******************************************************** DC.Title = BÉVERLEI, DRAME DC.Author = SAURIN, Bernard-Joseph DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Drame DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:21. DC.Coverage = Angleterre DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SAURIN_BEVERLEI.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** BÉVERLEI DRAME EN CINQ ACTES ET EN VERS LIBRES Réprésentée, pour la première fois, en 1768 1821. DE SAURIN PARIS, IMPRIMERIE A. BELIN. Représentée pour la première fois par les comédiens Français ordinaires du Roi, le 22 décembre 1760. PERSONNAGES. BÉVERLEI. MADAME BÉVERLEI, son épouse. HENRIETTE, soeur de Béverlei. TOMI, enfant de six à sept ans, fils de Béverlei et de son épouse. LEUSON, amant d'Henriette. STUKÉLI, faux ami de Béverlei. JARVIS, ancien domestique de Béverlei. UN INCONNU. UN SERGENT. DES RECORS. La Scène est à Londres. Cette pièce est adaptée depuis l'anglais de la tragédie bourgeoise du même nom de Edward Moore (1712-1757). ACTE I Le théâtre représente un salon mal meublé, et dont les murs sont presque nus, avec des restes de dorures. SCÈNE I. Madame Béverlei, Henriette. Elles sont assises, et travaillent l'une au tambour, l'autre à la tapisserie. MADAME BÉVERLEI. [Note : Tambour : Métier circulaire pour broder à l'aiguille. [L]]Chère Henriette il ne vient point : Quel tourment que l'inquiétude ! HENRIETTE. C'est chez nous un mal d'habitude, Ma soeur ; mais un autre s'y joint, Plus cruel, à ne vous rien taire, L'indigence. MADAME BÉVERLEI. Oh ! Pour celui-là Plût au ciel qu'il fût seul ! Oui, ma soeur ; et déjà Je sens qu'on apprend à s'y faire. Ce salon que j'ai vu si richement orné, Ses meubles, ses tableaux, ses glaces, sa dorure, Tout cela rendait-il mon coeur plus fortuné ? Ce sont besoins du luxe, et non de la nature : Mes yeux à cet éclat s'étaient accoutumés ; À voir ces murs tous nus ils se sont faits de même : Un seul objet les tient uniquement charmés, Et rien ne masque ici quand j'y vois ce que j'aime ! HENRIETTE. Vous me mettriez en courroux ! Tomber de l'opulence au sein de la misère ; Cela n'est donc rien, selon vous ? Oh ! Je n'apprendrai, moi, qu'à détester mon frère : Oui, je le haïrai dans peu ; À le haïr vous-même il saura vous contraindre. MADAME BÉVERLEI. Mon époux ?... Je pourrai le plaindre ; Mais le haïr ! HENRIETTE. Funeste amour du jeu ! Combien de fois, après l'aurore, Vous l'avez vu rentrer, maudissant dans vos bras Cette avare fureur qui l'agitait encore ? Vos yeux de veiller étaient las ; Mais son retour du moins consolait votre attente :Ce n'est pas de même aujourd'hui ; Depuis longtemps le jour a lui, Et Béverlei, trompant votre âme impatiente, N'est pas encor rentré chez lui. MADAME BÉVERLEI. C'est la première fois. HENRIETTE. Ma soeur toujours l'excuse ; Jamais contre lui de courroux. Ah ! Vous êtes trop bonne, et mon frère en abuse. MADAME BÉVERLEI. Il n'a qu'un seul défaut. HENRIETTE. Qui les renferme tous : La passion qui le dévore Bannit toute vertu, tout sentiment du coeur. Il fut un temps qu'il chérissait sa soeur, Qu'il adorait sa femme. MADAME BÉVERLEI. Eh ! Ce temps dure encore. HENRIETTE. Ses traits sont altérés aussi bien que ses moeurs. Qu'est devenu cet air qui lui gagnait les coeurs, Cette grâce, cette noblesse, Et mille autres dons enchanteurs ? Les veilles, les chagrins ont flétri sa jeunesse. MADAME BÉVERLEI. Ce changement encor n'a point frappé mes yeux. HENRIETTE. Son fils !... En soupirant vous regardez lez cieux ; Hélas ! Quel sera son partage ? Pauvre enfant ! MADAME BÉVERLEI. Le besoin rend l'homme industrieux ; Obligé de valoir, mon fils en vaudra mieux : Le malheur et l'exemple instruiront son jeune âge ; De bonne heure il en recevra L'utile leçon d'être sage, Et de sa mère il apprendra La patience et le courage. Ah ! Croyez-moi, ma chère soeur, Le bonheur, dont souvent l'on ne poursuit que l'ombre, C'est le contentement du coeur : Béverlei l'a perdu ; sur son front toujours sombre On lit d'affreux remords dont il est dévoré ; Rendre malheureux ce qu'il aime, Voilà le trait cruel dont il est déchiré... Ah ! S'il pouvait se pardonner lui-même ! HENRIETTE. Oh ! Pour moi, quand je songe à quelle passion Il a sacrifié le plus bel héritage, Je ne puis contenir mon indignation ; Le peu que j'eus pour mon partage Entre ses mains est demeuré. Je crains... MADAME BÉVERLEI. Vous lui faites outrage. HENRIETTE. Un joueur n'a rien de sacré, Dès ce jour je veux qu'il me rende Ce dépôt dans ses mains imprudemment laissé : Pour lui faire cette demande D'un trop juste motif mon coeur se sent pressé. MADAME BÉVERLEI. Quel motif ? HENRIETTE. Le soutien d'une soeur qui m'est chère. MADAME BÉVERLEI. Non, ce bien vous est nécessaire : L'hymen doit à Leuson engager votre foi : Cet amant en est digne, et le ne sais pourquoi Son bonheur toujours se diffère. HENRIETTE. Puis- y penser lorsque ma soeur Gémit sous le poids du malheur ? MADAME BÉVERLEI. Vous êtes sur mon sort un peu trop inquiète : J'ai des diamants, des bijoux, Je n'en ai pas besoin pour être satisfaite, Et s'il faut m'en priver... HENRIETTE. Ah ! Ma soeur ! MADAME BÉVERLEI. Calmez-vous. Ma chère Henriette est trop vive ; Tout peut encor se réparer. Nous avons à Cadix un fonds qui doit rentrer : Incessamment il nous arrive, On nous en donne avis. HENRIETTE. C'est un fonds pour le jeu. Qui, croyez-moi, durera peu. MADAME BÉVERLEI. Il peut se corriger. HENRIETTE. Qu'un joueur se corrige, Ma soeur ! MADAME BÉVERLEI. Ah ! Si le ciel opérait ce prodige Mon sort pourrait faire encor des jaloux. De mille biens environnée, Et surtout possédant le coeur de mon époux, Des riches votre soeur fut la plus fortunée : Si pour sa guérison mes voeux ne sont pas vains, Avec cet époux que j'adore Réduite à subsister du travail de mes mains, Des pauvres je serai la plus heureuse encore. HENRIETTE. Oh ! Bien, ma soeur, n'en parlons plus. Je vous avertis au surplus Qu'hier Leuson me chargea de vous dire Qu'il a sur Stukéli le plus grave soupçon : Souvent sur notre front notre coeur se fait lire, Et l'air de Stukéli n'annonce rien de bon. MADAME BÉVERLEI. L'ami de mon mari ne peut qu'être honnête homme. HENRIETTE. Oh ! Sans cesse pour tel lui-même il se renomme : Leuson n'est pas léger, et le croit un fripon. MADAME BÉVERLEI. N'entends-je pas quelqu'un ? HENRIETTE. Non. MADAME BÉVERLEI. Je suis au supplice !... Huit heures et demie ! HENRIETTE, à part. Elle me fait pitié ! MADAME BÉVERLEI. Pour le coup... SCÈNE II. Madame Béverlei, Henriette, Jarvis. HENRIETTE. C'est Jarvis qu'après un long service, Chargé d'ans, nous avons, par un dur sacrifice, Depuis six mois congédié. MADAME BÉVERLEI, à part. Sa présence m'est un reproche... À Jarvis.Jarvis, je vous avais prié De vouloir à mon coeur épargner une approche Dont il se sent humilié ! JARVIS. Madame, excusez-moi ; je l'ai donc oublié... Ô ciel ! En quel état je vois votre demeure ! M'avez-vous défendu les larmes qu'à cette heure M'arrache l'aspect de ces lieux ? Je voudrais les cacher : pardonnez, je suis vieux ; À mon âge aisément l'on oublie et l'on pleure. MADAME BÉVERLEI. Je ne l'écoute pas avec tranquillité... Asseyez-vous, Jarvis. JARVIS. C'est bien de la bonté. Est-il bien vrai, mon pauvre maître A, dit-on, perdu tout son bien ? En ce logis je l'ai vu naître. L'honnête homme de père, hélas ! Qu'était le sien ! Que Dieu fasse paix à son âme ! Mais après quarante ans, madame, Il n'eût pas renvoyé le bonhomme Jarvis : Jusqu'à sa mort je le servis ; Courbé sous le poids des années J'espérais auprès de son fils Passer celles encor qui me sont destinées ; Mais il ne me l'a pas permis. Peut-être a-t-il trouvé ma vieillesse importune ; Trop librement parfois je me suis déclaré. MADAME BÉVERLEI. Non, de vous s'il s'est séparé, Accusez-en, Jarvis, sa mauvaise fortune. JARVIS. [Note : Pénétré : Avoir l'air pénétré, paraître très affecté. [L]]Est-il réduit si bas ? Oh ! J'en suis pénétré ! Comme je vous disais, ici je l'ai vu naître : Son père a bâti la maison ; Et cent fois dans mes bras, hélas ! Mon pauvre maître, Je l'ai tenu petit garçon... Aux pauvres il était si bon ! « D'où vient, me disait-il, qu'il est des misérables, Des pauvres ?... Ce sont nos semblables : Je veux, si je suis jamais roi, Qu'en mon royaume tout abonde, Je rendrai riche tout le monde ; Et je commencerai par toi... » Ce sont les mots de son enfance, Comme d'hier je m'en souviens ; Et voilà que lui-même il est dans l'indigence ! MADAME BÉVERLEI, à part. Mes pleurs coulent en abondance... Bas à Henriette.Parlez-lui. HENRIETTE, bas. Que j'essuie auparavant les miens. JARVIS. Me refusera-t-il, dans cet état funeste, De m'attacher à son malheur ? Ce refus percerait mon coeur ; Et de mes tristes jours abrégerait le reste. MADAME BÉVERLEI, entendant quelqu'un. Vous l'allez voir, je crois. HENRIETTE. Ce n'est pas encor lui. SCÈNE III. Madame Béverlei, Henriette, Stukéli, Jarvis, dans le fond. MADAME BÉVERLEI, à Stukéli. Avez-vous vu mon époux aujourd'hui, Monsieur Stukéli ? STUKÉLI. Non. HENRIETTE. Et cette nuit ? STUKÉLI. Madame, Hier au soir je l'ai quitté. Quoi ! Mon ami serait resté Toute la nuit loin de sa femme ? HENRIETTE. Votre ami ! Pouvez-vous vous dire son ami Quand son goût pour le jeu par vous est affermi, Quand vous encouragez son vice ? STUKÉLI. Vous ne me rendez pas justice ; Auprès de lui n'ai-je pas employé Remontrance, conseil ? Ce sont les seules armes Que me fournissait l'amitié ; J'ai même été jusques aux larmes : Enfin, le trouvant sourd à tout, N'ai-je pas, dans l'espoir de réparer sa perte, Poussé l'amitié jusqu'au bout En lui tenant ma bourse ouverte ? J'ai de son mauvais sort supporté la moitié. HENRIETTE. C'est avoir eu, monsieur, une fausse pitié. STUKÉLI. On n'abandonne point son ami dans la peine. HENRIETTE. Approfondir l'abîme où son penchant l'entraîne... Vous vous attendez peu d'être remercié. STUKÉLI. De nous persécuter la fortune se lasse : J'espérais... MADAME BÉVERLEI. À Henriette.C'est assez... À Stukéli.Répondez-moi, de grâce ; Vous quittâtes hier mon époux ? STUKÉLI. Chez Vilson. Avec des gens qu'à connaître il n'est profit ni gloire : Il ne m'en a pas voulu croire. MADAME BÉVERLEI. Y serait-il encor ? STUKÉLI. Jarvis sait la maison. JARVIS. Madame, irai-je ? MADAME BÉVERLEI. Il peut ne le pas trouver bon. HENRIETTE, à Jarvis. Allez-y comme de vous-même, Jarvis. STUKÉLI, à Jarvis. Et gardez-vous de prononcer mon nom ; Il se plaindrait de moi... À part.Peut-être avec raison. MADAME BÉVERLEI, à Jarvis. Allez donc... Mais, de grâce, avec un soin extrême, Évitez tous les mots qui pourraient l'offenser : Les malheureux, Jarvis, sont aisés à blesser ; Avec ménagement il faut qu'on les approche. J'ai toujours suivi cette loi : Béverlei, consolé par moi, De ma bouche jamais n'entendit un reproche. JARVIS. Il ne m'appartient pas de lui rien reprocher, Et puis voudrais-je le fâcher ? Mon pauvre maître ! Hélas ! Sa peine, La vôtre, n'est-ce pas la mienne ? Il sort. SCÈNE IV. Madame Béverlei, Henriette, Tomi, Stukéli. Tomi entre, et dit un mot tout bas à Henriette. HENRIETTE, à Tomi. À l'instant, mon petit ami : Venez. MADAME BÉVERLEI, l'appelant. Écoutez-moi, Tomi : Ce matin, suivant l'ordinaire, Votre père, mon fils, n'a pu vous embrasser ; Mais quand il reviendra, si vous voulez me plaire, Songez à le bien caresser : N'y manquez pas. TOMI. Oh ! Maman, je n'ai garde ; J'aime tant mon papa ! MADAME BÉVERLEI. Je ne crois pas qu'il tarde ; Songez-y bien. HENRIETTE, à Tomi, en l'emmenant. Venez. Tomi baise la main de sa mère, et sort avec Henriette. SCÈNE V. Madame Béverlei, Stukéli. STUKÉLI. C'est tout votre portrait ; Il est charmant. MADAME BÉVERLEI. Oh ! C'est son père trait pour trait... Que tous deux le ciel les conserve ! Elle s'assied et Stukéli aussi.Mais daignez à présent me parler sans réserve : À mon époux, monsieur, n'est-il rien arrivé ? C'est la première fois que la nuit il s'absente ; Et je crains... STUKÉLI. Quoi ! Pour vous son amour éprouvé, Pour lui, malgré ses torts, votre foi si constante, Votre esprit, et votre beauté, Tant de charmes qu'en vous l'on admire et l'on vante, Tout ne répond-il pas de sa fidélité ? MADAME BÉVERLEI. Sans convenir, monsieur, de ces prétendus charmes, Je ne soupçonne point sa foi : Sur ce point je suis sans alarmes ; Ce serait l'outrager. STUKÉLI. Comme vous je le crois ; Et c'est avec plaisir, madame, que je vois Que vous connaissez trop le monde Pour écouter les vains propos Que hasardent souvent les sots Et les méchants dont il abonde. MADAME BÉVERLEI. Quel propos, et sur quoi ?... Je ne vous entends pas. STUKÉLI, embarrassé. Mais... sur rien. MADAME BÉVERLEI. Pourquoi donc, monsieur, cet embarras ? STUKÉLI. Je songeais qu'on a vu souvent la calomnie Entre d'heureux époux semer la zizanie ; Qu'on doit fermer l'oreille à ses discours. MADAME BÉVERLEI. D'accord... Mais que prétendez-vous conclure ? Mon mari m'aime, j'en suis sûre ; Et l'on ne m'a point fait contre lui de rapport, Tout au contraire ; et dans ce monde Qui de sots, dites-vous, et de méchants abonde, On convient que le jeu fait son unique tort : Son coeur me reste au moins dans ma douleur profonde, Et je ne le perdrais qu'en recevant la mort. STUKÉLI. Madame, pardonnez ; peut-être Le zèle et l'amitié m'ont fait aller trop loin ? Je vois que j'ai pris trop de soin, Et qu'indiscrètement je vous ai fait connaître Ce que de vous apprendre il n'était pas besoin ; Mais, malgré de vains bruits, j'ose ici vous répondre... MADAME BÉVERLEI. Il me suffit pour les confondre Que je connaisse mon époux : Tous ces vains bruits je les méprise ; Et si vous permettez, monsieur, que je le dise, Mon estime pour lui m'en répond mieux que vous... À part.Je ne puis résister au tourment qui me presse !... À Stukéli.J'ai besoin de repos, monsieur, et je vous laisse... Vous pouvez cependant ici Attendre en liberté que votre ami paraisse. Elle sort. SCÈNE VI. STUKÉLI, seul. Bon ! Mon projet a réussi : J'ai mis le trouble dans son âme... Madame Béverlei, vous avez oublié Qu'avant que par l'hymen votre sort fût lié Vous avez dédaigné ma flamme... Sous le voile de l'amitié, J'ai déjà ruiné le rival que j'abhorre ; Dans le coeur de sa femme il faut le perdre encore. Le perdre... la gagner... c'est mon double projet. [Note : Trame : Fig. Complot, ruse. [L]]Des deux côtés suivons ma trame : Mon bonheur serait imparfait, Si l'amour... Oui... déjà dans l'esprit de la femme Adroitement j'ai glissé le poison, Et j'espère bientôt... Quelqu'un vient... C'est Leuson : Son esprit pénétrant me met en défiance ; Il m'impose par sa présence, Et je ne le vois pas d'un oeil bien affermi. SCÈNE VII. Leuson, Stukéli. LEUSON. Je vous trouve à propos : jusqu'en votre demeure J'aurais été, monsieur, vous chercher tout à l'heure. STUKÉLI. De quoi s'agit-il donc, monsieur ? LEUSON. De mon ami, De Béverlei. STUKÉLI. Dites le nôtre. LEUSON. Je dis le mien ; s'il eût été le vôtre... STUKÉLI. Monsieur, je crois l'avoir prouvé : Dans les occasions Béverlei m'a trouvé ; J'ai pour le secourir oublié la prudence. LEUSON. Ce n'est pas ce qu'on dit : on veut que chez Vilson Vous ayez avec Mackinson Une secrète intelligence : Vous vous enrichissez, dit-on, Lorsque Béverlei se ruine. STUKÉLI. Monsieur... LEUSON. C'est ce qu'on imagine : Qu'en croirai-je ? SCÈNE VIII. Henriette, paraissant, et écoutant d'abord au fond du théâtre ; Leuson, Stukéli. STUKÉLI. Monsieur Leuson, Sur une question semblable Ici je m'expliquerais mal ; J'espère quelque jour, en lieu plus convenable... LEUSON. Le jour, le lieu, tout m'est égal : Sortons ; l'instant est favorable. HENRIETTE. Monsieur Leuson, où voulez-vous aller ? Demeurez, je veux vous parler. STUKÉLI, à Leuson. Il suffit ; serviteur. Il sort. SCÈNE IX. Henriette, Leuson. HENRIETTE. Qu'avez-vous donc ensemble ? LEUSON. J'ai démasqué le traître : il sait, le scélérat, Que Leuson le connaît, et dans le coeur il tremble. HENRIETTE. Sur de simples soupçons ferez-vous un éclat ? Hasarderez-vous votre vie ? Vous remplissez mon coeur d'effroi. LEUSON. Que ce tendre intérêt que vous prenez à moi Transporte mon âme ravie ! Qu'en craignant pour mes jours vous me les rendez chers. Mais ce lâche, au coeur faux, à l'oeil timide et sombre, Vil opprobre de l'univers, N'a jamais su porter tous ses coups que dans l'ombre. Je crois à sa valeur comme à sa probité : Vous voyez que mes jours sont bien en sûreté. HENRIETTE. Mais que prétendez-vous donc faire ? LEUSON. Pour armer contre lui les lois, Jusqu'ici je n'ai pas une preuve assez claire ; Mais je l'aurai dans peu, j'espère. C'est à vous cependant d'autoriser mes droits. Donnez-moi Béverlei pour frère ; Que ses intérêts soient les miens ; Ne différez plus des liens... HENRIETTE. Trouvez bon que je les diffère Jusqu'à ce que ma soeur ait des destins plus doux, Venez la consoler... Hélas ! Dans l'amertume, Sans se plaindre de son époux, Sa beauté se flétrit, et son coeur se consume. Tandis qu'elle est en proie à ce trouble mortel, Ah ! Leuson, de l'amour puis-je goûter les charmes ? Non, son état est trop cruel ; Et je vais essuyer, ou partager ses larmes. ACTE II La scène est dans une place publique près de la maison de Béverlei. SCÈNE I. BÉVERLEI, fort en désordre. Ciel ! Voici ma maison, et je crains d'y rentrer : À ma femme, à ma soeur, je n'ose me montrer... J'ai tout trahi, l'amour, l'amitié, la nature. À tout ce qui m'est cher, à moi-même odieux, Sans dessein, sans espoir, errant à l'aventure, La honte et le remords me suivent en tous lieux !... Ô du jeu passion fatale ! Ou plutôt vil amour de l'or ! Eh ! Qu'avais-je besoin d'en amasser encor ? À ma félicité quelle autre fut égale ? Tout prévenait mes voeux, tout flattait mes désirs ; L'amour semait de fleurs ma couche nuptiale, Et l'aurore avec moi réveillait les plaisirs... Ah ! Pour moi que le ciel ne fut-t-il plus avare ! Si, lorsqu'à tous nos voeux la fortune sourit La sagesse est un don si rare, La médiocrité, mère du bon esprit, Vaut mieux que la richesse, hélas ! Qui nous égare... Malheureux ! SCÈNE II. Jarvis, Béverlei. JARVIS. Ah ! Monsieur, je sors de chez Vilson. BÉVERLEI. Toi, Jarvis ! Connais-tu cette horrible maison ? Ce gouffre où l'avarice égorge ses victimes, Où, parmi l'intérêt, la bassesse et les crimes, Règne le désespoir, la malédiction ; Image de ce lieu de désolation Dont le courroux du ciel a creusé les abîmes ? JARVIS. Oubliez ce séjour maudit, Et venez consoler madame. Elle n'était pas bien ; ses larmes me l'ont dit. BÉVERLEI. Laisse-moi... tu dis que ma femme ?... JARVIS. Je dis que dans ses bras vous devriez voler : Votre retour, monsieur, peut seul la consoler ; Venez. BÉVERLEI. J'ai tort, Jarvis, moi-même je me blâme ; Mais laisse-moi. JARVIS. Que je vous laisse, hélas ! Je ne sais s'il est des ingrats ; Mais vos bontés pour moi longtemps ont su paraître. Tout ce que j'ai, vous me l'avez donné : Abandonnerais-je un bon maître Lorsque de la fortune il est abandonné ? BÉVERLEI. Eh ! Que peux-tu pour moi ? JARVIS. Bien peu de chose : Cependant... Pardonnez... mon cher maître, je n'ose ; En vous l'offrant, je crains... BÉVERLEI. Ô digne serviteur ! De ton maître avili crains plutôt la bassesse ; Oui, crains que sans pitié, dépouillant ta vieillesse, Je n'abuse de ton bon coeur. Tu ne sais pas, Jarvis, ce que c'est qu'un joueur ! J'ai ruiné mon fils, et ma femme et ma soeur : De la même fureur crains d'être aussi la proie. Un misérable qui se noie, S'attache en périssant au plus faible roseau ; Crains que je ne t'entraîne aussi dans mon naufrage. Si tu savais, ô ciel ! À quel excès nouveau M'a porté cette nuit du jeu l'aveugle rage ! Ma femme... Ah ! Je suis confondu... Moi qui comptais un jour perdu Le jour que je passais loin d'elle, De toute cette nuit elle ne m'a point vu ! J'ai passé cette nuit cruelle, Dans les convulsions d'un malheur obstiné, À maudire cent fois le jour où je suis né. JARVIS. Venez donc : chaque instant pour madame est une heure ; Songez... BÉVERLEI. Et tu dis qu'elle pleure ? JARVIS. Elle se cachait pour pleurer : Des larmes s'échappaient à travers sa paupière ; J'au cru même tout bas l'entendre soupirer : Vous n'avez pas un coeur de pierre ; Ah ! Si vous l'aviez vue... BÉVERLEI. Hélas ! Que je la plains, Et que je m'abhorre moi-même ! Sa vertu méritait de plus heureux destins. Jarvis, de ma douleur extrême Tu ne peux adoucir l'horreur ; Tu n'assoupiras point le remords dans mon coeur : Abandonne ce misérable ; Va trouver ta maîtresse... Hélas ! Dans son malheur On peut la consoler, elle n'est pas coupable ! JARVIS. Mais vous-même venez. BÉVERLEI. Dis-moi la vérité : Dans le monde, Jarvis, comment suis-je traité ? JARVIS. On vous regarde comme un homme Qui, dans un précipice en rêvant s'est jeté ; Le meilleur des humains (c'est ainsi qu'on vous nomme) Est partout plaint et regretté. BÉVERLEI. Bon vieillard, je sais me connaître : Dis plutôt, sans flatter ton maître, Que partout on me nomme époux ingrat, cruel, Frère sans amitié, père sans naturel... Va, dis-je, trouver ta maîtresse ; Je te suis. JARVIS. Eh ! Pourquoi différer d'un instant ? Son coeur est bien dans la détresse : Elle a bien des chagrins, mon cher maître ; et pourtant Je jurerais que votre absence De tous ses maux est le plus grand. BÉVERLEI. Tu peux de mon retour lui porter l'assurance. À Stukéli je dois parler Avant de me rendre auprès d'elle... Mais modère pour moi ton zèle : Qu'ont mes malheurs et toi, Jarvis, à démêler ? Né dans ce que l'orgueil appelle la bassesse, De l'honneur tu suivis la loi ; Et l'honneur rarement conduit à la richesse. Les besoins vont bientôt assaillir ta vieillesse ; Ne mets pas la misère entre la tombe et toi... Je vais chez Stukéli. JARVIS, voyant paraître Stukéli. Le voici. BÉVERLEI. Laisse-moi. Jarvis s'éloigne. SCÈNE III. Béverlei, Stukéli. BÉVERLEI. Eh ! Bien ! Cher Stukéli, quelle ressource ? STUKÉLI. Aucune. Et je n'ai rien que d'affligeant À vous annoncer. BÉVERLEI. Point d'argent ? STUKÉLI. On veut des sûretés : en avez-vous quelqu'une ? Quant à moi, je n'ai rien qui puisse être engagé : Vous avez épuisé ce que j'eus de fortune. BÉVERLEI. Oui, notre ruine est commune : Dans l'abîme où j'étais plongé Vous m'êtes venu tendre une main secourable ; Et moi, doublement misérable, J'ai dans le même abîme entraîné mon ami ; Voilà de mes tourments le plus insupportable. STUKÉLI. Montrez dans le malheur un coeur plus affermi ; Appelons, croyez-moi, le courage à notre aide ; La plainte n'est point un remède. Voyez s'il ne vous reste plus Quelqu'un de ces bijoux brillants et superflus Que notre amitié prend sur le nécessaire. BÉVERLEI. Infidèle dépositaire, J'ai perdu cette nuit les effets de ma soeur, Il ne reste plus rien que la honte à son frère. STUKÉLI. Tant pis ; car entre nous, je le dis sans humeur. Je n'ai consulté que mon coeur, Et j'ai plus fait pour vous que je ne pouvais faire. BÉVERLEI. Il est trop vrai ! STUKÉLI. Riche dans son état, Peut-être Jarvis... BÉVERLEI. Ah ! STUKÉLI. À regret je le nomme ; Mais ce n'est pas le temps d'être si délicat. BÉVERLEI. Ce l'est toujours d'être honnête homme : Moi dépouiller ce bon vieillard ! STUKÉLI. Adieu donc. BÉVERLEI. Quel brusque départ ! STUKÉLI. Je ne veux pas du moins dans ce malheur extrême, Qu'on puisse m'accuser de vous avoir séduit. Leuson en fait courir le bruit : Votre ami s'est pour vous sacrifié lui-même ; Des reproches en sont le fruit. BÉVERLEI. Eh ! Vous en fais-je aucun ? C'est moi seul que j'accuse ; Nous périssons tous deux battus des mêmes flots. Quant à Leuson, à ses propos, Je lui ferai sentir à quel point il s'abuse. STUKÉLI. Fort bien... mais pour tirer vous et moi d'embarras, Il faudrait autre chose, et vous n'ignorez pas Que plus d'un créancier peut d'un moment à l'autre Faire d'une prison mon séjour et le vôtre. Je n'en sortirais pas : pour vous j'ai tout vendu : Non content d'épuiser ma bourse, Effets, contrats, tout est fondu. Vous du moins vous avez encor une ressource. BÉVERLEI. Nommez-la donc et prenez-la. STUKÉLI. Oh ! Je ne prétends point cela... Votre femme... mais non, je prévois sa réponse, Et trop malaisément une femme renonce À ce qui sert à l'embellir. BÉVERLEI. Ses diamants... Cruel ! Je ne puis m'y résoudre : Tombe plutôt sur moi la foudre ! Son époux jusque-là ne saurait s'avilir : La priver du seul bien qu'a respecté ma rage ! Non. STUKÉLI. La nécessité demande du courage. BÉVERLEI. Dis plutôt de la lâcheté. STUKÉLI. Je suis sûr qu'aujourd'hui la fortune volage Tournerait de notre côté : J'ai des pressentiments dans l'âme Dont je garantirais l'infaillibilité. BÉVERLEI. Je les éprouve aussi, le même espoir m'enflamme ! Je brûle de jouer : mais permets, Stukéli, Que ton ami soit homme. STUKÉLI. Et que le tien périsse ! Mets ce que j'ai fait en oubli ; Laisse-moi dans le précipice : Je ne presse plus un ingrat. Qu'une femme, qui t'est si chère, Conserve ses bijoux, en pare avec éclat Et son orgueil, et sa misère... Je ne vous dis plus rien. BÉVERLEI. Hélas ! Que vous connaissez mal cette épouse adorée ! Les bijoux dont elle fait cas Ce sont mille vertus dont on la voit parée, Et qui ne lui manqueront pas. Son éclat naturel suffit à ses appas. C'est pour plaire à moi seul qu'elle ornait sa figure ; C'est pour ma vanité qu'elle avait des bijoux ; Pour les besoins de son époux Elle s'en priverait sans peine et sans murmure. STUKÉLI. Non, de sentiments j'ai changé. Mon amitié fut sans réserve : Que dans une prison plongée, Votre ami... BÉVERLEI. Le ciel m'en préserve ! Qu'un ami généreux, pour m'avoir assisté, Dans une prison soit jeté ! Stukéli me croit donc sans honneur et sans âme ? Dans le désespoir où je suis, Accablé sous le poids du malheur et du blâme, Je n'achèterai point le bonheur à ce prix. STUKÉLI. Avec trop de chaleur... BÉVERLEI. Ah ! Sans être de glace En a-t-on moins en pareil cas ? Non... Finissons de vains débats ; Je vois ce qu'il faut que je fasse : Allez chez vous. STUKÉLI. Peut-être ai-je été trop pressant ? BÉVERLEI. Moi, trop ingrat. STUKÉLI. Chez lui votre ami vous attend... À part.J'imagine un moyen qui hâtera l'affaire. Il s'en va. SCÈNE IV. Béverlei, Henriette. BÉVERLEI. Entrons. HENRIETTE, sortant de la maison. C'est vous enfin, mon frère... Ô mon Dieu ! Comme vous voilà ! Qu'en voyant ce changement-là Ma pauvre soeur aura de peine ! BÉVERLEI. Que fait-elle ? HENRIETTE. Elle goûte un moment de repos ; Ses yeux se sont fermés, las d'une atteinte vaine. Tandis que le sommeil a suspendu ses maux, Mon frère, trouvez bon que je vous redemande Les effets qu'en vos mains... BÉVERLEI. L'impatience est grande... Quoi donc, ma soeur, votre Leuson A-t-il sur ce sujet formé quelque soupçon ? À d'étranges discours on dit qu'il se hasarde ; Ose-t-il... HENRIETTE. Sur ce point ! Mon frère, il n'ose rien. C'est moi jusqu'à présent qu'uniquement regarde Le soin de gouverner mon bien ; Et mon dessein n'est plus qu'il reste sous la garde D'un homme qui si mal a conservé le sien. BÉVERLEI. Avez-vous quelque inquiétude ? HENRIETTE. Rendez-moi mes effets pour la faire cesser, Ou bien s'ils sont perdus daignez me l'annoncer. Le coup pourra m'en être rude ; Mais j'ai tant souffert pour ma soeur, Pour son fils, que de la douleur Vous m'avez fait une habitude. Mon mal sera pour moi plus léger que le leur... Maudire passion !... BÉVERLEI. Épargnez-moi le reste. HENRIETTE. Sa maison fut un paradis ; Deux anges l'habitaient, son épouse et son fils ; La candeur ingénue et la beauté modeste Lui prodiguaient leur doux souris ; Et, lassé d'être heureux, de ce séjour céleste Il s'est précipité dans l'abîme funeste De la misère et du mépris. BÉVERLEI. Cruelle ! Vous me percez l'âme. HENRIETTE. Si le mal sur vous seul tombait comme le blâme... BÉVERLEI. Un frère de sa soeur attendait plus d'égard : Choisissez des couleurs moins dures ; Vos reproches viennent trop tard ; Sans pouvoir les guérir vous ouvrez mes blessures ; De vos effets demain nous parlerons, ma soeur ; Souffrez qu'aujourd'hui je respire. HENRIETTE. Demain donc, jusques-là je forcerai mon coeur À garder sur lui plus d'empire. Il faut du ciel respecter le courroux ; Et sans murmure adorer sa justice : Que ce soit cependant un frère qu'il choisisse Pour nous faire sentir ses coups ; Que ce soit un père, un époux... BÉVERLEI. Eh ! Ma soeur ! HENRIETTE. C'en est fait ; je garde le silence. SCÈNE V. Béverlei, Madame Béverlei, Henriette, Tomi. MADAME BÉVERLEI. Soyez le bien venu !... Vous voilà, mon ami ! BÉVERLEI. Chère épouse ! ... J'ai fait une bien longue absence ; Je crains qu'en m'attendant vous n'ayez peu dormi. MADAME BÉVERLEI. Mon ami, laissons là ma peine et mes alarmes : Je vous vois ; tout est oublié. BÉVERLEI, à part. Tant de vertu, de tendresse et de charmes ! Que je me sens humilié ! Que de reproches à me faire ! TOMI. Mon papa ! BÉVERLEI. Venez dans mes bras... Il le baise.Venez çà, cher enfant !... Plus sage que ton père, De tous les maux qu'il cause à son épouse, hélas ! Puisses-tu consoler ta malheureuse mère ! MADAME BÉVERLEI. Malheureuse !... Elle ne l'est pas, Vous m'aimez. TOMI, à Béverlei. Mon papa ! BÉVERLEI. Dites, mon fils ? TOMI. Ô dame ! J'ai bien eu du chagrin. BÉVERLEI. Comment, petit ami ? TOMI. C'est que maman tantôt elle pleurait. MADAME BÉVERLEI. Tomi, Paix ! BÉVERLEI. Laissez-le dire, ma femme... À Tomi.Ensuite ? TOMI. Dans ses bras j'ai couru tout d'abord, Et puis, en me baisant, elle pleurait plus fort ; Et moi, je me suis mis à pleurer tout comme elle. HENRIETTE. Pauvre enfant ! BÉVERLEI, à Madame Béverlei. Que je sens vivement tout mon tort. MADAME BÉVERLEI. Pardonnez ; votre absence à mon coeur est cruelle. SCÈNE VI. Béverlei, Madame Béverlei, Henriette, Leuson, Tomi. MADAME BÉVERLEI. Voici, monsieur Leuson, dont le zèle et les soins Ne se peuvent trop reconnaître. BÉVERLEI. Je lui suis obligé. LEUSON. Non ; mais j'espère au moins Que bientôt vous me pourrez l'être ; J'espère parvenir à démasquer le traître... BÉVERLEI. Qui s'est perdu pour moi par excès d'amitié. LEUSON. Dites que pour vous perdre il en prend l'apparence. Quand vous saurez qu'il est le plus vil associé... BÉVERLEI. N'allez pas plus avant ; qui l'outrage m'offense... À Madame Béverlei.J'aurai, ma chère amie, à vous entretenir. HENRIETTE. Eh bien ! Nous vous laissons, mon frère. À Leuson.Venez, monsieur Leuson. LEUSON, à Béverlei. Un temps pourra venir Que vous remercierez l'ami qui vous éclaire, Et qui vous servira. Henriette entre avec Leuson et Tomi. SCÈNE VII. Béverlei, Madame Béverlei. BÉVERLEI. J'ai peine à retenir La colère qui me possède. Un ami qui périt pour venir à mon aide, Oser l'appeler traître, et l'oser devant moi ! MADAME BÉVERLEI. Leuson vous aime et vous estime : À de faux bruits sans doute il donne trop de foi ; Mais il faut excuser le zèle qui l'anime. BÉVERLEI. Attaquer un ami c'est s'attaquer à moi !... Si vous saviez combien je lui suis redevable ! On connaît à l'épreuve un ami véritable ; Et si Stukéli ne l'est pas, Il faut à l'amitié ne croire de la vie. MADAME BÉVERLEI. D'un voile si sacré masquer la perfidie ! On n'a point le coeur assez bas : Je pense comme vous. BÉVERLEI. Hélas ! Ma chère amie, Que tout le monde ici n'a-t-il votre douceur ! De toutes les vertus vous êtes le modèle : J'ai beau déchirer votre coeur, Je le trouve toujours indulgent et fidèle... Ah ! J'ai détruit votre bonheur ! MADAME BÉVERLEI. Il ne l'est point ; sortez d'erreur : J'ai tout quand je vous vois ; et durant votre absence Votre retour fait tous mes voeux. Oubliez le passé comme un songe fâcheux, Je me croirai dans l'abondance : Il ne me manque rien que de vous voir heureux. BÉVERLEI. Amie, hélas ! Trop généreuse ! Malgré moi du passé le cruel souvenir Réfléchira son ombre affreuse Sur les derniers moments de mon triste avenir... Mais un autre chagrin en secret me dévore. MADAME BÉVERLEI. Parle, et dans ce coeur qui t'adore, Cher époux, épanche ton coeur. BÉVERLEI. Cet ami que dans son honneur Si lâchement on assassine... MADAME BÉVERLEI. Eh bien ? BÉVERLEI. J'ai causé sa ruine. Tout le bien qu'avait Stukéli Dans mon naufrage enseveli... Des créanciers pressants, dont la poursuite vive Ne lui laisse pour perspective Que l'infâme séjour d'une horrible prison... Tout cela dans mon coeur verse un mortel poison. Mon amitié pour lui ne peut rester oisive. MADAME BÉVERLEI. J'espère... BÉVERLEI. Il faut agir, et non pas espérer. MADAME BÉVERLEI. Le fonds que sur Cadix nous avons à prétendre Est très considérable, et va bientôt rentrer. BÉVERLEI. Mon ami ne peut pas attendre : Dans l'amertume de son coeur Il m'a reproché son malheur. SCÈNE VIII. Béverlei, Madame Béverlei, un Inconnu. BÉVERLEI, à l'inconnu. Que voulez-vous ? L'INCONNU, lui présentant une lettre. C'est une lettre Qu'entre vos mains, monsieur, on m'a dit de remettre. Béverlei prend la lettre, et l'inconnu se retire. SCÈNE IX. Béverlei, Madame Béverlei. BÉVERLEI, ouvrant la lettre. Elle est de Stukéli. MADAME BÉVERLEI. Que vous annonce-t-il ? BÉVERLEI, lisant. « Venez me voir le plus promptement que vous pourrez ; c'est la seule marque d'amitié qu'actuellement je désire de vous. Depuis que je vous ai quitté, j'ai pris la résolution d'abandonner l'Angleterre. J'aime mieux me bannir de ma patrie que de devoir ma liberté au moyen dont nous avons parlé tantôt : ainsi n'en dites rien à madame Béverlei, et hâtez-vous de venir recevoir les adieux de votre ami ruiné. STUKÉLI. »Et ruiné par moi !... Je suivrai son exil. MADAME BÉVERLEI. Quoi ! BÉVERLEI. Sans le secourir souffrir qu'il se bannisse ! J'ai causé son malheur, je dois le partager... À part.Ô fureur de jouer, abominable vice ! À Madame Béverlei.Voilà tes fruits amers... Il faut le soulager, Ou le suivre... Il n'est point de parti si funeste... MADAME BÉVERLEI. Je ne puis supporter l'état où je vous vois ! Il parle d'un moyen... Dissiper mon effroi, En est-il quelqu'un qui nous reste ? BÉVERLEI. C'est à moi de souffrir ; je suis seul criminel... Ce coeur n'est pas assez cruel Pour vouloir en priver et mon fils et sa mère : Votre beauté n'en a que faire ; Mais c'est l'unique bien qui vous soit demeuré. MADAME BÉVERLEI. Mes diamants ! BÉVERLEI. J'ai honte... MADAME BÉVERLEI. Est-ce donc une affaire ? Mon ami, sois bien assuré Que la paix de ton coeur par-dessus tout m'est chère. Que jamais rien par moi n'y sera préféré. BÉVERLEI. Ta vertu me confond... tu m'en vois pénétré... Mais de quel poids affreux ta bonté me soulage ! MADAME BÉVERLEI. Mais vous ne jouerez plus ? Cela m'est bien promis ? C'est à quoi mon époux expressément s'engage ? BÉVERLEI. Ah ! C'est pour t'adorer désormais que je vis. MADAME BÉVERLEI. Venez ; tout ce que j'ai va vous être remis. BÉVERLEI. De ton amour quel nouveau gage !... Mais pour le meilleur des amis Pouvais-je faire moins ? MADAME BÉVERLEI. Pouviez-vous davantage ? Puisse-t-il en sentir le prix ! Et puisse votre coeur ne s'être pas mépris ! ACTE III SCÈNE I. STUKÉLI, seul. J'ai tout au mieux joué mon rôle : Voilà les diamants perdus, Et cent pièces sur parole. Tandis que notre ami confus Chez Vilson en vain se désole, Allons près de sa femme employer tout mon art. J'ai tantôt mis le trouble en son âme incertaine : Frappons un coup plus fort. Il faut que tôt ou tard Le dépit... le besoin... mon bonheur ne l'amène. SCÈNE II. Madame Béverlei, Stukéli. MADAME BÉVERLEI. Ah ! Monsieur, vous voilà ? Mon mari vous a vu Vous nous rester ? STUKÉLI. J'aurais voulu Qu'il n'eût pas exigé, madame, un sacrifice... J'ai pour l'en détourner fait tout ce que j'ai pu. MADAME BÉVERLEI. Oui, monsieur, je vous rends justice. À fuir votre pays vous étiez résolu, Je le sais. STUKÉLI. Quelquefois en blâmant son caprice, D'un ami, malgré soi l'on se rend le complice. MADAME BÉVERLEI. Vous étiez dans la peine, il vous secouru ; Et je ne vois rien là qu'à louer. STUKÉLI, à part. Pauvre femme ! Que je la plains. MADAME BÉVERLEI. Monsieur, que dites-vous ? STUKÉLI. Madame... MADAME BÉVERLEI. Quelque chose en secret paraît vous agiter ? STUKÉLI. Il est vrai. MADAME BÉVERLEI. Mon époux... STUKÉLI. Je n'y puis résister. MADAME BÉVERLEI. Monsieur quel est donc ce mystère ? STUKÉLI, à part. Son sort me fait compassion ? MADAME BÉVERLEI. Quel sort ? STUKÉLI. À votre époux vous ne pouvez rien taire ; Et la moindre indiscrétion Sûrement entre nous causerait une affaire. MADAME BÉVERLEI. Ma prudence en ce cas est votre caution... Quoi ! Vous balancez ? STUKÉLI. Oui... contentez-vous d'apprendre ; Que si vos diamants de vos mains sont sortis, À quelque autre que moi vous devez vous en prendre ; Qu'ils ne m'ont point été remis. MADAME BÉVERLEI. Ô ciel ! À ma surprise il n'en est point d'égale ! Eh ! Pour qui ? STUKÉLI. Je ne sais... il se répand des bruits... Nous sommes dans un siècle... on a vu des maris... MADAME BÉVERLEI. Eh bien, monsieur ? STUKÉLI. Souvent une indigne rivale... MADAME BÉVERLEI. Achevez donc. STUKÉLI. Qu'il soit épris D'un de ces vils objets de luxe et de scandale À qui nous prodiguons l'argent et le mépris, La chose paraît impossible Alors qu'on vous connaît. MADAME BÉVERLEI. Vous le croyez pourtant ? Je le vois. STUKÉLI. Vous avez une âme si sensible : Je sens trop en vous éclairant, De quel horrible coup elle serait frappée. MADAME BÉVERLEI. Ce coup... il est porté : vous déchirez mon coeur... À part.Béverlei, tu m'aurais trompée ! J'ai pu supporter tout, hors cet affreux malheur ! Riche de ton amour, au sein de la misère Tu tenais lieu de tout à ce coeur éperdu... Un autre objet a su lui plaire : Ah ! De ce seul instant, hélas ! J'ai tout perdu ! STUKÉLI, à part. Mon projet réussit. MADAME BÉVERLEI, à part. Trop certain que je l'aime, Il en prend droit de m'outrager : L'ingrat de mes bontés s'arme contre moi-même ; Il sait trop que de lui je ne puis me venger... À Stukéli.Non, je ne puis penser qu'à ce point il m'offense... Un faux rapport vous a déçu. STUKÉLI. L'amitié m'imposait silence : Il faut parler. Je sers la beauté, la vertu... De son secret lui-même il m'a fait confidence. MADAME BÉVERLEI. Ainsi de votre ami trompant la confiance, Près de sa femme, ici, vous venez l'accuser ? STUKÉLI. Madame... MADAME BÉVERLEI. C'est assez : Tu ne peux m'abuser. Je vois trop que Leuson t'avait bien su connaître. Oui, puisque Béverlei voulut t'ouvrir son coeur, Qu'il te crut son ami, que tu prétendis l'être, S'il n'est d'un imposteur, ton rapport est d'un traître. Choisis d'être perfide, ou calomniateur... Je te crois tous les deux. Va, de ta bouche impure Ne viens plus en ces lieux distiller le poison... Mais tremble, de ton imposture Béverlei me fera raison. STUKÉLI. L'effet peut suivre la menace, Madame : en des combats vous pouvez l'engager ; Ce n'est pas pour moi seul que sera le danger. MADAME BÉVERLEI. Lâche ! Tu n'oserais le regarder en face... Mais ton sang souillerait ses mains, Je lui cacherai ton audace. Toi, dérobe à mes yeux le plus vil des humains. STUKÉLI, à part, en s'en allant. Cette fierté peut se confondre ; Et c'est en me vengeant que je dois lui répondre. SCÈNE III. MADAME BÉVERLEI, seule. De ses artifices trompeurs Je reconnais le piège, et pourtant je soupire ! Avec peine mon sein respire, Et mes yeux se couvrent de pleurs !... Béverlei ! Béverlei ! SCÈNE IV. Madame Béverlei, Henriette. HENRIETTE. Je vous vois tout en larmes, Toujours de nouvelles douleurs, Toujours de nouvelles alarmes.Je vous l'ai déjà dit, ma soeur, Vous gâtez votre époux à force de douceur... Vous ne m'écoutez pas ? MADAME BÉVERLEI. Ma soeur je le confesse, Je suis toute troublée. HENRIETTE. Eh ! Quel trouble vous presse ? Il aura joué ? Deviez-vous, Ma soeur, lui donner vos bijoux ? Si facilement, je vous prie, Les lui fallait-il accorder ? Avant de les avoir il aurait eu ma vie. MADAME BÉVERLEI. Il n'avait qu'à la demander, Il aurait eu la mienne. HENRIETTE. Ô ciel ! Quelle faiblesse ! Mérite-t-il cette tendresse ? MADAME BÉVERLEI. Si longtemps il fit mon bonheur ! Si longtemps tous les deux nous ne fîmes qu'une âme ! Vivement.Que fut-il ? Un ingrat !... Il ne l'est pas, ma soeur. Je sacrifierais tout pour lui prouver ma flamme ; C'est un plaisir pour moi qui ne vaut aucun bien. Adieu... Quelques instants je veux être à moi-même, Et je vois que Leuson cherche votre entretien. Il vous apprendra comme on aime. Elle rentre chez elle. SCÈNE V. Leuson, Henriette. HENRIETTE. Ne laissons point seule ma soeur ; Venez. LEUSON. Daignez, belle Henriette, D'un entretien d'abord m'accorder la faveur. HENRIETTE. Votre air sérieux m'inquiète : De quoi s'agit-il donc ? LEUSON. D'un fait Que de savoir il vous importe. HENRIETTE. Hâtez-vous donc. LEUSON. C'est un secret Que pour une raison très forte, Je ne puis révéler qu'à des conditions. HENRIETTE. Eh bien ! Expliquez-les ; voyons. LEUSON. La première, c'est de m'apprendre Si votre coeur, pour moi changé, Ne désirerait pas de se voir dégagé, Et si par vos délais je ne dois pas comprendre... HENRIETTE. Prenez garde, monsieur Leuson : Qui de mon changement peut former le soupçon, À ce changement doit s'attendre, Et quand vous doutez de ma foi... LEUSON. Non ; je ne doute que de moi. On connaît mal d'abord l'humeur, le caractère, Tout prend dans un amant les couleurs de l'amour : Ses défauts sont cachés sous le désir de plaire. Je crains que par le temps les miens produits au jour... HENRIETTE. Monsieur, répondez, je vous prie, Répondez en homme d'honneur : Dites si dans le fond du coeur Vous ne désirez pas que le mien se délie. LEUSON. Ah ! Le ciel m'est témoin qu'il y va de ma vie, Au bonheur d'être à vous mes jours sont attachés. HENRIETTE. Sachez donc de mon coeur les sentiments cachés : Il n'est plus le même. LEUSON. Ah ! Cruelle ! HENRIETTE. Écoutez jusqu'au bout. LEUSON. Parlez, mademoiselle. HENRIETTE. En vous connaissant mieux, Leuson, Ce qui fut un penchant est devenu raison, Et sur moi l'un et l'autre ont pris tant de puissance, Que, fussiez-vous dans l'indigence, Avec vous je préférerais La plus simple cabane au plus riche palais. LEUSON. Adorable Henriette !... Eh bien donc ! Je demande (C'est mon autre condition) Que d'une si chère union Le jour fixé par vous... HENRIETTE. Ah ! Souffrez que j'attende. LEUSON. Je n'attends plus : non ; il faut que demain De tous vos délais soit le terme, J'en veux votre parole, Henriette, ou mon sein Garde le secret qu'il renferme. HENRIETTE. Vous êtes trop pressant. LEUSON. Vous balancez en vain, E si je vous suis si cher, toute excuse est frivole. HENRIETTE. Il faut céder. LEUSON. Votre parole ? HENRIETTE. Elle est à vous... Votre secret ? LEUSON. Toute votre fortune... HENRIETTE. Eh bien ? LEUSON. Elle est perdue. HENRIETTE. Ô ciel... je reste confondue. Perdue !... Et Leuson qui le sait... Vous avez surpris ma promesse : De votre procédé j'admire la noblesse ; Mais... LEUSON. J'ai votre parole... Eh quoi ! Voilà que vous rêvez, Henriette, et je vois Des pleurs au même instant mouiller votre paupière. HENRIETTE. Il faut vous dévoiler mon âme toute entière : Quelque beau procédé que vous me fassiez voir, Peut-être vous m'allez accuser d'être fière ; Mais je crains de vous trop devoir. Oui, Leuson, si j'ai tort, ce tort est excusable : Notre fortune était semblable, Et l'hymen, nous liant de ses noeuds les plus doux, Laissait tout égal entre nous ; Mais pour dot aujourd'hui vous porter l'indigence, N'est-ce pas jusqu'au tombeau Envers vous d'une dette immense M'imposer le rude fardeau ? N'est-ce pas... LEUSON. Quelle erreur ! Eh quoi ! Belle Henriette, Entre deux coeurs qui ne font qu'un Peut-il subsister quelque dette ? Est-il quelque fardeau qui ne soit pas commun ? Craint-on d'être obligé par un autre soi-même ? Tout est acquitté quand on s'aime. HENRIETTE. Que tout le soit donc entre nous. L'orgueil voudrait en vain se soulever encore, Henriette consent à tenir tout de vous : Voici ma main, Leuson. LEUSON. Qu'en un moment si doux Je baise mille fois cette main que j'adore... HENRIETTE. Mais de mon bien perdu quel est votre garant ? LEUSON. Un homme qui me doit quelque reconnaissance, Bates, de Stukéli le principal agent : Il m'en a fait la confidence ; Et sans doute en le ménageant Je parviendrai bientôt à mettre en évidence La manoeuvre du scélérat Dont Béverlei fait tant d'état. HENRIETTE. Plût au ciel ! LEUSON. Je vous laisse... adieu, belle Henriette. Tenez à Béverlei notre affaire secrète : Prévenu trop longtemps en faveur d'un pervers, J'espère que demain ses yeux seront ouverts. Il s'en va. SCÈNE VI. HENRIETTE, seule. De sentiments quelle délicatesse, Et quel généreux procédé ! Qu'il mérite bien ma tendresse !... Mais, mon frère, à quel point le jeu l'a dégradé !... Ah ! Pour toi, chère soeur, quelle douleur cruelle Quand cette fatale nouvelle Viendra frapper encor ton coeur déjà brisé ! Ce coup accablerait son courage épuisé : Il faut la lui cacher et me résoudre à feindre. Mais voici Béverlei... Tâchons de nous contraindre... Que cet effort coûte à mon coeur. SCÈNE VII. Béverlei, Henriette. BÉVERLEI. Ah ! Vous voilà, ma chère soeur. De moi depuis longtemps vous avez à vous plaindre : Le vil amour du jeu me sut trop égarer ; J'oubliai vous, mon fils, et ma femme, et moi-même ; Mais, malgré tous ses torts, votre frère vous aime : Il vous aima toujours, et veut tout réparer. HENRIETTE. Qu'annonce ce transport ? Un retour de fortune ? Cette vicissitude aux joueurs est commune : Mais... BÉVERLEI. Je ne le suis plus... Non, j'abhorre le jeu ; De le fuir à jamais devant vous je fais voeu. HENRIETTE. Pour la millième fois. BÉVERLEI. Où votre soeur est-elle ? Je lui viens annoncer une grande nouvelle. HENRIETTE. Vous la voyez. SCÈNE VIII. Béverlei, Madame Béverlei, Henriette. BÉVERLEI. Ma femme, embrassez votre époux, Et sachez le bonheur que le ciel nous envoie. MADAME BÉVERLEI. Il sait les voeux que je lui fais pour vous... Mais quel est donc ce grand sujet de joie ? BÉVERLEI. Nos fonds sont arrivés : le bon monsieur Johnson, Homme d'honneur, et banquier de renom, Vient de m'en faire la remise... Tirant un portefeuille de sa poche.J'ai dans ce portefeuille, en billets différents, [Note : 1 écu = 3 francs. 1 écu = 3 livres tournois. 1 livre tournois = 20 sols. 1 sol (sou)= 4 liards ou 12 deniers. 1 liard = 3 deniers. 1 pistole = 10 francs ou 10 livres tournois. 1 blanc = 5 deniers. 1 petit sesterce romain = 18 deniers tournois. 1 grand sesterce romain = 1.000 petits sesterces, (25 écus environ). 1 louis d'or = 11 livres.]Une somme qui monte à trois cent mille francs : Le ciel a béni l'entreprise, Et nous avons au moins décuplé notre mise. Il remet son portefeuille dans sa poche. MADAME BÉVERLEI. Mon coeur en est charmé moins pour moi que pour vous. J'espère désormais que votre âme guérie, Jouissant d'un destin plus doux, Abjurera du jeu la triste frénésie ; Que vous me rendrez mon époux. BÉVERLEI. Oui ; j'abjure à vos pieds cette fureur honteuse Qui de mon fils, qui de ma soeur. Qui d'une épouse vertueuse A fait trop longtemps le malheur. Autant qu'à vous, ma femme, elle m'est odieuse ; Et je prends le ciel à témoin Que je ne veux avoir désormais d'autre soin Que d'élever mon fils et de vous rendre heureuse. MADAME BÉVERLEI. C'est de votre bonheur que dépend tout le mien. BÉVERLEI. Savez-vous mon projet ? Cet antique héritage, Par mes pères transmis jusqu'à moi d'âge en âge, Que j'ai vendu presque pour rien, Je prétends y rentrer : là, je veux vivre en sage ; Aux fureurs du sort échappé, Las d'en éprouvé les secousses, Dans le sein des passions douces Mon coeur reposera de vous seule occupé. MADAME BÉVERLEI. Ah ! Mon ami ! HENRIETTE. Fort bien. Du mal qui vous possède, Mon frère, ainsi que de l'amour, La fuite est l'unique remède. BÉVERLEI. Oh ! J'en suis guéri sans retour. Tant que mon âme en fut atteinte, De convulsions agité, Entre l'espérance et la crainte Je traînai de mes jours le tissu détesté... J'ai cent fois été près d'attenter à ma vie. MADAME BÉVERLEI. Vous me faites frémir ! BÉVERLEI. Le ciel, ma chère amie, Pour prix de vos vertus vient d'exaucer vos voeux. Permettez cependant qu'un moment je vous quitte. D'une dette pressante il faut que je m'acquitte : Le retard serait dangereux ; Ma personne en répond... Mais bientôt... MADAME BÉVERLEI. Avec peine Je vous laisse aller. BÉVERLEI. À l'instant Je reviens. MADAME BÉVERLEI. Mon ami, sur un point important Il faut que je vous entretienne, Et vous ne pouvez trop presser votre retour. BÉVERLEI. Je n'ai pas moins que vous d'impatience. MADAME BÉVERLEI. Allez donc... pendant votre absence Nous préparerons tout pour fêter ce grand jour. Elle rentre chez elle avec Henriette. SCÈNE IX. Béverlei, Stukéli. BÉVERLEI. Te voilà, Stukéli : sais-tu que la fortune... STUKÉLI. Oui, Johnson m'a tout dit ! Je vous fais compliment. BÉVERLEI. Ton amitié pour moi se montra peu commune ; Tu verras si la mienne aujourd'hui se dément. Mais je cours m'affranchir d'une dette importune, Et satisfaire Jame, ainsi que Mackinson. STUKÉLI. Fort bien ! Ils sont tous deux à présent chez Vilson. La partie est considérable Des flots d'or roulent la table. Avec quelque bonheur on ferait un beau gain... Mais je les ai laissés tous deux en mauvais train, Jouant d'un malheur effroyable : Tu viendras à propos leur prêter du secours. BÉVERLEI. Dans cette maison infernale Je voudrais, s'il se peut, ne rentrer de mes jours : Elle me fut toujours fatale. STUKÉLI. Je t'approuve très fort de ne point aller là : On n'y joua jamais une partie égale... C'est sur un tapis vert le Pérou qui s'étale ; Tu serais tenté. BÉVERLEI. Point. STUKÉLI. Je doute de cela, La fortune, il est vrai, n'est pas toujours cruelle : Tu parais en grâce avec elle ; Avec discrétion on pourrait la tâter... Ce n'est point mon avis. BÉVERLEI. Oh ! Sois en assurance... Cependant on peut m'arrêter : Tu sais que Mackinson a contre moi sentence ? STUKÉLI. Je l'avoue ; et quelqu'un m'a dit en confidence Qu'il voulait dès ce soir la faire exécuter. BÉVERLEI. Eh bien ! Cette raison décide... Mais n'appréhende rien : je te réponds de moi. STUKÉLI. Tu n'iras pas, si tu m'en crois : Leuson viendrait encor me traiter de perfide... Il ne parle pas mieux de toi... En appuyant.Il dit partout avec menace Que du bien de ta soeur tu lui feras raison. BÉVERLEI. Laissons là ce monsieur Leuson ; On peut rabattre son audace... Allons m'acquitter chez Vilson... Il tire son portefeuille.Mais, pour plus de précaution, Tiens, garde ces billets. STUKÉLI. Qui, moi ? Que je les prenne ? Tu connais le faible que j'ai : Je te crois aujourd'hui dans une heureuse veine ; Tu voudras les ravoir, et moi je céderai... N'y vas pas, Béverlei, permets que je t'arrête. BÉVERLEI. Me crois-tu donc si faible, et que sur un tapis Un peu d'or me tourne la tête ; Que mes yeux en soient éblouis ? STUKÉLI. Un peu d'or ? Des monceaux ! BÉVERLEI. Beaucoup ou peu, qu'importe ? STUKÉLI. On pourrait regagner tout ce que tu perdis... Mais ne nous y fions que de la bonne sorte. BÉVERLEI. Non, je ne jouerai plus ; c'est un pari bien pris. Mais puisqu'enfin tu crois cette épreuve si forte, N'entrons pas ; demandons Mackinson à la porte. Stukéli prend le portefeuille, et il s'en va avec Béverlei. ACTE IV Il fait nuit. SCÈNE I. Béverlei, Stukéli. STUKÉLI. Que parlez-vous, ô ciel ! De fer et de poison ? BÉVERLEI. Mon sort est-il assez funeste ! J'ai tout perdu ; rien ne me reste Que l'affreux désespoir qui trouble ma raison ! Ma fureur va jusqu'au délire ! STUKÉLI. Fallait-il entrer chez Vilson ? Si mes conseils sur vous avaient eu quelque empire, Votre ami... BÉVERLEI. Mon ami !... Barbare ! À toi ce nom ? Tu n'es qu'une horrible furie Qui de son souffle impur empoisonna ma vie, Un monstre par l'enfer contre moi déchaîné ! Sans cette amitié détestable Serait-il un mortel plus que moi fortuné ? En est-il un plus misérable ? Heureux père, heureux frère, et moins époux qu'amant, Manquait-il à mes voeux quelque bien désirable ? Mais d'un fatal égarement Réveillant dans mon coeur la semence endormie, Tu lui fournis de l'aliment, Et fis d'une étincelle un affreux incendie. Tout a péri, mes biens, mon honneur et ma vie : Voilà ce qu'a produit ta funeste amitié ! STUKÉLI. J'excuse le malheur : votre injustice extrême Excite mon courroux bien moins que ma pitié. Mais avez-vous donc oublié Que sûr, disiez-vous, de vous-même, Près d'entrer chez Vilson, je vous ai supplié... BÉVERLEI. Tu brûlais de m'y voir... Oui, j'ai vu l'artifice, Et qu'en montrant le précipice Tu savais inspirer la fureur d'y courir... Mais mon coeur était ton complice, Et cherchait lui-même à périr... Mais réponds-moi, pourquoi me rendre Les effets qu'en dépôt j'avais mis dans tes mains ? STUKÉLI. Vous savez que pour m'en défendre Tous mes efforts ont été vains ; Vous avez voulu les reprendre. BÉVERLEI. Traître ! Donne-t-on du poison Au furieux qui le demande ? STUKÉLI. J'ai vu dans le malheur James et Mackinson ; J'espérais... BÉVERLEI. J'ai contre eux un violent soupçon. De scélérats c'est une bande Dont la caverne est chez Vilson... Ma perte n'est pas naturelle. STUKÉLI. On les dit cependant d'un honneur éprouvé ; Et par moi l'un et l'autre en jouant observé M'a paru loyal et fidèle. BÉVERLEI. Mais toi-même l'es-tu ? STUKÉLI. Béverlei !... BÉVERLEI. Je ne sais... Il me prend contre toi des mouvements de rage ! STUKÉLI. Me croyez-vous donc lâche assez ?... Supportez le malheur avec plus de courage. BÉVERLEI. Du courage... La mort ! Mais, ma femme ! Mon fils ! Il le saisit au collet.Traître tu m'as plongé dans l'abîme où je suis ; Il faut m'en tirer, ou sur l'heure... Je ne me connais plus... Pardonne !... Tu me fuis ? STUKÉLI. Je quitte un ingrat. BÉVERLEI. Ah ! Demeure. STUKÉLI. Pour me voir accablé de reproches sanglants ? BÉVERLEI. Ah ! Dans mes transports violents Puis-je savoir si je t'outrage ? Sais-je ce que je dis ? Suis-je maître de moi ?... Non... Crains tout en effet... dans un moment de rage Je puis te poignarder, et moi-même après toi. Il lui fait signe de s'en aller, avec un geste furieux. SCÈNE II. BÉVERLEI, seul. Où porté-je mes pas ?... Ciel ! Dans quel antre sombre D'une âme bourrelée ensevelir l'horreur ? C'est en vain que la nuit me couvre de son ombre, On n'échappe point à son coeur : Nuit, tu ne peux cacher un coupable à lui-même ! Ô désespoir ! Ô bonté extrême : Quoi ! De mon repentir ce jour même est témoin ; Celle qui lâchement à ma rage immolée Apprit sans murmurer à souffrir le besoin, Ma femme est par moi consolée ; Son bonheur désormais doit faire tout mon soin ; [Note : Le S de Londre n'est pas dans l'édition retenue.]Loin de Londres et du jeu, qu'à jamais je déteste, Je lui peins le séjour céleste... L'enfer, hélas, n'était pas loin. C'en est fait, à ses yeux je ne veux plus paraître. Ma mort... SCÈNE III. Béverlei, Leuson. BÉVERLEI. Mais quelqu'un vient... Je crois le reconnaître... Oui, c'est lui-même, c'est Leuson. On dit que ses propos respirent la menace, Que du bien de ma soeur il veut avoir raison : Je prétends que lui-même ici me satisfasse. LEUSON, à part. Quelqu'un a prononcé mon nom... À Béverlei qu'il reconnaît.Béverlei !... Mon ami, la rencontre est heureuse ! J'ai travaillé pour vous. BÉVERLEI. Sans en être prié : C'est avoir l'âme généreuse. Qui vous chargeait, monsieur, de ce soin ? LEUSON. L'amitié. J'espère en tout son jour faire bientôt paraître Le mortel le plus noir, et l'ami le plus traître... Ce que j'ai découvert doit le faire trembler. BÉVERLEI. J'en connais un déjà qui doit trembler lui-même. LEUSON. De qui prétendez-vous parler ? Quel est-il ? BÉVERLEI. Moi présent, il proteste qu'il m'aime, Et loin de moi sa bouche ose me diffamer. LEUSON. Cette énigme... BÉVERLEI. Je vais clairement m'exprimer. J'ai, si l'on vous en croit, perdu par ma folie Tout le bien que ma soeur vous devait apporter : Voilà dans tous les lieux ce que Leuson publie ; Qu'il ose en ma présence ici le répéter ! LEUSON. Béverlei, la hauteur et le ton de menace Ont causé bien des maux qu'on eût pu prévenir ; Et peut-être un autre à ma place... Mais je saurai me contenir. Je ne dis jamais rien qu'en face Je ne sois prêt à soutenir : Des discours qu'on me fait tenir Nommez le délateur, et de sa vile audace Cette main saura le punir. BÉVERLEI. Je sais ce qu'il faut que je pense ; Et ce n'est là qu'un vain recours Pour échapper à ma vengeance. LEUSON. Ô ciel ! Quel étrange discours ! Béverlei me tient ce langage ! Mais nous nous sommes vus dans le champ de l'honneur ; Il sait bien qu'aisément on ne me fait pas peur. BÉVERLEI. Je ne sais rien que mon outrage ; Et, sans discourir davantage, Défendez vos jours. Il tire son épée. LEUSON. Frappe, ingrat ! Suis la fureur qui te domine ; Ta folle confiance en un vil scélérat De tout ce qui t'est cher a causé la ruine ; Il te reste un ami... Que ta main l'assassine ! BÉVERLEI. J'ai ruiné mon fils, et ma femme et ma soeur : De malédictions qu'elles chargent ma tête ; Je les accomplirai ; ma main est toute prête : Mais toi, quel droit as-tu de noircir mon honneur ? Tu te dis mon ami, barbare ! Si c'est l'être, Ah ! Sois-le donc encor en me perçant le coeur ! Tu me vois à ce trait prêt à te reconnaître. LEUSON. Remets ce fer... Je vois qu'un traître A contre ton ami sourdement manoeuvré : Je crois même entrevoir le but qu'il se propose. BÉVERLEI. Eh ! Par quelle raison juger qu'il m'en impose ? LEUSON. Il sait que je l'ai pénétré : En t'armant contre moi le lâche fourbe espère De l'un des deux au moins par l'autre se défaire ; Mais son espoir sera trahi. Tu ne verseras point le sang de ton ami ; Ma main du sang du tien ne sera point trempée. Remets, te dis-je, cette épée... Adieu : rentre chez toi. Demain, moins prévenu, Béverlei rougira de m'avoir mal connu. Il s'éloigne. SCÈNE IV. BÉVERLEI, seul. Ce sang-froid de Leuson n'est pas celui d'un lâche ; Dans l'occasion je l'ai vu ; Sa valeur fut toujours sans tache... Stukéli m'aurait-il déçu ? SCÈNE V. Béverlei, Jarvis. Jarvis s'approche lentement de Béverlei qu'il cherche à reconnaître. BÉVERLEI, à part. Que m'importe, après tout ? Tiens-je encor à la vie ? Dans le fond de mon coeur je sens mille bourreaux... D'un coup terminons tous mes maux ; Il faut qu'avec ce fer elle me soit ravie... Qui s'avance vers moi ? Parle ; est-ce un assassin ? Si tu l'es, viens, suis-moi ; ma main Plus que la tienne encor est de sang altérée, Et plus que toi je porte dans mon sein Une rage désespérée. JARVIS. Mon cher maître, daignez... BÉVERLEI. Ah ! Bonhomme, c'est toi. Que fais-tu si tard dans la rue ? Tu devrais être au lit. JARVIS. Monsieur, pardonnez-moi... Voyant l'épée nue.Vous-même... Ciel ! BÉVERLEI. Quoi donc ? JARVIS. Votre épée... Elle est nue... Auriez-vous... ah ! Monsieur, vous me glacez d'effroi ! BÉVERLEI, à part. Oui, de quelque côté que je tourne la vue, La misère, l'opprobre est partout sur mes pas : Ce n'est que par un prompt trépas... JARVIS, l'interrompant. Monsieur... À part.De sa douleur, l'âme tout occupée, Il se parle à lui-même, et ne m'écoute pas... À Béverlei.Ô mon maître ! BÉVERLEI. Qui parle ? JARVIS. Hélas ! C'est le pauvre Jarvis... donnez-moi cette épée ; Monsieur, au nom de Dieu, donnez-la-moi ; je crains... BÉVERLEI, lui donnant son épée. Oui, prends-la ; prends ce fer... Ôte-le de mes mains : Peut-être en ce moment c'est le ciel qui t'envoie. JARVIS. Ah ! Monsieur, quelle est donc ma joie ! Et que Jarvis se tient heureux ! BÉVERLEI. Puisses-tu toujours l'être, ô vieillard vertueux !... Mais ne reste pas davantage ; De mes malheurs, Jarvis, crains la contagion ; La ruine, l'horreur, la malédiction, De tout ce qui m'approche est le cruel partage. Rentre, bon vieillard ; couche-toi. Va trouver le repos... Qui n'est plus fait pour moi ! JARVIS. Permettez que chez vous, monsieur, je vous ramène. BÉVERLEI. Non, jamais. JARVIS. Songez-vous quelle cruelle peine, Madame... Pardonnez : Vous voulez donc sa mort ? BÉVERLEI. Pour elle et pour mon fils de tous les maux le pire C'est peut-être de vivre... Oui, dans leur triste sort Ils passeront, hélas ! Leurs jours à me maudire. Laisse-moi... De la nuit je chéris la noirceur ; Je voudrais en pouvoir redoubler les ténèbres. Dans le fond de mon âme une plus grande horreur... N'entends-je pas des cris funèbres ? JARVIS. Tout garde le silence. BÉVERLEI, à part. Ô remords ! Ô fureur ! À Jarvis.Va-t'en... Couché sur cette pierre, Je passerai la nuit à dévorer mon coeur... Eh ! Puissé-je jamais ne revoir la lumière ! Il s'étend sur les pierres. JARVIS, se jetant à ses genoux. Ah ! Mon cher maître, à vos genoux Votre vieux serviteur en larmes vous conjure... Au nom de Dieu relevez-vous... Vous n'avez point une âme dure ; Madame est dans les pleurs... SCÈNE VI. Madame Béverlei, sortant de chez elle avec une petite lanterne à la main, Béverlei, couché sur les pierres, Jarvis, à ses genoux. MADAME BÉVERLEI, à part. Jarvis ne revient pas... Je ne puis soutenir une plus longue attente. Un trouble affreux m'agite... Ô ciel ! Conduis mes pas Guide ma démarche tremblante ! BÉVERLEI, à Jarvis en se relevant à moitié. Tu m'importunes, bon vieillard. JARVIS. Votre père, monsieur, me montrait plus d'égard ; Et vous-même, dans votre enfance... Apercevant dans l'éloignement Ladame Béverlei sans lareconnaître.Mais je vois que vers nous une clarté s'avance. Prenez garde... quelqu'un... MADAME BÉVERLEI, à part. J'entends sa voix, je crois... Oui, c'est lui... C'est Jarvis... Que mon âme est émue !... Je frémis... Approchons... Reconnaissant Béverlei.Ciel ! Qu'est-ce que je vois ? JARVIS, à Béverlei. C'est madame. BÉVERLEI, à part. Ma femme !... Ô terre, engloutis-moi ! MADAME BÉVERLEI, à son mari, en se précipitant sur lui. Mon ami !... Je me meurs !... Ce spectacle me tue. Cruel ! Vous détournez la vue, Vous fuyez mes regards !... Mon coeur se sent glacer !... Parlez-moi... Vous voyez qu'à peine je respire... Ah ! Par pitié, faites cesser Tout le trouble et l'effroi que ce moment m'inspire. BÉVERLEI. Je vais plutôt les redoubler. Frémissez... Je n'ai rien que d'affreux à vous dire : De malédictions vous m'allez accabler. MADAME BÉVERLEI. Ah ! Mon coeur en est incapable ; Il n'apprendra jamais qu'à bénir mon époux. BÉVERLEI. Cet époux est un misérable, Qui ne doit être vu par vous Que comme un monstre détestable. Ce jour a fixé notre sort : La misère, les pleurs, voilà votre partage ; C'est celui de mon fils... Et le mien, c'est la mort. MADAME BÉVERLEI. Quoi donc ? BÉVERLEI. Tout est perdu : le désespoir, la rage, Voilà tout ce qui m'est resté. Maudissez votre époux ; il l'a bien mérité. MADAME BÉVERLEI. Exauce mes voeux et mes larmes, Ciel ! D'un oeil de bonté regarde sa douleur ; De son front obscurci dissipe les alarmes ; Ramène la paix dans son coeur ! Si l'infortune et la misère Doivent tomber sur l'un des deux, Épuise sur moi ta colère, Et que Béverlei soit heureux ! BÉVERLEI. Eh ! C'est ainsi que me maudit ta bouche, Ô d'un indigne époux vertueuse moitié, Combien tant de bonté me confond et me touche ! MADAME BÉVERLEI. Laisse donc la tendre pitié Adoucir dans ton coeur le désespoir farouche. Eh ! Pourquoi succomber au poids de tes douleurs ? Tu n'as point, mon ami, péri dans ton naufrage ; Mon partage n'est point la misère et les pleurs. BÉVERLEI. Que nous reste-t-il ? MADAME BÉVERLEI. Le courage Et le travail... Tu sais que toujours quelque ouvrage Dans ton absence occupait mes moments ? Je trompais la longueur du temps... Ah ! Crois-moi, c'est du sein de l'indigence même Que naîtra mon plus doux plaisir : Je n'ai fait jusqu'ici qu'amuser mon loisir, Je ferai vivre ce que j'aime. BÉVERLEI. Ta vertu peut tout adoucir : Mon désespoir cède à ses charmes ; Je me jette en ton sein, que je baigne de larmes...Ô chère et tendre épouse ! Et tu ne me hais pas ? MADAME BÉVERLEI. Je t'aime et je te plains... Hélas ! Béverlei, son épouse et Jarvis se relèvent tout à fait. SCÈNE VII. Béverlei, Madame Béverlei, Jarvis, un Sergent, deux Recors. LE SERGENT, à Béverlei. Je vous arrête ; il faut me suivre. BÉVERLEI. Ô fortune, voilà le dernier de tes coups ! On ne m'y verra pas survivre. MADAME BÉVERLEI, au Sergent. Monsieur, je tombe à vos genoux. LE SERGENT. C'est de l'argent qu'il faut. JARVIS. De combien est la somme ? LE SERGENT. Trois cents pièces. JARVIS. Chez moi j'en ai la moitié. LE SERGENT. Bonhomme, Il faut le tout. JARVIS. De main je puis, [Note : Fondre des actions : fondre des billets. Se défaire de ses billets, vendre ses actions pour de l'argent comptant. ]En fondant un contrat... BÉVERLEI. Finissons... Au Sergent.Je vous suis... À Jarvis.Jarvis, ce nouveau trait a pénétré mon âme ; Mais gardez votre argent... À madame Béverlei.Embrassez-moi, ma femme. Pour la dernière fois, je vous tiens dans mes bras... Il faut subir mon sort. On l'emmène. MADAME BÉVERLEI, le suivant avec Jarvis. Je ne vous quitte pas. ACTE V La scène représente la chambre d'une prison : il doit y avoir d'un côté une table sur laquelle est un pot d'eau et un verre dans une jatte, et de l'autre un fauteuil et une chaise à côté : Tomi est couché dans le fauteuil, et Jarvis est assis sur la chaise à côté. SCÈNE I. Jarvis, Tomi, dormant. JARVIS, en arrangeant l'enfant. Ses yeux se ferment... Il succombe. Pauvre enfant ! Le voilà qui dort... Ô l'heureux âge ! Sans effort Dans les bras du sommeil il tombe Il ne craint pas que du remords La voix en sursaut le réveille ; Son innocence en paix sommeille, Tandis que, le coeur déchiré, Son père malheureux a vu le jour renaître Avant que dans ses yeux le sommeil soit entré. Quel changement fatal ! Ô mon maître, mon maître ! À quelle passion vous vous êtes livré ! Que de vertus en vous un seul vice a détruites ! Et qu'il a d'effroyables suites ! Puisse le ciel... SCÈNE II. Madame Béverlei, Jarvis, Tomi, endormi. MADAME BÉVERLEI, à Jarvis. Que fait mon fils ? JARVIS. Vous voyez, Madame, il repose. MADAME BÉVERLEI. Dormez, cher enfant... Ah ! Jarvis, Quels tourments son père me cause ! Mes discours, tu le sais, avaient eu quelque fruit ; J'avais de ses transports calmé la violence : Cette prison a tout détruit. Ô le cruelle, ô l'effroyable nuit ! Plongé dans un morne silence, L'oeil fixe, il paraissait ni n'entendre, ni voir ; Et soudain furieux jusques à la démence, Poussant les cris du désespoir, Il détestait son existence. JARVIS, à part. Ô mon maître ! MADAME BÉVERLEI. À ses pieds, que je baignais de pleurs, J'invoquais les doux noms et d'époux et de père... À mes larmes, à ma prière Il n'opposait que des fureurs : Deux fois cruellement ses bras m'ont repoussée... De cet égarement à la fin revenu, Honteux de voir sa femme à ses pieds abaissée, Son coeur s'est vivement ému ; Contre son sein il m'a pressée ; Le torrent de nos pleurs alors s'est confondu. JARVIS. Je sens couler les miens. MADAME BÉVERLEI. Sa fureur s'est calmée ; Par le sommeil enfin sa paupière fermée D'un repos passager lui prête la douceur. JARVIS. Le ciel en soit loué ! MADAME BÉVERLEI. Mais cependant ma soeur M'a mandé qu'il fallait que moi-même j'agisse, Et que pour mon époux il serait important Qu'au dehors sans tarder un moment je la visse. Je vais profiter de l'instant, Jarvis, où mon mari sommeille. Toi, sois bien attentif, prends garde, et s'il s'éveille Ne le laisse point seul : mène-lui son enfant. À l'aspect de son fils, à cette chère vue D'un sentiment si doux un père a l'âme émue !... Béverlei sentira son tourment adouci. À l'instant je reviens ici. Si de toi je n'étais pas sûre Mon coeur à le quitter ne pourrait consentir. JARVIS. Sans crainte vous pouvez sortir. MADAME BÉVERLEI, après être allée regarder dans la coulisse du côté où Béverlei est censé être couché. Il n'a pas changé de posture ; Il dort profondément. Jarvis, je t'en conjure, Observe bien l'instant qu'il se réveillera. Elle regarde tendrement son fils, et puis elle sort. SCÈNE III. Jarvis, Tomi, dormant. JARVIS, à part. Jusqu'au retour de ma maîtresse J'espère qu'il reposera... Que de vertu, que de tendresse ! L'excellente femme qu'il a ! Qu'il serait avec elle heureux, s'il savait l'être !... J'entends du bruit... allons doucement reconnaître... Il ne dort plus... C'est lui, pâle, défiguré, Moins sombre cependant, et l'oeil moins égaré. SCÈNE IV. Béverlei, Jarvis, Tomi, dormant. BÉVERLEI, à part. Ma femme est éloignée ; écartons ce bonhomme : Il faut me défaire de lui. JARVIS. Vous n'avez fait qu'un léger somme ; Le repos bientôt vous a fui. BÉVERLEI. Ta maîtresse est dehors ? JARVIS. Quelques soins nécessaires L'ont forcée à sortir, monsieur, pour vos affaires : Dans peu vous allez la revoir. BÉVERLEI. Je sens que du sommeil le baume favorable Dans mon coeur plus tranquille a ranimé l'espoir. J'ai besoin du conseil d'un ami véritable ; Je veux entretenir Leuson : Va le trouver, Jarvis ; dis-lui qu'en ma prison Il me fasse à l'instant l'amitié de se rendre... Qui te fait hésiter ? JARVIS. Mon cher maître, pardon ; Madame dans ce lieu m'a prescrit de l'attendre. BÉVERLEI. Elle n'a pas prévu l'ordre que ru reçois... Tu vois que je suis fort tranquille. JARVIS. Grâce au ciel ; monsieur, je le vois. BÉVERLEI. Va donc... je veux quitter ce triste domicile. JARVIS. Mais... BÉVERLEI. Sans plus répliquer, j'ordonne... obéis-moi. JARVIS. J'y vais. Il sort. SCÈNE V. Béverlei, Tomi, dormant. BÉVERLEI. Mon heure est arrivée ; J'ai prononcé l'arrêt... Cet arrêt est la mort. D'opprobre mon âme abreuvée Ne peut plus soutenir son sort. À ses tourments mon coeur succombe. En disant ces vers il approche de la table, met de l'eau dans un verre, et y mêle la liqueur d'un flacon qu'il tire de sa poche. Je vais m'endormir dans la tombe... M'endormir !... Si la mort, au lieu d'être un sommeil, Était un éternel et funeste réveil ! Et si d'un Dieu vengeur... Il faut que je le prie... Dieu, dont la clémence infinie... Je ne saurais prier... Du désespoir sur moi La main de fer appesantie M'entraîne... Cependant j'entends avec effroi Dans le fond de mon coeur une voix qui me crie ; « Arrête, Malheureux ! Tes jours sont-ils à toi ?... » Ô de nos actions incorruptible juge, Conscience !... Mais quoi ! Sans espoir, sans refuge, Voir ma femme, mon fils languir dans le besoin ; Auteur de leur misère, en être le témoin ; Endurer le mépris, pire que l'infortune ; Mourir enfin cent fois pour n'oser mourir une ! Ah ! C'est trop balancer... On peut braver le sort ; Mais la honte ! Mais le remords !... Il prend le verre.Nature tu frémis !... Terreur d'un autre monde, Abîme de l'éternité, Obscurité vaste et profonde, Tout coeur à ton aspect se glace épouvanté, Mais j'abhorre la vie, et mon destin l'importe. Il boit.C'en est fait... C'est la mort qu'en mes veines je porte. De mes jours ce soleil éclaire le dernier. Oh ! Si l'homme au tombeau s'enfermait tout entier ! Mais des pleurs des vivants si l'âme encor émue Voit ceux qui lui sont chers souffrants et malheureux, Si j'entends vos cris douloureux, Ô ma femme ! Ô mon fils ! Ô famille éperdue ! L'enfer, l'enfer n'a pas de tourments plus affreux !... Ô réflexion trop tardive !... TOMI, en rêvant. Mon papa. BÉVERLEI. Quel mot ai-je ouï ? Apercevant son fils.Mon fils !... Un doux sommeil tient son âme captive ; Jusqu'au fond de mon coeur sa voix a retenti. Ô douce expression de sa bouche naïve, Je n'entendrai donc plus sa voix ! Nom cher dont la nature a conservé les droits, Tu ne frapperas plus mon oreille attentive ! Que je t'embrasse au moins pour la dernière fois, Ô malheureux enfant d'un plus malheureux père ! Qu'en le voyant mon âme s'attendrit ! Il semble qu'en dormant sa bouche me sourit... Cette bouche... ces traits... ce sont ceux de sa mère... Pauvre enfant, tu ne sens ni ne prévois ton sort. La honte de ma vie et l'horreur de ma mort, Voilà ton unique héritage ; L'opprobre sera ton partage ; De misère accablé, n'osant lever les yeux, Tu vivras pour maudire et le jour et ton père. La vie est-elle donc un bien si précieux ? Ma fureur t'a ravi tout ce qui la rend chère ; Qui t'en délivrerait t'ôterait un fardeau... Que n'a-t-on étouffé ton père en son berceau ! Mais déjà le poison... je sens que je m'égare... Une épaisse et noire vapeur Couvre mes yeux, et dans mon coeur Fait naître une fureur barbare... Que dis-je fureur ? C'est pitié. Pour qui dans le malheur languit humilié, Mourir est un instant, vivre est un long supplice !...Mon fils, ce serait là ton sort ?... Osons l'y dérober... Le moment est propice... Qu'il passe sans douleur du sommeil à la mort... Tirant un poignard de sa poche et le levant sur Tomi.Ce fer... tuer mon fils !... Le transport est horrible ! Nature, ah ! Ta voix dans mon coeur Vient de jeter un cri terrible ! Dans ce coeur déchiré la pitié... la fureur... Il s'éveille. TOMI, se levant. Papa... vos yeux... ils me font peur. BÉVERLEI, à part. Sa voix, son jeune âge, ses charmes... TOMI, en tombant à ses genoux. Mon bon papa, pardonnez-moi ! BÉVERLEI. Je n'y tiens pas ; tu me désarmes. Il jette le poignard.Ô malheureux enfant ! Ô mon fils, lève-toi... Mes pleurs inondent ton visage ! SCÈNE VI. Béverlei, Madame Béverlei, Henriette, Tomi. TOMI, à sa mère. Maman, sauvez Tomi ! MADAME BÉVERLEI. Ciel ! Quel est mon effroi !... Cet enfant... Ce poignard... Cruel ! À quel usage ? BÉVERLEI. Des monstres connaissez en moi le plus sauvage ; Par pitié pour mon fils, je lui perçais le coeur. HENRIETTE. Juste ciel ! MADAME BÉVERLEI. Par pitié !... Votre fils ! Quelle horreur ! Barbare ! Et vous osez l'avouer à sa mère ? À Tomi.Ô mon fils ! Mon cher fils ! BÉVERLEI. Si pour vous satisfaire Il n'est besoin que de ma mort... MADAME BÉVERLEI. À ce discours funeste, à cet excès barbare, Cher et cruel époux ! Je vois le noir transport Du désespoir qui vous égare ; Mais à vous mettre en liberté Sachez que Leuson se prépare ; Sachez que Stukéli, ce monstre détesté... BÉVERLEI, à part. De mes sens quel tourment s'empare ! SCÈNE VII. Béverlei, Madame Béverlei, Henriette, Leuson, Jarvis, Tomi. LEUSON. Béverlei, vos fers sont rompus : Par Jame assassiné, Stukéli ne vit plus ; Un différent entre eux est né sur le partage. HENRIETTE. Ce perfide n'est plus ? LEUSON. Non. Jame est arrêté... À Béverlei.Vos effets sont en sûreté, Cher ami, reprenez courage ; Tout vous sera rendu. BÉVERLEI. Quoi ! Ma femme, mon fils... La misère pourrait n'être pas leur partage, À part.J'aurais pu... Qu'ai-je fait ?... Ciel ! Retenons mes cris... Quels tourments ! MADAME BÉVERLEI. Vous souffrez ? BÉVERLEI. Ma douleur est cruelle. LEUSON, à Madame Béverlei. Ses traits sont renversés ; une sueur mortelle... Madame, il faut un prompt secours. MADAME BÉVERLEI, à Jarvis. Courez Jarvis. Jarvis sort. SCÈNE VIII. Béverlei, Madame Béverlei, Henriette, Leuson, Tomi. MADAME BÉVERLEI. Ô ciel ! Sois mon recours ! BÉVERLEI. Le calme à la douleur succède... Ô ma femme ! MADAME BÉVERLEI. Eh bien ! Quoi ? Mon ami, mon époux ! BÉVERLEI. Ne cherchez point à mon mal de remède ; Il n'en est point. MADAME BÉVERLEI. Que dites-vous ? Il en est, il en est ! BÉVERLEI. Épouse digne et chère, Vous n'avez plus d'époux, mon fils n'a plus de père. LEUSON. Ô malheureux ami ! Qu'avez-vous fait ? HENRIETTE. Hélas ! Mon frère avez-vous pu ?... MADAME BÉVERLEI, à Béverlei. Non, je ne le crois pas ! Cet horrible attentat... BÉVERLEI. Tout mon coeur le déteste. Père dénaturé, citoyen criminel, Barbare époux enfin, dans un moment funeste J'ai violé les lois de la terre et du ciel. MADAME BÉVERLEI, en tombant dans les bras de Leuson qui la soutient. Je meurs ! BÉVERLEI. Voici le moment de paraître Au redoutable tribunal De celui qui me donna l'être ; Tout me dit que je touche à ce terme fatal : Le calme où je me trouve... une faiblesse extrême... Mes yeux d'ombres environnés... Ma femme ! Ah ! Dites-moi que vous me pardonnez ! MADAME BÉVERLEI. Puisse le ciel, hélas ! Vous pardonner de même ! BÉVERLEI. Aidez à le fléchir votre époux expirant. Il s'incline, soutenu par Madame Béverlei, par Henriette et par Leuson, et il se met dans l'attitude de la prière.Dieu de miséricorde, à tes pieds, en tremblant, Ta faible créature implore ta clémence ; Ta justice pardonne au coeur qui se repent : Fais luire à ce coupable un rayon d'espérance ! Tu vois mes remords infinis : S'ils ne peuvent, grand Dieu ! Désarmer ta vengeance, Ne l'étends pas du moins sur ma femme et mon fils. Il retombe sur sa chaise. MADAME BÉVERLEI, se précipitant à ses pieds. Ah ! Qu'il prenne ma vie et qu'il sauve la tienne ! BÉVERLEI, à Leuson. Prenez soin d'elle et de ma soeur, Digne ami, dont si mal j'avais connu le coeur !... Mon fils !... Qu'il s'approche, qu'il vienne... Tomi tombe aux genoux de Béverlei.Mes yeux se remplissent de pleurs. Ô mort, qu'en ce moment je ressens tes horreurs ! Vous me perdez, mon fils... Il vous reste une mère... Qu'elle vous soit toujours et respectable et chère ; Et si du jeu jamais vous sentez les fureurs, Souvenez-vous de votre père... À Madame Béverlei.Donnez-moi votre main, ma femme... Adieu... Je meurs ! Madame Béverlei s'évanouit. ==================================================