******************************************************** DC.Title = LA COMÉDIE SANS COMÉDIE, COMÉDIE DC.Author = QUINAULT, Philippe DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:54. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/QUINAULT_COMEDIESANSCOMEDIE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3151507?rk=643780;0 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA COMÉDIE SANS COMÉDIE COMÉDIE. M. DC. LVII. Avec Privilège du Roi. Par le Sr Quinault. À PARIS, Chez GUILLAUME DE LUYNE, Libraire Juré, au Palais, dans la Salle des Merciers, à la Justice.Achevé d'imprimer le dernier Juillet 1657. Représenté pour la première fois en 1655, au Théâtre du Marais. MONSEIGNEUR, Le sujet de cette Comédie est si peu ordinaire, qu'il a sans doute besoin pour être souffert, d'une protection qui ne soit pas commune : nous vivons dans un Royaume où presque naturellement tout ce qui est nouveau, paraît toujours agréable ; mais vous savez qu'ordinairement une estime de cette nature finit avec autant de promptitude qu'elle commence, et que l'on n'est pas longtemps à trouver des défauts dans les choses les mieux reçues, quand on n'y rencontre plus la grâce de la nouveauté. C'est ce qui me fait craindre que cette Pièce de Théâtre toute différente des autres, ne conserve pas dans son impression le bruit favorable que ses représentations lui ont acquis, et qu'après avoir paru heureusement et avec éclat sur la Scène, elle n'aie pas la même bonne fortune, alors qu'elle n'aura plus le même ornement. Ce mauvais succès serait inévitable si je n'avais pas trouvé le secret de rendre cet Ouvrage plus glorieux qu'il ne fut jamais, en le consacrant à la Personne du monde la plus illustre. Je m'assure MONSEIGNEUR, qu'il serait inutile de rien dire de plus pour faire connaîtrez que c'est de vous de qui je veux parler : l'éclat de la Naissance et la grandeur du Courage qui rendent aujourd'hui les Hommes si considérés, ne sont pas les seules sources dont vous pouvez tirer toute votre gloire ; le bonheur d'être Fils d'un Père fameux par tant de batailles gagnées, et par tant se Sièges heureusement achevés, n'est pas un avantage que vous comptiez entre ceux qui vous sont propres ; ce n'est pas aussi parce que vous êtes brave au dernier point que vous êtes extrêmement louable, puisqu'étant sorti du plus vaillant de nos Héros, la plus haute valeur ne peut être en vous qu'un bien héréditaire : c'est par l'éclat de votre Esprit et par la grandeur de votre Âme que vous êtes principalement digne de l'admiration de tous ceux qui connaissent le véritable Mérite. Bien qu'il semble qu'une Fortune aussi grande que la vôtre, ne puisse être conservée que par des soins sans relâche et par des complaisances sans réserve, toute la France est justement persuadée qu'il n'y a point de belle Connaissance que vous n'ayez acquise, ni d'éclatante Vertu que vous n'ayez pratiquée. La Faiblesse de mes expressions ne pourrait m'empêcher de dire un nombre infini de choses brillantes sur une si riche matière, si je ne craignais que mon zèle ne devînt indiscret, et qu'en découvrant votre gloire, il n'offensât votre modestie : je dois me souvenir que vous fuyez les louanges avec la même ardeur que vous cherchez à les mériter, et que la Vérité cesse même de vous plaire, alors qu'elle commence d'être à votre avantage. J'ose espérer toutefois que vous aurez la bonté de souffrir avec indulgence ce qui me reste encore nécessairement à vous dire puisque vous n'y trouverez rien de glorieux que pour moi et que ce ne sera qu'une protestation très respectueuse d'être toute ma vie, MONSEIGNEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur. QUINAULT. Noms des Acteurs du Premier Acte JODELET, Valet de Hauteroche. HAUTEROCHE, Comédien. CHEVALIER, Fils de La Fleur. LA ROQUE, Comédien. POLIXENE, Soeur de la Roque. AMINTE, Fille de la Fleur. SILVANIRE, Soeur aînée d'Aminte. LA FLEUR, Marchand. Noms des Acteurs du Second Acte LA FLEUR, Comédien. HAUTEROCHE, Comédien. CLOMIRE, Bergère. SELVAGE, Satyre. FORESTAN, Satyre. DORISE, Soeur de Clomire, déguisée en Berger. MONTAN, Nourricier de Dorise. FILENE, Berger amant de Clomire. DAFNIS, autre Berger amant de Clomire. Noms des Acteurs du troisième Acte ISABELLE, Fille de Panfile. MARINE, Servante d'Isabelle. PANFILE, Père d'Isabelle. TERSANDRE, Amant d'Isabelle déguisé en Cuistre. RAGOTIN, Domestique de Tersandre, aussi déguisé en Cuistre. LE DOCTEUR, Amoureux d'Isabelle. Noms des Acteurs du quatrième Acte CLORINDE, Amazone. TANCREDE, Prince Chrétien. ARSACE, Écuyer de Clorinde. HERMINE, Princesse d'Antioche. ARIMON, Ami de Tancrède. SOLDATS. Noms des Acteurs du cinquième Acte ARMIDE, Magicienne ennemie de Renaud. L'OMBRE D'HIDRAOT, oncle d'Armide. RENAUD, Chevalier Chrétien amoureux d'Armide. AGIS, Écuyer de Renaud. UN TRITON. UNE SIRÈNE. L'AMOUR. QUATRE PETITS AMOURS. La Scène est à Paris. ACTE I SCÈNE I. Jodelet, Hauteroche. JODELET, joue du Théorbe et chante après avoir posé une lanterne sourde à terre. [Note : Théorbe : Instrument à cordes pincées, de la famille des luths, inventé au commencement du XVIe siècle par un musicien italien, nommé Bardella. [L]]La Nuit qui verse à pleines mains[Note : Pavot : Poétiquement et fig. Les pavots, le sommeil. [L]]Ses doux pavots sur les humains,Fait sommeiller le bruit et ronfler la tristesse :[Note : Falot : espèce de grande lanterne. [FC]]Et le Soleil ce grand falotEst allé plus vite qu'au trot, [Note : Thétis n'était qu'une Nymphe de la mer. Elle passait pour la plus belle de toutes les femmes.]Chez Thétis son hôtesse,[Note : Dormir comme un sabot : dormir profondément.]Dormir comme un sabotLa fugue est raffinée et l'accord n'est pas sot. HAUTEROCHE, à part. C'est mon valet qui chante, ah l'insolence étrange ! JODELET. Je me sens en humeur de chanter comme un Ange. Il continue à chanter.[Note : Tandis : Pendant ce temps-là.]Tandis parmi des loups-garousDes chats-huants et des hiboux,[Note : Faire le pied de grue : attendre longtemps. [FC]]Je fais malgré mes dents ici le pied de grue, Une corde du Théorbe se rompt.[Note : Peste : Interjection.]Peste au plus bel endroit une corde est rompue,[Note : Chanterelle : La corde la plus déliée d'un luth, d'un theorbe, d'un violon. [F]]Dieu ! C'est la chanterelle hélas quelle pitié, Si mon maître survient je suis estropié ;Ce soir à sa coquette il donne sérénade. HAUTEROCHE. [Note : Maraud : terme de mépris. Coquin, fripon. [FC]]Le maraud ! JODELET. [Note : Boutade : Caprice, saillie d'esprit et d'humeur. [Acad. 1762]]Je crains fort sa première boutade.Sa tête est bien légère et son bras est fort lourd,[Note : Frapper comme un sourd signifie aussi frapper quelqu'un sans ménagement ni pitié, parce qu'un sourd, n'entendant pas les cris de sa victime. [L]]Il est prompt comme un diable, et frappe comme un sourd. HAUTEROCHE. [Note : Faquin : Termes de mépris et d'injure. [FC]]Assommons ce faquin. JODELET. Au voleur on me tue ! SCÈNE II. Chevalier, Hauteroche, Jodelet. CHEVALIER, sortant de son logis. J'entends de Jodelet la voix qui m'est connue,Quelqu'un lui fait outrage, il faut le secourir,Qui que tu sois demeure, ou t'apprête à mourir. HAUTEROCHE. Épargnez vos amis, calmez votre furie. CHEVALIER. C'est toi cher Hauteroche ! Excuse je te prie.Je croyais que quelque autre outrageait ton valet. JODELET. [Note : Garder le mulet : attendre longtemps quelqu'un avec ennui et impatience. [L]]Ma foi je m'ennuyais de garder le mulet.Une corde a sauté dont j'enrage, ou je meure. HAUTEROCHE. Traître ! JODELET. [Note : Tout beau : locution adverbiale. Doucement modérez vous. [L]]Tout beau, je vais en mettre une meilleure. HAUTEROCHE. J'ai soupé chez Ariste, et je viens dans l'espoirD'oser avec un air vous donner le bonsoir. CHEVALIER. Dis à ma jeune soeur dont ton âme est touchée... HAUTEROCHE. Ma passion pour vous ne fut jamais cachée.Vous savez que je brûle et que sans votre aveu, J'aurais toujours langui sans découvrir mon feu ;Mais vos bontés en vain fondent mon espérance,La Fortune entre nous met trop de différence,Votre père est fort riche et chérissant le bienIl aura du mépris pour un comédien. Je crains qu'il soit atteint de l'horreur ordinaireQue notre nom imprime en l'âme du vulgaire,Et comme de notre art il ignore le prix,Notre amour n'obtiendra de lui que du mépris. CHEVALIER. Vous savez qu'il attend deux vaisseaux en Provence Où sont avec nos biens toute notre espérance.Et que d'un coup de vent le destin irritéPeut encore entre nous mettre l'égalité ;[Note : Ordinaire : La courrier de la poste qui part et arrive à certains jours réglés. [L]]Je suis même alarmé d'avoir cet ordinaireManqué de recevoir des lettres de mon père : Quoi qu'il arrive enfin j'espère à son retourLui faire par mes soins approuver ton amour.Ma soeur de son côté te sera favorable. HAUTEROCHE. Vous me voulez flatter d'un mensonge agréable. CHEVALIER. Non, je sais qu'elle t'aime. HAUTEROCHE. [Note : Trop de moitié : trop de la moitié.]Ah c'est trop de moitié ! Je suis assez heureux si je lui fais pitié,Je sais que fort souvent La Roque la visite,Je connais mes défauts et connais son mérite :Il en reçoit sans doute un traitement bien doux. CHEVALIER. C'est-à-dire en un mot que tu deviens jaloux : Mais à tort sur ce point ton esprit s'inquièteLa Roque aime l'aînée et non pas la cadette :Elle n'est pas d'humeur à faire un second choix,Elle aimera toujours ce qu'elle aime une fois.Plût au Ciel que le sort me fût aussi propice, Hélas ! HAUTEROCHE. Vous soupirez ! CHEVALIER. C'est avecque justice. HAUTEROCHE. Tout succède à vos voeux, tout rit à vos désirs,J'ignore quel sujet peut causer vos soupirs. CHEVALIER. Si tu peux l'ignorer, ton erreur est extrême,Alors que l'on soupire on dit toujours qu'on aime. Je l'avoue, oui l'amour a su me surmonter. HAUTEROCHE. C'est un mal qu'on peut fuir, mais non pas éviter ?Et si c'est un défaut, dans le siècle où nous sommes ;C'est au moins le défaut qu'ont tous les galants hommes. CHEVALIER. Une jeune beauté hier au soir dans un bal Sut à ma liberté porter le coup fatal. HAUTEROCHE. Quelle est sa qualité ? CHEVALIER. Je n'en sais rien encore. HAUTEROCHE. Au moins tu sais son nom ? CHEVALIER. Nullement, je l'ignoreEt pour rendre mon sort funeste au dernier pointCeux à qui j'en parlai ne la connaissaient point : Et pour toute faveur ce miracle des bellesM'assura que bientôt j'aurais de ses nouvelles. HAUTEROCHE. Cher ami ! Je vous plains. CHEVALIER. Mais c'est trop t'arrêter,Cessons de discourir et commence à chanter. HAUTEROCHE. Je vais chanter des vers d'une pièce nouvelle Dont je crois la pensée être assez naturelle. SCÈNE III. La Roque, Polixène, Chevalier, Hauteroche, Jodelet. LA ROQUE. Pardonne à mon amour mon incivilitéMa soeur ! Et chante ici l'air que j'ai souhaité. POLIXENE, chante en voix de dessus. [Note : Voix du dessus : Terme de musique. La partie la plus haute par opposition à la basse.][Note : Courrière : La lune.]Soeur du Soleil éclatante courrièreVous n'eûtes jamais de lumière Égale au bel éclat qu'Olimpe a dans les yeux. HAUTEROCHE. J'allais chanter ces vers. CHEVALIER. Que rien ne te retienneOn chante une partie opposée à la tienne. HAUTEROCHE, chante en voix de haute-contre. [Note : Haute-contre : Terme de musique. La plus haute voix d'homme, celle qui est au-dessus du ténor. [L]]Soeur du Soleil éclatante courrièreVous n'eûtes jamais de lumière [Note : Olympe : Nom que les poètes ou les amants donnent quelquefois à leurs maitresses en faisant des vers en leur faveur, ou en leur écrivant. [R]]Égale au bel éclat qu'Olympe a dans les yeux. LA ROQUE. Si je ne suis trompé cette voix m'est connue,Ne t'en étonne point ma soeur, et continue. POLIXENE, continue à chanter. Et cet astre naissant d'où j'ai tiré ma flammeA plus mis de feux dans mon âme Que vous n'en mettez dans les Cieux. HAUTEROCHE continue aussi à chanter. Et cet Astre naissant d'où j'ai tiré ma flammeA plus mis de feux dans mon âmeQue vous n'en mettez dans les Cieux. LA ROQUE, à Polixène. Ma Maîtresse paraît, achève en diligence. CHEVALIER, à Hauteroche. Achève promptement ; Aminte ici s'avance. SCÈNE IV. Silvanire, Aminte, Hauteroche, Chevalier, la Roque, Polixène, Jodelet. AMINTE. Cet air s'adresse à moi. SILVANIRE. Dieu quelle vanité !On chante ici pour moi sous un nom emprunté. Ils chantent ensemble.Quand vous brillez sur la terre et sur l'ondeVoyez-vous quelque chose au monde Égale à ses appas, ou pareille à ma foi ?Vous n'y pouvez rien voir de plus aimable qu'elleNi rien aussi de plus fidèleEt de plus amoureux que moi. POLIXENE, à la Roque. Abordez Silvanire et lui parlez sans crainte. CHEVALIER, à Hauteroche. Tu peux prendre le temps d'entretenir Aminte,Avec cette clarté j'irai voir cependantQui pour troubler ta voix est assez imprudent. HAUTEROCHE. Agréez ce devoir, Aminte ma maîtresse ! AMINTE, à sa soeur. Jugez si c'est à moi que la chanson s'adresse. LA ROQUE. Silvanire approuvez, ces marques de ma foi ! SILVANIRE, à sa soeur. Jugez si la chanson s'offre à d'autre qu'à moi. CHEVALIER. Ami que vois-je, ha Ciel ! Ô merveille étonnante ! HAUTEROCHE. Quoi donc qu'avez-vous vu ! CHEVALIER. La Beauté qui m'enchante,La même que je vis dans un bal hier au soir Et qui se fit aimer dès qu'elle se fit voir. LA ROQUE. Vous aimez donc ma soeur, comme j'aime la vôtre. CHEVALIER. Ha si c'est votre soeur quel bonheur est le nôtre ?Je l'aime et dans l'ardeur dont je suis enflammé,Je ferais l'impossible afin d'en être aimé, Vous obtiendrez ma soeur au retour de mon père,De la vôtre tandis que faut-il que j'espère ?Veuillez la consulter. POLIXENE. Consultez votre feuQui prend beaucoup d'amour peut en donner un peu. SCÈNE V. La Fleur, Silvanire, Aminte, Chevalier, Hauteroche, la Roque, Polixène, Jodelet. LA FLEUR. Après avoir perdu tout mon bien dessus l'onde Je fuis avec raison la lumière et le monde :Le Bien sans la Vertu reçoit partout des prixEt la Vertu sans Bien n'obtient que des mépris.Allons voir nos enfants et pleurer notre perte,Entrons vite au logis, la porte en est ouverte. Il entre dans le logis. SILVANIRE. Pour nous entretenir avec plus de reposEntrons dans la maison. CHEVALIER. Il est fort à propos :Dans l'excès du plaisir dont j'ai l'âme accabléeJe l'oubliais. SILVANIRE, sortant du logis à la hâte. Fuyons. CHEVALIER. Qui vous rend si troublée ? SILVANIRE. Mon père est de retour et d'un air inhumain Il marche sur nos pas un poignard à la main :Arrêtez sa fureur. LA FLEUR, levant le bras pour frapper Chevalier. Ah perfide ! CHEVALIER. Ah mon Père !Épargnez votre fils. LA FLEUR. Mon fils qu'allais-je faire !Tous nos biens sont perdus, mais sauvons notre honneur,Mes filles ont chacune un lâche suborneur : Deux galants inconnus à mes yeux trop fidèles,En leur baisant les mains sont entrés avec elles. CHEVALIER. Dans une injuste erreur vos transports vous ont misCe sont gens de mérite et de plus mes amis. LA FLEUR. Mais ils ont de l'amour. CHEVALIER. L'amour n'est pas un crime, L'hymen qu'ils ont pour but rend leur feu légitime ;Et puisque la fortune a dans le sein des eauxAvec tout notre espoir abîmé nos vaisseaux,Veuillez ne trouver pas leur recherche importune,Ils aimeront mes soeurs, malgré leur infortune. LA FLEUR. Vous ne sauriez mon fils parler plus sagement,Je promets de leur faire un plus doux traitement. HAUTEROCHE. Nous osons approcher après cette promesse,J'aimai toujours Aminte et je vous le confesse :Cet amour continue, et le sort rigoureux Qui peut tout sur ses biens, ne peut rien sur mes feux. LA ROQUE. Je suis trop amoureux pour pouvoir être avare,J'adore en Silvanire un trésor assez rare :Elle n'a rien perdu qui me soit précieuxPuisqu'il lui reste encor l'éclat de ses beaux yeux ! LA FLEUR. On ne saurait former de désirs plus honnêtes ;Mais pourrais-je Messieurs demander qui vous êtes. HAUTEROCHE. Je suis né grâce au Ciel d'assez nobles parents,J'ai reçu dans la Cour mille honneurs différents :La France à m'admirer souvent s'est occupée ; Le favori du Roi m'a donné cette Épée :J'ai reçu des faveurs des gens du plus haut rang,Ce diamant de prix vient d'un Prince du sang ;[Note : Heur : Bonne fortune, chance heureuse. [L]]J'ai l'heur d'être connu du plus grand des MonarquesEt j'ai de son estime d'éclatantes marques : Il m'écoute parfois mieux que ses courtisans,Et l'habit que je porte est un de ses présents. LA FLEUR. J'aurai beaucoup d'honneur de vous avoir pour gendre ;Mais quel est l'autre amant ? LA ROQUE. Je m'en vais vous l'apprendre.Quant à moi pour parler avec sincérité La fortune en naissant ne m'a pas bien traité ;Mais si lors son erreur me fut injurieuseElle a rendu depuis ma vie assez fameuse.Je me suis vu souvent un sceptre entre les mains,Dans un rang au-dessus du reste des humains : J'ai de mille Héros réglé les Destinées,J'ai vu dessous mes pieds des têtes couronnéesEt j'ai par des exploits aussi fameux que grandsVengé les justes Rois et détruit les tyrans.J'ai conquis des trésors, j'ai forcé des murailles, J'ai donné des combats, j'ai gagné des batailles,Et me suis vu vingt fois possesseur glorieuxDe tout ce que la Terre a de plus précieux. LA FLEUR. Ô Ciel que je vais voir de gloire dans ma race !Mais quel est votre emploi, dites-le-moi de grâce ? LA ROQUE. Nous jouissons tous deux d'un repos assez doux. LA FLEUR. Mais après votre hymen enfin que ferez-vous ?Je voudrais le savoir. HAUTEROCHE. S'il faut qu'on vous le die,Nous ferons... LA FLEUR. Poursuivez. HAUTEROCHE. La... LA FLEUR. Quoi ? LA ROQUE. La Comédie. LA FLEUR. La Comédie ! Hé quoi ce sont là vos grands biens, Vous n'êtes donc Messieurs que des Comédiens ?Vous pouvez autre part aller chercher des femmes,Mes filles ne sont pas des objets pour vos flammes.Quoiqu'elles soient sans bien, tournez ailleurs vos pas,Elles ont de l'honneur et vous n'en avez pas : Vous dont l'art dangereux n'a pour but que de plaireAux désirs déréglés de l'ignorant vulgaire :Vous qui ne faites voir pour belles actionsQue meurtres, ou larcins, ou prostitutions,Et qui n'apprenez rien par tous vos artifices Qu'à quitter les vertus pour pratiquer les vices ;Vous qu'un gain lâche anime et qui ne profitezQue du prix des forfaits que vous représentez. JODELET. Enfin si l'on en croit ce vieillard vénérable[Note : Cela ne vaut pas le diable : cela ne vaut absolument rien. [L]]Tous les comédiens ne valent pas le diable. HAUTEROCHE. Touchant la comédie on peut dire avec vousQu'elle fut jadis l'art le plus vile de tous :Et qu'en vos jeunes ans elle était encor pleineDe mille impuretés dignes de votre haine ;Mais depuis qu'en nos jours de merveilleux esprits Ont épuré cet art par leurs doctes écrits :Ses défauts sont changés en grâces immortellesDont le charme est sensible aux âmes les plus belles.La scène est une école où l'on enseigne plusQue l'horreur des forfaits et l'amour des vertus, Elle émeut à la fois le stupide et le sage,Montrant des passions, elle en montre l'usage :La comédie au vif nous sait représenterTout ce que l'on doit suivre ou qu'on doit éviter.Quand le crime y paraît, il paraît effroyable, Quand la Vertu s'y montre, elle se montre aimable :Le coupable y reçoit la peine qu'il lui faut,S'il s'élève parfois, c'est pour choir de plus haut.L'Innocent y triomphe, et si le Sort l'outrageIl l'abat pour après l'élever davantage, Et c'est un art qui sait en même tempsInstruire la Raison et divertir les Sens. LA ROQUE. À tant de vérités j'ose ajouter encoreQue cet art ennoblit bien loin qu'il déshonore.De ce qu'il fut jadis il est bien différent, Son but n'est point de plaire au vulgaire ignorant ;Il ne destine plus ses beautés sans égalesQu'aux esprits éclairés et qu'aux âmes royales.Est-il honneur plus grand que d'avoir quelquefoisLe bien d'être agréable au plus fameux des Rois ; De mêler quelque joie aux importantes peinesDe la plus vertueuse et plus grande des Reines,Et de donner relâche aux soins laborieuxDu plus brillant esprit qui soit venu des cieux ;D'un ministre animé d'une âme peu commune Et grand par sa Vertu plus que par la Fortune ? LA FLEUR. Enfin si l'on vous croit, rien n'est égal à vous ;Mais Messieurs si votre art est si noble et si doux,Il faut à qui prétend l'exercer avec gloire,Beaucoup de jugement, d'adresse et de mémoire ; Il faut que rien ne manque à qui s'en veut mêler,C'est trop peu d'y bien faire, il y faut exceller. HAUTEROCHE. Votre âme sur ce point doit être satisfaite,Nous pouvons composer une troupe parfaite ;La nôtre depuis peu s'est rompue à Paris Dont on peut aisément recueillir les débris :J'ai deux soeurs et La Roque une encor fort charmanteQue votre fils chérit d'une ardeur véhémente,Nous avons des valets, des amis, des parentsÀ qui l'on peut donner des rôles différents ; Et si nous y joignons vos filles et leur frère,Nous ferons une troupe assez forte pour plaire.Et pour voir si l'on peut se contenter de nous,Nous ne chercherons point d'autre juge que vous. LA FLEUR. Mais pour en bien juger, il faudrait, ce me semble Vous voir représenter la comédie ensemble. LA ROQUE. Il le faut bien ainsi, votre fils et ses soeursOnt toujours du théâtre estimé les douceurs :Chacun d'eux sait assez de vers de comédiePour n'avoir pas besoin qu'aucun en étudie, Et pour vous divertir par de différents vers,Nous représenteront quatre sujets divers :D'abord la pastorale où vous pourrez connaîtreQu'Amour se plaît souvent sous un habit champêtre :Qu'aux champs comme à la Cour il sait donner des lois, Et qu'il frappe aussi bien les bergers que les Rois ;Nous donnerons ensuite une pièce burlesqueOù nous ferons paraître une image grotesqueDes défauts qu'on remarque aux vulgaires esprits,Et tels qu'il faut qu'ils soient pour donner du mépris. Ensuite vous verrez une pièce tragiqueOù nous vous marquerons d'un style magnifiqueLes maux que peut causer un désir mal régléDans le plus grand des coeurs, quand il est aveuglé ;Enfin sur ces essais notre troupe enhardie Fera voir un sujet de tragi-comédie,Où nous pourrons encor mêler pour ornementsDes machines en l'air et des concerts charmants.Nous y ferons connaître à votre âme interditeQue toute force cède à celle du mérite, Et que de quelque effort dont on soit combattu,Les charmes les plus grands sont ceux de la Vertu. LA FLEUR. L'on ne peut proposer rien de plus équitable ;Ce que vous promettez m'est beaucoup agréable,Et je ne serai point contraire à vos souhaits Pourvu que vos discours soient suivis des effets ;Mais quand, pour satisfaire au besoin qui me pressePrétendez-vous pouvoir tenir votre promesse ? HAUTEROCHE. Notre amour nous en presse encore plus que vous,Vous aurez dès demain un passe-temps si doux : Nos décorations en nos mains demeuréesSeront en peu de temps sans peine préparées,Et demain à vos yeux nous paraîtront tous prêtsÀ faire cet essai dans l'Hôtel du Marais :Il suffira ce soir de choisir quatre ouvrages Et de faire entre nous le choix des personnages. LA FLEUR. Ce choix est important, et vous avez raison ;Mais pour y mieux songer entrons dans ma maison. ACTE II CLOMIRE, PASTORALE. SCÈNE I. La Fleur, Hauteroche. LA FLEUR. Le soleil a quitté son humide demeureSerez-vous bientôt prêts ? HAUTEROCHE. Oui Monsieur tout à l'heure, De ce siège pour vous qu'en ces lieux on a misVous verrez les essais que nous avons promis. LA FLEUR. Faites donc qu'à l'instant vos compagnons commencent,Je brûle de les voir. HAUTEROCHE. Je les vois qui s'avancent,Placez-vous et surtout en cette occasion Veuillez les écouter avec attention. La Fleur se place sur un siège au coin du théâtre. SCÈNE II. La Fleur, Clomire, Selvage, Forestan. CLOMIRE. Je suis perdue ô Ciel ! SELVAGE. Je vous tiens inhumaine !Votre légèreté pour ce coup sera vaine. CLOMIRE. De grâce laissez-moi ! FORESTAN. Je serais un grand fatDe laisser dans ma main un mets si délicat. CLOMIRE. Je suis morte ! SELVAGE. non, non, que rien ne vous étonneLe mal qu'on vous fera n'a fait mourir personne. CLOMIRE. Quoi vous cessez pour moi d'être respectueux ? FORESTAN. La Fortune et l'Amour se moquent des honteux. SELVAGE. Je sais que pour mari l'on vous donne Filène, Qui va de tous mes soins cueillir le fruit sans peine. FORESTAN. L'autre jour même encor je le vis couronnéDu chapeau de jasmins que je vous ai donné. SELVAGE. Plus ardent qu'un lion qui donne sur sa proieJe prétends bien tantôt m'en donner à coeur joie. FORESTAN. Vous passerez le pas et c'est à cette foisQue je vais mettre enfin votre honneur aux abois. SELVAGE. Laisse-moi la mener dans ma grotte ancienne. FORESTAN. Dans ta grotte ! Ha j'entends la mener dans la mienne. SELVAGE. Vois-tu ! Tous tes discours sont ici superflus, Tu l'auras seulement quand je n'en voudrai plus. FORESTAN. Tu conteras deux fois, tu contes sans ton hôte,Je prétends bien me battre avant que l'on me l'ôte. SELVAGE. Tu l'aurais le premier ? FORESTAN. Quoi je ne l'aurais pas ?Je l'aurai ! SELVAGE. Toi ? FORESTAN. Oui moi. SELVAGE. Ma foi tu mentiras. FORESTAN. C'est toi qui mentiras. SELVAGE. Crains que je ne me fâche ! FORESTAN. [Note : Bouquin : On appelle figurément un vieux bouquin, un homme puant et lascif qui a passé sa vie dans la débauche. [F]]Moi te craindre, qui toi des bouquins le plus lâche ? SELVAGE. Bon pour toi, t'ai-je pas cent fois fait filer doux ? FORESTAN. Sus il en faut venir des injures aux coups,Que le plus fort l'emporte. CLOMIRE. Où me vois-je réduite ! Mais durant leur combat, il faut prendre la fuite. Elle fuit. SELVAGE. Le grand coup que voici. FORESTAN. Le grand coup que voilà. SELVAGE. Plût au Ciel que quelqu'un vint mettre le holà. FORESTAN. [Note : Demander quartier : demander grâce, demander de n'être pas traité à la rigueur. [FC]]Demandons-lui quartier, s'il redouble il m'achève. SELVAGE. Attends pour un moment, compagnon faisons trêve. FORESTAN. J'y consens de bon coeur, car j'en ai grand besoin ;Mais Clomire. SELVAGE. Ha ma foi je crois qu'elle est bien loin ;Nous perdrions nos pas la suivant davantage,Qu'en dis-tu ? FORESTAN. Qu'ai-je à dire au moment que j'enrage ? SELVAGE. Tout mon dos est en sang. FORESTAN. Il l'est moins que le mien, Je suis meurtri de coups et tout cela pour rien. SELVAGE. N'est-ce être pas bien fat, que lâcher ainsi prise ? FORESTAN. C'est par ton peu d'esprit. SELVAGE. Plutôt par ta sottise,Il fallait craindre tout de sa sotte Vertu ;Devais-tu la quitter ? FORESTAN. Pourquoi la quittais-tu ? SELVAGE. Ne prenons plus querelle ; il y va trop du nôtre,Avouons-nous tous deux aussi sot l'un que l'autre :Si nous la retrouvons, il faut s'accorder mieux,Et ne se battre plus ainsi pour ses beaux yeux. FORESTAN. Ses parents pour mari lui destinent Filène, Faisons que ce rival ait part à notre peine :Tâchons de l'attraper et le rouant de coups,Mettons-le hors d'état de se voir son époux. SELVAGE. Il le faudra surtout prendre à notre avantage. FORESTAN. Fort bien, mais on nous suit, passons dans ce bocage. SCÈNE III. La Fleur, Doris, Montan. DORISE, en habit de Berger. N'approchons pas, je vois des satyres passer. MONTAN. Ils entrent dans le bois, vous pouvez avancer ;Et quand sous cet habit ils vous verraient paraître,Il serait malaisé qu'ils vous pussent connaître :Moi qui vous élevai jadis si chèrement, Je vous ai méconnue en ce déguisement.Nous sommes seuls, enfin contentez mon envie,Apprenez-moi quel Dieu vous a sauvé la vie,Et me faites savoir pour quel sujet aussiVous cachiez votre sexe en arrivant ici. DORISE. En faveur de vos soins pris pour moi dès l'enfanceCes secrets pour vous seul seront en évidence ;Ce n'est pas sans sujet qu'on croit dans ce hameauQue les flots soulevés m'ont servi de tombeau :Vous savez que ma mère au gré de notre flamme Me promit autrefois à Filène pour femme,[Note : Devant : Il exprime un rapport d'antériorité dans le temps, auparavant. [L]]Et m'emmena devant, qu'il me donna la foi,Pour accomplir un voeu fait à Délos pour moi. MONTAN. Oui, je ne sais que trop qu'en ce fatal voyageNotre vaisseau périt par un subit orage : Ses débris sur nos bords par les vents apportésNous apprirent trop tôt ces tristes vérités. DORISE. [Note : Point : Instant, moment précis. [L]]On mit l'esquif en mer au point de notre perte,Je pris heureusement l'occasion offerte,J'y passai sans ma mère, et le vent furieux Fit briser le vaisseau tôt après à nos yeux,Et l'orage cessant un vent plus favorableDans l'Île de Délos nous poussa sur le sable ;Là pour ne laisser pas mon honneur en danger,Je changeai mon habit à celui d'un berger. Et quelques mois après un vaisseau de SicileSur qui je m'embarquai, me porta dans cette île,Où j'ai su que l'ingrat qui me sût embraser,Aime ma soeur Clomire et prétend l'épouser ;Avant qu'on reconnaisse en ce lieu mon visage Je veux entretenir en secret ce volage,Vous m'avez dit que seul il vient souvent ici,J'y viens pour lui parler. MONTAN. Je crois que le voici. DORISE. C'est lui-même en effet. MONTAN. Mais votre teint se trouble ? DORISE. Hélas à son abord ma faiblesse redouble ! MONTAN. Comment vous le fuyez ? DORISE. Quoi ne voyez-vous pasDafnis qui d'assez près marche dessus ses pas ! MONTAN. Je le vois, cachez-vous. DORISE. C'est ce que je désire. MONTAN. J'attendrai qu'il soit seul pour aller vous le dire. SCÈNE IV. La Fleur, Filène, Dafnis. FILENE. Qu'il est doux de se voir du tumulte éloigné ! Quiconque a de l'amour, est bien accompagné :Avançons vers ce bois, le silence à toute heureY fait avec le frais sa demeure. DAFNIS, faisant l'Écho derrière le théâtre. Demeure. FILENE. Ces rochers sont atteints de mon mal inouï,Poursuis, poursuis Écho m'es-tu bien ouï ?... DAFNIS. Oui ! FILENE. Clomire me témoigne une froideur extrême,Que faut-il que je fasse afin qu'elle m'aime ? DAFNIS. Aime. FILENE. Mais quoi si mon amour attire son mépris,Que faire si l'ingrate est sourde à mes cris ? DAFNIS. Ris. FILENE. Rire au point de mourir, ta réponse est étrange, Comment punir cette âme encline au change ? DAFNIS. Change. FILENE. Si je pouvais changer ton conseil serait bon,De son époux enfin aurai-je le nom ? DAFNIS. Non. FILENE. Non, ha cette réponse est tout à fait cruelle !Crois-tu que ta froideur soit immortelle ? DAFNIS. Telle. FILENE. Telle ! Mais quel berger peut prétendre à sa foi,Qui soit de l'obtenir plus digne que moi ? DAFNIS se découvrant. Moi. FILENE. Toi ? Quoi c'est mon rival qui vient de me répondre ! DAFNIS. Oui c'est moi qui partout aspire à te confondre,Clomire est au-dessus des mérites d'un Roi ; Mais je suis d'elle au moins bien plus digne que toi. FILENE. Ne nous emportons point ; si j'en crois l'apparence,Elle met entre nous assez de différence,Je lui plais. DAFNIS. Ton orgueil se l'est imaginé. FILENE. Ce différent peut être aisément terminé. Récitons ses faveurs et puis sans plus attendreLe moins favorisé cessera d'y prétendre ? DAFNIS. Commence, je t'entends ? FILENE. Quand près de ce hameauQuelqu'un de mes moutons se mêle à son troupeau,La Bergère le flatte, et puis me le demande. DAFNIS. Une faveur semblable à mon sens n'est pas grande,Je veux fort volontiers te céder en ce point,On peut aimer le bien d'un que l'on n'aime point. FILENE. Sitôt qu'elle me voit par un heureux présage,Une couleur de feu paraît sur son visage : La blancheur de son teint qui ferait honte aux lys,Se change en la rougeur des oeillets frais cueillis. DAFNIS. Ce changement fait voir que ton attente est vaine,Un visage enflammé ne témoigne que haine. FILENE. Si durant son repas je viens sans y songer, La belle à mon abord perd le soin de manger. DAFNIS. De même la brebis qui voit le loup paraître,À son funeste abord quitte le soin de paître. FILENE. Lorsque je la rencontre au bord d'un clair ruisseauLa Bergère se joue à me jeter de l'eau, Ces privautés font voir que j'ai l'heur de lui plaire,Tu le dois avouer. DAFNIS. Je soutiens le contraire,Tu ne dois présager rien de bon de ce jeu :Elle jette cette eau pour éteindre ton feu,Et pour tâcher de mettre en imitant Diane, [Note : Mettre le timbre d'Actéon dessus ton front profane : C'est lui mettre une tête de Cerf à la place de sa tête. [FC]]Le timbre d'Actéon dessus ton front profane. FILENE. Ton esprit mal tourné conçoit tout à rebours :Mais tu n'es pas du moins si bien dans tes amours.Dis-moi quelle faveur t'a fait cette bergère ? DAFNIS. Un causeur comme toi dirait ce qu'il faut taire, Je cacherai bien mieux nos amoureux secrets ;Les vrais amants surtout doivent être discrets. FILENE. Quoi tu ne diras rien ? DAFNIS. Je ne dois rien t'apprendre. FILENE. Mais tu me l'as promis ? DAFNIS. J'ai promis de t'entendre. FILENE. Quoi j'aurais cet affront ? DAFNIS. Sans s'emporter si fort Réservons à Clomire à nous mettre d'accord :Consultons sur son choix cette beauté si chère,Et cédons à celui qu'à l'autre elle préfère. FILENE. Suivras-tu son arrêt ? DAFNIS. Oui fût-il contre moi. FILENE. Tu dois t'en assurer : avançons je la vois ? SCÈNE V. La Fleur, Dafnis, Filène, Clomire. DAFNIS. Où courez-vous beauté qui causez nos martyres,Craignez-vous quelque chose ? CLOMIRE. Oui je crains deux satyres,Ils m'ont longtemps suivie et c'est ce que je fuis ? FILENE. Vous n'avez rien à craindre aux endroits où je suis.Jugez d'un différent dont à fort juste titre Tous deux conjointement nous vous rendons arbitre ;De vos divins appas l'un et l'autre est charmé,Jugez qui de nous deux mérite d'être aimé. CLOMIRE. Ce que vous demandez me met beaucoup en peine,Je n'ai pour nul de vous ni passion, ni haine : Dites-moi vos raisons et tout considéré,Je verrai qui de vous doit être préféré. FILENE. Mon bonheur... DAFNIS. Mon espoir... FILENE. Est certain... DAFNIS. Diminue. CLOMIRE. Filène a commencé, souffrez qu'il continue. FILENE. Mon bonheur est certain puisque vous m'écoutez, Comme vos yeux, votre âme a beaucoup de clartés,Je vais puisque votre ordre ici m'en sollicite,Pour gagner votre choix parler de mon mérite :Et pour mille raisons je suis fort assuréQu'à ce faible rival je serai préféré. DAFNIS. Mon espoir diminue et tout me désespère,S'il faut par le mérite aspirer à vous plaire :Rien n'est digne de vous ; et pour plaire en ce jourJe n'ai point de raison, je n'ai que de l'amour. FILENE. Jugez combien sur moi votre puissance est forte De m'avoir fait aimer après Dorise morte !J'avais juré cent fois de n'être plus amant,Mais vos beaux yeux m'ont fait violer mon serment ! DAFNIS. Je n'ai jamais brûlé que de la seule flamme,Que vos regards charmants ont portée en mon âme : Qui peut aimer deux fois, fait douter de sa foi,Mon amour doit durer et finir avec moi :Et comme votre soeur, si vous faisiez naufrage,Ma mort m'empêcherait d'être jamais volage. FILENE. La bienséance encor porte à me choisir, Vos plus proches parents approuvent mon désir. DAFNIS. Si j'obtiens votre choix par un bonheur extrême,Je ne veux de ce bien rien devoir qu'à vous-même. FILENE. Vous aurez de la gloire à m'avoir pour époux,La race dont je sors est célèbre entre nous. DAFNIS. La race dont je sors n'a jamais eu de lustre ;Mais si vous y passez, vous la rendrez illustre.La gloire qu'il promet, doit peu vous émouvoir,C'est à vous d'en donner et non d'en recevoir ! FILENE. Je n'ai point de défauts dignes de votre haine, Je me vis l'autre jour encor dans la fontaine :J'eus lieu sans vanité d'être assez satisfaitEt ne m'y trouvai point trop laid, ni trop mal fait. DAFNIS. Ma laideur à mes voeux n'est pas ce qui s'oppose,Si je suis sans beauté, vous en êtes la cause ! Nous sommes d'un même âge et je crois justementQue nous fûmes formés dans le même moment !La Nature voulant faire un chef-d'oeuvre rare,De ses plus riches dons ne vous fut point avare !Et l'ingrate de moi ne se souvint qu'alors Qu'elle eut pour votre gloire épuisé ses trésors !Pour vous être propice elle me fut cruelle :Et je serais mieux fait si vous étiez moins belle ? FILENE. Il en ferait bien croire à des esprits mal faits,Il n'a que des discours et moi j'ai des effets : Si vous aimez le bien, le sort m'a fait la grâceQu'en richesse en ces lieux aucun ne me surpasse :J'ai des maisons au bourg, j'ai des troupeaux aux champs,[Note : Coutre : Espèce de fort couteau en fer, à lame courte, à tranchant mousse, à dos épais, adapté, en avant du soc, à la flèche de la charrue, et servant à fendre la terre. [L]]Je fais fendre la terre à vingt coutres tranchants :J'ai tant de biens qu'enfin le compte en importune, Soyez-moi favorable ainsi que la Fortune. DAFNIS. La Fortune jamais ne fait rien justement,Sa haine ou sa faveur est sans discernement :Votre sens est trop bon, pour avoir la penséeDe suivre en votre choix celui d'une insensée, Elle hait les vertus et vous en faites cas,Enfin elle est aveugle, et vous ne l'êtes pas. FILENE. Si votre choix me donne ici la préférence,Vous verrez des effets de ma reconnaissance :Je vous promets un daim par mes soins élevé, Que j'ai pour vous offrir jusqu'ici conservé. DAFNIS. D'aucune offre pour moi je ne fais mon refuge,C'est à qui se sent faible, à corrompre son juge :Je ne vous promets rien jugeant en ma faveur,Je n'ai rien à donner, ayant donné mon coeur. CLOMIRE. Il faut que s'il se peut tous deux, je vous contente,Vous Filène, pour prix de votre amour constanteDe mon chapeau de fleurs couronnez votre front. FILENE. Ô Faveur trop charmante ! DAFNIS, à part. Ô trop sensible affront ! CLOMIRE. Vous, faites-moi Dafnis don de votre guirlande ? Je prétends la porter. DAFNIS. Ciel que ma gloire est grande ! CLOMIRE. Adieu. DAFNIS. Je vous suis ? CLOMIRE. Non, je crains peu de dangers,À cette heure partout on trouve des bergers. SCÈNE VI. La Fleur, Dafnis, Filène. FILENE. Sais-tu bien maintenant qui plaît à la bergère ? DAFNIS. Je le dois bien savoir, sa réponse est fort claire. FILENE. Puisque de son vouloir chacun est éclairci,Suivons donc notre accord. DAFNIS. Je l'entends bien ainsi. FILENE. Laisse-moi l'aimer seul, comme elle le désire ! DAFNIS. Crois-moi ne raille point, tu n'as pas lieu de rire,Change et cherche autre part des traitements meilleurs. FILENE. Comment, c'est toi qui dois chercher fortune ailleurs ? DAFNIS. C'est moi seul que Clomire a témoigné qu'elle aime. FILENE. Ne fais point l'ignorant ? DAFNIS. Ne le fais point toi-même ! FILENE. Suivant le sens commun, qui m'offre de son bien,Doit m'aimer beaucoup plus que s'il m'ôtait du mien. DAFNIS. Sur celui qui reçoit, qui donne a l'avantage,Qui donne ne doit rien, et qui reçoit s'engage ? FILENE. Quand le Dieu Pan nous aime, on connaît pourtant bienQu'il nous fait des faveurs et ne nous ôte rien. DAFNIS. Quand le Dieu Pan nous aime, il reçoit notre offrande Du même air dont Clomire a reçu ma guirlande. FILENE. L'avantage sur toi clairement m'est donné,Comme vainqueur enfin suis-je pas couronné ? DAFNIS. C'est à tort sur ce point que ton esprit me brave,J'ai les marques de maître et toi celles d'esclave ? Nos guirlandes de fleurs ne sont que des liens,Les miens serrent Clomire et tu portes les siens. FILENE. Ta guirlande était verte et selon l'apparenceElle veut te l'ôtant, te priver d'espérance. DAFNIS. Par là de mon bonheur elle veut m'assurer, Ayant gagné son coeur, que pourrais-je espérer ?Le succès fait cesser l'espoir qui le précèdeEt l'on n'espère plus un bien que l'on possède ;Mais adieu, si tu vois Clomire une autre fois,Tu pourras à ta honte apprendre mieux son choix ! SCÈNE VII. La Fleur, Filène. FILENE. Nous nous trompons tous deux, un faux bien nous amuse,Loin de nous éclaircir Clomire nous abuse.Et ne se trouvant pas d'un mérite commun,Pour garder deux amants veut n'en choisir pas un :Dorise dont mon coeur révère encor les cendres Avait des sentiments plus justes et plus tendres !Je la devais aimer même après son trépasOu plutôt je devais ne la survivre pas ![Note : Sommeil : On dit poétiquement de la mort, que c'est un sommeil de fer, qu'il est l'image, le frère de la mort]Mais quoi ! Je crois sentir le sommeil qui me presse,Son charme avec mes sens assoupit ma tristesse ! Ô Ciel n'aurai-je point d'autre bien dans mon sort,Que celui qui me vient du frère de la Mort ! Il s'endort. SCÈNE VIII. La Fleur, Selvage, Forestan, Montan, Dorise, Filène. SELVAGE. Je vois notre rival qui dort sous ces feuillages,Donnons dessus. FORESTAN. Il lui tient les mains. Tout beau, prenons nos avantages,Et pour à son réveil rendre ses efforts vains : Occupons-nous d'abord à lui lier les mains. SELVAGE. Fort bien. MONTAN. Filène est seul, approchez sans rien craindre,Je vais me retirer pour ne vous pas contraindre. Il se retire. DORISE. Courons à la vengeance, il faut à cet instantPorter le coup mortel à ce coeur inconstant, Avançons, mais que vois-je ? On attente à sa vie !Lâches retirez-vous ; ou craignez ma furie. FILENE. Ciel où suis-je et qu'entends-je ! SELVAGE. Évitons son courroux,Nous ne pouvons ici rien gagner que des coups. DORISE. Ils sont bien loin, souffrez que ma main vous délie, Berger vous êtes libre. FILENE. Oui je vous dois la vie !Et je borne à présent mes souhaits les plus douxÀ trouver les moyens de la perdre pour vous ! DORISE. Traître il en faut trouver les moyens tout à l'heure,Défends-toi si tu peux ? FILENE. Non il faut que je meure ! Si vous voulez ma vie, il faut vous contenter.La main dont je la tiens, a droit de me l'ôter ! DORISE. Je veux te l'arracher plutôt que te la prendre ;Et tu m'obligeras si tu l'oses défendre ! FILENE. Non je m'offre à vos coups ; mais quel prodige ô Cieux ! Vois-je pas de Dorise et les traits et les yeux ? DORISE. J'en ai les mêmes traits ; mais non pas la même âme,C'est au lieu de l'amour le dépit qui m'enflamme ;Je suis Dorise enfin ; mais Dorise en fureur,Qui veut non te gagner ; mais t'arracher le coeur. FILENE. Hé bien contentez-vous ; ma perte est légitime !Mon repentir est grand ; mais bien moins que mon crime !Mon coeur perdant l'espoir d'oser vivre pour vous,Met son bonheur dernier à mourir de vos coups !Frappez donc ! DORISE. C'est en vain, que le dépit m'en presse Je n'en ai pas la force, ingrat, je le confesse ! FILENE. Je ne dois pas mourir d'une si belle mainMon bras doit me punir ! DORISE. Non, arrête inhumain !Je hais Filène ingrat ; mais malgré ma colère ;Filène repentant ne me saurait déplaire. FILENE. C'est traiter un perfide avec trop de douceur ;Mais qui fait à la hâte avancer votre soeur ? SCÈNE IX. La Fleur, Filène, Dorise, Clomire, Dafnis. CLOMIRE. A-t-on jamais parlé d'une telle insolence ?Deux satyres affreux avecque violenceIci près à l'instant auraient su m'enlever Sans Dafnis que les Dieux ont fait lors arriver ! DAFNIS. Bergère assurez-vous, ces lâches sont en fuite. CLOMIRE. À quel malheur sans vous aurais-je été réduite !Ma vie et mon honneur ne sont dûs qu'à vos soinsEt me donnant à vous, je ne vous dois pas moins. DAFNIS. Vous ne me devez rien, Bergère incomparable !À qui fait son devoir, on n'est point redevable :Et je reçois de vous cet excès de bontéComme on reçoit un bien qu'on n'a pas mérité ;Mais de dépit Filène en va perdre la vie. FILENE. Je ne sais qui de nous est plus digne d'envie.Cet adorable objet qui me promet sa foi,Me rend autant heureux et plus content que toi. CLOMIRE. Mais comment d'un Berger votre âme est-elle éprise ? DORISE. Sous l'habit de Berger reconnaissez Dorise. CLOMIRE. Ma soeur Dorise, ô Ciel ! Quel miracle nouveauA pu défendre aux flots d'être votre tombeau. DAFNIS. En ces lieux à présent le soleil importune,Allons dans le logis apprendre sa fortune,Et nous préparer tous pour le bienheureux jour Où l'hymen doit enfin couronner notre amour. ACTE III LE DOCTEUR DE VERRE. COMÉDIE. SCÈNE I. Isabelle, Marine. ISABELLE. Ma lettre est achevée et c'est à toi de prendreLe soin de la donner en main propre à Tersandre,Tu sais que cet écrit l'invite à s'opposerAux desseins du Docteur qui me doit épouser : Si mon Père en sortant venait à te surprendre,Souviens-toi du secret que je viens de t'apprendre. MARINE. Il suffit, j'ai su l'art dès mes plus jeunes ans[Note : Garder : Fig. et familièrement. En donner à garder à quelqu'un, lui en faire accroire, le tromper, le duper. [L]]D'en donner à garder aux vieillards défiants. ISABELLE. Écoute encor deux mots, songe bien à lui dire Que hier il eut grand tort de manquer de m'écrire,Que de mon triste hymen l'empressement s'accroîtEt qu'en son peu de soin, son peu d'amour paraît. MARINE. Rentrez, il ne faut pas m'en dire davantage. ISABELLE. Surtout sonde-le bien touchant mon mariage. Isabelle rentre. MARINE. Allez, pour réussir dans ces commissionsJe n'ai pas grand besoin de vos instructions :Sortons vite, ah j'entends notre vieillard qui crache !Je porte ce billet et crains qu'il ne le sache,S'il l'attrape en mon sein, il sera bien subtil. SCÈNE II. Panfile, Marine. PANFILE. Marine écoute un mot ? MARINE. Monsieur que vous plaît-il ? PANFILE. Tu sais fort bien qu'en toi j'ai confiance entière,Dis-moi que fait ma fille ? MARINE. Elle fait sa prière. PANFILE. Vraiment j'en suis fort aise, on ne peut faire mieux,Sitôt qu'on voit le jour d'en rendre grâce aux Dieux : Je m'en vais assister au temple au sacrifice,Pour ne pas l'interrompre en ce saint exercice. MARINE. C'est bien fait. PANFILE. Mais Marine avant que de sortirDe ses désirs secrets voudrais-tu m'avertir ?Tu sais que pour mari je lui destine un homme Qui n'eut jamais d'égal dans Athènes et dans Rome :Un savant, mais savant qui ne ressemble pasCeux qui sont d'ordinaire aussi gueux que des rats ;Et qui sait pour charmer l'âme la plus farouche,[Note : Parler : Dans le style familier, on dit, qu'Un homme parle d'or, pour dire, qu'Il parle, qu'il répond comme on souhaitait qu'il fît. [Acad. 1762]]Parler d'or de la main, ainsi que de la bouche. D'où provient que ma fille en cette occasion,Témoigne pour l'hymen si grande aversion ;Et n'aurait-elle point par une ardeur fataleDe même que sa soeur fait voeu d'être Vestale ? MARINE. Pour moi, je ne crois pas à dire vérité, Qu'elle ait jusques ici fait voeu de chasteté ;Et cette aversion où votre choix l'engageEst plus pour le mari que pour le mariage.[Note : Barbon : Vieillard qui est revenu de tous les plaisirs de la jeunesse, qui les condamne, et qui les empêche autant qu'il peut. [F]]L'époux qu'on lui destine est un barbon hideux,Plus propre à ressentir des glaçons que des feux : Cet objet ne doit pas toucher une jeune âme.Lorsqu'on fait demander une fille pour femme,Une telle demande a toujours des appas ;Mais c'est le demandeur qui souvent ne plaît pas :Si vous ne l'eussiez point refusée à Tersandre, Sans peine au mariage on l'eût fait condescendre. PANFILE. Le Docteur est plus riche. MARINE. Oui, mais c'est son vieux corpsQu'elle doit épouser et non pas ses trésors. PANFILE. [Note : Fleurette : Cette manière de parler peut venir de ce que les amants emploient de beaux discours, des discours fleuris, des discours où entrent des fleurs de Rhétorique, ou de ce qu'ils donnent des bouquets à leurs maîtresse. [T]]Mais pour ce jeune amant ce conteur de fleurettes,N'a-t-elle point aussi des passions secrètes ? MARINE. Vous lui faites grand tort d'avoir de tels soupçons,Votre fille est fort sage, elle suit mes leçons. PANFILE. Je t'estime fidèle, il faut que je te croie ;Mais quel est ce papier ? Il voit la lettre. MARINE. Ce n'est rien. PANFILE. Que je voie. MARINE. À d'autres : je connais quel est votre dessein, Vous voulez m'approcher pour me toucher le sein.Qui ne vous connaîtrait ? PANFILE. C'est ? MARINE. Vous avez beau direVous n'y toucherez point. PANFILE. Mais ! MARINE. Mais vous voulez rire ? PANFILE. Ce papier que j'ai vu, doit être un billet doux ? MARINE. C'est de mon serviteur ; en êtes-vous jaloux ? PANFILE. Va, tu n'es qu'une folle, adieu je vais au Temple. Bas.Son procédé me donne un soupçon sans exemple,Sortons pour la surprendre. MARINE. Il s'en va fort content ;Mais serrons autre part ce billet important. PANFILE. Retournons doucement, j'espère de la sorte Arracher de ses mains le papier qu'elle porte. MARINE. La lettre est chiffonnée, il faut la plier mieux,[Note : Pénard : Terme injurieux qu'on dit quelquefois aux hommes âgés. [F]]Ma foi le vieux pénard n'est point malicieux. PANFILE, lui ôtant le billet. Voyons ton innocence, ou bien ton artifice. MARINE. Quoi vous ouvrez ma lettre ? PANFILE. Oui, mais c'est sans malice, Cet écrit tel qu'il est sans adresse et sans seing,De ma fille pourtant je découvre la main,Parle à qui portes-tu cette lettre fataleDe la part d'Isabelle ? MARINE. À sa soeur la Vestale. PANFILE. C'est plutôt à Tersandre ? MARINE. Ah ne le croyez point ! PANFILE. La lecture pourra m'éclaircir sur ce point. Il lit.Le peu de soin que tu prends de m'écrire, ne m'empêche pas d'être encore sensible à l'amour, des vertus l'obéissance est celle qui sur toutes me plaît la moins, heureuse entre les filles est celle qui n'a point de parents qui aiment le bien ; on me presse d'épouser un vieux Docteur en vain, j'ai promis de n'y consentir jamais, sans plus songer, à ma promesse il faut que je satisfasse, mon père tâche par des remontrances de me faire accepter ce vieil amant que je ne hais point sans raison, ceux qui m'aiment se feront connaître s'ils s'opposent à ce mariage. Hé bien oseras-tu maintenant déloyaleDire que cet écrit soit pour une Vestale ?Ma fille par tes mains l'envoie à son amant. MARINE. Vous lui faites grand tort, Monsieur, assurément, Vous ne lisez pas bien et j'y mettrais ma vie. PANFILE. Ô Ciel vit-on jamais plus grande effronterie ! MARINE. Pour qui me prenez-vous, de grâce parlez mieux,Monsieur j'ai de l'honneur. PANFILE. Et moi j'ai de bons yeux. MARINE. N'en déplaise pourtant à vos grandes lunettes, Je crois que vous avez les visières mal nettes ;Regardez de plus près, le sens pourra changer. PANFILE. La traîtresse a dessein de me faire enrager. MARINE. Vous nous faites, Monsieur, une injustice extrême,Je connais ma maîtresse. PANFILE. Hé bien, lis donc toi-même ! MARINE. Si je ne vous fais voir que ces mots seulementS'adressent à sa soeur et non à son amant,Et que c'est sans raison que vous m'avez criée,Que puissé-je mourir sans être mariée.Vous me pouvez bien croire après un tel serment. PANFILE. J'en doute, hâte-toi de lire promptement. MARINE, lit. Le peu de soin que tu prends de m'écrire ne m'empêche pas d'être encore sensible à l'amour des vertus, l'obéissance est celle qui sur toutes me plaît, la moins heureuse entre les filles est celle qui n'a point de parents qui aiment le bien ; on me presse d'épouser un vieux Docteur, en vain j'ai promis de n'y consentir jamais, sans plus songer à ma promesse, il faut que je satisfasse mon père, tâche par des remontrances de me faire accepter ce vieil amant que je ne hais point, sans raison ceux qui m'aiment se feront connaître s'ils s'opposent à ce mariage. PANFILE. Dieux sans changer un mot comment se peut-il faire,Que ce sens se rencontre au premier si contraire ? MARINE. Hé bien n'aviez-vous pas l'esprit préoccupé ! PANFILE. Les points qui sont omis, doivent m'avoir trompé, Les filles de ce temps estiment ridiculesCelles dont les écrits sont remplis de virgules. MARINE. Votre humeur fort sujette aux paniques terreurs,Est le défaut qui seul a causé vos erreurs :Je vous l'avais bien dit, votre fille est bien née, Vous m'avez fait injure et l'avez soupçonnée ;J'en crève de dépit. PANFILE. Marine excuse-moi,Je jure de jamais ne douter de ta foi. MARINE. Vous avez eu grand tort ! PANFILE. Oui je te le confesse. MARINE. Rendez-moi mon billet Monsieur, le temps me presse ! PANFILE. Je le ferai tenir. MARINE. Il n'en n'est pas besoin. PANFILE. Va, quelqu'un de mes gens t'épargnera ce soin.Et pour mieux employer ton temps et ton adresse,À l'hymen du Docteur dispose ta maîtresse. MARINE. Mais la presserez-vous ? PANFILE. Oui, dis-lui de ma part Qu'il le faut épouser dès demain au plus tard. MARINE. Je crains fort d'aborder ma maîtresse Isabelle,Je serai mal reçue avec cette nouvelle. SCÈNE III. Isabelle, Marine. ISABELLE. Si mon Père est levé, donnons-lui le bonjour,Sortons ; mais quoi Marine est déjà de retour ? MARINE. Loin d'être de retour, je ne suis pas sortie,[Note : Radouteux : radoteur.]Notre vieux radouteux a rompu la partie. ISABELLE. Qu'as-tu fait du billet ? MARINE. Par force il me l'a pris ;Mais grâces au secret que vous m'avez appris,J'en ai changé le sens quand il me l'a fait lire. ISABELLE. Ce succès me ravit. MARINE. Il n'est pas temps [de] rire ?Pour l'hymen du Docteur soyez prête à demain,C'est l'ordre du vieillard. ISABELLE. C'est un ordre inhumain :Encor si je pouvais en avertir Tersandre ! MARINE. Et quand il le saurait, qu'en pourriez-vous attendre ? Par le soin d'un amant on juge de son feu,Et puisqu'il vous néglige, il doit vous aimer peu. ISABELLE. Marine, à dire vrai, j'ai sujet d'être en doute ! MARINE. [Note : Cuistre : Nom qui se donne ordinairement par injure aux valets de Collége. [Acad. 1762]]Parlons bas, certain cuistre approche et nous écoute. SCÈNE IV. Tersandre, Isabelle, Marine. ISABELLE. Que cherchez-vous ? TERSANDRE, en habit de cuistre. Beauté qui pouvez tout toucher, Ayant l'heur de vous voir je n'ai rien à chercher !Le Docteur qui pour vous sent des peines mortellesM'envoie avecque soin savoir de vos nouvelles,Et vous souhaite un jour plus heureux et plus douxQue celui que l'amour lui prépare pour vous. MARINE. Pour un cuistre à mon gré ce n'est pas mal l'entendre. ISABELLE. Ou mes yeux sont déçus, ou je crois voir Tersandre. TERSANDRE. Vos beaux yeux sont toujours des témoins assurés,Et pour être déçus ils sont trop éclairés. ISABELLE. Vous deviez m'avertir Tersandre : et sans rien feindre, De votre peu de soin j'ai sujet de me plaindre,Je vous ai soupçonné de quelque changement. TERSANDRE. Si j'ai changé pour vous, c'est d'habit seulement,Et l'Amour n'eut jamais, ô Beauté qui m'enflammeCausé ce changement s'il eût changé mon âme ; Sachant que le Docteur qui brûle de vos feux,À ses anciens valets en voulait joindre deux :Avec un de mes gens par d'heureuses pratiques,J'ai su rencontrer place entre ses domestiques. ISABELLE. Un tel succès plutôt me devait être appris. TERSANDRE. J'ai craint qu'en écrivant l'avis ne fut surpris.Le Docteur m'a d'abord mis dans sa confidence,Et le trouvant d'humeur propre à la défiance,J'ai troublé son esprit par un puissant soupçon ;Mais voici votre père ; il faut changer de ton. SCÈNE V. Panfile, Ragotin, Isabelle, Tersandre, Marine. PANFILE. Pleurez ! Pleurez ma fille, en revenant du TempleOn m'a dit un malheur qui n'eut jamais d'exemple !Le Docteur perd pour vous l'honneur de ses vieux ans,Il a pris tant d'amour qu'il a perdu le sens :Il est frénésie et dans cette disgrâce, Soutient qu'il est de verre et craint qu'on ne le casse ;Mais quel est ce valet, qui ne m'est pas connu ? ISABELLE. De la part du Docteur il est ici venu. TERSANDRE. [Note : Morbe : Synonyme de morbide. [L]][Note : Vers 859, on lit SIC au lieu de SI]Si je suis moniteur du morbe qui l'attaque[Note : Gener : grendre, mari de la fille.][Note : Hypocondriaque : Bizarre, fou, capricieux. [R]]Votre gener futur est hypocondriaque, [Note : Olimpique : Ce mot se dit de certains Jeux qu'Hercule institua auprès de la ville d'Olympie à l'honneur de Jupiter, qui se célébraient de quatre en quatre ans et où il y avait des courses et diverses sortes de combats. ]Son esprit qu'Olympique on pouvait nominer,[Note : Ratiociner : Terme usité seulement dans le style dogmatique. User de la raison. [L]]N'a plus la faculté de ratiociner. MARINE. Quel diantre de jargon ! PANFILE. Sotte te veux-tu taire ?C'est ainsi qu'au collège on parle d'ordinaire :Je plains fort votre maître et l'irai visiter. TERSANDRE. Plutôt dans votre dôme il le faut expecter,[Note : Les Poètes appellent le soleil, le blond Phoebus.]Avant que de Phoebus le Globe vivifique[Note : Percifer : mot latin qui signifie terminer.]Soit prêt de perficer son cours hémisphérique,Malgré de son esprit la perturbationOn fera de son corps ici translation. PANFILE, regardant Ragotin. Mais quel est ce garçon ? TERSANDRE. C'est mon collègue intime,[Note : Clarissime : Clarissimus, superlatif de Clarus, illustre, qui par conséquent signifie très illustre. [L] ][Note : Famulat : probablement du mot latin Famulatus ; esclavage, servitude.]Dedans le famulat du Docteur clarissime. PANFILE. Hé bien le Docteur... RAGOTIN. Vient. PANFILE. [Note : Extravague : Dire, faire des choses folles et dépourvues de raison. [L]]Extravague-t-il ? RAGOTIN. Fort. PANFILE. Mais quel est son mal ? RAGOTIN. Grand. PANFILE. Qu'en doit-on craindre ? RAGOTIN. Mort. PANFILE. Quel discours ! TERSANDRE. La Formule en est fort ancienne, [Note : Vocait : vocere = appeler, donner le nom.][Note : Lacédémone : Nom propre d'une ville fort ancienne qu'on nomme autrement Sparte, et qu'on dit avoir été fondée avant Rome et Carthage, l'an 1718 av.J.C. .]Jadis on la vocait Lacédémonienne. MARINE, à part. De tous les deux le bonhomme est dupé comme il faut. PANFILE. Où ton Maître est-il ? RAGOTIN. Près. PANFILE. Quand le verrons-nous ? RAGOTIN. Tôt. PANFILE. Qu'entends-je monter ? RAGOTIN. Lui. MARINE. Je pense qu'il se raille,Il vient dans un panier enveloppé de paille ? SCÈNE VI. Le Docteur, Panfile, Isabelle, Marine, Tersandre, Ragotin, deux valets. LE DOCTEUR, dans un habit de paille. Future épouse et vous beau-père proposé,Sachez que tout mon corps est métamorphosé.Que je suis à présent de l'ultime matière,[Note : Sublunaire : Terme didactique. Qui est entre la terre et l'orbite de la lune. [L]]Où se peut transmuer chaque corps sublunaire :Et qu'Amour dont toujours je me suis défié, [Note : L'original porte vetrifié au lieu de vitrifié.][Note : Vitrifier : Fondre une substance de manière qu'elle se transforme en verre.]M'a mis à si grand feu qu'il m'a vitrifié. PANFILE. Vous n'êtes point de verre en vain vous nous le dites,Il n'en est rien. LE DOCTEUR. [Note : Hétéroclite : Fig. famil. qui a quelque chose d'irrégulier et de bizarre. ]Vos yeux sont donc hétéroclites. PANFILE. Mais vous parlez encor ? LE DOCTEUR. Mes accents sont formésPar des esprits mouvants dans ce verre enfermés, Mon corps est résonnant, mais comme il est fort frêleMes esprits s'enfuiront pour peu que l'on me fêle. PANFILE. Pour vous tirer d'erreur je veux vous embrasser ! LE DOCTEUR. Ah gardez-vous-en bien, ce serait me casser ! PANFILE. Souffrez qu'on vous détrompe ! LE DOCTEUR. Il n'est pas nécessaire, [Note : Durissime : Très dur. Il ne se dit que par plaisanterie. [L]]De ma fragilité durissime adversaire. PANFILE, en l'embrassant. Voyez... LE DOCTEUR. Ah par le flanc il vient de me fêler ![Note : Humide radical : fluide imaginaire qu'on a regardé comme le principe de la vie dans le corps humain. [L]]L'humide radical par là va s'écouler. PANFILE. Mais vous n'êtes pas bien. LE DOCTEUR. Je suis le mieux du monde. PANFILE. Sortez. LE DOCTEUR. Ah que plutôt Jupiter vous confonde. PANFILE. Laissez-moi faire. LE DOCTEUR. Hé quoi barbon pernicieux !Si j'étais en morceaux en seriez-vous bien mieux ? PANFILE. Mais Monsieur le Docteur ! LE DOCTEUR. Mais Monsieur mon beau-père !N'approchez point de moi, vous ne sauriez mieux faire,Je suis déjà fêlé que voulez-vous de plus ? PANFILE, il lui ôte son habit de paille. Je veux guérir l'erreur dont vos sens sont déçus. LE DOCTEUR. Peste comme il me serre, ah le traître me brise ![Note : Gendrifrateur : mot valise de gendre et de fracturer = briseur de gendre.]Bourreau gendrifracteur apprends que j'agonise ! Il s'évanouit. TERSANDRE. [Note : Procrastiner : Différer au lendemain. [FC]]Dominé, dominé, procrastinez vos ans. PANFILE. Qu'on apporte de l'eau pour rappeler ses sens, Son pouls qui meut encor fait voir qu'il reste en vie,Et que sa pamoison sera bientôt finie.Il reprend ses esprits de faiblesse accablés,Ses pas sont chancelants et ses regards troublés. LE DOCTEUR. Mon Esprit spolié de son fourreau de verre, Se voit donc translaté dans l'infernale Terre :[Note : Cocyte : Nom de fleuve. Cocytus. Il y en a plusieurs de ce nom. L'un étoit dans la Campanie, Province d'Italie, et se déchargeait dans le Lac de Lucrin, ou de Mamorto. Un autre dans l'Épire. [T]]J'ai traité déjà le cocyte bourbeux,[Note : Pluton : Fausse Divinité infernale que les Payens croyoient présider aux enfers. [T]]Et voici de Pluton le Palais ténébreux. TERSANDRE. Il croit être appulsé dans le règne des ombres. LE DOCTEUR. Bons Dieux que cette plage étale d'objets sombres : [Note : Diablotin : Petit diable. [L]]Je n'incide partout que Larves, Diablotins,[Note : Follet : On appelle, Esprit follet, un démon ou lutin qui fait peur à des enfants, ou à des gens faibles, par des visions, ou par des actions, dont ils ne savent point la cause. [F]][Note : Ténébrion : follets et autres illusions nocturnes que nous appellons esprits. [SP] Larve : Génie malfaisant, qu'on croyait errer sous des formes hideuses. [L]]Follets, Ténébrions, Farfadets et Lutins. Il s'adresse à Ragotin.[Note : Tantale : Nom propre d'homme. Le mot d'enfanticide est employé à la place d'infanticide. Il fit tuer son propre fils. [T]]Bon, je cerne déjà Tantale enfanticide.La peste comme il baille, et comme il mâche à vide ![Note : Gober : Terme familier. Avaler sans savourer, sans mâcher. [L]]Que j'aime à l'aspicer, voulant gober souvent, Des fruits près de son nez ne gober que du vent ;Mâcheur infortuné qui n'a ni bien ni joie,Du séjour de Pluton enseigne-moi la voie :Quel est le chemin ? RAGOTIN. Long. LE DOCTEUR. Que me diras-tu ? RAGOTIN. Rien. LE DOCTEUR. Me veux-tu du mal ? RAGOTIN. Nul. LE DOCTEUR. Mais me connais-tu ? RAGOTIN. Bien. LE DOCTEUR. Que m'estimes-tu ? RAGOTIN. Fol. LE DOCTEUR. Comment âme damnée,Ma sagesse par toi sera contaminée !Et tu me répondras monosyllablement,[Note : Docer : du latin Docere, entretien.][Note : Jaser : Parler beaucoup et sans nécessité de choses frivoles. [F]]Je te vais bien docer à jaser autrement. RAGOTIN. Ah ! Monsieur le Docteur excusez je vous prie, Contre un de vos valets n'entrez point en furie :Je vivrai désormais respectueusement,Et répondrai toujours polysyllablement. TERSANDRE. [Note : Clément : Qui a coutume de pardonner, de traiter doucement ceux qui sont à sa discrétion. [F]]Dominé, n'ayez point une anime inclémente. LE DOCTEUR, à Tersandre. [Note : Inclite : du Latin inclitus, illustre.]Je suivrai vos décrets inclite Rhadamante ! Mon sort dépend de vous Magistrat infernal !Je salue en tremblant votre noir tribunal. RAGOTIN, à Panfile. Faut-il jusqu'à ce point que votre esprit s'abuse ? LE DOCTEUR. Ah Monseigneur Pluton je vous demande excuse !Mon procédé sans doute a dû vous étonner, C'est devant vous d'abord qu'il se faut prosterner. ISABELLE. Reconnaissez Monsieur l'erreur qui vous domine. LE DOCTEUR, à Isabelle. [Note : Proserpine : Fille de Jupiter et de Cérès. Élevée en Sicile, et pendant qu'elle se divertissait un jour à cueillir des fleurs, Pluton l'enleva, et l'épousa. Par là elle devint la Déesse des Enfers, la Junon des Enfers. [T]]Veuillez parler pour moi Madame Proserpine ! ISABELLE. Vous me connaissez mal ? LE DOCTEUR. Ne croyez pas cela,Jupiter n'est-il pas Monsieur votre papa ? Vous êtes de la Nuit la Déesse muante,Les charmes ont de vous leur force omnipotente :On vous offre des voeux sous les titres divers,De fille de la Terre et Reine des Enfers,Et Pluton fasciné de vos traits adorables, [Note : S'en aller au diable, à tous les diables, être perdu sans retour. [L]]Vous emmena jadis par force à tous les diables. MARINE. Plutôt que de l'entendre, il le faudrait chasser. LE DOCTEUR, à Marine. [Note : Traverser : signifie figurément en Morale, faire obstacle, opposition, apporter de l'empêchement. [F]]Quoi ? Tu viens donc encor ici me traverser,[Note : Discorde : Mauvaise intelligence, dissension ; division, désunion, querelle qui se met entre parents, amis, ou associés. [T]]Déesse de Discorde au crin serpentifère,[Note : Boute-feu : Fig. Celui qui excite des discordes, suscite des querelles. [L]]Boute-feu, rabat-joie, exécrable Mégère, Maudit tison d'enfer ! MARINE. Comme il rouille les yeux !Madame sauvez-moi de ce fol furieux ! ISABELLE. Ne vous emportez pas. LE DOCTEUR. Soyez-moi donc propice !Et je promets d'offrir ensuite en sacrificeSur un autel qu'exprès je dresserai pour vous, [Note : Bréhaigne : Stérile, en parlant des femelles des animaux domestiques ou de ceux qu'on entretient dans des parcs et des viviers.]Une vache bréhaigne avec deux hiboux. PANFILE. Combattre son erreur, c'est l'aigrir davantage,Tâchons en le flattant de le rendre plus sage. LE DOCTEUR. Hé bien après avoir longuement consulté,Mes Juges infernaux qu'avez-vous décrété ? PANFILE. Qu'il faut dans votre corps retourner sur la terre ? LE DOCTEUR. Dans mon corps ; mais faut-il qu'il soit encor de verre ? PANFILE. Non, il n'en sera plus. LE DOCTEUR. Oserai-je en partantVous consulter encor sur un point important ? PANFILE. Oui, parlez. LE DOCTEUR. [Note : Cacochymie : est une réplétion de mauvaises humeurs. [T]]Un vieillard d'humeur cacochymique [Note : Géniture : Terme familier. L'enfant par rapport au père et à la mère. [L]]Me défère en hymen sa géniture unique,Fille qui peut donner des passe-temps bien doux,Et qui me tente fort. PANFILE. Hé bien mariez-vous. LE DOCTEUR. Mais si je marie, il faut quitter l'étude,En prenant femme, on prend beaucoup d'inquiétude, On est toujours troublé de nouveaux embarras,Cela m'effraye. PANFILE. Hé bien ne vous mariez pas. LE DOCTEUR. N'étant point marié si quelque mal m'accable,Je serai spolié du soin considérableQu'une femme se donne alors pour un époux. C'est ce que j'appréhende. PANFILE. Hé bien mariez-vous. LE DOCTEUR. Mais si durant mon mal ma femme avec Tersandre,[Note : Godelureau : Jeune fanfaron, glorieux, pimpant et coquet qui se pique de galanterie, de bonne fortune auprès des femmes, qui est toujours bien propre et bien mis sans avoir d'autres perfections. Les vieux maris ont sujet d'être jaloux de ces godelureaux qui viennent cajoler leurs femmes. [F]]Certain Godelureau qui ne vaut pas le pendre,Loin d'avoir soin de moi souhaitait mon trépas,J'enragerais. PANFILE. Hé bien ne vous mariez pas. LE DOCTEUR. Mais vivant ainsi seul je mourrai sans lignée,À qui pouvoir laisser ma richesse épargnée ;Prenant femme, il naîtra quelque héritier de nous,Et j'en serai bien aise. PANFILE. Hé bien mariez-vous. LE DOCTEUR. Mais étant marié, si comme il se peut faire, Des fils qui me viendront quelque autre était le Père,Et s'il fallait pourtant les avoir sur les bras ?J'en tiendrais. PANFILE. Hé bien donc ne vous mariez pas. LE DOCTEUR. Cet ultime conseil est celui qu'il faut suivre,J'ai pour faire un bon choix trop peu de temps à vivre : Je suivrai donc l'hymen, Dieu du sombre Manoir,Je m'en retourne au monde, adieu jusqu'au revoir ! PANFILE. Que l'on approche un siège, il retombe en faiblesse,Ma fille il ne faut plus croire que son mal cesse :J'aurai peine à trouver quelque parti pour vous, Que n'avez-vous Tersandre à présent pour époux :Fallait-il pour ce fol rebuter sa demande,L'intérêt me fit faire une faute si grande ;Mais le Docteur revient, écoutons ses propos. LE DOCTEUR. Pluton en soit loué, je suis de chair et d'os. Beau-père prétendu que Jupiter console,Cherchez un gendre ailleurs, je reprends ma parole :Le grand Dieux des Enfers dont je suis de retour,M'a donné ce conseil en me rendant le jour. PANFILE. Ah changez de discours ! LE DOCTEUR. Je comprends vos pensées, Vous désirez savoir ce qu'aux Champs Élysées ;Où je viens de passer j'ai récemment appris. PANFILE. Ce n'est pas. LE DOCTEUR. Par ma foi vous en serez surpris,Plusieurs qui dans ce monde ont possédé l'Empire,Sont là dans un état qui vous ferait trop rire : [Note : Racoustrer : Racommoder, rapiécer, se dit proprement des habits. [F]]Ninus l'usurpateur y racoustre des bas,Cambise le cruel vend de la mort aux rats :Xerxès le gras y vend des couennes de lard jaune,Crésus qui fut si riche, y demande l'aumône. PANFILE. C'est... LE DOCTEUR. Ah ce n'est pas tout, Philippe le hâbleur Tire les cors des pieds, sans mal et sans douleur :Alexandre le Grand déniche des fauvettes,César le Vigilant est vendeur d'allumettes. PANFILE. Ce n'est rien de cela que je voudrais savoir. LE DOCTEUR. Quoi donc ? Si les savants ont là bien du pouvoir. Vous êtes curieux, il faut vous tout apprendre,Sachez donc qu'à présent le morne Anaximandre,Diogène le chien Ésope le velu,[Note : Rablu : rablé ; [En parlant d'une pers.] Qui est carré, trapu et vigoureux. [CNRTL]]Aristote le bègue et Platon le rablu,Hérille l'affamé, le châtré Xénocrate, [Note : Cornard : celui qui a une femme adultère qui lui fait porter des cornes. [F]]Épictète le gueux et le cornard Socrate,Qui n'eurent point ici grands biens ni grands honneurs,Au pays d'où je viens sont de fort grands Seigneurs.Êtes-vous satisfait ? PANFILE. Vous me le pouvez rendre,En épousant ma fille et devenant mon gendre. LE DOCTEUR. Ne vous ai-je pas dit que je n'en ferais rien,C'est l'avis de Pluton et c'est aussi le mien. PANFILE. Mais. LE DOCTEUR. Mais Pluton l'a dit, cela vous doit suffire. PANFILE. Vous êtes fol Monsieur ! LE DOCTEUR. Il faut vous laisser dire,Vous avez beau vous plaindre et beau m'injurier, Je ne suis pas si fol que de me marier. Il sort. PANFILE. Que ferons-nous ! TERSANDRE. [Note : Sponder : Sponder ; spondere = promettre.]Spondez votre fille à Tersandre ? PANFILE. Je l'ai traité trop mal, il n'y faut plus prétendre. ISABELLE. Mais s'il avait pour moi le même sentiment,Lui serais-je accordée ? PANFILE. Avec ravissement. TERSANDRE, se découvrant. Tersandre à vos genoux vous la demande encore ? PANFILE. Elle est à vous Tersandre, et votre amour l'honore ;Mais je suis fort surpris d'un si grand changement,Venez m'en éclaircir dans mon appartement. ACTE IV CLORINDE. TRAGÉDIE. SCÈNE I. Clorinde, Tancrède. CLORINDE, sortant l'épée à la main. Oui, oui, je suis Clorinde, et qui m'osera suivre, Sera bientôt content s'il est lassé de vivre. TANCREDE, la suivant. Je veux la suivre seul, que l'on n'avance pas. CLORINDE. Qui que tu sois apprends que tu cours au trépas. TANCREDE. Oui, ma perte est certaine, Amazone adorable !Je sais que votre bras fut toujours indomptable ! Mais quand j'échapperais à ses coups furieux,Je n'échapperais pas aux traits de vos beaux yeux ! CLORINDE. Qui donc es-tu, qui m'ose aborder de la sorte ? TANCREDE. Je suis Chrétien, Tancrède est le nom que je porte,[Note : Godefroi de Bouillon : Premier roi de Jérusalem après sa prise le 15 juillet 1099.]Et suis ici venu conduit par Godefroi, Affranchir ces lieux saints d'un infidèle Roi :Deux mois peuvent encor être écoulés à peine,Depuis que dans un bois au bord d'une fontaine,Je vous trouvai sans casque et devins votre amant,Et vous vis éloigner presque au même moment. Cette nuit dans ce camp, en vous voyant paraître,À vos armes d'abord j'ai cru vous reconnaître :Et dans cette croyance à présent affermi,Je vous suis comme amant et non comme ennemi. CLORINDE. Soit comme un ennemi, soit comme amant n'importe, Pour ces deux noms ma haine est également forte :Je n'aime que la guerre, et ce noble métierDemande à qui l'exerce un grand coeur tout entier :L'Amour est son contraire et ses molles tendressesAu coeur qui les ressent n'inspirent que faiblesses, Je hais l'amour enfin et détestant sa loi,Un amant est toujours un Ennemi pour moi ? TANCREDE. L'Amour n'est qu'une ardeur simple de sa nature,Son objet seulement la souille, ou la rend pure.L'objet de mon amour est noble autant que doux, J'aime enfin le Mérite et la Valeur en vous :Et si pour qui vous aime, ô Beauté trop cruelle !Vous ne pouvez avoir qu'une haine mortelle,Je crains, quoique mon coeur de terreur ait frémiDe ne pouvoir cesser d'être votre ennemi. CLORINDE. Cette Amour doit de moi n'attendre aucune estime,Entre deux ennemis tout commerce est un crime,Tu ne me peux aimer sans trahir Godefroi,Et le coeur d'un perfide est indigne de moi. TANCREDE. Ah c'est ce que de moi vous ne devez pas croire ! Je vous aime, il est vrai ; mais j'aime aussi la Gloire.Mourant pour mon parti, mon trépas serait doux,Autant qu'il le serait si je mourais pour vous ! CLORINDE. Si je m'arrête au sens que ce discours expose,Je puis beaucoup sur toi. TANCREDE. Vous pouvez toute chose. Vos désirs sont pour moi des ordres absolus,Quelle preuve en faut-il ? CLORINDE. Il faut ne m'aimer plus. TANCREDE. C'est ce que me défend l'état où je me trouve,Ce qui détruit l'amour n'en peut être une preuve :Commandez-moi plutôt d'affronter le trépas, Tout m'est possible hormis de ne vous aimer pas ! CLORINDE. Mais quel est ton espoir ? Sais-tu bien que mon âmeVeut toujours être libre ? TANCREDE. Oui, mais je sais Madame,Que l'effet ne suit pas toujours notre souhait,Et que souvent on aime en dépit qu'on en ait : Mon espoir est fondé sur votre résistance,L'Amour aime à forcer qui se met en défense ;Plus un coeur lui résiste et plutôt il l'abat. CLORINDE. Hé bien pour vaincre mieux je fuirai le combat,Et pour ôter tout lieu de me pouvoir surprendre, Je ne prétends jamais ni te voir ni t'entendre,Adieu. TANCREDE. Veuillez souffrir encor ; mais elle fuit,Et j'ai déjà perdu sa trace dans la nuit.Qui me vient aborder ? SCÈNE II. Arsace, Tancrède. ARSACE. Ô Ciel ! TANCREDE. Quel soin te presse ?Parle que cherches-tu ? ARSACE. Clorinde ma maîtresse. Le Camp a pris l'alarme et j'appréhende fortQu'elle n'ait rencontré la prison ou la mort ;Et d'un péril égal sans avoir l'âme émueJe viens apprendre ici ce qu'elle est devenue ! TANCREDE. Quiconque a le bonheur d'être à cette beauté, Doit savoir qu'où je suis il est en sûreté :Clorinde a fait retraite avec un soin extrême,Suis ses pas et dis-lui seulement que je l'aime. ARSACE. Que lui dirai-je encor ? TANCREDE. Je te l'ai déjà dit,Va, dis-lui que je l'aime, et cela me suffit. ARSACE. Il passe vers le camp, retournons à la ville,La nuit rend maintenant ma retraite facile :Mes soins doivent cesser ; mais n'aperçois-je pasQuelque guerrier armé qui tourne ici ses pas ?Mais ou mon âme encor prend de fausses alarmes, Ou je connais Clorinde à l'éclat de ses armes. SCÈNE III. Clorinde, Arsace. CLORINDE. C'est Arsace. ARSACE. Ah Madame ! Où courez-vous ainsi ? CLORINDE. Achever un dessein qui n'a pas réussi.Je dois porter la flamme à ces hautes machines,Sur qui tous les Chrétiens ont fondé nos ruines. Ismène l'enchanteur propice à mes desseins,A fait cette grenade et l'a mise en mes mains ;Mais j'ai mal pris mon temps, et sans rien entreprendre,Les Chrétiens m'ont d'abord réduite à me défendre :Et leur nombre eût sans doute accablé ma valeur, Sans les soins que Tancrède a pris à ma faveur ;Puisque enfin je me trouve et libre et sans blessure,Je veux tenter encor cette haute aventure. ARSACE. Quoi rentrer au péril, lorsque vous en sortez,Madame, le malheur suit les témérités ! CLORINDE. Tous tes conseils ici me sont peu nécessaires,La Fortune est toujours propice aux téméraires. ARSACE. Consultez. CLORINDE. Tes raisons ne peuvent m'arrêter.Il est heure d'agir et non de consulter. ARSACE. Dans un trop grand péril ce dessein vous engage ? CLORINDE. Oui, le péril est grand ; mais moins que mon courage. ARSACE. Mais vous pouvez périr, on peut vous accabler ? CLORINDE. Oui, oui, je puis périr ; mais je ne puis trembler.J'ois du bruit, qui va-là ? SCÈNE IV. Hermine, Clorinde, Arsace. HERMINE. Je m'estime perdue !Je suis... CLORINDE. Qui que tu sois réponds, ou je te tue. HERMINE. C'est la voix de Clorinde et ses armes aussi ! CLORINDE. Parle ? HERMINE. Je suis Hermine. CLORINDE. Ô Ciel Hermine ici !Qui t'a fait déguiser ? HERMINE. Une étrange disgrâce ;Mais soyons sans témoins. CLORINDE. Éloignez-vous Arsace. HERMINE. Souffre qu'il aille dire à Tancrède à l'instant, Que seul en cet endroit un étranger l'attend. CLORINDE. Arsace entendez-vous l'ordre qu'elle vous donne ? ARSACE. Oui Madame. CLORINDE. Allez donc faire ce qu'elle ordonne. Arsace sort. HERMINE. Ta rencontre en ces lieux jointe à notre amitié,M'oblige à ne me pas découvrir à moitié, Tu sais bien que mon père était Roi de Syrie,Qu'il perdit à la fois la couronne et la vie ;Et que Tancrède alors portant partout l'effroi,Força notre palais et se saisit de moi ;Mais apprends qu'à ma vue il fit enfin le brave, Si je fus sa captive, il devint mon esclave :Et cessant d'être libre en se trouvant vainqueur,Il prépara des fers seulement pour son coeur.De son amour enfin j'eus des preuves certaines,Pour marquer ses liens, sa main brisa mes chaînes : Et sachant mes désirs bien loin d'y résister,Jusques en cette ville il me vint escorter.Ce fut lors qu'à mon âme Amour se fit connaître.Mon coeur devint captif, quand je cessai de l'être :Et Tancrède voulant m'ôter des fers si beaux, Bien loin de les briser, m'en donna de nouveaux. CLORINDE. Quoi tu l'aimes ? HERMINE. Je l'aime et me suis résolueDe lui parler ici sans en être connue,De sonder ses désirs, et s'il n'aime que moi,De lui rendre justice en lui donnant ma foi. CLORINDE. Quoi sa religion n'a donc rien qui t'étonne ? HERMINE. J'abhorre ce qu'il croit ; mais j'aime sa personne ! CLORINDE. Hermine considère ! HERMINE. Alors qu'on aime bien,Clorinde un jeune coeur ne considère rien. CLORINDE. Puisqu'en vain je m'oppose à ce dessein étrange, De nos armes au moins nous devons faire échange :Celles que dessus moi Tancrède vient de voir,Si tu veux t'en charger pourront le décevoir ;Et parlant sous mon nom en baissant ta visière,Tu sauras s'il persiste en son amour première. HERMINE. Ce conseil me ravit. CLORINDE. Si l'effet suit mes voeuxIl peut être à la fois utile à toutes deux.Tes armes sans éclat me rendront inconnue,Dedans une entreprise où je crains d'être vue. HERMINE. J'entends quelqu'un qui marche. CLORINDE. Arsace fait ce bruit. Avez-vous vu Tancrède ? SCÈNE V. Arsace, Clorinde, Hermine. ARSACE. Oui Madame, il me suit. CLORINDE. Croit-il que ce soit moi qui doive ici l'attendre ? ARSACE. Il vous croit en danger, et vient pour vous défendre,Tout armé comme il est, il s'avance à grands pas. CLORINDE. Arrêtez-le, et surtout ne le détrompez pas. SCÈNE VI. Arsace, Tancrède. ARSACE. De s'avancer ici je l'entends qui se presse,Seigneur en cet endroit vous verrez ma maîtresse. TANCREDE. Pour la trouver plutôt marchons diligemment. ARSACE. Elle viendra se rendre ici dans un moment :N'allez pas plus avant, Clorinde le désire, Je reste par son ordre ici pour vous le dire. TANCREDE. C'est assez j'obéis et n'irai pas plus loin :Mais de quelque secours n'a-t-elle pas besoin ? ARSACE. Seigneur de son salut ne soyez point en peine,Elle est hors de péril et votre crainte est vaine. TANCREDE. Obligez-moi du moins de ne me point celer,Quel sentiment l'oblige à me vouloir parler ?Veut-elle encor accroître ou flatter mon martyre,Ne m'en direz-vous rien ? ARSACE. Je n'ai rien à vous dire,C'est un secret que seule elle peut déclarer, La voici : par respect je vais me retirer. SCÈNE VII. Tancrède, Hermine couverte des armes de TANCREDE. C'est Clorinde avançons ? HERMINE, à part. Ma crainte ici redouble,Et sa vue en mon âme excite un nouveau trouble. TANCREDE. Votre retour m'est doux, objet rempli d'appas,Soit qu'il me soit propice ou ne me le soit pas : Je n'eus jamais l'orgueil de prétendre à vous plaire,Vous aimer et vous voir est tout ce que j'espère :Et malgré vos rigueurs vous comblez mon espoir,Puisque je puis ici vous aimer et vous voir. HERMINE, à part. Il me parle d'amour ? Il m'a donc reconnue ? TANCREDE. Mes ennuis les plus grands cessent à votre vue. HERMINE. Mais me connaissez-vous ? TANCREDE. Oui pour une beauté,Qui fait voir des appas jusques dans sa fierté :Je sais que parmi nous le Ciel vous fit descendre,Pour donner de l'amour et pour n'en jamais prendre : Et que de la Nature aussi bien que des Cieux,Vous n'eûtes en naissant rien de doux que les yeux. HERMINE. On se laisse souvent tromper par l'apparence,Et l'on est quelquefois aimé sans qu'on y pense.Espérez ? TANCREDE. Que j'espère ! Ô Ciel qu'ai-je entendu ! Un bonheur est plus grand, moins il est attendu,Et mon Coeur interdit de cette grâce insigne,Vous est plus obligé, moins il s'en trouve digne. HERMINE. Un amant bien fidèle est digne d'être aimé. TANCREDE. Quel soupçon de ma foi pourrait être formé, Quiconque est votre amant ne peut être infidèle,Dès qu'on a vu Clorinde, on ne peut aimer qu'elle. HERMINE. Vous aimez donc Clorinde ? TANCREDE. En pouvez-vous douter !Je l'aime d'une ardeur qui ne peut s'augmenter.Comme il n'est point d'éclat que sa beauté n'efface, On ne peut voir d'amour que mon feu ne surpasse :Clorinde est sans égale et Tancrède enchanté,Est enfin en amour ce qu'elle est en beauté. HERMINE, à part. Ces mots passionnés m'outragent jusqu'à l'âme :Mais n'avez-vous jamais ressenti d'autre flamme ? TANCREDE. Mon coeur que jusqu'ici l'on n'a pu surmonter,N'avait rien que Clorinde au monde à redouter :Ses fers ont tant d'éclat que j'ai l'âme trop vaineSi je crois mériter une si belle chaîne ;Mais croyez que Clorinde est seule en l'Univers, Qui puisse mériter de me donner des fers ! HERMINE. À me désespérer ce perfide s'obstine ;Mais n'avez-vous jamais soupiré pour Hermine ?J'ai su que l'aimiez. TANCREDE. Qui vous l'a fait savoirEst, ou déçu lui-même, ou veut vous décevoir. Je ne l'aimai jamais, le peu qu'elle a de charmes,Était quand je la vis tout noyé de ses larmes :Et croyant ne devoir l'affliger qu'à moitié,Je lui rendis des soins seulement par pitié. HERMINE. Le premier vers, à part.Peut-on jamais souffrir de plus cruels outrages ! Hermine eût de vos feux d'assez grands témoignages !Votre amour fut la fin de sa captivité,En faveur de vos fers elle eût la liberté. TANCREDE. Pour elle ma froideur fut par là confirmée,M'en serais-je éloigné si je l'avais aimée ? Je l'aurais conjurée en la méprisant moins,De souffrir mon amour, mon respect et mes soins ;Mais trouvant son humeur importune et sévère,Je pris un beau prétexte afin de m'en défaire. HERMINE. Quel aveu juste Ciel et quelle indignité ! TANCREDE. Que m'apprend ce murmure adorable beauté !Ah sans doute il m'apprend que ma gloire est extrême !Lorsqu'on paraît jaloux, on témoigne qu'on aimeQu'en dois-je croire enfin ? HERMINE. Que tu t'abuses fort,Que je t'abhorre plus que l'on ne hait la mort : Que tu n'es qu'un ingrat, que ma haine implacableComme ta lâcheté n'eut jamais de semblable,Que mon courroux pour toi ne doit jamais finir,Et te méprise trop pour te vouloir punir.Adieu. TANCREDE. Souffrez qu'au moins je puisse vous répondre ; Mais l'ingrate m'accuse et fuit pour me confondre !Ô Ciel fut-il jamais revers plus imprévu !De tout raisonnement je me sens dépourvu.Un changement si prompt doit seulement m'instruireQu'il n'est rien d'assuré dans l'amoureux empire ; Qu'Amour aime à mêler le bien avec le mal,Et comme il est enfant qu'il n'est jamais égal :Ses plus rares faveurs sont toujours inconstantes ;Mais quoi ne vois-je pas nos machines brûlantes ? SCÈNE VIII. Arimon, Clorinde, Tancrède. ARIMON. Oui traître de ta main j'ai vu partir le feu, Ta fuite et tes détours te serviront de peu,Mon bras en ce moment punira ton audace. CLORIN DE, le blessant. C'est ainsi que je sais répondre à qui menace. ARIMON. Je suis mort ! TANCREDE. Arimon est tombé sans chaleur,Il faut que je partage ou venge son malheur : [Note : Diligence : Activité qui nous fait porter avec promptitude à exécuter notre devoir, ou nos desseins. [F]]Après son meurtrier marchons en diligence. CLORINDE. Je vois pour m'arrêter Tancrède qui s'avance,Si je me fais connaître il ne me nuira pas ;Mais je ne veux devoir mon salut qu'à mon bras,Il faut que je l'attende et que je l'embarrasse : Parle qui donc es-tu qui me suis à la trace ? TANCREDE. Je suis un homme armé qui par un juste effortT'apporte en même temps et la guerre et la mort. CLORINDE. Je ne fuis point la guerre et l'accepte sur l'heure :Mais sois certain qu'il faut que la mort te demeure. TANCREDE. Je vais te faire voir par de sanglants effets,Que je sais bien donner tout ce que je promets. CLORINDE, ils se battent. Quel amant eut jamais un dessein plus étrange ;Mais je me sens blessée, il faut que je me venge. TANCREDE. Ce n'est rien, ce n'est rien, je n'ai que commencé. CLORINDE. C'est à moi à moi d'achever ? TANCREDE. Ah Ciel je suis blessé ! CLORINDE. Ce n'est rien, ce n'est rien, ma blessure funesteTe doit coûter encor tout le sang qui te reste. TANCREDE. Ô toi qui que tu sois, contre qui je me basDiffère d'un moment ta perte, ou mon trépas ! Et si dans ce combat où l'honneur nous engageLes prières encor peuvent être en usage :Pour accroître ma gloire ou flatter mon malheur,Instruis-moi de ton nom comme de ta valeur.Je ne connais que trop que de notre querelle Aux jours de l'un de nous la fin sera mortelle ;Fais-moi connaître avant ou l'un ou l'autre sort,Quel bras doit honorer ma victoire ou ma mort. CLORINDE. Cette grâce pour toi serait peu favorable,Sois certain que je porte un nom si redoutable, Qu'en te le prononçant malgré tous tes desseins,Les armes à l'instant te tomberaient des mains ;Mais je crains ta faiblesse et j'ai trop de courage,Pour te vouloir combattre avec quelque avantage :Mon coeur peut sur lui seul son espoir établir, Et pour te vaincre mieux ne veut pas t'affaiblir ;Ne prends points d'autres soin que ceux de te défendre,Défends-toi de mon bras et sois content d'apprendre,Que de ces hautes tours l'embrasement soudainEst un coup fortuné de cette même main. TANCREDE. Sache qu'à te punir cet aveu me convie,Et qu'il ne doit pas moins te coûter que la vie. CLORINDE. Ah ce coup est mortel et ma vigueur s'abat ! TANCREDE. Il chancelle, hâtons la fin de ce combat,Je suis vainqueur, il tombe. CLORINDE. Ah c'est ce que j'ignore ! Tu n'es pas mon vainqueur puisque je vis encore,Achève et tu sauras si mon coeur est vaincu,Qui n'a pu l'être au moins tandis qu'il a vécu. TANCREDE. Que la Victoire ami me soit plutôt ravie,Que de l'avoir au prix d'une si belle vie ! Ton courage me charme et mon inimitiéSe laisse vaincre aux traits d'une juste pitié,C'est moi qui suis vaincu. CLORINDE. Cette pitié nuisibleMe fait mieux que tes coups cesser d'être invincible,La Victoire est à toi, ta générosité Triomphe malgré toi de toute ma fierté,Et le sort qui m'outrage au moins me fait connaître,Qu'il me donne un vainqueur qui mérite de l'être ! TANCREDE. L'espoir de ton salut nous peut encor rester,Ce casque t'embarrasse et je vais te l'ôter. CLORINDE. Ma blessure est mortelle, et ta peine impuissante. TANCREDE, il ôte son casque. Juste ciel ! C'est Clorinde ! CLORINDE. Oui Clorinde mourante !Tu restes interdit Tancrède, et je connais,Que le coup dont je meurs te blesse autant que moi ;Mais perds cette douleur qui m'est injurieuse, Pour regretter ma perte elle est trop glorieuse.Je meurs ; mais je connais que ce coup inhumain,Ne me pouvait venir d'une plus belle main.Oui j'estime Tancrède et mon âme déçueNe l'eût point estimé s'il ne m'eût point vaincue. Mon coeur qui ne se plaint ni de toi ni du sort,Te pardonne aisément ma défaite et ma mort :Le reste de mon sang s'écoule avec ma vie,Je meurs ; mais je ne puis mourir ton ennemie.Adieu... TANCREDE. Clorinde meurt par le fer que je tiens, Et mes jours ne sont pas finis avec les siens !La clarté par les coups à Clorinde est ravie,Et sa perte n'est pas de la mienne suivie !Enfin Clorinde expire et mon perfide coeurN'a pas assez d'amour pour mourir de douleur ! Quoi cette main si prompte aux actions barbares,Cette main si cruelle à des beautés si rares,Après de ma maîtresse avoir hâté la fin,N'a pas encore osé punir son assassin !N'a pas osé commettre un acte de Justice. Ah c'en est trop il faut que ce coup me punisse...Mais l'horreur des amants et l'effroi des humains,Qui dans un sang si pur vient de tremper ses mains,Après avoir porté sa rage sans secondeJusqu'au sein le plus chaste et le plus beau du monde. Et mis une beauté qu'il adore, aux abois,Pour sa punition ne mourra qu'une fois !Non, non, n'achève pas ce sanglant sacrifice,Tancrède ingrat, ta vie est ton plus grand supplice :Contemple cet objet de ton coeur adoré, Qu'au sort de ton amour ton bras a massacré !Vois ces beaux yeux auteurs de tes flammes premières,Dont tes efforts sanglants ont éteints les lumières !Regarde le débris d'un chef-d'oeuvre si beau,Et dans chaque regard trouve un trépas nouveau ! Et vous ô derniers coups d'une main adorable,Blessures retenez le sang de ce coupable !C'est finir son tourment que terminer son sort,Et vous lui feriez grâce en lui donnant la mort !Mais quoi vous vous ouvrez ; en vain je vous convie, Pour prolonger mes maux de prolonger ma vie !Pour venger ce beau sang du Corps dont vous partez,Vous vomissez le mien à flots précipités :Déjà ma voix s'abat, mes faiblesses redoublent,Mes pas sont chancelants, mes yeux mourant se troublent : Et cédant à l'effort des dernières douleurs,Mon coeur par un soupir m'avertit que je meurs :Vous de tant de beautés chers et tragiques restes,Beau corps à qui mes jours ont été si funestesPermettez en perdant mon crime avec le jour, Que la mort nous unisse au défaut de l'Amour. Il tombe auprès du corps de Clorinde. ACTE V ARMIDE ET RENAUD. TRAGI-COMÉDIE en Machines. SCÈNE I. ARMIDE suspendue en l'air. Ministres dont les soins sont mes plus fortes armes,Démons à me servir engagés par mes charmes !Changez ces lieux couverts et de sang et de pleurs,En une île agréable et couverte de fleurs. Le théâtre se change en une île délicieuse où l'on peut passer par un pont magnifique, Armide descend en même temps et continue à parler.Et vous à qui je dois les hautes connaissancesDe la plus assurée et noble des sciences,D'un Art qui quand je veux trouble et calme les mers,Et fait pâlir les Cieux, ou trembler les enfers ;Noble Esprit d'Hidraot qui sous des myrtes sombres Jouissez du repos dont jouissent les Ombres,Quittez pour me venger ces noirs et tristes bordsEt pour nuire aux vivants, abandonnez les morts.Quarante chevaliers que j'avais avec peinePris entre les Chrétiens et puis mis à la chaîne, Par le jeune Renaud le plus fier des humains,M'ont été hautement ravis d'entre les mains.J'aspire à la vengeance et j'en flatte mon âme,Rien n'est plus agréable à l'esprit d'une femme ;Et plus son impuissance invite à l'outrager, Plus pour elle il est doux de se pouvoir venger.Je vous conjure donc Ombre qui m'êtes chère,[Note : Styx : fleuve des Enfers.]Par les Ondes du Styx que tout l'Enfer révère,[Note : Hécate : Activité qui nous fait porter avec promptitude à executer nostre devoir, ou nos desseins. [L]]Par le Cercle d'Hécate et ses trois divers noms,[Note : Trident : Sceptre que les poètes mettent à la main de Neptune, qui est en forme d'une fourche à trois dents. [T]]Et par le noir trident du Prince des Démons, Pour aux jours de Renaud faire ensemble la guerre,De sortir à l'instant du centre de la Terre. La terre s'ouvre et l'Ombre d'Hidraot en sort. SCÈNE II. L'Ombre d'Hidraot, Armide. L'OMBRE. Tu me vois prêt Armide à suivre tes désirs,L'Enfer prend avec moi part à tes déplaisirs.Il craint que de Renaud la valeur sans égale À tous ses partisans ne se rende fatale,Et ce jeune Chrétien peut dire sans erreur,Qu'il a jusqu'aux Enfers porté de la terreur ;Mais les Démons enfin sont tous d'intelligence,Pour hâter avec toi sa perte et ta vengeance. ARMIDE. L'offense est pour moi seule et me doit engagerÀ prendre seule aussi le soin de me venger.Renaud sera puni, mais puni par mes armes,Sa rencontre est le bien que j'attends de mes charmes ;Mais l'ayant rencontré ma main seule en effet, Doit réparer le tort que la sienne m'a fait. L'OMBRE. Ce sentiment est juste, et je te viens apprendreQu'à l'instant en ces lieux Renaud se viendra rendre,Et loin que ton courroux lui donne de l'effroi,Qu'il a de t'aborder même désir que toi. ARMIDE. Même désir que moi qu'il a tant offensée ? L'OMBRE. Il a même désir et non même pensée,Tu cherches à le perdre, il cherche à t'acquérir :Tu veux percer son Coeur lorsqu'il veut te l'offrir,Il est atteint pour toi d'une ardeur sans mesure : J'ai fait entre ses mains rencontrer ta peinture,Son coeur jeune et bouillant s'est enflammé d'abord ;Mais d'un feu qui ne doit éclairer que sa mort. ARMIDE. Sa passion me nuit, le trépas lui doit plaire,S'il lui vient d'une main que l'Amour lui rend chère : Ma haine dans sa mort n'aura rien d'éclatant,Il mourra de ma main ; mais il mourra content.Je souhaite sa mort ; mais sa mort inhumaine :Il meurt sans châtiment s'il expire sans peine.La Mort ne punit point quand elle a des appas, Et s'il meurt impuni je ne me venge pas. L'OMBRE. Pourvu qu'il meure enfin cela te doit suffire,La Mort est de tous nos maux le dernier et le pire.Et de quelque façon qu'on se sente outrager,Perdre son ennemi c'est toujours se venger. ARMIDE. Renaud paraît : allez par quelque adresse utile,L'engager à passer sans suite dans cette île,Ce lieu pour ma vengeance est propre au dernier point. L'OMBRE. Je te vais contenter ; mais ne te montre point. Armide se cache derrière quelques arbres et L'Ombre passe sur le pont et se rend sur le devant du Théâtre où Renaud paraît avec son écuyer. SCÈNE III. Renaud, Agis, L'Ombre. RENAUD, tenant une boîte de portrait. Cesse Agis de combattre une flamme invincible ; Je voudrais l'étouffer ; mais il m'est impossible.Tous les raisonnements ne sont pas de saison,Mes sens dans leur désordre engagent ma raison ;Armide est idolâtre, Armide est criminelle,Elle est mon ennemie enfin ; mais elle est belle, Ses défauts sont cachés par ses charmes puissantsEt ma Raison ne voit que ce qu'ont vu mes sens.Cesse par tes discours en cette solitude,De troubler de mon coeur la douce inquiétude.Mes pensers amoureux ici m'ont fait venir, Et fourniront assez de quoi m'entretenir.Dieu que cette île est belle, et ce pont magnifiqueSachons-en les secrets de cet homme rustique.Quelle est cette île ami. L'OMBRE. Ces mots me font jugerSeigneur qu'assurément vous êtes étranger. Il n'est point dans l'Asie île plus renommée,L'entrée aux Étrangers n'en est jamais fermée ;Et pour peu que votre âme aime les nouveautés,Vous ne passerez point sans en voir les beautés. RENAUD, passe sur le pont. Suis donc mes pas, Agis ! L'OMBRE, arrêtant Agis. Si tu n'es las de vivre Qui que tu sois demeure et garde de le suivre,Cette île est enchantée et par de dures loisL'on n'y peut sans danger passer deux à la fois. Agis veut passer et le pont se brise dans le moment qu'il veut mettre le pied dessus. AGIS. N'importe. Ah Ciel ! Le pont tout à coup vient de fondreCe succès de tout point commence à me confondre, Ce doit être l'effet d'un magique pouvoir.Plût au Ciel que l'auteur à mes yeux se fît voir. L'OMBRE. C'est moi, que prétends-tu ? AGIS. Ce que je prétends traître !Te perdre, ou te forcer de me joindre à mon maître. L'OMBRE. Quoi mortel impuissant tu m'oses menacer, Toi que d'un souffle seul je pourrais terrasser :Oui de ce pont brisé la chute est mon ouvrage,Et si de Renaud seul j'ai souffert le passage :Sache que ce sera malgré tout son effortUn passage pour lui de la vie à la mort. AGIS. La crainte de ton art n'a rien qui me retienneEt ta perte du moins précèdera la sienne. Il met l'épée à la main, et lorsqu'il en veut frapper l'Ombre, elle rentre dans la terre et Agis ne frappe que l'air. Ciel d'un pareil prodige a-t-on ouï parler !Je frappe et tous mes coups ne rencontrent que l'air.Le charme est surprenant qui l'a fait disparaître : Mais cherchons quelque endroit pour rejoindre mon maître. SCÈNE IV. RENAUD, dans l'île enchantée. Ce gazon que cette eau vient baiser doucement,Semble ici m'inviter à rêver un moment. Il se couche sur un gazon.[Note : Zephyre comporte un e final pour le rime avec soupire.]Île délicieuse où l'aimable Zéphyre[Note : Flore : Déesse des fleurs dans la mythologie romaine.]Dedans le sein de Flore avec langueur soupire, Séjour de mille appas que ce fleuve charmantCeint d'un continuel et mol embrassement,Pour rendre ici ma joie et parfaite et solide,Rien ne vous manquerait si vous aviez Armide ;Mais par l'effet d'un charme amoureux et nouveau Quand je ne la vois pas, je ne vois rien de beau. Il regarde le portrait d'Armide.Chef-d'oeuvre où l'art fait voir par sa douce impostureLes plus aimables traits qu'ait formés la Nature.Belle Cause des maux qui me sont préparésVous avez des appas dignes d'être adorés : Ce qu'Armide a de beau, vous l'avez en partage ;Mais quoi d'Armide enfin vous n'êtes que l'image,Et je ne trouve en vous malgré mes justes voeux,Que l'image du bien qui me peut rendre heureux !Pour Armide à mes yeux vos traits vous font paraître ; Mais Armide est sensible et vous ne pouvez l'être !Et vous ne pouvez l'être ! Oui Portrait précieux !Mais c'est possible en quoi vous lui ressemblez mieux.Je conçois peu d'espoir et j'ai de justes craintesQu'Armide comme vous sera sourde à mes plaintes, Et que cette beauté dont je crains le courrouxNe sera pas pour moi plus sensible que vous ;Mais qui cause dans l'onde une rumeur soudaine ?Un Triton sort du fleuve avecque une sirène :Ils paraissent tous deux disposés à chanter, Leur dessein me surprend ; mais il faut écouter. SCÈNE V. Un Triton, une Sirène, Renaud. UN TRITON et UNE SIRENE chantent. Il faut aimer, C'est un destin inévitable Il n'est point de coeur indomptable Que l'Amour ne puisse charmer ; Mais surtout quand on est aimable. Il faut aimer. RENAUD. Tous mes sens enchantés de cet air agréableSont contraints de céder au sommeil qui m'accable. Renaud s'endort et le Triton et la Sirène continuent à chanter. UN TRITON et UNE SIRENE chantent. Que de plaisirs, Amour fait trouver dans ses chaînes Ses rigueurs les plus inhumaines Font pousser de charmants soupirs, Et ses maux causent moins de peines Que de plaisirs. SCÈNE VI. Armide, Renaud. ARMIDE. Allez retirez-vous, Renaud est endormi,Et je veux sans secours perdre cet ennemi. Le Triton et la Sirène se plongent dans le fleuve et Armide continue.C'est maintenant qu'il faut que cette âme indomptéeSuccombe sous les coups d'une femme irritée ;L'heure fatale arrive où Renaud doit périr, S'il ouvre encor les yeux c'est pour se voir mourir,Et son sommeil est moins dans ce péril extrême,Le frère de la mort que la mort elle-même ;Assouvissons nos sens du plaisir précieuxQue la vengeance inspire aux esprits furieux. Je vais perdre un amant ; mais en vain à ma rageSon coeur trop criminel oppose mon image,Loin d'épargner son coeur, je percerais le mien,S'il empêchait mes coups d'aller jusques au sien.Je sais bien qu'il n'est point de peine plus funeste Que de se voir aimer d'un objet qu'on déteste :L'Amour à la pitié veut toujours engager ;Et comme tout mon bien consiste à me venger,Son Amour n'est pour moi qu'une nouvelle offense,Puisqu'elle ose vouloir m'arracher ma vengeance ; Mais je me puis venger doublement à mon tour,En punissant Renaud je punirai l'Amour.Détruisons son Empire au coeur de ce perfide !Vengeons-nous de tous deux... Comme elle lève le bras pour frapper Renaud d'un dard qu'elle tient, l'Amour paraît en l'air. SCÈNE VII. L'Amour, Armide. L'AMOUR. Arrête, arrête Armide ! ARMIDE. Et qui donc es-tu toi ? Qui troubles mes désirs. L'AMOUR. Je suis fils du désordre et père des plaisirs,C'est moi dont la puissance infinie et fécondeSoutient ce qui subsiste aux Cieux et dans le Monde.J'anime la Nature, ou pour mieux m'exprimer,Je t'apprends que je suis le Dieu qui fait aimer. ARMIDE. Par quel droit prétends-tu traverser ma vengeance ?Toi de qui j'ai toujours méprisé la puissance.Le Dieu qui fait aimer en dépit de ses traits,N'a rien à commander à qui n'aima jamais. L'AMOUR. Si tu n'aimas jamais, tu peux aimer encore. Ma flamme dans ton coeur malgré toi peut éclore :La source de la vie est l'effet de mes feux,Sur tous les corps vivants je puis ce que je veux :Et quand je laisse un coeur dedans l'indifférenceC'est mon désir qui manque et non pas ma puissance ; Mais enfin il est temps que tu suives ma loi.Tu t'es voulu venger de Renaud et de moi,Et je viens animé fortement à te nuire,Défendre contre toi Renaud et mon Empire. ARMIDE. Quoi tu me veux défendre ici de me venger ? L'AMOUR. Oui ; mais de tes tourments c'est là le plus léger,Je veux pour te punir par un supplice extrêmeTe donner de l'Amour pour ton ennemi même. ARMIDE. Moi ! De l'amour pour lui ! Perds cette vanité,Tout ton pouvoir dépend de notre volonté. Pour te vaincre il ne faut que se vouloir défendre,L'on n'a jamais d'amour qu'autant qu'on en veut prendre ;Enfin quoi qu'en effet tes ordres rigoureuxPuissent dessus mon coeur j'y puis encor plus qu'eux,Et loin que pour Renaud mon âme soit émue, Il faut que je me venge et qu'il meurt à ta vue. L'AMOUR. Ce trait te va punir et lui sauvant le jour,T'apprendra qu'il n'est rien d'impossible à l'Amour. Il s'envole en lui tirant une flèche. SCÈNE VIII. Armide, Renaud. ARMIDE, arrachant la flèche qui lui est demeurée dans le sein. Ô Ciel ! Mais de ce coup l'atteinte est trop légèrePour garantir Renaud des traits de ma colère, Et dussé-je en périr je me plains peu du sort ;Puisque j'ai de la vie assez pour voir sa mort. RENAUD, rêvant. Je ne fuis point vos coups, non... ARMIDE. Il rêve. RENAUD. Inhumaine !Je ne puis jamais vivre avecque votre haine,Et contraint d'expirer, j'aime mieux recevoir La mort de votre main que de mon désespoir ! ARMIDE. Si ma main par ta mort peut remplir ton attente,Tu mourras satisfait et je vivrai contente.Reçois le coup... Mais Dieux ; quel tremblement soudainMe saisit à la fois et le coeur et la main ! Quel mouvement s'oppose en mon âme alarméeAu cours de la fureur dont je suis animée,Et quel charme plus fort que mes enchantementsSoulève contre moi mes propres mouvements !Quoi de mon ennemi je souffre ici la vue ; Et loin de redoubler ma haine diminue ?L'Objet qui l'augmentait, ne sert qu'à l'amoindrir,Et ce qui m'irritait commence à m'attendrir ;D'où vient que de mes sens la révolte inhumaineEn faveur de Renaud ose trahir ma haine, Et que mes yeux malgré mon furieux désir,L'observent avec soin et même avec plaisir ?Avec plaisir ! Mes yeux vous font donc cet outrage,Transports impétueux de vengeance et de rage,Et vous n'empêchez pas ces guides de mon coeur De voir notre Ennemi sans peine et sans horreur ;Mais quoi j'adresse en vain cette plainte pressante,Aux restes impuissants de ma fureur mourante ?Tout mon courroux s'éteint et dans mon lâche coeurJe ne sens que faiblesse et ne sens plus d'ardeur ! Plus d'ardeur ! Ah que dis-je en vain je dissimule,D'une ardeur forte encor je sens bien que je brûle ;Mais hélas cette ardeur qui me brûle à son tourNe vient plus de la haine, elle vient de l'Amour.Renaud dont le mérite est plus fort que mes charmes, Tu triomphes d'Armide elle te rend les armes,Et nul péril ne doit te donner de terreurAyant pu triompher d'une femme en fureur,Je sens bien que ta gloire à ma honte s'augmente,Et que ton ennemie enfin est ton amante : L'Amour qui me punit cesse ici d'être doux,J'ai toute sa tendresse et lui tout mon courroux :Et par le prompt effet d'un changement étrangeAu lieu de me venger j'aime, et l'Amour se venge.Sa vengeance est pourtant imparfaite en ce point Qu'il me punit d'un trait, qui ne me déplaît point :Je hais ma liberté quand je reçois sa chaîneEt je fais mes plaisirs de ce qu'il fait peine.Tous ses maux ont toujours des charmes pour nos coeurs,Et si ses maux sont doux, quelles sont ses douceurs ? Si ta justice Amour égale ta puissanceFais cesser ta colère avec que mon offense,Mon crime est maintenant expié par tes feux,Après m'avoir punie, exauce au moins mes voeux :Je te veux consacrer les restes de ma vie, Mon coeur d'autres plaisirs ne conçoit plus d'envie :Transporte-nous tous deux pour vivre sous ta loi,Dans des lieux interdits à tout autre qu'à toi. L'Amour paraît en l'air suivi de quatre Amours. SCÈNE IX. L'Amour, Armide, Renaud, quatre petits Amours. L'AMOUR. Tes voeux sont exaucés et je suis prêt ArmideDans un monde inconnu de te servir de guide, Vous qui m'obéissez, Dieux des contentements,Amours, sous ma conduite enlevez ces amants. Les quatre petits Amours descendent sur le Théâtre et deux ayant pris Renaud, et les deux autres Armide, ils les enlèvent sous la conduite de l'Amour. SCÈNE X. La Fleur, la Roque. LA FLEUR, sortant de la place en désordre, où il a été assis depuis le second Acte. Ma fille est morte ô Ciel ! LA ROQUE, l'abordant. Vous l'allez voir descendre,Et son enlèvement vous devait moins surprendre. LA FLEUR. On peut être surpris par un semblable effet. LA ROQUE. De nos essais enfin êtes-vous satisfait ? LA FLEUR. Oui, chacun a bien fait dans tous ses personnages,Je consens avec joie à vos trois mariages :Votre art dans ces essais m'a paru noble et doux,Et votre sort enfin doit faire des jaloux. Si votre troupe un jour a la gloire de plaire,Au plus auguste ROI que le Soleil éclaire,Au PRINCE sans égal qui possède à la foisCe que séparément ont eu les plus grands Rois,Et qui portant partout sa Valeur sans seconde, Ne doit la voir borner que des bornes du Monde. ==================================================