******************************************************** DC.Title = LA QUINE, opuscule dramatique. DC.Author = SACY, Claude-Louis-Michel de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Opuscule dramatique DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 12:57:11. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SACY_QUINE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA QUINE OPUSCULE DRAMATIQUE M. DCC LXXVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi. De SACY, Claude-Louis-Michel de À PARIS, Chez DEMONVILLE. Imprimeur-Librairie de l'Académie Française, rue Saint-Severin, aux Armes de Dombes. PERSONNAGES MADAME JOURDAIN, Veuve. COLETTE, nièce de Madame Jourdain. MIGNONNET, amant de Colette. La scène est à Paris. Édition tirée de Claude-Louis-Michel de Sacy, La Quine, opuscule dramatique, dans Opuscules dramatiques, ou Nouveaux amusements de campagne, tome premier, Paris, Chez Demonville, Imprimeur-Libraire de l'Académie française, 1778, p. 111-164. LA QUINE SCÈNE PREMIÈRE. Colette, Mignonnet. MIGNONNET. Ah ! Ma chère Colette, que je suis heureux de pouvoir t'entretenir un moment ! COLETTE. II fera bien court ì MIGNONNET. Bien court, sans doute, au gré de nos désirs. Cependant Madame Jourdain est occupée à consulter son livre de cabale, à calculer, et à prédire d'une manière infaillible les numéros qui sortiront au tirage prochain. Je ne crois pas qu'elle vienne sitôt troubler notre entretien. COLETTE. Oh ! Si elle soupçonnait que nous sommes ensemble, tu la verrais accourir. À son âge être amoureuse et jalouse, cela est-il concevable ? Qu'elle t'aime, au fonds je le lui pardonne. On a un coeur à soixante ans comme à seize ; le coeur meurt le dernier chez nous, et je sens que, quand j'aurais cent ans, je t'aimerais encore : mais qu'elle veuille être aimée, qu'elle croie l'être , cette prétention là est d'un ridicule ! MIGNONNET. Il faut bien que je nourrisse son illusion. C'est à regret que je la trompe. Mais sans cet artifice, il nous serait impossible de nous voir. Je la flatte, j'applaudis à ce qu'elle dit, avant même qu'elle ait parlé. Je lui persuade qu'elle est encore jeune et belle, et il ne faut pas beaucoup d'éloquence pour cela. Mais quand elle me dit : à quand le mariage ? Je me dépite contre mes parents qui différent de m'envoyer leur consentement, et elle croit fermement que je le leur ai demandé. COLETTE. Mais quel est ton dessein ? Plus tu l'enflammeras, plus elle s'opposera à notre union. MIGNONNET. Ma chère Colette, j'espère que ce jour même nous allons être unis. COLETTE. Et sur quoi fondes-tu cette espérance ? MIGNONNET. [Note : Quine : Terme du jeu de trictrac. Coup de dés qui amène deux cinq. Cinq numéros pris et sortis ensemble à la loterie. Gagner un quine. Jouer le quine. Au loto, cinq numéros marqués sur la même ligne horizontale. [L]]Sur un stratagème, dont le succès me paraît infaillible. Ta tante est avare, et c'est la soif de l'or qui lui fait hasarder tant d'argent à la loterie. Elle m'aime beaucoup, mais elle aime encore plus l'argent ; et certainement elle ne balancerait pas entre un quine et moi.: Elle est crédule ; et elle ne se désabuse des calculs de la cabale , que pour prendre d'autres préjugés... Mais déjà je l'entends qui descend. Je n'ai pas le temps de te mettre au fait de cette Comédie. Songe seulement à venir dans un moment annoncer à ta tante un vieillard qui veut lui parler sans témoins. Ce vieillard, c'est moi-même. Tu trouveras dans la chambre voisine mon costume prophétique... Adieu, sauve-toi au plus vite. SCÈNE II. Madame Jourdain, Mignonnet. MIGNONNET. Eh bien, Madame, êtes-vous contente du résultat de vos calculs ? Vous promet-il une ample fortune ? MADAME JOURDAIN. Tu fais bien pour qui je la désire cette fortune, mon cher Mignonnet. Mais elle est bien incertaine encore. Cette maudite cabale me trompe toujours ; je suis bien malheureuse à la loterie, MIGNONNET. Cela prouve que vous serez heureuse en amour. MADAME JOURDAIN. Tu fais bien de qui cela dépend, mon cher enfant. Mais tes parents, n'en as tu point de nouvelles ? Je languis, en attendant leur consentement dont tu as besoin. MIGNONNET. Je ne sais ce qui les retient. Ils m'ont toujours dit qu'ils ne m'uniraient qu'à une femme qui aurait trente ans accomplis. Peut-être quelque jaloux leur aura-t-il écrit que vous n'avez point cet âge ; car l'autre jour au Colisée on vous prit pour ma soeur cadette, et je n'ai que vingt ans. MADAME JOURDAIN. Pour ta soeur cadette, mon cher Mignonnet, pour ta soeur cadette ! Vois comme les traits sont trompeurs : j'ai cependant quelques années plus que toi, et on me prend pour ta soeur cadette ! C'était sans doute l'effet des lumières. MIGNONNET. C'était plutôt celui de vos charmes. MADAME JOURDAIN. Et cette petite impertinente de Colette s'avisa de dire l'autre jour en compagnie que j'ai cinquante-cinq ans ! Si le respect pour les gens chez qui j'étais ne m'avait pas retenue, je l'aurais étranglée. MIGNONNET. C'est l'amour-propre dépité qui lui a dicté ce mensonge... Mais je me charge de la gronder, et de lui apprendre à ne pas faire de pareilles fautes de chronologie. MADAME JOURDAIN. Je ne sais pourquoi tous les hommes la regardent, et lui font la cour. MIGNONNET. C'est qu'il n'y a plus de goût, Madame. On veut une taille fine, une jambe déliée , un petit pied ; qu'est-ce que tout cela ? Voulez-vous voir les véritables modèles de la beauté ? Voyez les statues antiques ! Ont-elles la jambe déliée, la taille fine, le pied petit ? Ou plutôt ne cherchez pas si loin le modèle de la beauté ; Madame Jourdain, regardez dans le miroir, et vous le verrez. MADAME JOURDAIN. Mais ... Tu fais-là une réflexion qui m'enchante. En effet, je trouve que les beautés Grecques et Romaines ne ressemblent en rien à nos beautés à la mode. MIGNONNET. Oui, Madame, je parie que si votre statue était au milieu des plus belles antiques, tous les Antiquaires vous donneraient la préférence. Ah ! je voudrais être le Pigmalion qui travaillerait d'après un si beau modèle ! MADAME JOURDAIN. Il ne faudrait pas un prodige pour l'animer. SCÈNE III. Madame Jourdain, Mignonnet, Colette. COLETTE. Ah ! Ma tante !... Ma tante !... MADAME JOURDAIN. Eh bien, qu'y a-t-il ? Pourquoi cette frayeur ? COLETTE. Un vieillard... Avec une longue barbe... MADAME JOURDAIN. Si c'eût été un jeune homme, il ne t'aurait pas tant effrayée ... Eh bien, ce vieillard ?... COLETTE. Un long nez... Une grande robe brune... Une baguette noire... Ah ! Je crois le voir encore. MADAME JOURDAIN. Eh bien, que veut-il ? COLETTE. Ma tante, il veut vous parler. MADAME JOURDAIN. Eh bien, fais-le entrer. COLETTE. Il a dit qu'il fallait que tout le monde se retire, avant qu'il vous voie. MADAME JOURDAIN. Laissez-moi seule avec lui. À MignonnetMais, mon bon ami, ce tête à tête avec un homme ne te donnera- t-il point d'inquiétude ? MIGNONNET. Vous êtes aussi vertueuse que belle, et votre sagesse m'est un gage de votre fidélité. MADAME JOURDAIN. Parle sincèrement, mon cher ami ; j'aimerais mieux ne pas voir cet homme-là, que de te donner de la jalousie : c'est un cruel supplice , mon cher enfant, et je ne l'ai que trop éprouvé. MIGNONNET. Pourquoi ne croyez -vous pas à ma fidélité comme je crois à la vôtre ? Je me retire ; et tandis que vous ferez avec ce vieillard , je m'en vais gronder votre nièce, et lui apprendre à mieux juger de votre âge. MADAME JOURDAIN , bas à Mignonnet. Prends bien avec elle le ton d'un oncle irrité : tu en as le droit ; j'espère que tu le seras bientôt. SCÈNE IV. MADAME JOURDAIN. Que me veut ce vieillard inconnu ? Si c'était le père de Mignonnet qui vînt lui-même apporter son consentement ! Ah ! Le bon papa, comme je l'embrasserais ! SCENE V. Madame Jourdain, Mignonnet, déguisé en Rabbin, ayant un nez postiche, une longue barbe, des moustaches, et contrefaisant sa voix. MADAME JOURDAIN. Ma nièce avait bien raison de dire que sa figure était effrayante. Mignonnet aurait bien tort d'être jaloux de cet homme-là. À Mignonnet.Que souhaitez-vous, Monsieur ? MIGNONNET. Vous rendre heureuse. MADAME JOURDAIN. Vraiment cela ne serait pas difficile. Mais ce n'est pas de vous que cela dépend. MIGNONNET. Quand vous me connaîtrez, vous verrez que cela dépend de moi. MADAME JOURDAIN. Et qui êtes-vous donc, Monsieur ? MIGNONNET. Je lis dans l'avenir, je commande à la fortune, et je connais l'influence des astres. MADAME JOURDAIN. Il y a déjà bien des charlatans qui m'ont trompée, et je ne veux plus l'être. MIGNONNET. Parlaient-ils hébreu ? MADAME JOURDAIN. Non, Monsieur. MIGNONNET. Parlaient-ils syriaque ? MADAME JOURDAIN. Non, Monsieur. MIGNONNET. Parlaient-ils arabe ? MADAME JOURDAIN. Non, Monsieur. MIGNONNET. En ce cas, vous avez raison de dire que c'étaient des Charlatans. Sans le secours de ces langues-là, il est impossible de commander au sort, et de prévoir l'avenir. MADAME JOURDAIN. Et vous les savez donc, Monsieur ? MIGNONNET. Sans doute : je converse avec les planètes dans toutes ces langues-là. MADAME JOURDAIN. En ce cas, Monsieur, je vous fais mes excuses. Je suis désespérée de vous avoir confondu avec ces charlatans qui prétendent savoir l'avenir, et qui connaissent à peine le passé.. MIGNONNET. J'excuse votre erreur. Voulez-vous que je vous parle hébreu ? MADAME JOURDAIN. Non, Monsieur, je ne suis point une planète, et cela me ferait peur. MIGNONNET. Aimez-vous mieux que je parle syriaque ? MADAME JOURDAIN. Encore moins : tous ces mots diaboliques me font trembler. MIGNONNET, avec emphase. Alla Meth che huth Kan. MADAME JOURDAIN. Finissez, Monsieur, ou je vais crier. Vous allez faire paraître le Diable. MIGNONNET. Non, Madame, je ferais tout au plus paraître votre bon Génie. Mais puisque la présence d'un esprit vous intimide, je laisserai le Génie errer invisible dans ce salon, et je vous parlerai français. Trois millions vous semblent-ils dignes de vos désirs ? MADAME JOURDAIN. Ah ! J'entends cette langue-là. MIGNONNET. Eh bien, Madame, il m'est aussi aisé de vous procurer cette somme que de remuer ma baguette. Voyez-vous cette boîte et ce papier ! Il tire de dessous sa robe une boîte dans laquelle est renfermé du sable chaud, et un morceau de papier sur lequel a été tracé un numéro avec de l'encre de sympathie, de manière que le numéro paraît à mesure qu'on l'approche de la boite, et s'efface lorsqu'on l'en éloigne.Cette boîte est la boîte de vérité, qui renferme autant de biens , que celle de Pandore contenait de maux. Ce papier a été fait de la main des Génies. Quand vous l'approcherez de la boîte de vérité , vous verrez se tracer sur sa surface tous les numéros qui sortiront au tirage prochain. MADAME JOURDAIN. Ainsi, j'aurai le quine ? Ah ! Monsieur, donnez vite le papier, donnez vite... Que je l'approche de la boîte... Donnez donc, ne retenez pas ma curieuse impatience. MIGNONNET. Madame, il n'est pas temps encore de céder à vos désirs. Avant que vous puissiez voir le Quine, il faut répondre aux questions que je vais vous faire. Tout ce que le Génie peut vous accorder à présent, pour affermir votre confiance, c'est de vous montrer se premier numéro qui sortira au tirage prochain. Il approche le papier blanc de la boite, et un numéro se trace en gros caractère. MADAME JOURDAIN. Oh ! Cela est admirable. Dites au Génie qu'il écrive au plutôt le second numéro, et puis le troisième, et puis... MIGNONNET. Je vous ai déjà dit qu'il n'était pas temps. Pour parvenir à voir le Quine écrit sur ce papier magique, il faut avoir le coeur dégagé de tout attachement à la matière, s'élever au-dessus des faiblesses humaines, devenir soi-même. un Génie pur , exempt d'imperfections. Répondez-moi donc sincèrement ; dites-moi la vérité, et ne forcez pas le Génie à venir lui-même me la dire à l'oreille. Commençons par la plus honteuse des faiblesses ; l'amour ne règne- t-il pas dans votre coeur ? MADAME JOURDAIN. Vous me faites-là, Monsieur, une question embarrassante. Que j'aime ou que je n'aime pas, qu'est-ce que cela fait au Génie ? Les Génies sont-ils jaloux ? MIGNONNET. Répondez, ou le Génie va répondre pour vous. MADAME JOURDAIN. Eh bien, Monsieur, je vous avouerai.... Mais cet aveu est-il bien nécessaire ? MIGNONNET. Indispensable. MADAME JOURDAIN. Mais il est pourtant bien dur... MIGNONNET. Je vois le Génie qui s'approche et qui va parler. MADAME JOURDAIN. Eh bien, je vais vous avouer tout. Mais le Génie ne m'entendra-t-il point ? MIGNONNET. Qu'importe qu'il vous entende ? Il fait tout ce que vous allez me dire ; rien n'est caché pour lui. MADAME JOURDAIN. Cependant un témoin de plus me gène, me fait rougir. Je ne puis souffrir un tiers quand je suis dans le tête à tête. Ne serait-il pas possible que le Génie s'éloignât un peu ? MIGNONNET, fait un signe avec sa baguette. Il est déjà à plus de cent lieues d'ici ; je le rappellerai quand il me plaira. Parlez maintenant. MADAME JOURDAIN. Eh bien donc, je vous avouerai en confidence ... Mais soyez discret, au moins. MIGNONNET. Je fais profession de l'être. MADAME JOURDAIN. Je vous avouerai donc qu'un jeune homme, nommé Mignonnet, est devenu amoureux de moi ; je dis, amoureux fou. MIGNONNET. Je vous interroge sur vos faiblesses, et non sur celles des autres. Répondez sans détour : aimez-vous ce jeune homme ? MADAME JOURDAIN. Il a bien fallu prendre pitié de son tendre martyre. Je ne saurais voir souffrir les malheureux. Si je ne lui avais pas rendu tendresse pour tendresse, il se serait tué de désespoir. MIGNONNET. Je me suis aperçu de votre passion, à la promptitude avec laquelle le Génie s'est enfui d'un séjour profane et indigne de lui. Il a fait plus ; de sa main toute-puissante il a effacé le chiffre qu'elle avait tracé sur ce papier. Les Génies ne s'intéressent point aux âmes esclaves de l'amour. Il faut renoncer au Quine ou à Mignonnet, il n'y a point de milieu. MADAME JOURDAIN. Cesser d'aimer Mignonnet ! Cet arrêt est bien cruel. Ne serait-il pas possible de composer ?. Par exemple, que je conserve mon amant, et que je n'aie qu'un Quaterne au lieu d'un Quine ? MIGNONNET. Non, Madame, il n'est point d'accommodement avec les Génies. Ou cessez d'aimer Mignonnet, ou vous ne verrez pas un seul numéro sur le papier magique. MADAME JOURDAIN. Eh bien donc, je m'y résous. Mais si ce pauvre Mignonnet, dans son désespoir, vient s'égorger à mes yeux... MIGNONNET. Ne craignez rien. II se consolera, Madame, il se consolera ; les temps romanesques sont passés. MADAME JOURDAIN. Au fonds, vous m'ouvrez les yeux. Ce Mignonnet n'a d'autre mérite que ses vingt ans, ses beaux cheveux blonds, sa jolie figure ; mais du reste, c'est un petit vaurien, plein d'amour-propre, négligent, entêté, menteur. MIGNONNET. Je vous ai déjà dit de parler de vos faiblesses, et non pas de celles des autres. Vous me promettez donc de renoncer à Mignonnet, de ne plus l'aimer ? MADAME JOURDAIN. Oui, Monsieur. MIGNONNET. Êtes-vous bien sûre de votre coeur ? MADAME JOURDAIN. Oui, Monsieur. Trois millions ! Que d'or ! Quelle fortune ! MIGNONNET. Mignonnet ne vaut pas trois millions, n'est-ce pas ? MADAME JOURDAIN. Oh ! Non certainement : car c'est un petit être pétri de défauts ; et quand j'y songe, je ne conçois pas comment cette ridicule passion a pu naître dans mon coeur. Car enfin si vous connaissiez à fonds le caractère de ce petit drôle, vous verriez que c'est le plus... MIGNONNET. Encore une fois, Madame, ce penchant à médire est encore une faiblesse dont il faut vous corriger , si vous voulez atteindre au Quine, et prévoir l'avenir. Songez à vous rendre parfaite, et ne vous occupez point des imperfections des autres... Vous me promettez de ne plus aimer Mignonnet ? MADAME JOURDAIN. Oui, Monsieur. MIGNONNET. Je compte sur votre parole. Je vous laisse la boîte de vérité et le papier magique. II substitue et lui donne un autre papier sur lequel on n'a rien écrit.Adieu, je reviendrai vous voir. MADAME JOURDAIN. Monsieur, comptez sur ma reconnaissance. MIGNONNET. Vous m'offensez en m'en parlant. Sachez que je puis faire de l'or. Et que je le dédaigne. Rendez-vous digne de la faveur des Génies ; étouffez une passion qui vous avilit ; c'est la seule reconnaissance que le Génie et moi nous attendons de vous. SCÈNE VI. MADAME JOURDAIN, seule. En vérité, cet homme-là est étonnant ! Et qu'on me dise encore qu'il n'y a point de Génies ! Je l'ai pourtant vu ce numéro se tracer sur ce papier ; j ai même un peu entrevu l'ombre de la main du Génie , une certaine vapeur... la... Ah ! Comme je vais rabattre le caquet de nos Esprits forts, et surtout celui de Mignonnet, qui fait le Philosophe, et ne croit point aux Esprits !... Mais quoi ! Abandonner ce pauvre enfant !... Son désespoir, ses reproches, ses larmes !... Je ne puis soutenir cette idée... Cependant trois millions ! Trois millions, pour un écu !... Ne serait-il pas possible d'attraper le Génie ? Il me semble... Oui, fort bien... La ruse est excellente. Oh ! Parbleu, Monsieur le Génie, vous ne serez pas plus fin que moi. SCÈNE VIII. Madame Jourdain, Mignonnet. MADAME JOURDAIN. Eh bien, mon cher Mignonnet, ma longue entrevue avec cet homme-là ne t'a-t-elle point inquiété ? MIGNONNET. Bon ! À son âge s'aviserait-il d'être amoureux ? MADAME JOURDAIN. Oui, sans doute. MIGNONNET. Et il a osé vous déclarer sa passion ? MADAME JOURDAIN. Certainement... Il m'a dit qu'il se mettait au rang de mes esclaves, qu'il brûlait de la flamme la plus vive ; mais, qu'à son âge, tout son espoir était de mourir d'amour à mes pieds. MIGNONNET. Il vous a dit cela, Madame... À part.Ajouter le mensonge à la coquetterie, ce charme lui manquait. MADAME JOURDAIN. Que dis-tu là entre tes dents ? MIGNONNET. Je dis que je vais me couper la gorge avec le fat suranné qui ose tenter de m'enlever votre coeur. MADAME JOURDAIN. Quoi ! Te battre avec un vieillard, dont la main tremblante pourrait à peine soutenu une épée ? MIGNONNET. Eh bien, nous nous battrons au pistolet ; à son âge, comme au mien, on peut se servir de cette arme. MADAME JOURDAIN. Ah ! Mignonnet, que vas-tu faire ? MIGNONNET. Ce que je dois. Vous me retenez en vain. Il ose vous aimer ! Nous verrons s'il osera vous conquérir. MADAME JOURDAIN. Au nom de notre amour... MIGNONNET. Non, laissez-moi. MADAME JOURDAIN. Malheureux ! Sais-tu que c'est le sang de ton bienfaiteur que tu vas répandre ? MIGNONNET. Mon bienfaiteur ! Lui ? Quand il veut me ravir votre coeur ! MADAME JOURDAIN. Oui, c'est ton bienfaiteur. Écoute, et calme-toi. MIGNONNET. Parlez, je vous écoute ; mais je saurai le retrouver, cet indigne rival. MADAME JOURDAIN. Quelle serait ta surprise, mon cher Mignonnet, si tu te voyais bientôt possesseur de plusieurs terres, logé dans un hôtel superbe, entouré d'un domestique nombreux, porté dans une voiture élégante â côté de ta tendre épouse ? MIGNONNET. De tous ces biens-là, votre coeur est le seul qui me flatterait. MADAME JOURDAIN. Plaire est beaucoup sans doute : mais la fortune est quelque chose. Eh bien ; mon ami, tous ces trésors, tous ces biens, c'est ce vieillard qui nous les apporte ; et tu veux l'immoler à ta vengeance ! MIGNONNET. Que me dites-vous ? MADAME JOURDAIN. Ce qui me reste à te dire est bien plus étonnant. Tu refuseras de le croire. Montrant le papier que le faux vieillard lui a laissé.Mais j'ai dans mes mains de quoi te convaincre. Tu vas nier sans doute qu'il y ait des Génies, que ce vieillard converse avec eux ? MIGNONNET, riant. Ah ! C'est encore un charlatan. MADAME JOURDAIN. Mais enfin, si je te disais qu'il m'a fait voit mon Génie, comme je te vois ?... MIGNONNET. Comme vous me voyez, Madame ? MADAME JOURDAIN. Pas tout-à-fait aussi distinctement ; car un Génie on ne le voit pas, on l'aperçoit. Mais enfin je l'ai très bien aperçu. MIGNONNET. Effet de la prévention. MADAME JOURDAIN. Si j'ajoutais que j'ai parlé au Génie, qu'il m'a répondu ? MIGNONNET. Il vous a répondu ? Et que vous a-t-il dit ? MADAME JOURDAIN. Je ne l'ai pas trop compris. Je ne sais pas encore bien sa langue. Mais je fuis très-íure qu'il m'a parlé. Que peux-tu répondre à cela ? MIGNONNET. Que ce sont des visions. MADAME JOURDAIN. Et si je te faisais voir le Génie de tes deux yeux, tu serais bien étonné ? MIGNONNET. Oui, sans doute. MADAME JOURDAIN. Eh bien, dans un moment je te ferai voir la main du Génie qui tracera sur ce papier le premier numéro qui sortira au tirage prochain. MIGNONNET. Ah ! J'entends, votre vieillard est un cabaliste ; c'est à-dire, une dupe ou un fripon. MADAME JOURDAIN. Pèse donc mieux tes paroles ; si le Génie t'entendait , il pourrait bien te tordre le cou. MIGNONNET, riant. Cela serait plaisant. MADAME JOURDAIN. Pas si plaisant. Écoute ; mais retirons-nous dans ce coin, et parlons bas, de peur que le Génie ne nous entende. Ce vieillard, pour premier coup-d'essai, m'a fait voir le premier numéro qui sortira au tirage prochain ; je verrai bientôt les quatre autres. Je ferai ma mise d'un écu, et j'aurai un Quine de trois millions. Mais le cruel a exigé une condition bien dure ; il veut que je cesse de t'aimer, il me menace de m'ôter la faculté de prévoir les numéros qui sortiront, si je t'aime encore. J'ai promis de ne plus t'aimer ; mais j'ai fait une restriction mentale. Tu t'éloigneras de chez moi jusqu'au tirage prochain. Pendant ces trois jours , je ne songerai plus à toi : puis, quand mon Quine fera sorti, quand mes trois millions me seront payés, je t'aimerai de nouveau, et je t'épouserai. MIGNONNET. Et une femme raisonnable croit à toutes ces chimères ! MADAME JOURDAIN. Je vois bien pourquoi tu feins de n'y pas croire. C'est que tu crains de passer trois jours sans me voir : trois jours d'absence seront trois siècles pour toi. Mais, mon ami, trois millions, songes-y bien, trois millions ! MIGNONNET. Mensonges, fables, absurdités que tout cela. MADAME JOURDAIN. Allons , je vois bien qu'il faut te convaincre. Si tu ne m'en crois pas, tu en croiras tes yeux. Vois-tu cette boîte ? C'est la boîte de vérité. Je vais en approcher ce papier. Il est blanc comme tu vois , et ne porte la trace d'aucun caractère. À haute voix.Au nom du Génie qui daigne me protéger, et auquel je jure de ne plus aimer Mignonnet. Bas, à Mignonnet.Jusqu'à ce que mes trois millions me soient payés. j'ordonne au premier numéro qui sortira au tirage prochain, de se tracer sur ce papier... Eh bien !... J'ordonne au premier numéro... Je ne vois rien... Il me semble pourtant apercevoir : mais non, il n'y a rien ; le papier est toujours blanc... Voyons... Approchons-le plus près de la boîte... Tentative inutile... Rien ne paraît. MIGNONNET. Eh bien, Madame, je vous disais bien que ce vieillard était un fourbe. MADAME JOURDAIN. Mais je l'ai vu ce-numéro ; je te dis, je t'assure que je l'ai vu. Qui peut donc empêcher l'effet de ce charme... Mon cher Mignonnet, cours après ce vieillard, ramène le, qu'il revienne. Mais ne vas pas le que relIer. M'aimer n'est pas un crime ; et quand je lui ai fait l'éloge de tes belles qualités... MIGNONNET, à part. Fort bien. MADAME JOURDAIN. Il est convenu qu'en te quittant, je ne devais pas songer à lui. MIGNONNET. Il me semble que je l'entends qui crie, qui gronde, qui tempête dans l'antichambre. MADAME JOURDAIN. Je n'entends rien. MIGNONNET. Oh, je l'entends bien, moi, et j'y cours. SCÈNE VIII. MADAME JOURDAIN, seule. Le Génie ne nous aurait-il pas entendus ? Ne serait-ce pas mon artifice qui aurAit empêché l'effet du charme ? Que faire ? Que devenir ? Abandonner Mignonnet ! Renoncer à trois millions ! Amour, fortune, que vous êtes cruels tous les deux ! SCÈNE IX. Madame Jourdain, Mignonnet déguisé en vieillard. MIGNONNET, furieux. Ô complot horrible ! Ô fourbe abominable ! Ô parjure digne de l'exécration de tous les siècles ! MADAME JOURDAIN. Hélas ! Monsieur, qu'avez-vous donc ? Qui peut vous avoir inspiré une telle fureur ? MIGNONNET. Qui peut me l'avoir inspirée ? Vous osez le demander ! À l'instant où vous prétendez tromper le Génie bienfaisant qui allait vous combler de biens ? Au moment où vous complotiez avec Mignonnet lui-même de ne plus vous aimer jusqu'au tirage, et de vous épouser ensuite ? MADAME JOURDAIN. Que voulez- vous, Monsieur ? Quand je lui ai dit qu'il fallait renoncer à moi pour la vie, animé d'un sombre désespoir, il a tiré son épée, a mis la pointe contre son sein. MIGNONNET. Vous osez soutenir qu'il a tiré son épée pour se tuer ? MADAME JOURDAIN. J'ai vu du moins le moment où il allait le faire. À part.Le maudit vieillard ! Il sait tout ; et Mignonnet sera encore incrédule ! MIGNONNET. Pensez-vous qu'on trompe le Génie? Je l'ai rencontré à deux pas d'ici ; il m'a dit tout ce qui s'était passé dans votre entrevue avec Mignonnet, et voici ce qu'il a ajouté. « Si elle consent à ne plus aimer Mignonnet, à le marier avec sa nièce, je lui pardonne. Si ces deux conditions ne sont pas remplies aujourd'hui, je jure une persécution éternelle, à la tante, à la nièce, à Mignonnet ». MADAME JOURDAIN. Quoi ! Monsieur, le Génie exige que je marie Mignonnet à ma nièce qui ne l'aime pas ? MIGNONNET. C'est pour le punir d'avoir insulté les Génies, et de n'y pas croire. Au reste, vous avez entendu l'Oracle. C'est à vous de choisir ; ou trois millions, ou une persécution qui n'aura d'autre terme que celui de votre vie et de celle de Mignonnet. Adieu. SCÈNE X. MADAME JOURDAIN. Allons, je vois bien qu'il faut m'y résoudre. Au fond, ce vieillard me rend peut-être un service essentiel. Ce Mignonnet est un petit volage que l'Amour m'a apporté sur ses ailes, et que l'Hymen emportera de même. Allons, il faut y renoncer. J'aurai de plus le plaisir de chagriner ma nièce, en lui donnant un mari qu'elle n'aime pas. SCÈNE XI. Madame Jourdain, Mignonnet, Colette. MADAME JOURDAIN. Mon cher Mignonnet, quel coup affreux ! Il faut nous quitter. MIGNONNET. Nous quitter ! Ah ! Dieux ! Est-il possible ì MADAME JOURDAIN. Si tu ne renonces pas à moi , les Génies me persécuteront toute ma vie. MIGNONNET. Ciel ! Ou cesser de vous aimer, ou être cause de votre malheur ! Cruelle alternative ! MADAME JOURDAIN. Ils sont bien cruels, ces Génies ! Ils exigent que tu épouses ma nièce pour rompre toute liaison entre nous ! COLETTE. Quoi ! Ma tante, vous voulez que j'épouse Monsieur, qui tantôt m'a grondée, qui m'a dit des choses si dures ! MADAME JOURDAIN. Il le faut, ma nièce, ou je suis perdue. COLETTE. Ma tante, je me sacrifie pour vous. MIGNONNET. Et moi de même, mais ce n'est pas sans effort. MADAME JOURDAIN. J'espère que, si tu n'as plus pour moi toute la passion d'un amant, tu auras au moins la tendresse d'un neveu. À part.Au fond, trois millions valent bien un amant comme celui-là. ==================================================