******************************************************** DC.Title = ROMÉO ET JULIETTE, DRAME DC.Author = OUZICOURT, M. d' DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Drame DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:47. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/OZICOURT_ROMEOJULIETTE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54594208 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ROMÉO ET JULIETTE DRAME EN CINQ ACTES ET EN VERS LIBRES M. DCC. LXXI. À PARIS, Chez LE JAY, Libraire , rue Saint Jacques, au grand Corneille. PRÉFACE. Il faut avouer, dit M. de Voltaire, que Saint-Evremont a mis le doigt dans la plaie secrète du Théâtre Français, quand il a dit "que nos pièces tragiques ne font pas une impression assez forte, que ce qui doit former la pitié, fait tout au plus de la tendresse ; que l'émotion tient lieu du saisissement, l'étonnement de l'horreur ; qu'il manque à nos sentiments quelque chose d'assez profond". Il faut, pour éviter ces inconvénients, un sujet simple, dénué d'épisodes, d'incidents et de ressorts étrangers, qui n'offre qu'une seule intrigue, qu'une seule action, et le développement, les détails et les effets d'une ou de deux grandes passions ; il faut un style et une versification, simples sans bassesse, nobles sans enflure, qui rendent le dialogue naturel, et qui le rapprochent de la vraisemblance, autant qu'il est possible, dans un poème dramatique où on doit conserver toute la vérité, l'énergie, la véhémence et le délire de la passion, afin que jamais aucun des personnages ne paroisse poète ; il ne faut pas qu'on enveloppe, selon l'usage, la passion dans un fatras poétique, moral et philosophique, qui l'empêche de produire une impression assez forte et assez profonde; il faut, sans échafaudage, sans maximes sentencieuses et sans esprit, réunir le touchant et le pathétique, le naturel et les grands effets ; enfin , il faut trouver dans le mélange du sentiment, de l'émotion, de la pitié, du saisissement et de la terreur qu'inspire la passion, les degrés de nuances, propres à former le tableau vraiment tragique ; mais surtout, il ne faut pas mettre le dénouement en récit, rien ne nuit* plus à l'intérêt, dans le moment où il doit monter au dernier degré. La mort de Roméo et Juliette, consacrée dans l'Histoire, par la tradition, et aux Théâtres Anglais et Allemand, paraît un sujet susceptible d'être traité dans ces principes,** et d'être approprié à notre Théâtre d'après Shakespeare et M. Weiss. Une main plus habile que la mienne y aurait mieux réussi : cependant la lecture de ma pièce, telle que je la donne ici, a fait désirer à plusieurs Gens de Lettres de la première classe et à beaucoup de personnes de distinction et de goût, de la voir sur la Scène, parce que tous l'ont trouvée très intéressante, et que, comme dit le grand Homme déjà cité, "jamais une Pièce intéressante ne tombe". Pourquoi, me dira-t-on, si cela est ainsi, pourquoi ne la pas faire représenter ? Pourquoi ! C'est qu'on a craint d'en hasarder la représentation devant un public accoutumé aux chef-d'oeuvres de nos bons Auteurs modernes qui sont en possession du Théâtre. Il faut savoir être modeste et se rendre justice ; il faut, etc. etc. il faut surtout qu'une Préface soit courte. D'ailleurs le public sait bien mieux que personne ce qu'il faut pour lui plaire ; il faut qu'un Auteur le consulte : et c'est pour cela qu'il faut que j'imprime. * Tout le monde fait qu'autrefois les Acteurs étant confondus sur le Théâtre avec une partie des spectateurs, l'Auteur était contraint de suppléer par un récit toujours froid dans la bouche d'un acteur du second ordre, à l'action même qui seule peut produire un grand effet. Cet inconvénient n'existant plus, les auteurs doivent avoir la liberté d'exclure cette ancienne méthode. L'art et le public y gagneront. ** "Jamais on ne parlera bien d'amour, si l'on cherche d'autres ornements que la simplicité et la vérité." M. de Volt. II. Lettre à M. Fakener, sur Zaïde. C'est ce principe qui a dicté le ton naïf qui règne dans ma pièce, toute d'amour, les vers libres, et le style simple dont elle est écrite. J'ai remarqué après M. de Voltaire, "qu'il faut au public qui fréquente les spectacles , de la tendresse et du sentiment ; c'est même ce que les acteurs jouent le mieux, et il n'y en a point sans la simplicité et la vérité". C'est pourquoi je n'ai pas craint de me livrer tout entier à la sensibilité de mon coeur, et d'écarter tous les ornements de l'esprit. Bien des gens me crieront que la haute poésie est consacrée pour le genre tragique ; mais je les renvoie à Beverlei. Quelle grande Tragédie produit plus d'effet ? Ce grand art consiste à bien peindre les passions, et non à faire des vers pompeux ; Ce fut le secret de Racine, qui ne l'a laissé à personne. PERSONNAGES MONSIEUR CAPELLET. MADAME CAPELLET. ROMÉO, Amant de Julie. JULIE, fille de Capellet. LAURE, confidente de Julie. BENVOGLIO, Médecin. GERVAS, Valet de Roméo. DOMESTIQUES. La Scène est à Véronne. Le texte tient compte des erratas de l'auteur. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Le théâtre représente une salle du Palais des Capellets, qui communique d'un côté aux Jardins. JULIE, seule une bougie à la main. Chacun en ce palais goûte un sommeil paisible ;Sa douceur consolante a fui loin de mes yeux.Minuit vient de sonner : ah ! Quelle heure terrible !Roméo va bientôt paraître dans ces lieuxOù je viens en tremblant recevoir ses adieux : Malheureuse Julie ! Un obstacle invincible,Peut-être pour jamais, va m'ôter mon amant...Si nous étions trahis ! Ah ! Si dans ce moment... Elle souffle sa bougie. SCÈNE II. Julie, Laure tenant une bougie. JULIE. Laure ! Je ne veux point de témoin de mes plaintes. LAURE. Quoi ! Seule, Sans lumière, au milieu de la nuit ! Du côté des jardins quel projet vous conduit ?Sur votre état, Madame , en proie à mille craintes... JULIE. Tant de foins importuns augmentent ma douleur ;Elle a pour moi de la douceur :J'aime l'obscurité de cette nuit profonde , Et j'y cherche un repos que je n'ai plus au monde.Laisse-moi. LAURE. Non , je dois rester auprès de vous ;C'est un ordre absolu de Madame. JULIE. Ma mère !Sa bonté me confond ; mais mon terrible père !Dans mon sein déchiré sa main porte des coups... LAURE. Malgré son ton dur et sévère,À son coeur trop altier vous n'êtes pas moins chère. JULIE. Son orgueil, sa hauteur ont causé bien des maux !Ils ne sont pas finis. LAURE. À quels malheurs nouveauxFaut-il attribuer là douleur qui vous presse ? JULIE. La mort de Thébaldo m'a ravi le repos. LAURE. Vous fut-il donc si cher, pour le pleurer sans cesse ?On ne vous a point vu pour lui cette tendresse,Ces sentiments profonds, lorsqu'il était vivant.D'une illustre maison s'il était l'espérance, Il n'était pour vous qu'un parent ;Hautement de sa mort on poursuit la vengeance :Pourquoi vous en faire un tourment ?Si vous aviez perdu votre époux, votre amant... JULIE. Ah ! Si j'avais perdu la moitié de ma vie, Mon amant ! Mon époux ! J'arracherais ce coeur,Qui ne respire plus qu'amertume et douleur...De la mienne à l'instant sa mort serait suivie.Va-t-en, Laure, va-t-en. LAURE. Madame m'a prescritDe ne pas vous quitter, je vous l'ai déjà dit : On craint tout des chagrins de la triste Julie. JULIE. Jusques dans nos adieux me voilà donc trahie!On m'envie encor ce bonheur.Roméo ! Roméo ! LAURE. Quoi ! Toujours à la boucheLe nom d'un ennemi ! La bonté , la douceur, L'indulgence autrefois remplissaient votre coeur :Blâmant de vos parents l'inimitié farouche,Souvent je vous ai vu gémir de leur fureur. JULIE. Laure, ce reproche me touche,Depuis un siècle entier, sur nos tristes maisons La haine et la vengeance ont versé leurs poisons ;Mais cette haine héréditaire,Dont le temps à nos yeux dérobe les raisons,N'a pas flétri mon caractère. LAURE. La douleur a flétri l'éclat de votre teint ; Oubliez donc, Madame, oubliez l'assassinDe Thébaldo. JULIE. L'assassin ! Téméraire ! LAURE. C'est Roméo, dont l'homicide main... JULIE. Assassin ! C'est le nom que la haine lui donne.Laure, de nos parents l'antique inimitié , Leurs débats et leurs noms aussi vieux que Vérone,À tes yeux prévenus cachent la vérité ;Chacun des partis l'empoisonne,Et, pour se nuire mieux, trame l'iniquité.Rappelle-toi ce jour, ce jour que je déteste, Où tous les Montaigus contre les CapelletsLivrèrent un combat à mon H si funeste.Roméo court partout, comme un ange de paix ;Arrêtez, criait-il, arrêtez : quelle gloire,Quel fruit espérez-vous, même de la Victoire ? Thébaldo contre lui s'élance avec fureur.Roméo le désarme. Il lui laisse la vie,Et lui rend son épée. Aveugle en sa furie,L'insolent Thébaldo revole à son vainqueur.En vain de se calmer Roméo le supplie, Le fer de Roméo lui traverse le coeur...Ce coup, à chaque instant, semble frapper Julie...Hélas ! Il ne cherchait qu'à défendre sa vie ;La haine cependant dressé les échafauds,Pour l'y faire expirer sous le fer des bourreaux, LAURE. C'est vous qui prenez sa défense,Et qui plaignez son sort ? Que faut il que j'en pense ?Pourquoi pleurer toujours Thébaldo ? Quel chagrin... JULIE. La mort de Thébaldo n'est qu'un prétexte vainDe cet ennui qui me dévore. Il faut bien que je pleure ! Un sujet qu'on ignore...Et m'était-il permis, de gémir sans raison ?Regarde cet anneau... si tu savais ! Ah ! Laure !... LAURE. Je ne vous entends pas. De quelque passionVotre coeur cache-t-il le dangereux poison ? Songez qu'après le deuil, au Comte qui vous aimeL'hymen doit vous unir... JULIE. Détestable union !Et voilà ce qui rend mon infortune extrême !Le Comte ! Je frémis de ce malheur nouveau ,Que me prépare un inflexible père. LAURE. Ouvrez-moi votre coeur. Quel est donc cet anneau ?Vous connaissez pour vous mon zèle ardent, sincère ;Peut-être je pourrais... JULIE. Non, Laure : le tombeauPeut seul me consoler : c'est l'espoir qui me reste ;Il doit ensevelir ce mystère funeste. S'il arrivait ! Ô ciel ! Je ne le verrais plus !...Pourrais-tu me trahir ? Le pourrais-tu ? Non, Laure ?Mes soins, pour l'éloigner, deviendront superflus...Eh bien ! Tu sauras tout... Je veux le voir encore. Elle va du côté de la fenêtre et revient.II n'est pas arrivé... LAURE. De qui me parlez-vous ? JULIE. Ne devines-tu pas que j'attends... À part.Mon époux ? Haut.Roméo ? LAURE. Roméo ! JULIE. Je l'ai dit : je l'adore ;Et cet amour fait mon bonheur.À ce nom si chéri, sens palpiter mon coeur.Cet aveu te surprend ; je n'ai pas tout dit, Laure. LAURE. Vous ! Aimer Roméo ! JULIE. Laure, le connais-tu ?II faudrait que tu l'eusses vu,Pour sentir le bonheur qu'inspire sa présence.De sa touchante voix les accents enchanteurs,Ses grâces, sa beauté lui gagnent tous les cours. Ce fut à cette fête , au jour de ma naissance ,Qu'il me fit de L'amour éprouver la puissance.Hélas ! que ce beau jour m'est devenu fatal !Sous le masque il parut au bal.Je vis tourner sur lui tous les yeux de Vérone ; Et je ne voulus plus danser avec personne.J'attendais en tremblant. Il me tendit la main.Julie, avec transport, s'empara de la sienne,Et chacun de ses doigts qui touchait à la mienne,Fut un trait, que l'amour enfonça dans mon sein. Cependant je vole à la danse.De cet amour naissant, tout secondait les coups.On vit d'abord former un cercle autour de nous ;Et tous les spectateurs, par un profond silence,Témoignaient leur étonnement, Leur respect, ou leur jalousie.Avant que l'on connût un mortel si charmant,Et, tandis que les vents semblaient porter Julie,Elle était dans l'enchantement :L'amour déjà l'avait égarée et perdue. II ne put échapper à des yeux pénétrants :Pouvait-il se cacher longtemps ?Roméo découvert disparut à ma vue. LAURE. Le nom de Roméo n'étouffa pas ce feu ?Ce nom, signal pour vous de haine et de vengeance : Ce nom seul, de l'amour... JULIE. Que tu le connais peu !L'amour ! Tout sentiment cède à sa violence.Ah ! Que la haine est faible à repousser l'amour !Celle de nos parents l'augmenta chaque jour. LAURE. Quel était votre espoir ? Ô Dieu ! Quelle imprudence! JULIE. L'amour va-t-il sans l'espérance ?Quelle était douce pour mon coeur !J'espérais, dans les noeuds d'une si belle chaîne,J'espérais éteindre la haineQui sur notre famille a jeté tant d'horreur : Une attente si belle à jamais est détruite. LAURE. Vous l'avez donc revu ? Dans quels lieux ? Et comment ? JULIE. Je le voyais partout... Partout... Et dans la suite,Mon oncle maternel, ce généreux parent,Retenu loin de moi par un fatal voyage, Dont mes voeux hâtent le retour... LAURE. Monsieur le Commandeur protégea cet amour ? JULIE. Oui, lui-même a formé le noeud qui nous engage.Lorsqu'il était ici, dans son appartement,Roméo quelquefois me vit en sa présence. Blâmant de nos parents la mésintelligence,Son amour pour la paix cherchait à les unir ;Sans cette mort fatale, il avait l'espérance,Ainsi que nous, d'y parvenir. LAURE. Monsieur le Commandeur ! JULIE. Et depuis son absence, Devant Benvoglio nous nous vîmes souvent. LAURE. Ce médecin fameux, l'homme de confiance,L'ami des Capellets ? JULIE. Est témoin du sermentQui nous lie, et qui sur le fruit de sa prudence. LAURE. Grand Dieu ! Vous me faites frémir. De tout ce que j'apprends, je tremble, je frissonne.Que j'entrevois pour vous un terrible avenir ! JULIE. Ô mon cher Roméo !... Laure ! Il est à Vérone,Et ma famille le soupçonne...Ah ! Ma Laure ! C'est dans ces lieux Qu'il vient, par le jardin, me faire ses adieux. LAURE. Que dites-vous ? Ici ! Juste ciel ! JULIE. Ici même.Et puis-je en d'autres lieux recevoir mon époux ? LAURE. Au milieu du Palais ! Julie, y pensez-vous ? JULIE. Tu peux juger par-là de mon ardeur extrême. Mais j'entends le signal... C'est lui ! c'est ce que j'aime,Tu connais mon secret... Écoute ; cette main,Si tu me trahissais, saura percer mon sein ;J'osai plus, en cédant à l'amour qui m'anime. LAURE. Je n'ai pas mérité ce soupçon outrageant ; J'attendais de vous plus d'estime. JULIE. Ah ! Laure ! Pour le voir, je n'ai plus qu'un instant !Laisse-moi, laisse-moi, ta présence me tue. LAURE, sortant. De ce funeste amour quelle sera l'issue ? JULIE, se frappant les mains. Ah ! Veille seulement à notre sûreté. SCENE III. Roméo, Julie. JULIE. Est-ce toi, Roméo ? Roméo ! ROMÉO. Ma Julie !...Je ne puis te quitter. JULIE. Il y va de ta vie.Hélas ! À chaque instant tu peux être arrêté.Mon père est informé qu'on t'a vu dans Vérone ;Songe quel traitement... Tout mon corps en frissonne. Profite de l'obscurité ;Fuis, fuis... ROMÉO. De tous côtés le danger m'environne ;Les haches, les poignards sont levés contre moi ;J'ai tout à redouter du tyran implacable,Dont l'aveugle fureur arme et séduit la loi Qui me proscrit comme un coupable ;C'est ton père, ce nom me le rend respectable ;Ce que je crains le plus, c'est de partir sans toi.À Laudrana je sais qu'on a promis ta foi.J'ai des pressentiments... Ah ! Puisse la nuit sombre À l'univers entier nous cacher dans son ombre ! JULIE. Eh ! Mon coeur n'est pas moins déchiré que le rien.Si tu pouvais savoir ! Non, tu ne sauras rien.Ne dois-tu pas quitter Julie ?Ces mots te disent tout. ROMÉO. Tu dois suivre mes pas ! Tu le dois. N'es-tu pas mon épouse chérie ?Le Commandeur nous tend les bras.Bravons de tes parents la vengeance inflexible :En vain, pour les fléchir, n'a-t-il pas tout tenté ?Partons ; allons chercher quelque climat paisible : Riches de notre amour, heureux de sa bonté,Nous vivrons satisfaits, loin d'un séjour horrible,Partons : de ce projet mon coeur est enchanté. JULIE. En ce moment, pour moi la fuite est impossible. ROMÉO. Impossible ! Il n'est rien d'impossible à l'amour. Je ne puis sans effroi penser à ton absence.Quelque déguisement tromperait la vengeance ;Les forêts, les déserts nous cacheront au jour :Je ne puis te quitter, l'idée en est affreuse. JULIE. Loin de toi, cher époux, je serai malheureuse, Mon destin sera de gémir ;Mais Julie avec toi le serait davantage :Cesse de me presser, je n'y puis consentir. ROMÉO. De l'amour le plus tendre est-ce là le langage ?J'y reconnais un sang, qui ne sait que haïr. Ah ! Pardon ! Je t'outrage, adorable Julie ! JULIE. Ô Fils de Montaigu ! Quel reproche odieux !...Dans mon coeur déchiré l'amour te justifie.Roméo ! Moi sur qui tout le monde a les yeux,Comment quitter un père, une mère que j'aime, Dont pour moi l'amour est extrême,Qui par moi seule sont heureux ?Mais songe à quel danger cette fuite te livre. ROMÉO. Julie ! Il n'en est point que je craigne avec toi. JULIE. Nous verrons tout Vérone à l'instant nous poursuivre... ROMÉO. N'achève pas.... Écoute-moi :Je ne partirai point, si tu n'oses me suivre ;À mon éloignement je préfère la mort :J'irai me présenter à ton père barbare ;Les échafauds sont prêts ; et sa main m'y prépare, Chère épouse ! Tu sais quel sort !...Et tu l'auras voulu... JULIE. Quoi ! Roméo le pense !Cruel ! ROMÉO. Qui me fera supporter ton absence,Quand je n'ai plus d'espoir ? JULIE. Il faut le ranimer.Crois qu'un jour, librement nous pourrons nous aimer, Avouer en public le saint noeud qui nous lie... ROMÉO. Ah ! Si je n'espérais goûter un rel bonheur ;S'il fallait renoncer à ma chère Julie,Pourrais-je supporter le fardeau de la vie ?Non : je te l'ai juré devant le Commandeur ; En ce moment affreux, je te le jure encore :Rien ne pourra m'ôter l'épouse que j'adore. JULIE. Ah ! Roméo ! Jamais je n'aurai d'autre époux.Le ciel ne rompra point une si belle chaîne ;Et nous serons heureux en dépit de la haine. ROMÉO. Ah ! Le bonheur, Julie ! Il n'est pas fait pour nous,Tant que l'éloignement fera couler nos larmes. JULIE. Il doit sur ton danger dissiper mes alarmes.Jusqu'à la fin du deuil nous conservons l'espoir.De fléchir, ou braver un injuste pouvoir. Par cet éloignement ma famille tranquille,Rendra ma fuite plus facile :Sous un déguisement je saurai te revoir ;Et, contre mes parents cherchant un sûr asile,Tromper leur cruauté, me jeter dans tes bras ; Et l'amour guidera nos pas. ROMÉO. Ah ! Que tu sais bien me séduire !Hélas ! Il faudra donc me borner à t'écrire !Je laisse dans ces lieux mon fidèle Gervas.Je n'irai qu'à Mantoue. JULIE. Ah ! C'est trop loin encore ! ROMÉO. Dans tes femmes, choisis celle qui pourrait... JULIE. LaureSait tout. ROMÉO. Hé bien ! Gervas la verra tous les jours.Il t'apprendra les détails de ma vie,Et je saurai, par lui, ce que fait ma Julie.Benvoglio nous est d'un grand secours ; Il parlera de moi souvent à mon amie. JULIE. Elle en aura besoin... Qu'il m'en parle toujours !Je ne veux m'occuper que de l'objet que j'aime :Oui, ne nous occupons que du ravissement,De la félicité suprême, Qui suivront cet éloignement,Quand un temps plus heureux me rendra mon amant. ROMÉO. Charmante illusion ! JULIE. Mais j'aperçois l'aurore.Elle t'annonce le moment... ROMÉO. Je ne partirai pas encore. JULIE. Ah ! Mon cher Roméo ! ROMÉO. Julie ! Un seul instant !Hélas ! C'est le dernier peut-être....Dans cette idée... JULIE. Ah ! Fuis, fuis, le jour va paraître.On ouvre, quel effroi ! Dieu ! Sauvez mon amant ! SCÈNE IV. Laure, Julie, Roméo. LAURE. Ah ! Nous sommes perdus ! Madame votre mère... JULIE. Je me meurs. Roméo ! Quitte ce lieu d'horreur. ROMÉO. Julie ! Ah ! Calme ta frayeur.Nous nous verrons bientôt ; faut-il que je l'espère. JULIE. Adieu : fuis... Mais non, viens que je te voie encore.Qu'il est pâle. Soutiens moi, Laure ! On entend sonner, Julie tombe évanouie. LAURE. Madame appelle. ROMÉO. Adieu ! LAURE. Partez, Seigneur, partez. ROMÉO. Hélas ! Du sentiment elle a perdu l'usage.Que des jours plus heureux deviennent ton partage ! LAURE. Au nom de Dieu, Seigneur, sortez ! ROMÉO. Adieu, Julie, adieu ! Que l'amour te soutienne ! Ô vous, son amie et la mienne !Je confie à vos soins sa vie et notre amour. LAURE. Fuyez Seigneur, fuyez ; voyez donc qu'il est jour, , SCÈNE V. Laure, Julie. LAURE. En reprenant ses sens, je tremble que sa mère...Le nom de Roméo trahirait ce mystère.... Je voudrais la cacher : elle me fait frémir.Dans un âge si tendre, ah ! quelle destinée ! JULIE, revient à elle. Roméo !... Roméo m'a donc abandonnée !Je ne le verrai plus !... Pourquoi me secourir ?Je ne sentais plus rien. Dis moi perfide Laure ! Pourquoi l'as-tu laissé partir ?Si je pouvais le voir encore ! Elle court vers la fenêtre par où il est sorti. LAURE. Pouvait-il sans danger, demeurer plus longtemps ? JULIE. Non sans doute. Il est jour : on le verra peut-être.Dieu ! Dérobez sa trace aux yeux de nos tyrans ! LAURE. Dans ce désordre, hélas ! Gardez-vous de paraître.Madame.... JULIE. Il faut, il faut aller...Je veux... je veux le suivre... Au moins de la pensée...Roméo ! Je ne peux... Je me sens oppressée...Si mes larmes pouvaient couler ! N'ai-je pas le visage humide ?Ah ! C'est des pleurs de mon époux !De tout ce qu'il a dit repais mon âme avide.A-t-il pleuré ? LAURE. Longtemps il a pleuré sur vous. JULIE. Charmante Laure ! Ah ! Oui : ce sont ses larmes. Bon Roméo ! Qu'a-t-il dit en partant ?Dis Laure, dis-moi tout. Je n'ai plus d'autres charmesQue de m'entretenir d'un malheureux amant.Ah ! Répète-moi tout ; rends un compte sincèreDes soupirs, des regards, de l'attendrissement... LAURE. Hélas ! Entendez-vous Madame votre mère ?Vous saurez tout : rentrez dans votre appartement. JULIE. Allons, en gémissant du coup qui nous sépare,Attendre tous les coups que le sort me prépare. ACTE II SCÈNE I. Monsieur Capellet, Un Domestique. LE DOMESTIQUE. Il sortait d'ici, ce matin, À la pointe du jour. MONSIEUR CAPELLET. Oui, par cette fenêtre,On va sur le balcon ; du balcon au jardin,Quoi l'on m'aurait dit vrai ! Tu ne l'as pu connaître ?N'en doutons plus ; c'est un amant ;Et c'est mon ennemi peut-être ! J'étais loin de prévoir cet affront outrageant.L'objet le plus parfait qu'ait formé la nature,Dont les perfections surpassent la beauté,Ma fille, de son sexe exemple tant cité,Qui fait tout mon bonheur, me ferait cette injure ? Non, je n'en dois pas croire un avis incertain.Mais contre cet amour son hymen me rassure.Le comte Laudrana me presse de conclure,Avant la fin du deuil ; je le puis dès demain :II n'attend que l'instant de lui donner la main, Je le puis dès ce soir, sans craindre qu'on me blâme. SCÈNE II. Monsieur Capellet, Madame Capellet, Laure, Un domestique MONSIEUR CAPELLET. Quoi ! Debout si matin, Madame !Tant mieux, j'avais à vous parler.À votre fille aussi, j'ai quelque chose à dire ,Je reviens dans l'instant, qu'on la fasse appeler. Au Domestique.En attendant, il faut m'instruireDu chemin qu'il a pris. Ils sortent du côté du Jardin. SCÈNE III. Madame Capllet, Laure. MADAME CAPELLET. Son air me fait trembler ;Mais revenons à ma Julie.Il fallait m'avertir. LAURE. J'en eus cent fois envie :Et pourquoi, disait-elle , et pourquoi l'attrister ? Respecte le repos d'une mère chérie.Vous le savez, peut-on lui résister ? MADAME CAPELLET. Je veux dès aujourd'hui, car je crains pour sa vie .Prier Benvoglio de ne plus la quitter.Lui seul semble adoucir cette mélancolie , Où, depuis quelque temps, elle est ensevelie.Enfin, qu'a-t-elle fait ? LAURE. Ce qu'elle fait toujours.Pleurant, et de la mort invoquant le secours,Elle avait souvent à la boucheLe nom de Roméo, celui de son cousin. MADAME CAPELLET. Hélas ! Que son état me touche :Je ne sais quel remède y pourra mettre fin.Elle n'a plus la confianceQu'elle avait autrefois en moi;Je vois avec chagrin qu'elle fuit ma présence ; Sa douleur me glace d'effroi ;Je tremble que sa mort n'en devienne la suite :Elle me fait compassion.Entre nous, Thébaldo n'avait pas un mériteÀ donner tant de passion ; Il était violent, d'une hauteur extrême ;Il a fait son malheur lui-même. LAURE. Et Roméo, dit-on, avec plus de valeur,A le coeur grand, noble et plein de douceur ;Bienfaisant, généreux, en tout point estimable... MADAME CAPELLET. Oui, mais c'est un crime pour nous,Dans la maison de mon époux,De ne pas le trouver coupable ;C'est déplaire à Julie, et croître son tourment :Elle a, comme son père, une haine implacable Pour tous les Montaigus. J'espère cependant,Que l'hymen calmera cette douleur extrême,Au comte Laudrana nous destinons sa main. LAURE. Croit-on par là, Madame, adoucir son chagrin ? MADAME CAPELLET. Et ne le crois-tu pas toi-même ? LAURE. Mais, pour le comte elle a peu d'inclination. MADAME CAPELLET. Mais aussi, point d'aversion ? LAURE. Pardonnez-moi, Madame ; et, sans sa répugnance,La mort de Thébaldo lui tiendrait moins au coeur. MADAME CAPELLET. Ah ! Laure, tu détruis ma plus chère espérance. Cela manquait à ma douleur !T'en a-t-elle dit quelque chose ? LAURE. Non. MADAME CAPELLET. Mais sa répugnance a pourtant une cause :Qui, mieux que Laudrana, peut faire son bonheur ? LAURE. Je n'en connais point ; mais, je ne crois pas. Madame, Que le Comte jamais soit son consolateur. MADAME CAPELLET. Si tu n'en connais point, as-tu lu dans son âme ? LAURE. Je ne dis pas cela. Mais, Madame, l'amourA son caprice. MADAME CAPELLET. Hé bien ! LAURE. Le Comte pourrait plaireAu reste du sexe, et... MADAME CAPELLET. Laure, voici son père. Que j'appréhende ce retour !Vas attendre l'instant du réveil de Julie,Alors ru lui diras de venir me parler ;Mais, si ma fille dort, garde de réveiller.Quel est ce sombre ennui qui consume sa vie ? De noirs pressentiments, des songes pleins d'effroi...Je tremble, je frémis ; et je ne sais pourquoi. SCÈNE IV. Monsieur et Madame Capellet. Il sort. MONSIEUR CAPELLET. Et votre fille viendra-t-elle ? MADAME CAPELLET. Monsieur, pendant la nuit, elle n'a pu dormir ;Elle n'a fait, dit-on, que se plaindre et gémir ; Elle se porte mal. MONSIEUR CAPELLET. Qu'importe ! Qu'on l'appelle. À part.Ceci confirme fort l'histoire du jardin. Haut.Je suis las de soupirs, et vais y mettre fin.Vous savez que le Comte avec impatienceAttend son mariage, il se fera ce soir. MADAME CAPELLET. Avant de terminer, Monsieur, il faut savoir... MONSIEUR CAPELLET. Madame, point de résistance :Je vais tout ordonner. MADAME CAPELLET. Mais enfin, Monsieur... MONSIEUR CAPELLET. Quoi ! MADAME CAPELLET. Vos volontés, Monsieur, sont des ordres pour moi ;Mais le deuil et la bienséance MONSIEUR CAPELLET. Je veux, pour m'y prêter, qu'il se fasse en secret ;Laudrana le désire, il sera satisfait. MADAME CAPELLET. Mais, Monsieur, si ma fille... MONSIEUR CAPELLET. Elle n'est qu'une folle.Je connais de ses pleurs le prétexte frivole.Mon neveu Thébaldo depuis un mois est mort ; Et comme je l'ai dû, j'ai regretté son sort.II faut un terme, à tout, ( si c'est ce qui l'arrête. )Si jusqu'ici, de son vil assassinMes soins n'ont pu faire tomber la tête,J'y parviendrai À part.Peut-être, dès demain. MADAME CAPELLET. Et ne voyez-vous pas, Monsieur, que son chagrinAugmente tous les jours, et... MONSIEUR CAPELLET. Madame, il m'offense ;Je ne dis pas ce que j'en pense.Le sujet en est fort douteux ;Au moins, Madame, il n'est pas raisonnable. D'ailleurs, ce mariage est trop avantageux MADAME CAPELLET. Vous auriez des soupçons ! Julie est incapable... MONSIEUR CAPELLET. Pourquoi donc, sans raison, toujours pleurer, gémir ?Ma bonté plus longtemps ne doit pas le souffrir :Je ne la connais plus, tant sa douleur l'accable. Elle m'est chère autant qu'à vous,Et son état, Madame, est un malheur pour nous.Je veux lui parler, et lui dire... MADAME CAPELLET. Au nom de Dieu, Monsieur, ménagez son esprit :Si vous l'effrayez trop, craignez qu'elle n'expire. MONSIEUR CAPELLET. Sur elle, plus que moi, vous avez du crédit,Je ne la verrai point; chargez-vous de l'instruireDe l'affaire dont il s'agit.Je vais trouver le Comte. MADAME CAPELLET. Ah ! Monsieur ! Je vous prieD'attendre seulement, quand j'aurai vu Julie. MONSIEUR CAPELLET. Et pourquoi, s'il vous plaît ? MADAME CAPELLET. Le devoir,la raisonExigent qu'un père, une mèreConsultent l'inclination... MONSIEUR CAPELLET. Fort bien ! Si par hasard, on la trouvait contraireAu choix qu'on lui fait d'un époux ? MADAME CAPELLET. Alors, Monsieur, des moyens doux... MONSIEUR CAPELLET. Il n'en est qu'un, Madame ; il faut qu'elle obéisse :Voilà mon dernier mot. MADAME CAPELLET. Cet ordre violentSuffit pour l'accabler. Moi-même, cependantJ'espérais... La voici. Je me sens au supplice. SCÈNE V. Madame Capellet, Julie ; Elle baise la main de sa mère. MADAME CAPELLET. Pourquoi donc si tremblante ? Ô Dieu ! Quelle pâleur !Que tu m'affliges, ma Julie ! JULIE. Je vous afflige ! Hélas vous me percez le coeur :Cachez le moi, je vous supplie. MADAME CAPELLET. C'est toi, qui déchire le mien. JULIE. Ah ! Vous mettez le comble à ma peine mortelle. MADAME CAPELLET. Non, je viens t'annoncer, ma fille, une nouvelle,Qui peut faire aujourd'hui mon bonheur et le tien.Ton père... JULIE, vivement. Ah ! Roméo, Madame, a-t-il sa grâce ?Est-il puni ? Avec confusion. MADAME CAPELLET. Quoi ! Rien n'efface De ton esprit un fatal souvenir ?Ma fille, c'est assez gémir.Je viens, de la part de ton père,T'apprendre les projets qu'il fait pour ton bonheur. JULIE. Ô la meilleure et la plus tendre mère ! Dites, dites plutôt qu'il fait pour mon malheur JLaissez-moi fuir fans les entendre:Je peux m'y refuser, je ne veux rien apprendre. MADAME CAPELLET. Ma fille ! Il s'agit d'un moyen... JULIE. Il sera violent, il fera ma ruine : Oui, Madame , je le devine ;Ma mère, ne me dites rien. MADAME CAPELLET. Calme cette frayeur ; que ton coeur se rassure,Et qu'il s'en fie au mien. Je voulais t'annoncerQu'avec le Comte on va conclure. JULIE. Que venez-vous de prononcer ?C'est l'arrêt de ma mort. MADAME CAPELLET. Ma fille ! JULIE. Je succombe. MADAME CAPELLET. Qu'a donc d'affreux cette union ? JULIE. Ah ! Ce qu'elle a d'affreux ! Elle m'ouvre la tombe. MADAME CAPELLET. Mais, d'où vient tant d'aversion ? Le Comte est un homme estimable. JULIE. Pour moi, la mort est préférable. MADAME CAPELLET. Et comment doit être un AmantPour qu'il plaise à tes yeux ? JULIE. Comme un mortel charmant.Que la haine d'un père a proscrit dans Vérone. MADAME CAPELLET. Ma fille ! J'ai pitié de son égarement.La naissance, le bien, dans un poste éminent,Le Comte à tout pour plaire. JULIE. Eût-il une couronne,Je ne l'en haïrais que plus. MADAME CAPELLET. Il est jeune, bien fait, généreux ; il t'adore :Que te faudrait-il donc encore ? Quelle raison peut-on donner de ce refus ? JULIE. Eh ! Quoi ! Si Roméo , plein d'une ardeur extrême»M'adorait avec passion ?Il a ces qualités dans un degré suprême... MADAME CAPELLET. L'ennemi de notre maison ! Peut-on lui comparer un homme qui vous aime.Chéri de la famille, et choisi par moi-même ?Avez-vous perdu la raison ? JULIE. J'ai cet homme en horreur. Ô ma mère ! Ma mère !Pourquoi m'avez-vous dit le projet de mon père ? Renoncez-moi pour votre enfant ;Punissez, haïssez une fille rebelle :Votre haine pourtant me serait bien cruelle !Mais tâchez, s'il se peut, d'éloigner cet amant. MADAME CAPELLET. Savez-vous à quel point vous m'offensez, Julie ? JULIE. Ce malheur, je le sens, va me coûter la vie.Vous pouvez tout me reprocher :Mais je ne saurais... Ah ! Ce fatal mariage ! MADAME CAPELLET. Mes larmes, mes efforts ne pourront l'empêcher. JULIE. Malheureuse ! Des pleurs baignent votre visage : Ah ! Cessez de vous attendrir ;Je ne mérite pas... MADAME CAPELLET. Que dirai-je à ton père ? JULIE. Dites-lui... que je veux mourir. MADAME CAPELLET. Vous oubliez, Julie ! JULIE. Ah ! Si je vous suis chère,Ne m'abandonnez pas en cet affreux moment. MADAME CAPELLET. Avant la fin du deuil, à l'ombre du mystère,Il prétend, aujourd'hui, t'unir secrètement. JULIE. Ce jour même ! Aujourd'hui ! Ciel ! Il est impossible !À la pitié soyez sensible. MADAME CAPELLET. Ne comptez pas sur mon secours, J'ai fait ce que j'ai pu. JULIE. Seulement quelques jours J;Et peut-être le Ciel pourra m'ôter la vie,Ou me rendre le Commandeur. MADAME CAPELLET. Eh ! Ne connais-tu pas ma tendresse et mon coeur ?S'il dépendait de moi, crois, ma chère Julie, Que j'accorderais tout ; mais songe à la fureurD'un père dont la violence... JULIE. Obtenez moi du temps : peut-être... la douceurSous le joug de l'obéissanceMe réduira plutôt que la rigueur. MADAME CAPELLET. Que j'obtienne du temps ! Vainement je l'espère. JULIE. Seulement quelques jours. MADAME CAPELLET. Je vais trouver ton père,Lui demander cette faveur. JULIE. Je ne mérite pas une aussi tendre mère. MADAME CAPELLET. Je vais t'envoyer Laure. JULIE. Hélas ! Tant de bontés Déchirent plus mon coeur que mes calamités. SCÈNE VI. Julie, Laure. JULIE. Laure, sais-tu combien mon malheur est extrême ?Sais-tu, Laure, sais-tu leurs terribles desseins ?Ah ! Laure ! S'il se peut, cache-moi de moi-même. LAURE. Ah ! Madame ! Que je vous plains ! JULIE. Hé bien ! Si tu me plains, tu m'aideras sans doute ?Sauve-moi d'une mère , hélas ! Dont la bonté...Peut-être que je la redoutePlus que l'amour du Comte, et qu'un père irrité ;Sauve-moi d'eux aussi ! Ce Comte détestable ! Que je l'épouse ! Lui ! La mort est préférable,Oui, Laure, préférable à cet homme odieux.Quand Roméo voulait m'arracher de ces lieux,Pensais-je qu'aujourd'hui... Laure ! Je suis perdue !Offre un rayon d'espoir à mon âme éperdue, Au bord de cet abîme... LAURE. Et que puis-je pour vous ? JULIE. Vole vers Roméo, dis-lui... Mais que lui dire ?Tu lui diras, que sa Julie expire ;Qu'il vienne. Hélas ! Pour tomber sous leurs coups >Et pour le voir immoler sur la tombe De Thébaldo ! Non, non : demeure. Je succombe.Aide-moi ; sauve-moi : Cherche quelque moyenD'éviter des malheurs... LAURE. Parlez, que faut-il faire ?Au péril de ma vie... JULIE. Ainsi, tu ne sais rien. LAURE. Madame, auprès de votre père, Sollicite un délai ; peut-être que... JULIE. Fort bien :Peut-être ! Ô Dieu ! Que ce mot est terrible !Tu ne peux donc me secourir ? LAURE. Je ne vois pas qu'il soit possible... JULIE. Laure, c'en est assez ; je n'ai plus qu'à mourir. LAURE. Hélas ! Que prétendez-vous faire ?Julie ! Au nom de votre mère ,Au nom de Roméo... JULIE. Mon époux ! Mon amant!Donne-moi tes habits : sous ce déguisement,Je peux m'échapper de Vérone, Voler vers Roméo : Donne-moi, Laure, donne,Vite le temps est précieux. LAURE. Vous vous flattez envain de n'être pas connue >Et d'échaper à tous les yeux ;Avant que d'être dans la rue , Le Comte, ou votre père arrêteront vos pas. JULIE. Quels mots ! Terrible Laure ! Ah ! le Comte ! Mon père !Tout m'afflige et me désespère.Le Commandeur ne revient pas :Lui seul peut soulager Et plaindre ma misère : Au bord du précipice il me tendrait les bras... SCÈNE VII. Julie, Laure, Gervas. JULIE. Ah ! Gervas ! En ces lieux osez-vous bien paraître ?Vous me faites frémir pour vous, pour votre Maître :Serait-il découvert ? Rassurez mon amour. GERVAS. Avant d'aller plus loin, en des peines mortelles, À Tivoli, Madame, il attend mon retour. JULIE, à part. Qu'il ignore combien les miennes sont cruelles !Qu'il en serait épouvanté !Il viendrait jusqu'ici braver leur cruauté...Ah ! Laure, il se perdrait sans sauver son amante. GERVAS. Il tremble pour votre santé :Lorsque je l'ai quittée, elle était expirante,Vas, m'a-t-il dit, il faut pour ma tranquillité,Que tu voies aujourd'hui cette épouse charmante. JULIE. Cher époux ! Dites-lui, s'il est en sûreté Contre les attentats d'une funeste haine,Qu'il reste à Tivoli jusqu'à la nuit prochaine,Et que dans les tombeaux il se rende à minuit.Du côté du Palais, du côté de la Ville ,Également, pour nous, l'entrée en est facile, Et nous nous y verrons, sans témoins et sans bruit. LAURE. L'Amour prit-il jamais des tombeaux pour asile ? JULIE. C'est en ces lieux sacrés de ténèbres, d'horreur,Que l'hymen nous unit, devant le Commandeur...Assurez Roméo de l'amour le plus tendre : Allez : il ne faut pas qu'on puisse vous surprendre. SCÈNE VIII. Julie, Laure. JULIE. Je pourrai donc encor le voir!Cette attente me rend le courage et l'espoir ;Si mon père obstiné refusait à ma mèreLe délai que j'attends, je connais mon devoirs Je saurai prévenir... mais enfin, il est père :Pourrait-il à mes pleurs refuser un seul jour ?Ce temps suffit à mon amour ;Je l'obtiendrai sans doute ; oui, Laure, je l'espère ;Et cette nuit, enfin, je suivrai mon époux ; Dans une fuite heureuse. Ô Ciel ! Protège nousContre tous les excès d'une injuste colère. ACTE III SCÈNE I. Monsieur Capellet, Madame Capellet. MONSIEUR CAPELLET. Je n'accorderai pas même jusqu'à demain :Il se fera ce soir, je ne veux rien entendre ;J'ai prévenu le Comte, il ne doit pas attendre : Mes ordres sont donnés, vous m'excédez en vain. MADAME CAPELLET. En vérité , Monsieur, vous êtes trop sévère. MONSIEUR CAPELLET. Et vous trop indulgente. MADAME CAPELLET. Elle se désespère ;Cet ordre violent lui deviendra fatal.Et pourquoi la contraindre ? Elle est si jeune encore : Le temps dissipera l'ennui qui la dévore ;Ne précipitez rien. MONSIEUR CAPELLET. Je connais bien son mal.Le Comte, à tous égards, est un parti sortable :Peut-on faire pour elle un choix plus raisonnable?Je ne crois pas, Madame, à ce feint désespoir. MADAME CAPELLET. Le coeur, par la raison se laisse-t-il conduire ? MONSIEUR CAPELLET. Madame, quand un coeur éprouve ce délire,On l'enchaîne par le devoir. MADAME CAPELLET. Monsieur, vous en êtes le maître :Mais deux jours de délai font-ils donc un objet ? MONSIEUR CAPELLET. Ils n'en font point pour vous peut-être ;Et pour moi c'en est un, dont je préviens l'effet.Quoi qu'il en soit, Madame, il faut qu'on obéisse. MADAME CAPELLET. Prenez garde, Monsieur, ce n'est point un caprice,Julie est très malade ; il lui faut du secours ; Et d'un délai de quelques joursDépend le bonheur de sa vie.De son état, Monsieur, ayez compassion. MONSIEUR CAPELLET. Je verrai moi-même Julie :Je saurai par quelle raison, Elle peut excuser sa désobéissance.Laudrana vous attend. N'ayez pas l'imprudenceDe laisser entrevoir sa folle aversionPour un homme, agréable à toute la famille.Envoyez-moi Julie. MADAME CAPELLET. Allons, Monsieur, fort bien! Plongez donc, sans pitié, le poignard dans le seinEt de la mère et de la fille. SCÈNE II. Monsieur Capellet, Un Domestique (le même qui a déjà paru au second acte. MONSIEUR CAPELLET. Seraient-elles d'accord ?non. mais, à leur chagrin,À ses discours, je le soupçonne.Te voilà de retour ! Hé bien ? LE DOMESTIQUE. Seigneur, on l'a cherché, sans bruit, partout Vérone,On s'en est informé secrètement en vain ;Cependant on l'a vu. MONSIEUR CAPELLET. Le traîtreOserait me braver, jusques dans mon Palais !Oui, c'est lui ; leur frayeur me le fait trop connaître. Il séduirait ma fille ! Ah ! Si je le savais ! C'est toi qu'il trouvera, s'il ose y reparaître.On n'insultera pas vainement Capellet.Cette nuit, en ces lieux, veille pour ma vengeance,Que tout soit disposé dans le plus grand secret, Pour qu'il n'ait point de défiance.Tu m'entends. LE DOMESTIQUE. Monseigneur ! MONSIEUR CAPELLET. Vas, je compte sur toi. SCÈNE III. Monsieur Capellet, Julie, appuyée sur Laure. MONSIEUR CAPELLET, à Laure. Sortez. Quand Laure est sortie, Julie s'appuie sur un fauteuil les yeux baissés.Daignerez-vous jeter les yeux sur moi ? JULIE, se jetant à ses pieds. Ah ! Monsieur ! Pardonnez. MONSIEUR CAPELLET. Ces petits artificesDont vous cherchez, ma fille, à couvrir vos caprices, N'auront point de succès, je vous en avertis ;Julie ! Épargnez vous les plaintes et les cris. JULIE. J'embrasse vos genoux, regardez ma faiblesse ;Et par cette bonté, cette ancienne tendresse,Dont j'ai toujours fait mon bonheur... MONSIEUR CAPELLET. Peux-tu justifier ta désobéissance ? JULIE. La mort de Thébaldo déchire encor mon coeur. MONSIEUR CAPELLET. Prétexte supposé ! J'eus trop de complaisanceJusqu'à ce jour de le souffrir.Au Comté, avant la nuit, je prétends vous unir. JULIE. Ah ! Mon père ! Il m'est impossible...Une aversion invinciblePour le Comte... MONSIEUR CAPELLET. N'achève pas :Je saurai bien la vaincre. JULIE. Oui ; mais par mon trépas. MONSIEUR CAPELLET. Vous affectez bien du courage. JULIE. Non, je n'affecte rien. Ô mon père ! Pardon ;Et daignez différer ce fatal mariage :Quelques jours de délai ! Deux jours seulement ! MONSIEUR CAPELLET. Non.Crains qu'un plus long refus ne confirme un soupçon...Ton sang... JULIE. Ah ! Monsieur ! Ô mon père Laissez- moi fuir le monde et cacher ma misère.Un couvent... MONSIEUR CAPELLET. Un couvent !... Écoutez-moi, JulieVous n'avez qu'un parti : c'est celui d'obéir. JULIE. Ô Dieu ! Vous voulez-donc le malheur de ma vie,Père cruel !... Monsieur, dans ma douleur, j'oublie. MONSIEUR CAPELLET. Je t'en ferai bien souvenir ;Mais obéis, ou crains que je ne le devienne. SCÈNE IV. JULIE, seule. Vas, vas, la cruauté ne touche pas les coeurs.Ah ! crains toi-même, crains que je ne te prévienne !Je redoute moins tes fureurs Que la tendresse de ma mère.Père inflexible et trop cruel !Oui, mon coeur se révolte et brave ta colère :Si ta main me traîne à l'Autel,Je saurai m'affranchir de cette tyrannie. Ah ! Roméo ! si tu savais...Mais non, qu'il ignore à jamaisCe que souffre pour lui son épouse chérie. SCÈNE V. Julie, Laure, qui craint d'avancer. JULIE. Approche, il est parti ; sais-tu quel est mon sort ?On me donne le choix du Comte ou de la mort. LAURE. Ne perdez pas courage, adorable Julie ;Voici Benvoglio. JULIE. Laure, dans mon malheur,La douceur de le voir ne m'est donc pas ravie ?Mais il ne peut changer ma fortune ennemie. LAURE. Peut-être verrez-vous aussi, le Commandeur. Par des événements qu'on ne saurait prévoir ,Vous pouvez être encor heureuse dans la fuite. JULIE. Ah ! Laure ! Le crois-tu ? SCÈNE VI. Julie, Laure, Benvoglio, il fait tous les signes d'un homme qui veut parler sans témoins. JULIE. Je suis au désespoir,Mon cher Benvoglio !... De tout Laure est instruite,Et devant elle on peut parler : Mais, garde que quelqu'un ne vienne nous troubler. SCÈNE VII. Julie, Benvoglio. JULIE. Benvoglio, je suis perdue ! BENVOGLIO. Hélas ! Madame, à votre vue,Je pourrais trembler pour vos jours ;Mais j'ai tout su de votre père. JULIE. Contre un ordre fatal n'est-il aucun secours ?Je ne suis plus pour lui cette fille si chèreObjet de sa tendresse, objet de ses faveurs.Il peut donc être affreux d'avoir... d'avoir un père ?Il a vu d'un oeil sec, il a vu mes douleurs ; Avec un coeur tranquille il fait couler mes pleurs.Que je crains de le voir et de l'entendre encore ! Elle regarde partout avec inquiétude.Mais, je crains encor plus qu'un homme que j'abhorre. BENVOGLIO. Nous resterons seuls. JULIE. Autrefois,À tous nos entretiens... BENVOGLIO. Hé bien ! JULIE. Nous étions trois. BENVOGLIO. Vos parents avec confiance ,M'ont donné l'ordre de vous voir,De vous parler d'obéissance,,Du Comte et de votre devoir,Et j'ai promis... JULIE. Promis ! Ils font d'intelligence ! Je n'ai donc plus personne ! Et qu'avez-vous promis ? BENVOGLIO. Pour vous voir sans témoin, je me suis tout permis ;Parlons de Roméo. JULIE. Qu'avez-vous à m'en dire ? BENVOGLIO. Des Sbires, en secret l'ont cherché vainement;Il a fui très heureusement. JULIE. Heureusement ! Sans moi ! Qu'importe ; je respire.Pardonnez, mon ami, pardonnez mon transport.Un doux rayon d'espoir a pénétré mon âme ;Je consens à le suivre, à partager son sort,Je ne balance plus : il le faut : une femme Doit tout abandonner pour suivre son époux.Sans doute les moyens en seront difficiles.Nous sommes séparés seulement par six milles,Il n'est qu'à Tivoli. Que me conseillez-vous? BENVOGLIO. Rien ne peut fléchir votre père ; La fuite, est impossible. Il faut vous décider,Il faut céder aux lois d'un ordre trop sévère :Le Commandeur absent ne peut vous y soustraire. JULIE. Ah ! Plutôt mille morts ! Céder, dis-tu, céder ! BENVOGLIO. Cet hymen qu'on ordonne à l'ombre du mystère, Me fait craindre aujourd'hui, qu'on n'ait quelque soupçon ;On double la garde ordinaire :Enfin, je ne sais pas... JULIE. Tu ne fais pas ! Oh ! non,Tu ne fais pas, qu'un coeur dévoré de ces craintes,Ne peut plus s'abaisser à d'inutiles plaintes. Allez , Benvoglio ! J'en sais bien plus que vous :La mort m'affranchira d'un fatal mariage.Lâche et perfide ami ! Que dirait mon époux ?... BENVOGLIO. De vous donner la mort vous auriez le courage ? JULIE. Dans la crainte où je suis, en faut-il pour mourir ? BENVOGLIO. Non, vous ne mourrez pas, respectable Julie !Du prix de tant d'amour, je vous ferai jouir,Et près du Commandeur, je veux vous réunir :De vos cruels parents je brave la furie. JULIE. Parlez : quoi ! Je pourrais rejoindre mon époux-, Et me soustraire !... Expliquez-vous. BENVOGLIO. Il est une ressource, en ce malheur extrême ;Comptez sur la bonté de cet Être suprêmeAux yeux de qui la haine est un forfait.L'amour, ce feu divin, ce charme de la vie, Ce principe de tout, est le plus grand bienfait,Que dispense aux mortels sa puissance infinie :Il le contemple en nous d'un regard satisfait,Et ne souffrira point qu'un tyran sacrifieÀ son coupable orgueil le beau noeud qui vous lie. Je possède un secret, qui pourra prévenirCet hymen odieux dont je vous vois frémir :L'effet est sûr et prompt. JULIE. À vous je me confie :Sauvez-moi de mon père, ou laissez-moi mourir. BENVOGLIO. II s'agit d'une épreuve effrayante et hardie, Non moins terrible que la mort,Pour votre sexe et pour votre âge. JULIE. Il n'est aucune épreuve, il n'est aucun effort,Rien au monde qui puisse étonner mon courage :Parlez, que faut-il faire en ces affreux instants ? BENVOGLIO. Il faudrait vous résoudre à passer quelque temps,En un cercueil, inanimée,Dans les tombeaux de vos parents,Et près de Thébaldo rester seule enfermée. JULIE. Pour revoir mon époux, et pour fuir nos tyrans, Déjà, dans la terreur de mon âme alarmée,J'ai choisi ces tombeaux. Après la nuit ferméeRoméo doit s'y rendre. BENVOGLIO, tirant un flacon. Hé bien ! Cette boissonVa produire un sommeil, semblable à la mort même ;Pour douze heures, de l'âme elle éteint l'action : Plus de pouls, plus de souffle ; une pâleur extrême... JULIE. Et quel sera le but d'un pareil stratagème ? BENVOGLIO. Pour éviter l'effet de la chaleur,Dès qu'ils sont expirés, l'usage, en Italie,Est d'inhumer les corps. On vous croira sans vie ; Vous serez transportée aux tombeaux. JULIE. Quelle horreur !À quelle extrémité le sort m'a su réduire !Enfin ? BENVOGLIO. J'irai, la nuit, vous tirer de ces lieux ,Vous rendre à Roméo que j'aurai soin d'instruire. JULIE. Donnez, Benvoglio ; le temps est précieux : Donnez. S'il arrivait qu'on ne pût pas lui dire ,S'il apprenait ma mort, avant qu'un tel moyen ! BENVOGLIO. J'ai tout prévu, ne craignez rien.De prendre la boisson vous sentez-vous capable ? JULIE. Si l'on ne me transportait pas Dans cette demeure effroyable !Un malheureux craint tout. Hélas ! BENVOGLIO. Reposez-vous sur moi ; que rien ne vous alarme ;Tout fera disposé pour revoir votre époux,À minuit, au plus tard. JULIE. Que ce projet me charme ! Je verrai Roméo ! Cet espoir est bien doux.Cependant, je frémis ! BENVOGLIO. La chose est naturelle ;Et vous devez l'avoir sous un aspect affreux :Mais c'est le seul moyen qui peut vous rendre heureux ;Il peut seul vous soustraire à la haine cruelle De ces parents altiers qui traversent vos feux.Leur dirai-je qu'enfin, vous secondez leurs voeux ?Tenez. Quoi ! Vous tremblez : que faut-il que j'en croie ? JULIE. Je ne sais pas si c'est de frayeur ou de joie.Benvoglio ! Me trompez-vous ? Donne. Tu me promets de revoir mon époux,Il suffit. Quels moments je prépare à ma mère !J'aurais pu la fléchir ; inexorable père !C'est toi qui lui perces le sein :Entendrai-je ses cris ? BENVOGLIO. Vous n'entendrez plus rien, Jusqu'au moment heureux, où l'amant le plus tendreViendra... JULIE. Benvoglio ! Ce terrible sommeil! BENVOGLIO. Pour prévenir votre réveilAux tombeaux, avec moi, Roméo doit se rendre. JULIE. De le bien avertir, surtout ne manquez pas. BENVOGLIO. Faites donc un effort qu'il a le droit d'attendre.Tous vos parents déçus, pour pleurer ce trépas,Cesseront d'écouter la voix de la vengeance,Sans penser à suivre vos pas. Il sort. JULIE. Ô quel état affreux ! Ces parents que j'offense, Ces parents, dont je suis la gloire et l'espérance,À qui je suis si chère... ils ne soupçonnent pasQue leur empressement, que cette violenceMe force, pour les fuir, à des détours si basEt que ce coeur ingrat méconnaît... Je balance Quand un autre aujourd'hui me verra dans ses bras ! Ah ! Roméo l'emporte. Il le faut ; et ma vieEst à lui. Ciel ! Encor un combat. Elle cache le flacon dans son sein. SCÈNE VIII. Julie, Madame Capellet. MADAME CAPELLET. Ma Julie !Embrasse moi cent fois. Ah ! Quel bonheur pour nousDe te voir accepter le Comte pour époux ! Je n'attendais pas moins de ton obéissance. JULIE. Vous ne connaissez pas quelle est ma répugnance ;Mon coeur est déchiré de tant d'horribles coups. MADAME CAPELLET. Ton père te bénit : plein de reconnaissance,II voulait t'embrasser,ramener ton amant. Benvoglio s'oppose à leur empressement.Il n'a pu m'arrêter, j'ai bravé sa défense. JULIE. Quel excès de bonté ! Précieuse amitié ! MADAME CAPELLET. Que ton état me fait pitié !Quand partageras-tu la commune allégresse ? Je t'excuse et te plains : le don de notre foiN'est pas toujours le fruit de la tendresse.Que ton bonheur ne dépend-il de moi !Bien loin de m'y trouver contraire... JULIE, se jette aux genoux de sa mère. Ah ! Madame ! Cessez ! Ah ! Cessez... MADAME CAPELLET. Lève-toi. Je serai désormais ton amie... JULIE. Ô ma mère !Laissez-moi. C'en est trop , À part.Je ne puis plus me taire. MADAME CAPELLET. Hé bien ! Adieu, Julie ! Adieu, ma chère enfant.Le repos calmera le trouble qui t'agite :C'est à regret que je te quitte : Je ne sais ; j'ai le coeur... Il le faut cependant. Madame Capellet, en s'en allant, tourne la tête plusieurs fois ; et Julie qui la regarde, court à elle pour l'embrasser encore, avec l'air de vouloir lui dire son secret. SCÈNE IX. JULIE, seule. Hélas ! Encor un mot, Julie était perdue,Mon secret m'échappait. Profitons de l'instant.Roméo! Roméo! Dans mon âme éperdue,Son nom chéri détruit tout autre sentiment. Elle verse la liqueur.Un froid mortel, à cette vue,Pénètre déjà dans mon coeur,Quoiqu'il doive m'unir au mortel que j'adore,Le breuvage m'inspire une secrète horreur,J'entends du bruit... Ma mère ... Ah ! si c'est elle encore ! Elle avale la liqueur avec précipitation.C'en est fait. Roméo ! Dieu ! s'il ne venait pas !Il ne peut oublier une épouse qu'il aime ;Mais quelque événement peut retenir ses pas.Et si Benvoglio lui-même...Ciel ! Quelle idée affreuse ! Elle me fait frémir... Je la rejette envahi. Il me semble sentir...Eh !... Redoutant mon père en sa fureur extrême,Pour cacher son secret, m'a-t-il donné ?... mais non,Ce breuvage... Ai-je pu consentir à le prendre ?Affliger à ce point une mère si tendre ! Oublier mes parents, mes amis, ma raison !Déjà du froid mortel je ne puis me défendre ;Je ressens les effets que produit le poison,Et le bruit de ma mort va bientôt se répandre.Dieu ! Si Benvoglio ne pouvait pas rapprendre, Cher Roméo !... J'ai peine à prononcer ce nom...Roméo ! Tous mes sens perdent leur action... Elle s'approche d'un fauteuil, placé de manière qu'on ne la voit pas toute entière ; lorsqu'elle s'est assise.Ah ! C'est la mort, ou toi, que je vais donc attendre. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Laure, Garvas, déguisé, Julie dans la situation ou elle est restée à la fin du troisième Acte. LAURE. Malgré votre déguisement,Ah ! Gervas ! Au Palais vous osez reparaître ? Mais que fait Roméo ? GERVAS. Hélas ! mon triste Maître ,À deux milles d'ici, m'attend dans un couvent.Éloigné de Julie, il ne vit qu'en tremblant,Et ne met point de borne à sa peine mortelle ;Autant qu'il est possible, il s'est rapproché d'elle. Quant à moi, revenez de votre étonnement.Partout contre les feux du midi trop ardent,En des lieux reculés chacun cherche un asile,Et laisse un libre accès à cet appartement,Par les jardins : ainsi, Laure, soyez tranquille. LAURE. Quoi ! Gervas ! Votre maître est si près de la ville !Est-ce un bonheur, en ce moment ?Ah ! Tout est bien changé, depuis qu'il est absent !Il ignore, pour lui, ce que souffre Julie.Au Comte Laudrana, ce soir, on la marie. GERVAS. Ce soir ! LAURE. Aujourd'hui-même. Elle est au désespoir. GERVAS. Ne pourrai-je un moment la voir ?J'apporte pour elle une lettre ,Et moi-même, en ses mains, je voudrais la remettre. LAURE. Hé bien ! Je vais savoir si l'on peut lui parler. La voilà. Le sommeil a fermé sa paupière.Gardons nous bien de la troubler.Si Roméo savait l'excès de sa misère ;Dans quels affreux combats elle a passé le jour !Il fallait résister aux fureurs de son père, À la tendresse de sa mère ;Mais il fallait surtout leur cacher son amour. GERVAS. Roméo pressentait cette infortune extrême.Il n'est pas maître de lui-même ;Il se trouble, il s'agite ; il nomme à chaque instant Julie et Laudrana. Tu vas voir ce que j'aime,Heureux, heureux Gervas ! m'a-t-il dit, en partant :Moi, je ne vois d'ici, que les lieux qu'elle habite.Ne la voit qu'à minuit ! Que ce retard m'irrite !Prends garde à son maintien ; cherche à lire en ses yeux Ce qu'elle m'a caché d'un tyran odieux,Et ce qu'elle a souffert d'une indigne poursuite.Ah ! Qu'ils redoutent tous un amant furieux !Cours, vole ; et, s'il se peut, reviens encor plus vite.Je vous laisse la lettre, et retourne vers lui : Il saura que j'ai vu sa Julie endormie :Mais ce funeste hymen lui coûterait la vie ;Je ne lui dirai point qu'il se fait aujourd'hui. SCÈNE II. Laure, Julie , ensuite un domestique. LAURE. Mais ses bras sont tombés : une pâleur mortelle... Elle lui prend la main, qu'elle laisse retomber avec effroi ; et la lettre que Gervas lui a donnée tombe parterre.Elle est froide ! Julie ! Ah ! Mon Dieu ! Quel malheur ! Au secours ! Au secours ! À un Domestique qui vient à ses cris.Appelez Monseigneur. À part.Pour son amant quelle nouvelle !Ne marquez pas trop de frayeur,Afin que, s'il se peut, Madame...Au moins pour quelque temps éloignons la douleur, Dont ce coup imprévu va pénétrer son âme.Voilà, père cruel, le fruit de ta rigueur !Hélas ! Elle s'agite autour de sa maîtresse, et donne différentes marques de sa douleur. SCÈNE III. Julie, Monsieur Capellet, Laure. MONSIEUR CAPELLET. Voici sans doute un nouvel artificePour éluder... LAURE. Et quoi ! Dans les bras de la mort ! MONSIEUR CAPELLET. Inutile détour, il faut qu'elle obéisse. Il lui prend la main.Julie ! Est-il bien vrai ? Grand Dieu ! Quel est mon sort !J'espère qu'elle vit encore.Aurais-je le malheur ? Vole, ma chère Laure ;On pourra la sauver, oui, vole promptement Chercher Benvoglio... Prends garde que ma femme...Il est là bas : qu'il vienne, Ah ! qu'il vienne à l'instant ! LAURE. Comment le cacher à Madame ? SCÈNE IV. Julie, Monsieur Capellet. MONSIEUR CAPELLET. Qu'ai-je fait ! Qu'ai-je fait ! J'en frissonne d'horreur !Ne suis-je qu'un tyran qui brave la nature ! Ai-je pu soupçonner la vertu la plus pure ?Son ingénuité ? Sa modeste candeur ?C'est un père ! C'est moi, dont la fureur extrêmeA porté la mort dans son coeur.Je l'insultais dans sa douleur. Ô Ciel ! Si Julie elle-même...Mais elle vit encor, et cet espoir flatteur... SCÈNE V. Julie, Monsieur Capellet, Benvoglio. MONSIEUR CAPELLET. Mon cher Benvoglio ! Sauvez, sauvez ma fille !Rendez-moi, s'il se peut, l'espoir de ma famille.Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ? BENVOGLIO. A-t-on pu vous le faire entendre ?Seigneur, je vous l'avais prédit. MONSIEUR CAPELLET. Hé bien ! BENVOGLIO, il tâte le pouls de Julie. Aucun secours ne peut plus vous la rendre. MONSIEUR CAPELLET. Ah ! Si de son état j'eusse été mieux instruit ! BENVOGLIO. On vous a reproché votre rigueur extrême. MONSIEUR CAPELLET. Oui, je suis un barbare, 8c vous avez raison. BENVOGLIO. De cet événement n'accusez que vous-même. MONSIEUR CAPELLET. Ô Julie ! Elle est morte en maudissant mon nom.Elle a prévu fa mort. Hélas ! peut-être mêmeSe l'est-elle donnée ! Ah ! Si par le poison ! Quels remords pour un père ! SCÈNE VI. Julie, Monsieur Capellet, Benvoglio, Laure. LAURE. Ah ! Monseigneur ! Madame...Elle s'est aperçue... MONSIEUR CAPELLET. Ô Dieu ! Voici ma femme.Pourrai-je résister à ses gémissements ? LAURE. Elle a remarqué votre absence,Notre douleur, notre silence : On ne saurait, Seigneur, lui cacher plus longtemps... MONSIEUR CAPELLET. Que je redoute sa présence !Vas, Laure, s'il se peut, qu'on l'éloigne d'ici !Qu'on éloigne le Comte aussi :Je pourrais... je ne veux le revoir de ma vie. SCÈNE VII. Les Précédents, Madame Capellet, Plusieurs domestiques. MADAME CAPELLET. Pourquoi m'éloigne-t-on ? Redoutez mon courroux. BENVOGLIO, se mettant à sa rencontre. Au nom de Dieu, Madame .... MADAME CAPELLET, le repoussant. Ôtez vous ; ôtez vous.Mais que vois-je ! Grand Dieu ! ma fille m'est ravie !Qu'avez-vous fait, barbare époux ?Ma fille ! ma Julie ! En vain ma voix l'appelle ! C'est la voix de ra mère. Elle ne m'entend plus ;Elle est morte ! Mes soins deviennent superflus.Frappe ! Voilà mon sein ; que j'expire avec elle. MONSIEUR CAPELLET. Épargnez votre époux... MADAME CAPELLET. Qui ! Toi mon époux ! Toi !Tu n'es que le bourreau, l'assassin de Julie. Ose être aussi le mien. Tu n'es plus rien pour moi :Viens te rassasier, en m'arrachant la vie.Ma fille ! Je me meurs. Elle s'évanouit. MONSIEUR CAPELLET. Légitime courroux ,Que j'ai trop mérité. BENVOGLIO, aux Domestiques. Pendant cette faiblesse,Dans son appartement portez votre maîtresse. MADAME CAPELLET. Ma Julie ! Où m'entraînez-vous ?Je veux, j'ordonne qu'on me laisse. Monsieur Capellet fait signe qu'on l'emmène.Ils ne m'écoutent pas ! Ô cours trop inhumains ! SCÈNE VIII. Julie, Monsieur Capellet, Benvoglio, Domestiques. MONSIEUR CAPELLET. Mon cher Benvoglio ! BENVOGLIO. Seigneur que je vous plains ! MONSIEUR CAPELLET. Quel trésor j'ai perdu ! Vous connaissiez Julie. Je pleure sa beauté bien moins que ses vertus :Ma vie et ma maison en était embellie. BENVOGLIO. Sans écouter, Seigneur, des regrets superflus,Il faut vous éloigner d'un spectacle funeste,Et chercher un repos dont vous avez besoin. MONSIEUR CAPELLET. Il n'en est plus pour moi. BENVOGLIO. Confiez-moi le foin,En ce triste moment, de faire ce qui reste. MONSIEUR CAPELLET. Je vous laisse le maître, et je sors du Palais.C'en est donc fait ! Adieu, Julie, adieu. Ta mèreOserait t'embrasser dans sa douleur amère ; Moi, je n'en suis pas digne : Adieu donc pour jamais. BENVOGLIO. Enfin, tout réussit, au gré de mes souhaits.Je n'ai nul repentir d'affliger un tel père. MONSIEUR CAPELLET, se retournant et revenant. Voilà donc tes effets, ô rage sanguinaire !Fortuné Montaigu, quel triomphe pour toi ! Ta haine a le dessus ; tu l'emportes fur moi :Ton fils nous a ravi l'espoir de ma familleEn Thébaldo ; peut-être, il m'ôte encor ma fille.Après ce coup affreux, j'espère que longtempsTu ne jouiras pas de mes gémissements ; La douleur va bientôt consommer ta vengeance. Il ramasse la lettre que Laure a laissé tomber, et lit : pendant ce temps-là, Benvoglio est près de Julie.« Tu me caches quelque chose, ma chère Julie ! Quelques mots échappés devant Gervas, me causent les plus cruelles inquiétudes. Je me suis encore rapproché de Vérone, afin que tu puisse m'informer plus facilement de ce qui arrivera. Je me rendrai aux tombeaux à minuit, comme tu me le fais dire, et j'espère que tu ne refuseras plus de fuir nos persécuteurs, et de suivre enfin ton fidèle, ROMÉO. »Suivre mon ennemi ! Honte des Capellets !Fille ingrate ! Autrefois ma plus chère espérance,As-tu pu concevoir ces coupables projets ?Ah ! Qu'il vienne aux tombeaux, dans cette confiance ! À ses gens.Sur ce fatal événement,Je veux qu'on garde le silence. BENVOGLIO. Ô Dieu ! Pourquoi ce changement ?Quelle raison, Seigneur .... MONSIEUR CAPELLET. Quoi qu'il en soit, j'ordonneLe secret, et je veux qu'on l'ignore à Vérone : Enfin, un tel silence importe à mon dessein.Je saurai profiter de cette découverte ;Que des tombeaux, la nuit, la porte soit ouverte.Bientôt, de son amante il aura le destin.J'écoutais la nature, et j'oubliais la haine ! J'allais donc lâchement succomber à ma peine !Non, non : À un Domestique.Je t'ai donné mes ordres, ce matin :Tu sais le projet de ton maître.Qu'une garde nombreuse environne ces lieux ;Et si quelqu'un ose y paraître, Qu'on arrête l'audacieux.À la saveur de ce silence,On pourra le saisir, et remplir ma vengeance.Tremble, jeune présomptueux !Le sort a rejeté ton espoir et tes voeux. Je ne me connais plus dans ma fureur extrême.Téméraire ! Envers moi tant de fois criminel !Ah ! Ton père saura combien il est cruelDe perdre sans retour un enfant que l'on aime !Et ta mort lui fera partager mes regrets. À Benvoglio.Mais toi ! Tu connaissais un amour qui m'offense :Oui, de mon ennemi tu savais les projets. BENVOGLIO, à part. Tout est perdu ! du fort voilà les derniers traits ! MONSIEUR CAPELLET. Tu pourrais l'avertir, et braver ma défense :Qu'on l'arrête, et qu'il soit gardé dans le Palais : C'est une sûreté qu'exige ma prudence. BENVOGLIO, à part. Mon stratagème, hélas ! Loin de finir leurs maux?Peut-être produira quelques malheurs nouveaux !Roméo ne sait rien de ce que j'osai faire,Et je tremble pour lui, s'il se rend aux tombeaux. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Le théâtre représente des tombeaux. Une Lampe suspendue à la voûte éclaire la Scène. Au dessus de quelques unes des portes où sont censés être les cercueils, il y a des inscriptions et des statues. Laure et quelques autres Domestiques paraissent autour de Julie lorsque la toile du fond se lève. Ils se retirent dans la plus grande consternation, excepté un seul, qui ne sort que quand Roméo entre. Julie est derrière une espèce d'autel qui est au milieu, du Théâtre dans l'enfoncement. On ne la voit pas. ROMÉO. L'homme qui guette son arrivée, dès que Roméo entre, sort du côté opposé.Je revois ces tombeaux, ces lieux où ma Julie,En présence du Commandeur,A daigné me donner et sa main et son coeur ;Et j'y verrai bientôt cette épouse chérie :Bientôt ! Ah ! Ce n'est qu'à minuit Cette heure fortunée ! À peine la nuit sombreDérobe à mes regards les objets dans son ombre :L'impatience me conduit.Je serai plus près d'elle, en ce triste réduitEt j'y puis, sans danger, attendre qu'elle arrive ! L'oeil même de la haine ira-t-il découvrirQue l'amour pour asile ait osé le choisir ? Il écoute et regarde autour de lui.Que la marche du temps pour mon coeur est tardive !Que ce jour m'a duré ! Chacun de ses instantsFait sentir à la fois à mon âme craintive L'amertume et l'horreur de mille affreux tourments.Il me semble toujours que je la vois mourante,Victime des rigueurs de ses cruels parents ;Mais j'espère qu'enfin mon âme impatientePourra voir de leurs mains échapper mon amante : Cet espoir consolant embellit à mes yeux,Éclaire de la mort le séjour ténébreux. Il prête l'oreille et garde le silence, en marquant de l'inquiétude.Aïeux des Capellets, pardonnez mon audace ;Je ne viens point braver vos mânes au cercueil,Et j'oublie à jamais les fruits de votre orgueil. Une tige de votre racePourrait de nos maisons faire cesser les pleurs,Et réparer enfin un siècle de malheurs :On rejette la paix que notre coeur implore.Vous ne l'ignorez pas, fiers ennemis des miens ! Vous fûtes les témoins des plus sacrés liensEt d'un amour qui vous honore.La mort même, la mort ne peut nous désunir.Quand cet hymen secret m'unit à ma Julie,Tour semblait annoncer un heureux avenir. Les soins du Commandeur allaient nous réunir,Et remettre entre nous une douce harmonie.Alors, Thébaldo ! Ta fureurN'avait pas élevé la querelle sanglante ,Dont la suite funeste a détruit cette attente, En renversant notre bonheur.Au lieu de traverser une union si chère,Que l'amour de la paix n'était-il dans ton coeur !Quel plaisir j'aurais eu de te nommer mon frère !Hélas ! Ta violence a causé ton malheur. Je t'ai sauvé deux fois de ra propre furie,Deux fois je t'ai rendu ton épée et la vie :Tu ne l'as pas voulu ! Il s'arrête encore, pour écouter s'il n'entend rien.Quel tableau de néantPrésente à mon esprit cet asile effrayant !Enfant, homme formé, celui que l'âge glace ; Amitié, haine, amour ; le faible, le puissant ;Tout dans la tombe, hélas ! se confond et s'efface ;Et c'est l'ouvrage d'un moment.Tel est l'ordre de la nature. Il s'approche d'un tombeau.D'Octave Capellet voici la sépulture : Ô toi ! Qui le premier, pour un vain point d'honneur,Osas contre les miens signaler ta vengeance,De combien de forfaits tu t'es rendu l'auteur !Et de quoi t'ont servi ton orgueil, ta hauteur,Pendant quelques jours d'existence ? Quand tu vécus, la haine empoisonna ton coeur :Ta vie, au sein du deuil, passa comme un nuage ;Et victime bientôt de ta propre fureur,La mort et le néant devinrent ton partage. Il fléchit un genou devant l'autel, derrière lequel est Julie.Pardonne, Dieu puissant ! Pardonne aux Capellets, Ainsi qu'aux Montaigus, leurs horribles excès. Il s'approche d'une autre tombe.Sur cette tombe encor rien ne me fait connaîtreQui le trépas y livre à la destruction.Hélas ! C'est Thébaldo peut-être !D'où me vient cette émotion ? Elle annonce à mon coeur l'approche de Julie,Et je touche au moment le plus beau de ma vie.Elle suivra mes pas loin de ces tristes lieux ;Éloigné d'un rival et d'un père odieux,Sans craintes et sans jalousie, Je vivrai désormais amant, époux heureux :À l'abri de leur haine, et méprisant leur rage,L'amour et le repos seront notre partage ;Une volupté pure, en comblant tous nos voeux,Embellira toujours l'hymen qui nous engage. Pendant cette tirade, il s'approche de l'entrée qui est du côté du Palais, par où sont sortis les domestiques.Je n'entends rien encor. Il revient devant une autre tombe.C'est ici le tombeauD'un enfant que la mort ravit dans le berceau.À peine il commençait le printemps de son âge,Qu'il est rentré dans le repos.Nos plaisirs passagers, nos besoins et nos maux, Nos craintes, nos désirs qu'ici bas tout irrite,Lui furent inconnus. Il porte ses regards inquiets vers le tombeau du fond.Mes regards, malgré moi,Recherchent ce tombeau. Le trouble qui m'agiteAugmente à son approche, et me saisit d'effroi. Il vient jusqu'auprès de l'autel.Quel noir pressentiment tient mon âme alarmée ! En se rapprochant de l'entrée du côté du Palais.Julie ! Hâte l'instant de voler dans mes bras ! Il revient vers l'endroit où est Julie.Pourquoi vers ce tombeau porté-je encor mes pas ?Tient-il de Thébaldo la dépouille enfermée ?La porte n'en est point fermée ,Et je puis satisfaire un désir curieux. Pardonne Thébaldo ! Cette main désarmée,Ne veut point insulter à tes restes poudreux. Il passe derrière l'autel pour aller ouvrir le tombeau du fond, il aperçoit Julie. SCENE II. Roméo, Julie. ROMÉO. Que vois-je ? Quel objet ? Ô Dieu ! grand Dieu, c'est elle !Julie ! Ô malheureux ! Julie ! éveille-toi :C'est Roméo, ton amant, ton époux qui t'appelle. Julie ! Ouvre les yeux, regarde, et réponds moi.Elle n'est plus ! Ô ciel ! Sa dépouille mortelleNe fait plus tressaillir aux accents de ma voix.J'entendis, ce matin, pour la dernière fois,Les accents de la sienne ! Ô fortune cruelle ! Ce jour, qui la voit prête à suivre son époux,Qui promet à nos voeux un avenir si doux,L'engloutit pour jamais dans la nuit éternelle !C'est son père sans doute... Ah ! Oui, c'est par ses coups.Hélas ! De ses fureurs innocente victime, Julie aura voulu me conserver sa foi ;Il n'a point eu d'horreur de commettre un tel crime !Il aura découvert... Elle est morte pour moi.Hé Dieu ! Que n'ai-je pu te forcer à me suivre !Tous mes pressentiments, mes craintes, mon effroi, Mon amour, mon devoir, tout m'en faisait la loi !De ce regret affreux que la mort me délivre,Et dans l'éternité me réunisse à toi.Insolent Thébaldo ! Sa perte est ton ouvrage !Ose quitter la tombe et reprendre ta rage ; Que je t'immole encore à mon juste courroux.Le voilà ! Je le vois à travers la poussière,Qui d'un air menaçant lève sa tête altière.L'implacable ennemi défie encor mes coups.Mais tu penses en vain jouir de ma misère , Et tu vas me payer ce regard insultant :Pour la seconde fois, rentre dans le néant... Il porte la main sur son épée, et s'arrête.Quel transport impuissant égare ma pensée !Comment un vain fantôme a-t-il pu m'occuper,Et faire illusion à mon âme oppressée ? En se frappant la poitrine de la main.Ah ! C'est-là que je dois frapper. Il se rapproche de Julie.Toi, que ce coeur a tant chérie,Ô malheureux objet des plus tristes amours !Toi, qui seule pouvais me faire aimer la vie,Hélas ! Il est donc vrai qu'au printemps de tes jours, La mort en a tranché le cours ;Que pour jamais je t'ai perdue ?Dans l'horreur du néant serais-tu confondue ?Un bonheur éternel a dû suivre ta mort :Ton âme, en ce moment, qui s'échappe à ma vue, Errante autour de moi, me voit et plaint mon fort,Elle cherche sans doute à s'unir à la mienne.Ma Julie ! À l'instant, mon âme fuit la tienne. En le montrant de la main.Ce fer va resserrer nos noeuds,Et c'est lui déformais qui peut me rendre heureux : C'est par lui que je vais finir mon existence,En contemplant encor ces restes précieux. Il prend la main de Julie.Grand Dieu ! Jette sur nous un regard de clémence ;Et que notre bonheur commenceDans une éternelle union !... Me trompé-je, grand Dieu ! Sa main, ma main glacéeSemble se ranimer dans la mienne pressée. Il l'examine et presse sa main contre sa joue et contre son coeur.Ah ! Ce n'est qu'une illusion !Et pourquoi m'arrêter dans une vaine attente ?Le temps est arrivé de suivre mon amante ! Je n'ai pu l'arracher aux mains de Capellet,Il faut, par mon trépas, expier ce forfait. Il se frappe et jette son poignard a terre. JULIE, d'une voix sépulcrale. Roméo ! Roméo ! ROMÉO. Ce n'est point un mensonge :Je l'entends qui m'appelle. Ah ! Julie ! Un instant...Elle sort de sa tombe ! Il tombe au pied de l'autel. Il met son écharpe à l'endroit de sa plaie, et s'aide ensuite de l'autel pour se relever. JULIE, se levant sur son séant. Où suis-je ? Un affreux songe... N'ai-je pas entendu la voix de mon amant ?Ses accents se mêlaient à la voix de mon père ;Ils ont glacé mon coeur, ils étaient furieux. Elle sort de la tombe sans voir Roméo, et s'avance sur le devant de la scène.Cependant je suis seule en ces funestes lieux. ROMÉO, chancelant. Ô fantôme sacré d'une amante si chère ! JULIE, courant à lui. Roméo ! Quel bonheur ! Est-ce toi, cher époux ? ROMÉO. Julie ! Est-il bien vrai ! JULIE. Je vois couler tes larmes !Après tant de tourments, que cet instant est doux !Le bonheur de te voir, ce bonheur plein de charmesRassure un peu mon coeur au sein de tant d'alarmes, Ô mon cher Roméo ! Quel terrible sommeil !Mais mon amant enfin se trouve à mon réveil.Benvoglio ne paraît pas encore ?N'est-il donc pas minuit ? ROMÉO. Je te vois : le trépasA respecté les jours de celle que j'adore : Je n'en saurais douter, je te tiens dans mes bras,Ah ! Julie ! Ah ! Julie ! JULIE. Hé bien ! Quittons Vérone,De trop près, dans ses murs, le danger t'environne.Fuyons, je te suivrai partout où tu voudras.Cher Roméo ! Jamais, non jamais... ROMÉO. Ah ! Julie ! JULIE. Peux-tu douter encor que je ne sois en vie,Et n'as-tu pas appris ?... ROMÉO. Ah ! Fuis un malheureux.Dieu, Dieu ! Fût-il jamais des tourments plus affreuxMêlés à tant de joie ? Ô déplorable amie !Fuis, fuis ? Te dis-je... Il faut que je reste en ces lieux. JULIE. Cruel ! Cruel époux ! ROMÉO. Épargne les reprochesÀ ce coeur déchiré. JULIE. Roméo ! Qu'as-tu fait ? ROMÉO. Tu vis ; il me suffit : je mourrai satisfait.De mon dernier instant je ressens les approches ...Je te croyais sans vie... JULIE. Ô trop funeste erreur ! Cruel Benvoglio ! Voilà donc le bonheurQue tu nous promettais d'un fatal stratagème !Roméo ! ROMÉO. Garde-toi d'imiter ma fureur.Ma Julie ! Il te reste une mère qui t'aime :Épargne à ses vieux ans, épargne le malheur Qui va causer, hélas ! Le trépas à mon père :Tu dois vivre pour elle, et fermer ma paupière ;C'en est fait, ma Julie... JULIE. Au séjour du trépasTon épouse, aujourd'hui va marcher sur tes pas.Ah ! Son horreur déjà plus qu'à toi m'est connue ! Roméo ! C'est ici l'asile de la paix,De la paix, qui, sans toi, ne peut m'être rendue... ROMÉO. Ce dessein, chère épouse, ajoute à mes regrets. Il se met à genoux sur la marche de l'autel.Pardonne, Dieu puissant ! L'amour fit notre crime ;Et l'amour, des mortels charmant consolateur, N'est-ce pas ta main qui l'imprimeDans tous leurs sens et dans leur coeur ?S'il t'offense pourtant, que mon trépas l'expie,Épuise sur moi seul les traits de ton courroux,Et daigne conserver les jours de ma Julie. JULIE. Dieu ! Rejette les voeux de son âme affaiblie !J'étais venue ici pour suivre mon époux,Je veux le suivre dans la tombe. ROMÉO. Il veut se relever, mais il tombe après plusieurs efforts.Le voile de la mort vient obscurcir mes yeux ;Ils ne distinguent plus ces attraits précieux. Je ne me soutiens plus ; je sens que je succombe.Approche, ma Julie, et reçois mes adieux. JULIE, qui a ramassé le poignard. Non, non. BENVOGLIO, criant derrière la coulisse et dans l'éloignement. Elle est vivante ! Ô père furieux ! JULIE. C'est ma famille, ô ciel ! Que la haine rassemble,Pour insulter sans doute à tes derniers moments : Si nous n'avons pu vivre, au moins mourons ensemble,Et reçois ton épouse en tes bras défaillants. Elle se frappe. SCÈNE DERNIÈRE. Roméo, Julie, Monsieur Capellet, Madame Capplet, Laure, Benvoglio, et Domestiques MONSIEUR CAPELLET. Venez, venez, Madame ; oui, votre indigne filleTrahissait sans pudeur l'honneur de sa famille.Vous allez voir l'objet de ses gémissements, Qui venait la chercher parmi ces monuments :Il ne peut m'échapper. MADAME CAPELLET. Je revois ma Julie ! MONSIEUR CAPELLET. Ma fille ne m'est point ravie !Ah ! Viens m'en assurer dans mille embrassements. JULIE. Hélas ! N'espérez-pas prolonger mes tourments : Tout est fini pour moi. Pardonnez, ô ma mère ! MADAME CAPELLET, s'évanouit. Qu'as-tu fait, malheureuse ? JULIE. Et vous, terrible père !Et vous ! De vos fureurs contemplez tous les fruits.Attends-moi, Roméo ! Cher époux ! Je te suis. Elle se laisse tomber sur lui. MONSIEUR CAPELLET. Voilà ce qu'ont produit ma haine et ma colère ! BENVOGLIO. Ah ! Puisse un tel exemple effrayer à jamaisLes parents trop cruels, ennemis de la paix. ==================================================