******************************************************** DC.Title = LA BELLE ALPHRÈDE, COMÉDIE DC.Author = ROTROU, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:06:42. DC.Coverage = Algérie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROTROU_BELLEALPHREDE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86221232 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA BELLE ALPHRÈDE COMÉDIE M. DC. XXXIX. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. DE ROTROU Achevé d'imprimer pour la première fois, le 27. Janvier mil six cent trente-neuf. Représenté pour le première fois en 1635. Ma chère SYLVIE, Je vous fais un mauvais présent, après l'avoir si longtemps différé, mais enfin il vaut mieux donner peu, que rien du tout. Ce qu'on donne est toujours précieux quand il part du coeur, ou plutôt on ne peut plus rien offrir de précieux après avoir donné le coeur même. Vous savez combien absolument vous possédez le mien, et vous feriez tort à la plus véritable affection, qui fut jamais, si vous doutiez de l'Empire que vous avez sur moi. Ne recevez donc mon Alphrède que comme un divertissement d'une heure que je vous envoie, si vous la trouvez belle, vous pourrez croire aussi, que sa beauté est naturelle, que le Théâtre ne lui en a point donné, et que les fautes de l'impression lui en ont beaucoup ôté : telle qu'elle est, elle est de moi. Et vous me souffrez assez de vanité, pour que je croie, que tout ce qui en vient, vous est agréable. Je vous parle sans artifice, comme vous voulez que soient nos entretiens, et comme sincèrement, et sans fard, Je suis Ma chère SYLVIE Votre très humble, et très fidèle serviteur ROTROU. ACTEURS RODOLPHE, serviteur d'Alphrède. ALPHRÈDE, maîtresse de Rodolphe. ISABELLE, maîtresse d'Acaste et de Rodolphe. ORANTE, soeur d'Isabelle. ACASTE, frère d'Alphrède. FERRANDE, confident fanfaron. CLÉANDRE, confident d'Alphrède. AMYNTAS, père d'Alphrède. EURYLAS, père d'Isabelle. ÉRASTE, amoureux d'Isabelle. I. ARABE. AUTRES ARABES ET VALETS. LES DEUX AMIS D'ÉRASTE. [OLÉNIE]. [La scène est près d'Oran, puis près de Londres.] ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Alphrède, Cléandre, sur le bord de la mer regardant le débris d'un vaisseau. ALPHRÈDE. Alphrède, enfin le Ciel, par un dessein visible,Rompt tes prétentions pour ce bel insensible ;En vain tu suis les lois d'un enfant obstiné,En vain contre les Dieux ton coeur s'est mutiné ;Jamais d'heureux succès ne suivront tes attentes, Et leur pouvoir détruit quelque effort que tu tentes ;N'ont-ils pas ces auteurs de tes cruels tourments,Contre une simple fille armé des Éléments,Neptune écume encor de la rage homicideDont il veut t'empêcher de suivre ce perfide ; À peine as-tu sur l'eau ses vaisseaux aperçus,Que d'un soudain courroux les vents se sont émus,Et qu'Astres, Éléments, flots, vents, grêle, et tonnerre,Tous d'un commun effort t'ont déclaré la guerre.Les airs se sont troublés, le tonnerre a grondé, Les vents d'un soin aveugle ont ton vaisseau guidé,Et ton esprit confus sur ce triste rivage,Est à peine remis de la peur de l'orage,La mort à tous moments se présente à tes yeux,Prête d'exécuter la colère des Dieux. CLÉANDRE. J'avais bien vu d'Amour de diverses peintures,Et j'avais bien jugé par beaucoup d'aventures,Qu'il possède un grand droit sur les coeurs des humains,Et qu'il fait de grands coups de ses débiles mains ;Mais de m'imaginer, que dans l'esprit d'Alphrède Il pût nourrir un mal qui n'eût point de remède,À moins que d'en avoir mes propres yeux témoins, C'est celui de ses faits, que j'aurais cru le moins. ALPHRÈDE. Qui n'a jamais senti la force de ses armes,Le voyant en autrui le trouve plein de charmes, Il tient tout au-dessous du bonheur des amants,Et ne croit point de biens si doux que leurs tourments,Ainsi, qui voit le feu, préfère à toutes chosesL'aimable pureté de sa couleur de roses ;Rien n'est à ses regards ni plus beau, ni plus cher ; Mais qu'il les dément bien, s'il ose en approcher,Quel si cruel serpent, quel monstre si farouche,Avec moins de pitié dévore qui le touche ;Il s'attache, s'accroît, force, vole, s'étend,Il faut que tout lui cède, et rien ne s'en défend. Tel est ce Dieu cruel, ce tyran de nos âmes,Telles plaisent aux yeux, et telles sont ses flammes ;Depuis que ses attraits ont vaincu nos mépris,Et qu'il s'est fait passage en de jeunes esprits,Il faut que tout se rende à sa force indomptable, Il n'est tigre plus fort, lion plus redoutable,Il n'épargne tourments, gênes, flammes, ni fers,Il passe en cruauté, la mort et les enfers ;Il presse, oppresse, brûle, étouffe, désespère,Fait naître pleurs, soupirs, sanglots, plaintes, colère, Fait souhaiter la mort, et mépriser le jour,Et tout Amour qu'il est, il n'a rien moins qu'amour ;Quelque droit toutefois qu'ait pris sur ma pensée,De cet aveugle Dieu la fureur insensée,Il perdrait contre moi le nom de triomphant, Et fille j'abattrais l'orgueil de cet enfant ;Si? mais las ! à ce mot, et de rage, et de honte,Je sens que tout mon sang au visage me monte. CLÉANDRE. Madame, un tel secret doit bien être important,S'il vous ferme la bouche, et vous afflige tant. N'est-ce point que la foi qu'il vous avait donnée,Vous lui fit avancer les faveurs d'hyménée. ALPHRÈDE. Quelle foi, justes Dieux ! De quels traîtres serments,En ces occasions se servent les Amants ?Je me laissai chétive abuser de la sorte ; Je ne puis démentir le témoin que j'en porte,Quelque art et quelques soins dont je voulusse user,Je sens bien que le temps est prêt de m'accuser.Apprends donc en deux mots, quel est pour mon dommage,Le sujet qui me porte à ce triste voyage ; Tu sais que le Soleil a fait deux fois son cours,Depuis qu'il est témoin de nos jeunes amours ;Et Barcelone eût vu durant ces deux années,Le beau noeud d'hyménée unir nos destinées, Si par des soins constants j'eusse pu conserver ; Mais juge ce qui suit, je ne puis achever.Mes faveurs toutefois semblaient croître ses flammes,Et plus fort chaque jour s'unissaient nos deux âmes,Son amour semblait croître avecque ses plaisirs,Je me laissais régir à ses jeunes désirs, Et lui laissai sur moi prendre tant d'avantage,Qu'il m'en a fait enfin porter le témoignage ;Mais écoute le reste ; ô moeurs ! Ô piété !Ô Ciel ! Qui vit jamais semblable lâcheté ?Attiré par les bruits d'un appareil de guerre, Sous l'aveu de son père, il passe en Angleterre,Se fait voir quelques mois en ce fatal séjour,Et comme il vaut beaucoup, charme toute la Cour.Quelque jeune beauté de ses charmes éprise,Sans doute en ce pays, captive sa franchise : Car depuis quelque temps s'étant rendu chez soi,J'ai vu que cet ingrat au mépris de sa foi,A traité mon amour de tant d'indifférence,Et flatté mes désirs de si peu d'espérance,Qu'à ma confusion, j'éprouve bien, hélas ! Qu'il nuit de bien aimer, et ne connaître pas.Enfin ces jours passés, j'appris que ce volage,Tenait prêts des vaisseaux pour un second voyage,Et ce perfide coeur (ô cruel désespoir !)M'a dédaignée au point de partir sans me voir. Juge, quelle je fus, si tu sais quelle rage,La jalousie excite en un jeune courage ;Et ce, qu'outre l'amour, l'intérêt de l'honneurMe fit dire et penser, contre ce suborneur ;Mais tous deux me livraient de trop vives atteintes, Pour n'avoir que des pleurs, ni pousser que des plaintes ;Ce sont de nos affronts des vengeurs imparfaits,Qui ressent vivement doit passer aux effets,J'ai déguisé mon sexe, et suivais l'infidèle,Pour divertir l'effet de son ardeur nouvelle, Quand la rage des vents, ces fiers tyrans des eaux,En ce bord étranger a jeté nos vaisseaux ; Rodolphe, et Ferrande paraissent poursuivis de quatre pirates l'ép1ée à la main.Mais Dieux en quel état, et dans quelle aventure,Le Ciel à mes regards expose ce parjure !Donnons, mon cher Cléandre, et par cette action, Fais-moi preuve aujourd'hui de ton affection. SCÈNE II. Rodolphe, Les arabes, Cléandre, Alphrède, Ferrande. RODOLPHE, se battant; Le Ciel traîtres, le Ciel propice à l'innocence,Quand elle est poursuivie, embrasse sa défense,Et ses soins providents ; PREMIER ARABE, tombant mort. Ô rigueur de mon sort ! DEUXIÈME ARABE. Cédons au nombre, amis, fuyons, Timandre est mort. Ils s'enfuient, et Rodolphe, Alphrède et Cléandre les poursuivent. SCÈNE III. FERRANDE, resté seul. Quel Mars assez vaillant, quel orgueilleux Typhée,Offre encor à ce bras, un illustre trophée,Impuissants Gérions, Titans audacieux,Dont l'insolence audace alla jusques aux Cieux ;Toi monstre renaissant, toi chien Achérontide, Redoutables objets de la fureur d'Alcide,Dieux, Parques, animaux, hommes, démons, enfers,Éprouvez aujourd'hui de quel bras je me sers ;Renaissez, paraissez, tandis que cette lameFatale à ces mutins est encore de flamme ; Exercez un moment ce fer encore chaud,Mais pas un ne se montre, et tous craignent l'assaut ;De joindre mes efforts où Rodolphe travaille,Serait trop honorer cette infâme canaille ;Je ne les poursuis point, et le moindre, sans moi, Leur met assez au sein l'épouvante et l'effroi. SCÈNE IV. Alphrède, Rodolphe, Cléandre, Ferrande, tous l'épée nue à la main. RODOLPHE. Quel Dieu, brave guerrier, quelle heureuse fortune,Me suscite en ce lieu, ta rencontre opportune,Plus longue résistance excédait mon pouvoir,Et je voyais la mort sous son teint le plus noir, Quand le foudre imprévu de ton courage extrême,A chassé ces voleurs, ma peur, et la mort même ;Avant que de sortir de ce fatal séjour,Fais que j'apprenne au moins à qui je dois le jour,Et dis-moi par quels voeux, et par quel sacrifice, Mon coeur peut reconnaître un si pieux office. ALPHRÈDE, l'attaquant. Indigne et lâche objet de mes voeux innocents,Tyran des libertés, fatal poison des sens,Ton remords est les voeux, et ta vie est l'offrande,Qui me peut satisfaire, et que je te demande, Ce bras, qu'en ce combat tu croyais te servirNe t'a sauvé le jour, que pour te le ravir,Ma main, en ce devoir plus juste que pieusePour ta mort seulement, t'était officieuse ;Donnons, ou sans égard je suis le mouvement, Que mon affront permet à mon ressentiment. RODOLPHE. Belle Alphrède, est-ce vous ! ALPHRÈDE. Parle mieux infidèle,Ôte d'avec mon nom, la qualité de belle ;Ton coeur dément ta voix, et mon peu de beautéParaît, hélas ! Paraît en ta déloyauté ; Je ne suis que l'objet des mépris d'un perfide,Mais je veux, si je puis, en être l'homicide,Et tu me raviras ce que je t'ai sauvéOu de ton traître sang, ce fer sera lavé ; RODOLPHE. Je ne veux point défendre un crime sans excuse, Moi-même je le hais, moi-même je m'accuse,Et ne me puis sauver, que par l'aveuglement,Qui bannit la raison de l'esprit d'un amant.Je ne condamne point un courroux légitime,Votre ressentiment est moindre que mon crime, Je suis volage, ingrat, perfide, suborneur,Je dois à votre amour, raison de votre honneur :Mais la nécessité qui suit la destinéeM'engage aux mouvements d'une ardeur obstinée ;Qu'avec tous ses efforts mon coeur ne peut forcer, Et que temps, ni raison ne peut faire cesser ;Alphrède, accusez donc de mes nouvelles flammes,Ce seul fatal instinct, qui dispose des âmes,Force les volontés, donne à son gré les coeurs,Et d'un aveugle soin établit nos vainqueurs ; Vous possédez toujours ces charmes adorables,Qui me furent si doux, si chers, et désirables,Ils ne s'altèrent point, et mon coeur peut changer,Alphrède est toujours belle, et moi je suis léger. ALPHRÈDE. Ne crois pas, orgueilleux, qu'Amour ait fait la chaîne Qui d'un secret effort, après tes pas me traîne,Ne présume pas tant du pouvoir de tes yeux,Que de leur imputer ce transport furieux ;Si tu vois que des miens il tombe quelques larmes,Je ne t'oblige pas d'en accuser tes charmes, Non, traître, je veux bien qu'ils soient crus innocents,Pour m'être si cruels, ils sont trop impuissants ;N'accuse de ma peine, et de cette poursuite,Que le honteux état... où je me vois réduite,Le fruit que le Ciel donne à tes sales plaisirs, Me porte sur tes pas, bien plus que mes désirs ;L'intérêt de l'honneur, plus que l'amour me presse,Et ton enfant te suit, et non pas ta maîtresse. RODOLPHE. Et moi loin de trouver ces propos ennuyeuxJ'en attends les effets, comme un présent des Dieux ; Et ne puis recevoir qu'avec beaucoup de joieCe qui me vient par vous et que le Ciel m'envoie :Mais je ne puis forcer l'agréable prison,Où de nouveaux liens arrêtent ma raison,Tel était mon dessein, tels étaient ses caprices, Qu'une autre à vos beautés ôtât mes sacrifices ;Isabelle est son nom ; et Londres le séjour,De ce fatal aimant des puissances d'amour ;Je ne désire point vous vanter sa puissancePour faire en quelque sorte excuser mon offense ; Il suffit de vous dire, (et c'est avec regret)Que je résiste en vain, à ce pouvoir secret,Qui fait rompre la foi qui vous était donnée,Et qui range mon coeur sous un autre hyménée ;Déjà ce sacré noeud des belles volontés, Aurait à mêmes lois soumis nos libertés,Si le vent qui me prit presque en quittant la terre,Ne m'avait détourné des routes d'Angleterre,En ces barbares lieux, dont le peuple assassin,Veut qu'à sa cruauté je serve de butin ; Quatre Arabes, sans vous, m'allaient priver de vie,Et par vous elle est prête encor d'être ravie,Si vous croyez devoir à votre passion,Cette juste (il est vrai) mais sanglante action,Que je sois donc l'objet de la fureur d'Alphrède, Je ne puis à vos maux offrir d'autre remède, Qu'à ce prix s'il se peut vos voeux soient satisfaits,Ce fer est dans mes mains, un inutile faix ;Ou, s'il vous est suspect le voilà, qui vous laisseLe moyen d'accomplir le désir qui vous presse ; Il jette son épée.Alphrède, suivez donc votre ressentiment,Le courroux s'alentit par le retardement. ALPHRÈDE, laissant tomber son épée. T'offrant à ma fureur, lâche objet de mes larmes,Tu sais, combien légers sont les coups de mes armes,Comme ils sont sans effet, tu les attends sans peur, Alphrède, (et tu le sais) ne peut frapper au coeur ;Conserve donc le jour, et suis tes destinées,Le Ciel à tes souhaits égale tes années,Je saurai cependant alléger mes douleurs :Celui qui peut mourir, peut vaincre tous malheurs ; Bien d'autres en la mort ont trouvé du remède,Et ce qu'elle est pour tous, elle l'est pour Alphrède ;Je devrais souhaiter, que ce que j'ai de toi,Pour ton crime, inconstant, mourût avecques moi ; Et je ne devrais pas moi-même, me survivre ; J'attendrai toutefois que le temps m'en délivre,Je forcerai ma haine ; et ta déloyautéNe m'obligera pas à cette cruauté ;Je veux qu'un même instant, expose aux yeux du père,La naissance du fils, et la mort de la mère, Et que ce Dieu cruel qui préside à l'amour,Me voie en même temps perdre, et donner le jour ;Peut-être que tes yeux, ces vainqueurs si barbares,De quelques pleurs au moins ne seront pas avares,Et que de ces ingrats, et cruels ennemis, Tu pleureras la mère, et tu riras au fils ;Quel que soit mon trépas, combien aura de charmes,La mort, qui de tes yeux m'aura tiré des larmes,Combien me sera cher ; SCÈNE V. Troupe d'arabes, Rodolphe, Alphrède, Ferrande, Cléandre. PREMIER ARABE, se saisissant d'eux. Saisissons ces mutins, L'occasion est belle ! FERRANDE. Ô rigoureux destins ! DEUXIÈME ARABE. Traîtres suivez nos pas, RODOLPHE. Quoi surpris sans défense ? DEUXIÈME ARABE. Vos jours tombés enfin dessous notre puissance,Notre chef l'agréant, réparera la mortDe celui dont vos bras ont accourci le sort. RODOLPHE. À quels malheurs, ô Ciel ! Ta rigueur me destine ! PREMIER ARABE. Allons, frappez, traînez cette engeance mutine.Vous, emportez ce corps, qui nous était si cherQu'on l'oigne, et qu'un de vous prépare le bûcher. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Amyntas, vieux chef des Arabes, Acaste, son fils, trois Arabes, le suivant avec des arcs, à leur mode. AMYNTAS, assis. Sur peine d'encourir un châtiment sévère,Qu'on traite avec respect cette troupe étrangère, Ne joignez point l'outrage à leur captivité,Qu'elle égale en douceur la même libertéPuisque rien n'est égal au bonheur que j'espère,De trouver une fille, et de donner un père.Ce matin à l'aspect de l'un deux que j'ai vu, Mon coeur s'est réjoui tout mon sang s'est ému,Et j'ai toujours appris qu'en pareille aventureCe sont des vérités, que nous dit la nature.Ciel seconde mes soins ; À l'un des Arabes.Vous, amenez l'un d'eux,Qui me puisse éclaircir sur les points que je veux ; Allez, revenez tôt. L'Arabe s'en va, après une profonde révérence. SCÈNE II. Amyntas, Acaste, Les arabes. AMYNTAS, poursuit. Seul espoir qui me reste,Mon fils ; s'il te souvient de l'accident funeste,Par qui j'ai dans Oran un Empire absolu,Et qui me fit plus grand, que je n'eusse voulu ;Juge pourquoi je plains cette troupe captive, Et prête à mes discours une oreille attentive ;Je ne redirai point, quel destin rigoureuxMe soumit à ces gens, et m'éleva sur eux ;Tu sais que de nos bords tirant vers l'Angleterre,En ce temps que l'Espagne eut une longue guerre, Que les Soldats Français firent nos champs déserts,Et nous mirent au point de chercher d'autres airs,Tu sais, dis-je, qu'alors, cherchant à ma franchise,Un salutaire asile aux rives de Tamise,Assisté seulement de ta soeur, et de toi ; (Dieux ! à ce souvenir encore je la vois,L'effort impétueux d'une horrible tempêteD'un naufrage apparent menaça notre tête ;Hélas ! Il me souvient des assauts furieux,Que nous livra deux jours la colère des Cieux ; La mer au gré des vents, tantôt mont, tantôt plaine...Mais sondons avec art l'esclave qu'on amène ;Et si le soin des Dieux me daigne seconder,Tu sauras le sujet qui me l'a fait mander. SCÈNE III. Amyntas, Ferrande, Acaste, Les arabes; AMYNTAS, poursuit. Le coeur (brave Captif) répond-il au visage, Et d'un esprit serein portez-vous le servage ?Voir les grands accidents d'un oeil toujours égal,Et savoir s'y résoudre est la moitié du mal. FERRANDE. Si les fers étonnaient, et rendaient le teint blême,Avec quelle vertu verrait-on la mort même ? Oui, je porte (Seigneur) un coeur, et noble, et fort,Préparé dès longtemps aux accidents du sort,Qui tient à son pouvoir toute crainte soumise,Et qui sait dans les fers conserver sa franchise ;Hommes, Dieux, Éléments, Enfers, Parques, prison, Tenteraient vainement d'ébranler ma raison ;Je ne connais la peur sur terre, ni sur onde,Et verrais sans trembler la ruine du monde. ACASTE. Une constance telle, et dans cette saison,Certes est sans exemple, et sans comparaison. AMYNTAS. J'admire également, en ce sage langage,La grandeur de l'esprit, et celle du courage,Et je me sens pressé par ces deux qualités,D'apprendre, et d'honorer le nom que vous portez ;Et m'informer de vous quelle est votre naissance ; Pour régler les bienfaits par cette connaissance. FERRANDE. C'est là de mon destin la plus sévère loi,Qu'il faille relever d'un autre que de moi ;Qu'on en puisse exiger de lâches déférences,Et qu'entre nous le Ciel ait mis des différences ; Qu'heureux vous est le sort, qui fait que je ne puisEn des lettres de sang, marquer ce que je suis. ACASTE. Dieux ! Quelle extravagance à la sienne est égale ? AMYNTAS. Mais puisque à vos désirs la Fortune est fatale,Qu'elle a les yeux bandés, et sans distinction, A pour vous de l'amour, ou de l'aversion,Que sert de quereller cette aveugle déesse,Et que profitez-vous du courroux qui vous presse,Elle est indifférente à tous hommes de coeur,Et savoir la souffrir, c'est en être vainqueur. FERRANDE. Toujours aux plus vaillants sa haine est plus nuisible ;Ah ! Que n'est à mes yeux cette peste visible,Combien j'abaisserais cet orgueil insolent,Que ferme elle soutient sur son globe roulant.Que d'un facile effort je romprais cette roue, Sur qui de nos desseins l'inconstance se joue,Et que d'un bras léger, j'atteindrais ces cheveux,Où tendent tant de mains, et pendent tant de voeux :De combien de héros je vengerais la perte ;Je romprais le bandeau dont sa tête est couverte, Changerais le hasard en libres actions,Et son aveuglement, en des élections.Par la première loi qui lui serait prescrite,Elle ferait l'honneur compagnon du mérite,Consulterait ses yeux, et sans égard du sang, Nous ferait d'un ignoble, ou d'un illustre rang,Saurait ne perdre pas les faveurs qu'elle donne,Et jugerait, quel front mérite une couronne ;Mais puisqu'elle est un monstre invisible aux mortels,Ne pouvant démolir, je souffre ses autels, Et réduit sous le joug d'un pouvoir adversaire,J'embrasse le respect, et vais [vous] satisfaire ;L'Espagne est mon pays, et Ferrande mon nom,Qui ne doit rien au bruit d'une illustre maison,Et que mes actions honorent davantage, Qu'un grand nombre d'aïeux, ni qu'un grand héritage ;Ce nom est trop célèbre, et mes moindres exploits,Sont la frayeur du peuple, et l'entretien des Rois. AMYNTAS. Sa folie est plaisante, et nous peut être utile ;Poursuivons. Mais enfin dans quelle heureuse ville, Prîtes-vous, Grand guerrier, le bien de la clarté ? FERRANDE. Barcelone est le lieu, qui premier m'a porté.Ce fut là, que les Cieux obligèrent la terre,Du présent animé de ce foudre de guerre ; AMYNTAS, à Acaste. Ô Ciel ! Fléau des pervers, et protecteur des bons, Un succès trop certain suit mes justes soupçons ;Et je ne puis fonder une fausse espérance,Sur une si visible, et si claire apparence.Mais en un si beau champ, suivons notre dessein,Et tirons avec art ce secret de son sein. À Ferrande.Quel caprice du sort, sur les humides plaines,Peut obliger Alphrède à partager vos peines,Et quel dessein lui fait en ce déguisement,Commettre sa jeunesse à ce traître Élément ? FERRANDE. L'Amour a fait souvent de ces métamorphoses, C'est un étrange Dieu, qui fait d'étranges choses.Mais qu'entends-je bons Dieux ! Que je reste confus !Quoi ! La connaissez-vous ? AMYNTAS. Que désirai-je plus ?Ô père fortuné ! Le plus heureux des hommes,De recouvrer ta fille au séjour où nous sommes ! Toi que je crus mon seul, et mon dernier appui,Prends, prends, en ce devoir, un second aujourd'hui,Le Ciel d'un beau surgeon accroît notre famille,Il te donne une soeur, et me rend une fille,En la doute où j'étais j'ai voulu la nommer, Pour obliger cet homme à me le confirmer,Et j'ai par art son nom tiré de sa pensée,Qu'en la préoccupant j'avais embarrassée ; ACASTE. Mon esprit transporté d'aise, d'étonnement,Ne me laisse qu'à peine un peu de sentiment, Pour bénir avec vous la puissance suprêmeÀ qui je suis tenu de ce bonheur extrême,Commandez qu'on l'amène ; en ce ravissement,Pouvons-nous sans la voir respirer un moment ? FERRANDE. Dieux ! Qu'est-ce que j'entends ! Quelle est cette merveille ? À peine mon esprit se fie à mon oreille,Parmi ces sentiments d'amour, et de douceur,Et dans ces noms d'Alphrède, et de fille, et de soeur. AMYNTAS. Le sang me l'a nommée, à sa première vue,Mon âme d'un doux trouble aussitôt s'est émue, Et quoique le soleil ait fait (depuis le jourQui nous a séparés) quatorze fois son tour,Cet instinct naturel qu'à l'abord on sent naître,Malgré ses faux habits me l'a fait reconnaître ;Le puis-je [taire] encor ? Alphrède est en ces lieux ! Et je la tiens deux fois de la faveur des Cieux ?Rends Acaste à mes yeux un bien qui m'est si rareJe trouve ce trésor, et je m'en suis avare ?Je demeure immobile, et ne l'embrasse pas,Mon âge en cette ardeur peut retenir mes pas ? Cours, mais à mes vieux ans accorde cette grâce,Que premier je me nomme, et premier je l'embrasse,Joignons à cette joie, un divertissement,Fais qu'avant qu'être heureuse, elle souffre un moment ;Dis-lui qu'on lui prépare, et les fers, et les gênes, Et que la mort est prête à terminer ses peines ;Éprouvons sa vertu ; ACASTE, s'en allant. Laissez m'en le souci,Je reviens de ce pas, et je la rends ici. Il s'en va. AMYNTAS. Vous, Géraste, écoutez ; Il parle à l'oreille d'un des Arabes. FERRANDE. Qu'agréable est l'orageQui doit être fini par un si beau naufrage. Et que douce est la perte, à qui tant d'heur est joint. PREMIER ARABE. Je vous vais obéir. Il sort. AMYNTAS. Allez ne tardez point. Il s'en va. SCÈNE IV. Amyntas, Ferrande, deux arabes. AMYNTAS, continue. Que je vous dois de voeux ! Quel Ange, quel Mercure,Fut jamais messager de si douce aventure ?Quels biens vous puis-je offrir, qui ne cèdent encor Au bien, de recouvrer un si rare trésor ; FERRANDE. Celui de ma franchise, est le seul que j'implore ; AMYNTAS. Et moi, vous la rendant j'y joins la mienne encore,Et si quelque sujet s'offre de vous servir,J'en ai fait un dessein, qu'on ne me peut ravir. FERRANDE. Qui détache des fers un homme de courage,Se le conserve mieux, et plus fort se l'engage ;Éprouvez désormais aux dépens de mon sang,Si chez moi, votre nom tient un illustre rang ;Essayez si ce coeur anime un bras timide, Et soyez-moi l'Oenée, et la Junon d'Alcide ;De quel fameux Centaure, et de quel Achelois,Ne ferais-je un trophée, à mes moindres exploits ;Quel Nesse, au sang mortel, quel portier de l'Averne,Quel Monstre de Némée, et quel serpent de Lerne, Ne trouveraient en moi cet Alcide indompté,Qui fit tant de vaincus, et ne l'a point été. AMYNTAS. Pour dernière faveur, achevez de m'apprendre,Par quelle loi du sort Alphrède ose entreprendreCe périlleux voyage, en ce déguisement. FERRANDE. Deux mots vous l'apprendront. Elle suit un Amant,Mais de tous le plus fier, et le plus infidèle,Et qui fait au mépris de la foi qu'il eut d'elle,D'une moindre beauté l'objet de ses désirs,Son hymen était prêt de combler ses plaisirs ; Lorsque pour ce dessein, tirant vers l'Angleterre,Qui de cette rivale est la natale terre,Le vent nous a chassés en ce bord étranger ;Alphrède nous suivant, eut sa part du danger,Et sa nef, en ce lieu, vain jouet de l'orage, De même vent poussée, a fait même naufrage ;Son malheur l'a rejointe à ce qu'elle aime tant,Et Rodolphe, est le nom de ce jeune inconstant.Mais on amène Alphrède. SCÈNE V. Amyntas, Ferrande, Alphrède, Acaste, un des arabes. ACASTE. Essayez si vos larmesNe pourront de ses mains faire tomber les armes. C'est l'unique moyen de fléchir ses pareils. ALPHRÈDE. Prends, lâche conseiller, prends pour toi tes conseils :La plus avantageuse, et célèbre fortune,Achetée à ce prix, me serait importune. AMYNTAS. Quoi tu peux au malheur joindre la vanité ? La langue d'un Esclave, a tant de liberté ? ALPHRÈDE. Mon malheur, tel qu'il est, n'est pas encor extrême,Puisqu'il ne me rend pas esclave de moi-même. AMYNTAS. Tu l'es assez de toi, l'étant de ton orgueil,Qui plus que ton malheur, creusera ton cercueil, ALPHRÈDE. Je plaindrais un soupir, pour t'en ôter l'envie,La plus cruelle mort, vaut une lâche vie. AMYNTAS. Désirer de mourir, parmi l'adversité,Comme à d'autres le craindre, est une lâcheté. ALPHRÈDE. Qui se plaît à souffrir mérite son supplice, Mais chercher son repos, c'est se rendre justice. AMYNTAS. Eh bien, on te prépare un repos éternel, ALPHRÈDE. La mort est effroyable aux yeux d'un criminel.Qui la gagne, la craint ; mais elle est désirable,À qui vit malheureux, et non pas misérable. AMYNTAS. Quoi ta rébellion, et la mort d'un des miens,Ne rendent pas tes bras, dignes de ces liens ? ALPHRÈDE. Est-ce rébellion, qu'employer son courage,À défendre sa vie, et repousser l'outrage ? AMYNTAS. Donc ta vie, orgueilleux, est de grand intérêt ? Il dit à un des Arabes.Allez voir de ce pas, si son supplice est prêt ; L'Arabe sort.Déteste maintenant, crie, peste, murmure,Appelle-moi cruel, joins la plainte à l'injure,Je laisse la voix libre au milieu des tourments,Je ne la change point, en des mugissements, Et les Taureaux d'airain n'ont point ici d'usage ; ALPHRÈDE. Que je me plaigne, ô Dieux ! Quand je sors de servageQuelle faveur plus rare obtiendrais-je des Cieux ?Et quel de mes amis, me pourrait traiter mieux ?Non, non, ne croyez point, que d'une âme craintive, Je doive recevoir le repos qui m'arrive,La mort des malheureux est une heureuse mort,[Note : L'original de 1639 porte "donc" au lieu de "doux".]Et le naufrage est doux, quand il nous jette au port. Elle se met à genoux.Mais si j'ose (Seigneur) implorer quelque grâce,Et si quelque pitié peut chez vous trouver place, Daignez pour quelque temps différer mon trépas,Les Dieux me sont témoins que je ne le crains pas ;Et qu'il me tiendra lieu d'une faveur extrême,Si vous me conservez en un autre moi-même,Dont le sang, est mon sang, et qui dans peu de temps... SCÈNE VI. [Alphrède, Amyntas, Acaste, Ferrande,] Géraste, Arabe suivi de deux autres et d'une vieille femme tenant une Simarre en broderie, et des perles. AMYNTAS. Alphrède, levez-vous. ALPHRÈDE. Dieux, qu'est-ce que j'entends ? OLÉNIE vieille. Charme innocent des yeux, incomparable Alphrède,Merveille de beautés, à qui tout autre cède ;Recevez en ces dons, de la part d'Amyntas,De dignes ornements de vos rares appas, L'honneur de ses baisers sera toutes vos peines,Sa maison, vos prisons et ces perles vos chaînes. ALPHRÈDE. De la part d'Amyntas ? Qu'entends-je, ô justes Dieux !Quel bonheur est celui qui m'arrive en ces lieux ?Quoi ? Cet heureux vieillard, sur ces rives respire, Et n'est pas habitant du ténébreux Empire ?Mon père voit le jour ? Ces dons sont de sa part ?Mais peux-tu lâche sang reconnaître si tard,Sous des traits si certains l'auteur de ta naissance ?Ô Ciel ! Quelle merveille égale ta puissance, Je recouvre mon père, en cet heureux séjour ?C'est à lui que je parle, il respire le jour ? AMYNTAS. Immobile, interdit, comblé d'heur et de joie,Je doute que je vive, et que je te revoie ;Oui, je vis chère Alphrède, et puisque avant ma mort J'obtiens cette faveur de la bonté du sort,Qui n'a point de seconde, et qui tout autre excède,De recouvrer ma fille, et de revoir Alphrède,Je suis trop satisfait du bonheur de mes jours,Et ne demande plus d'en prolonger le cours. ACASTE. Puisque Acaste avec vous partage cette grâce,Il est temps, chère soeur, qu'à mon tour je t'embrasse,Un instinct naturel ne te nomme-t-il pas,Ce frère qui te parle, et qui te tend les bras ? ALPHRÈDE, l'embrassant. Je reste également, et confuse, et ravie, Ô moment fortuné sur tous ceux de ma vie !Mon père, quel miracle incroyable à mes yeux,Vous rend si vénérable aux peuples de ces lieux ?Quelle est cette aventure ? Ô Dieux ! La puis-je croire ? AMYNTAS. Deux mots t'en apprendront la véritable histoire, Tu sais, que redoutant la fureur des Gaulois,Quand leur Roi triomphant rangeait tout sous ses lois,Et forcés de quitter le rivage d'IbèreNous cherchâmes ailleurs l'abri de sa colère ;Et crûmes rencontrer un asile certain Aux bords où la Tamise étend son large sein. ALPHRÈDE. Hélas, il m'en souvient. AMYNTAS. Mais tu sais quel orageAmena nos vaisseaux jusques à ce rivage,Où, puisqu'il plut aux Dieux, tel fut notre destin,Que de ses habitants nous fûmes le butin. Ta beauté plut aux yeux de certaine Étrangère,Qui t'acheta, mais las ! Dans les bras de ton père,Tu me fus arrachée, et la même rigueurQui t'ôta de mon sein m'en arracha le coeur ;Elle partit sur l'heure, et je ne pus apprendre, Vers quelles régions ses vaisseaux devaient tendre ;Ton frère me resta, pendant à mes genoux,Et sa grâce d'abord le fit chérir de tous,Entre autres sa beauté plut aux yeux d'une Dame,Qui nous fit acheter, et depuis fut ma femme Car m'ayant daigné voir et pratiquer souvent,Et su si bien sonder qu'on ne peut plus avant,Soit qu'en mon entretien elle eût trouvé des charmesSoit qu'elle me jugeât être expert dans les armes,Soit qu'elle fût portée à me vouloir du bien, Par la conformité de son âge, et du mien,Son instinct à m'aimer me tirant de servage,Ne me laissa pour fers que ceux du mariage,Me trouvant veuf comme elle et veuf de tous mes biens,Je m'offris sans contrainte à ces derniers liens, Qui depuis m'ont acquis dedans cette Province,Une charge de chef dans les troupes du Prince ;Tel depuis quatorze ans j'ai vécu dans ces lieux,Sans qu'on m'ait interdit le culte de nos Dieux ;Le noir bras de la Mort a depuis deux années, De ma chère moitié tranché les destinées.Et le Ciel m'empêcha d'accompagner ses pas,Afin que ce bonheur précédât mon trépas.Fais-moi part à ton tour du récit de ta vie. ALPHRÈDE. Nous quittâmes le port, si tôt qu'on m'eut ravie, Et tendant vers la France, à la fin à CalaisNos vaisseaux arrivés déchargèrent leur faix ;C'était l'heureux pays qu'habitait cette Dame,Qui depuis, me tint chère à l'égal de son âme,Eut un extrême soin de mon instruction, Et mourant, m'honora de sa succession ;Enfin un fort désir de revoir Barcelone,Produit par cet instinct que la naissance donne,Me fit quitter Calais, et j'ai depuis ce jour,Proche de mes parents, établi mon séjour ; J'eus avec mes malheurs, une assez longue trêve,J'eus quelques ans heureux ; mais faut-il que j'achève,Et vous dois-je avouer, que de ce lâche coeur,Le pouvoir de l'enfant à la fin fut vainqueur. AMYNTAS. Je sais de tes amours la suite infortunée, Et qu'un traître a rompu la foi qu'il t'a donnée,Les Dieux y pourvoiront, différons ce propos ;Et goûtons à l'envi les douceurs du repos. ALPHRÈDE, à genoux. Puisque jusqu'à ce point le Ciel me favorise,Qu'un jour me rend un père, un frère, et la franchise, Pour dernière faveur, par ces sacrés genoux,Ne me déniez point ce que j'attends de vous,Accordez une grâce, à l'ardeur qui me presse,Je ne me lève point, qu'après cette promesse. AMYNTAS. Que puis-je refuser à tes moindres désirs, Puisque de ton repos, dépendent mes plaisirs ;Oui, lève-toi ma fille, et demande assurée,De trouver à tes voeux une âme préparée. ALPHRÈDE. J'ose donc, en faveur d'une ardente amitiéDe vous et de mon frère implorer la pitié, Agréez que dans peu j'aille sous sa conduite, De mon parjure Amant ruiner la poursuite,Dans Londres Isabelle une jeune beauté,A les attraits charmeurs qui me l'ont enchanté,C'est là que de mes maux est la fatale source, Et c'est là que mon soin en doit borner la course,Secondez ce dessein, que m'inspirent les Dieux,Et souffrez que dans peu nous partions de ces lieux.Ce n'est pas sans regret, qu'Alphrède délibèreDe se ravir sitôt aux regards de son père, Mais elle s'y rendra par un proche retour,Et ce départ si prompt importe à son amour,Joint qu'une autre raison qu'une simple amourette,Que mon honneur m'oblige à vous tenir secrète,Jusqu'au temps qu'à vous seul je puisse ouvrir mon sein, M'oblige à ce fâcheux, mais important dessein. AMYNTAS. Mais, puisque ce trompeur tombé sous ma puissance,Relève absolument de mon obéissance,Faisons-lui couronner votre fidélité,Et tirons ce moyen de mon autorité. ALPHRÈDE. La douceur fera plus sur cette âme de roche ;Notre hymen me serait un éternel reproche,Le succès que j'attends consiste à bien savoirUser de l'artifice, et non pas du pouvoir. AMYNTAS. Mais comment croyez-vous que la beauté qu'il aime, Pour vous rendre ses voeux les dérobe à soi-même,Et cède à votre amour le choix qu'elle en a fait. ALPHRÈDE. Mes pleurs, et mes soupirs obtiendront cet effet ;Et s'ils peuvent si peu qu'elle n'en fasse compte,Il faudra réparer mon honneur par ma honte, Je lui découvrirai, mais ne m'obligez pointÀ vous parler encor, touchant ce dernier point. AMYNTAS. Sous l'espoir du retour je souffre ce voyage,Puisque à ce rude effort ma promesse m'engage,Mais durant ce fâcheux, et long éloignement, Que fera parmi nous cet infidèle Amant ? ALPHRÈDE. Au bout de quelques jours que je serai partie,L'équipant de vaisseaux permettez sa sortie ;Ici mon cher Ferrande, il faut que ton secours,M'aide à tromper un traître, et serve mes amours. Ce soir nous parlerons, je te veux seule apprendre,Ce plaisir qui m'importe et que tu me peux rendre :Mon père en ce bienfait secondera tes soins,Et tous deux m'assistant je n'espère pas moins,Que de changer mon sort et que de faire naître, Le remords que je veux en l'âme de ce traître. ACASTE. Dieux ! Qu'il me sera doux d'accompagner vos pas. ALPHRÈDE. Ce m'est un bien plus cher que vous ne croiriez pas,Et je ne puis nourrir une espérance vaine,Puisque un tel compagnon, veut partager ma peine ; Malgré tous tes desseins, Amour, peste des coeurs,Je forcerai mon sort, et vaincrai tes rigueurs. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Rodolphe, Cléandre, en une chambre d'une prison, les fers aux mains. RODOLPHE. Quel destin m'interdit, et la mort, et la vie,Que ne m'est la dernière, ou permise, ou ravie,Au captif si longtemps incertain de son sort, Chaque instant de sa vie est pire que la mort,Noires filles du temps, divinités avares,Que dans les beaux dangers, vos faveurs sont barbares,Pourquoi me rencontrant parmi tant de combatsS'engourdissaient vos mains, et ne m'attaquaient pas ? Que ne m'atteigniez-vous aux brèches des murailles,Où j'ai vu des héros faire leurs funérailles,Pourquoi dedans un camp, pourquoi dans les duelsVos traits m'épargnaient-ils ? Pour m'être plus cruels,Pour ôter à ma mort l'honneur que je souhaite, Pour réserver aux vents, le soin de ma défaite,Et de l'humide sein d'un instable élémentMe voir jeter aux fers, des fers au monument ;Certes, non sans raison, un élément perfide,Devait en quelque sorte être mon homicide ; Je ne m'étonne pas si léger, si mouvant,Que je sois le jouet, et de l'onde, et du vent,Il était, belle Alphrède, il était légitime,Que le Ciel égalât ses armes, à mon crime,Et que voulant punir le mépris de ma foi, Ma mort eût des auteurs, inconstants comme moi. CLÉANDRE. Puisse de nous le Ciel, détourner toute injure,Mais je crains pour Alphrède une triste aventure ;Depuis qu'on la tira de ce triste séjourLe soleil quinze fois a ramené le jour, Sans qu'on nous ait parlé d'aucun point qui la touche,À peine à ces voleurs un mot sort de la bouche ;Et je ne m'ose plaindre, en la doute où je suis, Que la mort ait déjà terminé ses ennuis, RODOLPHE. Le Ciel lui soit plus doux ! CLÉANDRE. Je sais quelle folie, Est à l'homme une peur sur un songe établie,Mais ce triste soupçon m'inquiète si fort,Que je ne vois la nuit qu'image de la mort,Que spectres, qu'ossements, que feux, que précipices,Que juges, que bourreaux, que fers, et que supplices, Et toujours tant de trouble à mon sommeil est joint,Que mon repos dépend, de ne reposer point. RODOLPHE. Les Dieux dessus moi seul répandent leurs disgrâces,Que tombe sur moi seul l'effet de leurs menaces,Mais combien à propos, Ferrande vient ici ; Que ton éloignement nous coûte de souci. SCÈNE II. Rodolphe, Cléandre, Ferrande. RODOLPHE, continue. De quoi doit être enfin notre prison suivie ?Viens-tu nous annoncer, ou la mort ou la vie ? FERRANDE, triste. Préparez-vous, hélas ! Au plus triste rapport,Qui jamais sur un coeur, ait fait un grand effort. RODOLPHE. Qu'est-ce, faut-il mourir ? Dis tôt. FERRANDE. Non, non, la rage,Du chef de ces voleurs est lassée de carnage ;Le rude bras du Ciel a porté tous ses coups,Et le beau sang d'Alphrède a satisfait pour tous. CLÉANDRE. Comment, Alphrède est morte ? RODOLPHE. Ô cruauté Barbare ! FERRANDE. Vous seul, êtes meurtrier d'une beauté si rare,De votre seule rage, Alphrède est le butin.Et vous êtes cruel, plus que son assassin. RODOLPHE. Ô lâche perfidie ! FERRANDE. Écoutez une histoire,Qu'à moins que de la voir j'aurais eu peine à croire. CLÉANDRE. La puis-je entendre hélas. FERRANDE. Il vous souvient du jour,Qu'on tira de ce lieu, ce miracle d'amour ;Aussitôt, on l'amène au logis du PirateÀ l'abord, sa constance, en son visage éclate ;Elle entre d'un pas grave, et parle à ce voleur, Sans qu'aucun changement altère sa couleur ;Sa grâce, en cet état, lui paraît sans exemple,Plus il la trouve ferme, et plus il la contemple,Il voit d'un oeil charmé sa résolution,Admire son parler, son port, son action, Et tout confus enfin, lui parle en ce langage,Dieux ! De quel front (dit-il) vous portez le servage !Si telle dans les fers est votre égalité,Quel paraîtriez-vous dans la prospérité ?Elle, par ces deux mots, rompit lors son silence, Je fuis le désespoir, je fuirais l'insolence,J'aurais les mêmes yeux, dont je vois les ennuis,Et je serais moi-même, autant que je la suis.Ce fatal mot de (la) fut lâché par mégarde,Le vieillard attentif aussitôt la regarde, Et reconnaît bientôt des charmes en son teint,Qui passent la douceur du sexe qu'elle feint.Même, il voit que sa bouche est à peine fermée,Que par une rougeur sa voix est confirmée,Et que son oeil en bas tristement attaché Témoigne le regret du mot qu'elle a lâché ;On nous ouvre aussitôt une chambre prochaineOù ce vieillard, pensif, commande qu'on nous mène,Et nous avions à peine encor parlé deux mots,Qu'entré seul, il l'aborde, et lui tient ce propos ; De quel pays, dit-il, belle prison des âmesApportez-vous si loin des chaînes, et des flammes ?Quelle heureuse Médée à ce mourant Éson, Vient rendre de ses jours la première saison ?Là, je vois qu'elle tremble, et [d']un regard farouche Contemple sans parler cette amoureuse souche ;Ne sait que repartir, mais par son action,L'informe clairement de son aversion.Lui, pour comprendre en peu cette triste infortune,Devenu plus ardent, sans cesse l'importune ; Et cent fois à genoux, mais en vain, lui promit,Une part en son sceptre aussi bien qu'en son lit.D'une trop belle ardeur son âme était pressée,Rodolphe trop avant régnait dans sa pensée,Sa foi demeura pure, et malgré vos mépris, Vous seul, aviez pouvoir de toucher ses esprits. RODOLPHE. Achève tôt, Ferrande CLÉANDRE. Ô cruelle disgrâce ! FERRANDE. Des caresses enfin il passe à la menace,Peste contre elle et vous, et j'ai vu le momentQu'il vous immolerait à son ressentiment ; Mais cette passion à nulle autre seconde,Eût plutôt ébranlé les fondements du monde,Et dans son vide obscur reproduit le chaos,Que de la détourner de son ferme propos.Enfin, tout maintenant écumant de colère, À grands pas, la voix rude, et le regard sévère,Entrant dedans sa chambre un poignard à la main,À mon tour (a-t-il dit) je puis être inhumain.À cette cruauté la tienne me dispense,La main haute à ce mot, ce barbare s'avance, Et l'ayant derechef pressée au nom d'AmourDe recevoir ses voeux, et se sauver le jour ;Au refus qu'elle a fait d'accomplir son envie,Il a porté le coup, qui lui coûte la vie.J'ai vu son sein ouvert, son visage est pâli, Et jusque sur mon front son beau sang est jailli. RODOLPHE. Et je ne mourrai pas. CLÉANDRE. Ô rage forcenée !Pernicieuse amour, et fille infortunée. FERRANDE. Oyez de cet amour un merveilleux effet,Il déteste le meurtre aussitôt qu'il l'a fait, À peine il l'a commis qu'un remords le possèdeJ'ai vu tomber ses pleurs, presque aussitôt qu'Alphrède,Entendu ses soupirs, et vu deux fois sa mainPrête de se porter contre son propre sein.Il s'altère, se trouble, et sa douleur est telle Que plus mourant qu'Alphrède il tombe dessus elle,Pousse mille sanglots, mêle à son sang ses pleurs,Et de son teint mourant en arrose les fleurs.Mais il n'empêche pas, quelque effort qu'il y fasse,Que le lys n'y pâlisse, et l'oeillet ne s'efface ; Il la conjure enfin, par le Ciel, par son nom,De daigner à ses pleurs accorder son pardon.Et la presse si fort, implorant cette grâce,Qu'enfin elle répond d'une voix faible et basse,Pardonnez à Rodolphe, allez briser ses fers, Je bénirai la main qui m'envoie aux enfers,Je perdrai sans regret la lumière et la vie ;Oui, je promets, dit-il, d'accomplir votre envie ;Elle (à ce mot) contente, et lui tendant les bras,Vaine ombre est descendue aux rives de là-bas. RODOLPHE. Ô Ciel ! FERRANDE. Ce n'est pas tout, le fils de ce barbare,Ayant su vos mépris pour un objet si rare,A cru que le sujet de votre changement,Doit être quelque objet encor bien plus charmant,Si bien, qu'ayant appris qu'elle est en Angleterre, Et croyant voir en elle une Déesse en terre,Hier avec de grands biens qu'il se fait là porter,Il partit pour la voir, et pour vous supplanter. RODOLPHE. Ô cruel accident ! Cléandre au nom d'Alphrède,Au nom de cette amour, à qui toute autre cède, Fais qu'un ingrat, un traître, accompagne ses pas,Témoigne-lui ton zèle, et venge son trépas ; Montrant son épée.Prends ce fer, dont mes fers me défendent l'usage,Mon crime joint ici la justice à la rage ;Force un peu tes liens, et fais tant qu'à tes mains Soit possible la mort du pire des humains.Voilà qui de ses jours a terminé la course,Du sang qu'elle répand, ce coeur seul est la source,Ses lâches trahisons, ses mépris criminels,La poussent en l'horreur des antres éternels. CLÉANDRE. Le frivole discours ! Pour se priver de vie,Le meurtrier ne rend pas celle qu'il a ravie,Il peut en quelque sorte expier son forfait,Mais non pas réparer le débris qu'il a fait ;De tous ses ornements, Alphrède est dépourvue, Et mes yeux pour jamais en ont perdu la vue. RODOLPHE. Tu juges bien hélas ! Que conserver mes joursC'est m'être plus cruel, que d'en borner le cours,Tu sais que les remords sont d'assez fortes armes,Que le sang des ingrats plaît bien moins que leurs larmes, Que pour les bien punir, on ne les punit pas,Et qu'un long repentir, leur est un long trépas.Tu veux, cruel, tu veux que son ombre sanglante,Compagne de mes pas, sans cesse m'épouvante,Que d'un oeil effrayé, je voie à tous propos Son beau sang de son sein couler à larges flots,Et que sa triste voix m'accuse sans relâche,D'un mépris si barbare, et d'un oubli si lâche !Ses lys sont effacés, ses oeillets sont déteints,Ses yeux sont des soleils, mais des soleils éteints ; Et pour mon seul respect la mort étend ses glacesPar tout ce beau débris des vertus, et des grâces.Ô Vous ! Si quelque objet qui respire le jour,Pour mon sujet encor est capable d'amour ;Voyez de quels bienfaits j'oblige mes maîtresses, Telles sont mes faveurs, telles sont mes caresses ;L'inconstance est leur prix, un rebut mon accueil,Notre union des fers, et leur lit un cercueil.Mais je vois le bourreau de mon crime complice,L'instrument de sa perte, et de mon injustice. SCÈNE III. Amyntas, Deux arabes, Rodolphe, Cléandre, Ferrande. RODOLPHE, continue. Eh bien vieille terreur des hommes et des Dieux,Machine d'os mouvants, spectre effroyable aux yeux ;As-tu du sang d'Alphrède assouvi ton envie ?Viens-tu joindre à sa mort la perte de ma vie ?Frappe, frappe, s'il reste à ta débile main Assez de force encor, pour me percer le sein ;Fais suivre au criminel les pas de l'innocente,Joint la mort de l'amant à celle de l'amante,Tire de ce bras sec, immobile, et perclus,Encor cette action, et qu'il n'agisse plus. AMYNTAS. Coupable d'un malheur, qui n'a point de remède,Je te délivre aux noms, et d'Amour, et d'Alphrède ;Qu'on détache leurs fers. On les détache. RODOLPHE. Rêveur, au nom d'Amour !Vieil tronc que par mépris la Parque laisse au jour ;Ou que te croyant mort sa main avare oublie : Quel exemple, bons Dieux ! Égale ta folie !Tu peux former encor d'amoureux sentiments !Toi monstre qui naquis devant les Éléments.Toi qui vis le chaos enfanter la nature,De celui que tu fus, vivante sépulture, Ombre, à qui rien d'humain ne reste que la voix.Tu relèves d'Amour, tu révères ses lois !Tu feins, tu feins l'ardeur qu'on croit qui te consomme,Pour paraître amoureux, moins que pour paraître homme,Et l'Amour ne te voit aux pieds de ses autels, Que quand tu veux passer au nombre des mortels, AMYNTAS. L'horreur de mon forfait te permet toute chose,Et le respect d'Alphrède, à ma fureur s'oppose. RODOLPHE. Quel respect justes Dieux ! après que son beau corpsTriste objet de ta rage, accroît le rang des morts. Qu'Alphrède à ce mignon devait être traitable,Que j'eus en ce beau fils, un rival redoutable,Et qu'un coeur a besoin d'une forte vertu,Pour ne lui céder pas, en étant combattu !Alphrède contre toi s'est à tort mutinée, Vieille prison d'une âme aux enfers destinée,Va là-bas, assouvir tes désirs impuissants,Elle sera sensible aux ardeurs que tu sens,Elle aura moins d'orgueil sur ce rivage sombreEt vaine ombre qu'elle est ne craindra plus une ombre. AMYNTAS. Que sert de frapper l'air d'inutiles propos,Ne troublez point Alphrède, et souffrez son repos. RODOLPHE. Tu l'as bien su troubler barbare, impitoyableBourreau de la vertu, Monstre aux yeux effroyable,Meurtrier qui m'as ravi ce précieux trésor Toi qui n'as plus de vie et qui l'ôtes encor,Qui mort depuis longtemps encor nous assassinesQui de ce que tu fus n'es plus que les ruines,Qui tout sec, et tout os, ne pouvant plus pourrirAs passé de cent ans la saison de mourir ; Tu l'as bien su troubler le repos de sa vie,Mort funeste aux vivants, toi qui me l'as ravie ;Mais achève ton crime, et porte l'instrumentDe la mort de l'amante, au sein de son amant,Étouffe dans mon sang ma vie, et ma misère, Ou le fils répondra de la rage du père,Tous les efforts du Ciel assemblés vainementNe le soustrairaient pas à mon ressentiment,Il tend vers l'Angleterre, où pour toute aventure,Il va les yeux bandés marquer sa sépulture, Où je suivrai ses pas, avec le seul dessein,D'y graver de son sang ton crime sur son sein,Si le coup que j'attends, et que je te demande,Aux autels de la mort ne ravit cette offrande. AMYNTAS. Il répondra pour soi, sors, ou reste en ce lieu, Telle est la loi d'Alphrède et je l'observe, adieu. Il s'en va. [SCÈNE IV. Rodolphe, Cléandre, Ferrande.] RODOLPHE. Ô vous qu'à son besoin l'innocence réclame,Auteurs d'un si beau corps, et d'une si belle âme,Vengez de leurs accords le malheureux débris,De notre liberté trop regrettable prix ; Frappez ce malheureux ; non pas de ce tonnerreDont fut puni l'orgueil des enfants de la terre ; Un peu d'air corrompu, le moindre coup de vent,Un souffle, détruira ce squelette mouvant.Mais, ô vaine fureur, vengeur lâche, et timide, De chercher hors de toi l'auteur de l'homicide,Rodolphe, quel bourreau, que ta déloyauté,A le coup de sa mort en son beau sein porté ;Contre lui ton remords injustement t'anime,Ne lui souhaite point la peine de ton crime, Il est bien moins cruel, que tu n'es inhumain,Et ton coeur a failli beaucoup plus que sa main ;Au moins, lâche fureur, si de la seule vieDe cet objet d'amour, tu t'étais assouvie,Tu serais pardonnable, on voit des trahisons, Et mon ingratitude a des comparaisons ;Mais tu ne voulais pas pouvoir être égaléeEt jusques à mon sang ta rigueur est allée,Pour commettre un forfait seul comparable à soi,J'ai voulu, sans mourir être meurtrier de moi, Et je me suis cherché jusqu'au ventre d'Alphrède,Pour soûler cette rage à qui toute autre cède ;Ainsi le fruit naissant de nos tristes amours,Sans avoir vu le jour, a terminé ses jours,Ainsi je l'ai frustré du bien de la lumière, Et le lieu de son être est devenu sa bière ;La mort ferme ses yeux avant qu'ils soient ouvertsEt devant qu'être au monde, il descend aux enfers ;Quel mortel ennemi, quel Monstre, quelle peste,Quel tigre, quel serpent est aux siens si funeste ; Parents infortunés, toi Thyeste qui fisDe ton sein malheureux le tombeau de tes fils,Et toi triste vieillard, dont les mains parricides,Privèrent de clarté les yeux toujours humides,Vous pleuriez innocents, et traître que je suis, Les yeux secs, je l'envoie aux éternelles nuits. FERRANDE. C'est trop perdre de temps, soyons-en plus avares,Et fuyons au plus tôt de ces rives barbares. RODOLPHE. Fions-nous donc encor à la fureur des eaux,Que Londres soit l'endroit où tendront nos vaisseaux, Non pas que le pouvoir des charmes d'Isabelle,Entretienne en mon coeur aucun dessein pour elle ;Mais pour en quelque sorte expier mon forfait,Et pour exécuter le dessein que j'ai fait,De punir ce barbare en un autre soi-même, Sacrifiant son fils à ma douleur extrême,Ou dans mon propre sang, (si le sort est pour lui)Laver ma perfidie, et noyer mon ennui. SCÈNE V. Eurylas, père d'Isabelle, Éraste, Gentilhomme, avec deux autres, tous trois masqués, et tenant Eurylas, l'épée à la main, dans un bois. La scène [est] auprès de Londres. ÉRASTE. Amis n'avançons plus, la place est favorable, EURYLAS. Quel crime ai-je commis ? ÉRASTE. Tu parles misérable ! Ta plainte sera courte, et d'un seul coup ma mainTe fermera la bouche, et t'ouvrira le sein. SCÈNE VI. Alphrède, sous le nom de Cléomède, Acaste, Éraste, Eurylas, les deux Soldats. ACASTE. Nous marchons un peu fort ; reposons-nous sur l'herbeAttendant nos chevaux. ÉRASTE. Enfin ce front superbe,Et cet oeil arrogant dont je fus rebuté Relâchent maintenant de leur sévérité,Et malgré Ciel, Enfers, Destins, père, et famille, ALPHRÈDE. Qu'entends-je ? Approchons-nous. ÉRASTE. Je possède ta fille.Tu ne peux insolent me frustrer de ce prixNon plus que m'empêcher de punir tes mépris, Donnons, qu'attendons-nous ? ALPHRÈDE, l'épée à la main. Arrêtez homicides,Ici, voleurs, ici dressez vos bras timides,Si lâchement haussés contre ce malheureux. PREMIER SOLDAT. Dieux cruels ! DEUXIÈME SOLDAT. Je suis mort. ÉRASTE. Ô destin rigoureux !Ce coup, témoigne bien, que jamais l'innocence, N'a du Ciel, vainement réclamé la puissance. ACASTE. De tous trois à la fois, la mort ferme les yeux. EURYLAS. D'où peut un tel secours m'arriver que des Cieux ?Tutélaires Démons, protecteurs de ma vie,Vous, sans qui la clarté m'allait être ravie, Quels voeux, et quel service égal à mon désir,Reconnaîtra jamais un si rare plaisir ? ACASTE. Pour prix d'avoir de vous détourné cette injure,Contez-nous seulement quelle est cette aventure. EURYLAS. Écoutez en deux mots ; l'un de ces assassins Dont le Ciel par vos mains a tranché les destins,Puissant, mais ennemi de toute ma famille,Témoigna du dessein pour une mienne fille ;Qui joignant ses mépris à mon aversion,Refusa de répondre à son affection. De la recherche enfin il passe à la menace,Et comme il était vain, telle fut son audace,Qu'animé de colère, et transporté d'amour,Il jura de m'ôter, et la fille, et le jour.Tandis que son esprit machinait l'entreprise, À certain étranger ma fille fut promise,Il en entend le bruit, devient plus furieux,Et ne redoutant plus justice, homme, ni Dieux,Met de tout son esprit les ressorts en usage,Pour pouvoir contre nous exécuter sa rage. Enfin pour son malheur, il a su qu'aujourd'hui,Nous venions sans soupçon ni des siens ni de lui,En un logis des champs passer cette journéeProche duquel le traître a sa troupe amenée ;En effet, son dessein a presque réussi, Car nous ayant, masqué, rencontrés près d'ici,Faisant garder ma fille en la route prochaineIl venait à l'écart exécuter sa haine,Lorsque le prompt secours que vous m'avez donné,A diverti le coup qui m'était destiné. ACASTE. Dieux ! Quel est mon bonheur, d'avoir en sa ruine,En quelque sorte, aidé la justice divine ;Mais sans perdre de temps en discours superflus,Secourons votre fille, et ne différons plus. EURYLAS. On ne peut sans danger, lui donner d'assistance, Ses gardes sont en nombre, et feront résistance,Consultons là-dessus. ACASTE. Cet avis est aisé.Prenons chacun le masque, et chacun déguisé,Feignant d'avoir atteint la fin que l'on demandeAllons congédier cette troupe brigande ; Passons pour ces voleurs, un seul signe de mainObligera leurs gens à s'écarter soudain. Là, ils se masquent, et prennent les casaques des morts. EURYLAS. Le Ciel m'est favorable, et par vous sa puissance,Témoigne avoir dessein d'assister l'innocence,Dieux ! Après quels si grands, et si dignes effets, Ne serons-nous encor ingrats à ces bienfaits. ACASTE. Sachons adroitement conduire cette affaire. ALPHRÈDE. L'épée au pis aller, toujours prête à bien faire,Ne nous manquera pas en cette occasion,Et je ne m'en sers point à ma confusion. ACASTE. Pas un de ces voleurs n'en saurait être en doute,Êtes-vous prêts, marchons. EURYLAS. Suivez, par cette route. SCÈNE VII. Isabelle, tenue par beaucoup de Valets, Orante, sa soeur. Une tapisserie se tire. ISABELLE. Laissez contre mon sein, laissez agir mes mains,De meurtres, et de rapts, ministres inhumains,Infâmes partisans de la fureur d'un traître, Qui ravit maintenant l'être, dont je tiens l'être,On égorge mon père ! Un voleur plonge hélas,En son sein innocent, son homicide bras,Et vous voulez, cruels, vous voulez que je vive !Mon sein demeure entier, et ma main est oisive. PREMIER VALET. Calmez ces vains transports. ORANTE. Traîtres, qu'attendez-vous,D'accomplir d'un meurtrier le funeste courroux ;Notre vie à vos coups sans défense exposée,Vous offre pour Éraste une vengeance aisée ;Servez sa passion, que délibérez-vous ? SCÈNE VIII. Isabelle, Orante, les valets, Alphrède, Acaste, Eurylas. Eurylas fait de loin un signe de main. PREMIER VALET. Éraste a fait son coup, amis, retirons-nous. ISABELLE, à Eurylas. Achève ton forfait, viens monstre sanguinaire,Viens confondre le sang des filles, et du père,Ah ma soeur, étouffons ce serpent odieux,La honte de la terre, et la haine des Cieux. EURYLAS, ôtant le masque. Ma fille, quel respect, quel devoir de natureTe permet ce transport ? Tous se démasquent. ISABELLE. Quelle est cette aventure ;Que vois-je, est-ce mon père, ô Ciel ! Ô justes Dieux !Dois-je ici m'assurer au rapport de mes yeux ! EURYLAS. Baise à ces Cavaliers, les mains qui t'ont servie, D'elles tu tiens l'honneur, d'elles je tiens la vie ;À leur rare valeur, le Ciel avait commis,Le fléau qui devait choir dessus nos ennemis. ISABELLE. Je ne puis qu'être ingrate à ce plaisir extrême,Mais la vertu mon père est le prix de soi-même, Et qui sait dignement employer un bienfaitSeul prend sa récompense, et seul se satisfait. ACASTE. La beauté du sujet honore la victoire,Et vous avoir servie est pour nous trop de gloire,En quelques intérêts qui vous puissent toucher Croyez que cet emploi nous sera toujours cher. EURYLAS. Ma curiosité, sans vous être importune,Se peut-elle informer quelle est votre fortune ?Cet habit étranger, joint au rare plaisir,Que j'ai reçu de vous, m'oblige à ce désir. ALPHRÈDE. Barcelone, en Espagne est ma natale terre,D'où ce mien frère et moi passons en Angleterre,Pour annoncer la mort du plus parfait amant,À qui jamais la Parque ouvrit le monument.Rodolphe était son nom ; sa maîtresse Isabelle, Que cet ami, mourant, me peignit la plus belle,Qui dans Londres jamais ait respiré le jour. EURYLAS. Comment, Rodolphe est mort ! ISABELLE. Ô triste fruit d'amour !Ô loi de nos destins, inhumaine, et barbare !Hymen nous allait joindre, et la mort nous sépare ! ALPHRÈDE. Ô Dieux ! ISABELLE. Je suis la seule à qui touche sa mort.À qui doit s'adresser ce funeste rapport.Isabelle est mon nom. ORANTE. Aventure cruelle ! ALPHRÈDE. J'apporte avec regret cette triste nouvelle,Mais lui-même, en mourant m'enjoignit de vous voir Et son désir exprès m'oblige à ce devoir ;Avançons ; et suivant le chemin qui vous reste,Je vous entretiendrai de ce rapport funeste ; Elle dit seule.J'ose enfin l'espérer : Amour, peste des coeurs,Je forcerai mon sort, et vaincrai tes rigueurs. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Alphrède, Acaste. ACASTE. Ma soeur m'est-il permis de t'ouvrir ma pensée ?J'ai cru que ton amant t'avait bien offensée,Et j'ai dû d'autant plus blâmer sa trahison,Que je t'imaginais hors de comparaison.En effet, je croyais qu'après ces corps célestes Dont les divers aspects sont heureux, ou funestes,Il n'était créature à qui plus justement,On dût de la beauté le premier sentiment :Mais quand ma liberté devrait t'être importune,Il faut enfin, il faut que je t'en préfère une. Et je ne puis nier qu'au rapport de mes yeux,Isabelle est l'honneur des ouvrages des Cieux.Rodolphe a fait en elle un change légitime,Je deviens d'ennemi, partisan de son crime ;L'ayant toujours blâmé, je t'avoue aujourd'hui... ALPHRÈDE. Qu'en sa place ? ACASTE. Il est vrai, j'aurais fait comme lui. ALPHRÈDE. Enfin mon frère en tient. ACASTE. Je sors d'un lieu sauvage,Où l'on ne sait d'Amour ni l'être, ni l'usage ;Et de qui les beautés n'ont pas assez d'attraits,Pour fournir à ce Dieu des flammes, et des traits, Là, sans élection chacun suit sa nature ;Chacun s'y laisse prendre, et prend à l'aventure,Sans goûter les douceurs de ces beaux mouvements,Qu'on dit qu'Amour inspire aux esprits des amants ;Nourri parmi ces gens, j'ai peine à reconnaître, Quel est un changement qu'en effet je sens naître,Si c'est amour ou non. Et pour me l'exprimerJe voudrais consulter quelqu'un qui sût aimer. ALPHRÈDE. Ne consulte que moi, crois qu'en cette scienceAucune n'a plus d'art, ni plus d'expérience, Je m'y suis trop instruite aux dépens de ma foi ;Mais éprouve au hasard, combien je m'y connais. ACASTE. Écoute ; au même instant que parut à ma vue,Cette jeune beauté de tant d'attraits pourvue,D'un désordre soudain mes sens furent troublés, Mon esprit interdit, mes yeux comme aveuglés,Et je ne voyais rien qu'une douce lumièreQui m'avait ébloui de sa clarté première.Mais quel ordre, bons Dieux ! Et quel raisonnementEst égal en douceur à ce dérèglement ? ALPHRÈDE. Ainsi voulant chez nous établir sa demeure,L'Amour surprend, frappe, entre, et se loge en même heure.Entreprenant un coeur qu'il ne veut pas faillir,Tout son dessein dépend de le bien assaillir.Mais poursuis seulement. ACASTE. Après ce doux caprice, Quand ma raison voulut reprendre son office,Et rétablir un peu ses mouvements confus,Je connus clairement que je n'en avais plus.D'une secrète ardeur mon âme était pressée,Je ne pouvais former qu'une même pensée, Mon mal seul me plaisait, je ne concevais rien,Et ses seules beautés étaient mon entretien. ALPHRÈDE. Mon frère est pris, après ? ACASTE. Quand la mère des ombres,Confondant les couleurs fit toutes choses sombres,Et sur cet horizon répandit ses pavots, Je trouvai le travail, dans le sein du repos ;Et je vis que des mois l'inégale courrière,Presque avant mon sommeil, achevait sa carrière. ALPHRÈDE. Achève, Acaste en tient. ACASTE. Encore ce sommeilÉtait interrompu d'un si fréquent réveil, Qu'à peine je puis dire avoir clos la paupière,Et dormi seulement une minute entière ;Ce parfait abrégé des merveilles des Cieux,Quand j'allais reposer venait m'ouvrir les yeux ;Elle m'éblouissait de ses attraits sans nombre, Je lui tendais les bras, mais n'embrassais qu'une ombre,Et ne pouvais pourtant, en ma confusionEtre mal satisfait de cette illusion ;J'aimais à me tromper d'un si plaisant mensonge,Et refermais les yeux pour retrouver mon songe. Est-ce Amour ? ALPHRÈDE. Oui sans doute, et ce tyran naissantN'eut jamais en un coeur d'Empire plus puissant. ACASTE. Je souhaite sa vue, et la crains tout ensemble,Je brûle de la voir, et l'abordant je tremble,Près d'elle je sens naître un désordre secret, Qui confond mes pensers, et qui me rend muet.Il semble que ma langue à son abord se lie,Ce que j'ai médité la voyant je l'oublie,Je la quitte confus, je rêve tout le jour. ALPHRÈDE. Si tu n'es amoureux, je n'eus jamais d'amour. Au reste, de quel prix, et de quelles largesses,Voudrais-tu (le pouvant) acheter ses caresses ? ACASTE. Pour l'acquisition d'une telle beautéJ'engagerais mon coeur, mes biens, ma liberté ;Mon repos, ma raison, mon espoir, mon envie, Mes voeux, mes soins, mes pas, et si tu veux ma vie,Puisque cette merveille est mon unique bien,Que seule elle m'est tout, et tout sans elle rien. ALPHRÈDE. Et si sans engager tes soins, tes pas, ta vie,Ton repos, ta raison, ton espoir, ton envie, Tes passions, ton coeur, tes biens, ta liberté,Je te fais posséder cette rare beauté ? ACASTE. Je te contemplerais, en l'ardeur qui me presse,Non plus comme une soeur, mais comme une déesse,Mais ne me promets rien qui passe ton pouvoir ; Un grand espoir manquant, est un grand désespoir. ALPHRÈDE. Laisse-moi seulement lui donner quelque atteinte,N'en tire aucun sujet, ni d'espoir ni de crainte ;Et fais de cet essai que je donne au hasard,Ainsi que d'un dessein, où tu n'as point de part, Je ne risque après tout qu'un fort léger office,Et si notre bonheur fait tant qu'il réussisse,Tu gagneras beaucoup, ayant peu hasardé,Et recevras quasi sans avoir demandé ;Te pourras-tu résoudre à brûler de ces flammes, Dont le flambeau d'Hymen unit deux belles âmes,Mais simple que je suis, Qui ne le pourrait pas ?Quel goût serait mauvais, pour de si doux appas.C'est là qu'innocemment un jeune coeur respireLes douces libertés de l'amoureux Empire, Que le plus continent peut goûter des plaisirsQui du plus vicieux borneraient les désirs.C'est là qu'un couple heureux, l'un de l'autre dispose,Qu'en se réservant tout, on donne toute chose,Que la raison s'accorde avec la volupté Et qu'au milieu des fers, on est en liberté.C'est là... ACASTE. N'achève point ; quel esprit si sauvage,Ne conçoit les douceurs de cet heureux servage ;Faire en faveur d'Hymen un éloge pareil,C'est sucrer le nectar, et dorer le soleil. Va tenter seulement cette heureuse entreprise. ALPHRÈDE. Que je m'oblige hélas ! Si je te favorise,Mon bien plus que le tien dépend de ce bonheur,Et servir ton amour, est servir mon honneur. SCÈNE II. ORANTE, seule. Enfin, importune contrainte, Laisse ouvrir ma bouche à la plainte ;C'est trop, qu'avec le coeur, je perde aussi la voix,Vous découvrir au vrai quelle est ma maladie, Souffre que je la die,Et que je nomme, Amour, pour la première fois. Quoi passe-temps pleins d'innocence,Doux exercices de l'enfance,Mes chères libertés, mes ébats, mes plaisirs,Innocents entretiens de ma jeune pensée,Vous m'avez délaissée ? Et vous m'abandonnez à de nouveaux désirs ?Moi, qui comme d'une chimère,Parlais d'Amour, et de sa mère,Je dois sacrifier à leurs divinités,Moi, qui jusques ici ne les croyais capables De faire que des fables,J'entends qu'enfin mon coeur m'en dit des vérités.Ce feu que je crus de nature,À ne nous brûler qu'en peinture,Et n'avoir pour flambeau, qu'un pinceau seulement, Je sens qu'il me dévore, et qu'il est en mon âme,Une si vive flamme,Qu'Etna ne brûle pas d'un feu si véhément.Mais que sa violence est douce !Et que les soupirs que je pousse Procèdent bien d'un mal plus cher que la santé !Que la mort dont je meurs vaut bien mieux que la vie,Et qu'avec peu d'envie,Parmi de si beaux fers, je vois la liberté. Elle continue.Beaux yeux, belles prisons d'une innocente esclave, Nouveaux soleils des bords, que la Tamise lave,Chers, et premiers auteurs de mes affections,Beaux objets de mes voeux, mes douces passions,Uniques souverains que mon âme désire,D'où venez-vous si loin établir votre Empire ? Et qui relèvera de deux maîtres si doux,S'il faut que vos sujets soient parfaits comme vous ;Ô Dieux faites mon mal capable de remède,Ou faites mes attraits dignes de Cléomède ;Mais quelle peur me trouble, et sur quel fondement, Ai-je pris de moi-même un mauvais sentiment ?Parmi quelques beautés j'ai parfois trouvé place,Quelquefois, sans horreur, j'ai consulté ma glace. Elle se regarde en une fontaine. Alphrède vient et l'écoute.Et j'en crois ces ruisseaux, dont le cristal mouvant,M'a trouvée agréable, ou m'a menti souvent. Elle prend les fleurs d'un bouquet qu'elle a au côté. SCÈNE III. Alphrède, Orante. ALPHRÈDE, cachée. Ô le doux passe-temps. ORANTE, continue. De plus vermeilles roses,Que celles que je tiens, sur mon sein sont écloses ;Si ce moite miroir ne me flatte à dessein,Ces lys n'égalent pas la blancheur de mon sein.Ces oeillets sont flétris aussitôt qu'on les touche, Et ce défaut n'est point aux oeillets de ma bouche,Si mon cher Cléomède un jour les doit toucher,Il les fera fleurir, bien plutôt que sécher.Avouez belles fleurs, qu'Orante vous surmonte,Vous ne me parez point, et moi je vous fais honte, Mon teint a plus d'attraits que vous n'en possédez ;Et je vous porte à tort, puisque vous me cédez. Les jetant dans l'eau. ALPHRÈDE, la surprenant. Quoi ! Sur des fleurs Orante exerce sa colère ? ORANTE, surprise. Je ne les puis souffrir, l'odeur m'en est contraire ;J'allais m'évanouir, sans le secours de l'eau, Que ma main a puisée au sein de ce ruisseau. ALPHRÈDE. Et ce n'a pas été sans remarquer possible,Combien des maux de coeur, la douleur est sensible,Ce mal quoique léger, sans cet heureux secours,De votre belle vie eût terminé le cours. Jugez donc d'un plus grand, et quelle maladie,Ce peut être qu'hymen si l'on n'y remédie.Depuis que ce poison nous a gagné le coeur,Il trouble les esprits, amortit la vigueur ;Et si cruellement à la fin nous possède, Qu'il faut bientôt mourir, ou trouver du remède.Ce n'est pas sans dessein, ô divine beauté,Que je parle d'Amour, et de sa cruauté ;Si pour un malheureux quelque pitié vous touche,Mais las ! Dois-je fier ce discours à ma bouche ? ORANTE, bas. Ô miracle d'amour ! ô bonheur sans égal !Au moment que je l'aime, il partage mon mal. ALPHRÈDE. Si, dis-je, un malheureux vous trouve assez humaine,Pour prêter vos faveurs à l'excès de sa peine,Il vous devra le jour, qu'il tiendra de vos mains, Et vous l'égalerez aux plus heureux humains. ORANTE. Quel est ce malheureux ? ALPHRÈDE. Si j'obtiens cette grâce,Qu'en sa faveur chez vous la pitié trouve place,Je vous dirai son nom. ORANTE, bas. Il veut parler de lui,Et se veut déguiser dessous le nom d'autrui ; Ne le connais-je pas ? ALPHRÈDE. C'est un autre moi-même ;Un dont les intérêts me sont chers dans l'extrême ;Et dont la passion ne se peut exprimer. ORANTE. Qu'un amant est timide, il ne s'ose nommer. ALPHRÈDE. C'est mon frère en un mot, ORANTE. Ô Dieux l'erreur cruelle ! ALPHRÈDE. Il est passionné ; ORANTE. De moi ; ALPHRÈDE. Non, d'Isabelle, ORANTE. Quelle est ma vanité ! je pense sous ma loiCaptiver tout le monde, et nul ne songe à moi ; ALPHRÈDE. Servez sa passion, et nous obtenez d'elle,Qu'elle soit pour Acaste aussi douce que belle. ORANTE. Oui, je lui parlerai de son affection,Et m'emploierai pour lui ; mais à condition. ALPHRÈDE. Quelle ? ORANTE. Que répondant à mon amour extrême,Vous aimerez Orante autant qu'elle vous aime ;Je ne vous puis celer ; mais qu'ai-je dis hélas ! J'ai lâché la parole, et je ne rougis pas ! ALPHRÈDE. Vous, me vouloir du bien, que suis-je belle Orante,Pour oser me flatter d'une si belle attente ?Que plût, mais brisons là, votre soeur vient ici,Mon frère est mort sans vous, contez-lui son souci. Elle dit seule.Laissons tenter la fille, et voyons si le pèreCouronnera nos voeux du succès que j'espère. SCÈNE IV. Orante, Isabelle. ORANTE. Ce Rodolphe, ma soeur, vous coûte trop de pleurs,Ne vous consommez plus d'inutiles douleurs ;Quelle autre se relâche à des plaintes pareilles ? Parlez-vous à la Mort ? Elle n'a point d'oreilles,Lui montrez-vous vos pleurs ? Elle a les yeux bandés,Orphée à peine obtint ce que vous demandez,Encor flattant un deuil, bien plus grand que le vôtre,Et donnant d'une main, elle reprit de l'autre ; Elle n'entend, ni voit les soupirs des humains,Et n'a de tous les sens, que l'usage des mains. ISABELLE. La constance est aisée, à qui vit comme Orante,Autrefois, comme toi je fus indifférente ;Comme toi, je croyais avant que l'éprouver, Que l'amour fût un mal dont on se pût sauver :Mais le temps, comme à moi t'en apprendra l'usage,La vertu que tu suis, est un défaut de l'âge,Tôt ou tard, on est pris ; et sache qu'à son tour,Ton coeur croîtra le rang des esclaves d'Amour. ORANTE. Comment ? Vous me croyez si jeune, et si novice,Que d'ignorer sa force, et que d'en faire un vice,Non, non, si c'en est un, mon coeur est vicieux ;Moi ; pourquoi n'aimer pas ? Je vis, et j'ai des yeux,Pour moi comme pour vous les beautés ont des charmes, Pour moi comme pour vous l'Amour porte des armes.J'aime, mais il est vrai que de suivre les pas,D'un amant qui mourrait, je ne le ferais pas. ISABELLE. De quoi me parles-tu ? Quelle est ta rêverie,Que veuve avant l'hymen, tu veuilles que je rie ? ORANTE. J'apprends bien aujourd'hui, que fort souvent nos pleurs,Naissent de la coutume et non de nos douleurs,Et vos naïvetés passent bien ma créance,Que vous pouvez ma soeur, pleurer par bienséance,Vous songez à Rodolphe, et vous plaignez son sort, Plus parce qu'on vous voit, que parce qu'il est mort ?Dieux ! le plaisant regret ! en effet quelle peineVous pourrait exciter sa perte si soudaine ?À peine il s'est fait voir, et déjà ne vit plus,Quittez, quittez ma soeur ces regrets superflus, Laissez au gré du ciel, répandre ses tempêtes,Vos charmes sont trop forts pour manquer de conquêtes,De si rares beautés ont trop de poursuivants,Ne plaignez point un mort parmi tant de vivants ;Déjà cent languissants invoquent la fortune, Chacun pour vous parler, en foule m'importune ;Jusqu'à des étrangers, qui soupirent pour vous,Mais j'incline pour un, qui vous plaira sur tous. ISABELLE. Et qui ? Nomme-le moi. ORANTE. Ce discours l'a changée,Et voilà sa douleur à moitié soulagée ; Pour qui plus volontiers auriez-vous de l'amour,Des deux, à qui mon père et nous, devons le jour. ISABELLE. Tous deux me plaisent fort. ORANTE. Voudriez-vous l'un, et l'autre ?Cléomède est le mien, qu'Acaste soit le vôtre.Mais qu'il vient à propos, vous conter son tourment, Je vous le livre, adieu, traitez-le doucement. SCÈNE V. Acaste, Isabelle. ACASTE. Ce malheur est conjoint à l'amoureux martyre,Qui nous ôte en naissant, le moyen de le dire,Le coeur étant lié, la langue l'est aussi ;Et qui sent plus, sait moins exprimer son souci. Tel, en la vive ardeur dont mon âme est pressée,Je ne puis expliquer ma confuse pensée,Et mon désordre est tel que dire seulementQue je ne puis rien dire, est tout mon compliment,Que vous tiendrais-je aussi que des discours frivoles ? Vos yeux vous disent plus, que toutes mes paroles ;Vous savez leur pouvoir, et ces rois mes vainqueurs,Reçoivent tous les jours tribut de mille coeurs.Ils savent ces auteurs du feu qui me dévore,Que qui vit, et qui sent, s'il vous voit vous adore, Ainsi, puisque je vis, que je sens, et vous vois,Il faut que leurs attraits, aient un esclave en moi.Il serait superflu de vous conter ma peine,Et vous ne tenez plus ma défaite incertaine. ISABELLE. Vous me surprenez trop ; quoi presque en même jour, M'annoncer un trépas, et me parler d'amour ?C'est à la flamme, et l'eau ne donner qu'une place,C'est vouloir que je brûle, et que je sois de glace ;Puis-je si tôt forcer de récentes douleurs,Et bien voir votre amour, au travers de mes pleurs. ACASTE. Que Rodolphe en sa mort a dû trouver des charmes,Qu'heureux est le trépas qui vous coûte des larmes !Ne poussant qu'un soupir, et pleurant une fois,Vous payeriez assez la mort de mille Rois.Quel Dieu ne changerait son être en nos misères, Et ne voudrait mourir pour des larmes si chères ? SCÈNE VI. Acaste, Isabelle, Eurylas, Orante, Alphrède. EURYLAS. Ne délibérons plus d'un dessein résolu ;Je prétends sur ma fille un empire absolu,Et veux que dès demain, cet heureux mariageSous une même loi, leurs deux âmes engage ; Sus, que de longs plaisirs dissipent nos ennuis ;Le calme suit les vents, les jours naissent des nuits,Ainsi de la douleur que le Ciel nous envoie,Lui-même veut tirer notre commune joie.Rends ma fille à ton teint ses plus vives couleurs, À l'auteur de ton mal, laisse essuyer tes pleurs,Le message d'Acaste a causé ta tristesse,Et c'est au même Acaste à faire qu'elle cesse ;Son amour, et le sang qu'il exposa pour nous,Lui donne une maîtresse, et te donne un époux. ISABELLE. Tenant de votre main un présent de la sorte,Pour lui ma passion ne peut être trop forte ;Et par le soin des Dieux ce bonheur m'arrivant,Je ne les puis bénir d'un zèle plus fervent. ACASTE. Quel sort est en bontés égal à ma fortune ! Quelle autre fut jamais plus douce et moins commune ?Quoi mon remède ô Dieux, naît quant et mon tourment,Je vois, j'aime, et possède en un même moment ?Mon père de quels voeux... EURYLAS. Je vous dois davantage ;Je ne tiens que de vous ce reste de mon âge, Et ma maison entière est un indigne prix,Du charitable soin que tous deux avez pris.Allons, heureux soutien de mes vieilles années,D'une commune voix bénir nos destinées. ALPHRÈDE. Le Ciel m'accorde enfin le succès que je veux ! ORANTE. Que fais-tu ? Parle un mot en faveur de nos voeux. ALPHRÈDE. Non, non, c'est pour un coup, assez d'un hyménée,Notre peine à son tour se verra terminée, Il faut qu'après leur temps, le nôtre vienne aussi ; ORANTE. Tu n'y travailles pas avec trop de souci. ALPHRÈDE. Enfin un doux espoir, à ma crainte succède,La Fortune et le Ciel sont enfin pour Alphrède,J'ai droit de l'espérer, Amour, peste des coeurs,Je forcerai mon sort, et vaincrai tes rigueurs. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Rodolphe, Cléandre, Ferrande. RODOLPHE. De ce pas, cher Ferrande, accomplis mon envie Va tôt ; fais qu'un duel m'abandonne sa vie,Porte-lui ce cartel, sers mon ressentiment. FERRANDE. Je ne puis, ce me semble, aller fort sûrement ;Vous savez que pour lui cette heureuse journée,Est à d'autres duels, que de Mars, destinée, Le jour de son hymen, appeler un époux,Ne peut à l'appelant produire [que] des coups. RODOLPHE. Il doit s'il a du coeur, soumettre toute chose,À cette occasion, que l'honneur lui propose ; FERRANDE. Acquérez les plaisirs dont il se va combler, Et rompez son hymen, au lieu de le troubler ;Faites effectuer aux parents d'IsabelleLa foi qu'elle a de vous, et que vous avez d'elle ;Ôtez à ce rival le bien qui vous est dû,Paraissez, et rompez son hymen prétendu. RODOLPHE. Isabelle n'est plus le sujet qui m'anime,Son change ne m'importe, injuste, ou légitime ;Sa beauté ne m'est plus ce qu'elle me parut,Son empire cessa quand Alphrède mourut.Cette jeune merveille en perdant la lumière, Rétablit sur mon coeur sa puissance première,Et regagna mes voeux par un si prompt effort,Que son pouvoir semblait dépendre de sa mort.Alphrède me veut seule, et sa fortune est telle,Que sa mort l'a rendue en mon coeur immortelle, Et que le seul dessein de venger son trépasA des côtes d'Oran conduit ici mes pas,Où dès ce même jour, si le sort m'est prospèreLe fils me répondra de la rage du père. FERRANDE. Mais puisque c'est un mal qu'il ne peut éviter, Quel sujet vous oblige à le précipiter ?Puis-je l'allant trouver au milieu de la presseLe tirer sans soupçon du sein de sa maîtresse ;Et ne jugez-vous pas qu'il sera retenu,Si par les assistants ce dessein est connu ? RODOLPHE. Quoique mon repentir, en ma triste pensée,De la beauté qu'il aime, ait l'image effacée,L'honneur me sollicite à détourner l'effet,Du tort, et de l'affront qu'il pense m'avoir fait.Cet affront n'est pas grand, mais il le pouvait être, Sa trahison n'importe, et pourtant il est traître,Fallût-il au milieu du bal, ou du festin,Aller de ce perfide achever le destin,Je suivrais sans respect la fureur qui me presse,Et le poignarderais au sein de sa maîtresse. FERRANDE, ayant rêvé longtemps. Voyez comme on profite à beaucoup consulter,Donnez-moi ce cartel ; je vous vais contenter ;Je le rends en ses mains, sans risque, et sans fortune,Par une invention plaisante, et non commune.On prépare un ballet, pour ces jeunes amants, Vous avez entendu le son des instruments,C'est ce qu'on répétait en notre hôtellerie ;L'hôte fera pour moi... RODOLPHE. Dis donc tôt, je te prie ; FERRANDE. Qu'il me sera permis d'en disperser les vers ; RODOLPHE. Eh bien ? FERRANDE. Lors sans hasard aisément je vous sers, Mettant aux mains d'Acaste en la place des rimesLa prose qu'ont produit vos fureurs légitimes ;Même un mot en sortant, lui marquera l'endroit,Où vous le recevrez à disputer son droit. RODOLPHE. L'invention est rare ; FERRANDE. Et surtout elle est sûre ; RODOLPHE. Fais-la donc réussir, mais tôt, je t'en conjure ; Nous allons cependant reconnaître le lieu,Que tu lui prescriras, FERRANDE. Je vous attends, adieu.Que d'une vaine ardeur son âme est enflammée,Et que ces beaux desseins produiront de fumée, Tous conseils lui sont vains, tous respects superflus,Et s'il fait comme il parle, Acaste ne vit plus,Cependant, une mort si prompte, et si certaineNe l'empêchera pas, que cette nuit prochaine,Il ne rende ses voeux accomplis de tout point, Et ne fasse un métier que les morts ne font point,Mes respects, mes conseils, mes doutes, et mes craintes,Pour le décevoir mieux sont d'agréables feintes,Qu'à mes soins en partant Alphrède prescrivit,Quand des rives d'Oran cet astre le ravit. SCÈNE II. ORANTE. Le pauvre, qui chez soi voit la table déserte,Lorsque de mets exquis ailleurs elle est couverte,Et qui ne peut goûter que des yeux seulementLes douceurs d'un festin dressé superbement ;Celui-là te ressemble, Orante infortunée, À toi, qui sans goûter vois les fruits d'hyménée,À toi qui vois ta soeur au comble des plaisirs,Et qui n'oses passer les bornes des désirs,Je nourris je l'avoue, avec trop de licence,Cet importun penser dont mon sexe s'offense, Et l'honneur me défend de toucher de si près,Ces mystères d'amour, et ses plus doux secrets,Mais quelque sage avis que la raison apporte,Il faut une constance, et bien rare, et bien forte,Pour voir de deux Amants les désirs satisfaits, Ne posséder rien, pas même des souhaits,Je le confesse, honneur, que ma triste pensée,S'est à quelques désirs peut-être dispensée,Mais ces désirs hélas ! s'exerçaient vainement,La peine de Tantale était mon châtiment. Cependant que le bal occupe tout le monde,Je vois ces deux Amants, (ô douceur sans seconde)Retirés seul à seul à l'ombre d'un faux jour,Se pâmer de baisers, et consommer d'amour :À regards dérobés, et d'un oeil plein d'envie, Je vois l'excès de joie, où ma soeur est ravie,Et la laissant enfin en ce ravissement,Des yeux, et du penser je cherche mon Amant,Je tire l'orgueilleux du milieu de la presse,Soupire, l'entretiens, lui ris, lui fais caresse, Mais ses yeux peu courtois tournant de toutes parts,S'égarent sans souci de rendre mes regards,Et je connais enfin qu'au prix de leurs délices,Nos plus doux entretiens ne sont que des supplices ;Je lui trouve une humeur bien contraire à mes voeux ; Espérons toutefois, cherchons ce dédaigneux. SCÈNE III. Acaste, Isabelle. ACASTE. Je reste sans discours, et l'agréable chaîne,Qui m'a lié le coeur, me lie aussi la voix ; ISABELLE. Ne m'imagine pas en une moindre peine,Et crois que je te paie autant que je te dois. ACASTE. Je ris de ma franchise, et ce jour qui m'en prive,Me faisant être tien, je crois qu'il me fait Roi. ISABELLE. Ce même jour aussi, qui la mienne captive,Je crois qu'il me fait Reine, en me donnant à toi. ACASTE. Quand j'aurais asservi le ciel, la terre, et l'onde, Mes fers sont le seul bien, qui pourrait me ravir. ISABELLE. Et moi, quand je serais la plus vaine du monde,Je serais satisfaite, en l'heur de te servir. ACASTE. Je veux vivre, et mourir sous l'agréable Empire,De ces astres d'amour, mes soleils, et mes Rois. ISABELLE. Pour toi j'aime le jour, pour toi je le respire,Sans toi je serais lasse, et sans toi je mourrais. ACASTE. Je plaindrais mon trépas, quand la main de la Parque,M'aurait mis de ton sein à la table des Dieux. ISABELLE. Et je plaindrais le mien, quand même leur Monarque Se démettrait sur moi de l'Empire des Cieux. ACASTE. Je t'aimerais toujours, dût mon amour extrême,Ne m'acquérir jamais un si riche trésor. ISABELLE. Tu me pourrais haïr autant que la mort même,Que malgré tes mépris, je t'aimerais encor. ACASTE. Puissé-je être des Dieux, et l'horreur et la haine,Si jamais tout mon soin tend, qu'à te conserver. ISABELLE. Je veux que t'oubliant, mon crime soit ma peine,Et c'est le plus grand mal qui te puisse arriver. ACASTE, continue. Puisse autant que nos jours durer cette querelle ; Que le combat est beau, dont la cause est si belle !Mon âme est transportée à tel point de plaisir,Que je ne puis trouver où former un désir.Mais (mon coeur) arrivant que la loi de la ParquePermît à quelques morts de repasser la barque, Et que Rodolphe encor dût respirer le jour ;Confesse qu'il pourrait altérer notre amour,Qu'il verrait avec soi ton amitié renaître,Et reprendrait ton coeur, en reprenant son être ; ISABELLE. Il est mort à propos, et ses plus doux appas, Près de tes moindres traits, ne me toucheraient pas,Je ne te puis nier, et tu le vis possible,Qu'apprendre son trépas me fut un coup sensible.En effet je l'aimais, et comme Amour alorsAssaillait ma raison de ses premiers efforts, Je croyais que mon mal qui ne faisait que naître,Était au plus haut point qu'il pouvait jamais être,Mais j'ai bien mieux jugé du pouvoir de ce Dieu,Depuis que mon bonheur t'a conduit en ce lieu ;Mes yeux pour le premier quelques larmes lâchèrent, Mais les yeux du second aussitôt les séchèrent,Tu me plus dès l'abord, et presque en même jourJ'eus pour lui des soupirs, et pour toi de l'amour ;Sans doute que le bien, qui nous vint de tes armesAvait fort commencé, ce qu'achèvent tes charmes, Et qu'avant ce beau feu dont ton oeil est auteurJe te considérais comme mon protecteur ;Mais cette douce ardeur aussitôt prit naissance,J'eus bientôt plus d'amour, que de reconnaissance ;Et quand tu t'es offert, ta recherche en effet A devancé ma voix, mais non pas mon souhait ; ACASTE. S'il est vrai que ton coeur, belle et rare merveille,Soupire d'une ardeur à la mienne pareille ;Satisfais sur un point ma curiosité ;De quel oeil verrais-tu mon infidélité ? ISABELLE. De l'oeil dont je verrais la perte de ma vie,De qui tu peux juger qu'elle serait suivie. ACASTE. Et que résoudrais-tu, si dans ce désespoirCelle que j'aimerais tombait sous ton pouvoir ? ISABELLE. Pour lui ravir tes voeux, il n'est point d'artifice, Et point d'invention dont je ne me servisse,C'est là que je croirais accorder la raison,Et la justice même, avec la trahison ;Le crime quelquefois, peut s'employer sans crime,Et mon amour rendrait la fraude légitime ; Tout ce qui peut tomber dans l'esprit des amants,Les suppositions, l'art, les déguisements,Et tout ce que peut faire une fille abusée,Contre qui l'a trahie, et qui l'a méprisée,Ne doute point qu'Amour lors ne m'y résolût, Souvent de tant risquer, dépend notre salut. ACASTE. Tu pardonnerais donc en pareille aventure,De semblables moyens de venger une injure ; ISABELLE. Je n'en pourrais au moins condamner le dessein ; ACASTE. Sors, importun secret, sors enfin de mon sein ; Donc une mienne soeur... SCÈNE IV. [Isabelle, Acaste, Le page.] LE PAGE. Madame, l'assistance,N'attend plus qu'après vous, et le ballet commence ; ISABELLE, à Acaste. Que me voulais-tu dire ? Achève, mon souci. ACASTE. Nous les mettrions en peine, en tardant plus ici. SCÈNE V. La chambre s'ouvre, et une pantalonnade déjà commencée se danse devant le Père, Orante, l'Oncle, et autres parents. SCÈNE VI. [Les mêmes,] Acaste et Isabelle entrent et prennent place. LE PÈRE nommé EURYLAS. Quoi, nous priver si tôt du bien de votre vue ! Votre présence au moins jusqu'au soir nous est due ;Faites un peu de trêve avecques votre amour,Prenez la nuit entière, et nous donnez le jour ; ACASTE. Nous n'étions pas fort loin. LE PÈRE. Mais que fait Cléomède ?Ne peut-il un moment souffrir qu'on le possède ? Veut-il perdre sa part de cette volupté ; ACASTE. Il ne la perdrait pas, sans un mal de côté,Qui l'incommode un peu, mais de qui la durée,Peut être ; LE PÈRE. Asseyons-nous, et voyons cette entrée. Là le ballet se danse, et la première entrée est de Ferrande qui après avoir un peu dansé distribue les vers, et parlant à l'oreille à Acaste, lui dit lui donnant le cartel. FERRANDE. Lisez, je suis Ferrande, on croit Alphrède morte, Et ce faux accident a produit ce cartel :Rodolphe vous attend à vingt pas de la porte,Je crois que le combat ne sera pas mortel. ACASTE. Fais bonne mine, adieu. Là Ferrande sort, et Acaste continue. ACASTE. Que ce ballet me dure,S'il retarde longtemps cette heureuse aventure, Quelle sera ma soeur, dans le ravissementQu'elle va recevoir de cet événement ! Là le ballet se danse, et le sujet est de deux Espagnols qui font les braves, et sont enfin déconfits par deux Français. Le ballet étant dansé les baladins sortent et les autres se lèvent. LE PÈRE. Les airs étaient charmants, et la cadence belle, L'ONCLE. Même l'invention m'en semble assez nouvelle,Pas un ne s'est brouillé parmi les entrechats, Et leurs pieds, quoique prompts marquaient bien tous les pas. LE PÈRE, rentrant avec la compagnie. Il est temps que le verre, à la danse succède ; ACASTE, se dérobant d'eux. Il est temps que ma soeur tente un dernier remède, La toile se tire. SCÈNE VII. Rodolphe, Cléandre. RODOLPHE. Toi, qui de tant d'amour eus un si triste prix,De grâce, et d'attraits agréable débris, Alphrède, beau sujet des soupirs que j'élance,Enfin de mon remords connais la violence,Que ma douleur t'apaise, et que cette actionTe tienne lieu pour moi de satisfaction ;Je ne présume pas qu'offrir une victime, Ait toujours tant d'effet, que d'effacer un crime,Mais mon ressentiment conjoint à ce devoirTe touchera peut-être, et pourra t'émouvoir,Ce seul ressentiment me met en main les armes,C'est lui seul, qui m'instruit de l'usage des larmes, Lui seul fait mes soupirs, et lui seul en tous lieux,Présente à chaque instant ton portrait à mes yeux :Je te vois le teint mort, le sein ouvert, l'oeil hâveMe dire encor je t'aime, et je meurs ton esclave ;Je pense à ton amour, je songe à ma rigueur Et l'un et l'autre enfin me touche jusqu'au coeur,En effet, je n'ai pu, sans être bien barbare,Traiter si rudement une beauté si rare, Quel monstre si cruel a jamais vu le jour ?Et quel si dur rocher est capable d'amour ? Certes autant de fois que cette inquiétudeMe peint ta passion, et mon ingratitude,Je doute furieux, saisi, triste, interdit,De ce qu'en ce penser ma mémoire me dit,Et crois, non sans raison, que j'eus l'âme enchantée, D'avoir si lâchement ta beauté rebutée,Ce penser est suivi d'un long ruisseau de pleurs,Et confus, je demeure en proie à mes douleurs. CLÉANDRE. Un peu de sentiment pour ses aimables charmes,Aurait pu divertir le sujet de vos larmes ; La Mort a bien voulu ce que vous méprisiez,Elle ne la rend pas, et vous la refusiez. SCÈNE VIII. Rodolphe, Cléandre, Ferrande. FERRANDE. Comme tout réussit, alors que la prudence,Prend le gouvernement de notre intelligence,Acaste se dispose à vous faire raison, Et devant un moment, il sort de la maison,L'enfer impatient attend cette conquête,Et Charon tient au bord sa barque toute prête. RODOLPHE. Ne joins point la risée au funeste remordsQui d'instant en instant redouble ses efforts, Et qui sans me flatter de l'espoir du remède,Fait de tous mes pensers les victimes d'Alphrède,Viens barbare vieillard voir la juste action,Qu'Alphrède attend ici de mon affection,Il vient, retirez-vous. Ferrande et Cléandre sortent pour quelque temps. SCÈNE IX. Acaste, Le page, Rodolphe. ACASTE. Rodolphe quel ombrage, Dans un calme si doux m'excite cet orage ?Quelque ressentiment vous serait-il resté ?Et vous devions-nous plus, que votre liberté ? RODOLPHE. Oui, tu me dois raison de la plus belle vie,Que les traits de la Mort aient encore ravie ; Et du sang qui coula sous la barbare main,Du pire des mortels, et du plus inhumain. ACASTE. De vous justifier l'action de mon père...J'ignore ses raisons, c'est à lui de le faire. RODOLPHE. Il pouvait rendre vains les serments que je fis, D'expier son forfait, par la mort de son fils,Sa main quand je partis savait encor l'usage,Des cruels mouvements que conseille la rage ;Il voulut m'épargner, pour ne t'épargner pas,Et signant mon départ, il signait ton trépas. ACASTE. Calmez, calmez un peu la fureur qui vous trouble,Le trépas aujourd'hui me coûterait au double ;La beauté, dont mon coeur adore les appas,N'attend pas cette nuit un mort entre ses bras. RODOLPHE. Et moi, je lui prétends, si le sort m'est prospère, Procurer du repos plus qu'elle n'en espère,Et soustraire au pouvoir d'un de mes ennemis,Sans dessein d'en user, ce qui m'était promis. ACASTE. Il est vrai que le bruit des charmes d'Isabelle,Me fit trahir vos feux, et soupirer pour elle, Mais à combien d'Amants laisserait-on le jour,Si l'on devait punir tous les crimes d'amour ; RODOLPHE, tirant l'épée. Donnons, c'est [de] la main qu'un noble coeur répliqueIl manque à qui s'excuse, et tremble à qui s'explique.Il lui doit être doux de perdre un imposteur, Un semeur de faux bruits, un traître, un affronteur,Et t'ayant obligé d'un bien illégitime,Elle aurait peu d'honneur d'être le prix d'un crime. ACASTE. Ne dissimulez point votre ressentiment,Et que la jalousie, est son seul fondement, En effet cher Rodolphe, il faut que je confesse,Qu'un indigne moyen m'acquiert votre maîtresse,Mais pour le réparer, une juste action,Est prête de la rendre à votre passion.Page ! Il lui parle à l'oreille.Revenez tôt. [Le Page sort.]Qu'une même journée, Ayant fait, et rompu, renoue un hyménée,N'ayant eu que les fleurs, je vous laisse le fruit,J'ai célébré le jour, célébrez-en la nuit,Pardonnez à l'amour votre mort supposée,Par qui je m'étais fait cette conquête aisée, Et montrez qu'au métier de faire des vivants,Un tel mort ne voudrait céder aux plus savants. RODOLPHE. Lâche, tu prouves mal l'ardeur qui te transporte,Et l'amour est bien faible, où la peur est si forte,En toi, ce Dieu m'a fait un indigne rival, Et le bien t'est mal dû, que tu défends si mal,Mais demeure aux prisons de ta belle geôlière,Si le sort du combat te laisse la lumière.Ses yeux, qui t'ont blessé n'ont plus de traits pour moi,Et par mon propre aveu je dégage ta foi. Ma seule intention est d'immoler l'offrande,Que pour prix de sa mort Alphrède me demande,Et de punir en toi le meurtre du tyran,Qui souilla de son sang le rivage d'Oran. SCÈNE X. Isabelle, Le page, Acaste, Rodolphe. ACASTE, dit à Isabelle. Vantez votre pouvoir de cette illustre marque, Qu'il arrache vos biens de la main de la Parque :La Mort a du respect pour des charmes si douxEt n'ose butiner en même lieu que vous,Reconnaissez Rodolphe ; ISABELLE. Ô Dieux ! Quelle merveille,Étonne en même temps ma vue, et mon oreille, Rodolphe voit le jour. ACASTE. Et me le veut ôter,Pour le droit que son bras a de vous disputer, Si j'avais même droit en si belle conquête,Je vous conserverais aux dépens de ma tête,Mais le mien est fondé sur une trahison, Je vous acquis par fraude, et vous rends par raison. Il la veut mettre entre les mains de Rodolphe.Payez de vos faveurs une amour légitime,Et faites de l'oubli le châtiment d'un crime. RODOLPHE. Ces satisfactions ne te sauveront pas,D'une lâche infamie, ou d'un juste trépas. Quoi ? Comme il semble bon, on prend, ou rend Madame,Selon que la peur glace, ou que l'Amour enflamme ;Un faible Dieu préside à ses affectionsSi l'on altère ainsi ses inclinations ;Mais que cette beauté sans contrainte s'engage, Et choisisse à son gré sa flamme, et son servage,Pour moi, je vivrai libre ; et mon courage est tel,Qu'il s'est pu dégager de tout objet mortel. ISABELLE, à Acaste. Pour moi je vivrai vôtre, et mon amour est telle,Qu'on ne lui peut ravir le titre d'immortelle, Rodolphe, en vérité, ne présumez-vous point,Que votre changement me touche au dernier point ?Que je vous vais prier de m'être favorableEt que votre mépris fait une misérable ?Certes vous auriez tort, et vos traits sont trop doux Pour craindre, que mon coeur se plaigne de leurs coups.Votre froideur prévient un dessein nécessaire,De chercher d'autres yeux à qui vous deviez plaire :Car déjà pour les miens, vos attraits plus charmantsApprochaient de la fin de tous leurs agréments. RODOLPHE. Ni plaire, ni charmer n'est plus mon entreprise,Le mépris sied fort bien à celles qu'on méprise,Et vous reconnaîtrez qu'un semblable souci,N'est point l'occasion qui m'a conduit ici,Toi, si tu ne te hais, et si tu n'as envie Qu'enfin ta lâcheté, de ta mort soit suivie,Donnons, ou sans respect je venge aveuglémentEt l'injure d'Alphrède, et mon ressentiment. Cléandre et Ferrande reviennent. ACASTE. Puisque rien ne vous paie, et que votre colère,Par devoir, ni raison ne se peut satisfaire, Il vous faut accorder ce divertissement, CLÉANDRE. Que ce combat est long, FERRANDE. Certes il est charmant. ISABELLE, au Page. Faites venir mon père ; ô Dieux ! de quelle crainte, ACASTE, retenant le Page. Arrête, Il dit à Isabelle.Ne crains rien, et ris de cette feinte,Un seul moment rendra ce courage remis Et de deux grands rivaux, fera deux grands amis. Il parle à Rodolphe.Certes mon cher Rodolphe, il faut que je confesse,Que la vie à chacun est une belle hôtesse, Et qu'un homme bien sain, ne peut qu'imprudemment,S'exposer au hasard de son bannissement, Elle s'aime chez nous, mais depuis qu'on la chasseElle en sort pour jamais, et jamais ne repasse,Soyons plus ménagers d'un bien si précieux,Et songeons s'il se peut à vous contentez mieux ;Tout votre deuil consiste en la perte d'Alphrède, Eh bien, ce mal est grand, mais n'est pas sans remède,Je connais un objet qui ne lui cède pasUn miracle accompli de charmes, et d'appasQui recevra vos voeux, comme un honneur extrême,Et que vous priserez autant qu'Alphrède même, Page, Il parle à l'oreille du page.Allez, hâtez-vous. RODOLPHE. Ô ridicule peur !Ô dans un mâle sein lâche, et débile coeur !Combien me deviendrait la lumière ennemie,Que j'aurais conservée avec tant d'infamie. ACASTE. Quant à moi je préfère, et crois n'avoir point tort, La plus honteuse vie à la plus belle mort.Mais au reste, arrivant, qu'ayant vu ce visage,Alphrède pût encor vous plaire davantage,Tenez ma lâcheté hors de comparaison,Si je me défends plus de vous faire raison, Contemplez seulement cette rare merveille. SCÈNE XI. Alphrède, en femme, Le page, Rodolphe, Acaste, Ferrande, Isabelle, Cléandre. ISABELLE. Dieux ! Qu'est-ce que je vois ? CLÉANDRE. Rêvé-je, ou si je veille ! ACASTE. Rodolphe, au nom d'Amour, tournez ici les yeux ; RODOLPHE. Non, non, tous les attraits des beautés de ces lieux,Hélène renaissante, avecques tous les charmes, Qui de tant de héros ont exercé les armes,Le plus divin sujet qu'on ait jamais vanté,La perfection même, et la même beauté,Trouveraient en mon coeur un rocher insensible,Et le verraient pourvu du titre d'invincible ; Leurs efforts seraient vains, et leurs plus doux appasEmployés sans effet ne te sauveraient pas. ACASTE. Mais les doux ornements dont le Ciel l'a pourvueMéritent bien au moins l'honneur de votre vue,Jetez ici les yeux. RODOLPHE. Rien ne les peut toucher, Ton père a démoli tout ce qui leur fut cher,Et rien ne leur plairait, quand Vénus elle-même,Viendrait du sein de Mars me dire qu'elle m'aime ;Quand Junon descendrait de la table des Dieux,Et telle qu'à Pâris s'offrirait à mes yeux, Quelques charmes si doux que sa beauté possède,Je l'aurais à mépris après celle d'Alphrède ;Leurs plus puissants efforts employés vainementJoindraient à ton trépas la honte seulement,Alphrède, au triste état où ton père l'a mise, Errante comme elle est sur les rives d'Élyse,Veuve d'un corps pourri, sanglant, rongé de vers,Est tout ce qui m'est cher, et tout ce que je sers ;Je mets au seul honneur d'adorer sa mémoire,Mes plus fortes ardeurs, et ma plus digne gloire ; Mourant elle emporta mes inclinations,Et mit en son tombeau, toutes mes passions. ALPHRÈDE. Si je n'obtiens la fin que je me persuade,Incivil, pour le moins que j'obtienne une oeillade,Je ne suis pas funeste aux objets que je vois, Alphrède avait les yeux, à peu près comme moi ;Elle n'eut le regard plus doux ni plus sauvage,Nous avions du rapport d'humeur, et de visage,Nos coeurs étaient touchés d'un semblable souci,Tout ce qui m'était cher, elle l'aimait aussi ; Là il laisse tomber son épée.Tu lui plus, tu me plais, et si tu l'as aimée,J'ose bien me vanter que tu m'as estimée. Rodolphe demeure interdit. CLÉANDRE. Que vois-je cher Ferrande, FERRANDE. Écoute seulement,Et vois de leurs amours l'heureux événement. RODOLPHE. Belle Alphrède, ma voix pour être trop pressée, S'étouffe, et ne saurait exprimer ma pensée,Mon esprit est confus d'aise, et d'étonnement ;Mais laissez-moi longtemps ce beau dérèglement,Il vous dit mieux que moi, le transport qui me touche,Je demeure muet, ma voix meurt en ma bouche. ALPHRÈDE. Ah Rodolphe est-il vrai que la bonté des DieuxÀ la fin m'ait rendue agréable à tes yeux ?Se peut-il, cher Amant, que cette malheureuse,Te retrouve sensible à sa flamme amoureuse,Si je l'ose espérer, si le Ciel m'aime assez, Mes pleurs, et mes soupirs sont trop récompensés,Et je ne plaindrais pas la perte de ma vie,Qui d'un si beau succès aurait été suivie,Certes je me veux mal de n'avoir pu mourir Puisque par là ton coeur se pouvait acquérir ; Le Page va quérir les parents.Et je ne tiendrai pas ton amour légitime,Puisqu'elle ne me vient que de la fausse estime,Qu'un Ferrande obligeant t'avait fait concevoir,Je perdrais à mourir, moins qu'à te décevoir ; Mais si ma seule mort te pouvait satisfaire, Je me mettrais bientôt en état de te plaire,Si tu ne peux m'aimer, que le poignard au sein,Parle, j'aurai bientôt accompli ton dessein. RODOLPHE. Cesse enfin, beau désordre, et permets que je die,Qu'il n'était rien d'ingrat après ma perfidie, Non, Alphrède, les vols, ni les assassinats,N'ont rien de si cruel, et ne l'égalent pas.Quel malheur si longtemps a mon âme aveuglée,Quelle si longue erreur a ma raison troublée,Que j'aie ingratement rompu de si beaux fers, Et causé tant de maux que vous avez soufferts? Il se met à genoux.Ah ! Si quelque pardon se doit à qui s'accuse,Et si l'aveuglement peut tenir lieu d'excuse,Pardonnez au captif qui triste à deux genouxRedemande ses fers, et se redonne à vous, Reçu dans vos prisons, je proteste d'y vivre,Jusqu'au moment fatal que la mort m'en délivre, Et le temps qui peut tout, perdra contre mon coeur,Le titre d'invincible, et celui de vainqueur. ALPHRÈDE, le relevant. Ton repentir Rodolphe a des preuves trop grandes, Je suis ce que tu veux, prends ce que tu demandes,Et n'implore jamais ce qui dépend de moiPuisque tout t'appartient, que je suis toute à toi. Là ils se baisent. RODOLPHE. Ô divin changement faveur vraiment céleste, Je crains qu'en ton excès tu ne me sois funeste. CLÉANDRE. Ô doux ravissement, belle confusion,Me puis-je contenir en cette occasion.Madame, ALPHRÈDE. Cher Cléandre, enfin les Dieux propicesDu milieu de nos maux ont tiré nos délices.Adressons mille voeux, et dressons mille autels, À ces sacrés Auteurs du destin des mortels. ==================================================