas ! Ma bonne soeur, je m'en repose en vous ;Selon votre conseil, je lui serai plus doux.Mais d'être baladin mon age me dispense ;Tu me soupçonnerais de rentrer en enfance.Vous, veuve encore fraîche et libre, sans suivant, Aux heures de loisir visitez-nous souvent.Je lui permettrai tout en votre compagnie,Puisque vous auriez part en mon ignominie. THARSIDE. Je réponds que sans bruit j'aurai les yeux ouverts,Et ne souffrirai point qu'elle aille de travers. SCÈNE IV. Belcar au lit, Méliane. BELCAR. Soupirs, seul entretien de mon ardeur extrême,Voulez-vous pas m'ôter ou me rendre à moi-même ?Si vous êtes de vent, donnez-m'en quelque effetEn me refroidissant ou brûlant tout à fait.Prenez un choix certain dans vos effets contraires. J'ai tort : vous n'êtes pas des soupirs volontaires :Car, nés avec le feu, vous ressemblez aux ventsDont le mont de Sicile a ses éclairs mouvants,Et ne pouvez causer qu'une flamme cuisante.Mais au moins pouvez-vous la rendre plus luisante. Enflez-vous donc si fort de sanglots élancésQu'on connaisse l'effort dont vous êtes poussé,Et, puisque votre choc ma parole retranche,Faites ce qu'elle eut fait si vous la laissiez franche.Jetez l'éclat si haut de mes plaintes dans l'air Qu'on entende mon mal comme on le voit à clair.L'effet en paraît trop : éventez-en la cause ;Hardis enfants d'amour, dites ce que je n'ose.Quoi ! Pensez-vous tenir mon brasier immortel ?Non, dans le coeur d'un homme il ne peut être tel ; Mon âme quittera, pour se mettre à son aise,Si vous la pressez trop, le foyer et sa braise ;Et lors ne pensez point me suivre en mon trépas,Car jamais les soupirs ne descendent en bas.Pensez donc à vous-même, et, si vous voulez vivre, Faites que la pitié quelque repos me livre. MÉLIANE. De quelle inquiétude est cet homme troublé ?Je crains fort, à la fin, qu'il n'en soit accablé. BELCAR. Hau-là ! Qu'ai-je entendu ? Que ces rideaux on ouvre.Ah ! MÉLIANE. Las ! Bons dieux, son oeil d'un nuage se couvre. Il se pâme ! Accourez, à l'aide venez tous !Du vinaigre ! Il revient : je sens battre son pouls.Qu'il me fait de pitié ! Monsieur, prenez courage !Ne le laissez plus seul, l'entretien le soulage. BELCAR. Madame, excusez-moi. MÉLIANE. Prince, notre vainqueur, Grand d'esprit, de renom, de fortune et de coeur,Tous jugent d'une voix que la guerre chagrineD'un deuil intérieur vous dévore et vous mine ;Que c'est un mal caché, non le mal apparent,Qui vous rend le teint jaune et l'oeil demi-mourant. [Note : Celer : Dérober aux yeux, à la connaissance. [L]]Me le cèlerez-vous ? Quelle angoisse inconnue[Note : Denuer : Priver, dépouiller de. [DMF]]En votre guérison de santé vous denue ?Que si l'éloignement d'un bon père vous cuit,Eh ! Ne voyez-vous pas que l'ennui vous y nuit ?Mourant, vous éloignez pour jamais sa présence ; Ou bien, si le regret d'être sous la puissanceD'un monarque ennemi vous va persécutant,C'est là qu'il vous sied mieux de paraître constant.« L'invincible vertu dont l'âme est remparéeChez les plus grands haineux se doit rendre admirée. » Au fond, ne craignez point : vous n'êtes pas en main[Note : Busire : Dans la mythologie, cruel roi d'Egypte.]D'un cyclope cruel, d'un busire inhumain. BELCAR. Chef d'oeuvre de nature, adorable princesse,De vrai, c'est un souci qui me gêne sans cesse,Qui m'attache en ce lit, voire, et doit à la fin Me porter à Charon, misérable butin,Puisque c'est trop oser d'espérer le remède.Toutefois, je reçois votre enquête à mon aide ;Ma langue s'enhardit avec votre bontéEt mon piteux état se donne liberté. Mais je veux, s'il vous plaît, avant que de vous direMon secret important, que chacun se retire.Vous saurez donc, madame, et ne vous fâchez point,Qu'un amour indiscret m'a réduit à ce point :Les yeux doux et meurtriers d'une fille royale (Qui dans tout l'univers à vous seule s'égale)Ont de rayons subtils un brasier alluméAu profond de mon sein dont je suis consumé.Homme présomptueux ! Las ! Je ne suis pas digneSeulement d'aviser son front en droite ligne. MÉLIANE. [Note : Derechef : De nouveau, une seconde fois. [L]]Il s'émeut derechef. Monsieur, reprenez coeur.Ô le petit sujet d'une grande langueur !Si c'est là le seul point qui vous mélancolie,Secouez désormais le chagrin qui vous lie.Estimez-vous si peu vos mérites connus ? Où serait la beauté, fut-elle une venus,Qui de vous posséder ne s'estimât heureuse ?Réveillez votre force : « Une âme généreuseJamais sur ses desseins ne demeure en défaut ;Le ciel aide au mortel aspirant toujours haut. » Brisons là de discours, car je crains, pour cette heure,De vous importuner par ma longue demeure ;Mais, si cela vous plaît, souvent je viendrai voirSi mon conseil aura sur vous quelque pouvoir.Adieu, brave Belcar. BELCAR. [Note : Charites : Ce mot est purement grec. On s'en servait autrefois en poésie pour désigner les trois Grâces. [SP]][Note : Charites : Ce mot est purement grec. On s'en servait autrefois en poésie pour désigner les trois Grâces. [SP]]Déesse des Charites, Le ciel vous récompense au prix de vos mérites !Qu'une bonté si rare en si rare beautéSe rencontrât ailleurs qu'en la divinité,Qui l'aurait peu penser ? Ô merveille du monde !Ô ma bonne fortune à nulle autre seconde ! Çà, çà, je veux guérir ; levez-moi l'oreiller ;Qu'on ne vienne à ce coup du vivre appareiller. ACTE III SCÈNE I. Léonte, Timadon. LÉONTE. Tant plus, mon Timadon, je pèse et considèreLa prise de Belcar et l'âge de son père,Tant plus je me console, espérant voir en bref La fin de ce royaume orphelin de son chef.As-tu bien vu ce geste et lu dans cette face ?Le bon homme se meurt, quelque mine qu'il fasse ;C'est un tronc sans vigueur, un corps demi-transi.As-tu vu qu'il semblait se rendre à ma merci Quand, d'un traité de paix me faisant la semonce,J'ai, lui rivant ce clou, fait ma brusque réponse ?Cette affaire, ai-je dit, n'est pas mise à mon choix :Que de Tyr et Sidon les conseils et les rois,Jugent si l'on pourrait rendre bien terminée, Sans la mort d'un parti, notre guerre obstinée ;Pour moi, qui chez mon père ai moins de volontéQue prisonnier chez vous je n'ai de liberté,Si dirai-je en passant que selon mon courage,Il me serait plus doux, sans un plus grand carnage, Qu'entre Belcar et moi, par un dernier effort,On soumit en duel le plus faible au plus fort :Car aussi bien jamais nos valeurs co-rivalesNe se pourront tenir en des bornes égales. TIMADON. J'ai vu que ce discours, si prompt et généreux, L'a saisi tout à coup d'un tremblement peureux ;Mais comme il est matois, leurré d'expérience,Il vous a répondu qu'il prenait patience,Et que le ciel, arbitre aussi juste que fort,Jugerait sur vous deux et du droit et du tort ; Que ce n'est point la peur, mais l'humanité douce,Qui pour le bien public à cette offre le pousse ;Ce que pour vous montrer, il vous donnait pouvoirEn l'enclos de Sidon de tout ouïr et voir,Sans garde et sans garant que votre foi jurée, Assuré qu'avisant sa place remparée,Ses magasins fournis, ses galions armés,Et ses sujets nombreux en défense animés,Vous n'estimeriez plus qu'une entière conquêteFut entre vous et lui si facile et si preste. À ces mots, un sanglot du profond de son coeurA doublé de ses yeux l'ordinaire liqueur. LÉONTE. Aussi ne vois-tu pas, nonobstant toute ruse,Que chacun des passants a la face confuse ?Que tous, de çà, de là, s'assemblent murmurants, Et dès qu'on m'aperçoit, que les plus apparentsFont signe au menu peuple et composent leur geste,Pour nous faire sembler que rien ne les moleste.Crois-moi, que ce grand bal où je suis invitéSe fait à ce dessein plus que par gaieté. TIMADON. Nous en voici bien près ; c'est à l'hôtel de ville.Voyez les jeunes gens qui viennent à la file. LÉONTE. De vrai, cette cité son renom ne dément.Que de monde assemblé ! Quel riche bâtiment !Quelle place marchande, et que de grandes rues ! Que les toits y sont hauts et les boutiques drues ! TIMADON. Vous ne voyez pas tout : un spectacle nouveauParaît derrière nous, bien plus riche et plus beau.Ha ! Dieu, que vois-je là ? Quel oeil et quel visage ![Note : Parentage : Union par les liens du sang ou par les alliances de. famille. [L]]Sachez ses qualités, son nom, son parentage. Ô quel teint ! Quelle taille ! Et ferai-je pas malSi je ne lui donnai l'ouverture du bal ? THARSIDE. Ma soeur, je suis pour vous ; je l'ai dit à mon frère,Selon votre âge tendre, il vous est trop sévère :Excusez jusqu'ici son chagrin naturel, Car, s'il me tient promesse, il ne sera plus tel. PHILOLINE. Voilà quelques seigneurs qui là devant s'arrêtent,Et de nous, ce me semble, à nos voisins s'enquêtent. THARSIDE. C'est le prince de Tyr, pour lequel honorerOn fait à frais publics tout ce jeu préparer. PHILOLINE. Passons vite et l'oeil bas. THARSIDE. Ne courons pas la poste.Il faut civilement répondre s'il accoste. LÉONTE. Mesdames, accordez à ce pauvre étrangerCe que vous pouvez bien sans frais et sans danger. THARSIDE. Les pauvres, Monseigneur, ne vous sont pas semblables. LÉONTE. Je suis des moins dolents, mais des plus misérables. THARSIDE. Vous n'avez mal qu'autant qu'il vous plaît en avoir. LÉONTE. Mais les biens que je veux sont hors de mon pouvoir. THARSIDE. C'est à Jupiter seul d'avoir ce qu'il souhaite. LÉONTE. Votre soeur ne dit rien ; serait-elle muette ? THARSIDE. Excusez la pudeur propre à ses jeunes ans. LÉONTE. [Note : Nuisant : Qui nuit. [L]]Mes devis à l'honneur ne sont jamais nuisants. THARSIDE. Sa condition simple à vous ne s'apprivoise. LÉONTE. Elle a trop de beauté pour n'être pas courtoise. PHILOLINE. Prince, pardonnez-moi, je suis neuve à la court. LÉONTE. Vive la nouveauté ! C'est la mode qui court. PHILOLINE. Que vous plaît-il de moi ? Monsieur, on nous regarde. LÉONTE. Mon discours ne craint point la foule babillarde.C'est, Madame, en un mot, que ces adolescents,[Note : Éjouissant : Se livrant à la joie. [L]]Du malheur de ma prise entre eux s'éjouissants, Et feignants toutefois de me vouloir complaire,M'ont fait du premier branle une offre volontaire,Avec droit de choisir quelque digne beautéPour lui donner sa part en cette primauté.Or, après plusieurs tours et longues promenades, Jetant de toutes parts mes errantes oeillades,[Note : Pourpris : Enceinte, habitation. [L]]J'ai jugé que vous seule, en tout ce grand pourpris,Méritez d'emporter cet honorable prix.C'est dont je vous supplie, ô belle, qu'on vous voitServir comme d'aurore à ce beau jour de joie. PHILOLINE. L'honneur que vous m'offrez sur un premier aspectNe peut (pardonnez-moi) qu'il ne me soit suspect.Monsieur, vous me sondez, en vous donnant carrière,Si je serai d'humeur si crédule et grossièreQue de m'attribuer et recevoir en gré, Moi qui suis du commun, le plus noble degré.Mais, outre qu'en cela mon jugement se rangeÀ l'avis d'un miroir plus qu'en votre louange(Car ce qu'on voit en moi de passablement beauPrès de tant de soleils n'est qu'un petit flambeau), D'ailleurs je ferai tort aux illustres princesses,Aux dames de grand lieu, marquises et duchesses,Sur qui votre grandeur doit étendre son choix. LÉONTE. Cette excuse est modeste, et vaine toutefois :Car vous jugerez bien du mérite d'un autre, Mais vous êtes suspecte en l'estime du vôtre.Nul ne peut justement se dire tel qu'il est ;Quelquefois par humeur à soi-même on déplaît,Et l'on pèche aussi bien (faute de se connaître)En se prisant trop peu qu'en voulant trop paraître. Vous ne sauriez faillir qu'en cette extrémité.(Car qui peut trop louer une divinité ? )Mais mon élection se trouvera suivieDe tout oeil clair-voyant non prévenu d'envie.C'est pourquoi je m'arrête en mon dessein premier. Quant à la dignité de mon rang coutumier,En ces lieux d'allégresse on porte ses offrandesAux plus belles du lieu, sans égard aux plus grandes,Et moi, dès mon berceau de grandeur assouvi,Des pareilles à moi n'ai point le coeur ravi, Si ce n'est que le ciel, par bien rare aventure,Orne leur qualité d'autres dons de nature. TIMADON. Les grands ont cette humeur, et leurs femmes aussiAu choix des favoris en font souvent ainsi ;Amour sait ajuster les coeurs de tous calibres ; Des princes aux petits les amitiés sont libres. LÉONTE. Je mets le prince à part, et vous parle en garçon. PHILOLINE. Si je vous éconduis, c'est en cette façon.Il faut apparier les garçons et les filles,Et ne s'arrêter point aux mères de familles. THARSIDE. [Note : Estriver : Terme vieilli. Être en querelle. [L]]Ma soeur, n'estrivez plus. Cet honneur non briguéNe vous sera jamais en reproche allégué. PHILOLINE. Une si grande gloire à l'abord m'a troublée. LÉONTE. Çà, votre belle main ; n'attardons l'assemblée. THARSIDE. Suivons, Monsieur, allons. TIMADON. Vous avez grand soin d'eux Si nous faut-il danser un branle gai nous deux.Elle glisse en la presse ainsi qu'une couleuvre.Messieurs, j'en ai bien mis de plus laides en oeuvre. SCÈNE II. Pharnabaze, Phulter. PHARNABAZE. Que t'en semble, Phulter ? N'ai-je pas eu raison[Note : Mignarde : Gracieux et délicat. [L]]De rembarrer ainsi la mignarde oraison De ces ambassadeurs envoyez pour m'induireÀ perdre l'avantage et ma gloire détruire ?Que je fisse la paix rendant ce que j'ai pris !Où serait mon courage ? Où seraient mes esprits ?Vraiment, la voilà bonne ! Ils n'ont plus que leur ville Qui les puisse exempter de la chaîne servile ;Mes gens les ont battus jusqu'aux pieds de leurs tours,Je tiens leur plat pays, leurs châteaux et leurs bourgs ;J'ai le double sur eux et par mer et par terre,Tant en forts combattants qu'en bons vaisseaux de guerre ; Ils n'ont plus de bons chefs, de finances fort peu,Et quitter la partie avec un si beau jeu !Non, non, leur ai-je dit, Abdolomin se trompeCroyant qu'en si bon train ma course j'interrompe ;Le grand Philippien, venant s'assujettir Avec tout l'univers la généreuse Tyr,« M'a laissé pour leçon qu'une âme bien guerrièreJamais ne doit planter ses bornes en arrière ;Qu'on peut bien partager, quand on en est requis,Ce qu'on veut conquérir, non ce qu'on a conquis. » Qu'il se dispose donc par offre volontaireÀ céder au plus fort, se rendant tributaire(Et s'assure en ce cas d'un traitement si douxQu'il ne renaîtra plus de rancune entre nous),Ou bien qu'il se prépare à jouer de son reste Dès que Titan luira dans le mouton céleste ;Que, touchant mon Léonte, il m'est indifférentPour change de Belcar s'il le garde ou le rend :Je n'ai pas, dieu merci, les forces tant casséesQue je ne souffre encor les armes endossées. Mon courage n'est point affaibli par le temps,Et nonobstant ce poil j'ai mes bras de trente ans. PHULTER. Ô mots dignes de vous, en qui l'honneur réside,Dont l'esprit et le coeur se conservent sans rideSous le fardeau des ans comme en la jeune ardeur ! Votre mûr jugement fut toujours sans verdeur.Aussi je suis certain (tant claire est l'apparence,Voyant les ennemis si déchus d'assurance),Je vois, dis-je, grand roi, dès votre seul abord,Qu'ils fléchiront du tout sous l'effroi de la mort ; Ou, si, plus obstinés, ils sentent la défense,Je pense déjà voir notre assaut qui s'avance,[Note : Bélier : Machine de guerre dont les anciens se servaient pour battre et renverser les murailles. [L]]Après le fort bélier, à leurs faibles remparts,Pour y planter dessus nos vainqueurs étendards.Et lors, soit que Léonte, en si noble conquête, Soit encor en l'enclos ou soit à notre tête,Pour le ravoir absent ou présent l'imiter,On verra notre bande au double s'irriter.Au contraire, Sidon, de son prince étant veuve,Ne pourra s'empêcher que la peur ne l'émeuve. PHARNABAZE. Or conte-moi, Phulter, comment, à cette fois,Le champ fut balancé par un tel contrepoidsQue deux camps ennemis égaux se retirèrent,Les deux contraires chefs prisonniers demeurèrent.Je ne l'ai pas bien su : jamais d'un long discours Je ne souffre empêcher ma colère en son cours.« On doit, quand un revers à nos désirs s'oppose,Préférer le remède au récit de la chose. » PHULTER. Si tôt qu'au rendez-vous nos drapeaux s'arborantsFurent tous accomplis de files et de rangs, Du terroir reconquis nous passâmes les bornes ;[Note : Le tente étant gayé : hypothèse "la tente étant dressée".]Le tente étant gayé, jà vis à vis des cornesDu Mont Antiliban nos quartiers se plaçaient,L'horreur et le trépas devant nous s'avançaient,Et le gai souvenir des victoires passées Étourdissait le ciel de nos voix élancées.Ainsi voit-on souvent, par un vol passager,En un ordre constant sous leur chef se ranger,Puis faire, en hachant l'air, les haut-volantes grues,Qu'au clairon de leurs cris retentissent les nues. Belcar, voyant de loin ce pompeux appareil,Et n'ayant le bonheur ni le nombre pareil,Même reconnaissant la fougue refroidieDe ses soldats, battus durant sa maladie,Connilla quelques jours, esquivant, reculant, Mais toujours en sa marche aussi ferme que lent,Tant qu'il fut emparé d'une colline forteOù l'on n'eût su couper ses flancs en nulle sorte.[Note : Erte : non identifié. probable "oeil alerte".]Là chacun, l'oeil à l'Erte, en sa poste sujet,Voyait à tous moments quelque nouvel objet D'alarmes, de coureurs, d'escarmouche attaquée,Où la fortune était diverse remarquée.Nos camps se ressemblaient d'ordonnance à peu près,[Note : Décocheurs de traits : archers.]De cheval et de pied les décocheurs de traitsComposaient l'avant-garde, où, comme à l'ordinaire, Eux et nous avions mis l'arabe mercenaire.Parmi nos bons coureurs, qui, sur chevaux légers,Du dard et de l'écu secondaient les archers(Ainsi que les boucliers mêlés de piques sèches,Serrez, faisaient épaule aux fantassins à flèches), Les lanciers harnachez, targuez de chariots[Note : Cypriots : Chypriotes.](Pour eux des syriens, pour nous des cypriots),Faisaient l'une et l'autre aile au corps de la bataille,Tous bien armez à cru, de la plus grande taille.Ses plus gros bataillons, d'un et d'autre côté, Avoient leur alliez de la triple-cité,Et d'étrangers piétons, lui sa grecque phalange,Nous les forts philistins, pour lui rendre le change.Notre bagage, en queue, avait pour son appuiDes troupes à deux fronts, ce qu'il n'avait pas, lui, Car sa ville à son dos l'assurait. à la tête.[Note : Éjouir (s') : Se livrer à la joie. [L]]Chacun s'éjouissait comme allant à la fête.À ce notable jour, files et rangs dressez,Tous reluisants de fer, ou de bois hérissez,Nous courons la campagne, où la cavalerie Gardait son parallèle avec l'infanterie ;Maint peloton volant de tireurs assurezSavait et sa retraite et ses pas mesurez.La marche, en approchant, fut également fière,On avait mi-parti le jour et la poussière ; Notre avantage était en plus de combattants ;Mais le sidonien, rusé comme en tout temps,Par évolutions, au débat d'un passage,Nous donna le soleil et le vent au visage. PHARNABAZE. Vous combattiez le ciel. PHULTER. Jà les enfants perdus Étaient entrelacés, pêle-mêle épandus ;[Note : Vindrent : vinrent, prétérit de venir.]Les gros vindrent au choc, ô terrible journée,Au seul gain de Charon par le ciel destinée !Tant de voix, de tambours, de cliquetis divers,Faisaient comme en chaos résoudre l'univers ; Bellonne, ayant au front de Gorgonne la crête,Chassait avec son fouet la rage et la tempête[Note : Étour : estour, Attaque, assaut, charge, combat, mêlée. [DMF]]Dans l'étour acharné ; sans nombre les espritsSortaient des corps tremblants avec horribles cris.Là, de l'acier tranchant et du fer de sa lance, Mon prince exécuta mille traits de vaillance,Taillant et renversant plus d'ennemis navrezQu'on ne voit trébucher de fleurettes aux présQuand un robuste ouvrier, à l'échine étendue,Fraye d'un courbe outil la rive non tondue. Tout cède à sa fureur, et crois mêmes qu'un dieu,Caché de son harnois, combattait en son lieu.Il tenait l'aile gauche, et Belcar à la droite,Aussi violemment qu'adroitement exploite :Il éclaircit les rangs ; jamais la fière mort, Par la main d'un mortel ne rendit tel effort.Le foudre suit l'éclair de son acier qu'il lève,En forçant les plus forts sans pardon et sans trêve.Que si lors ces deux chefs se fussent abordés,[Note : Vuider : se dit figurément en choses morales, et signifie, terminer, finir une affaire, un différend. [F]]Ils eussent seuls pour tous les différents vuidés. Léonte de sa part enfonce la victoire,Belcar ne trouve rien qui démente sa gloire ;Mais le piéton se mêle et demeure douteux.Qui voit sur le sablon de l'océan venteuxLe flux, s'entrechoquant au progrès des marées, Empiéter peu à peu d'avances rembarrées,Voit comme, en nous mouvant d'un variable cours,En arrière, en avant, nous avançons toujours.La palme était à nous, quand d'un vallon plus proche,Une embuche puissante à travers se décoche. Là votre fils, trop prompt, sans conduite avancé,[Note : Veid : voit.]Se laissa prendre, hélas ! Comme il se veid pressé,N'ayant que trop de coeur, mais manque de conduite.[Note : Chauld : chaud.]Belcar, doublant sa pointe et chauld en sa poursuite,Perçant ses fantassins, à notre flanc revint ; Mais un escadron frais vertement le soutint ;Lui, trouvant résistance et faible d'une plaie,Avise à son danger et la retraite essaye ;Lors son cheval lui tombe et son bras est froissé ;On le prend à merci comme il est terrassé. [Note : Faillante : finissante.]La lumière faillante, on commande aux trompettesD'assembler les restants à diverses cornettes. PHARNABAZE. Si ce coeur magnanime était propre à plierEt par un bon tribut sous moi s'humilier,Je te dirai, Phulter, un secret en fiance Qu'avec lui je pourrai tramer une alliance.Que ne ferai-je point et qui ne me craindrait,Au bras gauche un Belcar et mon Léonte au droit ? SCÈNE III. Léonte, Timadon. LÉONTE. Ah ! Qu'elle parle bien, danse de bonne grâce !J'y serai bien cent ans avant que je m'y lasse ! Timadon, mon ami, je ne m'en puis ravoir.Dieux ! Qu'une belle femme a sur nous de pouvoir !J'ai l'esprit tout saisi, j'ai le sein plein de flamme ;Enfin je suis navré jusqu'au profond de l'âme,Et faut, à quelque prix que j'en puisse jouir, [Note : Gaigner : gagner.]Gaigner ce beau tendron qui ne me peut fuir.Je reconnais déjà que la place est prenable,Et pense avoir rendu la brèche raisonnable. TIMADON. Commandez-vous, mon maître, en cet âpre désir,Ne vous prodiguez point pour un petit plaisir : C'est chez vos ennemis, où vous êtes en serre ;Laissez là les amours et pensez à la guerre. LÉONTE. « Mars et son fils Amour ont chacun leur saison :L'un règne à la campagne et l'autre à la maison. » TIMADON. Il ne faut que la paix où Cupidon domine, Car l'amour féminin les grands coeurs efféminés. LÉONTE. [Note : Le Dieu des combats est Mars, il fut l'amant de Vénus, cypris.]Quoi ! Le dieu des combats fut l'amant de Cypris. TIMADON. Mais il fut sur le fait honteusement surpris. LÉONTE. Ô la honte gaillarde, où ceux qui s'en moquèrentD'un semblable désir eux-mêmes se piquèrent ! Les plus braves guerriers que l'histoire a louésAux belles de leur temps souvent se sont joués. TIMADON. Mais plusieurs comme Hercule en ont perdu la vie. LÉONTE. Sa mort d'honneur divin fut néanmoins suivie. TIMADON. Rien n'a terni l'honneur de ce dompte-géant Que de s'être montré lascif et fainéant,Lorsque dessous ses lois la reine de Lydie[Note : Accouardi : Rendu couard, devenu couard. [L]]Amusait à filer sa dextre accouardie. LÉONTE. Si fut-il admiré pour mâle très puissantD'en avoir, une nuit, défloré demi-cent. Qu'il sied mal à votre âge, à votre nourriture,De faire le stoïque ennemi de nature !En la jeunesse il faut que ce mal ait son cours.Si vous me voulez plaire, au lieu d'un tel discours,[Note : Cerchons : cherchons.]Cerchons l'invention la plus prompte et plus sûre D'avoir la guérison d'où me vient la blessure ;Il y faut procéder de subtile façon ;Le tout est d'éviter du mari le soupçon :Car je vois que la belle est d'un abord facile,Et qu'à ce premier choc sa chasteté vacille. TIMADON. Excusez, Monseigneur, la crainte que j'en ai :C'est de vous voir en vain d'un tel souci gêné,Sans pouvoir parvenir où votre coeur aspire.« Un désespoir d'amour de tous maux est le pire. »Car, s'il en est ainsi comme le bruit en court, Que son vieil radoteur la retient de si courtQu'il ne rend à nul homme accessible sa porte,Et que fort rarement il permet qu'elle sorte,[Note : Grison : vieil homme aux temps grises.][Note : Chevir : Disposer de quelqu'un, en venir à bout. [L]]Vous n'en chevirez pas, car ce matois grisonLui donnerait plus tôt la mort ou la prison. Lors, au lieu d'alléger votre peine à vous-même,Vous mettrez elle et vous en un péril extrême. LÉONTE. Qu'il ne le ferait pas sans s'en bien repentir ! TIMADON. Vous êtes à Sidon, vous n'êtes pas à Tyr. LÉONTE. [Note : Hespérides : Terme de mythologie. Nom de trois soeurs, filles d'Hespérus. [L] Elles gardaient un jardin de pommes d'or surveillé par un dragon.]Quand elle aurait pour garde un dragon hespéride, [Note : Aristoride : Argus, pasteur, qui avait cent yeux était le fils d'Aristor. ]Un cerbère à trois chefs, voire un aristoride,Qui prenait assurance au nombre de cent yeuxPour frauder les plaisirs du monarque des dieux,Si de tous mes moyens en ma poursuite j'use,J'emporterai ce prix ou de force ou de ruse. TIMADON. Plut-il aux immortels que cette belle fleurFut facile à cueillir comme sa belle soeur,À qui ce faux jaloux, pour être bien gardée,(Ainsi qu'elle m'a dit) l'a tant recommandée :[Note : Appert : Usité seulement à l'infinitif et à la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif : il appert. Terme de palais. Être constaté. [L]]Cette bonne commère, à ce qu'il m'en appert, Ne fuirait le déduit qui lui serait offert. LÉONTE. As-tu sondé ce gué ? TIMADON. Tandis que Philoline[Note : Parfaiser : parfaire, compléter.]Parfaisait avec vous un pair de bonne mine,Et que des violons les fredonnant accordsSemblaient comme animer vos membres et vos corps, Qui faisaient aux danseurs naître et perdre l'envie,Rendant d'étonnement l'assistance ravie,Il n'en faut pas mentir, je ne sais quel instinctSur un si bel objet en extase me tint. LÉONTE. Comment ? Sur mes amours ? TIMADON. Non ; mais, pour m'en distraire (Tant peut sur notre esprit la force imaginaire)J'entrepris sa compagne, et d'un mutuel feu,Qui par joyeux devis s'embrasait peu à peu,J'en devins tant épris, elle tant amoureuse,Que, sans les éclaireurs, qui la rendaient peureuse, Nous nous fussions portés à quelque privautéQui nous eut fait grand bien d'un et d'autre côté. LÉONTE. Et bien ! Ne perdez point la chose différée ;C'est une occasion qui vous est préparéeÀ passer votre temps, et dont peut-être aussi [Note : Heur : Bonne fortune, chance heureuse. [L]]L'heur me naîtra de voir mon dessein réussi.« Celle qui sent pour soi la débauche être bonneNe trouve pas mauvais qu'une autre s'abandonne,Pourvu qu'à même objet ne tendent leurs désirs. » TIMADON. Je tiendrai le plus cher d'entre tous mes plaisirs De vous paraître utile en un si doux service. LÉONTE. Sois sûr qu'un beau présent suivra ce bon office. TIMADON. Je la vais de ce pas chatouiller, cajoler,Et le passionné tellement simuler(m'ayant de sa maison déjà promis l'entrée) [Note : Madré : Fig. Qui sait plus d'un tour. [L]]Que je l'attraperai, tant soit-elle madrée.[Note : Put : Sale, infect. [DMF]]Elle est vieille, de vrai ; son haleine me put ;Mais je me contraindrai pour venir à mon but.Puis elle est joviale, aimant le mot pour rire,Et moi je me fais fort de le savoir bien dire. Cela s'accorde bien. Naguère en devisant,Comme je l'amusai sur un conte plaisant,La folâtre qu'elle est, riant de bon courage,A pensé me cracher une dent au visage. ACTE IV SCÈNE I. Tharside, Timadon. THARSIDE. C'est assez pour ce coup, mon gentil écuyer ; Jamais ton entretien ne saurait m'ennuyer,Mais de ce cabinet rentrons en notre salle,Pour reprendre un peu l'air et fuir le scandale. TIMADON. Vienne ici qui voudra, s'il y prend intérêt.Pour maintenir mon droit j'ai la lance en arrêt, Et suis maître du camp. THARSIDE. Que vous m'avez surprise !Mais souvenez-vous bien de votre foi promise.[Note : Alecton : Terme de mythologie. Une des trois furies. [L]]Quant à moi, je suis votre et j'invoque AlectonPour envoyer mon âme au gouffre de PlutonSi je vous romps jamais mon amour conjugale. Or sus, contentez-moi d'une assurance égale. TIMADON. Quoi ! Mon coeur, pensez-vous qu'un pauvre cavalierNe se répute heureux de si bien s'allier ?Pourrai-je prendre femme à plus grand avantageQu'aussi belle que bonne, aussi riche que sage ? Je suis du tout à vous, et fiez-vous à moi.Je me romprai le col quand je romprai ma foi.Mais pensons à mon maître, et cherchons quelque voieQui le porte avec nous au comble de la joie :Il est prince loyal, qui bien paye un bienfait, Et crois que de vous seule il attend cet effet. THARSIDE. Je suis prête, mon coeur. Que veux-tu que je fasse ?Mais mon frère est bien fin ; devant lui rien ne passe ;Je suis déjà suspecte : il m'a fort reprochéDe n'avoir votre maître en sa danse empêché. Toutefois je vois bien, s'il faut que je m'en mêle,Qu'il passera pour dupe ou pour coucou sans aile.Or ne voudriez-vous pas m'exposer au méprisDe porter simplement un poulet de Cypris.Même je vous nuirais. N'espérez pas qu'elle ose Agréer en mes mains si chatouilleuse chose ;Ses plus ardents désirs deviendraient un refus,Qui me rendrait d'abord le visage confus.Faites donc vos essais, vos approches premières ;Rendez-lui par écrit vos plaintes familières. TIMADON. Oh ! Ma belle, et comment ? Un eunuque ridéTient le pas de son huis si clos et bien gardé[Note : Chien à triple : Cerbère, chien qui défend les Enfers.]Qu'une ombre échapperait au chien à triple têtePlutôt qu'un messager à cette laide bête. THARSIDE. Qu'on le peut bien tromper ! L'ivrogne, tel qu'il est, Quand son maître s'absente aux tavernes se plaît.Or, excepté ce monstre, horreur de la famille,Le surplus du ménage en servantes fourmille,Qui plaignent leur maîtresse et plaignent le soupçonDu jaloux qui ne souffre entr'elles un garçon. C'est pourquoi le danger n'est qu'au seuil de la porte.Nul n'avise au dedans quiconque entre ni sorte.Faites donc par argent ou par vin répanduGlisser quelque billet qui vous soit répondu,Sinon d'un trait de plume, au moins de voix fidèle. Lors, dès que vous aurez quelque assurance d'elle,Reposez-vous du reste et me laissez agir :Vous verrez à bon port votre amoureux surgir.De le monter au lit j'ose bien entreprendre ;Faites qu'il soit pourvu d'une échelle à descendre. TIMADON. Tu vaux trop, ma mignonne. Adieu, le temps se perd ;Mon prince, trop actif, en amour mal expert,Pense qu'en m'amusant son service j'oublie,Ou qu'indiscrètement son dessein je publie. SCÈNE II. Zorote, Timadon, un page de Léonte. ZOROTE. Ô grands dieux ! Le moyen de vivre en bon accord ! Quand je veux la baiser, la vilaine me mord.Je deviendrai, ce crois-je, aussi fou qu'elle est sotte. TIMADON. Je me tire à l'écart. Voici venir Zorote ;Il fume de colère. Il me faut écouterCe qui le fait ainsi de soi-même irriter. ZOROTE. Or puis-je librement, sans note d'infamie,Entretenir aux champs quelque gentille amie,Tenant cette farouche au logis de si court[Note : Orra : ouïra.]Qu'elle n'orra parler de ballet ni de court.Ainsi je m'en irai, sans que rien elle en voie, Avec quelque beauté me donner au coeur joie,De qui, pour mon argent, mieux qu'en elle employé,Je recevrai plaisir, tant tenu, tant payé.Toutefois, quand j'y pense, il vaut mieux qu'elle sacheMa vengeance contre elle, et que rien je n'en cache, Prenant (puisqu'à me plaire elle se plaît si peu)Plaisir à lui déplaire en un coin de son feu.Il me faut donc chercher quelque jeune mignonneQue pour fille de chambre en gaussant je lui donne,Et que, me la voyant baiser et mignarder, De dépit elle en crève et n'en ose gronder.Que ne fais-je rencontre, au choix que je projette,D'une belle à mon gré qui se rende sujetteÀ mes seules humeurs, bien résolue en soiDe se roidir contre elle et de plier sous moi ! TIMADON, à part. Ah ! Je sais bien ton cas. C'est assez, je vois naîtreUne occasion propre au dessein de mon maître :Un page de chez nous, beau fils et bien rusé,Pourra jouer ce rôle en habit déguisé ;Car si bien sa voix claire à son luth il marie Qu'il passera toujours pour fille bien nourrie. SCÈNE III. Le Page, Timadon. LE PAGE. Je vous cherche, monsieur. TIMADON. Le voici tout à point.Entrons vite, il vous faut mettre bas le pourpoint. LE PAGE. Eh ! Mon Dieu, qu'ai-je fait ? TIMADON. Non, n'ayez pas de crainte.C'est pour faire de vous une pucelle feinte. SCÈNE III. Léonte, Timadon à l'écart. LÉONTE. Ô la riche sentence, et digne de l'auteur,De cet athénien, ce grand législateur,Qu'il faut toujours attendre au dernier jour de l'hommeAvant que sans douter bienheureux on le nomme !Tant voit-on de rochers sur nos têtes penchés, Et de glaives pointus d'un filet attachez,Prêts à chaque moment, sans résistance aucune,D'accabler les mortels, jouets de la fortune !Tant sont-ils tout à coup, d'esprit comme de corps,Par les aspects du ciel rendus faibles ou forts ! Qui voudrait aujourd'hui denier, incrédule,D'Ulysse les pourceaux, la quenouille d'Hercule[Note : Méduse : L'une des Gorgones, dont le regard et la tête avaient la vertu de changer en pierre tous ceux qui la regardaient. [L]]Et les corps par Méduse en pierre transformés,Si Léonte dément ses exploits renommez ?Quel changement, ô dieux ! Et qui le pourra croire ? Ce coeur jadis si fier, si jaloux de sa gloire,Est blessé, gourmandé par un aveugle enfant,Qui l'enchaîne et l'entraîne à son gré triomphant.Lui, dont tout l'orient n'eût point assouvi l'âme,A borné sa conquête en une seule dame. Lui, qui n'eût jamais peur des bras plus furieux,D'un vieux fou, d'un jaloux, appréhende les yeux ![Note : Vergongne : Vergogne, Terme autrefois très noble et qui aujourd'hui est devenu familier. Honte. {L]]Ô vergongne ! Ô douleur ! Rage qui me possède ?À quoi me résoudrai-je en ce mal sans remède ?Que fais-tu, Timadon ? M'as-tu donc délaissé, Sans aide, sans conseil, et d'ennuis oppressé,Ne considérant pas que toute inquiétudeS'aggrave et se redouble avec la solitude,Qu'au lieu d'une heure ou deux, le temps de ton congéEn des jours, ains des ans, me semble prolongé ? Las ! Tu connais assez combien ma peine est dure,Mais tu t'en ris à l'aise ; il faut que je l'endure.Encor si je pouvais soulager mon espritAvec cette beauté conférant par écrit !Mais, pauvre que je suis, nul ne m'ose promettre De lui faire tenir ce petit mot de lettre. TIMADON, s'approchant . Çà, çà, baillez-la moi ; votre cas ira bien. LÉONTE. Mon ami, le doux mot ! TIMADON. Ne vous peinez de rien :Un page qui s'habille en guise d'une garceVous rendra bien content en la fin de la farce. LÉONTE. Mais dites-moi comment. TIMADON. Modérez ce désir ;Vous le saurez tantôt avec plus de plaisir.Adieu vous dis, monsieur. LÉONTE. Je me laisse conduire.Voyez à quoi l'amour ses sujets va réduire !Je suis serf de mes gens, ne les osant fâcher, Quand bien ils me devraient au visage cracher. SCENE IV. ALMODICE, gouvernante des princesses de Tyr. Cela ne me plaît point et n'en sais que penser,Que résoudre encor moins, ni par où commencer.Mon soupçon n'est pas faux : en amour comme en chasse,La vieillesse routière évente bien la trace ; Mais la jeunesse, forte et de course et de dent,Prévient et le bon nez et le conseil prudent.Que ma charge me pèze et que la mort me tarde !J'ai des filles du roi la dangereuse garde,Dont, tant bien qu'en serait mon devoir acquitté, Le père a néanmoins tant de sévéritéQue, si l'une des deux glissait à quelque faute,[Note : Caute : Qui a de la précaution. [L]]Seule il me convaincrait négligente et peu caute,Voire sans excuser qu'en la fleur de leurs ans,Belles comme elles sont, parmi des courtisans, Sans mère, dès l'enfance en liberté nourries,Mes leçons désormais leur sont des rêveries,Leur coeur en tel état aux plaisirs est enclin,Susceptible de feu plus qu'étoupes de lin,[Note : Naphte : Bitume liquide, incolore, de la même origine que le pétrole, très inflammable, volatil, d'une odeur vive et pénétrante qui lui est propre ; c'est un carbure d'hydrogène. [L]]Plus que soufre subtil, plus que le naphte encore, Qui des rayons du feu tout en feu s'évapore.Je le sais bien par moi : dès mes jeunes saisonsJe me suis fait frotter pour ces démangeaisons,[Note : Grattelle : Menue gale. [L]][Note : Ciron : La petite vésicule que le ciron (petit insecte) fait venir à la peau. [L]]Qui chatouillent bien plus que cirons ni grattelles :Notre sexe a souvent des heures qui sont telles [Note : Magot : Singe. Fig. et familièrement. Un magot, un homme fort laid. [L]]Que, si même un magot poursuivant s'y rendait,Il nous ferait tomber du seul bout de son doigt.Sexe, fragile sexe ! En qui la honte néeAu lieu de la raison pour bride étant donnée,D'abondant la nature aux hommes l'a soumis, Afin que, rien de trop ne nous étant permis,Notre peu de pouvoir au devoir nous limite,Car la femme la flamme en naturel imite :Dès que d'un pouce ou deux nous en avons tâté,Nous en voulons un pied, j'entends de liberté. Or, touchant ces deux soeurs, Cassandre, la première(À qui je suis nourrice, étant plus familière),Avec un port modeste, un parler retenu,Forge moins de soucis dans mon timbre chenu.[Note : Coye : Qui n'a aucun mouvement, ni agitation qui est dans la tranquillité, dans le repos. [F] graphie moderne : coi.]J'y veille toutefois : « souvent en onde coye Plutôt qu'en eau courante un bon nageur se noie. »De vrai, jusqu'à présent force dignes partisPar son entretien froid ont été divertis,Trop dévote qu'elle est à la chaste Diane.L'autre est tout à rebours : la jeune Méliane, De façon plus ouverte et plus riche en discours,À tous ses mouvements donne un plus libre cours.Dès qu'un homme aperçoit deux comètes brillantes,Sur le ciel de son front à pointes frétillantes,Son air toujours gaillard, son visage poupin, Sa taille sans excès, mais droite comme un pin,Le tout accompagné d'une grâce à bien dire,D'un teint où contre l'art la nature conspire[Note : Céruse : Carbonate de plomb, de couleur blanche. [L]](Bravant et la céruse et le cher vermillon),Aussitôt il s'y brûle ainsi qu'un papillon, Et crois (dont bien m'en prend) que son rang de princesseGarde mille rivaux d'y faire trop de presse.Or notre souverain, connaissant son humeur,Et sachant qu'un tel fruit ne se garde trop mûr(Combien que jusqu'ici cette mine volage N'ait rien fait qui ne soit privilège de l'âge,Son penser est peut-être en l'honneur mieux ancréQu'un autre sous un geste hypocrite et sucré),Le roi, dis-je, a conclu, même au gré de l'aînée,[Note : Hyménée : Mariage, union conjugale. [L]]De la ranger première au joug de l'hyménée, Et, n'était qu'aujourd'hui contre une offre de paixIl a reconfirmé la guerre pour jamais,Je croirai qu'en son coeur l'alliance il projetteDu valeureux Belcar avec notre cadette,Voyant qu'à toutes deux il daigne recharger La visite et le soin de ce prince étranger,Charge que Méliane en toute confianceExécute souvent outre la bienséance.C'est dont je suis en peine, et crains que peu à peuDe ces miroirs ardents il naisse quelque feu, Duquel lorsqu'on voudra rendre la braise éteinte,Il faudra le souffrir et nourrir par contrainte,En danger, m'en mêlant (c'est le pis que j'y vois),D'avoir l'inimitié de la belle et du roi.La voici qu'elle en vient ; elle trémousse toute. Il faut que, me cachant, de ce coin je l'écoute. MÉLIANE. Mon coeur, égaye-toi, ton Belcar se guérit,Et selon ton désir la fortune te rit.Peut-on plus de ce prince espérer qu'il ne donne,Puisqu'à notre puissance il soumet sa couronne ? Toutes conditions il baille à notre choix,Se rend notre vassal, esclave de nos lois,Pourvu tant seulement qu'on m'accorde pour femmeÀ lui, qui tient déjà le meilleur de mon âme,Achetant de son tout la chose qu'en pur don L'on eut dû lui porter jusques dans sa Sidon :Car, si pour s'appuyer les filles on marie,Quel plus ferme support dans toute la SyrieQue lui, qui donne à tous, à nous-mêmes, l'effroi ?Si pour la qualité, fils unique du roi ; [Note : Galantise : flatterie galante. ]Si pour la galantise et les vertus communes,Son entregent fait voir qu'il ne manque en aucunes.Au fort j'aimerais mieux m'empêtrer au lienD'un homme si parfait, quoique privé de bien,Fondant son patrimoine au seul droit de la guerre, Qu'épouser un monarque indigne de sa terre.Et puis notre Léonte, à qui sans coup férirJe vais non seulement un royaume acquérir,Mais vaincre, qui plus est, son rude antagoniste,Et faire qu'en ses mains de tout il se désiste, Serait-il pas ingrat si pour un tel bien fait[Note : Revenger : Revancher, Défendre qqn ou qqc. qui est attaqué ; se défendre contre une attaque, résister. [DMF]]Il ne se revengeait d'un réciproque effet,Rendant à moi, sa soeur, pour sortable apanage,Le sceptre de Belcar, hors mis le seul hommage ?Or n'est-il encor temps d'ouvrir un tel secret. Je ne le puis couver toutefois qu'à regret.L'aise m'étouffera si mon coeur ne l'évente ;Mais je n'ai confiance à nulle âme vivanteQu'à la seule Almodice : elle a sur nous égard,De nos biens et nos maux elle espère sa part. Bien qu'ainsi que ma soeur son lait ne m'ait nourrie,Si m'a-t-elle toujours non moins qu'elle chérie.Aussi m'a mis ès mains mon libéral amant,Pour l'attirer à soi, ce riche diamant,Et promesse de plus, si par son entremise Le ciel bénit l'affaire entre nous deux promise. ALMODICE, à part. Je n'ai rien entendu qui me soit déplaisant.Courage, c'est bien fait ; je prendrai ce présent,Et, si sa majesté ne se cabre au contraire,D'aider à ce dessein rien ne me peut distraire. SCÈNE V. CASSANDRE. En vain, pauvre Cassandre, en vain t'efforces-tuDe résister aux traits dont ton coeur est battu :Belcar est ton vainqueur. Il faut céder, pauvrette.Ne fais plus de la fine, et confesse la dette.Ha ! Bons dieux ! Qu'à mon dam je crains d'avoir appris [Note : Cypris : Un des noms de la déesse Vénus. [L]]Quels sont les rets subtils de l'enfant de Cypris !Comment sans y penser je m'y suis enlacée !Visitant un blessé, je m'y trouve blessée ;Qui pis est, je me plains sans bien savoir de quoi ;J'accuse un innocent, ne songeant point à moi ; Déjà de cruauté j'ai son âme blâmée,Et si n'ai point encor sa pitié raclamée.Je vois que sa présence excite ma douleur,Et si tiens son absence à souverain malheur.Je ne puis espérer qu'à ce prince on m'allie, Et c'est ce que j'espère, ô comble de folie !Je sais que mon désir est contre la raison,Est traître à mon honneur et traître à ma maison,Et toutefois je vais, comme à bride abattue,Vers cet oeil qui nourrit ce désir qui me tue, Ainsi qu'un clair ruisseau dont le cours élancé,Tout volontairement, par soi-même forcé,Cherche un fleuve puissant qui, sans en faire estime,Engloutit et son onde et son nom légitime.Or je meurs le voyant, et je meurs sans le voir. Donc si fuir la mort n'est pas en mon pouvoir,J'encourrai le péril où mon instinct me pousse.La mort selon nature est toujours la plus douce.Je vais le visiter. Qu'il me ferait grand bienDe le trouver tout seul en un libre entretien ! Je n'y mènerai plus cette soeur importuneQui pourrait bien m'ôter l'espoir de ma fortune. SCÈNE VI. ZOROTE, ivre. Evoé Bromien, dieu conquéreur des Indes,[Note : Brindes : Toast, santé, ce que l'on boit à la santé. [Wikitionnaire]]Que tu me rends gaillard et que j'aime tes brindes !Tous les soucis chagrins qui troublaient mon cerveau, À force de bon vin sont allez à vau-l'eau.Dieux ! Que je suis dispos ! À la gauche, à la droite,Je danse les cinq pas ; mais la rue est étroite.Holà ! Je suis tombé. Courage ! Ce n'est rien ;Je ne suis pas trop saoul, car je me lève bien. Ô ! Qu'aujourd'hui j'ai fait une plaisante vie !De ce doux souvenir j'ai l'âme encor ravie.Ni le pain ni le vin ne m'ont pas semblé cher,Mais on m'a bien vendu ce que j'ai pris de chair.Toutefois, c'est ma faute, et manque de courage : Il n'a tenu qu'à moi d'en prendre davantage ;Mais il faut être chaud comme les passereauxPour ne plaindre l'argent qu'on donne aux maquereauxOr moi, je suis toujours sobre de ma nature,Et bien plus par dessous que dessus la ceinture, Sentant du premier coup défaillir mon baston.Ma main s'appuie au crin, mes lèvres au téton,Je dis quand le sujet à mon gré se rencontre ;Enfin, j'ai fait passer trente beautés en monstre,Afin de contenter mon charnel appétit (qui devient plus friand plus il devient petit),Si n'ai-je rien vu là qui mon désir enflamme,Et n'ai trouvé putain plus belle que ma femme.À d'autres pour le soir mon cas était remis,Où j'aurai l'arbitrage avec un compromis ; Mais il faut qu'un sommeil ma débauche accourcisse :J'ai besoin de repos plus que d'autre exercice.Holà, hau ! Bagoas ! Ouvre vite, c'est moi !Le vilain n'entend point. Hé ! Hé ! Dépêche-toi !L'on ne me répond point. Aucun n'est à la porte ; Donc force me sera d'attendre que l'on sorte.Mais je t'aurai, coquin ! Tout beau ! J'ai peur de choir ;Puisque je trouve un siège, il me vaut mieux asseoir. SCÈNE IX. Timadon, le page, habillé en fille ; Zorote, à l'écart. TIMADON. Page, c'est assez dit. LE PAGE. Quoi ! M'appelez-vous page ?Oh ! Ne m'offensez point avec cet équipage ; Car, puisque je suis fille, et belle, dites-vous,Je suis aujourd'hui franc d'injures et de coups. TIMADON. Avez-vous bien lié (pour paraître fendue)La crête de coq d'Inde à vos aines pendue ?Gardez qu'avec la main le méfiant magot, Voulant prendre un creuset, ne rencontre un lingot. LE PAGE. J'ai fait de mon relief une plate peinture ;Que si chaque épousée, au tournoi de nature,Assurait son faquin d'un aussi fort plastron,[Note : Lancier : Cavalier dont l'arme principale est la lance. [L]]Le plus hardi lancier y deviendrait poltron. TIMADON. Taisez-vous, je le vois ; mais je crois qu'il sommeille.Adieu, tirez-vous près, que votre voix l'éveille. SCÈNE X. Le Page, habillé en fille ; Zorote, endormi. LE PAGE, chante. Quittons les bataillons cruelsOù rien qu'horreur ne se rencontre,Pour dans les amoureux duels De notre valeur faire monstre.Adieu donc, mars, qui te repaisDe frayeurs, de sang et de larmes.Fi des rancunes ! Fi des armes !Et vive l'amour et la paix ! ZOROTE. Ou l'oreille me corne, ou j'entends quelque sonQui me rompt le sommeil et semble une chanson.Le Page continue à chanter .Cherchons les assauts de Bacchus[Note : Cytherée : Terme de mythologie. Nom donné à Vénus, à cause de l'île de Cythère où cette déesse fut portée sur une conque marine. [L]]Et les tournois de Cythérée, Où des vainqueurs et des vaincusLa joie égale est assurée.Adieu donc, mars, qui te repaisDe frayeurs, de sang et de larmes.Fi des rancunes ! Fi des armes ! Et vive l'amour et la paix ! ZOROTE. Ô qu'elle chante bien, cette fille de joie !Ô le gentil perdreau ! Sans doute on me l'envoie. LE PAGE. Le plus grand coup de leurs combatsEst plus doux quand plus fort il entre ; Soit par en haut, soit par en bas,Il fait toujours grand bien au ventre.Adieu donc, mars, qui te repaisDe frayeurs, de sang et de larmes.Fi des rancunes ! Fi des armes ! Et vive l'amour et la paix ! ZOROTE. L'argent peut contenter ton premier entonnoir ;Mais le désir de l'autre est hors de mon pouvoir. LE PAGE. Ce n'est qu'en chair morte où la paixLe fil de ses couteaux exerce, Et ce n'est qu'aux trous déjà faitsQu'amour de sa lance nous perce.Adieu donc, mars, qui te repaisDe frayeurs, de sang et de larmes.Fi des rancunes ! Fi des armes ! Et vive l'amour et la paix !Ô plaisirs qui me semblez seuls,Dignes qu'une âme s'en ravisse,Qu'il fait bon mouvoir les linceulsQuand la nappe a fait son service ! Adieu donc, mars, qui te repaisDe frayeurs, de sang et de larmes.Fi des rancunes ! Fi des armes !Et vive l'amour et la paix ! ZOROTE. Bon, bon ! Sur ce ton-là, la petite friande ! Il lui faut la chair vive après toute viande. LE PAGE. Ne trouverai-je point quelque drôle aujourd'huiQui me donne un souper et le gîte chez lui ? ZOROTE. Que voici bien mon fait ! Viens, ma mignonne, approche. LE PAGE. Ô ! Que votre bataille est trop mol pour ma cloche ! Vous m'avez le minois, bon homme, de baillerPlus d'argent pour chaumer que pour bien travailler. ZOROTE. De vrai, pour aujourd'hui j'ai devancé ma tâche ;Mais si jusqu'à demain l'attente ne te fâche,Mon coeur, ne te soucie ; encor trouveras-tu [Note : Cogne fétu : Celui qui se fatigue beaucoup pour ne rien faire. [L]]Que tu me prends à tort pour un cogne-fêtu. LE PAGE. Pour faire un petit saut vous prenez grande course.N'importe, au pis aller, vous avez bonne bourse.Mais cependant, mon père, où ferai-je mon nid ? ZOROTE. Tu trouveras chez moi bonne table et bon lit. LE PAGE. Changez cette L en V ; rimez de ce que j'aime,D'un bon baston de lit, plus doux que le lit même. ZOROTE. Au reste nous feindrons (entends bien mon dessein)Que, voyant que ma femme a le timbre mal sain,Je me suis avisé de ta douce musique Pour vaincre en son esprit l'humeur mélancolique.Si la folle en dansait, nous ferions un beau coup ! LE PAGE, bas. [Note : Branle du loup : Prendre du plaisir sexuel. [Wikitionnaire]]Je la ferai danser, mais le branle du loup. ZOROTE. Que dis-tu ? LE PAGE. Rien, monsieur. ZOROTE. Demain, dès l'aube fraîche,En ma maison des champs, où nul oeil ne m'empêche, Nous irons dérober un morceau de bon temps.Entrons. Hé ! Bagoas ! SCÈNE XI. Les mêmes, Bagoas. BAGOAS. Holà ! Je vous entends. ZOROTE. Ivrogne, d'où viens-tu, tandis que je demeure,Tourmentant le marteau, quasi depuis une heure ?[Note : Pendard : Par exagération, celui, celle qui est digne de pendaison, qui ne vaut rien du tout. [L]]Si je te prends, pendard ! ... BAGOAS. Voyez-vous pas mon seau ? La lessive se fait, et j'en ai puisé l'eau. ZOROTE. Est-ce là ton devoir, quand les servantes chaument ? BAGOAS. [Note : Nasarde : Chiquenaude sur le nez. [L]][Note : Empaumer : Saisir, prendre. [DMF]]Les folles qu'elles sont me nasardent, m'empaument,Mille niches me font, si je ne prends le faixDes ouvrages plus forts pour acheter la paix. Enfin, j'en suis si las que la mort j'en souhaite,Car je suis de céans et l'âne et la chouette. ZOROTE. Revenge-toi, vilain ! BAGOAS. Tiendrai-je tête à dix,[Note : Maudisson : Synonyme familier de malédiction. [L]]Quand d'une vous souffrez les maudissons hardis ? LE PAGE. De m'amener ici, mon père, c'est folie, Pensant donner la chasse à la mélancolie.Comment sortirait-elle avec tous ses ennuis,Ce rechigné Saturne étant au pas de l'huis ? BAGOAS. Pandore, il n'y faut plus que ta seule rencontrePour combler la maison de toute mal-encontre. [Note : Coribans : Prêtres de Cybèle. [L]]Tais-toi, fol corybant ! Tais-toi, cul dégradé ! BAGOAS. [Note : Ménade : Nom de femmes qui, chez les anciens, célébraient les fêtes de Bacchus, et se livraient à tous les emportements de ce culte. Fig. Femme livrée à des emportements de passion. [L]]Toi, Ménade, tais-toi ! Tais-toi, cul débordé ! LE PAGE. Vieux chien sevré d'amour ! BAGOAS. [Note : Lice : Fig. Il se dit en parlant de discussions publiques, soit de vive voix, soit par écrit, ou de contestations publiques. [L]]Et toi, lice échauffée !Bouquin châtré de lait ! BAGOAS. Et toi, chèvre coiffée ! LE PAGE. Chapon mal recousu ! Vieil hongre à maigre dos ! Singe au menton pelé ! Tu me sembles dispos.Étant léger de reins et lévrier de la panse,Je t'aurai tôt appris à sauter en cadence ! BAGOAS. J'aime fort à danser des machoires d'en bas ;D'autre sorte de bal, je ne m'en mêle pas. LE PAGE. Il te faut d'un bouleau la branche frétillardePour t'apprendre une danse autre que la gaillarde. ACTE V SCÈNE I. La Ruine et La Débauche, soldats de Sidon. LA RUINE. Enfin, je suis honteux de mon piteux état :C'est un méchant métier d'être pauvre soldat.Le service est pour nous ; messieurs les capitaines En ont la récompense aux dépens de nos peines,Et pour paraître en mine ils nous rendent tous gueux,Combien qu'aux bons effets nous paraissions plus qu'eux.S'ils tombent quand et nous en disette importune,Ou si d'une déroute ils craignent l'infortune, [Note : Pennache : Vieille forme du mot panache.[L] ]Ces pennaches flottants, ces veaux d'or, ces mignons,Pour être plus au sûr nous nomment compagnons.Vous croiriez, à leur dire, et même des plus chiches,Qu'au sortir du combat ils nous feront tous riches ;Qu'en pères des soldats partageant le butin, Nos piques nous seront des aulnes à satin.Mais si tôt qu'ils ont vu l'occasion passée,La libéralité leur sort de la pensée.Si nous sommes vainqueurs, l'honneur en est à tous ;Mais le fruit du travail n'en revient point à nous : Le gain remonte aux chefs, la risque étant finie,Qui, sur notre pillage usant de tyrannie,La poule, sans crier, des bons hôtes plumants,Ne nous laissent jouir que des quatre éléments.Si nous sommes battus, chacun lèche sa plaie, Et tel doit au barbier deux fois plus que sa payeQui le soir de sa monstre à peine aura de quoiNourrir en sa personne un serviteur de roi.Jamais notre bon temps n'arrive qu'en cachettes,Car notre bien public sont des coups de fourchettes ; De fatigues sans fin nous portons le fardeau,À peine ayant le saoul de mauvais pain et d'eau.Cependant ces messieurs veulent que, pour leur plaire,Nous ayons l'oeil gaillard, l'armure toujours claire,Dérouillant notre fer et dehors et dedans, [Note : Enrouiller : Rendre rouillé, couvrir de rouille. Fig. L'oisiveté enrouille l'esprit. [L] probablement ici, sens d'abimer.]Cependant que le jeune enrouille tout nos dents.Il est vrai que souvent nous faisons la débaucheD'un demi-tour à droite, un demi-tour à gauche,Dansant par entrelacs des branles différents,Pour serrer et doubler nos files et nos rangs ; Si bien qu'à regarder nos jambes sans nos trognesUn passant nous prendrait pour un ballet d'ivrognes.Aussi sommes-nous saouls jusqu'à nous en fâcher,J'entends saouls de marcher, affamez de mâcher :Car, quant à l'appétit, rarement il nous quitte, Étant d'autant plus grand que la solde est petite.Enfin, lorsqu'un de nous en sa poste est campé,S'il dort, c'est d'être las, non d'avoir trop soupé.C'est pourquoi je résous, quoiqu'il en réussisse,[Note : Busquer : brusquer.]De busquer ma fortune à quelque autre exercice ; Je veux devenir riche en quelque bon hasard,[Note : Hard : La corde dont on étranglait les criminels. [L]]Y dussé-je encourir le danger de la hart.Ou sur terre, ou dans l'air, que m'importe où je meure,Pourvu que la misère avec moi ne demeure ?Aussi sont-ce badauds, et non pas beaux esprits, Qui sont dans leurs desseins facilement surpris.Qu'ainsi ne soit, le monde est plein de voleries ;Les larcins couverts tournent en railleries.Ne vous en fâchez pas, messieurs, ès environs ;Quand j'ai tout regardé, je vois bien des larrons. Au fort, je ne crois pas qu'un bon tireur de lainePuisse avoir, au gibet, posture plus vilaineQue moi, nu comme un ver, aussi pauvre qu'un rat,Et toujours affamé comme un maigre verrat. LA DÉBAUCHE. Dieu te garde, camarade ! LA RUINE. Eh ! Dieu te garde, la rose ! M'as-tu bien entendu ? LA DÉBAUCHE. J'ai pour toi quelque chose.Nous ne sommes que deux, tirons-nous à l'écart...Je sais bien un bon coup : y veux-tu prendre part ? LA RUINE. De quoi, mon cher ami ? LA DÉBAUCHE. De dix sicles pour homme,Et puis (après l'exploit) de bien plus grande somme. LA RUINE. Ha ! Bon ! Que faut-il faire ? LA DÉBAUCHE. Un service au pays.Tu sais que de long-temps nous sommes ébahisDe voir qu'en liberté le glorieux LéonteNous morgue par la rue. LA RUINE. Est-ce pas une honte ?À quoi pense le roi ? J'ai peur qu'il soit en fin Trompé d'un ennemi si puissant et si fin.[Note : Casemate : Terme de fortification. Souterrain voûté à l'épreuve de la bombe. [L]]Nous n'avons porte ici, casemate, avenues,Que d'un oeil attentif il n'ait bien reconnues,Voire jusqu'au secret de tous nos magasins,Ce qu'on ne souffre pas à nos meilleurs voisins. LA DÉBAUCHE. Or bien, l'occasion se présente certaineDe l'envoyer là-bas sans risque et sans grand peine. LA RUINE. Sans risque ? Et le moyen ? LA DÉBAUCHE. La nuit nous cachera.Saches que son malheur lui-même cherchera,Car il a rendez-vous justement à cette heure Pour entrer en un lieu prochain de ma demeure,D'où, quand il sera saoul de l'amoureux déduit,Il sortira tout seul sans lumière et sans bruit.Là, si nous l'attrapons, le mari de la dame,Résolu de venger c'est adultère infâme, Fort opulent qu'il est, nous ouvre ses trésors,Avec un bon vaisseau qui nous mettra dehors. LA RUINE. D'où te vient un secret de si grande importance ? LA DÉBAUCHE. J'en suis le seul auteur ; par ma seule assistance[Note : Cornard : Terme d'injure. Celui dont la femme est infidèle. [L]]Le bon homme cornard, qui Zorote est nommé, A découvert le fait et ce dessein tramé.Pour ne perdre le temps, j'abrègerai le conte :Un certain escalier, qui vers ma chambre monte,Prend jour d'un beau parterre où le prince de TyrDu fonds de son logis peut entrer et sortir. De là donc, par hasard, prochain sans être en vue,J'ai fort bien entendu la lettre qu'il a lue,Qu'un sien page gaillard lui venait de bailler(Page qu'il avait fait en fillette habiller),Dont, et de leurs devis prononcez à voix claire, Je me suis fait savant de tout ce beau mystère,Et ne l'ai pas sitôt découvert au jalouxQu'il a soudain conclu sa vengeance par nous. LA RUINE. Quel nombre veux-tu prendre, et qui sera des nôtres ? LA DÉBAUCHE. Nous serons assez forts, ne t'enquiers pas des autres ; [Note : Estocade : Terme d'escrime. Botte, grand coup de pointe. Allonger une estocade. [L]]Prends ta bonne estocade, un masque sur le nez.Tu toucheras monnaie avant les coups donnés. SCÈNE II. Tharside, Timadon THARSIDE. Laissons, mon cher ami, ce beau prince à son aise,Pour aller, comme lui, ralentir notre braise ;L'heure de son retour ne vous saurait tromper ; Vous orrez de chez moi les horloges frapper. TIMADON. Mais comment as-tu fait ? Conte-le-moi, ma belle ;Comment l'eunuque est-il sorti de sentinelle ? THARSIDE. [Note : Drachme : Monnaie grecque d'argent, valant 69 centimes [au XIXIème]. [L]]Une drachme d'argent nous en a fait raison,Dont en un cabaret voisin de la maison Il s'en est allé prendre un lavement de panse,Tandis que sûre garde en sa place il me pence.[Note : Huis : Terme vieilli qui signifie porte. [L]]Le vilain, revenu, dort sur le seuil de l'huis.Tantôt, par la fenestre, un cordage de puisServira de retraite à ton grand capitaine ; Bref, tout va bien, mon fils, ne t'en mets pas en peine. SCÈNE III. ZOROTE. [Note : À mon su : Au vu et au su, ou, simplement, au su, à la connaissance de. [L]]Qu'on me plante à mon su des cornes sur le front,Et que sans m'émouvoir je souffre un tel affront !Qu'une troupe de gens à ma suite accourueMarquent avec deux doigts ma tête par la rue ! Que mes propres voisins de brocards ambigusFassent rougir ma joue en parlant de cocus !Qu'à tous festins de ville un chacun me diffame !Que pour un étranger je nourrisse une femme !Qu'incertain des enfants engendrez en mon lit, Je les aie en horreur, bien que nés du délit !Ô ! Que je suis trop fier, et que j'ai tout mon agePassé (chacun le sait) avec trop de courage !Tu devais t'adresser, Léonte, à des niais,Poltrons ou gens de peu ; moi, je suis trop mauvais, Et proteste Junon, de tels torts coutumière,Que cette douce nuit te sera la dernière ;[Note : Estafier : En français, laquais de haute taille. [L]]Ou, si mes estafiers faillent à leur dessein,Moi-même d'un poignard te percerai le sein,Dussé-je de plein jour, aidé du parentage, Sur le pas de mon huis te prendre à l'avantage.Toutefois, le meilleur sera de me celer,Et nul de mes amis ni parents appeler :Car nos propres soucis le soin d'autrui précédent :Les uns veillent eux-même aux femmes qu'ils possèdent (animaux plus fâcheux que chèvres à garder),Et ceux qui n'en ont point m'aimeraient mieux aiderÀ labourer mon champ, m'y prêtant leur semence,Qu'à sarcler un chardon qui de naître y commence.J'ai donc tout mon refuge à mes deniers contant. Moyennant cette drogue on fait tout en ce temps.Qu'ainsi ne soit : déjà j'ai dressé l'embuscadeDe six coupe-jarrets allongeurs d'estocade,Qui ne pourront faillir d'attraper au sortir,Sous l'aile de la nuit, ce beau mignon de Tyr. Lors qui devinera, qui pourra faire preuve(si mort en pleine rue à telle heure on le trouve)Quels seront les auteurs d'un meurtre si tôt fait ?D'où pourront provenir sa cause et son effet ?Pour moi, je suis bien sûr, sans crainte qu'on m'impute Ce dessein bien hardi qui pour moi s'exécute,Étant (comme je suis) sorti de la cité,D'un sujet spécieux à ce faire incité,Feignant de visiter en cette mienne fermeLa ruine d'un mur qui mon parterre enferme. [Note : Rembuché : Terme de vénerie. Rembucher un cerf, suivre la voie jusqu'à la coulée par laquelle il est rentré dans le bois. [L]]Le cerf est rembuché ; les relais, bien posés,Font la prise facile à mes veneurs rusés.Léonte, c'en est fait, tout prince que vous êtes,[Note : Ribleur : Terme populaire et vieilli. Celui qui court la nuit comme les filous. [L]]Vous servirez d'exemple aux ribleurs deshonnêtes,Nous trouverons après quelque autre nouveau coup Pour dépêcher sans bruit la louve après le loup. SCÈNE IV. Léonte, La Ruine, La Débauche. LÉONTE. Gentils globes de feu, brillants à mille pointesQui, d'aspects éloignés et d'influences jointes,[Note : Encliner : incliner [DMF] ]Enclinez puissamment nos esprits et nos corpsAux premiers mouvements qu'ils poussent en dehors ; Chers joyaux, dont la nuit pare son voile sombreD'un mélange subtil de lumière dans l'ombre ;Beaux caractères d'or, où les doctes espritsTrouvent tous nos destins lisiblement écrits ;Bluettes du soleil, que j'aime votre flamme, Puis qu'elle a tel rapport à celle de mon âme !Vous paraissez de nuit et vous cachez de jour(mais toujours sans repos) : ainsi fait mon amour.Vous êtes tous ardents et n'échauffez personne :Ainsi brûle mon coeur en mon corps qui frissonne. Vous êtes à souhait au comble de tous biens ;Moi, je suis parvenu jusqu'au comble des miens. LA RUINE. C'est lui-même, avançons. Que chacun s'évertue ! LÉONTE. Quelles gens sont-ce là ? Qui va là ? LA RUINE. Charge ! Tue ! LÉONTE. Ô dieux ! Un traître coup m'a traversé le flanc ! Çà, çà, pendards, à moi ! Que je vende mon sang.Canailles, vous fuyez ! LA RUINE. Ha ! Las ! Je perds la vie ! LA DÉBAUCHE. Monsieur, pardonnez-moi ! LÉONTE. Je n'en ai nulle envie. LA DÉBAUCHE. À l'aide ! Je suis mort ! LÉONTE. En voilà deux à bas...Pour attraper le reste il faut doubler le pas. SCÈNE V. Timadon, Léonte. TIMADON. D'où procède ce bruit ? Je n'y puis rien connaître. LÉONTE. À moi, mon Timadon ! TIMADON. Êtes-vous là, mon maître ?À la force ! Aux voleurs ! Bourgeois, accourez tous !On assassine un prince, et le souffrirez vous ? LÉONTE. Les plus mauvais sont morts. Que le reste s'enfuie ! Mon Timadon, viens vite ! Il faut que je m'appuie ! TIMADON. Que ferai-je ! Ô bons dieux ! LÉONTE. As-tu faute de coeur ?Moi, je meurs volontiers, puisque je suis vainqueur.Entrons dans ce logis. TIMADON. Nul espoir ne me reste. LÉONTE. Page, va dire au roi mon accident funeste. SCÈNE VI. Le Prévôt, Archers, soldat assassin. LE PRÉVÔT. Ô désordre d'état ! Trésors mal employés,Vous changez en voleurs des soldats mal payez ! ARCHERS. En voilà deux contents, bien payez de leurs gages ! LE PRÉVÔT. Voyons, éclairez-moi... je connais ces visages,Mais ils ne diront pas où sont leurs compagnons. ARCHERS. Monsieur, en voici l'un que nous vous amenons. LE PRÉVÔT. Ha ! Galant, je vous tiens ! Déjà je vous remarque ! SOLDAT. Avise bien, prévôt, où ma prise t'embarque :Un soldat tel que moi n'est pas de ton gibier. ARCHERS. [Note : Colombier : On lit coulombier dans l'original. Bâtiment où l'on élève des pigeons. ]Vous êtes des pigeons de notre colombier. SOLDAT. Chien courant de bourreau, ta curée est mal prête. ARCHERS. Si crois-je avoir en toi bien employé ma quête. LE PRÉVÔT. Venez çà, mon ami. SOLDAT. Cherchez d'autres amis. LE PRÉVÔT. Je pensai qu'à chacun ce doux nom fût permis.Dites-moi donc comment d'ordinaire on vous nomme. SOLDAT. Quelque fat le dirait : je ne suis pas votre homme. LE PRÉVÔT. Bien, passez ; mais au moins vous direz, s'il vous plaît,D'où vient la promenade à telle heure qu'il est ? SOLDAT. Qu'importe d'où je vienne ? En avez-vous affaire ? LE PRÉVÔT. Tout doux, ce que j'en dis n'est pas pour vous déplaire ; Si voudrai-je savoir où vous étiez alorsQu'il s'est fait un grand bruit à l'entour de ces corps. SOLDAT. Du bruit ? Ce n'est pas moi, votre oreille est trompée. ARCHERS. Pourquoi fuyez-vous donc ? SOLDAT. Si j'eusse eu mon épéeToi-même eusses fui. LE PRÉVÔT. Vous faites le fendant ? Nous en dirons deux mots. Cheminons cependant. SCÈNE VII. Abdolomin, Balorte, un soldat. ABDOLOMIN. Je me lève en sursaut. Hélas ! Puis-je survivreÀ ce dernier effort que mon malheur me livre !Mais est-il vrai, Balorte ? Allez et le voyez. BALORTE. De six du corps-de-garde à la hâte envoyés Aucun n'est revenu ; mais, au dire du page,Son maître n'a de soi que tout mauvais présage. ABDOLOMIN. Quel est son plus grand coup ? BALORTE. Il entre par le flanc ;Mais il monte plus haut, car il crache le sang. SOLDAT. Sire, Léonte est mort. ABDOLOMIN. Ah ! Que l'on me soutienne ! BALORTE. Forcez-vous, mon bon roi, que ce coeur vous revienne,Secouru tant de fois par sa seule vertu,Battu de la fortune et jamais abattu. ABDOLOMIN. À la fin, tant d'assauts m'obligent à me rendre. BALORTE. Mais sans un bon traité ne vous laissez pas prendre. ABDOLOMIN. Quel traité puis-je avoir de si forts ennemis ? BALORTE. La vie et l'honneur saufs, tout le reste soumis. ABDOLOMIN. [Note : Recousse : Terme vieilli. Reprise d'une personne ou d'une chose enlevée par force. [L]]La vie en un vieillard ne vaut pas la recousse,Et l'honneur ne craint pas qu'un voleur le détrousse. BALORTE. Un seul jour de la vie est en un potentat Plus cher que n'est un siècle au commun de l'État. ABDOLOMIN. Conte-nous cette mort. SOLDAT. Sire, en sa défaillance,Ses paroles n'ont point démenti sa vaillance.Il était sur un lit ; sa mortelle douleurMarquait son écuyer d'une même couleur, Hormis que le blessé faisait bien sa harangue,Et l'autre avait perdu l'usage de la langue :« Mon Timadon, dit-il, ne sois point si dolent ;Vois que moi-même seul je me vais consolent ;Entends ces derniers mots qu'à peine je profère : Va porter prudemment mes adieux à mon père ;Dis-lui que du trépas l'immuable décretÀ mon esprit content ne laisse aucun regret,Sinon le seul penser de sa plainte future.Mais, hélas ! Qu'il supplée à ma triste aventure ; Ne pouvant espérer que je lui sois rendu,Qu'il ne se perde point après m'avoir perdu.Quand il ne voudrait pas vivre pour sa patrie,Qu'il vive pour le moins parce que je l'en prie. »Lors, en tournant les yeux avec un grand soupir, On a vu peu à peu ses membres s'assoupir. ABDOLOMIN. Ô comble douloureux de mes longues misères !Lamentable renfort de mes peines amères !Ô jeune homme imprudent ! Prince inconsidéré !Quel orage public tu nous as attiré ! Ah ! Le pauvre Belcar ! J'ai bien peur qu'il pâtisse. BALORTE. Avec quelle raison ni couleur de justice ? ABDOLOMIN. Un roi dont la justice est jointe aux intérêtsDe son simple vouloir colore ses arrêts. BALORTE. Cet acte à tout le monde offenserait l'oreille. ABDOLOMIN. Cet acte, à son avis, me rendrait la pareille. BALORTE. Il aime trop l'honneur pour en user ainsi. ABDOLOMIN. Pour absoudre mon fils, il le hait trop aussi. BALORTE. On ne peut contre lui nul prétexte produire. ABDOLOMIN. Le prétexte ne manque à qui tâche de nuire. BALORTE. L'univers est témoin de votre intégrité. ABDOLOMIN. Le juste périt bien sans l'avoir mérité. BALORTE. Le ciel tient le courroux des monarques en bride. ABDOLOMIN. Les tyrans vont toujours où le courroux les guide.Donc, ô dieu souverain, modèle des bons rois, Qui ne t'informes point seulement par la voix,[Note : Lyncée : Personnage de la mythologie. Un des cinquante fils de Egyptos, marié à Hypermnestre, une Danaïde. Elle l'épargna lors du massacre des ses frères.]Mais qui, plus mille fois clairvoyant que Lyncée,Pénètres les cachots de l'humaine pensée !Ô juge sans appel, examinent les faitsDes grands et des petits, des bons et des mauvais ; Si depuis mon printemps j'ai choisi mon entrée[Note : Astrée : Terme de mythologie. Fille de Jupiter et de Thémis, qui régnait dans le siècle d'or, et faisait fleurir la justice parmi les hommes. [L]]Au vrai temple d'honneur par la porte d'Astrée ;Si j'ai si bien vécu que jamais ma candeurN'a quitté tant soit peu mon progrès de grandeur.Si j'ai le coeur sans fiel, et si la convoitise Ne me souilla jamais d'un acte de feintise,Ô libéral donneur, donne-moi de ce pas,Pour loyer de mes ans, le repos du trépas.Je ne demande rien que même la natureNe concède une fois à toute créature. Ou, si par couardise et par déloyautéJ'ai dressé contre lui ce tour de cruauté,Si j'avais rien prévu de sa perte soudaine,Voire si je n'en souffre une incroyable peine,[Note : Érèbe : Terme de mythologie. La partie la plus obscure de l'enfer ; l'enfer même. [L]]Et si je ne voudrais, sous l'Érèbe enfermé, Prendre son lieu fatal pour le rendre animé,Je veux, non que ton bras d'une flamme tranchanteÉcarte en mille éclats ma carcasse méchante :Le supplice en serait et trop noble et trop court ;Mais que le grand portail de l'infernale court M'engloutisse vivant : là les torches brûlantes,Les vipères, les fouets, les ondes reculantes,Les vautours, les rochers et le tour d'IxionSoient employez ensemble à ma punition ;Ou (puisque voir le jour est mon plus grand martyre) Que je sois pour jamais privé de mon empire,[Note : Chacun : dans l'édition originale la graphie est « chaqu'un ».]Vagabond, fugitif, de chacun détesté,Exemple de malheur, miroir de pauvreté ;Qu'aux miens je fasse peur, mes ennemis en rient,Que tous les éléments leurs douceurs me dénient ; Que l'air m'ôte son souffle et le feu sa splendeur,L'eau son humidité, la terre sa verdeur ;Que, souffrant, sans mourir, mille morts en une heure,Je vive a tous ennuis, à tous plaisirs je meure. BALORTE. Sire, espérez en mieux ; nous avons tout loisir, Quand le désastre vient, d'en avoir déplaisir.Si par prévention notre âme appréhensiveRessentait le malheur avant qu'il nous arrive,Nous serions sans repos et toujours en suspens ;Nous verrions mille maux près de nous se campant ; Nos plus beaux jours, troublez de cette connaissance,Rompraient de nos plaisirs la douce jouissance.Mais ceux que la sagesse a rendus forts et durs,Selon leurs maux passez méprisent les futurs,Et même (qui plus est) leur sentiment s'exempte, Tant que faire se peut, de la douleur présente,Et trouvent en effet que l'amer et le douxDe tous nos accidents dépend quasi de nous. ==================================================