******************************************************** DC.Title = LA COUPE ET LES LÈVRES, POÈME DRAMATIQUE DC.Author = MUSSET, Alfred de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Poème dramatique DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:20. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MUSSET_COUPE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6154197q DC.Source.cote = BnF LLA Z-9551 DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA COUPE ET LES LÈVRES Poème dramatique en cinq actes et en vers. Représentée pour la première fois au Théâtre-Français le 22 février 1849, publiée en 1850. 1867. D'ALFRED DE MUSSET IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE, Rue de Flaurus, 8, à Paris. INVOCATION Aimer, boire et chasser, voilà la vie humaine Chez les fils du Tyrol, - peuple héroïque et fier ! Montagnard comme l'aigle, et libre comme l'air ! Beau ciel, où le soleil a dédaigné la plaine, Ce paisible océan dont les monts sont les flots ! Beau ciel tout sympathique, et tout peuplé d'échos ! Là, siffle autour des puits l'écumeur des montagnes, Qui jette au vent son coeur, sa flèche et sa chanson. Venise vient au loin dorer son horizon. La robuste Helvétie abrite ses campagnes. Ainsi les vents du sud t'apportent la beauté, Mon Tyrol, et les vents du nord la liberté. Salut, terre de glace, amante des nuages, Terre d'hommes errants et de daims en voyages, Terre sans oliviers, sans vigne et sans moissons. Ils sucent un sein dur, mère, tes nourrissons ; Mais ils t'aiment ainsi, - sous la neige bleuâtre De leurs lacs vaporeux, sous ce pâle soleil Qui respecte les bras de leurs femmes d'albâtre, Sous la ronce des champs qui mord leur pied vermeil. Noble terre, salut ! Terre simple et naïve, Tu n'aimes pas les arts, toi qui n'es pas oisive. D'efféminés rêveurs tu n'es pas le séjour ; On ne fait sous ton ciel que la guerre et l'amour. On ne se vieillit pas dans tes longues veillées. Si parfois tes enfants, dans l'écho des vallées, Mêlent un doux refrain aux soupirs des roseaux, C'est qu'ils sont nés chanteurs, comme de gais oiseaux. Tu n'as rien, toi, Tyrol, ni temples, ni richesse, Ni poètes, ni dieux ; - tu n'as rien, chasseresse ! Mais l'amour de ton coeur s'appelle d'un beau nom : La liberté ! - Qu'importe au fils de la montagne Pour quel despote obscur envoyé d'Allemagne L'homme de la prairie écorche le sillon ? Ce n'est pas son métier de traîner la charrue ; Il couche sur la neige, il soupe quand il tue ; Il vit dans l'air du ciel, qui n'appartient qu'à Dieu. - L'air du ciel ! L'air de tous ! Vierge comme le feu ! Oui, la liberté meurt sur le fumier des villes. Oui, vous qui la plantez sur vos guerres civiles, Vous la semez en vain, même sur vos tombeaux ; Il ne croît pas si bas, cet arbre aux verts rameaux. Il meurt dans l'air humain, plein de râles immondes, Il respire celui que respirent les mondes. Montez, voilà l'échelle, et Dieu qui tend les bras. Montez à lui, rêveurs, il ne descendra pas ! Prenez-moi la sandale, et la pique ferrée : Elle est là sur les monts, la liberté sacrée. C'est là qu'à chaque pas l'homme la voit venir, Ou, s'il l'a dans le coeur, qu'il l'y sent tressaillir. Tyrol, nul barde encor n'a chanté tes contrées. Il faut des citronniers à nos muses dorées, Et tu n'es pas banal, toi dont la pauvreté Tend une maigre main à l'hospitalité. - Pauvre hôtesse, ouvre-moi ! Tu vaux bien l'Italie, Messaline en haillons, sous les baisers pâlie, Que tout père à son fils paye à sa puberté. Moi, je te trouve vierge, et c'est une beauté ; C'est la mienne ; - il me faut, pour que ma soif s'étanche, Que le flot soit sans tache, et clair comme un miroir. Ce sont les chiens errants qui vont à l'abreuvoir. Je t'aime. - Ils ne t'ont pas levé ta robe blanche. Tu n'as pas, comme Naples, un tas de visiteurs, Et des ciceroni pour tes entremetteurs. La neige tombe en paix sur tes épaules nues. - Je t'aime, sois à moi. Quand la virginité Disparaîtra du ciel, j'aimerai des statues. Le marbre me va mieux que l'impure Phryné Chez qui les affamés vont chercher leur pâture, Qui fait passer la rue au travers de son lit, Et qui n'a pas le temps de nouer sa ceinture Entre l'amant du jour et celui de la nuit. PERSONNAGES. LE CHASSEUR FRANK. LE PALATIN STRANIO. LE CHEVALIER GUNTHER. UN LIEUTENANT DE FRANK. MONTAGNARDS CHEVALIERS. MOINES. PEUPLE. MONNA BELCOLORE. DÉIDAMIA. Costumes du temps de Louis XVI. Texte issu de "OEuvres d'Alfred de Musset/ ornées de dessins de M. Bida gravés en taille-douce par les premiers artistes)", Paris Charpentier Editeur, 1867.- pp. 325-404 ACTE I SCÈNE I. Les Chasseurs, Frank. Une place publique. - Un grand feu allumé au milieu. LE CHOEUR. Pâle comme l'amour, et de pleurs arrosée,La nuit aux pieds d'argent descend dans la rosée.Le brouillard monte au ciel, et le soleil s'enfuit.Éveillons le plaisir, son aurore est la nuit !Diane a protégé notre course lointaine. Chargés d'un lourd butin, nous marchons avec peine ;Amis, reposons-nous ; - déjà, le verre en main,Nos frères sous ce toit commencent leur festin. FRANK. Moi, je n'ai rien tué ; - la ronce et la bruyèreOnt déchiré mes mains ; - mon chien, sur la poussière, A léché dans mon sang la trace de mes pas. LE CHOEUR Ami, les jours entre eux ne se ressemblent pas.Approche, et viens grossir notre joyeuse troupe.L'amitié, camarade, est semblable à la coupeQui passe, au coin du feu, de la main à la main. L'un y boit son bonheur, et l'autre sa misère ;Le ciel a mis l'oubli pour tous au fond du verre ;Je suis heureux ce soir, tu le seras demain. FRANK. Mes malheurs sont à moi, je ne prends pas les vôtres.Je ne sais pas encor vivre aux dépens des autres ; J'attendrai pour cela qu'on m'ait coupé les mains.Je ne ferai jamais qu'un maigre parasite,Car ce n'est qu'un long jeûne et qu'une faim mauditeQui me feront courir à l'odeur des festins.Je tire mieux que vous, et j'ai meilleure vue. Pourquoi ne vois-je rien ? voilà la question.Suis-je un épouvantail ? - ou bien l'occasion,Cette prostituée, est-elle devenueSi boiteuse et si chauve, à force de courir,Qu'on ne puisse à la nuque une fois la saisir ? J'ai cherché comme vous le chevreuil dans la plaine, - Mon voisin l'a tué, mais je ne l'ai pas vu. LE CHOEUR Et si c'est ton voisin, pourquoi le maudis-tu ?C'est la communauté qui fait la force humaine.Frank, n'irrite pas Dieu, - le roseau doit plier. L'homme sans patience est la lampe sans huile,Et l'orgueil en colère est mauvais conseiller. FRANK. Votre communauté me soulève la bile.Je n'en suis pas encore à mendier mon pain.Mordieu, voilà de l'or, messieurs, j'ai de quoi vivre. S'il plaît à l'ennemi des hommes de me suivre,Il peut s'attendre encore à faire du chemin.Il faut être bâtard pour coudre sa misèreAux misères d'autrui. - Suis-je un esclave ou non ?Le pacte social n'est pas de ma façon : Je ne l'ai pas signé dans le sein de ma mère.Si les autres ont peu, pourquoi n'aurais-je rien ?Vous qui parlez de Dieu, vous blasphémez le mien.Tout nous vient de l'orgueil, même la patience.L'orgueil, c'est la pudeur des femmes, la constance Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix.L'orgueil, c'est la vertu, l'honneur et le génie,C'est ce qui reste encor d'un peu beau dans la vie,La probité du pauvre et la grandeur des rois.Je voudrais bien savoir, nous tous tant que nous sommes, Et moi tout le premier, à quoi nous sommes bons ?Voyez-vous ce ciel pâle, au delà de ces monts ?Là, du soir au matin, fument autour des hommesCes vastes alambics qu'on nomme les cités.Intrigues, passions, périls et voluptés, Toute la vie est là, - tout en sort, tout y rentre.Tout se disperse ailleurs, et là tout se concentre.L'homme y presse ses jours pour en boire le vin,Comme le vigneron presse et tord son raisin. LE CHOEUR Frank, une ambition terrible te dévore. Ta pauvreté superbe elle-même s'abhorre ;Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi,Et tu hais ton voisin d'être semblable à toi.Parle, aimes-tu ton père ? aimes-tu ta patrie ?Au souffle du matin sens-tu ton coeur frémir, Et t'agenouilles-tu lorsque tu vas dormir ?De quel sang es-tu fait, pour marcher dans la vieComme un homme de bronze, et pour que l'amitié,L'amour, la confiance et la douce pitiéViennent toujours glisser sur ton être insensible, Comme des gouttes d'eau sur un marbre poli ?Ah ! Celui-là vit mal qui ne vit que pour lui.L'âme, rayon du ciel, prisonnière invisible,Souffre dans son cachot de sanglantes douleurs.Du fond de son exil elle cherche ses soeurs ; Et les pleurs et les chants sont les voix éternellesDe ces filles de Dieu qui s'appellent entre elles. FRANK. Chantez donc, et pleurez, si c'est votre souci.Ma malédiction n'est pas bien redoutable ;Telle qu'elle est pourtant je vous la donne ici. Nous allons boire un toast, en nous mettant à table,Et je vais le porter : Prenant un verre.Malheur aux nouveau-nés !Maudit soit le travail ! Maudite l'espérance !Malheur au coin de terre où germe la semence,Où tombe la sueur de deux bras décharnés ! Maudits soient les liens du sang et de la vie !Maudite la famille et la société !Malheur à la maison, malheur à la cité,Et malédiction sur la mère patrie ! UN AUTRE CHOEUR, sortant d'une maison. Qui parle ainsi ? qui vient jeter sur notre toit, À cette heure de nuit, ces clameurs monstrueuses,Et nous sonner ainsi les trompettes hideusesDes malédictions ? - Frank, réponds, est-ce toi ?Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais ta vie.Tu n'es qu'un paresseux plein d'orgueil et d'envie. Mais de quel droit viens-tu troubler des gens de bien ?Tu hais notre métier, Judas ! Et nous, le tien.Que ne vas-tu courir et tenter la fortune,Si le toit de ton père est trop bas pour ton front ?Ton orgueil est scellé comme un cercueil de plomb. Tu crois punir le ciel en lui gardant rancune ;Et tout ce que tu peux, c'est de raidir tes brasPour blasphémer un Dieu qui ne t'aperçoit pas.Travailles-tu pour vivre, et pour t'aider toi-même ?Ne te souviens-tu pas que l'ange du blasphème Est de tous les déchus le plus audacieux,Et qu'avant de maudire il est tombé des cieux ? TOUS LES CHASSEURS. Pourquoi refuses-tu ta place à notre table ? FRANK, à l'un d'eux. Hélas ! Noble seigneur, soyez-moi charitable !Un denier, s'il vous plaît, j'ai bien soif et bien faim. Rien qu'un pauvre denier pour m'acheter du pain. LE CHOEUR Te fais-tu le bouffon de ta propre détresse ? FRANK. Seigneur, si vous avez une belle maîtresse,Je puis la célébrer, et chanter tour à tourLa médiocrité, l'innocence et l'amour. C'est bien le moins qu'un pauvre égaye un peu son hôte.S'il est pauvre, après tout, s'il a faim, c'est sa faute.Mais croyez-vous qu'il soit prudent et généreuxDe jeter des pavés sur l'homme qui se noie ?Il ne faut pas pousser à bout les malheureux. LE CHOEUR À quel sombre démon ton âme est-elle en proie ?Tu railles tristement et misérablement. FRANK. Car si ces malheureux ont quelque orgueil dans l'âme,S'ils ne sont pas pétris d'une argile de femme,S'ils ont un coeur, s'ils ont des bras, ou seulement S'ils portent par hasard une arme à la ceinture... LE CHOEUR Que veut dire ceci ? veux-tu nous provoquer ? FRANK. Un poignard peut se tordre, et le coup peut manquer.Mais si, las de lui-même et de sa vie obscure,Le pauvre qu'on insulte allait prendre un tison, Et le porter en feu dans sa propre maison ! Il prend une bûche embrasée dans le feu allumé sur la place, et la jette dans sa chaumière.Sa maison est à lui, - c'est le toit de son père,C'est son toit, - c'est son bien, le tombeau solitaireDes rêves de ses jours, des larmes de ses nuits ;Le feu doit y rester, si c'est lui qui l'a mis. LE CHOEUR Agis-tu dans la fièvre ? Arrête, incendiaire.Veux-tu du même coup brûler la ville entière ?Arrête ! - Où nos enfants dormiront-ils demain ? FRANK. Me voici sur le seuil, mon épée à la main.Approchez maintenant, fussiez-vous une armée. Quand l'univers devrait s'en aller en fumée,Tonnerre et sang ! Je fais un spectre du premierQui jette un verre d'eau sur un brin de fumier.Ah ! Vous croyez, messieurs, si je vous importune,Qu'on peut impunément me chasser comme un chien ? Ne m'avez-vous pas dit d'aller chercher fortune ?J'y vais. - Vous l'avez dit, vous qui n'en feriez rien ;Moi, je le fais, - je pars. - J'illumine la ville.J'en aurai le plaisir, en m'en allant ce soir,De la voir de plus loin, s'il me plaît de la voir. Je ne fais pas ici de folie inutile :Ceux qui m'ont accusé de paresse et d'orgueilOnt dit la vérité. - Tant que cette chaumièreDemeurera debout, ce sera mon cercueil.Ce petit toit, messieurs, ces quatre murs de pierre, C'était mon patrimoine, et c'est assez longtempsPour aimer son fumier, que d'y dormir vingt ans.Je le brûle, et je pars ; - c'est moi, c'est mon fantômeQue je disperse aux vents avec ce toit de chaume.Maintenant, vents du nord, vous n'avez qu'à souffler ; Depuis assez longtemps, dans les nuits de tempête,Vous venez ébranler ma porte et m'appeler.Frères, je viens à vous, - je vous livre ma tête.Je pars, - et désormais que Dieu montre à mes pasLeur route, - ou le hasard, si Dieu n'existe pas ! Il sort en courant. SCÈNE II. Une plaine. Frank rencontre une jeune fille. LA JEUNE FILLE. Bonsoir, Frank, où vas-tu ? La plaine est solitaire.Qu'as-tu fait de tes chiens, imprudent montagnard ? FRANK. Bonsoir, Déidamia, qu'as-tu fait de ta mère ?Prudente jeune fille, où t'en vas-tu si tard ? LA JEUNE FILLE. J'ai cueilli sur ma route un bouquet d'églantine ; Le voilà, si tu veux, pour te porter bonheur. Elle lui jette son bouquet. FRANK, seul, ramassant le bouquet. Comme elle court gaîment ! Sa mère est ma voisine ;J'ai vu cette enfant-là grandir et se former.Pauvre, innocente fille ! Elle aurait pu m'aimer. Exit. SCÈNE III. Un chemin creux dans la forêt. - Le point du jour. FRANK, assis sur l'herbe. Et quand tout sera dit, - quand la triste demeure De ce malheureux Frank, de ce vil mendiant,Sera tombée en poudre et dispersée au vent,Lui, que deviendra-t-il ? - Il sera temps qu'il meure !Et s'il est jeune encor, s'il ne veut pas mourir ?Ah ! Massacre et malheur ! Que vais-je devenir ? Il s'endort. UNE VOIX, dans un songe. Il est deux routes dans la vie :L'une solitaire et fleurie,Qui descend sa pente chérieSans se plaindre et sans soupirer.Le passant la remarque à peine, Comme le ruisseau de la plaine,Que le sable de la fontaineNe fait pas même murmurer.L'autre, comme un torrent sans digue,Dans une éternelle fatigue, Sous les pieds de l'enfant prodigueRoule la pierre d'Ixion.L'une est bornée et l'autre immense ;L'une meurt où l'autre commence ;La première est la patience, La seconde est l'ambition. FRANK, rêvant. Esprits ! Si vous venez m'annoncer ma ruine,Pourquoi le Dieu qui me créaFit-il, en m'animant, tomber sur ma poitrineL'étincelle divine Qui me consumera ?Pourquoi suis-je le feu qu'un salamandre habite ?Pourquoi sens-je mon coeur se plaindre et s'étonner,Ne pouvant contenir ce rayon qui s'agite,Et qui, venu du ciel, y voudrait retourner ? LA VOIX. Ceux dont l'ambition a dévoré la vie,Et qui sur cette terre ont cherché la grandeur,Ceux-là, dans leur orgueil, se sont fait un honneurDe mépriser l'amour et sa douce folie.Ceux qui, loin des regards, sans plainte et sans désirs, Sont morts silencieux sur le corps d'une femme,Ô jeune montagnard, ceux-là, du fond de l'âme,Ont méprisé la gloire et ses tristes plaisirs. FRANK. Vous parlez de grandeur, et vous parlez de gloire.Aurai-je des trésors ? l'homme dans sa mémoire Gardera-t-il mon souvenir ?Répondez, répondez, avant que je m'éveille.Déroulez-moi ce qui sommeilleDans l'océan de l'avenir ! LA VOIX. Voici l'heure où, le coeur libre d'inquiétude, Tu te levais jadis pour reprendre l'étude,Tes pensers de la veille et tes travaux du jour.Seul, poursuivant tout bas tes chimères d'amour,Tu gagnais lentement la maison solitaireOù ta Déidamia veillait près de sa mère. Frank, tu venais t'asseoir au paisible foyer,Raconter tes chagrins, sinon les oublier.Tous deux sans espérance, et dans la solitude,Enfants, vous vous aimiez, et bientôt l'habitudeTous les jours, malgré toi, t'enseigna ce chemin ; Car l'habitude est tout au pauvre coeur humain. FRANK. Esprits, il est trop tard, j'ai brûlé ma chaumière ! LA VOIX. Repens-toi ! Repens-toi ! FRANK. Non ! Non ! J'ai tout perdu. LA VOIX. Repens-toi ! Repens-toi ! FRANK. Non ! J'ai maudit mon père. LA VOIX. Alors, lève-toi donc, car ton jour est venu. Le soleil paraît ; Frank s'éveille ; Stranio, jeune palatin, et sa maîtresse, Monna Belcolore, passent à cheval. STRANIO. Holà ! Dérange-toi, manant, pour que je passe. FRANK. Attends que je me lève, et prends garde à tes pas. STRANIO. Chien, lève-toi plus vite, ou reste sur la place. FRANK. Tout beau, l'homme à cheval, tu ne passeras pas.Dégaine-moi ton sabre, ou c'est fait de ta vie. Allons, pare ceci. Ils se battent. Stranio tombe. BELCOLORE. Comment t'appelles-tu ? FRANK. Charles Frank. BELCOLORE. Tu me plais, et tu t'es bien battu.Ton pays ? FRANK. Le Tyrol. BELCOLORE. Me trouves-tu jolie ? FRANK. Belle comme un soleil. BELCOLORE. J'ai dix-huit ans, - et toi ? FRANK. Vingt ans. BELCOLORE. Monte à cheval, et viens souper chez moi. Exeunt. ACTE II SCÈNE I. Un salon. FRANK, devant une table chargée d'or. De tous les fils secrets qui font mouvoir la vie,Ô toi, le plus subtil et le plus merveilleux !Or ! Principe de tout, larme au soleil ravie !Seul dieu toujours vivant, parmi tant de faux dieux !Méduse, dont l'aspect change le coeur en pierre, [Note : Rosière : Jeune fille qui, dans un village, obtient la rose destinée à être le prix de la sagesse. [L]]Et fait tomber en poudre aux pieds de la rosièreLa robe d'innocence et de virginité ! - Sublime corrupteur ! - Clef de la volonté ! - Laisse-moi t'admirer ! - Parle-moi, - viens me direQue l'honneur n'est qu'un mot, que la vertu n'est rien ; Que, dès qu'on te possède, on est homme de bien ;Que rien n'est vrai que toi ! - Qu'un esprit en délireNe saurait inventer de rêves si hardis,Si monstrueusement en dehors du possible,Que tu ne puisse encor sur ton levier terrible Soulever l'univers, pour qu'ils soient accomplis !- Que de gens cependant n'ont jamais vu qu'en songeCe que j'ai devant moi ! - Comme le coeur se plongeAvec ravissement dans un monceau pareil ! - Tout cela, c'est à moi ; - les sphères et les mondes Danseront un millier de valses et de rondes,Avant qu'un coup semblable ait lieu sous le soleil.Ah ! Mon coeur est noyé ! - Je commence à comprendreCe qui fait qu'un mourant que le frisson va prendreÀ regarder son or trouve encor des douceurs, Et pourquoi les vieillards se font enfouisseurs. Comptant.Quinze mille en argent, - le reste en signature.C'est un coup du destin. - Quelle étrange aventure !Que ferais-je aujourd'hui, qu'aurais-je fait demain,Si je n'avais trouvé Stranio sur mon chemin ? Je tue un grand seigneur, et lui prends sa maîtresse :Je m'enivre chez elle, et l'on me mène au jeu.À jeun, j'aurais perdu, - je gagne dans l'ivresse ;Je gagne et je me lève. - Ah ! C'est un coup de Dieu. Il ouvre la fenêtre.Je voudrais bien me voir passer sous ma fenêtre Tel que j'étais hier. - Moi, Frank, seigneur et maîtreDe ce vaste logis, possesseur d'un trésor,Voir passer là-dessous Frank le coureur de lièvres,Frank le pauvre, l'oeil morne et la faim sur les lèvres,Le voir tendre la main et lui jeter cet or. Tiens, Frank, tiens, mendiant, prends cela, pauvre hère. Il prend une poignée d'or.Il me semble en honneur que le ciel et la terreNe sauraient plus m'offrir que ce qui me convient,Et que depuis hier le monde m'appartient. Exit. SCÈNE II. Une route. - Montagnards, passant. CHANSON DE CHASSE, dans le lointain. Chasseur, hardi chasseur, que vois-tu dans l'espace ? Mes chiens grattent la terre et cherchent une trace.Debout, mes cavaliers ! C'est le pied du chamois. - Le chamois s'est levé. - Que ma maîtresse est belle ! - Le chamois tremble et fuit. - Que Dieu veille sur elle ! - Le chamois rompt la meute et s'enfuit dans le bois. - Je voudrais par la main tenir ma belle amie. - La meute et le chamois traversent la prairie :Hallali, compagnons, la victoire est à nous ! - Que ma maîtresse est belle, et que ses yeux sont doux ! LE CHOEUR Amis, dans ce palais, sur la place où nous sommes, Respire le premier et le dernier des hommes,Frank, qui vécut vingt ans comme un hardi chasseur.Aujourd'hui dans les fers d'une prostituée,Que fait-il ? - Nuit et jour cette enceinte est fermée.La solitude y règne, image de la mort. Quelquefois seulement, quand la nuit est venue,On voit à la fenêtre une femme inconnueLivrer ses cheveux noirs aux vents affreux du nord.Frank n'est plus ! Sur les monts nul ne l'a vu paraître.Puisse-t-il s'éveiller ! - Puisse-t-il reconnaître La Voix des temps passés ! - Frères, pleurons sur lui.Charles ne viendra plus, au joyeux hallali,Entouré de ses chiens sur les herbes sanglantes,Découdre, les bras nus, les biches expirantes,S'asseoir au rendez-vous, et boire dans ses mains La neige des glaciers, vierge de pas humains. Exeunt. SCÈNE III. Monna Belcolore, Frank, assis dans un kiosque. La nuit. - Une terrasse au bord d'un chemin. BELCOLORE. Dors, ô pâle jeune homme, épargne ta faiblesse.Pose jusqu'à demain ton coeur sur ta maîtresse ;La force t'abandonne, et le jour va venir.Carlo, tes beaux yeux bleus sont las, - tu vas dormir. FRANK. Non, le jour ne vient pas, - non, je veille et je brûle !Ô Belcolore, le feu dans mes veines circule.Mon coeur languit d'amour, et si le temps s'enfuit,Que m'importe ce ciel, et son jour et sa nuit ? BELCOLORE. Ah ! Carlo, mon Carlo, ta tête chancelante Va tomber dans mes mains, sur ta coupe brûlante.Tu t'endors, tu te meurs, tu t'enfuis loin de moi.Ah ! Lâche efféminé tu t'endors malgré toi. FRANK. Oui, le jour va venir. - Ô ma belle maîtresse !Je me meurs ; oui, je suis sans force et sans jeunesse, Une ombre de moi-même, un reste, un vain reflet,Et quelquefois la nuit mon spectre m'apparaît.Mon Dieu ! Si jeune hier, aujourd'hui je succombe.C'est toi qui m'as tué, ton beau corps est ma tombe.Mes baisers sur ta lèvre en ont usé le seuil. De tes longs cheveux noirs tu m'as fait un linceul.Éloigne ces flambeaux, - entr'ouvre la fenêtre.Laisse entrer le soleil, c'est mon dernier peut-être.Laisse-le-moi chercher, laisse-moi dire adieuÀ ce beau ciel si pur qu'il a fait croire en Dieu ! BELCOLORE. Pourquoi me gardes-tu, si c'est moi qui te tue,Et si tu te crois mort pour deux nuits de plaisir ? FRANK. Tous les amants heureux ont parlé de mourir.Toi, me tuer, mon Dieu ! Du jour où je t'ai vue,Ma vie a commencé ; le reste n'était rien ; Et mon coeur n'a jamais battu que sur le tien.Tu m'as fait riche, heureux, tu m'as ouvert le monde.Regarde, ô mon amour ! Quelle superbe nuit !Devant de tels témoins, qu'importe ce qu'on dit,Pourvu que l'âme parle, et que l'âme réponde ? L'ange des nuits d'amour est un ange muet. BELCOLORE. Combien as-tu gagné ce soir au lansquenet ? FRANK. Qu'importe ? Je ne sais. - Je n'ai plus de mémoire.Voyons, - viens dans mes bras, - laisse-moi t'admirer. - Parle, réveille-moi, - conte-moi ton histoire. Quelle superbe nuit ! - Je suis prêt à pleurer. BELCOLORE. Si tu veux t'éveiller, dis-moi plutôt la tienne. FRANK. Nous sommes trop heureux pour que je m'en souvienne.Que dirais-je, d'ailleurs ? Ce qui fait les récits,Ce sont des actions, des périls, dont l'empire Est vivace, et résiste à l'heure des oublis.Mais moi qui n'ai rien vu, rien fait, qu'ai-je à te dire ?L'histoire de ma vie est celle de mon coeur ;C'est un pays étrange où je fus voyageur.Ah ! Soutiens-moi le front, la force m'abandonne ! Parle, parle, je veux t'entendre jusqu'au bout.Allons, un beau baiser, et c'est moi qui le donne,Un baiser pour ta vie et qu'on me dise tout. BELCOLORE, soupirant. Ah ! Je n'ai pas toujours vécu comme l'on pense.Ma famille était noble, et puissante à Florence. On nous a ruinés ; - ce n'est que le malheurQui m'a forcée à vivre aux dépens de l'honneur...Mon coeur n'était pas fait... FRANK, se détournant. Toujours la même histoire !Voici peut-être ici la vingtième catinÀ qui je la demande, et toujours ce refrain ! Qui donc ont-elles vu d'assez sot pour y croire ?Mon Dieu ! Dans quel bourbier me suis-je donc jeté ?J'avais cru celle-ci plus forte, en vérité ! BELCOLORE. Quand mon père mourut... FRANK. Assez, je t'en supplie.Je me ferai conter le reste par Julie Au premier carrefour où je la trouverai.Tous deux restent en silence quelque temps.Dis-moi, ce fameux jour que tu m'as rencontré,Pourquoi, par quel hasard, - par quelle sympathie,T'es-tu de m'emmener senti la fantaisie ? J'étais couvert de sang, poudreux, et mal vêtu. BELCOLORE. Je te l'ai déjà dit, tu t'étais bien battu. FRANK. Parlons sincèrement, je t'ai semblé robuste.Tes yeux, ma chère enfant, n'ont pas deviné juste.Je comprends qu'une femme aime les portefaix ; C'est un goût comme un autre, il est dans la nature.Mais moi, si j'étais femme, et si je les aimais,Je n'irais pas chercher mes gens à l'aventure ;J'irais tout simplement les prendre aux cabarets ;J'en ferais lutter six, et puis je choisirais. Encore un mot : cet homme à qui je t'ai voléeT'entretenait sans doute, - il était ton amant. BELCOLORE. Oui. FRANK. - Cette affreuse mort ne t'a pas désolée ?Cet homme, il m'en souvient, râlait horriblement.L'oeil gauche était crevé, - le pommeau de l épée Avait ouvert le front, - la gorge était coupée.Sous les pieds des chevaux l'homme était étendu.Comme un lierre arraché qui rampe et qui se traînePour se suspendre encore à l'écorce d'un chêne,Ainsi ce malheureux se traînait suspendu Aux restes de sa vie. - Et toi, ce meurtre infâmeNe t'a pas de dégoût levé le coeur et l'âme ?Tu n'as pas dit un mot, tu n'as pas fait un pas ! BELCOLORE. Prétends-tu me prouver que j'aie un coeur de pierre ? FRANK. Et ce que je te dis ne te le lève pas ! BELCOLORE. Je hais les mots grossiers - ce n'est pas ma manière.Mais quand il n'en faut qu'un, je n'en dis jamais deux.Frank, tu ne m'aimes plus. FRANK. Qui ? moi ? Je vous adore.J'ai lu, je ne sais où, ma chère Belcolore,Que les plus doux instants pour deux amants heureux, Ce sont les entretiens d'une nuit d'insomnie,Pendant l'enivrement qui succède au plaisir.Quand les sens apaisés sont morts pour le désir ;Quand, la main à la main, et l'âme à l'âme unie,On ne fait plus qu'un être, et qu'on sent s'élever Ce parfum du bonheur qui fait longtemps rêver ;Quand l'amie, en prenant la place de l'amante,Laisse son bien-aimé regarder dans son coeur,Comme une fraîche source, où l'onde est confiante,Laisse sa pureté trahir sa profondeur. C'est alors qu'on connaît le prix de ce qu'on aime,Que du choix qu'on a fait on s'estime soi-même,Et que dans un doux songe on peut fermer les yeux !N'est-ce pas, Belcolore ? N'est-ce pas, mon amie ? BELCOLORE. Laisse-moi. FRANK. N'est-ce pas que nous sommes heureux ? - Mais, j'y pense ! - Il est temps de régler notre vie.Comme on ne peut compter sur les jeux de hasard,Nous piperons d'abord quelque honnête vieillard,Qui fournira le vin, les meubles et la table.Il gardera la nuit, et moi j'aurai le jour. Tu pourras bien parfois lui jouer quelque tour,J'entends quelque bon tour, adroit et profitable.Il aura des amis que nous pourrons griser ;Tu seras le chasseur, et moi, le lévrier.Avant tout, pour la chambre, une fille discrète, Capable de graisser une porte secrète,Mais nous la paierons bien ; aujourd'hui tout se vend.Quant à moi, je serai le chevalier servant.Nous ferons à nous deux la perle des ménages. BELCOLORE. Ou tu vas en finir avec tes persiflages, Ou je vais tout à l'heure en finir avec toi.Veux-tu faire la paix ? Je ne suis pas boudeuse,Voyons, viens m'embrasser. FRANK. Cette fille est hideuse...Mon Dieu, deux jours plus tard, c'en était fait de moi ! Il va s'appuyer sur la terrasse ; un soldat passe à cheval sur la route. LE SOLDAT, chantant. Un soldat qui va son chemin Se raille du tonnerre.Il tient son sabre d'une main,Et de l'autre son verre.Quand il meurt, on le porte en terreComme un seigneur. Son coeur est à son amie,Son bras est à sa patrie,Et sa tête à l'empereur. FRANK, l'appelant. Holà, l'ami ! Deux mots. - Vous semblez un compèreDe bonne contenance, et de joyeuse humeur. Vos braves compagnons vont-ils entrer en guerre ?Dans quelle place forte est donc votre empereur ? LE SOLDAT, à Glurens. Dans deux jours nous serons en campagne.Je rejoins de ce pas ma corporation. FRANK. Venez-vous de la plaine, ou bien de la montagne ? Connaissez-vous mon père, et savez-vous mon nom ? LE SOLDAT. Oh ! Je vous connais bien. - Vous êtes du villageVis-à-vis le moulin. - Que faites-vous donc là ?Venez-vous avec nous ? FRANK. Oui, certes, et me voilà. Il descend dans le chemin.Je ne me suis pas mis en habit de voyage ; Vous me prêterez bien un vieux sabre là-bas ? À Belcolore.Adieu, ma belle enfant, je ne souperai pas. LE SOLDAT. On vous équipera. - Montez toujours en croupe.Parbleu ! Compagnon Frank, vous manquiez à la troupe.Ah ! çà ! Dites-moi donc, tout en nous en allant, S'il est vrai qu'un beau soir... Ils partent au galop. BELCOLORE, sur le balcon. Je l'aime cependant. ACTE III SCÈNE I. Devant un palais. CHOEUR DE SOLDATS. Telles par l'ouragan les neiges flagelléesBondissent en sifflant des glaciers aux vallées ;Tels se sont élancés, au signal du combat,Les enfants du Tyrol et du Palatinat. Maintenant l'empereur a terminé la guerre.Les cantons sur leur porte ont plié leur bannière.Écoutez, écoutez : c'est l'adieu des clairons ;C'est la vieille Allemagne appelant ses barons.Remonte maintenant, chasseur du cerf timide ! Remonte, fils du Rhin, compagnon intrépide ;Tes enfants sur ton coeur vont venir se presser.Sors de ta lourde armure, et va les embrasser.Soldats, arrêtons-nous. - C'est ici la demeureDu capitaine Frank, du plus grand des soldats. Notre vieil empereur l'a serré dans ses bras.Couronné par le peuple, il viendra tout à l'heureSouper dans ce palais avec ses compagnons.Jamais preux chevalier n'a mieux conquis sa gloire.Il a seul, près d'Innsbruck, emporté l'aigle noire, Du coeur de la mêlée aux bouches des canons.Vingt fois ses cuirassiers l'ont cru, dans la bataille,Coupé par les boulets, brisé par la mitraille.Il avançait toujours, - toujours en éclaireur,On le voyait du feu sortir comme un plongeur. Trois balles l'ont frappé ; sa trace était suivie ;Mais le dieu des hasards n'a voulu de sa vieQue ce qu'il en fallait pour gagner ses chevronsEt pouvoir de son sang dorer ses éperons.Mais que nous veut ici cette fille italienne, Les cheveux en désordre, et marchant à grands pas ?Où courez-vous si fort, femme ? On ne passe pas. Entre Belcolore. BELCOLORE. Est-ce ici la maison de votre capitaine ? LES SOLDATS. Oui. - Que lui voulez-vous ? - Parlez au lieutenant. LE LIEUTENANT. On ne peut ni passer ni monter, ma princesse. BELCOLORE. Il faut bien que je passe et que j'entre pourtant.Mon nom est Belcolore, et je suis sa maîtresse. LE LIEUTENANT. Parbleu ! Ma chère enfant, je vous reconnais bien.J'en suis au désespoir, mais je suis ma consigne.Si Frank est votre amant, tant mieux : je n'en crois rien. Ce serait un honneur dont vous n'êtes pas digne. BELCOLORE. S'il n'est pas mon amant, il le sera ce soir.Je l'aime ; comprends-tu ? Je l'aime. - Il m'a quittée,Et je viens le chercher, si tu veux le savoir. LES SOLDATS. Quelle tête de fer a donc cette effrontée, Qui court après les gens, un stylet à la main ? BELCOLORE. Il me sert de flambeau pour m'ouvrir le chemin.Allons, écartez-vous, et montrez-moi la porte. LE LIEUTENANT. Puisque vous le voulez, ma belle, la voilà.Qu'elle entre, et qu'on lui donne un homme pour escorte. C'est un diable incarné que cette femme-là.Belcolore entre dans le palais. Entre Frank couronné, à cheval. CHOEUR DU PEUPLE. Couvert de ces lauriers, il te sied, ô grand homme !De marcher parmi nous comme un triomphateur.La guerre est terminée, et l'empereur se nomme Ton royal débiteur.Descends, repose-toi. - Reste dans l'hippodrome,Lave tes pieds sanglants, victorieux lutteur. Frank descend de cheval. CHOEUR DES CHEVALIERS. Homme heureux, jeune encor, tu récoltes la gloire,Cette plante tardive, amante des tombeaux. La terre qui t'a vu chasse de sa mémoireL'ombre de ses héros.Pareil à Béatrix au seuil du purgatoire,Tes ailes vont s'ouvrir vers des chemins nouveaux. LE PEUPLE. Allons, que ce beau jour, levé sur une fête, Dans un joyeux banquet finisse dignement.Tes convives de fleurs ont couronné leur tête ;Ton vieux père t'attend.Que tardons-nous encore ? Allons, la table est prête.Entrons dans ton palais ; déjà la nuit descend. Ils entrent dans le palais. SCÈNE II. GUNTHER. Ne les suivez-vous pas, seigneur, sous ce portique ?Ô mon maître ! Au milieu d'une fête publique,Qui d'un si juste coup frappe nos ennemis,Avez-vous distingué le coeur de vos amis ?Hélas ! Les vrais amis se taisent dans la foule ; Il leur faut, pour s'ouvrir, que ce vain flot s'écoule.Ô mon frère, ô mon maître, ils t'ont proclamé roi !Dieu merci, quoique vieux, je puis encor te suivre,Jeune soleil levant, si le ciel me fait vivre.Je ne suis qu'un soldat, Seigneur, excusez-moi. Mon amitié vous blesse et vous est importune.Ne partagez-vous point l'allégresse commune ?Qui vous arrête ici ? Vous devez être las.La peine et le danger font les joyeux repas. LE CHOEUR, dans la maison. Chantons, et faisons vacarme, Comme il convient à de dignes buveurs.Vivent ceux que le vin désarme !Les jours de combat ont leur charme ;Mais la paix a bien ses douceurs. GUNTHER. Seigneur, mon cher seigneur, pourquoi ces regards sombres ? Le vin coule et circule. - Entendez-vous ces chants ?Des convives joyeux je vois flotter les ombresDerrière ces vitraux de feux resplendissants. LE CHOEUR, à la fenêtre. Frank, pourquoi tardes-tu ? - Gunther, si notre troupeNe fait pas, sous ce toit, peur à vos cheveux blancs, Soyez le bienvenu pour vider une coupe.Nous sommes assez vieux pour oublier les ans. GUNTHER. La pâleur de la mort est sur votre visage,Seigneur. - D'un noir souci votre esprit occupéMéconnaît-il ma voix ? - De quel sombre nuage Les rêves de la nuit l'ont-ils enveloppé ? FRANK. Fatigué de la route et du bruit de la guerre,Ce matin de mon camp je me suis écarté :J'avais soif ; mon cheval marchait dans la poussière,Et sur le bord d'un puits je me suis arrêté. J'ai trouvé sur un banc une femme endormie,Une pauvre laitière, une enfant de quinze ans,Que je connais, Gunther. Sa mère est mon amie.J'ai passé de beaux jours chez ces bons paysans.Le cher ange dormait les lèvres demi-closes. - (Les lèvres des enfants s'ouvrent, comme les roses,Au souffle de la nuit.) - Ses petits bras lassésAvaient dans son panier roulé les mains ouvertes.D'herbes et d'églantine elles étaient couvertes.De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés, Je l'ignore. On eût dit qu'en tombant sur sa couche,Elle avait à moitié laissé quelque chansonQui revenait encor voltiger sur sa bouche,Comme un oiseau léger sur la fleur d'un buisson.Nous étions seuls. - J'ai pris ses deux mains dans les miennes, Je me suis incliné, - sans l'éveiller pourtant. - Ô Gunther ! J'ai posé mes lèvres sur les siennes,Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant. ACTE IV SCÈNE I. Frank, vêtu en moine et masqué ; deux serviteurs. Devant le palais de Frank. La porte est tendue en noir. - On dresse un catafalque. FRANK. Que l'on apporte ici les cierges et la bière.Souvenez-vous surtout que c'est moi qu'on enterre, Moi, capitaine Frank, mort hier dans un duel.Pas un mot, - ni regard, - ni haussement d'épaules ;Pas un seul mouvement qui sorte de vos rôles.Songez-y. - Je le veux. Les serviteurs s'en vont.Eh bien ! Juge éternel,Je viens t'interroger. Les transports de la fièvre N'agitent pas mon sein. - Je ne viens ni raillerNi profaner la mort. - J'agis sans conseiller.Regarde, et réponds-moi. - Je fais comme l'orfèvreQui frappe sur le marbre une pièce d'argent.Il reconnaît au son la pure fonderie, Et moi, je viens savoir quel son rendra ma vie,Quand je la frapperai sur ce froid monument.Déjà le jour paraît ; le soldat sort des tentes.Maintenant le bois vert chante dans le foyer ;Les rames du pêcheur et du contrebandier Se lèvent, de terreur et d'espoir palpitantes.Quelle agitation, quel bruit dans la cité !Quel monstre remuant que cette humanité !Sous ses dix mille toits, que de corps, que d'entrailles !Que de sueurs sans but, que de sang, que de fiel ! Sais-tu pourquoi tu dors et pourquoi tu travailles,Vieux monstre aux mille pieds, qui te crois éternel ?Cet honnête cercueil a quelques pieds, je pense,De plus que mon berceau. - Voilà leur différence.Ah ! Pourquoi mon esprit va-t-il toujours devant, Lorsque mon corps agit ? Pourquoi dans ma poitrineAi-je un ver travailleur qui toujours creuse et mine,Si bien que sous mes pieds tout manque en arrivant ? Entre le choeur des soldats et du peuple. LE CHOEUR On dit que Frank est mort. Quand donc ? comment s'appelleCelui qui l'a tué ? Quelle était la querelle ? On parle d'un combat. - Quand se sont-ils battus ? Frank, durant cette scène, doit déguiser sa voix. Je prie ceux qui la trouveraient invraisemblable d'aller au bal de l'Opéra. Un de mes amis fit déguiser sa servante au carnaval et la plaça dans son salon, au milieu d'un bal où personne n'était masqué. On ne lui avait mis qu'un petit masque sans barbe qui ne cachait point la bouche ; et cependant elle dansa presque deux heures entières, sans être reconnue, avec des jeunes gens à qui elle avait apporté deux cents verres d'eau dans sa vie. FRANK, masqué. À qui parlez-vous donc ? Il ne vous entend plus. Il leur montre la bière. LE CHOEUR, s'inclinant. S'il est un meilleur monde au-dessus de nos têtes,Ô Frank ! Si du séjour des vents et des tempêtesTon âme sur ces monts plane et voltige encor ; Si ces rideaux de pourpre et ces ardents nuages,Que chasse dans l'éther le souffle des orages,Sont des guerriers couchés dans leurs armures d'or,Penche-toi, noble coeur, sur ces vertes collines,Et vois tes compagnons briser leurs javelines Sur cette froide terre, où ton corps est resté ! GUNTHER, accourant. Quoi ! Si brave et si jeune, et sitôt emporté !Mon Frank ! Est-ce bien vrai, messieurs ? Ah ! Mort funeste !Moi qui ne demandais qu'à vivre assez longtempsPour te voir accomplir ta mission céleste ! Me voilà seul au monde avec mes cheveux blancs !Moi qui n'avais de jeune encor que ta jeunesse !Moi qui n'aimais que toi ! Misérable vieillesse !Je ne te verrai plus, mon Frank ! On t'a tué. FRANK, à part. Ce pauvre vieux Gunther, je l'avais oublié. LE CHOEUR Qu'on voile les tambours, que le prêtre s'avance.À genoux, compagnons, tête nue, et silence.Qu'on dise devant nous la prière des morts.Nous voulons au tombeau porter le capitaine.Il est mort en soldat, sur la terre chrétienne. L'âme appartient à Dieu ; l'armée aura le corps. TROIS MOINES, s'avançant. Chant.Le Seigneur sur l'ombre éternelleSuspend son ardente prunelle,Et, glorieuse sentinelle,Attend les bons et les damnés. Il sait qui tombe dans sa voie ;Lorsqu'il jette au néant sa proie,Il dit aux maux qu'il nous envoie :« Comptez les morts que vous prenez. » LE CHOEUR, à genoux. Seigneur, j'ai plus péché que vous ne pardonnez. LES MOINES. Il dit aux épaisses batailles :« Comptez vos chefs sans funérailles,Qui pour cercueil ont les entraillesDe la panthère et du lion ;Que le juste triomphe ou fuie, Comptez, quand le glaive s'essuie,Les morts tombés comme la pluieSur la montagne et le sillon. » LE CHOEUR Seigneur, préservez-moi de la tentation. LES MOINES. « Car un jour de pitié profonde, Ma parole, en terreur féconde,Sur le pôle arrêtant le monde,Les trépassés se lèveront ;Et des mains vides de l'abîmeTombera la frêle victime, Qui criera : Grâce ! - Et de son crimeTrouvera la tache à son front. » LE CHOEUR Et mes dents grinceront ! Mes os se sécheront ! LES MOINES. Qu'il vienne d'en bas ou du faîte,Selon le dire du prophète, Justice à chacun sera faite,Ainsi qu'il aura mérité ;Or donc, gloire à Dieu notre père.Si l'impie a vécu prospère,Que le juste en son âme espère ! Gloire à la sainte Trinité ! FRANK, à part. C'est une jonglerie atroce, en vérité !Ô toi qui les entends, suprême intelligence,Quelle pagode ils font de leur Dieu de vengeance !Quel bourreau rancunier, brûlant à petit feu ! Toujours la peur du feu. - C'est bien l'esprit de Rome.Ils vous diront après que leur Dieu s'est fait homme.J'y reconnais plutôt l'homme qui s'est fait Dieu. LE CHOEUR Notre tâche, messieurs, n'est pas encor remplie.Nous avons pour son âme imploré le pardon : Si l'un de nous connaît l'histoire de sa vie,Qu'il s'avance et qu'il parle. FRANK, à part. Ah ! Nous y voilà donc ! UN OFFICIER, sortant des rangs. Soldats et chevaliers, braves compagnons d'armes,Si jamais homme au monde a mérité vos larmes,C'est celui qui n'est plus. - Charle était mon ami. J'ai le droit d'être fier dès qu'il s'agit de lui.- Né dans un bourg obscur, au fond d'une chaumière,Frank chez des montagnards vécut longtemps en frère,En fils, - chéri de tous, et de tous bien venu. FRANK, s'avançant. Vous vous trompez, Monsieur, vous l'avez mal connu. Frank était détesté de tout le voisinage.Est-il ici quelqu'un qui soit de son village ?Demandez si c'est vrai. - Moi, j'en étais aussi. LE PEUPLE. Moine, n'interromps pas. - Cet homme est son ami. LES SOLDATS. C'est vrai que le cher homme avait l'âme un peu fière ; S'il aimait ses voisins, il n'y paraissait guère ;Un certain jour surtout qu'il brûla sa maison.Je n'en ai jamais su, quant à moi, la raison. L'OFFICIER. Si Charle eut des défauts, ne troublons pas sa cendre.Sont-ce de tels témoins qu'il nous convient d'entendre ? Soldats, Frank se sentait une autre mission.Qui jamais s'est montré plus vif dans l'action,Plus fort dans le conseil ? - Qui jamais mieux que CharleProuva son éloquence à l'heure où le bras parle ?Vous le savez, soldats, j'ai combattu sous lui ; Je puis dire à mon tour : Moi, j'en étais aussi.Une ardeur sans égale, un courage indomptable,Un homme encor meilleur qu'il n'était redoutable,Une âme de héros, - voilà ce que j'ai vu. FRANK. Vous vous trompez, Monsieur, vous l'avez mal connu. Frank n'a jamais été qu'un coureur d'aventure,Qu'un fou, risquant sa vie et celle des soldats,Pour briguer des honneurs qu'il ne méritait pas.Né sans titres, sans bien, parti d'une masure,Il faisait au combat ce qu'on fait aux brelans, Il jouait tout ou rien, - la mort ou la fortune.Ces gens-là bravent tout, - l'espèce en est commune ;Ils inondent les ports, l'armée et les couvents.Croyez-vous que ce Frank valût sa renommée ?Qu'il respectât les lois ? qu'il aimât l'empereur ? Il a vécu huit jours, avant d'être à l'armée,Avec la Belcolore, comme un entremetteur.Est-il ici quelqu'un qui dise le contraire ? LES SOLDATS. Ma foi ! Depuis le jour qu'il a quitté son père,C'est vrai que ledit Frank a fait plus d'un métier. Nous la connaissons bien, nous, Monna Belcolore.Elle couchait chez lui ; - nous l'avons vue hier. LE PEUPLE. Laissez parler le moine ! - FRANK. Il a fait pis encore :Il a réduit son père à la mendicité.Il avait besoin d'or pour cette courtisane ; Le peu qu'il possédait, c'est là qu'il l'a porté.Soldats, que faites-vous à celui qui profaneLa cendre d'un bon fils et d'un homme de bien ?J'ai mérité la mort, si ce crime est le mien. LE PEUPLE. Dis-nous la vérité, moine, et parle sans crainte. FRANK. Mais si les Tyroliens qui sont dans cette enceinteTrouvent que j'ai raison, s'ils sont prêts au besoinÀ faire comme moi, qui prends Dieu pour témoin... LES TYROLIENS. Oui, oui, nous l'attestons, Frank est un misérable. FRANK. Le jour qu'il refusa sa place à votre table, Vous en souvenez-vous ? LES TYROLIENS. Oui, oui, qu'il soit maudit ! FRANK. Le jour qu'il a brûlé la maison de son père ? LES SOLDATS. Oui ! Le moine sait tout. FRANK. Et si, comme on le dit,Il a tué Stranio sur le bord de la route... LE PEUPLE. Stranio, ce palatin que Brandel a trouvé Au fond de la forêt, couché sur le pavé ? FRANK. C'est lui qui l'a tué ! LES SOLDATS. Pour le piller, sans doute !Misérable assassin ! Meurtrier sans pitié ! FRANK. Et son orgueil de fer, l'avez-vous oublié ? TOUS. Jetons sa cendre au vent ! FRANK. Au vent le parricide ! Le coupeur de jarrets, l'incendiaire au vent !Allons, brisons ceci. Il ouvre la bière. LE PEUPLE ET LES SOLDATS. Moine, la bière est vide. FRANK, se démasquant. La bière est vide ? Alors c'est que Frank est vivant. LES SOLDATS. Capitaine, c'est vous ! FRANK, à l'officier. Lieutenant, votre épée.Vous avez laissé faire une étrange équipée. Si j'avais été mort, où serais-je à présent ?Vous ne savez donc pas qu'il y va de la tête ?Au nom de l'empereur, Monsieur, je vous arrête ;Ramenez vos soldats, et rendez-vous au camp. Tout le monde sort en silence.C'en est fait, - une soif ardente, inextinguible, FRANK, seul. Dévorera mes os tant que j'existerai.Ô mon Dieu ! Tant d'efforts, un combat si terrible,Un dévouement sans borne, un corps tout balafré...Allons, un peu de calme, il n'est pas temps encore.Qui vient de ce côté ? n'est-ce pas Belcolore ? Ah ! Ah ! Nous allons voir ; - Tout n'est pas fini là. Il remet son masque et recouvre la bière. Entre Belcolore en grand deuil ; elle va s'agenouiller sur les marches du catafalque.C'est bien elle ; elle approche, elle vient, - la voilà.Voilà bien ce beau corps, cette épaule charnue,Cette gorge superbe et toujours demi-nue,Sous ces cheveux plaqués ce front stupide et fier, Avec ces deux grands yeux qui sont d'un noir d'enfer.Voilà bien la sirène et la prostituée ; - Le type de l'égout ; - la machine inventéePour désopiler l'homme et pour boire son sang ;La meule de pressoir de l'abrutissement. Quelle atmosphère étrange on respire autour d'elle !Elle épuise, elle tue, et n'en est que plus belle.Deux anges destructeurs marchent à son côté ;Doux et cruels tous deux, - la mort, - la volupté.- Je me souviens encor de ces spasmes terribles, De ces baisers muets, de ces muscles ardents,De cet être absorbé, blême et serrant les dents.S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.Quel magnétisme impur peut-il donc en sortir ?Toujours en l'embrassant j'ai désiré mourir. - Ah ! Malheur à celui qui laisse la débauchePlanter le premier clou sous sa mamelle gauche !Le coeur d'un homme vierge est un vase profond :Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,La mer y passerait sans laver la souillure ; Car l'abîme est immense, et la tache est au fond. Il s'approche du tombeau.Qui donc pleurez-vous là, Madame ? êtes-vous veuve ? BELCOLORE. Veuve, vous l'avez dit, - de mes seules amours. FRANK. D'hier, apparemment, - car cette robe est neuve.Comme le noir vous sied ! BELCOLORE. D'hier, et pour toujours. FRANK. Toujours, avez-vous dit ? - Ah ! Monna Belcolore,Toujours, c'est bien longtemps. BELCOLORE. D'où me connaissez-vous ? FRANK. De Naples, où cet hiver je te cherchais encore.Naples est si beau, ma chère, et son ciel est si doux !Tu devrais bien venir m'aider à m'y distraire. BELCOLORE. Je ne vous remets pas. FRANK. Bon ! Tu m'as oublié !Je suis masqué, d'ailleurs, et que veux-tu, ma chère ?Ton coeur est si peuplé, je m'y serai noyé. BELCOLORE. Passez votre chemin, moine, et laissez-moi seule. FRANK. Bon ! Si tu pleures tant, tu deviendras bégueule. Voyons, ma belle amie, à parler franchement,Tu vas te trouver seule, et tu n'as plus d'amant.Ton capitaine Frank n'avait ni sou ni maille.C'était un bon soldat, charmant à la bataille ;Mais quel pauvre écolier en matière d'amour ! Sentimental la nuit, et persifleur le jour. BELCOLORE. Tais-toi, moine insolent, si tu tiens à ton âme ;Il n'est pas toujours bon de me parler ainsi. FRANK. Ma foi, les morts sont morts : - si vous voulez, Madame,Cette bourse est à vous, cette autre, et celle-ci ; Et voilà le papier pour faire l'enveloppe. Il couvre la bière d'or et de billets. BELCOLORE. Si je te disais oui, tu serais mal tombé. FRANK, à part. Ah ! Voilà Jupiter qui tente Danaé. Haut.Je vous en avertis, je suis très misanthrope :Je vous enfermerais dans le fond d'un palais. J'ai l'humeur bilieuse, et je bats mes valets.Quand je digère mal, j'entends qu'on m'obéisse.J'aime qu'on soit joyeux lorsque j'ai la jaunisse,Et, quand je ne dors pas, tout le monde est debout.Je suis capricieux, - êtes-vous de mon goût ? BELCOLORE. Non, par la sainte croix ! FRANK. Si vous aimez les roubles,Il m'en reste encor là, mais je n'ai que des doubles. Il jette une autre bourse sur la bière. BELCOLORE. Tu me donnes cela ? FRANK, à part. Voyez l'attraction !Comme la chair est faible à la tentation ! Haut.J'ai de plus un ulcère à côté de la bouche, Qui m'a défiguré ; - je suis maigre, et je louche :Mais ces misères-là ne te dégoûtent pas. BELCOLORE. Vous me faites frémir. FRANK. J'ai là, Dieu me pardonne,Certain bracelet d'or qu'il faut que je vous donne :Il ira bien, je pense, avec ce joli bras. Il jette un bracelet sur la bière.Cet ulcère est horrible, il m'a rongé la joue,Il m'a brisé les dents. - J'étais laid, je l'avoue ;Mais depuis que je l'ai, je suis vraiment hideux :J'ai perdu mes sourcils, ma barbe et mes cheveux. BELCOLORE. Dieu de ciel, quelle horreur ! FRANK. J'ai là, sous ma simarre, Un collier de rubis d'une espèce assez rare. Il jette un collier sur la bière. BELCOLORE. Il est fait à Paris ? FRANK, à part. Voyez-vous le poisson,Comme il vient à fleur d'eau reprendre l'hameçon ! Haut.Si c'était tout, du moins ! Mais cette affreuse plaieMe donne l'air d'un mort traîné sur une claie ; Elle pompe mon sang, mes os sont cariésDe la nuque du crâne à la plante des pieds... BELCOLORE. Assez, au nom du ciel ! Je vous demande grâce ! FRANK. Si tu t'en vas, rends-moi ce que je t'ai donné. BELCOLORE. Vous mentez à plaisir. FRANK. Veux-tu que je t'embrasse ? BELCOLORE. Eh bien ! Oui, je le veux. FRANK, à part. Tu pâlis, Danaé. Il lui prend la main. Haut.Regarde, mon enfant ; cette rue est déserte.Dessous ce catafalque est un profond caveau.Descendons-y tous deux ; la porte en est ouverte. BELCOLORE. Sous la maison de Frank ! FRANK, à part. - Pourquoi pas mon tombeau ? Haut.- Au fait, nous sommes seuls ; cette bière est solide.Asseyons-nous dessus. - Nous serons en plein vent.Qu'en dites-vous, mon coeur ? Il écarte le drap mortuaire ; la bière s'ouvre. BELCOLORE. Moine, la bière est vide. FRANK, se démasquant. La bière est vide ? alors c'est que Frank est vivant.- Va-t'en, prostituée, ou ton heure est venue ! - Va-t'en, ne parle pas ! Ne te retourne pas ! Il la chasse son poignard à la main. FRANK, seul. Ta lame, ô mon stylet, est belle toute nueComme une belle vierge. - Ô mon coeur et mon bras,Pourquoi donc tremblez-vous, et pourquoi l'un de l'autreVous approchez-vous donc, comme pour vous unir ? Oui, c'était ma pensée ; - était-ce aussi la vôtre,Providence de Dieu, que tout allait finir ?- Et toi, morne tombeau, tu m'ouvres ta mâchoire.Tu ris, spectre affamé. Je n'ai pas peur de toi.Je renierai l'amour, la fortune et la gloire ; Mais je crois au néant, comme je crois en moi.Le soleil le sait bien, qu'il n'est sous la lumièreQu'une immortalité, celle de la matière.La poussière est à Dieu ; - le reste est au hasard.Qu'a fait le vent du nord des cendres de César ? Une herbe, un grain de blé, mon Dieu, voilà la vie.Mais moi, fils du hasard, moi Frank, avoir étéUn petit monde, un tout, une forme pétrie,Une lampe où brûlait l'ardente volonté,Et que rien, après moi, ne reste sur le sable Où l'ombre de mon corps se promène ici-bas ?Rien ! Pas même un enfant, un être périssable !Rien qui puisse y clouer la trace de mes pas !Rien qui puisse crier d'une voix éternelleÀ ceux qui téteront la commune mamelle : Moi, votre frère aîné, je m'y suis suspendu !Je l'ai tétée aussi, la vivace marâtre ;Elle m'a, comme à vous, livré son sein d'albâtre...- Et pourtant, jour de Dieu, si je l'avais mordu ?Si je l'avais mordu, le sein de la nourrice ; Si je l'avais meurtri d'une telle façon,Qu'elle en puisse à jamais garder la cicatrice,Et montrer sur son coeur les dents du nourrisson ?Qu'importe le moyen, pourvu qu'on s'en souvienne ?Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine. Le mal est plus solide : Érostrate à raison.Empédocle a vaincu les héros de l'histoireLe jour qu'en se lançant dans le coeur de l'Etna,Du plat de sa sandale il souffleta la gloire,Et la fit trébucher si bien qu'elle y tomba. Que lui faisait le reste ? Il a prouvé sa force.Les siècles maintenant peuvent se remplacer ;Il a si bien gravé son chiffre sur l'écorce,Que l'arbre peut changer de peau sans l'effacer.Les parchemins sacrés pourriront dans les livres, Les marbres tomberont comme des hommes ivres,Et la langue d'un peuple avec lui s'éteindra ;Mais le nom de cet homme est comme une momie,Sous les baumes puissants pour toujours endormie,Sur laquelle jamais l'herbe ne poussera. - Je ne veux pas mourir. Regarde-moi, Nature.Ce sont deux bras nerveux que j'agite dans l'air.C'est dans tous tes néants que j'ai trempé l'armureQui me protégera de ton glaive de fer.J'ai faim. - Je ne veux pas quitter l'hôtellerie. Allons, qu'on se remue, et qu'on me rassasie,Ou sinon, je me fais l'intendant de ma faim.Prends-y garde, je pars. - N'importe le chemin. - Je marcherai, - j'irai, - partout où l'âme humaineEst en spectacle, et souffre. - Ah ! La haine ! La haine ! La seule passion qui survive à l'espoir !Tu m'as déjà hanté, boiteuse au manteau noir.Nous nous sommes connus dans la maison de chaume ;Mais je ne croyais pas que ton pâle fantôme,De tous ceux qui dans l'air voltigeaient avec toi, Dût être le dernier qui restât près de moi.- Eh bien ! Baise-moi donc, triste et fidèle amie.Tu vois, j'ai soulevé les voiles de ma vie. - Nous partirons ensemble ; et toi qui me suivras,Comme une soeur pieuse, aux plus lointains climats, Tu seras mon asile et mon expérience,Si le doute, ce fruit tardif et sans saveur,Est le dernier qu'on cueille à l'arbre de science,Qu'ai-je à faire de plus, moi qui le porte au coeur ?Le doute ! Il est partout, et le courant l'entraîne, Ce linceul transparent, que l'incrédulitéSur le bord de la tombe a laissé par pitiéAu cadavre flétri de l'espérance humaine !- Ô siècles à venir ! Quel est donc votre sort ?La gloire comme une ombre au ciel est remontée, L'amour n'existe plus ; - la vie est dévastée, - Et l'homme, resté seul, ne croit plus qu'à la mort.- Tel que dans un pillage, en un jour de colère,On voit, à la lueur d'un flambeau funéraire,Des meurtriers, courbés dans un silence affreux, Égorger une vierge, et dans ses longs cheveuxPlonger leurs mains de sang ; la frêle créatureTombe comme un roseau sur ses bras mutilés : - Tels les analyseurs égorgent la natureSilencieusement, sous les cieux dépeuplés. - Que vous restera-t-il, enfants de nos entrailles,Le jour où vous viendrez suivre les funéraillesDe cette moribonde et vieille humanité ?Ah ! Tu nous maudiras, pâle postérité !Nos femmes ne mettront que des vieillards au monde. Ils frapperont la terre avant de s'y coucher ;Puis ils crieront à Dieu : Père, elle était féconde.À qui donc as-tu dit de nous la dessécher ?- Mais vous, analyseurs, persévérants sophistes,Quand vous aurez tari tous les puits des déserts, Quand vous aurez prouvé que ce large universN'est qu'un mort étendu sous les anatomistes ;Quand vous nous aurez fait de la créationUn cimetière en ordre, où tout aura sa place,Où vous aurez sculpté, de votre main de glace, Sur tous les monuments la même inscription ;Vous, que ferez-vous donc, dans les sombres alléesDe ce jardin muet ? - Les plantes désoléesNe voudront plus aimer, nourrir, ni concevoir ; - Les feuilles des forêts tomberont une à une, - Et vous, noirs fossoyeurs, sur la bière communePour ergoter encor vous viendrez vous asseoir ;Vous vous entretiendrez de l'homme perfectible ; - Vous galvaniserez ce cadavre insensible,Habiles vermisseaux, quand vous l'aurez rongé ; Vous lui commanderez de marcher sur sa tombe,À cette ombre d'un jour, - jusqu'à ce qu'elle tombeComme une masse inerte, et que Dieu soit vengé.- Ah ! Vous avez voulu faire les Prométhées ;Et vous êtes venus, les mains ensanglantées, Refondre et repétrir l'oeuvre du Créateur !Il valait mieux que vous, ce hardi tentateur,Lorsque ayant fait son homme, et le voyant sans âme,Il releva la tête et demanda le feu.Vous, votre homme était fait ! Vous, vous aviez la flamme ! Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu.- Le mépris, Dieu puissant, voilà donc la science !L'éternelle sagesse est l'éternel silence ;Et nous aurons réduit, quand tout sera compté,Le balancier de l'âme à l'immobilité. - Quel hideux océan est-ce donc que la vie,Pour qu'il faille y marcher à la superficie,Et glisser au soleil en effleurant les eaux,Comme ce fils de Dieu qui marchait sur les flots ?Quels monstres effrayants, quels difformes reptiles Labourent donc les mers sous les pieds des nageurs,Pour qu'on trouve toujours les vagues si tranquilles,Et la pâleur des morts sur le front des plongeurs ?A-t-elle assez traîné, cette éternelle histoireDu néant de l'amour, du néant de la gloire, Et de l'enfant prodigue auprès de ses pourceaux !Ah ! Sur combien de lits, sur combien de berceaux,Elle est venue errer, d'une voix lamentable,Cette complainte usée et toujours véritable,De tous les insensés que l'espoir a conduit ! - Pareil à ce Gygès, qui fuyait dans la nuitLe fantôme royal de la pâle baigneuseLivrée un seul instant à son ardent regard,Le jeune ambitieux porte une plaie affreuse,Tendre encor, mais profonde, et qui saigne à l'écart. Ce qu'il fait, ce qu'il voit des choses de la vie,Tout le porte, l'entraîne à son but idéal,Clarté fuyant toujours, et toujours poursuivie,Étrange idole, à qui tout sert de piédestal.Mais si tout en courant, la force l'abandonne, S'il se retourne, et songe aux êtres d'ici-bas,Il trouve tout à coup que ce qui l'environneEst demeuré si loin, qu'il n'y reviendra pas.C'est alors qu'il comprend l'effet de son vertige,Et que, s'il ne regarde au ciel, il va tomber. Il marche ; - son génie à poursuivre l'oblige ; - Il marche, et le terrain commence à surplomber. - Enfin, - mais n'est-il pas une heure dans la vieOù le génie humain rencontre la folie ? - Ils luttent corps à corps sur un rocher glissant. Tous deux y sont montés, mais un seul redescend.- Ô mondes, ô Saturne, immobiles étoiles,Magnifique univers, en est-ce ainsi partout ?Ô nuit, profonde nuit, spectre toujours debout,Large création, quand tu lèves tes voiles Pour te considérer dans ton immensité,Vois-tu du haut en bas la même nudité ?- Dis-moi donc, en ce cas, dis-moi, mère imprudente,Pourquoi m'obsèdes-tu de cette soif ardente,Si tu ne connais pas de source où l'étancher ? Il fallait la créer, marâtre, ou la chercher.L'arbuste a sa rosée, et l'aigle a sa pâture.Et moi, que t'ai-je fait pour m'oublier ainsi ?Pourquoi les arbrisseaux n'ont-ils pas soif aussi ?Pourquoi forger la flèche, éternelle Nature, Si tu savais toi-même, avant de la lancer,Que tu la dirigeais vers un but impossible,Et que le dard parti de ta corde terrible,Sans rencontrer l'oiseau, pouvait te traverser ?- Mais cela te plaisait. - C'était réglé d'avance. Ah ! Le vent du matin ! Le souffle du printemps !C'est le cri des vieillards. - Moi, mon Dieu, j'ai vingt ans !- Oh ! Si tu vas mourir, ange de l'espérance,Sur mon coeur, en partant, viens encor te poser ;Donne-moi tes adieux et ton dernier baiser. Viens à moi. - Je suis jeune, et j'aime encor la vie.Intercède pour moi ; - demande si les cieuxOnt une goutte d'eau pour une fleur flétrie. - Bel ange, en la buvant, nous mourrons tous les deux.Il se jette à genoux ; un bouquet tombe de son sein. Qui me jette à mes pieds mon bouquet d'églantine ?As-tu donc si longtemps vécu sur ma poitrine,Pauvre herbe ! - C'est ainsi que ma DéidamiaSur le bord de la route à mes pieds te jeta. ACTE V SCÈNE I. Une place. DÉIDAMIA. Tressez-moi ma guirlande, ô mes belles chéries ! Couronnez de vos fleurs mes pauvres rêveries.Posez sur ma langueur votre voile embaumé ;Au coucher du soleil j'attends mon bien-aimé. LES VIERGES. Adieu, nous te perdons, ô fille des montagnes !Le bonheur nous oublie en venant te chercher. Arrose ton bouquet des pleurs de tes compagnes ;Fleur de notre couronne, on va t'en arracher. LES FEMMES. Vierge, à ton beau guerrier nous allons te conduire.Nous te dépouillerons du manteau virginal.Bientôt les doux secrets qu'il nous reste à te dire Feront trembler ta main sous l'anneau nuptial. LES VIERGES. L'écho n'entendra plus ta chanson dans la plaine ;Tu ne jetteras plus la toison des béliersSous les lions d'airain, pères de la fontaine,Et la neige oubliera la forme de tes pieds. LES FEMMES. Que ton visage est beau ! Comme on y voit, ma chère,Le premier des attraits, la beauté du bonheur !Comme Frank va t'aimer ! Comme tu vas lui plaire,Ô ma belle Diane, à ton hardi chasseur ! DÉIDAMIA. Je souffre cependant. - Si vous me trouvez belle, Dites-le-lui, mes soeurs, il m'en aimera mieux.Mon Dieu, je voudrais l'être, afin qu'il fût heureux.Ne me comparez pas à la jeune immortelle :Hélas ! De ta beauté je n'ai que la pâleur,Ô Diane ! Et mon front la doit à ma douleur. Ah ! Comme j'ai pleuré ! Comme tout sur la terrePleurait autour de moi quand mon Charle avait fui !Comme je m'asseyais à côté de ma mère,Le coeur gros de soupirs ! - Mes soeurs, dites-le-lui. SCÈNE II. LES MONTAGNARDS. Ainsi Frank n'est pas mort : - c'est la fable éternelle Des chasseurs à l affût d'une fausse nouvelle,Et ceux qui vendaient l'ours ne l'avaient pas tué.Comme il leur a fait peur quand il s'est réveillé !Mais aujourd'hui qu'il parle, il faut bien qu'on se taise.- On avait fait jadis, quand l'Hercule Farnèse Fut jeté dans le Tibre, un Hercule nouveau.On le trouvait pareil, on le disait plus beau :Le modèle était mort, et le peuple créduleNe sait que ce qu'il voit. - Pourtant le vieil HerculeSortit un jour des eaux ; - l'athlète colossal Fut élevé dans l'air à côté de son ombre,Et le marbre insensé tomba du piédestal.Frank renaît : ce n'est plus cet homme au regard sombre,Au front blême, au coeur dur, et dont l'oisivetéLaissait sur ses talons traîner sa pauvreté. C'est un gai compagnon, un brave homme de guerre,Qui frappe sur l'épaule aux honnêtes fermiers.Aussi, Dieu soit loué, ses torts sont oubliés,Et nous voilà tous prêts à boire dans son verre.C'est aujourd'hui sa noce avec Déidamia. Quel bon coeur de quinze ans ! Et quelle ménagère !S'il fut jamais aimé, c'est bien de celle-là.- Un soldat m'a conté l'histoire de la bière.Il paraît que d'abord Frank s'était mis dedans.Deux de ses serviteurs, ses deux seuls confidents, Fermèrent le couvercle, et, dès la nuit venue,Le prêtre et les flambeaux traversèrent la rue.Après que sur leur dos les porteurs l'eurent pris :« Vous laisserez, dit-il, un trou pour que l'air passe.Puisque je dois un jour voir la mort face à face, Nous ferons connaissance, et serons vieux amis. »Il se fit emporter dans une sacristie ;Regardant par son trou le ciel de la patrie,Il s'en fut au saint lieu dont les chiens sont chassés,Sifflant dans son cercueil l'hymne des trépassés. Le lendemain matin, il voulut prendre un masque,Pour assister lui-même à son enterrement.Eh ! Quel homme ici-bas n'a son déguisement ?[Note : Froc : La partie de l'habit des moines qui couvre la tête et les épaules. [L]]Le froc du pèlerin, la visière du casque,Sont autant de cachots pour voir sans être vu. Et n'en est-ce pas un souvent que la vertu ?Vrai masque de bouffon, que l'humble hypocrisiePromène sur le vain théâtre de la vie,Mais qui, mal fixé, tremble, et que la passionPeut faire à chaque instant tomber dans l'action. Exeunt. SCÈNE III. Une petite chambre. FRANK. Et tu m'as attendu, ma petite Mamette !Tu comptais jour par jour dans ton coeur et ta tête.Tu restais là, debout, sur ton seuil entr'ouvert. DÉIDAMIA. Mon ami, mon ami, Mamette a bien souffert ! FRANK. Les heures s'envolaient, - et l'aurore et la brune Te retrouvaient toujours sur ce chemin perdu.Ton Charle était bien loin. - Toi, comme la fortune,Tu restais à sa porte, - et tu m'as attendu ! DÉIDAMIA. Comme vous voilà pâle et la voix altérée !Mon Dieu ! Qu'avez-vous fait si loin et si longtemps ? Ma mère, savez-vous, était désespérée.Mais vous pensiez à nous quand vous aviez le temps ? FRANK. J'ai connu dans ma vie un pauvre misérableQue l'on appelait Frank, - un être insociable,Qui de tous ses voisins était l'aversion. La famine et la peur, soeurs de l'oppression,Vivaient dans ses yeux creux ; - la maigreur dévoranteL'avait horriblement décharné jusqu'aux os.Le mépris le courbait, et la honte souffranteQui suit le pauvre était attachée à son dos. L'univers et ses lois le remplissaient de haine.Toujours triste, toujours marchant de ce pas lentDont un vieux pâtre suit son troupeau nonchalant,Il errait dans les bois, par les monts et la plaine.Et braconnant partout, et partout rejeté, Il allait gémissant sur la fatalité ;Le col toujours courbé comme sous une hache :On eût dit un larron qui rôde et qui se cache,Si ce n'est pis encore, - un mendiant honteuxQui n'ose faire un coup, crainte d'être victime, Et, pour toute vertu, garde la peur du crime,Ce chétif et dernier lien des malheureux.Oui, ma chère Mamette, oui, j'ai connu cet être. DÉIDAMIA. Qui donc est là, debout, derrière la fenêtre,Avec ces deux grands yeux, et cet air étonné ? FRANK. Où donc ? Je ne vois rien. DÉIDAMIA. Si. - Quelqu'un nous écoute,Qui vient de s'en aller quand tu t'es retourné. FRANK. C'est quelque mendiant qui passe sur la route.Allons, Déidamia, cela t'a fait pâlir. DÉIDAMIA. Eh bien, et ton histoire, où veut-elle en venir ? FRANK. Une autre fois, - c'était au milieu des orgies,Je vis dans un miroir, aux clartés des bougies,Un joueur pris de vin, couché sur un sofa,Une femme, ou du moins la forme d'une femme,Le tenait embrassé, comme je te tiens là. Il se tordait en vain sous le spectre sans âme ;Il semblait qu'un noyé l'eût pris entre ses bras.Cet homme infortuné... Tu ne m'écoutes pas ?Voyons, viens m'embrasser. DÉIDAMIA. Oh ! Non, je vous en prie. Il l'embrasse de force.Frank, mon cher petit Charle, attends qu'on nous marie ; Attends jusqu'à ce soir. - Ma mère va venir.Je ne veux pas, Monsieur. - Ah ! Tu me fais mourir ! FRANK. Lumière du soleil, quelle admirable fille ! DÉIDAMIA. Il faudra, mon ami, nous faire une famille ;Nous aurons nos voisins, ton père, tes parents, Et ma mère surtout. - Nous aurons nos enfants.Toi, tu travailleras à notre métairie ;Moi, j'aurai soin du reste et de la laiterie ;Et, tant que nous vivrons, nous serons tous les deux,Tous les deux pour toujours, et nous mourrons bien vieux. Vous riez ? Pourquoi donc ? FRANK. Oui, je ris du tonnerre.Oui, le diable m'emporte, il peut tomber sur moi. DÉIDAMIA. Qu'est-ce que c'est, Monsieur ? Voulez-vous bien vous taire ! FRANK. Va toujours, mon enfant, je ne ris pas de toi. DÉIDAMIA. Qui donc est encor là ? Je te dis qu'on nous guette. Tu ne vois pas là-bas remuer une tête ?Là, - dans l'ombre du mur ? FRANK. Où donc ? de quel côté ?Vous avez des terreurs, ma chère, en vérité. Il la prend dans ses bras.Il me serait cruel de penser qu'une femme,Ô Mamette, moins belle et moins pure que toi, Dans des lieux étrangers, par un autre que moi,Pût être autant aimée. - Ah ! J'ai senti mon âmeQui redevenait vierge à ton doux souvenir,Comme l'onde où tu viens mirer ton beau visageSe fait vierge, ma chère, et dans ta chaste image Sous son cristal profond semble se recueillir !C'est bien toi ! - Je te tiens, - toujours fraîche et jolie,Toujours comme un oiseau, prête à tout oublier.Voilà ton petit lit, ton rouet, ton métier,OEuvre de patience et de mélancolie. Ô toi, qui tant de fois as reçu dans ton seinMes chagrins et mes pleurs, et qui m'as en échangeRendu le doux repos d'un front toujours serein ;Comment as-tu donc fait, dis-moi, mon petit ange,Pour n'avoir rien gardé de mes maux, quand mon coeur A tant et si souvent gardé de ton bonheur ? DÉIDAMIA. Ah ! Vous savez toujours, vous autres hypocrites,De beaux discours flatteurs bien souvent répétés.Je les aime, mon Dieu ! Quand c'est vous qui les dites ;Mais ce n'est pas pour moi qu'ils étaient inventés. FRANK. Dis-moi, tu ne veux pas venir en Italie ?En Espagne ? à Paris ? nous mènerions grand train.Avec si peu de frais tu serais si jolie ! DÉIDAMIA. Est-ce que vous trouvez ce bonnet-là vilain ?Vous verrez tout à l'heure, avec ma belle robe Et mon tablier vert. - Vous riez, vous riez ? FRANK. Dans une heure d'ici nous serons mariés.Ce baiser que tu fuis, et que je te dérobe,Tu me le céderas, Mamette, de bon coeur.Dans une heure, ô mon Dieu ! Tu viendras me le rendre. Mamette, je me meurs. DÉIDAMIA. Ah ! Moi, je sais attendre !Voyons, laissez-moi donc être un peu votre soeur.Une heure, une heure encore, et je serai ta femme.Oui, je vais te le rendre, et de toute mon âme,Ton baiser dévorant, mon Frank, ton beau baiser ! Et ton tonnerre alors pourra nous écraser. FRANK. Oh ! Que cette heure est longue ! Oh ! Que vous êtes belle !De quelle volupté déchirante et cruelleVous me noyez le coeur, froide Déidamia ! DÉIDAMIA. Regardez, regardez, la tête est toujours là. Qui donc nous guette ainsi ? FRANK. Mamette, ô mon amante !Ne me détourne pas cette lèvre charmante.Non ! Quand l'éternité devrait m'ensevelir ! DÉIDAMIA. Mon ami, mon amant, respectez votre femme. FRANK. Non ! Non ! Quand ton baiser devrait brûler mon âme ! Non ! Quand ton Dieu jaloux devrait nous en punir ! DÉIDAMIA. Eh bien ! Oui, ta maîtresse, - eh bien ! Oui, ton amante,Ta Mamette, ton bien, ta femme et ta servante.Et la mort peut venir, et je t'aime, et je veuxT'avoir là dans mes bras et dans mes longs cheveux, Sur ma robe de lin ton haleine embaumée.Je sais que je suis belle, et plusieurs m'ont aimée ;Mais je t'appartenais, j'ai gardé ton trésor. Elle tombe dans ses bras. FRANK, se levant brusquement. Quelqu'un est là, c'est vrai. DÉIDAMIA. Qu'importe ? Charle, Charle ! FRANK. Ah ! Massacre et tison d'enfer ! - C'est Belcolore ! Restez ici, Mamette, il faut que je lui parle. Il saute par la fenêtre. DÉIDAMIA. Mon Dieu ! Que va-t-il faire, et qu'est-il arrivé ?Le voilà qui revient. - Eh bien ! L'as-tu trouvé ? FRANK, à la fenêtre, en dehors. Non, mais, par le tonnerre, il faudra qu'il y vienne.Je crois que c'est un spectre, et vous aviez raison. Attendez-moi. - Je fais le tour de la maison. DÉIDAMIA, courant à la fenêtre. Charle, ne t'en va pas ! S'il s'enfuit dans la plaine,Laisse-le s'envoler, ce spectre de malheur. Belcolore paraît de l'autre côté de la fenêtre et s'enfuit aussitôt.Au secours ! Au secours ! On m'a frappée au coeur. Déidamia tombe et sort en se traînant. LES MONTAGNARDS, accourant au dehors. Frank ! Que se passe-t-il ? On nous appelle, on crie. Qui donc est là par terre étendu dans son sang ?Juste Dieu ! C'est Mamette ! Ah ! Son âme est partie.Un stylet italien est entré dans son flanc.Au meurtre ! Frank, au meurtre ! FRANK,rentrant dans la cabane avec Déidamia morte dans ses bras Ô toi, ma bien-aimée !Sur mon premier baiser ton âme s'est fermée. Pendant plus de quinze ans tu l'avais attendu,Mamette, et tu t'en vas sans me l'avoir rendu. ==================================================