******************************************************** DC.Title = L'ESPRIT DES MOEURS AU DIX-HUITIÈME SIÉCLE, OU LA PETITE MAISON, PROVERBE DC.Author = MÉRARD DE SAINT-JUST, Simon-Pierre DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Proverbe DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/11/2021 à 15:08:47. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SAINT-JUST_PETITEMAISON.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'ESPRIT DES MOEURS AU DIX-HUITIÈME SIÉCLE OU LA PETITE MAISON PROVERBE en trois Actes et en prose, Traduit du Congo. Il fut représenté à la Cour de Congo en 1759, s'il en faut croire le Manuscrit trouvé à la Bastille le 14 Juillet 1789. Calamo ludimus. 1790. par M. d'UNSI-TERMA. À LAMPSAQUE. ENVOI à DORINE, Dame de charité sur sa Paroisse. Si vous cherchez, DORINE, à me connaître, N'écoutez point les publiques rumeurs : Trop libre, je le sais, ma Muse peut paraître ; Mais j'aime la vertu, mais j'eus toujours des moeurs. AVERTISSEMENT. Le vrai titre que nous devions donner à ce proverbe, comme on s'en convaincra après la lecture, est la Folle Journée ; mais nous avons cru devoir en mettre un autre à la première page, pour éviter qu'on ne le confonde avec une Comédie gaie qui a eu justement au Théâtre le plus grand succès ; Ouvrage pourtant qui ne semble être que la simple esquisse de notre grand tableau, commencé en 1759, et terminé depuis. On n'a pas traduit mot à mot le poète comique Africain. En donnant à ses personnages des habits français, on a été souvent obligé d'adoucir les termes de la langue du Congo, énergique et brûlante, comme le soleil qui échauffe ces climats. On se flatte cependant d'avoir conservé encore aux expressions assez de force pour faire juger de l'original. Autant qu'il a été possible, on a fait en sorte de trouver des équivalents, et en tout, on a lieu de croire que les Savants qui possèdent l'idiome, dont nous leur offrons une version assez fidèle, auront peu de regrets aux retranchements et changements que nous nous sommes permis. ACTEURS LE MARQUIS DE PALMARESE. Il a mérité ses malheurs ; il est Chevalier des ordres du Roi de Congo, il est vêtu magnifiquement. LA MARQUISE DE PALMARESE. Dame du palais de la Reine de Congo. C'est l'héroïne de cette Comédie, on s'en apercevra aisément. LE BARON DE KILACARE. Colonel Suisse. Son nom indique son mérite personnel. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Jeune innocente, qui, en peu de temps, a fait de grands progrès dans la science du plaisir. LE COMTE CATSO DI COULO. Florentin. LE CHEVALIER DE VERVILLI. Rien ne le distingue ; il est roué, comme tant d'autres, qui n'ont pas même l'excuse d'un fort tempérament pour être libertins. LE PRÉSIDENT DE GUIBRAVILLE. Le meilleur maquignon de Paris, et l'homme le plus adroit pour parer un coup de fouet, ce qui lui a été très utile plus de vingt fois dans sa vie. Il n'a jamais lu un livre de droit, mais il a toute la morgue, ou plutôt la fatuité pédantesque d'un homme de robe qui ne sait rien, et qui croit en imposer par des airs. LE VICOMTE DE SARSANNE. C'est l'Hercule de la Cour, son brevet lui en a été expédié par dix demoiselles de l'Opéra, un jour d'assemblée. Il n'a que vingt et un ans. LE BARON DE VEZAC. Grand garçon bienfait, brun, au maintien noble, mais ayant dans la physionomie quelque chose d'un peu dur. Il est ardent dans ses amours, le coeur tendre, très vif et très ferme dans ses caresses : toute femme est frappée de sa bonne mine. L'ABBÉ DE GUERINDAL. Un de ces caméléons dont fourmille la capitale : c'est essentiellement un mauvais sujet, se mêlant de tout, sans être propre à la moindre chose honnête et utile, ayant du jargon et la routine de Paris au lieu d'esprit ; de la mémoire au lieu de connaissances ; de l'intrigue en petit, une souplesse basse, sûrs moyens de succès pour ces honteuses espèces. Au ton que prend la Marquise avec son abbé, on reconnaît qu'elle l'apprécie parfaitement. Elle se soucie peu d'en être estimée ; elle ne lui fait pas même l'honneur de le craindre en cas d'indiscrétion ; en quoi elle a grandement tort. L'abbé est en surtout violet, bordé d'une gance d'or, avec des boutons d'or ; un chapeau rond, un bourdaloue en or, avec glands pareils, une badine à la main, la coiffure fort dérangée. NECELLE. ÉGLANTE. ADELINE. Ces trois filles charmantes doivent donner aux amateurs l'idée des trois Grâces, passablement libertines à la vérité, comme l'étaient celles de Cythere. En indiquant le spectacle de Monet, nous croyons bien faire entendre que, même sur les planches de l'Opéra, on n'a jamais rien vu de si joli, de si frais, de plus aimablement polisson que Necelle, Eglante et Adeline. Chacune d'elles est la séduction personnifiée. Je les ai eues toutes trois, qu'on juge de mon bonheur. JUSTINE. Elle est de la famille des Martons, famille si connue au théâtre, si complaisante et si utile dans un certain monde. On voit que Justine n'a point encore dégénéré, mais que son emploi auprès d'une virtuose, telle que la Marquise, pourrait bien la fatiguer, la dégoûter de son état, et ce serait fâcheux. GERMON. LAVERDURE. Insolents et bas, menteurs, escrocs, débauchés, etc., c'est-à-dire, ayant toutes les qualités de leurs maîtres, gens réputés de la meilleure compagnie. BROCHURE. Espion qui ne manque pas d'un certain esprit, et qui, s'il ne se fait pas vendu à la police, aurait pu, en faisant quelque journal, parvenir, avec un peu d'intrigue et la ressource des cabales, à être de l'Académie. BEDRUGNIERES. Âme de boue, coeur de fer ; Exempt de police, un de ces hommes audacieux, qui paraissent braves, quand ils peuvent dire : De par le Roi, et qu'ils sont accompagnés d'une armée de satellites pour arrêter un homme. ARCHERS. Quand on a parlé des chefs , on a peint le caractère de ceux qui servent sous leurs ordres. Il suffit de dire qu'il n'y a point d'êtres plus vils et plus odieux, sous tous les rapports. Il faut qu'ils aient l'air insolent, et que le plaisir de mal faire anime leur figure d'une joie infernale. La scène est à Paris, dans la petite maison du Président de Guibraville. On est dans les plus grands jours de l'année ; c'est-à-dire, vers le vingt-cinq de Juin. Il est à peu près sept heures, lorsque le Président arrive avec sa compagnie. On allume les bougies au troisième acte. Nota bene. On observe aux personnes qui auront envie de représenter ce Drame érotique, plus difficile ? jouer qu'aucun autre, parce qu'il exige nécessairement d'excellents acteurs, et qu'on n'en trouve plus guères ; on observe, dis-je, qu'à volonté on abrègera les conversations pour multiplier les faits. C'est surtout par l'action que vit la Comédie : mais il faudra bien se garder d'abréger les faits et de multiplier les conversations. Ce serait absolument contre l'esprit dans lequel l'auteur a écrit sa pièce, qui n'est pourtant pas la sienne, puisqu'elle est composée de ce qu'on a dit, lu et vu partout. Il sera facile aussi, selon les temps, de changer les noms des acteurs et des actrices , et prendre ceux des personnes en grande réputation de cela ; ce qui me pourra que contribuer au succès de cette Atellane. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. La Marquise, Kicacaré, colonel suisse, né à Paris : il a les formes suisses, et les manières françaises. Ils sont assis sur une ottomane. KILACARÉ. Si vous m'aimiez, cruelle, vous n'auriez pas le froid caprice de me faire des épigrammes, et d'y perdre un quart-d'heure qui pourrait être sans prix pour deux amants, comme je le suis. LA MARQUISE. Eh ! Qui vous dit, homme bizarre, que je vous assigne ici un rendez-vous, afin de vous faire entendre des épigrammes, et que je ne sois pas aussi inspirée à ma façon ? Mais, vous imaginez-vous que je me piquerai de vous suivre dans les sublimes régions où vous volez après l'amour et le bonheur, qui ne s'y trouvent point ? KILACARÉ, avec sentiment. L'un est dans mon coeur ; je ne cherchais l'autre qu'auprès de vous, à qui je supposais une sensibilité.... LA MARQUISE, l'interrompant. Que j'ai, Monsieur, mais qui n'est pas celle qui vous rendre heureux : elle est douce ; elle craint les secousses violentes : elle se contente d'un bonheur bien rond, bien égal ; tandis qu'il vous faut des crises extraordinaires, fatigantes. Vous caressez les vastes chimères d'une passion... KILACARÉ l'interrompant. Ridicule, voulez-vous dire ? Nouvel affront à l'amour. LA MARQUISE. Nouvel affront au bon sens. De quoi s'agit-il, enfin ? De me plaire, n'est-ce pas ? KILACARÉ. Ou de mourir de chagrin. LA MARQUISE. Eh bien ! Enthousiaste que vous êtes, renoncez aux visions ; soyez doux, confiant, sans jalousie, et tout le reste ira pour le mieux. Laissez entrer chez moi quiconque m'y fera plaisir ; songez beaucoup à vos propres intérêts, et ne vous occupez nullement de ceux des autres... En un mot, prenez-moi telle que je suis. Jugez de mes sentiments pour vous, d'après la manière dont je vous traite, et non d'après mes occupations du matin, dont je n'aurai certainement la complaisance de rendre compte à qui que ce soit. KILACARÉ, avec dépit. Nous sommes de grands sots, nous autres hommes, quand nous avons la rage d'être amoureux ! Vous venez, Madame, de me déclarer tout net, tout ce qui devrait me convaincre que je ne suis point aimé tout de bon, et que je ne serai jamais près de vous qu'un accessoire, un esclave : que dis je ? Peut-être n'aurai-je pas le bonheur d'être longtemps souffert sur ce pied... Ici une pose.Cependant je veux m'aveugler ; je veux trouver à vos aveux mortifiants, un sens qu'à la rigueur on puisse tourner à mon avantage ; je veux... LA MARQUISE. Je veux, moi, que vous, cessiez d'extravaguer. Elle regarde à une de ses montres.[Note : Pouilles : Vilaines injures et reproches. Les gueux, les harengères chantent pouilles aux honnêtes gens. Les femmes qui se querellent se disent mille vilaines pouilles et ordures. [F]][Note : Italiens : théâtre des Italiens.]Il est midi passé. Je me propose de respirer un moment l'air du boulevard avant dîner. Je vais aux Italiens ce soir ; je soupe ensuite chez le nouveau ministre. Vous voyez que c'est bien mal prendre votre temps pour me chanter pouilles. Ce n'était pas pour cela, d'honneur ! que je vous avois ménagé quelques instants d'un jour destiné... KILACARÉ, en colère. C'est ce moine infernal, cet homme à la jaquette, qu'on ne devrait pas même trouver dans l'antichambre d'une femme telle que vous, qui me... LA MARQUISE. Mon homme à la jaquette ! Puisque jaquette il y a, malgré le noble dédain que vous avez pour lui, il n'est pas, je vous jure, à beaucoup près, d'aussi mauvaise société que vous. Il est insinuant ; il n'exige que ce que l'on veut. KILACARÉ, outré. Eh ! C'est précisément avec cette damnable et non moins basse facilité, qu'on vient à bout de tout avec votre sexe impérieux. Il se laisse volontiers dominer, en effet, pourvu qu'il ait les honneurs apparents de la domination. LA MARQUISE. Eh ! Ne vous figurez point que le prieur soit sans nerfs... KILACARÉ, l'interrompant avec humeur. [Note : Atome : Fig. Extrême petitesse de certains corps relativement à d'autres. [L]]Pour Dieu ! Madame, délivrez-moi du tourment d'entendre votre belle bouche louer un semblable atome. LA MARQUISE. Je n'abandonne point mes amis opprimés. Cet atome est, selon moi, un joli petit corps.... Mais comme il triompherait, s'il pouvait nous écouter ; s'il savait que vous lui faites l'honneur d'en être jaloux ! KILACARÉ. D'un croquant ?... LA MARQUISE. Écoutez, colonel. Je vois que la pauvre tête est malade ; il faut la guérir. Pouvez-vous croire que le prieur soit d'étoffe à ce qu'une femme, comme moi, puisse faire de lui quelque chose de principal ? Un choix de cette espèce ne serait-il pas ridicule, flétrissant ? Cela a-t-il une réputation ? KILACARÉ. Oui ; une mauvaise... LA MARQUISE, poursuivant toujours. Un rang ? Une fortune ? Des dignités ? Ou du moins... Ces grandes ressources secrètes, qui font qu'on sacrifie quelquefois aux délices du tête-à-tête ? Non, colonel ; on n'a point en titre un prieur de génovéfins ; mais on a réellement, et l'on retient le plus longtems que l'on peut, un duc d'Aldernose, parce qu'il est la perle des hommes à bonnes fortunes ; on a, ou l'on fait semblant d'avoir Blancheville, parce qu'il a des talents enchanteurs ; on a des complaisances pour Taumosier, pour Ternac, parce que le renom de gouverner ces importants, entraîne celui d'avoir une certaine influence dans l'administration des grâces de la cour. KILACARÉ, avec sérénité. Vous me persuadez. Oui ; je déteste maintenant mon absurde jalousie : souffrez, Marquise, que j'en fasse amende honorable à vos pieds ! Il se jette à ses genoux, et lui baise les mains. LA MARQUISE, gaiment. Ah ! Si c'est là que vous croyez devoir la faire... KILACARÉ, se relevant. Divine ! Que de grâces à montrer tant de bontés ! Il commence à prendre quelques licences. LA MARQUISE, toujours gaiment. Monsieur le fripon ! Il faut, comme vous voyez, que j'aie une bonne dose d'indulgence, et que vous sachiez bien toute la valeur du moment où l'on se raccommode... KILACARÉ, allant toujours son chemin, déjà maître de la gorge, et cherchant d'autres appas. Ah ! Devions-nous être un seul instant brouillés ! Touchant et mettant à découvert certains attraits.Ciel ! Que de beautés ! Il y applique, à la hâte, quelques baisers ; en même-temps il produit de quoi leur faire face. LA MARQUISE, à la vue d'un objet d'une proportion peu commune. C'est cela que vous me destinez, colonel ? Miséricorde ! Non, certainement, jamais un tel bélier ne me frappera, mon cher... KILACARÉ. Y pensez-vous ? Est-ce donc un nouveau jeu de votre indifférence ? LA MARQUISE. Y pensez-vous vous-même ? Je vous dis qu'il y a là de quoi me mettre en lambeaux : je ne m'y exposerai point assurément ! KILACARÉ, usant avec ménagement de sa vigueur, assez néanmoins pour rester, à peu près, maître du champ de bataille. J'ai pour moi l'expérience : je sais que jamais qui que ce soit... LA MARQUISE. Je sais que si je vous laissais faire, je serais une femme... morte. KILACARÉ. Daignez au moins risquer l'essai. LA MARQUISE, se prêtant un peu. Vous croiriez que c'est caprice, tiédeur... et nous serions brouillés. Je vais me sacrifier une minute ; vous verrez que c'est la chose impossible. En effet , cela commence par ne pas bien aller.Impossible ! Je vous le disais bien... Je serai déchirée... Vous ne serez point heureux... Ouf... KILACARÉ, poussant. Je réponds du succès, pourvu que vous n'en désespériez pas vous-même. LA MARQUISE. Mais a-t-on jamais produit, dans un certain monde quelque chose de ce volume, et de cette cruelle raideur ? En vérité, colonel, il faut que vous m'ayez prise pour une Drangville, ou pour quelques filles de l'Opéra. KILACARÉ, poussant. Vous êtes la première qui me fassiez cette guerre ; jusqu'à présent mon heureuse difformité ne m'avait attiré que des éloges. LA MARQUISE,se prêtant beaucoup. La guerre que je vous fais n'empêche cependant pas... que... KILACARÉ, pendant qu'il s'efforce d'entrer, lui chatouille le clitoris. Eh bien ! Marquise, pensez-vous que je réussisse ? LA MARQUISE, agréablement émue. Voilà... Voilà, par exemple, ce qu'on appelle du plaisir... Ah !... Ah !... Que cette gauche nature a mal fait les choses ! Au lieu de ces monstres... Elle touche en même-tems celui du colonel. Un doigt agile, pénétrant avec adresse et douceur ; un rien ne suffirait-il pas aux besoins d'une femme délicate ? À son doigt, le colonel fait succéder, pour le même objet, le monstre prétendu.Charmante variation ! Ce prélude seul pourrait me déterminer à tenter encore le reste. KILACARÉ, entrant. Vous reconnaissez enfin... LA MARQUISE, le secondant de tout son possible. Va doucement... la... la... Donne-moi ta bouche... Darde-moi ta langue..... Ah ! Ce n'est pas un homme, c'est un dieu ! ... Prudemment à cette heure, file moi le plaisir... Comme il est taillé ce grivois-là ! Quels reins ! Quelle élasticité ! Moins fort cher ami... Oui, bon !... Prolonge tes mouvements... À ravir !... KILACARÉ. Ne ferme pas tes beaux yeux ; vois-moi expirer de volupté, de la volupté dont tu me remplis. LA MARQUISE. Il est temps... Ne me quittes plus... Double..... redouble... Suis moi... Tant que tu pourras maintenant... Ah !... Ah !... C'est du feu !... C'est la foudre !... Je suis anéantie, consumée... Tu décharges... Tu m'inondes d'un torrent de f..... Je me meurs. Ils se pâment. Revenus à eux, la marquise dit au colonel de sonner : en effet , ils ont besoin l'un et l'autre de se jeter dans la piscine. Justine arrive. LA MARQUISE. Justine, pendant que je vais écrire une adresse au colonel, profitez de ce moment pour ranger ce salon assez en désordre. Le concierge d'ici est bien peu soigneux. Le colonel donne la main à la Marquise, et ils vont ensemble à leurs affaires. SCÈNE II. JUSTINE seule, rangeant le salon. Tout en mettant les choses à leur place, elle cause tout haut avec elle-même. En vérité ! Quelques obligations que j'aye à ma maîtresse, quelque reconnaissance que je lui doive, il me sera impossible de rester à son service, si elle conserve encore longtemps son goût pour les petites maisons. Enfin voilà pour la quatrième fois, depuis son réveil, que je la mets au bain. Le gros palatin de Zoroski a passé la nuit avec elle, de moitié avec un ambassadeur du nord ; comme ce plénipotentiaire était obligé d'être ce matin à Versailles , avec le corps diplomatique, il nous a laissé de bonne heure. L'instant d'après, elle les calcule bien ma maîtresse, un envoyé d'Alger à la Haye, et qui n'est ici qu'en passant, a pris la place : il était juste de se laver, aussitôt la visite de ce singe impur. Celui-ci mis à la porte, un fermier-général, l'intendant des menus de Madame, s'est fait annoncer ; il a bien fallu donner audience à cet homme, c'est notre caissier pour le petit casuel. Je l'ai donc introduit comme les autres. Et de quatre déjà. À celui-là a succédé un prieur de génovéfins. Je ne conçois pas comment Madame, qui paraît si frêle, peut suffire a pareille besogne. Puis, le colonel ; car, quoiqu'elle ne m'ait rien dit, à bon entendeur demi-mot ; et la journée n'est-elle qu'à moitié. Je viens de voir entrer Mademoiselle de Lesbosie, jeune personne de qualité, que depuis quelques jours elle s'est attachée à titre de demoiselle de compagnie ; mais dieu sait à quel usage ! Est-il possible que la nature puisse donner à une seule femme le tempérament de trente ? Malgré tout ce qu'on a conté, tout ce que j'ai lu de l'impératrice Messaline, je doute qu'elle en fit autant que notre marquise. SCÈNE III. Justine, Mademoiselle de Lesbosie. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Justine, Madame vous demande. JUSTINE. Je me rends à ses ordres. SCÈNE IV. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, seule, souriant et d'un air tout-à-fait gracieux. La Marquise m'a dit de l'attendre ici. Que me veut elle ? Qu'en me parlant, son regard avait d'expression ! La malice, la volupté s'y peignaient tour-à-tour. Le long baiser qu'elle m'a donné sur la bouche a brûlé mes lèvres, et je crois que ce feu a passé dans mes veines. Que ce lieu m'enchante ! Tout est glaces et sophas dans cet appartement ; les objets, dans ces trumeaux, s'y répètent mille fois, et semblent toujours nouveaux et plus agréables. Victor ! Que tu es bien nommé ! Tu seras toujours mon vainqueur. Oui, tu feras toujours toutes les conquêtes que tu voudras faire : ah ! Borne-toi à la mienne, Victor ! Tu es aussi beau et plus charmant que l'amour à qui tu ressembles ; et moi, dans tes bras, je ne changerais point mon sort ; celui de Vénus, qu'on dit la plus belle et la plus aimée des déesses. Il me suffit, pour mon bonheur, d'être chérie de toi seul, et de recevoir quelquefois tes caresses enivrantes, ces vives et délicieuses caresses, par lesquelles tu m'as donné une seconde existence, mille fois préférable à la première ! Que tu possèdes bien, ô page espiègle ! Créature céleste ! Que tu connais bien l'art de séduire ! Tu remplis toutes les facultés de mon âme ! Je ne vis plus que par toi. Présent à ma pensée, que je veille ou que le sommeil s'empare de mes sens, je songe sans cesse au moment enchanteur où, d'accord en semble, nous nous sommes fait le sacrifice mutuel de cette fleur d'innocence, qui n'a de prix qu'autant que la cueille l'objet à qui notre coeur la donne. Ô souvenir charmant, et qui ne sortira jamais de ma mémoire, tu égales presque la réalité des plaisirs amoureux ! Mon imagination, l'instinct de la nature, sait suppléer au reste. Au moment où elle passe machinalement sa main par la fente de son jupon , pour la porter sur un endroit où une puce la mord. Entre la Marquise. SCÈNE V. Mademoiselle de Lesbosie, La Marquise. Mademoiselle de Lesbosie se lève promptement, et fait une révérence respectueuse à la marquise. LA MARQUISE. Ma belle amie, que cette révérence soit la dernière pour moi ; que la plus grande égalité règne entre nous. Lesbosie, ma belle Lesbosie, fille d'un loyal gentilhomme, est l'amie de Madame de Palmarèse : l'amitié ne reconnaîtra jamais d'autre titre entre nous. Songe donc désormais, charmante enfant, à te mettre à ton aise avec moi ; supprime et bannis toute contrainte : je n'exige de toi que de l'attachement. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Plus Madame est indulgente, et moins je dois manquer au profond respect... LA MARQUISE. Pour le coup, tu m'impatientes. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Je voudrais bien ne pas déplaire à Madame la Marquise. LA MARQUISE. Plus de marquise dans nos entretiens particuliers, je te le défends. Vite qu'on m'embrasse ; allons. Pendant que Lesbosie obéit, la marquise lui prend la gorge.Quelle fraîcheur ! Quelle fermeté !... Tu rougis ?... Voilà encore de la petite bégueulerie de village ; enfant que tu es, ne suis-je pas une femme ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE, soupirant. Oui, par bonheur. LA MARQUISE, souriant. Comment prendrai-je ce que tu dis-là ? Est-ce une galanterie ou une injure ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE, lui baisant la main. Injurier ma chère bienfaitrice ! Moi ! Que vous me connaissez mal ! LA MARQUISE. C'est donc à dire que si j'avais l'honneur de porter là... On se doute où la marquise place en même temps la main de Lesbosie.Quelque chose de fort différent de ce que tu touches, il me serait permis d'espérer... Une main de la Marquise s'égare sous les jupes de son amie.Quelle chair ! Quel satin ! Je donnerais une année de ma vie pour être une seule nuit un aussi beau garçon que mon fripon de page. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, se laissant faire. Vous perdriez infiniment au change, belle comme... LA MARQUISE allant son train, On dit que je ne suis pas mal. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Désirée..,,. LA MARQUISE. Oui, de tous les hommes. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Eh bien ! Cet état de triomphe perpétuel ne vous suffit-il pas ? Une petite villageoise obtient quelque part à vos affections, et ses inutiles appas ont de quoi faire naître en vous de bizarres désirs. LA MARQUISE. Voilà la vérité. Mais ces appas ne sont pourtant, point aussi inutiles que tu penses ; et si tu n'étais pas une morveuse, on pourrait t'apprendre bien des choses... MADEMOISELLE DE LESBOSIE, rougissant. Hélas ! Depuis que j'ai l'honneur de vous appartenir, ne suis-je pas devenue fort savante ? LA MARQUISE, souriant. Que sais-tu ? L'abc du plaisir, les gros principes. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Epargnez-moi, Madame : je n'ose lever les yeux sur vous. LA MARQUISE. Tu me devines. Eh bien ! Puisque tu as tant de pénétration, je t'avouerai mon espièglerie. Oui, ma Lesbosie, c'est moi qui t'ai fait livrer au charmant Victor, ne pouvant la cueillir moi-même, la précieuse fleur de ta virginité. J'ai conduit toute cette petite intrigue : me le pardonnes-tu ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Eh ! Puis-je vous en vouloir ? LA MARQUISE. Je veux uniquement ton bonheur, ma tendre amie. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, lui baisant la main. Vous ne cessez de m'en donner des preuves. LA MARQUISE. Revenons à Victor. Il convenait à tous égards pour la première opération. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Opération est bien, madame : c'en est une bien cruelle à souffrir pour la première fois ; il est vrai que les autres sont suivies d'ineffables délices. LA MARQUISE. Je voulais que tu fusses opérée délicatement : je fis donc choix de Victor. Je commençai à l'instruire démonstrativement, sans néanmoins appliquer mes leçons à mon profit. Il était aussi neuf que toi, pour le moins : il me parut gai de vous faire faire, à l'un et à l'autre, troc de pucelage. Pour une grande dame, je ne jouais pas là un fort joli rôle ; mais je n'ai a rendre compte de ma conduite à personne : tout ce qui peut ajouter à mes plaisirs est digne de moi, et s'annoblit à mes yeux. Je fus, invisible pour vous, témoin de toute l'audace du petit bonhomme, et des simagrées enfantines que tu opposas, six minutes, je les comptai, à ses transports trois fois réitérés dans une heure. Victor, au comble de la joie, se comporta ponctuellement, comme je le lui avais ordonné : il exposa à mes yeux, avec beaucoup d'adresse, tes innocents attraits ; mes yeux les parcoururent avec sensualité. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Vraiment, Madame, c'est par vos ordres qu'il me força de me mettre nue ? Vous vous amusiez de ce spectacle ? LA MARQUISE. Il était tout-à-fait ravissant. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Au moment décisif de l'opération, j'éprouvai une douleur, une douleur que je ne saurais exprimer. Je dus vous paraître bien laide. LA MARQUISE. Charmante, au contraire. Lorsque tu revins à toi, je crus observer que tu n'avois pas la moindre colère contre l'opérateur. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Quand on a le coeur bon, n'est-on pas enchanté d'avoir obligé ? LA MARQUISE. Délicieuse morale ! Elle embrasse Lesbosie, et commence à chatouiller un peu vivement les appas dont elle s'est légèrement amusée pendant leur colloque.Que vous étiez ravissants, groupés amoureusement sur l'ottomane ! Je croyais voir Psyché dans les bras de l'Amour : sinon que tu es plus belle que l'épouse du fils de Cythérée. Mes désirs s'allumèrent à l'excès. Jalouse de Victor, je fus sur le point de m'écrier : arrête, audacieux Victor ! Tu as trop de plaisir ; il faut que je le partage. La marquise continue le jeu des doigts. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, éprouvant une douve et vive émotion. Mais !... Mais, madame... LA MARQUISE, affectée. Les charmants yeux ! Ah ! Friponne, tu vas... MADEMOISELLE DE LESBOSIE, se laissant aller sur l'ottomane. Il est vrai que... Vous me faites..... mourir. La Marquise qui s'est enflammée pendant ce badinage, s'arrange brusquement, de façon à pouvoir porter sa bouche sur la partie que son doigt vient d'émoustiller.Ô ciel ! Que voulez-vous, Madame ? Non, je ne souffrirai pas... LA MARQUISE, combattant avec avantage cette résistance. [Note : Bégueule : Femme prude et dédaigneuse d'une façon mal plaisante. [L]]Laisse-toi faire, petite bégueule. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, cédant. Dieux !... Qu'est-ce que tout ceci ?... C'est un songe... Je... je me meurs. Il se fait un moment de silence, pendant lequel la marquise observe avec une espèce d'admiration Mademoiselle de Lesbosie enivrée de plaisir, et sans mouvement. LA MARQUISE la réveillant par un baiser. Si je t'avois laissé babiller davantage, tu aurais peut-être voulu me démontrer qu'à moins d'être un Victor, on ne peut te rendre heureuse. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Ah ! Je suis parfaitement heureuse ! Comment, Madame, appelle-t-on ce badinage enchanteur que vous venez de m'apprendre ? LA MARQUISE. Chacun donne à cette pratique un nom de fantaisie. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Pardonnez ; mais il me semble que la langue.... LA MARQUISE. La bouche, ma belle amie, ce charme par excellence, le siège et l'instrument du baiser, insinue la volupté dans tous les lieux, sans restriction aucune, où elle porte ses caresses. Paix ! N'entends tu pas quelque bruit dans ce petit cabinet ? Va voir. Mademoiselle de Lesbosie s'assure qu'il n'y a personne, et revient auprès de la marquise.Dis-moi, petite, serais-tu fille à rendre au gens la valeur, en même monnaie, de ce que tu as reçu ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE, avec embarras. Je ne vous entends pas, Madame. Je vous ai de si grandes obligations depuis que j'ai le bonheur de vous connaître... LA MARQUISE, la fixant. Depuis un moment, à la bonne heure ; et c'est de quoi je voudrais exiger un peu de reconnaissance. Ses regards s'animent ; elle attire Mademoiselle de Lesbosie sur son sein, et lui donne un baiser passionné : puis avec un mouvement indicatif, elle ajoute : Si tu ne répugnais pas.. Me fais-je entendre enfin ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE, embarrassée. Je crois y être ; mais... LA MARQUISE, un peu sérieuse. Tu refuses ?... Je ne suis pas assez fraîche, assez attrayante... MADEMOISELLE DE LESBOSIE, avec feu. Que je suis éloignée de le penser ! Rien dans le monde est-il aussi désirable que vous ? Mais... la timidité... l'inexpérience... On fait toujours si mal ce qu'on ne fit jamais ! LA MARQUISE. Viens, mon coeur ; essaye. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, avec empressement. Ah ! De toute mon ame ! LA MARQUISE. Bien... Très bien... Cherche du bout de ta langue un petit point en haut... Un peu plus... T'y voilà... Tu fais à merveille... dou..... dou... cement... la.... la... comme un petit ange ! Dieux !... Quelles délices !... Respires un peu... Maintenant... L'adroite créature !... Ah !... ah !... Tu me quittes au plus doux moment. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, riant aux éclats. Ah ! ah! ah ! ah ! ah ! LA MARQUISE. Qu'as-tu donc à rire ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Ce sont vos poils, Madame, qui me chatouillent le nez. Et puis, dans ce moment, il me vient la plus drôle d'idée. Elle reprend sa besogne. LA MARQUISE, s'y prêtant. Eh ! Songe à ce qui doit t'occuper. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Avouez, madame, que lorsque je vous fais cela, je dois avoir l'air d'un grenadier avec ses noires moustaches ? Car, en vérité ! Quand j'ai la bouche collée là-dessus, ces crocs épais et frisés, sont au tant à moi qu'à vous. LA MARQUISE. L'extravagante ! Elle me ferait rire aussi, si je n'avais à faire mieux. Encore un peu de complaisance, bijou ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Je m'y remets bien vite ; et quoi qu'il arrive, je ne ris plus. LA MARQUISE, après un moment de silence. Ah !..... Ah !..... Ma chère Lesbosie, mon ange... Tu es... La déesse du bonheur... Anéantissement délectable !... dont la douceur... et les charmes ne peuvent être... sentis... et peints... qu'imparfaitement !... Tendre amie... Je t'aime... Je t'adore... je... ne chéris que toi !... Mon âme... Mon coeur... Tout mon être... n'est animé... que par..... ma Lesbosie. En achevant ces mots, elle passe un anneau d'un gros brillant à un des doigts de la main que Mademoiselle de Lesbosie a sur sa gorge.Oh ! Pour le coup, j'entends du bruit dans la première pièce. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, ayant entrouvert la porte. C'est Justine. LA MARQUISE. J'attends le comte Catso di Coulo. Tu me laisseras, sans affectation pourtant, quand on l'introduira dans cette pièce. Il m'a passé par la tête une folie dont je veux éprouver les effets. Tu connaîtras un jour, par toi-même, qu'il n'y a point de goût extravagant. Je ne sais si je me fais entendre de ma Lesbosie ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Votre Lesbosie oserait-elle se permettre des conjectures sur ce petit mystère ? N 'a-t-il pas de quoi medonner un peu de jalousie ? LA MARQUISE. Quelle idée ! Le Comte ne m'a point, et ne m'aura jamais. Ce personnage n'est à redouter, ni pour un amant, ni pour une tendre amie. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. L'amitié a sa jalousie comme l'amour ; et, Madame, je crains... LA MARQUISE. Sais-tu bien, jolie petite folle, que tu mériterais, pour me montrer une pareille crainte, que je te remisse les moustaches. MADEMOISELLE DE LESBOSIE, s'y disposant. Ah ! Je ne demande pas mieux. LA MARQUISE, résistant. Chut ! Pour le coup, ce n'est pas une fausse alarme ; quelqu'un survient... bien à propos pour que je conserve ma fraîcheur. Baise moi. Le Comte paraît.C'est le comte. Sors, ma belle, et que personne n'entre sous aucun prétexte. Mademoiselle de Lesbosie sort par la même porte par laquelle entre le Comte. Ils se font une révérence silencieuse en passant l'un devant l'autre. SCÈNE VI. La Marquise, Le Comte Catso di Coulo, florentin. Tous deux assis sur l'ottomane. LE COMTE. Enfin, il est donc vrai, bella marquesè, què voi consentez à me rendre il piou felitchè des hommes ? Voi consentez di mostrar à mes regards avides ce bel coul, l'objet de tous mes désirs ? Quoel giorno ! Il est marqué pour mon triomphe. Ah ! Catso mio, què fortouna perti ! LA MARQUISE. Il est bon d'avertir que la marquise comprend un peu l'italien.Comte, vous pouvez être bien sûr que je suis ici tout exprès pour vous ; mais je me flatte que vous n'abuserez pas... LE COMTE. L'accomplissement de nos conventions, et nientè di piou. LA MARQUISE. Comment ! Point de grâce ? Il faut absolument que je me soumette ? LE COMTE. C'est notre traité et nostra conventionè, madama. LA MARQUISE. Mon cher comte, je ne pourrai me résoudre à vous faire arriver au temple de l'amour par un chemin où personne n'a passé. LE COMTE. Ecco, Signora, quoel què met le comble à mon bonheur. Son' occupato io solamentè atchercar gli sentiers où l'on ne rencontre personne ; et comptez vous pour rien, madama, qu'io li menage per là sua virtou, et l'expédient di star fedelè al signor Comtè, di quoui vous aimez l'honneur, comme vous le dites, piou què votre vie. LA MARQUISE. Ainsi donc, je serai la bougresse par vertu ! LE COMTE. Per temperemmento, per caprichio, per gousto ou per curiosita ; qu'importe ? LA MARQUISE, riant. La bougresse par vertu ! Le joli titre pour un drame ! Ma foi ! Je veux qu'un dramaturge que je protège, me broche une pièce sur la bougresse par vertu. Cela sera drôle. LE COMTE. Presto, mia marquesé : andiamo al denouement. Ne vous amusez piou a infiammarmi. On n'a pas impunément accès... Si tornaoun poco; si metticoci. LA MARQUISE. Étrange et humiliant caprice. LE COMTE. Préjugé vulgaire, marquesé : tous les goûts y sont dans la nature ; le meilleur est celui qu'on a. LA MARQUISE, au moment où Le Comte la saisit et la porte sur l'ottomane, pour la plus grande commodité. Oui, bon, si le même goût... Laissez-moi... Je ne veux rien voir, du moins... Gardez-vous d'abuser d'un moment de distraction. En avançant derrière elle une main, comme pour écarter le comte, elle rencontre le plus fort argument que l'on puisse employer en pareille occasion.Eh ! Bien, voilà de l'insolence, par exemple. LE COMTE, que le désir entraîne, met à découvert les fesses de la Marquise, et lui relève sa chemise par-dessus les reins. Dussiez-vous m'accabler della sua indignationè, mon posso piou resisterè. LA MARQUISE. Il paraît, qu'au besoin, vous savez vous passer de permission. LE COMTE, baisant amoureusement les fesses de la marquise. Si, attesto i chieli e la terra què les charmes divins chio batchio... LA MARQUISE, gaiment et sans se déplacer. Vous attachez donc un bien grand prix à cette faveur ? LE COMTE, avec transport. Qui lo prova subito. LA MARQUISE. Réglons auparavant les conditions. LE COMTE. Commandi, madama : je souscrits atoutte... Io Jouro... LA MARQUISE, sans se déranger. Sur l'autel même ? Le serment doit être sacré... La plaisante cérémonie ! LE COMTE. Hâtez mon bonheur... Son' io consoumato... Dictez vos lois. LA MARQUISE, faisant beau cul. Que vous garderez éternellement le secret sur le poste que je vais vous livrer. LE COMTE. Io lo jouro. LA MARQUISE. Vous m'aimerez toujours ? Jurez. LE COMTE. Non e bisogno d'oun serment per kouesto. Votre beauté vous répond dellamia constantza. LA MARQUISE. Mais je crains la disproportion du contenu et du contingent. LE COMTE. Vedeté, Angelo di voloupta : ne semble-t-il pas què la natoure ait eu per koisto medesimo des vues particolarè sur moi ? Koista forma allongée et pointue. LA MARQUISE, après l'avoir regardé et tâté. En effet, c'est un stylet propre à assassiner. LE COMTE. Eh ! Bien, s'il vous effraie, lo mi latchia presto metteré dans sa gaîne. Pensa lei què mi a promesso. LA MARQUISE, s'arrangeant et faisant beau jeu au Comte. Je vous l'ai dit, et je vous le répète, je ne manque jamais à ma promesse. LE COMTE met enfin sa clef dans la petite serrure. No ; io ne troquerois pas di destino avec le plus heureux de vos adorateurs. Il pénètre avec ménagement ; et arrivé à certaine distance, il ajoute :Dica, pos'io audar fin al fondo ? LA MARQUISE. J'ignore ce que c'est que des demies-complaisances... Une pause.Va doucement d'abord... la... la... Donne-moi ta bouche. LE COMTE. O què piacheré : Il pénètre plus avant. LA MARQUISE. Puisqu'il le faut absolument, armons-nous de courage. Allons. Elle s'enflamme, tortille du cul, baise et mord voluptueusement le Comte, qui n'est point en reste. LE COMTE. Delitiosa fortouna ! LA MARQUISE, l'aidant avec délire. Va... va... Mon bon ami... Tu me fais pourtant un mal... ravissant ; mais je brave tout. Elle commence à se donner des mouvements très vifs.Serre moi bien les reins. Je te sens.... tu me fais.... partager... Mourons, mon doux ami : non, mon cher ; je te supplie... Grâce... Ne déch.... ar.... ge... pas dedans. LE COMTE. Ô bonheur ! Ô ravissement ! Coulo divino ! Ritratta amo rosa ! Sodjiorno de gli dei. Il se retire promptement, sort son mouchoir, et y confie l'espérance de la branche ainée des comtes de Catso di Coulo. LA MARQUISE. Ou plutôt des canulles. Avouez, Comte, qu'il faut que je sois bien folle ? LE COMTE. Què dica piou tosto, Madama, justa, compatissentè. LA MARQUISE, toujours la téte baissée et le cul élevé. Comme vous voudrez ; mais laissez-moi, je viens de me couvrir de honte. Je ne veux point avoir à rougir à vos yeux. Quittons nous, et donnez-moi le temps, avant de nous revoir, d'oublier que j'ai pu... LE COMTE. Què almena avanti de m'éloigner, io imprima oun batchio bien reconnoissant sur l'une et l'autre de mes bienfaitrices. Il baise amoureusement les deux fesses de la marquise. LA MARQUISE avec un mouvement malin. N'oubliez pas en passant l'adorable bienfaiteur lui-même. LE COMTE, après avoir assez follement obéi, profite de la position pour faire à la Marquise ce qu'elle avait éprouvé si voluptueusement avec Mademoiselle de Lesbosie. Le badinage se soutient jusqu'à ce qu'il ait son plus entier effet : la Marquise est presque sans connaissance ; le comte ravi, s'écrie avec exaltation : [Note : Callipyge : Terme d'antiquité. Vénus callipyge, Vénus aux belles fesses, nom d'une statue de Vénus. [L]]Addio, Veneré Callipigè ! Ce jour est l'un des plus beaux de vie. LA MARQUISE. Adieu donc, petit florentin. Le comte baise encore les objets de son culte, et puis il s'éloigne, toujours les yeux attachés sur les charmes inappréciables de la marquise qui baisse enfin ses jupes, et ajoute, relevée de la position qu'elle a prise pour la plus grande jouissance du comte :Ma foi ! Les hommes sont aussi extravagants que nous ! Quel joli chien de plaisir m'a donné là le Comte ! Et qu'il m'a fait tenir une plaisante posture ! Je n'ai pourtant pas autant souffert que je le craignais : il n'est, pour bien juger des choses, que de les éprouver. SCÈNE VII. La Marquise, Mademoiselle de Lesbosie. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Eh ! Bien, Madame ! Déjà seule ? Vous n'avez pas gardé longtemps Monsieur le Comte Catso di Coulo ? LA MARQUISE. Bon ! Me crois-tu capable de perdre toute une matinée à écouter des sornettes, des fadaises ? Le Comte est un enfileur de la première force. Quand j'ai vu qu'il commençait à se déboutonner, et qu'il s'agissait d'essuyer des longueurs à n'en plus finir, je lui ai tourné le derrière. Il a entendu ce que cela voulait dire, et il a pris son parti. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Il donne pourtant ombrage à plusieurs de vos courtisans. LA MARQUISE. Ils ont bien tort, en vérité ! Ses vues sont absolument opposées à celles de mes plus chers amis. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. J'aime à la folie votre manière de définir les choses... LA MARQUISE. Je n'ai pas mal aussi, quand je veux, le talent de les déguiser. Mais, Lesbosie, qu'entends-tu par ces mots : ma manière de définir les choses ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Vous le dirai-je, Madame ? J'ai vu toute la scène qui s'est passée entre vous et Monsieur le Comte. J'ai tout lieu de craindre que le Comte Catso di Coulo n'ait banni de votre coeur cette Lesbosie que naguères vous accabliez de plus vives caresses. LA MARQUISE. Le pensersis-tu réellement ? Imaginerais-tu qu'un traitre qui, lâchement attaque son monde par derrière, puisse être l'homme de mon coeur ? Celui à qui je sacrifierais ma chère Lesbosie ? Ah ! Tu te ferais un grand tort de le croire. Non, jamais le Comte Catso Di Coulo ne prendra un véritable empire sur mon âme. Ne m'impute point à crime, ma Lesbosie, un moment d'erreur. Ces Messieurs sont si extraordinaires ! Celui-ci est Florentin : il a bien fallu, par devoir de politesse , le servir à son goût ; goût général dans son pays. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Ah ! Je renais ! Mon inquiétude, ma crainte se dissipent. Cependant, Madame, quand il vous a quitté, vous paraissiez tous deux enchantés l'un de l'autre, et tous deux dans la plus douce ivresse. LA MARQUISE. Va, je te le répète : il ne saurait te donner de l'ombrage. Les termes enchanteurs que tu peux m'avoir entendu lui?= prodiguer, ne partaient point de mon coeur. Dans le moment de son délire, mes sens mêmes n'étaient point émus. Je feignais, pour lui persuader que je partageais son extase : il n'en était rien. Je suis restée si froide, que j'ai conçu pour lui, et ses plaisirs, le plus extrême dégoût ; et je le jure sur cette jolie bouche si fraiche qui m'a enivrée de volupté. Là, [la] Marquise qui se jette avec emportement sur Mademoiselle de Lesbosie, la baise longuement sur la bouche, lui darde cinq ou six fois sa langue entre les lèvres ; elle s'enflamme, n'y tient plus, renverse de nouveau Mademoiselle de Lesbosie sur l'ottomane, jette ses jupes par dessus sa tête. Elle se trouve nue jusqu'au dessus du nombril ; et la Marquise , après l'avoir couverte de baisers sur toutes les parties de son corps ; car elle la tourne et retourne, finit par la gamahucher, en se pâmant d'aise à son tour.Te voila punie de tes injustes reproches. MADEMOISELLE DE LESBOSIE. Ah ! i vous me punissez ainsi, je me rendrai souvent coupable ! LA MARQUISE. Mais, qu'elle heure est-il ? L'estomac me tire. Sais-tu, ma belle Lesbosie, ce que Justine, aujourd'hui mon cuisinier, non maître-d'hôtel, ma femme de chambre, mon factotum, nous donne, non pas pour dîner, mais pour nous empêcher de mourir de faim ? MADEMOISELLE DE LESBOSIE. (1) Le mari de la Marquise a été Ambassadeur à Vienne.[Note : Tokai : Vin de Hongrie que l'on place au premier rang parmi les vins doux. [L]]Vous avez, Madame, un excellent consommé : des raves , des artichauds à la poivrade, du ton mariné ; des anchois , une poularde froide, une truite, aussi froide ; des truffes à l'huile , des petits pots à la vanille , une jatte de fraises , pour dessert ; du vin de Côte-Rotie pour l'ordinaire, et un flacon de Tokai (1) pour vin de liqueur. LA MARQUISE. Je sais vraiment gré à mon intendant. Je ne m'attendais pas, ma chère Lesbosie, que nous serions si bien traitées ; il me semble que dans la description de ton menu, trois femmes doivent trouver de quoi apaiser leur appétit. Justine vient avertir que la Marquise est servie, et entre dans la salle à manger.On a raison de dire que le besoin est un bon cuisinier. J'éprouve dans ce mo ment qu'il est aussi nécessaire d'aller du lit à la table, comme il est doux d'aller de la table au lit. Viens, ma belle, donne moi le bras, et sers moi d'écuyer. Nous reprendrons des forces pour les reperdre encore. À propos, c'est aujourd'hui ma loge à l'opéra, tu peux en disposer : ma première femme t'y accompagnera, et si tu veux, tu y donneras une place à Victor. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. L'Abbé, La Marquise, passant d'un boudoir dans un salon, très orné de glaces, et meublé en ottomanes et en bergères, de pékin, jonquille, brodé en blanc, rose, vert et lilas. Elle rétablit le désordre de sa parure, que vrai semblablement l'abbé s'est permis de chiffonner ; ce qu'on peut conjecturer, d'après les reproches qu'elle lui fait, et l'air courroucé qu'elle a. Il est vrai de dire qu'elle peut avoir quelque sujet d'étre fâchée. Au troisième sacrifice, le couteau n'a pu pénétrer la victime : la lame a plié. L'ABBÉ. Mais, je vous assure... LA MARQUISE. Taisez-vous. L'ABBÉ. La raison ? LA MARQUISE. Que je ne veux point vous entendre. L'ABBÉ. Aux termes où nous en sommes ?... LA MARQUISE. Que veut dire aux termes où nous en sommes, Monsieur l'abbé ? Que ce mot ne vous échappe pas davantage, et ne nous remontrons plus ensemble dans le monde, où vous auriez lieu de vous en repentir à jamais. L'ABBÉ. Vous me regretterez. LA MARQUISE. Vous ! Insolent ! Me tenir un semblable propos. Hypocrite abbé ! Il se croit, sans doute, du mérite. L'ABBÉ. Vous me l'avez si souvent assuré, que j'en avois, et assuré dans des moments où le sentiment ne permet pas le mensonge, que si j'étais susceptible d'orgueil... LA MARQUISE. Il n'y a qu'un calotin, un effronté, petit Lévite de votre espèce, indigne abbé, capable d'une audace pareille. L'ABBÉ. D'où provient, très digne marquise, ce violent courroux ? LA MARQUISE. Il vous sied bien de me faire cette demande ? De votre insolence. Apprenez, mon petit abbé, que lorsque je vous paye pour venir ici, c'est pour mes plaisirs, et non pour que vous ménagiez votre santé. La santé, D'un ton ironique.de monsieur l'abbé ! Vivez dans un jour tous les jours de votre vie. Je vous pardonnerai les excès dans ce genre ; mais non les ménagements. L'ABBÉ. Je croyais pourtant, Madame, avoir, pour une reprise, assez bien fait les choses. LA MARQUISE, d'un ton froid et amer. Pour vous, cela peut-être. L'ABBÉ. D'après ce reproche, qui semble un conseil, je conçois qu'il est sage que je me retire. LA MARQUISE avec dépit. La nature, là-dessus, a prévenu votre volonté. L'ABBÉ ricanant. Quoi ! Vous jouez sur le mot ? LA MARQUISE, avec une fierté tout-à-fait digne. Vous plaisantez, je pense ? L'ABBÉ. Je vois trop, Madame, qu'à force de vous aimer, j'ai eu le malheur de vous déplaire : vous ne me trouvez plus supportable ; je vous laisse. LA MARQUISE. Et vous faites sagement. Aussi bien j'entends entrer un équipage. Descendez par l'escalier dérobé, et ne perdez point de vue, lorsque je vous manderai ici, que c'est une femme de qualité qui s'abaisse jusqu'à vous, pour vous élever à elle. Vous m'entendez, l'Abbé ; songez-y. L'ABBÉ. Madame vous ne pouvez douter de mon zèle : je ferai toujours des efforts sitôt qu'il s'agira de vous le prouver ; mais je suis bien aise de vous dire que la Princesse de Climare , que vous connaissez, dont tous les hommes du royaume, peut-être, connaissent le tempérament, se contente à moins que vous. LA MARQUISE. Son exemple, Monsieur du Sacerdoce, n'est point, et ne sera jamais une regle pour moi. Mais on monte ; partez, partez promptement. L'ABBÉ, à demi-voix. Voilà bien les femmes ! Plus on fait pour elles, plus elles exigent qu'on fasse. Il sort. LA MARQUISE. Qui peut donc en ce moment me venir trouver ici ? Personne, hors le Président de Gribaviile, ne sait que j'y suis, et je n'attends âme qui vive. SCÈNE II. La Marquise, se composant un air tranquille; Le Chevalier, Il arrive précipitamment, comme quelqu'un qui entre dans un appartement, où il croit ne trouver personne. LE CHEVALIER, surpris grandement en apercevant la Marquise. Eh, quoi ! Vous ici, belle Dame ? LA MARQUISE. Cette surprise m'annonce que vous ne m'y cherchiez pas. LE CHEVALIER. Mais je vous y trouve. LA MARQUISE. Charmant, Chevalier ! LE CHEVALIER. Savez-vous pourtant que je suis piqué au vif. LA MARQUISE. Pourquoi cela ? LE CHEVALIER. Parce que vous êtes dans la petite maison du Président de Guibreville. J'avais des droits, il me semble, à la préférence. LA MARQUISE. Une folie... Je n'ose me l'avouer à moi-même ; jugez si je puis vous expliquer cela.Pour changer de conversation ; je vous trouve, Chevalier, d'un brillant, d'un lumineux, d'une santé... En vérité, plus je vous considère, et plus j'ai envie de parier que vous me trompez à l'instant ; que vous n'avez plus de petite maison. LE CHEVALIER. Pourquoi ce propos, Marquise ? J'ai toujours la même ; celle qui vous semblait si délicieuse encore le mois d'avril dernier, où vous trouviez, disiez vous, tant de charmes à entendre dans ce petit bosquet consacré par vous à l'amour, les oiseaux célébrer le retour du printemps. LA MARQUISE. Parlez plus bas, Chevalier ; je serais perdue, si ma femme-de-chambre vous entendait. LE CHEVALIER. Vous n'avez donc plus la même ? LA MARQUISE. Continuez, Monsieur : voilà une impertinence aussi bien conditionnée... LE CHEVALIER. Ah ! Point d humeur, Marquise, ou je pars. LA MARQUISE. Partez, Monsieur, partez. Personne ne vous demandait ici, et je suis on ne peut pas plus étonnée de vous y voir. Le petit abbé de Guerindal que j'attends , m'y amusera du moins, sans me faire rougir. LE CHEVALIER. Comment, que vous attendez ! Il me semble que je viens de l'appercevoir qui sortait de chez vous. Au surplus, qu'il vienne d'en sortir, ou qu'il y rentre bientôt, s'il vient, je lui cède la place, par respect pour son caractère. LA MARQUISE. Plaisantez-vous ? LE CHEVALIER. Non, foi de Chevalier ! LA MARQUISE. Mais vous êtes fou, avec votre caractere. L'Abbé n'en a point. LE CHEVALIER. Si fait : il en a un assurément, et un de ces caractères avec lesquels en vole à la fortune. Votre petit abbé de Guerindal a le talent très respectable de faire des mariages impromptus ; ce qui lui vaut plus que tel évêché de France. LA MARQUISE. Quoi ! L'Abbé serait-un... Cela n'est pas possible. LE CHEVALIER. Oh ! Très possible, et même très vraisemblable ; et je vous dirai à l'oreille que je ne dois qu'à ses soins l'honneur de vous avoir été... quelque chose. LA MARQUISE. L'infâme ! Je ne veux le voir de mes jours, et je vais m'en débarrasse. Elle sonne. LE CHEVALIER. S'il avait su lire, j'en aurais fait un bon curé de campagne, qui se serait engraissé en nettoyant l'âme de mes stupides paysans ; mais cela ne sait que négocier une intrigue, manger, s'enivrer et dormir ; méfiez-vous en. Il est capable de sacrifier ses espérances pour perdre de réputation une honnête femme... comme vous, marquise. SCÈNE III. La Marquise, Le Chevalier, Justine. LA MARQUISE. Justine, quand le petit abbé de Guerindal viendra, congédiez-le ; et assurez-le que je ne serai jamais chez moi pour lui. JUSTINE. En dirai-je autant à votre colporteur, Madame ? LA MARQUISE, avec étonnement. Est-ce qu'il est ici ? JUSTINE. Oui, Madame. Il venait pour Monsieur le Président ; mais il m'a aperçu à la fenêtre, il est monté : il a passé dans la bibliothèque ; parce que je lui ai dit que vous étiez en tête-à-tête avec quelqu'un. Il y a à peu près une heure et demie qu'il attend. LA MARQUISE. Vous avez très mal fait, Mademoiselle, il fallait le renvoyer à l'instant, et surtout ne pas l'informer que je fusse ici, quoiqu'assurément il ne s'y passe rien que je ne sois fort aise que tout le monde sache. LE CHEVALIER. Je trouve, moi, au contraire, que Justine s'est conduite à merveille, en retenant ce colporteur. Marquise, ordonnez qu'il entre : nous pourrons alors nous en amuser. LA MARQUISE. Justine, amenez-le. Elle sort. LE CHEVALIER. Mettez-moi donc au fait comment la Marquise de Palmareze... SCENE IV. La Marquise, Le Chevalier, Brochure, portant à la main un sac plein de livres. LA MARQUISE. Et bonjour, Monsieur Brochure. BROCHURE. Je viens avec respect offrir mes services à Madame la Marquise. M'achetera-t-elle quelque chose ? J'ai du bon. LE CHEVALIER. Je ne sais si je me trompe : mais je crois connaître ce fripon-là. BROCHURE. Monsieur le Chevalier, toujours le petit mot pour rire. LA MARQUISE, à Brochure. Qu'avez-vous aujourd'hui de nouveau ? BROCHURE. Une jolie brochure intitulée : le livre nécessaire ou l'art de courir les dangers d'une grossesse, sans craindre de se gâter la taille. LE CHEVALIER. [Note : Melpomène, Thalie et Terpsicore sont des nymphes de la tragédie, de la comédie et de la danse.]Morbleu ! J'en retiens un exemplaire pour chacune des élèves de Melpomène, de Thalie, et de Terpsichore. Grâces au ciel, nos comédies et nos opéras, ne seront donc plus interrompus par les accouchements réitérés de nos Nymphes si fécondes. BROCHURE. [Note : La Compagnie de Jésus a été supprimée en 1773 par le pape Clément XIV et rétablie le 7 août 1814.]Voici un arrêt du Parlement qui rétablit en France la société des Jésuites. LE CHEVALIER. Comment, Brochure ! Eh ! C'est le mot de l'énigme de ton précieux ouvrage. On sait que les bons pères n'ont jamais eu qu'un rapport très détourné avec le beau sexe. LA MARQUISE. Oh ! Point de mauvaise plaisanterie, s'il vous plaît ; Monsieur Brochure pourrait croire... BROCHURE. Non, Madame, je ne crois rien, et vois moins encore. Il faut dans notre état que nous ayons de la discrétion. Si nous venions à en manquer, nous serions ruinés. Nous sommes tous les jours témoins de tant d'événements singuliers ! LE CHEVALIER. Ce qu'il vous dit-là, Marquise, est extrêmement vrai ; et vous lui donneriez quatre gros écus, qu'il ne vous sonnerait pas le mot de ce qu'il a pu voir dans sa tournée du matin. BROCHURE. Ah ! Quatre gros écus, Monsieur le Chevalier, seraient bien séduisants ! Les temps sont d'ailleurs si durs. LA MARQUISE. Vous n'en serez pas dédit, Monsieur Brochure. Voilà un louis bien compté, prenez-le, et faites moi l'histoire scandaleuse de votre matinée. BROCHURE. Parlerai-je de Madame la Marquise ? LE CHEVALIER. Miséricorde Monsieur Brochure fait aussi des épigrammes ! LA MARQUISE. Monsieur Brochure, vous êtes un impertinent, un faquin ; vous mériteriez que je vous fisse jeter par la fenêtre avec tous vos livres, que je soupçonne ne valoir pas mieux que vous. BROCHURE. Pardon, Madame ; je pensais que vous m'aviez payé pour ne rien omettre. Mon intention n'était point de vous déplaire. Je vais me rabattre sur la ville et sur la Cour. Ce sont là des champs où l'on peut faire d'abondantes récoltes. LE CHEVALIER. Allons perruque, sieds toi sur ce tabouret : commence ; et ne sois pas si bête que tes livres ; surtout, sols plus gai. BROCHURE. Je débuterai par un aveu dont j'espère que vous ne me saurez pas mauvais gré. Je ne suis, point colporteur, et cette médaille que je porte n'est qu'un passeport que la police me donne pour m'introduire partout, en portant des livres sous le manteau, et recueillir les anecdotes et les aventures scandaleuses.J'en compose le soir un agenda que je porte au bureau. LE CHEVALIER. Ce métier là est-il bon ? . BROCHURE. Plus lucratif que sûr et honnête. La police me fournit, gratis, les livres que je vends. Cela rend assez ; j'ai du débit. À la vérité, ie ne me charge que de ce qu'il y a de mieux. LA MARQUISE. Avant d'en venir à vos histoires, voyons un peu les livres qui sont dans votre sac. BROCHURE. [Note : Mercure de France : Livre périodique, qui se donnait, à Paris, tous les mois, et qui contenait divers ouvrages d'esprit, avec une courte exposition de tout ce qui regardait les sciences, les arts, l'état civil, politique, etc. de la France. [L]]D'abord, un recueil des articles du Mercure. LA MARQUISE. Fi ! Passez ; il s'en faut peu que déjà je ne baille. BROCHURE. Tant mieux , Madame, ce recueil remplit son objet. LA MARQUISE. [Note : Fatras : Amas confus de choses. Un fatras de papiers, de livres. [L]]Laissons tout ce fatras. LE CHEVALIER. Qu'as-tu encore à nous montrer ? BROCHURE. Cette collection d'estampes choisies, contenant les portraits des courtisannes, abbés, acteurs et comédiennes célèbres, avec des vers analogues au caractère de chaque personnage. LA MARQUISE. Cela pourrait être bon. Voyons. Elle lit.Portrait de Mademoiselle Arnoud, avec ce vers :[Note : Ces deux vers sont extraits de Zaïre, tragédie de Voltaire, Acte V, scène 9. Orosmane, v. 1553-1554.]Est-ce là cette fille,Dont les sons enchanteurs m'ont séduit tant de fois ?Portrait de Mademoiselle Rocour, caressant Mademoiselle Souque, ou Desmahis, ou Contat, ou la jeune Chassaigne, ou la petite l'Ange, etc. avec ce vers : [Note : Citation de Phèdre de Jean Racine, Acte I, scène 3, Phèdre, v.306]C'est Vénus toute entière à sa proie attachée. LE CHEVALIER. Quelles sont ces figures ? BROCHURE. [Note : Allusion éventuelle à Pierre Samuel du Pont de Nemours (1739-1817), homme politique, économiste et entrepreneur.]Celles de deux illustres économistes. Voici le frère... Son nom ne me revient pas. Je sais que celui-là possède tous les secrets du commerce ; car il en a promis pour de l'argent déjà reçu, un recueil en six volumes in-folio. Il gardera le tout, assure-t-on. Voici encore les frères du Pont, de La Croix et autres. LA MARQUISE. Je garderai cette collection, Brochure. Voyons vos anecdotes. BROCHURE. J'ai eu l'honneur de prévenir Madame la Marquise qu'elles sont d'une indécence, d'une vérité surtout à alarmer sa pudeur... et qu'il y en a une des plus fortes qui la concerne. LA MARQUISE. N'importe ; je veux la voir : ce sera quelque imposture. Je suis au-dessus des propos des méchants. Si elle est bien contée , je la pardonne à l'auteur, en faveur de son esprit, et du charme du style. C'est surtout le style qui fait valoir ces gaîtés qui ne font de tort à personne ; parce qu'elles conviennent à tout le monde. Je vous permets, Brochure, d'oublier que vous êtes avec une femme, et comptez moi les choses comme si nous étions ici trois abbés. BROCHURE. [Note : Argus : Synonyme d'espion. SElon la mythologie, Argus avait cent yeux.]Voici un conte nouveau qui ne paraît que d'hier. Vous en étés l'héroïne. L'auteur vous donne, dans un an, un duc, les trois marquis, frères, un vicomte, et par politique, le gros sous-ministre qui vous débarrasse si naturellement d'un argus difficile à congédier. LA MARQUISE. Eh ! Bien, la petite duchesse, n'a t-elle pas eu tous les mêmes ? Et de plus les deux lords ? Son jeune médecin, et son coureur ? LE CHEVALIER. Et son coureur ? LA MARQUISE. Oui, son coureur, tout comme un autre, et de plus son cocher, ses deux valets-de-chambre, et le petit prince Napolitain, sans oublier le grand Maltais, secrétaire de son excellence, très peu excellent au lit avec une femme. LE CHEVALIER. Vous en savez de nouvelles, Marquise ? LA MARQUISE. Sans doute LE CHEVALIER. On vous connait bien aussi, et l'on ne donnait qu'à vous, ce plénipotentiaire si savant, si gauche, qui parlait si bien toutes sortes de langues, et portant de si mauvaise grâce les plus riches habits, dans lesquels il avait l'air d'un rustre endimanché? LA MARQUISE. C'était une passion académique. Il m'adressait des vers latins. LE CHEVALIER. Et vous le pressuriez en grec ? LA MARQUISE. Ce reproche est de l'hébreu pour moi. BROCHURE. Savez-vous, Madame, qu'on marie demain la petite Julie de Florival, âgée de quinze ans, à Monsieur Pondori, le fils du millionnaire Sainte-Names ; mais le chevalier de Mesture a pris les devants ; il a eu la petite, cette nuit. LE CHEVALIER. Le tour est merveilleux, unique : tout Paris le saura, ce soir, par moi. LA MARQUISE. Sans doute, chevalier : il faut que cela se sache, et aille de Paris à Versailles, et de-là dans la province ; que tous les correspondants du père en soient instruits et l'en amusent. BROCHURE. Ce n'est pas tout. Il lui a donné une... la... Comment vous dire la chose ? LE CHEVALIER. Va, Brochure, on comprend à demi mot. BROCHURE. Monsieur de Mesture avait à se venger du petit épouseur qui l'a supplanté, au dernier carnaval, de chez la grosse Margrave de Zamarinskov. LE CHEVALIER. Laquelle, pour peu qu'elle vive, fera cocus tous les hommes de France et d'Allemagne, tous, sans exception. LA MARQUISE. Le beau présent de noces, au lieu d'un pucelage ! LE CHEVALIER. De mieux en mieux, Brochure. Continuez. BROCHURE. Une bonne folie encore. La jolie madame de Kerdonie, dont l'époux est en course, depuis deux mois, sur la frégate du Roi... LA MARQUISE. Eh bien ? BROCHURE. Savez-vous qu'elle est folle du petit violon Bambinello ? Elle s'est arrangée avec ce virtuose. L'italien, qui ne voit rien à cela que de fort simple, nous a conté la chose en plein café, au Caveau, pour mieux établir et vanter la vertu de sa charmante Bretonne. LA MARQUISE. Chevalier, je vous prie de m'écrire tout cela demain. Mon poète, qui fait des vers comme un ange, me rimera ces folies, et nous les ferons circuler.Mais qui vient nous interrompre ? SCÈNE V. La Marquise, Le Chevalier, Brochure, Justine. JUSTINE. Voilà votre chocolat, Madame. LE CHEVALIER. Du chocolat ! À présent ! Oh, cela veut dire quelque chose ! LA MARQUISE. Monsieur le Chevalier, je vous avois supplié de me faire grâce de vos réflexions, qui visent au persifflage. Je prends du chocolat, quand bon me semble, parce qu'il m'est nécessaire : cela ne veut dire que cela, entendez-vous ? LE CHEVALIER. Que cela ? Se penchant près de son oreille. Et je viens de voir sortir à l'instant l'abbé de Guérindal ! Haut.Excusez mes idées ; au surplus je serais fort aise que Justine en eût fait plus qu'il ne vous en faut : j'en prendrais volontiers une tasse aussi ; parce que, comme à vous, Marquise, on me l'a recommandé. JUSTINE. Monsieur le Chevalier s'est levé de bonne heure aujourd'hui ? Il aura beaucoup couru ? LE CHEVALIER. La jolie Justine voudrait-elle pénétrer mon secret ?Vous avez-là, Marquise, une suivante qui, auprès de toute autre femme que vous, pourrait bien être une rivale. LA MARQUISE. Justine, je ne sortirai point d'ici avant minuit. Vous pouvez profiter de cette soirée pour aller voir votre famille. Soyez exacte à vous rendre à l'hôtel. Vous savez que j'ai besoin de vous, parce que Rosalie sera couchée. Elle regarde à sa montre.Comment déjà sept heures trois quarts ! Adieu Monsieur Brochure ; revenez demain : je ne serai pas fâchée d'entendre la suite de vos petites anecdotes sur les femmes de la cour. BROCHURE. Je n'y manquerai pas : à quelle heure Madame la Marquise sera-t-elle visible ? Irai-je à son hôtel, ou au faubourg ? Les trois dernies mots de ce ton fin et malicieux , qui fait entendre tout ce que l'auditeur veut imaginer. LA MARQUISE. Je vous ferai avertir. SCÈNE VI. La Marquise, Le Chevalier. LE CHEVALIER. Mais Marquise, quelle fantaisie donc vous a passée par la tête ? Je vous avoue qu'il me paraît, tout ensemble, étrange et plaisant, qu'une femme de qualité se réunisse à des filles en partie de gaîté, que bien des gens appellent d'un autre nom. Au reste, plus la chose est rare, et plus elle sera amusante. LA MARQUISE. Je ne vous entends nullement. Que signifient ces termes de partie, de filles ? LE CHEVALIER. Cela, je crois, n'a pas besoin de vous être expliqué. C'est plutôt à vous à me donner le mot de l'enigme, qui est, selon toute apparence, la curiosité. LA MARQUISE. Je veux mourir cent fois, si je comprends rien à votre discours. LE CHEVALIER. Sans doute que vous me ménagez quelqu'agréable surprise ? Mais le président de Guibraville qui arrive dans l'instant avec le vicomte de Sarsanne, le Baron de Vesac, et trois filles de l'opéra comique me mettra, j'espere, au fait. LA MARQUISE, effrayée. Que dites-vous, Chevalier ? Le Président arrive avec compagnie ? Cela ne se peut pas ! LE CHEVALIER. Si fait, Marquise ; il m'a prié de prendre les devants pour donner ses ordres. Sans cela, pourquoi voudriez-vous que je fusse ici ? Car, assurément je ne m'attendais guère à jouir du bonheur de vous faire ma cour ce soir, et en petite maison. LA MARQUISE. À quoi bon pousser plus loin cette mauvaise plaisanterie ? LE CHEVALIER. D'honneur je ne plaisante pas ! La chose est telle que je vous la recite, et c'est vous-même qui voulez vous amuser à mes dépens ; puisque je ne vous apprends que ce que vous savez mieux que moi. Le Président m'avait fait mystère... LA MARQUISE. Comment voulez-vous que je vous croie ? Le Président sait que j'ai disposé de sa maison pour tout aujourd'hui. LE CHEVALIER. Marquise, parlez-vous sérieusement ? LA MARQUISE. On ne peut davantage. LE CHEVALIER. Il faut donc, Madame, qu'il l'ait oublié. Car, ce que j'ai l'honneur de vous dire est de la dernière vérité, et vous ne tarderez pas à en être certaine. LA MARQUISE. Vous me le répéteriez cent fois, quE je ne pourrais pas le croire. LE CHEVALIER. Vous en croirez peut-être vos yeux. LA MARQUISE. Serait-il impossible ! On pourrait me jouer ce tour perfide ! Quoi, l'on aurait l'audace de me manquer à ce point ! Me mettre en face de filles publiques. LE CHEVALIER. Savez-vous comment vous tirer de là ? Car il ne faut pas penser à vous en aller. Ma voiture est partie : nous sommes à une lieue des fiacres ; et d'ici à ce qu'on en eût un, le Président et sa compagnie, arriveraient cent fois. Vous n'êtes certainement pas connue des belles qu'amène mon étourdi de cousin ? N'en faites pas à deux, croyez moi ; donnez-vous pour une comédienne de province qui vient débuter à Paris. Vous verrez peut-être avec plaisir, ce qu'à coup sûr, du moins je le présume, vous n'avez jamais vu. LA MARQUISE. Cet expédient est affreux ! Je vois pourtant la nécessité de m'y rendre ; mais au moins, Chevalier, vous me garderez le secret. LE CHEVALIER. Vous pouvez y compter. On entend un bruit de voiture. Voilà notre monde. LA MARQUISE. Allez vite, Chevalier, à la rencontre de vos amis, et prévenez-les, afin qu'il n'arrive point d'équivoque. Vous connaissez le Marquis de Palmareze, qui a le plus grand crédit auprès du Roi ; par conséquent, je serais une femme perdue pour la vie, si cette aventure éclatait, que penseraient mes aïeux, Chevalier, que diraient ces officiers généraux, qui ont versé leur sang pour la patrie, s'ils me voyaient ici avec des créatures ? LE CHEVALIER. Ce qu'ils diraient, Marquise ? Que vous êtes une catin. Le Chevalier prononce ce dernier mot, qu'il est presque déjà sur l'escalier ; ce qui fait que la Marquise ne peut lui arracher les yeux comme il le méritait. SCÈNE VII. LA MARQUISE, seule. Ah ! Je mérite bien cette humiliation ! Ai-je pu m'oublier à ce point ! Je ne sais quel pressentiment... Non, écartons toute idée sinistre. Elle serait déplacée dans ce moment-ci. Puisque le vin est tiré, il faut le boire ; la sagesse même actuellement est d'en prendre jusqu'à perdre la raison, et de laisser tout au hasard, qui, souvent nous tire mieux d'affaire que la prudence. SCÈNE VIII. La Marquise, Le Chevalier, Le Président, Le Vicomte, Necelle, Églante, Le Baron. Un connaisseur habitué à voir les femmes d'un certain genre dans les occasions difficiles de la vie, peut apercevoir, sans beaucoup de peine, sous l'air à moitié agréable, et à moitié sérieux de la Marquise, sa fureur contre le président, qui s'en doute bien, comme on doit le croire ; mais qui, malicieusement, feint de ne s'en pas douter. LE CHEVALIER, en s'adressant à la Marquise. Voulez-vous bien, Mademoiselle, que je vous présente mes meilleurs amis, et leurs amies. À Necelle et Églante. Mesdames, faites connaissance avec la charmante Pamene, une des plus belles voix du royaume. Pamene arrive de Bordeaux, par ordre du Roi, pour débuter à l'opéra. Je me flatte que vous voudrez bien ne pas faire cabale contr'elle, et qu'au contraire, vous lui accorderez votre protection. À ce mot de protection, on aperçoit sur la figure de la Marquise des signes non équivoques de l'amour-propre révolté. Le Chevalier ne s'en est pas servi sans malice.Allons, pour entamer la connaissance, embrassons nous. Tout le monde s'embrasse ; les baisers des hommes aux femmes sont un peu plus prononcés, comme on l'imagine bien, que ceux des femmes aux femmes ; et l'on voit fort aisément la répugnance de la Marquise à se prêter à cette embrassade générale. Aussi le fait-elle d'une manière froide, digne, et même un peu impertinente, qui lui est parfaitement parodiée par Églante et Necelle. Ensuite, le tempérament l'emporte, et petit-à-petit la Marquise devient aussi folle qu'une fille de l'Opéra comique : ce qui n'est pas peu dire. LE CHEVALIER. Eh ! Mon Adeline, qu'en avez-vous fait ? Est-ce que nous ne l'aurons pas ? NECELLE. Non, elle est indisposée, Chevalier, elle m'a chargé de vous faire particulièrement ses excuses. LE CHEVALIER. Je ne les reçois pas. ÉGLANTE. Ma foi, le Palais-Royal était bien maussade aujourd'hui, sur les une heure. Pour arriver à la grande allée, Il m'a fallu traverser une haie de sots curieux, un peuple de freluquets qui se tenaient au passage, pour lorgner toutes les femmes, critiquer tout l'univers ; rien n'est plus insupportable. J'ai manqué ensuite d'être suivie, parce que mes plumes étaient plus hautes et plus fournies qu'à l'ordinaire : je renoncerai à aller embellir les promenades de ma présence. En outre, j'y ai eu rencontré Micéride, dont, partout, l'aspect me déplaît fort. NECELLE. Eh ! D'où te vient ce grand éloignement pour Miceride ? De ce qu'elle a été fort belle ? LE PRÉSIDENT. De ce que peu de femmes ont eu plus d'amants ? Comme elle avait l'âme humaine, et le coeur tendre, peu de femmes ont fait plus d'heureux, et d'aussi bonne grâce. LE BARON. J'ai été du nombre. Je peux parler aussi de Miséride, et en parler pertinemment. LE VICOMTE. Vous ne savez pas comme moi, j'en suis bien sûr, une particularité de sa vie. J'ai été, tel que vous me voyez, dans sa confidence la plus intime. Miceride est d'un naturel si charmant, si facile, que depuis l'âge où elle se connaît, la déclaration d'un galant homme a toujours été suivie de sa récompense. Autrefois elle y mettait une petite condition. Elle exigeait que chaque amant lui fournît une grosse paire de souliers d'hommes. NECELLE. Une paire de souliers d hommes ! ÉGLANTE. Eh ! Qu'en voulait-elle faire ? LE VICOMTE. Semblable à la fourmi, pendant la belle saison, elle amassait pour l'hiver. Ce qu'elle avait prévu est arrivé ; les amants ont disparu avec ses grâces ; mais cependant elle ne chaume pas tout-à-fait de l'aliment nécessaire, en quelque sorte, à son existence. Aujourd'hui, lorsqu'elle rencontre un gros paysan, bien nourri, et mal chaussé, elle le fait entrer chez elle. Elle le conduit dans un cabinet, où tous les souliers sont rangés sur des tablettes ; et lorsqu'elle a trouvé chaussure à son pied, elle les lui cède au prix coûtant. ÉGLANTE. Ah ! Parbleu, vicomte, la première fois que je me trouve avec elle, je lui fais mon compliment sur sa rare prévoyance. LA MARQUISE, sous le nom de Pamène. Et moi j'ai fait un tour, ce matin aux Tuilleries ; il n'y avait presque personne. LE VICOMTE. D'où venez-vous donc, la belle étrangère ? Vos Tuileries sont passées de mode, il n'y a guère que mille ans. LE PRÉSIDENT, à la Marquise, d'un ton un, a ta Marquise, peu persifleur. Vous voilà belle comme Vénus ; on vous prendrait pour elle, si vous étiez aussi volage. LA MARQUISE. Comme le salon est fort grand, et que chacun est assis à une certaine distance les uns des autres : la Marquise , sans parler bas tout-à-fait, mais assez pour ne pas être entendue d'Eglante et de Vecelle, fait connaître au Président qu'elle est vivement piquée contre lui.Ne joignez pas, Monsieur le Président, l'ironie à l'insulte. Ce trait que vous me faites aujourd'hui, est infame. Je ne vous le pardonnerai de ma vie. LE PRÉSIDENT. Je vous passe ce petit mouvement d'humeur : il est à sa place ; et vraiment, Marquise, je m'avoue très indiscret, très coupable d'être dans ma petite maison, sans y être par votre ordre, et pour votre compte. Sans attendre la réponse de la Marquise, il fait une pirouette sur le talon, et va folâtrer tantôt avec Vecelle, tantôt avec Églante, et retourne à la Marquise dès qu'elle est devenue raisonnable. On peut entendre par là tout ce qu'on veut. On croirait faire tort à la sagacité du lecteur, de commenter ce mot raisonnable, qui est très significatif aujourd'hui parmi les amateurs. LE CHEVALIER. [Note : Mantelet : Vêtement léger ordinairement en soie que les femmes mettent sur leurs épaules pour sortir. [L]]Allons , Mesdames , débarrassez-vous de vos mantelets ; vous êtes ici dans la maison de la liberté ; suivez mon conseil. Il fait chaud : vous y gagnerez et nous aussi. LE PRÉSIDENT. Tu parles d'or, Chevalier. Les hommes ôtent les mantelets, et se payent de leurs attentious. C'est en ce moment que la Marquise se détermina à oublier ses titres, prévoyant bien qu'on ne s'en tiendrait pas à ne se défaire que de ses mantelets ; et qu'en pareil cas il est du dernier ridicule d'étre à cheval sur son honneur. NECELLE. En effet, me voici plus à mon aise : j'étouffais. ÉGLANTE. Et moi aussi. NECELLE. [Note : Antienne : Fig. Chanter toujours la même antienne, répéter toujours la même chose. [L]]Ma bonne amie, est-ce que nous ne dirons pas une petite antienne au tapis vert ? LE BARON. Toujours la même. Tu ne saurais être un moment quelque part, que les doits ne te démangent : il faut qu'ils touchent des cartes. NECELLE. Des cartes, ou autre chose. LE CHEVALIER. Polisonne ! NECELLE. Eh ! Mais, sommes nous ici à l'église ? LE VICOMTE. Sans contredit ; il n'y manque, je crois, ni eau : bénite, ni goupillon, ni prêtres, ni autels. NECELLE. [Note : Roi David : dans un jeu de carte le roi David est le roi de pique. [L]]Président, faites-donc venir le grand Roi David. LE PRÉSIDENT. Sonne. On sonne. GERMON. Que veut, Monsieur ? LE PRÉSIDENT. La grande table de brelan, et deux sixains. LE VICOMTE. À quoi jouerons nous ? MARQUISE. [Note : Trente et quarante : jeu de hasard qui se joue avec des cartes ; c'est un jeu de banque ; celui qui amène le plus près de trente gagne ; à trente et un il gagne double ; et à quarante il perd double. [L]]Au trente et quarante, n'est-ce pas, mesdames ? NECELLE. Ma foi, au jeu où ces Messieurs perdent, car je ne joue, moi, que pour gagner. LE PRÉSIDENT. Mais enfin décidez. ÉGLANTE. Volontiers, au trente et quarante. Mais chacun sa main , et rien de plus ; car nous sommes ici pour rire, et non pour emporter des regrets. LE BARON. [Note : Ponte : Au jeu d'hombre, l'as rouge quand on joue en coeur ou en carreau. [L]]Oui, ce jeu là n'exige pas grande attention des pontes, et l'on peut causer d'autant. GERMON, apporte la table, tout le monde s'en approche. Ne faut-il pas autre chose ? LE PRÉSIDENT. Non, cela suffit. Germon sort. LA MARQUISE. Qui donne ? LE CHEVALIER. Je commencerai si vous voulez. LA MARQUISE. Ah ! Non : car vous passez trop. Vous nous ruineriez tout de suite. NECELLE. Passe-t-il dix fois ? LE CHEVALIER. Je vais toujours : je ne compte point. NECELLE. Chevalier, je suis bien aise de faire votre partie. Perdre à beau jeu, ne me déplaît pas. Cependant on défait les jeux : on les mêle ; et sans tirer à qui donnera la main, on fait les honneurs à la Marquise. La partie va son train et la conversation aussi. LA MARQUISE. Mêlez ; Mesdames, les cartes passent. LE BARON. Necelle, j'ai enfin été voir Argentine. Ma foi ! C'est une fille adorable ; au libertinage près, elle a les meilleures inclinations du monde. Les cartes ont fait le tour. LE PRÉSIDENT. Oui, c'est un effet qui circule depuis quelque mois dans la société ; mais qui n'a vraiment de valeur que par les noms et le nombre des endosseurs. NECELLE. [Note : Le Marquis de Viebri est l'anagramme de Marquis de Bièvre (1749-1789) célèbre pour ses calembours.]Voilà le plus mauvais calambour que j'aye entendu de la journée, et cependant j'ai eu dans ma loge tout le spectacle, l'aimable Marquis de Viebri. Les cartes ne sont pas à la passe, à ce qui paraît. ÉGLANTE. [Note : Paroli : Terme de jeu. Fig. Donner, faire, rendre le paroli à quelqu'un, renchérir sur ce qu'il a dit ou fait. [L]][Note : Nurville : Semble être Louis-Paul Bourgevin de la Norveille, écuyer, conseiller du Roi ou l'un de ses deux fils : Charles-Louis et Charles-Pierre.]Moi, Baron, j'ai eu ce matin la visite de Nurville, le beau conseiller. Il était pimpant à son ordinaire : la tête levée, l'air content, il s'applaudissait avec satisfaction, et se trouvait charmant par habitude. Je fais mon paroli. LA MARQUISE. Il tient furieusement au plaisir, à ce qu'on assure. Je passe la main. Elle est par trop mauvaise. LE BARON. Oui, toute la nuit au jeu ; dès le jour, avant le jour même, au palais ; à cheval, et au bois de Boulogne, quand il fait beau, depuis quatre heures jusqu'à sept ; c'est l'heure de la toilette : il paraît ensuite aux trois foyers, et de-là le souper le plus délicieux. Voilà ce qui s'appelle une vie bien remplie, un véritable élu de ce monde. Trente.... et à perruque : cela ne me manque jamais. LE VICOMTE. Sans doute , vous vous êtes entretenu de moi, Eglante ? À qui la main ? ÉGLANTE. Et pourquoi donc ? Est-ce que vous croyez, vicomte, que sans vous il ne saurait y avoir de conversation ? À propos de conversation, avez-vous perdu de vue la dernière que nous avons eue ensemble ? Et cette écharpe, quand viendra-elle ? LE VICOMTE. [Note : Rose Bertin (1747-1813) était le modiste attitrée de la Reine Marie-Antoinette.]J'ai couru tout Paris pour cela : je n'ai rien rencontré de joli. Je suis difficile, il est vrai, sur ces choses ; et la Bertin ne s'y entend pas mieux que moi : je ne veux plus mettre sous cette main. Je joue comme un proscrit. LE PRÉSIDENT. Peux-tu bien t'occuper de pareilles inutilités ? ÉGLANTE. Ma foi, elles valent tout au moins ce que vous faites. Cela ne va pas tant mal. LE PRÉSIDENT. Point d'humeur, Eglante. On sait que le vicomte est un homme à femmes, je lui rends toute justice ; il sait les amuser : il connaît leurs fantaisies. Il prononce ce dernier mot en deux temps : il appuie beaucoup sur la première moitié. LE CHEVALIER. Je crois avoir entrevu hier, à la sortie de l'Opéra, la petite Clinchant. C'est un astre nouveau sur l'horizon ; une fille charmante. Elle folâtre avec le plaisir ; mais elle l'éloigne le plus qu'elle peut de sa véritable destination : goût singulier d'aimer mieux caresser un beau fruit que d'en exprimer la liqueur. Je me retire, toute fois si cela convient au banquier. NECELLE. Comme tu voudras, Chevalier. Belle Pamène, avouez que c'est une jolie chose qu'une petite maison. Quelle liberté il y règne ! Vous n'avez point cette sorte de volupté en province. Je ne gagne pas un coup. ÉGLANTE. On y soupe en tête-à-tête sans scandale. Paroli. LE BARON. Point de ressource plus sûre pour former un engagement avec décence. Toujours la figure ! LE VICOMTE. Oui, une femme qui se respecte ; qui a le coeur tendre, l'esprit libertin, y goûte des plaisirs purs, que n'interrompt jamais l'oeil malin du public. Les maudites cartes ! LE CHEVALIER. En effet, soustrait à une pompe embarrassante, arraché à ces appartements somptueux... NECELLE. Où l'amour querelle et languit sans cesse, n'est-ce pas ? LE CHEVALIER. C'est dans une petite maison, je l'ai expérimenté plus d'une fois, qu'on le réveille, et qu'on le retrouve. NECELLE. Pamène, on y fait renaître ces désirs éteints ou étouffés dans le monde par la dissipation. Je prends moitié, si l'on veut. PAMÈNE. Président, s'il était vrai qu'une petite maison eût cette dernière vertu, qui voudrait en habiter une grande ? ÉGLANTE. Pour sûr, on s'y amuse d'avantage. Ai-je gagné ? LE VICOMTE. Ma foi, je ne sais rien de si charmant que ces petit réduits ; asiles des amours et des plaisirs clandestins. Je perds tout ce que je joue. Je prends l'inverse. LE CHEVALIER. On ne trouve jamais là de parents au degré prohibé ; ainsi, jamais de trouble. La sagesse est consignée à la porte, et le secret qui fait sentinelle, ne laisse entrer que le plaisir et l'aimable libertinage. Necelle, voila la quatrième fois que tu passes. NECELLE. J'en passerai encore d'autres, je l'espère. LA MARQUISE. Vous peignez ce séjour d'une manière séduisante : mais a donner les plus vives inquiétudes à la pudeur. Elle dit ces dernières paroles en souriant. La fortune est contre moi. Il m'arrivera quelque chose de funeste aujourd'hui. LE PRÉSIDENT. Pamène, est-ce que vous croyez aux pressentiments ? Baron, une prise d'Espagnol. LE BARON. En voici. Tu dois le trouver bon, car c'est le marchand arménien qui me la vendu. Que pontes-tu, Eglante ? ÉGLANTE. Deux louis. LE VICOMTE. [Note : Rollet est un procureur du XVIIème moqué par Boileau. Mathan, prêtre de Baal dans la Bible et personnage de la tragédie Athalie de Jean Racine.][Note : VBourvalais, Paul Poisson de : Financier de la fin du règne de Louis XIV. Il s'enrichit considérablement au cour de sa carrière.]Ton arménien est un nouveau converti : on les dit bon chrétien ; mais ma foi, il est arabe avec les curieux. À propos de chrétien, Baron, que fais-tu de ton frère le chanoine ? Sais-tu que c'est un homme d'un mérite rare, ou plutôt qu'il les a tous ? Il est financier comme Bourvalais ; procureur comme Rollet, et bon prêtre comme Mathan. LE BARON. Eh ! Bien, Necelle, que dis-tu de Damis ? NECELLE. [Note : Flandrin : Terme familier. Flandrin, homme grand et fluet. [L]]Qui, votre Damis ? Ce grand flandrin, qui a l'air de penser, et qui donne si bonne idée de lui, lorsqu'il ne dit mot ? Un louis de plus. LE CHEVALIER. Il est temps. Encore cinq louis pour un beau joueur. LE PRÉSIDENT. Ils sont pris. LE CHEVALIER. Je n'ai plus que ce billet noir. Fait-il envie à quelqu'un ? ÉGLANTE. [Note : Banco : Terme de jeu. Faire banco, tenir seul l'enjeu. [L]][Note : Banquo : Personnage d'Hamlet de William Shakespeare. Chef de guerre écossais, il aida Macbeth à conquérir le trône puis fut victime de ce dernier.]Ah ! Pour cela, la physionomie de Damis est une menteuse ; et cet homme, mon cher, n'est bon qu'à être son portrait. Banquo. Du reste, je conviens de tout son mérite, que j'ai entendu louer par quelques vieilles perruques ; mais ce mérite-là n'est du tout propre à inspirer une passion. LE BARON. Mais c'est un honnête homme. NECELLE. Si triste ! ÉGLANTE. Il distille l'ennui. Il met aux choses les plus frivoles une gravité et un sérieux épouvantables. NECELLE. Cela est vrai. Il sue à faire un château de carte, comme s'il bâtissait une ville. LE PRÉSIDENT. Homme essentiel, Mesdames : il sait toutes les nouvelles du jour. C'est lui qui m'apprend les rhumes, les ruptures, les soupers, les couches, et généralement tout ce qui se passe de nouveau à la cour et à la ville. J'aime beaucoup Damis : n'en dites point de mal. ÉGLANTE. Non ; mais vous me permettrez de préférer Damon, que je proclame le héros du jour. C'est un caméléon charmant, qui n'a rien de constant que sa mobilité. C'est le phénix des coulisses. Je vous en demande pardon, messieurs : vous êtes tout aimables ; mais Damon est encore un autre homme que vous. S'il marche, il semble qu'il danse ; debout, il ne pose pas à terre ; assis, c'est avec tant de grâces. Il invente toutes nos modes et les vôtres. Parle-t-on d'une fête, d'une bataille ? Pour lui, c'est la même chose. Toujours il plaisante, persiffle, chante et pirouette. C'est le papillon brillant et léger qui voltige de fleurs en fleurs ; ou plutôt c'est l'homme divin, l'homme par excellence. Ne lui révélez pas mon secret. Voilà tout ce que je vous demande. Damon serait trop dangereux pour mon coeur. LA MARQUISE. Il n'est pas nécessaire d'avertir que de temps en temps les hommes prennent de petites libertés avec les dames, qui leur donnent de petits coups d'éventail sur les doigts ; ce qui ne les corrige pas. Ceci est une fois dit pour toutes, parce qu'il faudrait y revenir trop souvent ; ce qui deviendrait ennuyeux ; car il n'en est pas de ces répétitions comme de celles... on m'entend.Président, vous avez soupé ces jours derniers, avec la comtesse de Dorigny. Elle passe à Bordeaux pour être furieusement amoureuse d'un certain Volnay, fils d'un riche marchand de vin. LE PRÉSIDENT. Qui se croit un Adonis. Il est bien le favori de Bacchus ; mais il ne le sera jamais de l'Amour. NECELLE. Sais-tu, Baron, que sans vouloir dire de mal de ta Nerzeville, ce n'est point là du tout une maîtresse qui te fasse un certain honneur dans le monde. LE BARON. Et pourquoi, je t'en prie ? NECELLE. Il y a cent réponses à faire à ton pourquoi. La première, c'est qu'elle est hors d'âge ; la seconde, qu'elle est effroyablement laide ; la troisième, que sa maison est un tripot ; la quatrième, que non contente de donner à jouer chez elle, elle s'offre à tout venant. Eh ! Bien, irai-je de suite jusqu'à la centième raison. Dis, Baron, je suis prête. LA MARQUISE. Il était temps que le jeu finît, car je n'ai plus le sol ; ma bourse est à sec. NECELLE. Pour moi, je ne me plains pas ; Chevalier, il me semble que vous n'êtes pas dans votre jour de force ? LE CHEVALIER. Il s'en manque du tout au tout. ÉGLANTE. Tant de tués que de blessés, il n'y a pourtant personne de mort. LE BARON. Tu en parles à ton aise, la poche garnie. Necelle et toi, vous êtes nos héritières. NECELLE. Vicomte, vous me devez dix louis. LE VICOMTE. Qui te seront bien payés. NECELLE. Et quand ? LE VICOMTE. Je te les porte demain à ton lever. NECELLE. À toute heure on ouvrira pour vous ; toujours est bien venu qui apporte. LE CHEVALIER. La conversation est un plaisir charmant, surtout, Mesdames, lorsqu'on est en fond d'esprit comme vous, mais encore faut-il quelque chose avec ; et le souper ? Si vous vous en rapportez à moi, ce sera dans le salon ; et pendant qu'on y mettra la table, nous ferons un tour de jardin. Le chevalier sonne, Germon entre. LE PRÉSIDENT. [Note : Architiclin : Terme d'antiquité. Celui qui présidait à l'ordonnance d'un festin. Familièrement. Celui qui organise un repas. [L]]Donne tes ordres, chevalier : je te constitue mon architriclin. LE CHEVALIER. Le couvert ici. LE BARON. Voilà qui est bien trouvé ! Chevalier, tu as des idées tout-à-fait lumineuses. LA MARQUISE. J'approuve fort cette disposition. ÉGLANTE, à Necelle. Qu'opines-tu, Madame ? NECELLE. Je t'opine, comme Madame. Le président offre la main à la Marquise, et tout le monde le suit. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Germon, La Verdure. Ils mettent le couvert, tout en jasant. GERMON. Tout cela peut être ; mais Monsieur le Président m'ennuie à la mort. LA VERDURE. Eh ! Quelle condition peux-tu trouver qui soit préférable à la tienne ? GERMON. Cela est vrai. LA VERDURE. Tu as de l'argent tant que tu veux. GERMON. Jusqu'à présent tous les revenus de mon maître m'ont passé par les mains, et il ne tenait qu'à moi de le ruiner ; mais il n'a besoin de personne pour cela. LA VERDURE. Tu fais la plus grande chère du monde. GERMON. J'en suis las. LA VERDURE. Tu ne vois que des gens heureux. GERMON. Cela devrait être. LA VERDURE. Il est vrai qu'il te faut une discrétion à l'épreuve, qui te pèse peut-être beaucoup ; car ton maître étant de robe... GERMON. Eh ! Pourquoi mettrait-il plus de mystère qu'un autre ? On voit bien, mon ami, que tu as resté quelque temps de suite en province. Tu t'es rouillé, là ? LA VERDURE. [Note : Bonne fortune : De fortune, de bonne fortune, de grande fortune, par fortune, loc. adv. Par hasard, par grand hasard. [L]]À quoi sert donc à Monsieur Le Président d'avoir une petite maison, si ce n'est pour cacher ses bonnes fortunes ? GERMON. Lui ! Il ne les cache à personne. LA VERDURE. Mais il me semble pourtant avoir ouï dire que les petites maisons n'avaient été inventées que pour y venir à la dérobée, et y attendre les femmes que l'on ne peut voir chez elles, sans conséquence. GERMON. [Note : Le Roi Guillemot : personnage de conte de Fées : La Reine des Fées, tiré de "Les Contes de Fées contenant tous les ouvrages en neuf volumes par Madame d'Aunoy, nouvelle édition avec figures" , Nuremberg : Chez Gabriel Nicolas Raspé, 1762. Tome II, pp 138-164.][Note : Dans "Le parc aux cerfs et les petites maisons galantes" on lit : "Le Président de GUIBRAVILLE, le meilleur maquignon de Paris, et l'homme le plus adroit pour parer un coup de fouet ; ce qui lui a été très utile plus de vingt fois dans sa vie. Il n'a jamais lu un livre de droit; mais il a toute la morgue, ou plutôt la fatuité pédantesque d'un homme de robe qui ne sait rien, et qui croit en imposer par des airs. Il est roué comme tant d'autres, qui n'ont pas même l'excuse d'un fort tempérament pour être libertins.]Cela était bon du temps du roi Guillemot. Aujourd'hui une petite maison n'est qu'une indiscrétion de plus : on sait à qui elle appartient, ce qui s'y passe, ceux et celles qui y viennent, comme dans une autre maison, excepté qu'il n'y a pas écrit en lettres d'or sur un marbre, à la porte : Hôtel de Guibraville ; d'ailleurs, c'est toute la même chose. Encore la mode en viendra-t-elle peut-être. LA VERDURE. Apparemment que tu veux te venger. Le train de vie qu'on mène chez ton maître ne s'accorde pas, sans doute, avec tes principes sévères ? GERMON. Non : ce n'est pas cela tout-à-fait qui me dégoute du service de mon Président. LA VERDURE. Quoi donc ? Son ton raide et fat ? En effet, j'ai remarqué que lorsqu'il parle à son monde, on dirait qu'il est sur les fleurs de lis, et qu'il croit représenter le souverain, dictant ses volontés pour lois à la nation. Oui, il fait fort l'important. GERMON. Tu aurais pu dire l'impertinent, et si c'est le meilleur des airs, il faut convenir que mon maître l'attrape mieux que personne. LA VERDURE. Puisque tu me mets sur la voie, je t'avouerai que je déteste fort, quand on m'envoie chez vous. On ne peut jamais voir ton président qu'une heure après qu'on est annoncé ; si on a quelque visite à faire pour son compte, il vous en ôte toujours le temps. GERMON. Il a doublement tort, dans ce cas, puisqu'il a tort envers toi, et la dame illustre de tes pensées ; et puis, il ne sait pas apparemment que le temps qu'il fait perdre à l'attendre est toujours employé à mal parler de lui. LA VERDURE. Ne joint-il pas à son ton suffisant, le ridicule d'affecter de protéger les arts, les sciences, et généralement tous les hommes célèbres ? GERMON. Oui, il a la manie, quand il est avec des gens de lettres, de tout savoir, et ne sait rien. Tout ce qu'il croit être, on l'est pour lui. Il est heureux d'avoir quatre-vingt mille livres de rentes, et le, titre de président, je t'assure. LA VERDURE. Mais crois-tu que mon maître vaille mieux que le tien ? Va, mon ami, ils se ressemblent tous ; qui a fait l'un, a fait l'autre. Et pourtant ils se croient sans défauts, ces petits Messieurs. Au ton dur qu'ils prennent avec nous, ne dirait-on pas qu'ils sont pétris d'un autre limon ? GERMON. Avez-vous eu, lundi, votre dîner de beaux esprits ? LA VERDURE. Oui. LA VERDURE. Et bien que fait-tu de l'Académie française ? GERMON. Et bien que fais-tu de l'Académie française ? LA VERDURE. Est-ce qu'il y a une place vacante ? GERMON. Quoi ! Tu ne sais pas cela ? LA VERDURE. Non. GERMON. Baste ! Nous le savons chez nous depuis huit jour. Montelmar, qui est venu souper, nous l'a appris. LA VERDURE. Sont-ils plusieurs concurrents, cette fois-ci ? GERMON. Oui ; l'abbé de Limot, et Monsieur de Locardeau. LA VERDURE. Oh ! Bien ; la place est pour Monsieur de Locardeau. GERMON. Je n'en crois rien. LA VERDURE. Je l'ai entendu assurer par la duchesse. GERMON. Non , l'abbé Limot sera élu, j'en suis certain. Il dîne chez nous trois fois la semaine : nous le protégeons. LA VERDURE. Dame ! J'avais ouï dire que ce serait l'autre, qui est bien plus connu, et qui est beaucoup plus homme de lettres. GERMON. Tu me la bailles belle ! Ne voilà-t-il pas un beau titre ! Il faut des protecteurs et non des talents ; et l'abbé Limot est porté par ma maîtresse ; dame ! Il faut voir avec quel zèle ; en outre je lui donne ma voix. LA VERDURE. Est-ce que tu fais aussi les Académiciens ? GERMON. Du moins je ne leur nuis pas. J'ai sollicité par la femme de chambre de Madame la Princesse d'Asinica pour le dernier récipiendaire ; et je sais que ma protection lui a été très utile. Je te dirai plus : j'ai su un peu de latin autrefois. LA VERDURE. Comment ! Tu es donc savent ! Tu sais du latin ! GERMON. [Note : Quarante : Académiciens français;]Tel que tu me vois j'ai été jusqu'en troisième exclusivement ; et je compose quelquefois des chansons qu'on chante dans les rues. Je ne désespère pas de me faire recevoir des quarante. On y admet des gazetiers, des journaliers, des journalistes. Je crois qu'un chansonnier les vaut bien. LA VERDURE. [Note : Crapaudine : Manière d'accommoder les pigeons qui consiste d'abord à les fendre, les élargir et les aplatir, de telle sorte que, tout déformés, on a pu les comparer à des crapauds. [L]]Ne m'oublie pas, si tu y entres jamais. J'ai des titres aussi, afin que tu le saches. Je n'ai fait ni tragédies ni comédies, ni farces, ni drames bourgeois ; mais j'en ai affiché pendant deux ans. Toute réflexion faite pourtant, je suis plus pressé de manger. Taches, toi qui es le maître ici, de faire expédier. Je suis presque à jeun : je n'ai bu qu'une bouteille à mon dîner, en mangeant deux pigeons à la crapaudine. GERMON. Je te plains ; car quelque fois on soupe tard ici ; mais va voir s'ils veulent qu'on serve. La Verdure sort. Germon achève seul de mettre le couvert. SCÈNE II. La Marquise, Le Chevalier, LE Président, Le Vicomte, La Baronne, Necelle, Eglante. Le souper est un ambigu : tout est servi en même temps ; les plats sont apportés de la cuisine par l'aide de cuisine jusqu'à la porte du salon, où Germon les va prendre. Il y a quatre servantes aux quatre coins de la table, pour dispenser les valets de servir : ce qui donne toute la liberté dont on a besoin en soupant dans une petite maison. La Verdure allume les bougies : elles sont en grand nombre, comme dans une fête. LE CHEVALIER. Messieurs , il faut larder les dames. On place la Marquise entre le Chevalier et le Président , avec qui elle a fait la paix dans le jardin ; et de suite pour les autres convives. LE PRÉSIDENT. Messieurs, ayons soin de nos voisines, et buvons largement. De la joie, c'est l'âme des repas. LE BARON, s'armant d'une bouteille. Je commence comme je finirai. Messieurs, je vous porte la santé des graces, et je vous la porte en Champagne. LE CHEVALIER, LE PRÉSIDENT, LE VICOMTE. Tope. Ils avalent une ample rasade de champagne. LE VICOMTE. Il me semble, Président, que tu as ordonné qu'on nous fasse grande chère. C'est fort bien fait à toi ; je m'en réjouis, et t'en félicite. Je me sens en bonne disposition de faire honneur à ton souper. LE PRÉSIDENT. Tant mieux : tu rempliras mes intentions. Aux gens.Surtout qu'on pense aux glaces. Les valets sortent et ne rentrent plus pour le service de la table : tout ce dont on peut avoir besoin est sur les buffets. LE CHEVALIER. Que vous servirai-je ? LA MARQUISE. La table est si couverte, que je suis embarrassée pour le choix. NECELLE. Vicomte, donnez-moi la moitié d'une caille. LE VICOMTE. Eglante, veux-tu aussi que je t'en envoie une moitié ?... ÉGLANTE. J'y consens... Non pas ; je mangerai plutôt de ces grenadins. LE BARON. Bon Dieu me pardonne ! Je crois que ce sont là des perdreaux ! Les pauvres innocents ! C'est un meurtre ! Président, on n'en sert nulle part encore cette année. LA MARQUISE. Il les aura fait venir sous chassis avec ses melons. LE CHEVALIER. Il a les primeurs de tout. LE VICOMTE. Ma foi ! Monsieur Fricandeau s'est encore surpassé aujourd'hui. C'est un mortel divin ! Parlez moi d'un excellent cuisinier ! Voilà ce que c'est qu'un homme vraiment essentiel dans un état. LE BARON. Tu as raison. Cela vaut cent fois mieux qu'un bel esprit géomètre, qui pique régulièrement votre table. LA MARQUISE. Le géomètre est infiniment, mais infiniment moins estimable. ÉGLANTE. Sans doute : celui-ci vous mange, et l'autre vous fait manger. NECELLE. Qu'est-ce que c'est qu'un géomètre ? N'est ce pas ce maigre animal dont les cris sont si aigus, qui a toujours l'air de méditer une méchanceté, et qu'on faisait voir, cet hiver, à la Foire Saint-Germain ? LE PRÉSIDENT. Tu ne te trompes pas de beaucoup. On boit. ÉGLANTE. Quelqu'un connaitrait-il ici un certain Monsieur de Genicourt qui m'a fait faire d'assez belles propositions, en cas qu'il les réalise, si je les accepte ? LE BARON. Je ne connais que cette homme à la figure ! Courte, grosse et ramassée ; figure qui va parfaitement à sa taille ; laquelle semble calquée sur son esprit ; mais son esprit ne va à rien. Au reste, il passe pour être fort riche. LE VICOMTE. Puisque tu connais, toi, des gens dont on n'a jamais entendu parler, qu'est que c'est qu'un Champarol et un Rivecenest, auteurs d'un almanach. LE BARON. Ce sont deux grands génies qui sont parfois un tant soit peu bêtes. Ils payent le tribut à l'humanité, et s'en acquittent comme étant bien en fond. Ils sont l'un et l'autre dignes d'indulgence. ÉGLANTE, à Necelle. As tu vu ce matin, au Palais-Royal, Présac et Talman, assiégeant les côtés de Sulmise ? NECELLE. Cette grande flandrine de déhanchée ? LE PRÉSIDENT. Qu'on rencontre partout, et qu'on ne voudrait voir nulle part. ÉGLANTE. Oui ; elle même. On eût dit de ces deux amants, deux chiens qui se grognaient pour un os. LE BARON. Ah ! Cette Sulmise est une bonne âme de femme qui se donne, comme tu dis, Président, à tout le monde ; mais excepté Presac et Talman, personne ne la prend, elle ne peut appartenir qu'à elle-même. LE VICOMTE. Le Panor, le Saint-Christophe des financiers, qui donne toujours... NECELLE. Oui, mais qui donne toujours si mal, de si mauvaise grâce, qu'on reçoit toujours ses dons, sans lui en tenir compte. LE VICOMTE. L'as tu toujours, pour lui appliquer le remède que nous n'aimions guère au collège ? NECELLE. Chut ! On ne touche pas cette corde là ici. Oui, j'ai toujours le Panor. C'est une bonne éponge à presser au besoin. Je la garde. LE BARON. Président, je n'ai point reconnu l'abbé avec lequel tu te promenais vendredi, au Palais-Royal, à la sortie de l'opéra... LE PRÉSIDENT. [Note : Grécourt, Jean Baptiste de (1684-1743) : D'une famille noble désargenté, il devint prêtre puis renonça à la vie ecclésiastique, à Paris, il est l'auteur de contes licencieux et de très nombreux petits écrits. ][Note : Collé, Charles (1709-1783) : auteur de nombreux proverbes et de quelques pièces qui furent jouées à la Comédie française dont "La Partie de Chasse d'Henri IV".]C'est un garçon d'un vrai mérite ; d'un mérite essentiel ; c'est Toldie qui passera au premier jour, de la sacristie à l'évêché. Il fait des contes comme Grécourt, des proverbes comme Collé, il chante comme Chéron, et prêche mieux que beaucoup d'autres. LE BARON. Je t'ai vu un peu en peine des agaceries que t'a fait très publiquement la Minaudière les Pantes. LE PRÉSIDENT. Il est vrai qu'elle m'a un peu embarrassé. ÉGLANTE. Messieurs, avant de vous exposer à en dire du mal, sachez que la Minaudière les Pantes, puisque minaudière y a, est ma cousine de mère , fille et veuve d'un tapissier. NECELLE. Personne, dit on, ma chère amie, n'a mieux fait valoir le métier que ta cousine ; car on assure qu'elle a plus gagné sur un seul canapé, que son père et son mari sur tous les meubles qu'ils ont vendus ; et pourtant ils passaient l'un et l'autre pour être les deux plus grands juifs de leur communauté. J'ai, moi, un peu à me plaindre de ton oncle : c'est lui qui m'a fourni, pour de l'argent, bien entendu, la première chambre qu'on m'ait donnée. LE BARON. Pamene, vous connaissez Belize ? Elle est de chez vous ? LA MARQUISE. N'est-elle pas dévote ? LE VICOMTE. Rien moins que cela. LE CHEVALIER. Son chirurgien vous assurerait le contraire. LE PRÉSIDENT. Son chirurgien ? Ah ! Voici du délicieux ! Le propos devient intéressant. NECELLE. Moi, je l'interromps. Un peu de méchanceté, j'entends de la petite malice, à la bonne heure ; mais point d'indécence. Songez, Messieurs, que vous êtes avec des femmes honnêtes. Réservez toutes ces jolies choses, quand vous souperez avec des Académiciennes de la rue Saint-Nicaise. À Pamène.Madame, vous ne l'êtes pas encore. ÉGLANTE. Tu as raison, Necelle : on voit bien que ces Messieurs hantent quelquefois mauvaise compagnie. Ils s'y gâtent. LE BARON. La plaisanterie est excellente ! En ce cas donc, Mesdames, je vais être très décent dans mon récit. Oh ! C'est une belle chose que la pudeur ! Mais avant de commencer, il serait sage de boire. Verse, Hébé ; je bois à la déesse de la jeunesse ; cela te regarde, Eglante. On boit.Vous allez juger de ma discrétion.Le mari de Belize était absent. Il faisait la guerre aux Corses. LA MARQUISE. Les absents ont tort ; n'est-ce pas Mesdames ? ÉGLANTE. Cela est si vrai, que le mot est passé en proverbe. LE BARON. Il serait trop long de vous détailler la liste de ses amants. Elle essaya tout ; prélats musqués, abbés austères, importants à la mode, auteurs, chanteurs moine. NECELLE. Elle eut donc une ménagerie ? LE BARON. [Note : Jeter le nouchoir : Choisir à son gré, entre plusieurs hommes, celui que l'on préfère. ]Elle ne dédaigna pas même de jeter le mouchoir à la livrée. ÉGLANTE. Et mais ! Un laquais n'est-il pas un homme ? Quand il est jeune, bien fait, et d'une jolie figure, il vaut mieux au lit qu'un maréchal de France. Voilà du moins, dit-on, comme pensent les femmes de la Cour. Vous devez le savoir, messieurs, vous en êtes. LE BARON. Elle touchait, après une année de débordement le plus effroyable, au moment de se réformer. Deux grands yeux bleus, un teint de lis et de rose, une bouche vermeille, une gorge d'albâtre qui invitait à la volupté, À chaque énumération des charmes de Bélize, les convives vérifient que leurs voisines ont tous ces charmes : ils leur rendent hommage par des baisers.Une taille élégante, dix neuf ans, et qui pis est, beaucoup de tempérament : que d'obstacles à la réforme ! On boit. ÉGLANTE. Baron, vous nous faites des contes à dormir debout. LA MARQUISE. En effet, Monsieur le Baron , comment croire l'impossible ? Est-ce qu'on se réforme à dix-neuf ans ? Peut-on même y penser ? Sous un nom connu, vous nous faites une histoire supposée. NECELLE. Que ne nous annonciez-vous tout de suite un roman. LE BARON. Vous n'en apprendrez pas la suite. Aussi bien vous m'interrompez trop souvent. Si c'était pour boire, encore passe. On boit. Mais c'est seulement pour attaquer la vérité des faits que je vous rapporte : cela n'est pas honnête. J'avois pourtant à faire paraître sur la scène un petit abbé qui insulte Bélize dans un bosquet. LA MARQUISE. Ah ! Voyons votre petit abbé ! NECELLE. Les abbés se fourrent partout. LE CHEVALIER. Tu le sais par expérience ? NECELLE. Cette première phrase d'un ton digne.Je ne réponds pas aux mauvais propos. On voit plus d'abbés à notre spectacle que de mousquetaires. ÉGLANTE. Pour moi, je hais les abbés à la mort. Il s'en présenterait un riche comme Cresus, qui m'offrirait sa fortune, que je ne voudrois pas faire avec lui un péché véniel. LE BARON, à la marquise. Vous voulez donc connaître mon petit abbé ? Écoutez. Vous vous représentez facilement une scène de bosquet : pour abréger, venons tout de suite au dénouement. Bélize s'emporte vivement contre l'abbé ; mais l'abbé, loin d'implorer son pardon, se met dans le cas de mériter de nouvelles injures. Comme il est en train d'être insolent, et que Bélize est d'humeur de quereller, elle le gronde jusqu'à trois fois. L'abbé, sensible alors aux choses désobligeantes qu'on lui dit, demande grâce. LE PRÉSIDENT. Je présume que Bélize ne lui pardonne qu'avec peine. LA MARQUISE. Peut-on savoir le nom de cet abbé ? LE BARON. J'ai promis d'être discret ; je ne lève jamais les marques. LE VICOMTE. Comme je le sais, et que je n'ai rien promis, je vais vous le nommer. C'est un certain abbé de Guerindal, fort connu dans ce pays-ci, et dont toute la cour, hommes et femmes, vous donneront des nouvelles. LA MARQUISE. Le rouge lui monte au visage. Heureusement pour elle qu'elle en a beaucoup, et qu'on boit ; ce qui fait qu'on ne s'aperçoit point de sa situation embarrassante.Chevalier, depuis une heure vous n'avez rien dit ? LE CHEVALIER. Moi, j'écoute, et je bois. De quoi voulez-vous que je vous entretienne ? Je ne sais presque aucune des anecdotes des coulisses. Avec volubilité.[Note : On lit dans le "Gazetier Cuirassé ou Anecdotes scandaleuses de la COUR DE FRANCE", 1771, Chapitre "Nouvelles de l'Opéra, Vestales et Matrones", page 25 : Melles Bons, Bouscarelle, de Lorme et quelques autres Vieux grenadiers de l'Opéra, ont embrassé l'état de Mme Gourdan (...)" [i.e. prostituée]][Note : Il a existé une "Catherine Vicentini, fille de l'acteun du même nom (..) fut reçue dans la troupe en 1727." dans le Nouveau théâtre Italien, tome premier, 1753.]Vous parlerai-je de la sèche Risvèle, espèce de chauve-souris, échappée de dessous les petites allées des Tuileries, à qui les vieillards doivent une vive reconnaissance pour son heureuse découverte de l'art de faire servir les cuillères à tout autre usage qu'à manger la soupe ? De la grosse et vieille Bouscarelle a l'oeil cave, aux regards lubriques, qui, pour l'amusement des autres et pour son profit, a toujours chez elle assez bonne compagnie en hommes et assez libertine en femmes ? De Vincentini, la chanteuse, qui apporte toujours ses minauderies, et fait acheter si cher le médiocre plaisir d'entendre une voix passablement agréable ? NECELLE, étend les bras, comme quelqu'un qui va dormir. Je bâille.... ÉGLANTE. Je m'endors. LE VICOMTE. Finiras-tu cette litanie ! Bon dieu, quel flux de langue ! LE PRÉSIDENT. Qui ne sait tout cela ? Que ne nous entretiens-tu de ces dames ? Voilà des sujets qui ne sont pas rebattus... LA MARQUISE. Toujours galant, Monsieur le Président. On boit. GERMON, en remettant un billet au Président. Monsieur, de la part de Mademoiselle Adeline. LE PRÉSIDENT, ouvre le billet, et lit haut. « Je vous félicite sur l'aimable désordre, où je suppose que vous devez être en ce moment-ci ? Et vous préviens qu'avant une heure je compte partager vos amusements ».Allons, Mesdames, buvons à la santé d'Adeline. TOUS LES CONVIVES ensemble. Volontiers. ÉGLANTE. [Note : Couleur Perse : couleur où le bleu domine.]Président, on m'a dit que vous aviez meublé nouvellement un boudoir en perse, qui est la plus jolie chose du monde. LE PRÉSIDENT. [Note : Vin d'Ay : ou Aï. Champagne originaire d'Ay-en-Champagne.]En attendant Adeline, et les grâces, si vous le désirez, nous y passerons, après que nous aurons achevé cette bouteille d'Aï. La bouteille d'Aï achevée, la Marquise, le Chevalier, le Président, Eglante, le Baron se lèvent pour aller voir le cabinet. Ils prennent plusieurs bourgeois qui sont sur les encoignures. NECELLE. Allez ; moi je reste. LE VICOMTE. Je reste aussi. LE PRÉSIDENT. Liberté. Nous vivons ici en république. SCÈNE III. Le Vicomte, Necelle. LE VICOMTE. Sais-tu, sans te flatter, que tu as droit de plaire dès qu'on te voit, et d'être aimée à l'instant. Tu es parée comme un ange : d'honneur ! Ta robe citron est moins fraîche que toi, et cette coiffure... tiens, Nécelle, demande à être chiffonnée. Cet ajustement si leste n'a pas été mis sans dessein. N'est-ce pas ? Le Vicomte devient plus entreprenant, mais avec assez de modestie.Un peu de complaisance , quelques faveurs ? - NECELLE, avec ironie. Ne vous fait-on pas trop languir, Vicomte ? LE VICOMTE. Ah ! Coquine !... Il commence à perdre un peu le respect. NECELLE, d'un ton minaudier, qui n'en impose jamais ; et qui au contraire fait devenir entreprenant. Finissez donc, Vicomte. LE VICOMTE. Comme ces fleurs sont placées ! Cette aigrette est à ravir. Ce bouquet est du meilleur goût. Il est vrai qu'on n'y fait pas seulement attention, quand on regarde la beauté qui pare tout cela. NECELLE. Sans peine mon oreille entend ces choses flatteuses : mon amour-propre s'en accommode très bien. Si la vérité ni empêche de les croire, l'amitié vous en tient toujours compte. Mais, Vicomte, cesserez-vous de me regarder ainsi ? À la fin, voyez vous, ils m'embarrassent, vos regards. LE VICOMTE. Dis plutôt qu'ils te déplaisent, convaincu de mon malheur... NECELLE. Voyez comme il est modeste. LE VICOMTE. Oui, modeste et malheureux. Il lui serre la main. NECELLE. Mais, Vicomte, voulez-vous m'estropier ? LE VICOMTE. [Note : Palatine : type de bague.]Je te demande mille pardons : Je ne croyais pas qu'on put estropier si aisément. C'est donc cette palatine : elle doit te gêner. Pour moi, elle m'importune... NECELLE. Beaucoup ? LE VICOMTE. Beaucoup. NECELLE. Faites vous-en justice. LE VICOMTE. Il profite librement de la permission.La belle gorge ! Qu'elle est ferme, et que les globes en sont placés dans une juste distance. NECELLE. Polisson, ôtez cette main. LE VICOMTE. Laisse moi voir cette bague... NECELLE. Elle n'en vaut pas la peine. LE VICOMTE. Si fait ! Elle lui donne la main. Les jolis doigts ! Qu'ils sont blancs ! Quelle rondeur ! Il les baise de manière a laisser voir clairement que le champagne agit.À ton tour, tu me serres la main, friponne ? Pour moi j'entends, à merveille ce que cela veut dire. Main qui serre vaut quelque chose. Il la baise sur la bouche. Machinalement ils vont tous deux sur le canapé.Ma petite amie, viens sur mes genoux. Elle se met sur les genoux du Vicomte, dont les mains s'émancipent. Necelle fait semblant de vouloir les réprimer, pour augmenter encore les désirs du Vicomte, qui la presse dans ses bras. Elle se défend avec mollesse. NECELLE. Quelle pétulance ! Vous vous fatiguez, mon cher Vicomte : soyez sage. Voilà mes jeunes gens ! Leur feu part comme un coup de pistolet, et s'évapore en fumée. On doit juger que Necelle ne parle ainsi que par crainte. Le Vicomte la fait évanouir ; cette crainte, non par une longue dissertation, mais par un signe auquel la femme la plus incrédule ne peut se refuser. Les baisers de part et d'autre se multiplient à l'infini ; et le tableau de leur situation est des plus pittoresques. Necelle sourit tendrement au Vicomte.Passe ton bras derrière ma tête, et pose ta bouche sur ma gorge. Moi, je vais me saisir de tes armes, [de] crainte que tu ne me blesses. Elle le fait comme elle de dis. LE VICOMTE. C'en est trop ! Je ne puis plus tenir à tant de charmes ! Oh ! Que le volupté ! Je n'en ai encore de ma vie éprouvée une semblable ! Oui, Necelle, tu es une vraie magicienne en amour. Victime charmante de ce dieu, il faut que je t'y sacrifie. Aussi bien te voilà ornée de bandelettes ; et je ne doute pas que tu te ne sois purifiée dans une onde par fumée. NECELLE. Je ne sors jamais sans cette préparation. On trouve tant de sacrificateurs, qu'il est de la prudence d'être toujours prête ! LE VICOMTE. Je te loue fort de cette prudence. Le Vicomte place Vecelle sur l'autel, c'est-à-dire qu'il l'étend sur l'otomane de la manière la plus commode pour être sacrifiée. Elle joint les mains sur sa tête, mais sans la presser. Ses yeux sont fermés, pour ne pas voir le coup qui doit lui être porté ; et cependant sa bouche est un peu entrouverte, comme pour demander quelqu'offrande. Elle est dans une position voluptueuse et de voluptueuse. Le Vicomte lui met le poignard dans le sein, et elle perd toute connaissance, excepté celle du plaisir. Il faut ici une pause. LE VICOMTE. Encore sous le charme, et qui par conséquent n'est point de ceux dont il est écrit : Post coitum animale triste.Ah ! Charmante Necelle, que Vénus t'a d'obligations, et que tu es bien digne de partager les présents qu'on lui consacre ! Tu me donnes une véritable idée du Prothée de la fable. Tu es lion pour le feu, et serpent pour l'art des mouvements ; onde et fleuve pour te dérober, et tu finis par être une mortelle au-dessus de toutes les déesses. Cette scène, comme on l'imagine bien, n'a pas laissé que de durer un certain temps ; et il est d'autant plus aisé de le croire, qu'un mois avant, le Vicomte a été surnommé le serrurier, par la demoiselle Durancy, le plus infatigable fourreau de l'Opéra. NECELLE. Il me semble que nos amateurs se plaisent où ils sont. Ils emploient leur temps. LE VICOMTE. Sur ma parole, ils ne laisseront pas plus de vide à remplir que nous. SCÈNE IV. Le Vicomte, Necelle, Eglante. ÉGLANTE Éclatant de rire, après avoir fixé quelques secondes ces amants heureux, sinon honteux, au moins embarrassés de leur bonheur.Voilà une robe, ma chère Necelle, qui semble avoir été de quelque partie ; et si les yeux du Vicomte ne peignent pas le moment du plaisir, on ne peut s'y tromper, ils marquent celui d'après. Elle regarde l'ottomane, et après l'avoir examinée avec soin, elle dit : Vicomte, si vous faisiez une carte des lieux où vous avec combattu, celui-ci serait marqué en rouge, à coup-sûr. NECELLE. Parbleu ! Il te sied bien de tirer ces conjectures et de ma robe chiffonnée , et de nos yeux qui sont plus que les tiens le miroir de l'innocence. ÉGLANTE. Tiens, crois-moi, ma fille, défais-toi de ces ajustements superflus. Nous ne nous en allons pas tout-à-l'heure ; mets toi en corset, ainsi que moi. Tu trouveras là-haut un assortiment de déshabillés, et tu choisiras. Le Président a une garde-robe de femme, la mieux montée que j'ai vue jamais, et que je troquerais volontiers avec la mienne. LE VICOMTE. Oui, point de cérémonie. Vos grâces, belles dames, en sont plus aimables en négligé : et je le conseillerai toujours à toute femme bien faite, quand elle voudra faire la plus vive des impressions. NECELLE. Qui a un besoin urgent de passer l'éponge sur ce qui vient d'arriver, profite avec une sorte d'empressement du conseil de sa bonne amie.Tu es de bon conseil, Eglante ; aussi bien ma robe me gêne. ÉGLANTE. Mets là sur le lit, où j'ai déposé ma polonaise ; mais garde toi bien d'éveiller le Président qui repose sur la Duchessse. C'est l'amour endormi, dont le sommeil assure l'innocence des bergers. SCÈNE V. Le Vicomte, Eglante. ÉGLANTE. Qui connait le prix des moments, va fermer la porte avec un doigt de verrous, fait un petit saut de caractère ; et sans autre préambule, dit au Vicomte.C'est à moi à qui vous avez affaire maintenant, charmant vicomte. Je vous aime ; le temps est court : le chevalier n'a fait qu'effleurer la matière ; il a commencé le combat ; il faut que vous vainquiez pour lui. Elle dit, et embrasse le vicomte avec vivacité. Lève donc sur moi tes beaux yeux ; qu'ils me disent, si ta bouche ne veut pas le prononcer, que tu ne me hais pas. LE VICOMTE. Il est un peu embarrassé, et l'on se doute pourquoi. Aussi sa réponse n'est elle pas d'un homme qui a l'esprit du moment.Non, je ne vous hais pas. Ce qui veut dire : vous me prenez au dépourvu ; je ne puis vous aimer encore, attendez un moment. Eglante accoutumée, à interpréter de pareils discours, pour hâter l'instant décisif, lui fait les plus irritantes caresses. ÉGLANTE. Tu me baises sans plaisir ; et pendant que mon coeur vole sur tes lèvres, et s'y pénètre de la plus douce des voluptés, tu sembles te refuser au même bonheur, ou être incapable de le sentir. Ah ! Necelle t'a ôté tout ton amour ! LE VICOMTE. N'attribuez point à Necelle ce qui n'est que l'effet de la trop grande chaleur. Il fait si chaud, qu'il n'y a point d'homme, je gage, qui, dans les bras de la femme, non seulement la plus aimable, mais encore la plus aimée, ne se trouvât absolument nul. ÉGLANTE. Tu raisonnes, et je sens. Ah ! Vicomte, tu raisonnes... Parce que je te crois dans l'impossibilité de déraisonner. LE VICOMTE. Ses yeux deviennent plus brillants : ce qui fait concevoir des espérances à Eglante.Ah ! Tu m'insultes ! ÉGLANTE, avec transport, s'apercevant que le vicomte donne des signes de joie. Si tu savais avec qu'elle vivacité je t'aime, tu rougirais, Vicomte, de ne m'aimer que médiocrement. Que dis-je ? Tu ne m'aimes point du tout. LE VICOMTE. Il paraît tout-à-fait sensible au reproche qui est à bout pourtant ; et après un petit moment qu'il reste sans répondre, il repart avec fierté, et même avec cette audace d'un homme insolent qui manque aux femmes, mais qui ne les manque point.Je ne t'aime pas ! Et que fais-je donc ? Conviens que tu es bien injuste. Rien ne m'a jamais été aussi cher que toi : rien ne me le sera jamais autant. ÉGLANTE, avec une certaine langueur voluptueuse. Tu m'aimes bien ? LE VICOMTE. N'es-tu pas pleinement rassurée ? Il me semble... ÉGLANTE. Oui, je suis convaincue. Tu lèves tous mes doutes... Avec emportement. Ah ! Je t'adore ! LE VICOMTE. Tu ne te plains donc plus ? ÉGLANTE, le baise sur la bouche. Ah ! Je te reconnais pour un des plus vaillants chevaliers à qui, jamais jeune Bachelette ait octroyé le gentil don d'amoureuse. Merci. Que tes regards sont vifs et tendres ! Comme ils pénètrent mon âme ! LE VICOMTE. Réponds à mes baisers. Abandonne-moi cette bouche si fraîche, si petite. ÉGLANTE. Puis-je te rien refuser ? Prends-moi dans tes bras : Le vicomte ne se le fait pas dire deux fois.Ah ! Je te serre contre mon sein, et tes yeux fixés, enflammés... LE VICOMTE. Que tu es belle ! Pourquoi, dans cet instant, me parais-tu plus charmante ? C'est que mon coeur est plus près du tien. Que ton haleine est douce ! C'est le parfum de la rose. Souffle-moi la vie. ÉGLANTE. Quel agréable, quel délicieux frémissement... Arrive l'instant définitif. Ensemble. ÉGLANTE. Arrête... de grâce.... Eh ! bien ! sois content... Jouis de toute ma tendresse, et des transports que tu m'inspires... Tu troubles... Tu pénètres... Ah ! sens-tu... Comme je t'aime... Courage... Vite... Je ne me connais plus... Mon âme est prête à me quitter... J'expire de ton amour... et du mien... Je m'affaiblis... Je n'y suffirai jamais... Ah... Dieux... Vicomte... Cher ami... Mon petit roi... Mon tout... Tu m'inondes d'un torrent... de délices... Les cieux s'ouvrent... Je me pâme... LE VICOMTE. Serres-moi bien fort... Redoubles tes carresses... Quels reins mobiles et souples... Je suis tout en feu... Non... Encore.... Encore... Une minute..... Ne précipites pas.... tes mouvements... Que sur ta bouche de rose... Transports divins... Belle Eglante... Enivré... Plongé au sein de toutes les félicités, je ne suis plus à moi... Reçois la preuve... Plaisirs inexprimables... Quel charme ravissant... Céleste volupté... Ma petite amie... Mon coeur... Mon ange... Non, je n'ai point de terme pour exprimer tout ce... Je meurs... Ah !... Ah !... Ah !... Je meurs... Une pause. LE VICOMTE, va ôter le verrou, et revient s'asseoir auprès d'Églante. Ah ! Tu m'as fait éprouver une telle volupté, que je ne crois pas qu'il soit possible de rien ajouter au bonheur que je te dois. Aux grâces et à la beauté, tu joins l'art plus précieux encore de savoir également donner et recevoir les plaisirs les plus célestes. SCÈNE VI. Le Vicomte, Eglante, Necelle, Le Chevalier, Le Baron. NECELLE, regardant malicieusement le Vicomte et Eglante. Cette otomane est singulièrement contagieuse ; on se sent attirer sur elle, comme malgré soi, n'est ce pas, Eglante ? Elle est pour nous comme un aimant : nous y volons comme la paille. ÉGLANTE. Je ne t'entends pas. NECELLE. Voyons tes yeux, et les tiens, Vicomte. Cela suffit. Il faut avouer que ma bonne amie est bien tranquille. LE CHEVALIER. Elle ressemble au grand Condé qui, n'était jamais d'un plus grand sang froid qu'au milieu d'une bataille. LE BARON. Le Président et Pamène reposent. NECELLE. Achevons cette jatte de punch pendant leur absence. LE CHEVALIER. Tu as l'air bien pensif, Vicomte ? NECELLE. C'est quelque chose de plus ; il a l'air respectueux. Avec ironie.Il respecte les femmes, le Vicomte ! LE BARON. Une vérité pourtant démontrée, c'est qu'on n'est malhonnête homme qu'aves une jolie femme. ÉGLANTE. Eh ! Peut-on vouloir du mal à qui nous donne du plaisir ? NECELLE. Moi je sais toujours gré, quand on me débarrasse du cérémonial. SCÈNE VII. Le Vicomte, Eglante, Necelle, Le Chevalier, Le Baron, Le Président, La Marquise. NECELLE. Vous arrivez fort à propos, Monsieur et Madame ; pour vous refaire des fatigues du... du sommeil. Elle prononce ce mot de sommeil avec une sorte de malignité, qui dit tout ce qu'on voudra imaginer.Allons au punch. On se remet a table. La conservation devient générale. On parle de modes, d'étoffes, et l'on finit par la satire de toutes les filles célèbres, et des femmes faisant les filles. Il n'est peut-être pas hors de propos d'avertir que dans cette scène, et la suivante, on parle, on boit, et on se caresse alternativement. Les caressses deviennent d'autant plus vives qu'ont boit d'avantage. Ainsi il ne tiendra qu'aux acteurs et aux actrices de donner à cette scène toute la chaleur dont elle peut être susceptible. ÉGLANTE. [Note : Pouf : Coiffure monumentale mise à la mode par Marie-Antoinette et inventé par Léonard-Alexis Autié.]Necelle, je ne t'ai pas encore fait compliment sur ton pouf : il est délicieux, il te va à ravir. NECELLE. C'est de chez Bollard. LA MARQUISE. Il est cher, le Bollard ! ÉGLANTE. D'accord ; mais on ne voit rien de galant chez aucune marchande de modes, comme chez lui. LE CHEVALIER. Il faut avouer qu'il a fait une belle fortune, avec son invention des plumes. LE BARON. Rien de plus juste que de récompenser magnifiquement les hommes de génie : il a connu son siècle ; il s'est élevé à sa hauteur. LE PRÉSIDENT. Je m'étonne que lés femmes, de Paris surtout, n'aient pas ouvert une souscription, pour lui faire un état de vingt mille livres de rente. Voilà qui eût été digne d'elles. LA MARQUISE. Raillerie à part, les gens comme Bollard sont infiniment utiles : ce sont de petits manufacturiers dans leur genre. NECELLE. Oui ; vive Bollard ! Et les jolis taffetas que Lyon nous a envoyés cette année ! ÉGLANTE. J'en ai choisi un hier à croquer, à se mettre à genoux devant. LA MARQUISE. [Note : Couleur puce : c'est une rouge brunâtre.]Moi, je suis pour la couleur puce. NECELLE. Et moi, pour [c]elle des soupirs étouffés. ÉGLANTE. Moi, pour celle des cheveux de la reine. LE PRÉSIDENT. Aurez-vous bientôt fini, Mesdames, de parler chiffons, modes, et misères semblables ? NECELLE. Misères ! Le terme est choisi ! C'est vous, Président, qui êtes une misère. N'est-il pas vrai, Pamène ? S'adressant à la Marquise. LA MARQUISE. Je ne vous entends pas, Madame. NECELLE. Madame ! Oh ! Vous faites la mijaurée. Prenez que je n'aie rien dit. LE CHEVALIER. De la douceur, Mesdames ; de la douceur ! LE BARON. Non, non, mesdames : dites-vous un peu vos vérités. ÉGLANTE. Ah ! Ah ! Baron, vous voudriez que nous vous divertissions à nos dépens. Cela est un peu fort. Si, d'entendre déchirer les femmes peut vous amuser, adressez-vous au vicomte. Nul n'est plus en état de vous satisfaire. Il connaît son Paris mieux qu'homme de France. LE VICOMTE. Volontiers. ÉGLANTE. J'étais bien sûre de sa bonne volonté à cet égard. LE VICOMTE. À quoi ne se résolverait-on pas, Mesdames, pour vous amuser ? NECELLE. Vous ne ferez aucun effort pour cela. Aussi la moitié des femmes vous détestent, Vicomte : il n'y a qu'un cri contre vous. LE VICOMTE. Tant mieux ! Preuve de mérite. Au surplus, la naïveté n'a jamais passé pour un défaut. Quel grand mal fais-je, lorsque je dis que Cremille a une sorte de négligence dans le caractère, qui l'expose à l'inconvénient de ne savoir pas résister ? LE PRÉSIDENT. [Note : Huronie : Pays des Hurons au Canada.]Vicomte, tu pérores comme un ange. Mais, mon cher, nous sommes ici comme en Huronie : chacun son tour. LE CHEVALIER. Pourquoi l'interromps-tu, Président ? Nous lui donnons notre procuration pour parler seul. LE VICOMTE. Dans ce cas, je vais vous passer toutes nos prinC6SS6ºS , eIl I'eVll62. NECELLE. Ne me parlez point de vos filles d'opéra. On n'y trouve plus que des charmes usés, des gorges étayées , des visages recrépis, de l'ambre, de la lubricité, un faux air de Cour ; ce sont, pour la plupart, des horreurs. LE CHEVALIER. Une charmante créature, c'est Misis. NECELLE. Pour créature, oui : pour charmante, non. ÉGLANTE. Finissez donc, avec votre Misis, que personne ne désire, et qui se prie partout. LE CHEVALIER. Comment, Vicomte ! Tu laisses maltraiter Misis ? Des chevaliers Français, je ne reconnais plus le caractère. LE VICOMTE. Laissez Misis en paix. Voulez-vous que je me salisse la mémoire à me rappeler les gentillesses de cette Messaline ? Eglante, nous diras-tu comment tu as pu te prendre de goût pour Clignac ? ÉGLANTE. Ce fut un coup de foudre. LE BARON. Tu crois aux coups de foudre ? ÉGLANTE. Ne parlons plus de cela ; c'est une affaire oubliée. J'en ai demandé pardon à Dieu ; il faut bien qu'ici-bas on m'en donne l'absolution. À table, ayons pour première maxime de ne nous entretenir jamais de choses tristes. LA MARQUISE. On ne dit rien d'Oradès ? Chevalier, vous la connaissez fort, dit-on ? LE CHEVALIER. Votre dit-on, est là merveilleusement placé. Il est tant soit peu épigrammatique. LE PRÉSIDENT. Qui diantre s'embarrasse d'Oradès,oubliée depuis cent ans ? S'il intéresse tant à Pamène de la connaître, qu'elle s'adresse directement à la police. Ici l'on boit, et l'on prend quelques libertés, chacun selon son goût. LE BARON. Il faut convenir qu'Adeline nous manque cruellement. Nous serions partie-carrée, ef chacun de nous aurait deux baisers à prendre ; moi, je n'en ai qu'un. LE CHEVALIER. Elle nous manque de toutes façons. C'est la meilleure enfant du monde, un vrai boute-en-train. LE VICOMTE. Elle réunit tous les charmes. Elle est du commerce le plus sûr et le plus doux, a un coeur excellent, est un peu coquine, mérite de plus. C'est l'honneur de son sexe, et le plaisir du nôtre. Je ne dirai pas, mesdames, qu'elle est la seule au monde qui réunisse tous ces avantages ; mais je ne crains pas d'assurer qu'il y en a peu avec elle, et vous, qui lui ressemblent. ÉGLANTE. Aimable au possible. LE PRÉSIDENT. Une fille unique, qui fait l'ornement d'un souper, par sa figure enchanteresse, et qui enlève tous les coeurs par ses grâces, et ses saillies ingénieuses. LE BARON. Il y a plus d'une heure que nous avons reçu son billet. Est-ce que l'espiégle ne nous tiendrait pas parole ? SCÈNE VIII. Le Vicomte, Eglante, Necelle, Le Chevalier, Le Baron, Le Président, La Marquise, Adeline, sortant précipitamment d'un cabinet, où elle a tout entendu et tout vu. ADELINE. La voici. Elle est on ne peut pas plus sensible à votre bon souvenir. Elle fait le tour de la table, et donne à tous les convives un baiser sur le front, avec un certain petit bruit des lèvres qui est ordinairement l'écho du plaisir ; elle prend place à table.Vicomte, comment vous trouvez-vous ? N'êtes vous pas un peu fatigué ? Ah ! Non ; un brave comme vous ne se rend pas pour deux assauts. LE VICOMTE. Que veux-tu dire ? ADELINE. Voilà qui est bon ! Vous ne saurez, peut-être pas mieux la chose, vous qui l'avez faite, que moi, qui ne l'ai que vue. LE BARON. Explique-toi plus clairement, si tu veux que nous t'entendions. ADELINE. Ah ! Tout le monde ne manque pas ici de conception comme vous, baron ! LE PRÉSIDENT. Tu embrouilles ton énigme encore d'avantage. ADELINE. Eglante, Necelle, entrerai-je dans des détails ? ÉGLANTE. Comme tu voudras ; car je pense bien que cela ne nous regarde pas. ADELINE. Et si cela vous regardait ? LA MARQUISE. Ne ménagez personne. ADELINE. Non, je prends toujours autrui par moi-même. LE CHEVALIER. Je vois que nous ne saurons rien. ADELINE. Si fait : vous saurez que depuis trois quarts d'heures..... je n'ose déterminer le tems ; il ne m'a point paru long, je suis dans ce cabinet, et que..... Allons, Vicomte, Necelle, Eglante, aidez moi dans ce récit. Il est à votre gloire. Vous seuls pouvez parler dignement de vous-mêmes. NECELLE. N'as-tu que cela à nous apprendre ? Et, mais tu vas répéter ce que chacun de nous a fait, pour ne pas perdre un temps dont nous connaissions le prix. On boit force punch, on badine, on redemande du vin de champagne ; on fait sauter les bouchons ; on casse les verres, et quelques porcelaines. Le baron tire une flute de sa poche, Eglante s'en saisit : elle prélude par des roulades, et joue des airs polissons.Je prends cet instrument à partie. Il blesse la décence, et je soutiens que la manière d'en tirer des sons n'est point honnête. Fi ! On donne des coups de langue... LE CHEVALIER. Je suis du sentiment de Necelle : le sexe ne doit jamais toucher une flute en compagnie. LE PRÉSIDENT. Chevalier, vous êtes scrupuleux ? LE BARON. Il vaudrait mieux qu'un chevalier de Malte ne le fût pas ! LE VICOMTE. Il est bien plus. Tel que vous le voyez, il est dévot. LA MARQUISE. Oui, il ressemble peut-être à Emmanuel VI, roi de Portugal. Ayant fait son sérail d'un couvent de religieuses, il ne s'y rendait jamais, qu'accompagné de son confesseur. ÉGLANTE. Oh ! Je vous aime tous avec la dévotion du Chevalier ! Est-ce qu'il croit seulement à la vertu ? Il a, sur cela, les idées d'un vrai réprouvé ; mais, il accomplit à merveille ses trois voeux : pauvre au lit, obéissant à table, et chaste à l'église ; c'est un religieux à proposer en exemple. LE VICOMTE. Messieurs, c'est assez parler ; chantons. LE CHEVALIER. Bien dit. ADELINE. Oui, il faut prier Madame, Elle indique la marquise. de nous chanter quelque chose. LE PRÉSIDENT. Point de sérieux. ÉGLANTE. Du gai. LE BARON. [Note : Gravelure : Propos trop libre et voisin de l'obscénité. [L]]Une gravelure ; cela se marie à merveille avec le punch. LA MARQUISE. Je ne sais rien. LE PRÉSIDENT. [Note : Savoir le cantique d'Onan : Commettre le crime, le péché, le vice d'Onan.][Note : Onon et Thamar sont des personnages de la Bible.]Vous n'êtes pas de bonne foi. Vous savez le cantique d'Onan et celui de Thamar. LA MARQUISE. J'ai oublié beaucoup de couplets dans l'un et l'autre. LE VICOMTE. Nous vous soufflerons. LA MARQUISE. J'y consens, à condition que ces dames chanteront aussi.. LE PRÉSIDENT. Sans doute. Je vous réponds d'elles : elles ne sont pas bégueules. NECELLE, ADELINE, ÉGLANTE, ensemble. Nous le promettons. ADELINE. Mais avant que l'on commence, permettez que je fasse une réflexion. LE PRÉSIDENT. Fais donc vite. ADELINE. Comment n'avez-vous pas eu la curiosité de savoir ce qui m'a empêché de venir avec mes bonnes amies ? LE VICOMTE. Tu nous diras cela, après que Pamène aura chanté. ADELINE. Non, il faut que je vous raconte d'abord mon histoire, je pourrais l'oublier. LE BARON. Tiens, j'ai dans l'idée que nous n'y perdrions pas beaucoup. ADELINE. Cela peut-être ; mais il faut que je me satisfasse. Désir de fille, comme vous savez, est un feu qui dévore. LE CHEVALIER. Commence donc, expédie promptement. ADELINE. Un moment avant que vous arrivassiez pour me prendre, un homme de la Cour, que je ne puis nommer, m'est venu faire une visite. LE CHEVALIER. Passe les détails. ADELINE. À la bonne heure, quoique pourtant je brille aux détails qui, souvent valent mieux que le fonds des histoires. LE PRÉSIDENT. Point de réflexions : au fait, avocat. ADELINE. Survient un abbé de la connaissance du personnage en question, de la mienne, et de la vôtre aussi, mesdames. Ils se sont, au bout d'un quart d'heure, retirés à l'écart, dans une embrasure de fenêtre : ils jasaient bas. Je commençais à m'impatienter, lorsque le Marquis, haussant la voix, a dit à l'abbé : Mon ami, il y a longtemps que je me doutais que ma femme était comme toutes les autres ; mais je ne l'aurais jamais soupçonnée d'une telle infamie. Je vais trouver le ministre, qui est heureusement à Paris : il ne me refusera pas une lettre de cachet, et avant une heure... Je n'en entendis pas davantage. À ces mots, ils partent ensemble, et moi, charmée de me voir libre, je suis venue moi-même, apporter de ma part, la lettre qui vous a été remise. Je plains la malheureuse. LE PRÉSIDENT. D'où vient donc tout ce bruit ? SCÈNE IX et dernière. Le Vicomte, Eglante, Necelle, Le Chevalier, Le Baron, Le Président, Adeline, La Marquise de Palmarèze, Le Marquis de Palmarèze, un exempt de Police. Les archers s'emparent des portes. LE MARQUIS, en colère ; on peut l'être à moins. Vous ici, Madame ! À l'exempt. Allons, Monsieur, faites votre devoir. L'EXEMPT. De la part du Roi... À ces mots, De la part du Roi, tous les assistants restent dans un étonnement qu'il est plus facile d'indiquer que de décrire. Pour la Marquise, elle n'est pas seulement étonnée, elle est anéantie, pétrifiée, et finit par s'évanouir. Il est aisé de juger que la présence de son mari, dans le lieu, et la compagnie où elle se trouve, ne peut pas produire un moindre effet. LE PRÉSIDENT, au Marquis. Comment, Monsieur, osez vous me manquer au point de faire arrêter quelqu'un chez moi ? LE MARQUIS, furieux. En effet, j'ai bien quelque ménagement à garder avec vous. Mais ce n'est pas ici que je veux vous répondre. Nous verrons si le magistrat, chargé du dépôt des lois, peut impunément s'afficher pour l'instigateur de la honte des plus illustres maisons. On fait revenir la marquise, et aussitôt le marquis dit à l'Exempt :Allons, Monsieur, mettez votre ordre à exécution. Adeline, Eglante, Necelle, sont toutes tremblantes , craignant que l'ordre ne soit contre elles. Elles ne se rassurent un peu, que lorsqu'elles sont certaines que l'exempt n'en veut qu'à la Marquise, qu'elles ont cru jusqu'à ce moment une nouvelle débarquée de province, qui était venue, comme le chevalier le leur a dit, pour débuter à l'Opéra.Emmenez, Madame. Il montre la Marquise. L'EXEMPT. Madame, suivez-moi. Comme le Vicomte, le Chevalier, le président, le baron, font signe de vouloir s'opposer à ce qu'on emmène la marquise, l'exempt leur dit :J'ai l'ordre précis, Messieurs, de vous faire retirer, ainsi que ces demoiselles. Vous vous exposeriez beaucoup, en vous portant à quelque violence. Craignez de vous opposer aux volontés du Roi. Au milieu des débris des verres, des bouteilles, des porcelaines, des sièges renversés, le président, le vicomte, le chevalier et le baron sortent avec Necelle, Eglante et Adeline. LA MARQUISE, à peine revenue à elle. Où va-t-on me conduire ? Qu'allez-vous faire de moi, monsieur ? LE MARQUIS, bouillant de rage. Vous en serez instruite toute à l'heure. L'abbé de Guerindal ne m'a donc point trompé ! LA MARQUISE. Quel nom, Monsieur, venez-vous de prononcer ? LE MARQUI. Celui d'un homme, qui, instruit de vos odieux débordements, et plus jaloux de mon honneur que, vous-même, m'a donné une connaissance que vous payerez bien cher. LA MARQUISE. Eh ! Bien, monsieur, je vois qu'il ne vous a pas tout appris ; je vais suppléer à son silence. Oui, j'ai mille reproches à me faire ; mais le plus grand de tous, c'est d'avoir passé l'avant-dernière nuit, non chez la Maréchale de Vistel, comme je vous l'avais annoncé, mais ici, avec ce même abbé de Guerindal, que vous croyez si fort votre ami. LE MARQUIS, tout-à-fait hors de lui-même. Madame !... Madame !... Si vous dites vrai... Le monstre... Il ne se passera pas vingt-quatre heures, qu'il ne soit enfermé dans un cul-de-basse-fosse. Il ne verra le jour de sa vie ! LA MARQUISE. En vous représentant, Monsieur, qu'un mari, qui nous épouse malgré nous, s'expose, à ce que sa femme fasse quelque chose malgré lui, je ne prétends point me justifier, ni même diminuer ma faute. Croyez que je me méprise, autant qu'il est possible, d'avoir eu la faiblesse de me livrer au plus perfide, au plus vil des hommes ; à celui de tous qui était le moins fait pour que je vous manquasse. Quel que soit le sort que vous ne réserviez, soyez sûr que je ne me croirai jamais assez punie. Non, il n'est rien au-dessous d'une femme sans moeurs, qu'un abbé libertin. LE MARQUIS. Et le proverbe a bien raison : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. LA MARQUISE, avant de sortir de dessus la scène, revient sur ses pas, et s'adressant aux spectateurs, termine la pièce par les vers suivants, qui en font l'épilogue. Avec quelqu'art, messieurs, et d'un pinceau souventGracieux, large, énergique savant, Un auteur inconnu, copiant la nature,De ce siècle pervers vous a fait la peinture.Montrez-vous Vous aimez la gaîté :Sur les moeurs, quand on l'aime, on est moins difficile.Gens de bonne société, Et de la cour et de la ville,Pardonnent à l'impureté,En faveur de la vérité,Et de la pureté du style. CANTIQUE d'ONAN. CHANTEURS DU CANTIQUES. Cantique pieux, en pot-pourri, avec prologue et épilogue, pour la Solennité de la Purification de la bienheureuse Marie, mère et toujours Vierge, par un vicaire de la paroisse S.-Cucufa, de Notre-Dame de Laurette. 1768.De l'égoïste Onan la honteuse aventure. Ira de bouche en bouche à la race future. CANTIQUE. AIR : Chère Annette, reçois l'hommage.Vous avez tous des droits au zèle,Aux talents de votre............Vous en avez, troupe fidèle,Aux fruits de grâce et de salut. Animé d'une foi sincère,Je les cueille pour votre bien ;J'en compose un suc salutaire,Dont peut se nourrir tout chrétien. AIR : Du Vaudeville de Figaro.[Note : Pour donner un peu de mérite à ces couplets, nous les avons réunis ou figurés sur des airs nouveaux, ce qui aidera à les faire chanter.]Je veux, mon cher Auditoire, Puiser mon texte en bon lieu ; Ouvrons l'authentique histoireDu peuple choisi de Dieu.Aujourd'hui de Saint-GrégoireJe ne prétends m'appuyer, Mais d'Isaac Berruier. AIR : Du serin qui te fait envie.Sans tarder, entrons en matière ;Parlons d'Onan, fils de Juda,Rebut de la nature entière,Que Dieu maudit, et fit bien, da ! Car si de ces gens, nés pour l'ombre,Ayant tel goût, vilain défaut,Par malheur ! Naissait un grand nombre,Le monde finirait bientôt. AIR : Jusque dans la moindre chose. .Tu connais l'usage antique, Onan, lui dit son papa,Qui parmi nous se pratique,[Note : Momomotapa : Empire d'Afrique australe. Des Européens crurent que ce Royaume renfermait les mines du Roi Salomon.]Comme au Momomotapa.Tu ne saurais t'y soustraire ;C'est ton obligation : Onan, suscite à ton frèreUne génération AIR : Roulant ma brouette.Si je ne m'abuse,Ces termes sont clairs :Dis, dis tout, ma muse, Mais à mots couverts :Telle est la conduite,Crainte d'ennuyer,Que tint le jésuiteIsaac Berruier. AIR : Mon honneur dit, etc.De la Tharmar, Onan fait son épouse Pour n'exciter le paternel courroux :Juda pourtant dans son compte se blouse.Comment ? Pourquoi, me demandez-vous tous ?Dam ! c'est qu'Onan ne se souciait guère, . (Alors il pensait comme on pense en ce temps )D'avoir des fils, dont un mort serait père,Et n'ètre, lui, qu'oncle de ses enfants. AIR : Avec une épouse chérie.Brillante encor de tous les charmesDu jeune âge et de la beauté ; Belle à faire rendre les armesAu mortel le plus redouté ,Thamar à : on sort résignée,Avec des désirs vifs et doux,Se vit par la loi destinée Au lit de son second époux. AIR : Vous me grondez, etc.Car selon certaine chronique,Qu'on peut croire , ou ne croire pas,Her, ne trouvait de vrais appas[Note : Antiphysique : contre nature.]Qu'au plaisir dit Antiphysique. Or, des femmes, du tout, du tout,Ce n'est là l'ordinaire goût. AIR : Tandis que tout sommeille.Pareille fantaisie !S'excuse, par Jésus !Une fois, mais sans plus, Une fois dans la vie.Car une foisN'est rien, je crois.La première, quoi qu'on en gronde,Peut passer pour une gaîté, Une ivresse de volupté ;Un goût de curiosité : D'un bougre est la seconde. AIR : Monsieur le Prévôt des Marchands.C'est ainsi que l'a décidéUn homme de Dieu possédé : Ce jugement est de principe.Il fut à Paris autrefoisPorté, rendu contre Philippe,Par le Saint Cardinal du Bois. AIR : Adieu , paniers, vendanges , etc.Mais revenons à l'épousée. À l'autel Onan la conduit : On danse jusques à minuit ;D'amour Thamar est embrasée. Même air.La fleur, faute d'être arrosée,Bientôt se dessèche, languit, Qui, plus belle, se reproduit,Grace à la céleste rosée. AIR : L'amitié seule te séduit.Thamar ressemble à cette fleur. .Avec Onan la voilà donc couchée ;Mais pour elle, ô nouveau malheur ! Elle n'en est point approchée.Pas un baiser d'amour ;Pas un mot de retour :Thamar soupire, et cheme dans l'attente,Et n'est pas... et n'est pas contente. Même air.Parle : Qu'est-ce qui te séduit ?Ah ! Parle-moi, dit la Phénicienne.Comment aimes-tu le déduit ?Ta manière sera la mienne.Mon époux ! Cher Onan ! Donne-moi du nanan.Il m'est permis de m'en montrer friande :Je suis jeune, j'aime, je bande.Comme tonne ce docteur AIR : Je suis un pauvre maréchal.Discours perdus. Onan est sourd. Il n'était pourtant point à court,S'il eût voulu, par des tendresses,Aux propos les plus séduisants,Laissant parler, agir ses sens,Répondre aux plus vives caresses, Pique en main,Le vilainVa son train :En silence,À terre il jette sa semence. AIR : Des Pendus. Ah ! dit Thamar, cette actionMériterait punition.Quoi ! quoi ! Tu te branles, Viédaze,Au lieu de verser dans le vase,Dans le vase d'élection. Cette douce libation... AIR : Du Vaudeville de Figaro.N'as-tu pas lu l'onanismeDe l'hypocrate Tissot ?Là, point de charlatanisme,Ni de tour de maître sot. Dans son vertueux cynisme Contre tout masturbateur. AIR : Ô Mahomet ! etc...Le sot Onan reste dans sa démence,De repentir aucunement touché :Le jour, la nuit, le drôle recommence, Et se complait dans son triste péché.Cynique au moins autant que Diogène ,Frustrant Thamar du plus beau de ses droits ,C'est à ses yeux que, sans honte et sans gêne,Comme de femme il use de ses droits. AIR : Du Vaudeville de Tome-Jones.Voilà Thamar joliment régalée !On la pousse aussi trop a bout.Par Her, le traître, elle fut enculée ;Onan se branle, et voilà tout.Elle est chagrine ; elle souffre : elle pleure ; Chagrins et larmes superflus :Cette tendre épouse, à toute heure,Reçoit d'humiliants refus AIR : Du Vaudeville d'Epicure.De qui ? d'Onan. Ordres, prières ;Rien ne peut le faire changer. Chacun, dit-il, a ses manières :Dans ma main j'aime à décharger.Mais il n'en eût pas longue joie.Justice arrive tôt ou tard :Le Seigneur a notre homme envoie . La mort qui le mit à l'êcart. AIR : J'aime bien mieux, etc.Je vous ai, d'après la Genèse,Fait ce récit édifiant ;Vous avez tous, et j'en suis aise,Foi robuste, esprit confiant. Mes chers frères, à Dieu ne plaise !Que je vous en blâme jamais ;J'eus toujours de ce diocèseÀ coeur les chrétiens intérêts. AIR : Faut attendre avec patienceDes suites de maints adultères, Incestes, fornications,Et d'autres semblables misères,Naquit le dieu des nations.Thamar, Rahab, Ruth, BetsabéeFurent ses aïeules, Vraiment ! En tout ceci l'âme absorbée,Doit croire, et croire aveuglément. AIR : De tous les capucins du monde.Loin de nous ces célibataires,Qui, des voluptés solitairesVantent tant l'usage et le fruit ! Voici comme plus d'un raisonne :« Il n'est de mal que ce qui nuit ;Je ne nuis jamais à personne. » AIR : Je suis né natif de Ferrare.« J'agite ma tige grandie,Et de la sève de la vie, Ma main hâte, arrête le cours : Je fais, à mon gré, mes beaux jours. Par aimable et sage imposture,Ainsi de la riche nature,Moi, je vais le but négligeant : Oui, mais je gagne non argent. » AIR : Ah ! que je fus bien inspirée, etc.Lisez le chantre de la Grèce,Vous dira-t-on une autre fois ;Pour une infidèle maîtresse ,Coule à grands flots le sang des rois. Ménélas gardait son Hélène,Si Pâris m'avait ressemblé ; ·On n'égorgeait point Polixène ;Ilion n'aurait pas brûlé ». AIR : La foi que vous m'avez promise.Ah ! Tout cela n'est que sophisme, Et raisonnement captieux.,Absurde système, égoïsmeNon moins coupable qu'odieux.Il nous est, par la sainte bibleOrdonné de multiplier : Faisons-y tout notre possible ;Ayons la foi du charbonnier. ==================================================