******************************************************** DC.Title = IDOMÉNÉE, TRAGÉDIE. DC.Author = LE MIERRE, Antoine-Marin DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 03/09/2023 à 06:07:23. DC.Coverage = Crète DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LEMIERRE_IDOMENEE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58175537 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** IDOMÉNÉE TRAGÉDIE Représentée pour la première fois par les Comédiens Français Ordinaires du Roi, le Lundi 13 Février 1764. Le prix est de 30 sols. M. DCC. LXIV. Avec Approbation et Privilège du Roi. Par MR. LE MIERRE. À PARIS, Chez DUCHESNE, Libraire, rue Saint-Jacques, au-dessous de la Fontaine Saint-Benoît, au Temple du Goût. Représentée pour la première fois par les Comédiens Français Ordinaires du Roi, le Lundi 13 Février 1764. PERSONNAGES IDOMÉNÉE, Roi de Crète, M. Brizart. IDAMANTE, Fils du Roi M. le Kain. ÉRIGONE, Fille d'un Roi de Samos, femme d'Idamante. Mlle Clairon. SOPHRONIME, Confident du Roi, M. Dubois. NAUSICRATE, Confident d'Idamante. M. Dauberval. LE GRAND PRÊTRE. M. Blainville. PRÊTRES. PEUPLES. GARDES. La scène est à Cydon, Capitale de la Crète. Le Théâtre représente le rivage de la mer, on voit d'une côté un temple, et de l'autre un Palais. ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE. Idamante, Nausicrate, Le Grand prêtre de Neptune, Prêtres de sa suite. Suite d'Idamante. IDAMANTE. Les vents sont apaisés, ce rivage est tranquille,La mer qui semblait prête à submerger cette île,Le Ciel qui menaçait d'un déluge nouveau,De Jupiter enfin respecte le berceau ;Mais qui sait si du sort la rigueur obstinée Ne poursuit point encor les jours d'Idoménée,S'il reverra la Crète, où depuis si longtempsAvec ce peuple et vous vainement je l'attends ?Ministres des autels, qui pendant la tempête,Alarmés pour sa flotte, et tremblants pour sa tête, Imploriez, tous les Dieux, et souhaitiez alorsPour la première fois, qu'il fut loin de ces bords,Offrez au Dieu des Mers un nouveau sacrifice ;Que sur l'onde à mon père il se montre propice,,Et qu'il ramène enfin le plus chéri des Rois, Des bords du Simoïs, aux rivages Crétois. SCÈNE II. Idamante, Nausicrate. Les Prêtres se retirent. IDAMANTE. Nausicrate, tu plains ma tendresse inquiète,Mais plains autant que moi le destin de la Crète ;Quelle est sa perte, ami ! Si mon père n'est plus.Tout retrace à nos yeux sa gloire et ses vertus ; De son auguste aïeul tu sais s'il fut l'image.De Minos dans la Crète il affermit l'ouvrage.Sous les plus sages lois qu'admira l'univers,Ce Peuple né féroce était resté pervers :Mon père corrigea dans ce climat barbare, Des moeurs avec les lois, le contraste bizarre,À force de bienfaits il sut changer les coeurs,Et les rendant heureux il les rendit meilleurs.Nous jouissions en paix des fruits de sa sagesse ;Fallait-il, que troublant le repos de la Grèce, Hélène tout à coup fit armer tant d'États,Ah ! Quand mon père ardent à venger Ménélas,Se joignit pour lui rendre une épouse perfide,À la foule des Rois assemblés dans l'Aulide,Pourquoi m'empêcha-t-il d'accompagner ses pas ? Je courais à la gloire et ne le quittais pas.. NAUSICRATE. Il dut vous arrêter : quel autre eût su conduireD'une plus sage main les rênes de l'Empire ?Élevé sous ses yeux, par lui-même formé,Déjà de son esprit vous étiez animé ; Votre zèle tint lieu de son expérience,Et vous avez rempli la publique espérance. IDAMANTE. Je ne me flatte point à vos yeux prévenusD'avoir su de mon père égaler les vertus,J'ai fait ce que j'ai pu pour remplir une attente, Qui devait d'un beau zèle enflammer Idamante ;Mais depuis que le Roi, par les vents arrêté,Semble être de ces bords pour jamais écarté,Je l'avouerai, mon coeur distrait des soins du trône,À de mortels ennuis tout entier s'abandonne, Et devant tout ce peuple engagé sous ma foi,Plus je suis fils sensible, et moins je suis son Roi. NAUSICRATE. Ainsi donc votre coeur s'inquiète et s'ignore :Il remplit son devoir, et s'en croit loin encore !Qu'on vous juge autrement ! Cet austère coup d'oeil Que jette sur lui-même un mortel sans orgueil,Donne un nouvel éclat à sa vertu sublime,Et ne rend que plus cher le Héros qu'elle anime.Ah Seigneur ! De vos soins voyez plutôt les fruits.On respecte vos lois, nul ne prend vos ennuis Pour le sommeil de l'âme et l'oubli de l'Empire ; On vous aime, on vous craint, c'est l'art de tout conduire.Que dis-je ? Si jamais Idamante aux CrétoisA fait chérir son nom, a fait bénir ses lois,C'est depuis que du Roi l'absence se prolonge, Depuis que dans la crainte ou votre amour vous plonge,Vous vous exagérez les périls de ces joursDont vous savez que Troie a respecté le cours ;Eh ! Que n'attend on pas d'une âme tendre et pure,Sourde à l'ambition et toute à la nature ? Votre piété seule, en gagnant les esprits,Fait adorer en vous et le Prince et le Fils. IDAMANTE. Ô toi qui méritas par tes vertus suprêmes,De juger, né mortel, tous les mortels eux mêmes,Minos, toi qui du fort tenant l'urne en tes mains, Aux enfers devant toi fais trembler les humains ;Ce Héros de ton sang et dont la vie entièreN'a rien à redouter de ton regard sévère,A-t-il passé le Styx, et paru devant toi ?Ami, Troie est tombée et subsiste pour moi ; Ce n'est pas d'aujourd'hui que mon âme est ouverteÀ des pressentiments qui m'annoncent ma perte.Les Dieux s'attachent trop à me la présenter,Pour que le coeur d'un fils puissé encor en douter.Dans des songes touchants, sous de douces images, Plus cruelles pour moi que les plus noirs présages,Mon père chaque nuit se présente à mes yeuxAu nombre des Héros et des Rois vertueux,Qui fous un ciel serein, dans une paix profonde,Jouissent du bonheur qu'ils donnèrent au Monde ; À ces objets, ami, tous mes sens sont émus ;Je m'éveille et m'écrie, ah ! mon père n'est plus :Il n'est plus sur la terre, il est dans l'Élysée,Il a rejoint Hercule, et Minos, et Thésée.Pardonnez-moi, grands Dieux, dans mon adversité, Si je me plains à vous de sa félicité ;Ce Roi dont d'autres mains ont recueilli la cendreAux Champs Élysiens plus tard eût pu descendre.Mon père à mon amour ne.sera point rendu ;Sans doute il est heureux, mais son fils l'a perdu. NAUSICRATE. Mais ce Roi, digne objet des regrets d'Idamante,De tant de Rois partis des rivages du Xante,Seigneur, est-il le seul dont les vents et les eauxLoin de sa Cour encore écartent les vaisseaux ?Ulysse dès longtemps attendu dans Ithaque, N'a point revu sa femme et son cher Télémaque.Et malgré les ennuis dont leur coeur est atteint,L'espoir de son retour n'est point encore éteint.Eh ! Quelle mer Seigneur, quelle île abandonnéeAurait enseveli le nom d'Idoménée ? Votre épouse elle-même en proie à moins d'effroiSur cette seule idée attend toujours le Roi,Et loin de renoncer... IDAMANTE, vivement. Elle n'est point sa fille.Elle en a pris le nom, entrant dans sa famille ;Mais combien dans les coeurs le sang doit l'emporter Sur un nom qui ne fait que le représenter !Eh ! Quelle est l'amitié si sensible et si pureDont toute la tendresse égale la nature ? SCÈNE III. Érigone, Idamante, Nausicrate. ÉRIGONE. Ah ! Cher époux ! le Ciel est peut-être fléchi,Au pied de ce rocher par les vagues blanchi, Sophronime a paru. IDAMANTE. Lui ! Quel espoir me flatte ?SOphronime, est-il vrai ? Cours vers lui, Nausicrate,Précipite tes pas, qu'il se hâte avec toi,Qu'il vienne... mais quoi ! Seul ? ÉRIGONE. On n'a point vu le Roi,Sur ces bords cependant poussé par la tempête, Près de ce Temple encor Sophronime s'arrête ;Puisqu'il rend grâce aux Dieux, j'espère en leur appui.Par mon ordre déjà l'on a couru vers lui,Il a toujours du Roi suivi la destinée :Nous apprendrons de lui le sort d'Idoménée, Et puisque Sophronime a pu revoir ce bord,Votre père est vivant et n'est pas loin du port. IDAMANTE. Ah ! Je frémis encore au moment où j'espère. SCÈNE IV. Sophronime, Idamante, Érigone. IDAMANTE. Sophronime, c'est, vous ! Qu'est devenu mon père ?Revenez-vous sans lui, parlez, vais-je le voir ? Arrachez-moi la vie ou comblez mon espoir. SOPHRONIME. Seigneur, vous revoyez un serviteur fidèleQui sur vous désormais doit tourner tout son zèle. IDAMANTE. Sophronime ! ÉRIGONE. Qu'entends-je ? IDAMANTE. Ô Dieux ! Qu'avez-vous dit ? ÉRIGONE. Sur ce front consterné notre fort est écrit. Pour nous toute espérance est donc anéantie ! IDAMANTE. Ô perte trop funeste, et déjà pressentie !Dieux cruels ! Vous étiez jaloux de mon bonheur..,.Sophronime, achevez de déchirer mon coeur ;Sans craindre de m'offrir une image accablante, Enfoncez le poignard dans le coeur d'Idamante. ÉRIGONE. Par quels coups les Destins ont-ils hâté sa mort ? SOPHRONIME. Les gouffres de la mer m'ont dérobé son sort ;Oui Neptune s'est fait une barbare joieDe venger sur nous seuls les désastres de Troie : Nous n'avons parcouru l'immensité des mers,Qu'à travers les écueils, et qu'au jour des éclairs.Des Cyclades encor les roches menaçantes,Étalent les débris de nos pompes fumantes ;Le seul vaisseau du Roi sur les flots orageux Semblait comme un dépôt conservé par les Dieux.Déjà même des vents la fureur satisfaite,Nous redonnait l'espoir d'arriver dans la Crète :Mais non loin de cette île et près de ce rocher,D'où le front de l'Ida se découvre au nocher, Les vents impétueux rallument les tempêtes,Le ciel étincelant s'entrouvre sur nos têtes,Le vaisseau dans les airs s'élance avec les eaux,Nous touchons jusqu'aux cieux, nous roulons sous les flots.À ces coups redoublés de Neptune et d'Éole L'horreur, le péril croît, l'espoir fuit,la mort vole,Plus de salut ; poussé sur les écueils, hélas !Notre vaisseau s'entrouvre et se brise en éclats ;Dans le nuit, dans l'effroi, tout périt, tout s'égare,Je veux suivre le Roi,la vague nous sépare, Et les flots ennemis m'entraînent sur ce bord,Où revenu sans lui, j'invoque encor la mort. IDAMANTE. Hé bien ! Cher Érigone ! ÉRIGONE. Ô jour de l'infortune !Ô trop grande victime immolée à Neptune !Des jours sauvés dans Troie il éteint le flambeau : Idoménée est mort, et l'onde est son tombeau !Ombre illustre, iras-tu dans la foule plaintiveDes mânes que le Styx laisse errer sur sa rive ?...C'est toi, perfide Hélène, et tes coupables feux,Qui de ces maux encor sont le principe affreux : Le ciel à l'univers doit ta perte en spectacle.Puissent avoir mes voeux la force d'un oracle.Meurs , infidèle ! Meurs, péris, mais d'une mortDigne de tes forfaits et d'un coeur sans remord.Venge par ton trépas Sparte qui t'a vu naître, Tyndare qui rougit de t'avoir donné l'être,OEnone abandonnée, et Ménélas trahi,Et la Crète, et ce roi sous les flots englouti,Et ses mânes privés des soins dus à sa cendre,Et les pleurs qu'aujourd'hui tu fais encore répandre. IDAMANTE. Mon père ! Ah ! Quand Neptune inspirant tant d'effroiA brisé ton vaisseau, que n'étais-je avec toi !J'aurais au sein des mers, de mon bras moins débile,Rompant pour toi les flots assuré ton asile,Et ma crainte et mon coeur soutenant tes efforts, J'aurais su t'entraîner avec moi sur ces bords ;Je n'ai pu recueillir la volonté dernière,Ni le dernier soupir, ni la cendre d'un père :Ah ! Malheureux ! SOPHRONIME. Seigneur, je lui dois mes regrets ;Il avait sur mes jours répandu les bienfaits, Et je sentais pour lui, sous sa douce puissance,Un zèle indépendant de la reconnaissance ;Je souffre de ma perte et de votre malheur,Je puis abandonner mon âme à sa douleur.Mais vous que le destin fit naître au rang suprême, Vous, jeune et souverain d'un peuple qui vous aime,Vos jours importent trop au bonheur des humains,Ah ! Ne succombez pas sous le poids des chagrins.Hélas ! Le roi brûlait de revoir ce rivagePour embrasser un fils, sa gloire et son image ; Les peuples l'attendaient pour jouir avec vous,Pour joui avec lui d'un spectacle si doux.Vous êtes tous trompés dans un espoir si tendre.La Crète l'a perdu , vivez pour le lui rendre . IDAMANTE. Hâtons-nous, Sophronime, allons à ce héros, À sa mémoire auguste élever des tombeaux.Infortuné témoin de son destin funeste,Ami, si dans le fils le père encor te reste,Au nom de ces regrets qui déchirent mon coeur,Va, cours, dispose tout pour servir ma douleur. SCÈNE V. Idamante, Érigone. IDAMANTE. Et vous qui partagiez avec moi sa tendresse,Comme vous partagez la douleur qui me presse,Vous, mon unique bien, vous, l'amour d'un épouxQui n'a plus de lien sur la terre comme vous,Allons ensemble aux Dieux que je crus plus propices, Offrir, au lieu d'encens, de tristes sacrifices. SCÈNE VI. Nausicrate, Érigone, Idamante. NAUSICRATE. Seigneur, je n'ose ici donner à votre coeurUn espoir qui peut être hélas ! N'est qu'une erreur :Mais d'une de ses rochers avancés sur le rive,En attachant au loin une vue attentive, On distingue un mortel flottent sur un débris ;Lentement il approche, et mes regards surprisOnt cru... IDAMANTE. Courons, volons, un doux transport m'anime,Dieux, servez ma tendresse et trompez Sophronime. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. IDOMÉNÉE, seule sur le bord de la mer. Ô Crète ! Ô mes États ! Temple auguste et sacré ! Suis-je enfin sur ce bord que j'ai tant désiré ?Longtemps jouer des flots je n'en suis point la proie,Je vais revoir mon fils, il va faire ma joie ;Mon coeur en ces moments hâtés par mes désirs De la nature encor va goûter les plaisirs. Hélas ! J'arrive seul, ma flotte est sous les ondes,J'ai vu périr les miens au sein des mers profondes ;Idamante à la Crète aussi cher qu'à mon coeur,Idamante peut seul peut seul adoucir mon malheur...Cependant quel remord me remplissant d'alarmes, De l'espoir qui me flatte empoisonne les charmes ?De la fureur des flots sauvé sur nu débris,Je rentre en mes états ; mais hélas ! À quel prix !Quel serment téméraire et m'accable et m'enchaîne !Neptune, as-tu reçu ma promesses inhumaine, Ce voeu que je t'ai fait d'immoler en ces lieuxLe premier que la rive offrirait à mes yeux ? Ah ! Quand je t'implorais pour rentrer dans la Crète,Quand l'effroi m'a dicté ma prière indiscrète,J'espérais épargner sur les mers en fureur La mort à tous les miens, ce spectacle à mon coeur,Et par humanité, dans ce péril extrême,J'attentais, trop aveugle, à l'humanité même.De ces dangers pressants qui causaient tant d'effroi,Malheureux que je suis ! N'ai-je sauvé que moi ?... Nul ne paraît encor, tout a fui la tempête,Tout à ma cruauté dérobe ici sa tête.Peuple heureux sous mon fils, un de vous sur ce bordDe mon premier regard recevra donc la mort ! Ah ! Montrez-vous en foule, et m'épargnez un crime, En ne me laissant pas discerner ma victime; Hélas ! Sur ce rivage où j'apporte le deuil, Je n'ose faire un pas, ni jeter un coup d'oeil... Ciel !... un infortuné s'avance sur la rive,Faut-il... ton cri redouble, humanité plaintive. Redoutable serment ! Trop malheureux mortel !...Si j'hésite, il m'échappe, et j'offense le Ciel.Dieu vengeur du parjure et témoin de mes larmes,Affermis donc ma main puisque c'est toi qui l'armes. SCÈNE II. Idamante, Idoménée. IDAMANTE, errant sur le bord de la mer. Ce n'était point mon père. IDOMÉNÉE. Ô Neptune ! Ô destin ! IDAMANTE. Il détourne les yeux, il paraît incertain. IDOMÉNÉE. Grands dieux, vous l'ordonnez ! IDAMANTE. Secourons sa misère. IDOMÉNÉE, tirant un poignard et s'avançant vers son fils. Obéissons aux dieux, frappons. IDAMANTE. C'est vous, mon père ! IDOMÉNÉE, jetant un poignard et détournant la vue vers son fils. Mon fils. IDAMANTE. Je vous revois, je tombe à vos genoux. IDOMÉNÉE, éperdu. Nul autre sur ce bord ! IDAMANTE. Seigneur ! Qu'il m'était doux, D'être ici le premier vous montrer ma joie,Tous les transports d'un fils à qui le ciel renvoieUn père si chéri, si longtemps attendu !...Mais quand je vous revois, quand vous m'êtes rendu,Dans quel trouble êtes-vous ! Eh ! Qui sur ce rivage Pouvait vous retenir après ce grand naufrage ?Ô Ciel ! Me comptiez-vous parmi vos ennemis ?Je vous ai vu le fer levé sur votre fils. IDOMÉNÉE. Tonnez, grands Dieux ! Tonnez, ô désespoir ! Ô crime ! IDAMANTE. Que dites-vous, Seigneur ? Quel transport vous anime ? En abordant ces lieux votre bras s'est trompé : Nommez moi l'ennemi qui vous est échappé.Quelle vengeance ici faut-il prendre d'un traître ?Ce sang que vous versez... sans le connaître,Ce sang, tout à mon père aussi bien qu'à mon Roi, Va rouler devant vous pour vous prouver ma foi. IDOMÉNÉE. Fils malheureux ! IDAMANTE. Comment : Qui ! Moi, que je vous fuie !Vous redoublez l'effroi dont mon âme est saisie.Quel étrange discours ! Qu'ai-je donc fait, Seigneur ?Vous détournez de moi la vue avec horreur. Reprochez-vous au Ciel après dix ans d'absenceLe moment qui vous rend à mon impatience ?Quoi ! Si cher autrefois à vos yeux attendris,Idamante, Seigneur, n'est-il plus votre fils ? IDOMÉNÉE. Si je t'aime ! Idamante ! Ah ! Douleur qui me tue : Je ne puis te quitter, ni soutenir ta vue.Si je t'aime ! Jamais, non jamais à mes yeuxTu ne parus plus cher, j'en atteste les Dieux !Vas, c'est moi que je hais,c'est moi que je déteste,C'est moi qui doit punir la vengeance céleste. Ô Neptune ! Pourquoi prolongeas-tu mon sort ?Tu m'as perdu, rends moi le naufrage et la mort. IDAMANTE. Ah ! Vous me remplissez de l'horreur qui vous presse,Ce mélange inouï de douleur, de tendresse,Dont je vois vos esprits agités tour à tour, Ce remord, cette haine et de vous et du jour...Ah! Daignez m'éclaircir du secret qui vous pèse. IDOMÉNÉE. Si tu savais ! Ô Ciel ! Que me douleur t'apaise ! IDAMANTE. Quelque soit ce secret, c'est trop me le cacher :Votre coeur dans le mien craint-il de d'épancher ? Parlez, mon père. IDOMÉNÉE. Hé bien !... Qu'allais-je lui dire ?Non, je me fais horreur... Le trait qui me déchire...Tu voudrais... Je ne puis... Ah ! Mon fils, laisse-moiPorter mon désespoir, et mes pleurs loin de toi. IDAMANTE. Je ne vous quitte point dans le trouble où vous êtes, Et je saurai du moins quelles peines secrètes... IDOMÉNÉE. Ne me suis point mon fils ; respecte mon malheur,Respecte mon secret. IDAMANTE. Qu'exigez-vous, Seigneur ? IDOMÉNÉE. Au nom de mon amour, au nom de ma misère,Ne me suis point, te dis-je, obéis à ton père. SCÈNE III. IDAMANTE. Quel misère ! Je reste interdit, confondu :Où porter, ou fixer mon esprit éperdu?À mes empressements mon père se refuse,Il gémit, il me plaint, il se hait et s'accuse ;Il allait m'éclaircir, et soudain il s'est tût. Quel est donc le remord dont il est combattu ?Prêt à suivre un courroux sans doute légitime,Il avait à punir, et s'imputait un crime ;Ah ! Faut-il que son coeur soit fermé pour un fils !Dieux puissants, pour qui seuls notre âme est sans replis, Que ne nous prêtez-vous la science suprêmeDe lire dans les coeur, du moins de ceux qu'on aime ! SCÈNE III. Érigone, Idamante. ÉRIGONE, avançant avec précipitation. Cher Idamante, eh ! Quoi ! Ton père est dans ces lieux,Je le vois et j'accours ; il fuit loin de mes yeux.Quel est donc cet accueil ! IDAMANTE. Je l'ai vu, mais j'ignore Et ne puis concevoir quel chagrin le dévore.Je me plains et je sens les maux qu'il a souffertVoyant périr les seins engloutis par les mers.Cette image à son coeur sera longtemps présente :Mais quelque autre revers la presse et le tourmente. Sur son front obscurci d'une sombre douleur,J'ai lu le repentir, le désordre, l'horreur :Telle est la triste loi que lui-même il s'impose,De ma montrer sa peine en m'en cachant la cause. ÉRIGONE. Tu l'as mal observé. Trop plein d'étonnement, Trop plein de ta tendresse à ce premier moment,Tu n'as d'abord senti que la volupté pureQu'a porté dans ton coeur la voix de la nature :Mais moi d'un coeur plus libre et plus maître de soi,J'aurais étudié son maintien devant toi, Quelque soit le secret qu'à nous taire il s'attache,Dans ce qu'il m'aurait dit..., j'aurais vu ce qu'il cache.Un mot, un mouvement, le moindre signe enfinEût peut-être éclairé mon esprit incertain ;Et sur ce qui te touche une épouse qui t'aime, Dans le coeur de ton père eut mieux lu que toi-même. SCÈNE V. Sophronime, Érigone, Idamante. IDAMANTE. Ah ! C'est toi Sophronime : approche, éclaircis-moi. ÉRIGONE. Instruis-nous des chagrins où se plonge le Roi. IDAMANTE. Son vaisseau n'a péri que près de ce rivage.Compagnon de son sort dans un si long voyage, Tu ne t'es qu'un instant séparé d'avec lui.Parle, quels font ses maux ? Que craint il aujourd'hui ? SOPHRONIME. Il m'évite, il me fuit, mais je connais son trouble :La pitié le produit, chaque instant le redoubleVous le plaindrez tous deux lorsque vous apprendrez À quels remords cuisants ses esprits sont livrés.Vous le savez, la Crète ainsi que la TaurideTrop souvent à ses Dieux offre un culte homicide,Et pendant la tempête et les périls certainsOù nous devions cent fois terminer nos destins ; Le Roi loin de ses yeux voyant fuir sa patrie,Court soudain vers la poupe, il y monte, il s'écrie :« Neptune, écoute-moi, j'invoque ton secours,Sauve nous des dangers assemblés sur nos jours,Fais-moi revoir la Crète, et mon bras pour hommage T'immole le premier que m'offre le rivage,Je te le jure. » Il dit et frémit du serment,Sa bouche l'a formé, tout son coeur le dément ;À ce funeste prix sauvé de la tempête,Il aura d'un Crétois déjà proscrit la tête, Et la Religion dans son coeur agité,Hélas ! Combat sans doute avec l'humanité.Venez le consoler. IDAMANTE. Qu'as-tu dit, Sophronime ? À part, après avoir regardé sa femme un moment.Cachons mon trouble. ÉRIGONE. Hélas ! Malheureuse victime !...Tu gémis, cher époux. IDAMANTE, à part. Quel jour vient m'éclairer ! ÉRIGONE. Ce récit t'attendrit. IDAMANTE, à part. Puisse-t-elle ignorer !... ÉRIGONE. Tu plains un innocent qui fut heureux peut-être,Ta pleures la victime avant de la connaître. IDAMANTE, d'abord avec un abandon d'attendrissement ; puis se remettant. Érigone !... Il est vrai, je sens avec effroiQuel doit être le trouble et la douleur du Roi. Plains le mortel proscrit par le décret célesteSur qui va s'accomplir un serment si funeste :Mais plains surtout le Roi, plains mon père aujourd'huiPlus malheureux encor, plus victime que lui ;Non, tu ne connais pas, ô ma chère Érigone, Quel est le désespoir où le Roi s'abandonne,De combien de poignards un devoir inhumain Va percer dans ce jour et déchirer son sein.Il n'a plus désormais dans le voeu qui le lieQue le choix du parjure ou de la barbarie. ÉRIGONE. Que tu me deviens cher par tant de piété,Par cet excès touchant de sensibilité,Et que dans le malheur où s'est plongé ton père,À son coeur affligé tu deviens nécessaire !Allons vers lui. IDAMANTE. Ta vue aigrirait sa douleur, Il vient de t'éviter, honteux de son malheur ;Modère pour un jour cet intérêt si tendre,Que sa peine t'inspire et qu'il a droit d'attendre,Quoique l'ordre du Ciel veuille exiger de lui,Il a besoin de toi, tu seras son appui Qu'il doive quelque calme au zèle qui t'anime.Je retourne vers lui ; viens, suis-moi, Sophronime. SCÈNE VI. ÉRIGONE. Ainsi l'homme imprudent jette dans l'avenirDes voeux précipités que suit le repentir ;Croyant forcer le sort et ces lois éternelles, Dont le cours inconnu nous entraîne avec elle,Doutant des Dieux, doutant de leur soin paternel,Sa faiblesse à genoux compose avec le Ciel.Mortel, honore mieux la suprême sagesse,Entouré de devoirs ne fais point de promesse ; Fais le bien chaque jour que t'accordent les Cieux,Attends la destinée et t'abandonne aux Dieux. SCÈNE VII. Nausicrate, Érigone. NAUSICRATE. Madame, on sait partout le voeu d'Idoménée.Son désespoir aux yeux de sa Cour étonnée,Ses plaintes, son désordre et son saisissement N'ont que trop divulgué son funeste serment :Seulement la victime est encore ignorée.Le Roi, les yeux en pleurs, la démarche égarée,De moment en moment m'a paru se troubler ;Dans un transport soudain il m'a fait appeler ; Cours, dit-il, vers mon fils, qu'il emmène Érigone,Qu'ils partent pour Samos, dis leur que je l'ordonne,Qu'ils s'arrachent l'un l'autre au spectacle cruelQu'allait leur préparer un serment criminel. ÉRIGONE. Qui ! Moi l'abandonner, quand son âme éperdue, De sa douleur encor veut m'épargner la vue !Laisser seul à sa peine un coeur si généreux !Croit-il que loin de lui nous osions être heureux !Périsse le mortel à qui semble importuneLa présence des siens tombés dans l'infortune, Qui se cherchant sans cesse et toujours plein de lui,N'a jamais ni vécu ni souffert dans autrui. NAUSICRATE. Mais Madame, le Roi... ÉRIGONE. Je veux le voir, vous dis-je,Je sens ce que son sort et non son ordre exige.Je l'aime, je le dois, quoi qu'il puisse ordonner, J'attends son intérêt pour me déterminer.Ce n'est pas contre lui que je lui suis soumise,À ne le point quitter tout enfin m'autorise,Et mon coeur, qui pour lui ne peut jamais changer,Veut adoucir ses maux ou veut les partager. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Idoménée, Sophronime. SOPHRONIME. Où courez-vous Seigneur ? Souffrez qu'au moins je suiveVos pas désespérés errants sur cette rive.Ah ! De votre Palais prompt à vous arracher,Loin des vôtres hélas ! Que venez-vous chercher ? IDOMÉNÉE. Eh ! Comment survivrai-je au serment qui me lie ? Que veux-tu que ton Roi faste encor de la vie !Parricide serment à ma bouche échappé !Impitoyable loi d'un voeu qui m'a trompé !J'ai vu tous mes vaisseaux engloutis par l'orage ; Dieu des mers, c'était peu : tu me vends mon naufrage. Tu voulais, m'accablant dans mon fils malheureux,Détruire l'un par l'autre et nous perdre tous deux.À ce comble d'horreurs ma vieillesse est en proie ;Et je n'ai pu mourir devant les murs de Troie !Je vis pour l'infortune et pour le repentir. SOPHRONIME. Votre coeur à son voeu ne saurait consentir.Le Ciel le sait, le Ciel peut s'apaiser encore,Il réserve des maux et des biens qu'on ignore. IDOMÉNÉE. L'implacable Neptune une fois attesté,Des Dieux que l'on invoque est le plus redouté. SOPHRONIME. L'innocence par lui peut-elle être proscrite ? IDOMÉNÉE. Il exauça le voeu qui perdit Hippolyte. SOPHRONIME. Oui, mais au nom du Styx, et d'avance engagé,Neptune se devait à Thésée outragé ;D'ailleurs il n'exauçait qu'un père inexcusable, Que sa crédulité rendait impitoyable. IDOMÉNÉE. Eh ! Qu'espérer d'un Dieu connu par sa rigueur,Qui pèse la faiblesse, et qui punir l'erreur ?Mais dis-moi, n'est il rien qu'Érigone soupçonMon fils va-t-il partir, Sophronime ? SOPHRONIME. Érigone Vous plaint, mais sans connaître, aux pleurs que vous versez,Tous les maux sur sa tête en secret amassés.Idamante frappé d'atteintes plus cruellesSent couler dans son coeur vos larmes paternelles.De vos ordres déjà l'on a dû l'avertir : Mais je doute, Seigneur, qu'il s'apprête à partir ;Vous le connaissez mieux : un coeur aussì fidèleVa vous désobéir par tendresse et par zèle. IDOMÉNÉE. Qui me l'eût dit, mon fils, que mes affreux sermentsViendraient jeter la mort dans nos embrassements ? Qu'en abordant ces lieux ma tendresse éperdueAurait à s'interdire une si chère vue ?Mon fils, attendais-tu ce déplorable sort .Quel prix pour ton amour que l'exil ou la mort!Qu'aurait fait ou ma haine ou le Ciel en colère ? Je frémis, je succombe au tourment d'être père. SOPHRONIME. Érigone, Seigneur, porte vers nous ses pas. IDOMÉNÉE. Ah ! Comment lui cacher mon funeste embarras ? SCÈNE II. Érigone, Idoménée, Sophronime. ÉRIGONE. Seigneur, vous m'éloignez ; votre douleur extrêmeSemble craindre l'aspect de tout ce qui vous aime : Vous fuyez votre fils, mais d'un soin plus pressantIl faut vous occuper dans ce fatal instant...Sensible à vos chagrins, interdite, tremblante,Je vous cherchais, Seigneur, et ma voix gémissante,Se refuse au tableau qu'il faut vous présenter. IDOMÉNÉE. Que dit-elle ? Grands Dieux ! Et qu'ai-je à redouter ? ÉRIGONE. Seigneur, née à Samos, loin des moeurs de la Crète,Loin d'un culte inhumain que ma pitié rejette,Je gémis de venir, malgré ce désaveu,Presser sur l'inconnu l'effet de votre voeu. On sait votre serment ainsi que vos alarmes,Ce peuple entier s'étonne et se plaint de vos larmes ;Il s'assemble, il murmure, il demande à grands crisLa victime promise à là loi du pays ;Loi dure, loi de sang qu'à jamais je déteste, Et que n'a pu dicter la Justice céleste ;Mais hélas ! Établie à la honte des DieuxChez ce peuple barbare et superstitieux :Celui dont la vertu l'abhorre au fond de l'âme,Craignant de plus grands maux, lui-même la réclame ; Oui, si vous refusez d'obéir à la loi,Vous remplissez l'État de désordre de d'effroi.Abandonnez un seul pour satisfaire au reste,Pour écarter de vous un péril si funeste.Puisse ce malheureux être ici le dernier Que la Crète à nos Dieux verra sacrifier ! IDOMÉNÉE. Ciel ! Que demandez-vous, ma fille ? ÉRIGONE. La Patrie,L'humanité, tout parle à voue âme attendrie.Il coûte à votre coeur de livrer à la mortUn mortel condamné seulement par le sort ; Mais tout me fait trembler, une loi tyrannique,L'emportement du peuple, un fanatisme antique.Prévenez sa fureur, Seigneur, pour vos États,Pour vous, pour votre fils... IDOMÉNÉE, avec un cri. Ah ! Vous ne savez pas,Érigone !... ÉRIGONE. Seigneur !... IDOMÉNÉE. Jour fatal !... Voeu barbare !... Je ne sais où je fuis..... ÉRIGONE. Quel trouble vous égare ! IDOMÉNÉE. Tremblez de me presser et de m'interroger. ÉRIGONE. Quel étrange langage et quel nouveau danger ? IDOMÉNÉE, à part. Je frémis de parler, je frémis de me taire. ÉRIGONE. Achevez, quel qu'il soit, d'éclaircir ce mystère. IDOMÉNÉE. La colère des Dieux ;... mes destins inouis...Madame... Apprenez tout ; la victime est mon fils. ÉRIGONE. Qui ! IDOMÉNÉE. Mon fils ! ÉRIGONE. Elle s'évanouit : le Roi et Sophronime la conduisent vers les degrés du Temple où elle reste accablée de sa douleur.Je me meurs.. IDOMÉNÉE. Son désespoir m'accable...Le trépas m'environne, ô jour épouvantable !Qu'ai-je faire, Sophronime ! Ah ! J'ai rempli d'effroi Tout ce qui m'était cher, tout ce qui tient à moi.L'amertume qu'ici j'ai partout répandue,Mêle une horreur nouvelle au chagrin qui me tue.Ah ! Revenez à vous. ÉRIGONE. Le Roi est errant sur le rivage.Ah ! Laissez-moi mourir,Vous m'arrachez la vie et m'osez secourir. Où suis-je ! Qu'ai-je appris ! Quelle foudre subite !D'effroi, de désespoir, d'horreur mon coeur palpite ;Ma voix tremble, un nuage est tombé sur mes yeux,Je ne me connais plus. Cher Idamante ! Ah ! Dieux !Toi mourir ! Moi te perdre ! Ô destinée affreuse ! Trop fatale tempête !... Et c'est moi, malheureuse ?Qui viens de renvoyer le premier sur ce bord,C'est moi, sans le savoir, qui viens presser ta mort ;Je succombe à l'horreur du coup que j'envisage,Je meurs à chaque instant de cette affreuse image. IDOMÉNÉE. Érigone, écoutez. ÉRIGONE, plus vivement. Ah ! Seigneur ! Qu'ai-je dit ?Quelle aveugle douleur égarait mon esprit ?Qui ? Vous ! Vous pourriez voir, trop barbare à vous même,Enfoncer le couteau dans ce coeur qui vous aime :Ah ! Vous êtes son père, et c'est vous outrager Que de croire sa vie un moment en danger.Hélas ! Il n'avait pû qu'avec impatience,Qu'avec d'affreux ennuis supporter votre absence :Son coeur d'inquiétude et de crainte frappéDe vos périls, de vous fut sans cesse occupé. Il détestait Hélène, et Ménélas et Troie,Il vous voit sur la rive, il s'élance avec joie ;Pourriez-vous le punir d'avoir volé vers vous,D'avoir fait éclater ses transports les plus doux ?Eh ! Quel fils poursuivi par les Dieux en colère Trouva jamais la mort dans les bras de son père ? IDOMÉNÉE. Érigone, cessez, vous déchirez mon coeur :Loin de vous ces soupçons qui me glacent d'horreur.Plutôt que sur mon fils mon serment s'accomplisse,Qu'à l'instant devant vous le Ciel m'anéantisse ! Idamante vivra, Madame. ÉRIGONE. Et vous pleurez !Ah ! Cruel ! Est-ce ainsi que vous me rassurez ? IDOMÉNÉE. Je frémis... Il est vrai, mais de la loi trop dureQui m'entraîne au malheur, ou me force au parjure,Et ne me permet pas en ce jour odieux D'accorder dans mon coeur la nature et les Dieux ;Mais il vivra, vous dis-je ; oui, calmez vos alarmes,Le Ciel doit séparer mon crime de vos larmes ;Allez à nos autels, allez, et que vos pleursDe nos Dieux irrités apaisent les rigueurs ; Faites-leur oublier une promesse impieQui serait à jamais le tourment de ma vie ;Ou s'ils veulent punir un déplorable Roi,Qu'ils épargnent mon fils et ne frappent que moi. ÉRIGONE, d'un ton plus rassuré. Ah ! J'attends leur clémence... ou plutôt leur justice. Eh ! Peuvent-ils vouloir qu'Idamante périsse ?Peuvent-ils commander qu'un barbare serment,L'ouvrage de la crainte et Terreur d'un moment,Renverse ces devoirs éternels et suprêmes,Ces lois du sentiment imprimé par eux-mêmes ? Seigneur, c'était déjà trop enfreindre ces lois,Que de verser le sang du dernier des Crétois,Et c'est le sang d'un fils, c'est cette horrible offrandeQue vous pourriez penser que le Ciel vous demande !Ah ! Je défends en lui votre fils, mon époux, Et bien loin d'attirer le céleste courroux,Vous serez par les Dieux trop absous d'un parjureQui sert l'humanité, l'hymen et la nature. SCÈNE III. IDOMÉNÉE. Exaucez-la, grands Dieux, elle seule aujourd'huiPeut, sans vous offenser, implorer votre appui. Qui porte ici ses pas, ô Ciel ! Mon fils s'avance.Faut-il qu'un père évite et craigne sa présence ? SCÈNE IV. Idamante, Idoménée IDAMANTE, impétueusement. Vous me fuyez en vain, je vous suivrai partout. IDOMÉNÉE. Ah ! Mon fils ! Laisse-moi, ma constance est à bout. IDAMANTE, d'un ton ferme et rapide. J'ai tout appris, je suis la victime funeste Que vous a présenté la colère céleste.Ah ! mon père ! Souffrez que mon coeur éclairciDevant vous de vous-même ose se plaindre ici ;Avez vous pu douter un moment d'Idamante ?Et pouvez-vous penser que la mort m'épouvante ? Seigneur, je l'avouerai, s'il fallait m'immoler,Mon sang sur un autel ne devait point couler ;Je ne crains point la mort, je la voulais plus belle,Digne de mon courage et digne de mon zèle ;C'était pour vous défendre au milieu des combats Que j'eusse avec transport affronté le trépas ;Mais si l'ordre du Ciel veut qu'ailleurs je périsse,S'il exige de nous ce triste sacrifice,Mon sang est prêt, Seigneur, ordonnez, j'y souscris,.Trop heureux de calmer votre coeur à ce prix. IDOMÉNÉE. Tu m'aimes ! Et tu peux me tenir ce langage !Tu peux me présenter cette cruelle image !Que me dis-tu, mon fils ? Je pourrais sans horreur !Accomplir une loi qui te perce le coeur !Loin de moi, contre moi va chercher un asile. IDAMANTE. Vous voulez que je vive et votre ordre m'exile... IDOMÉNÉE. Ainsi le veut, l'exige un serment insensé,Un serment parricide où l'effroi m'a poussé.Ton salut est écrit dans le coeur de ton père,Rien ne peut me changer ; ni d'un voeu téméraire L'impérieuse loi, ni ce peuple en courroux,Ni Neptune et les Dieux conjurés contre nous :Mais mon coeur alarmé, malgré cette assurance,Redoute encor pour toi ma sinistre présence ;De ton éloignement m'imposer la douleur, Me priver de ta vue est déjà pour mon coeurUn trop cruel effet du voeu que je déteste.Je ne te suis, mon fils, déjà que trop funeste.Fuis, je crains que les Dieux par quelque événementN'accomplissent ici mon barbare serment. IDAMANTE, rapidement et avec me tendre fureur. Eh ! Quel Dieu, si mon sort d'avec vous me sépare,Quel Dieu me pourrait être aujourd'hui plus barbare ?Eh ! Quoi ! J'irais, Seigneur, abandonnant mon Roi,Consumer loin de vous des jours que je vous doisDe mes premiers destins je perdrais la mémoire ! Je mourrais à mon père à mon nom, à ma gloire,À mon pays ! J'irais du bruit de mon départRemplir tout l'univers, qui jugeant au hasard,Et me voyant céder à l'amour qui vous guide,Prendrait un fils soumis pour un Prince timide ! Non, Seigneur, si le Ciel a résolu ma mortCe n'est point en fuyant que j'échappe à mon sort...Je reste dans ces lieux, et s'il faut que je meure,Idamante du moins.... IDOMÉNÉE, comme d'inspiration et avec transport. Eh ! Bien ! Mon fils, demeure,Demeure dans Cydon : c'est à moi d'en partir, Je sens que de mon trouble, enfin, je vais sortirHé ! Pourquoi demandais-je à revoir ce rivage ?Était-ce seulement pour aborder la plage ?Ah ! C'était pour remettre ou laisser sous ta loiTout ce peuple qui t'aime, heureux déjà par toi. - Ils le savaient ces Dieux dont la cruelle adresseT'envoya sur mes pas pour tromper ma tendresse :- Ils m'ouvrent un abîme, ils m'ont mis sur le bord,Mais je puis reculer, je le puis sans remord.Si j'ai fait un serment pour rentrer dans cette île, Ce serment est détruit, c'est moi qui m'en exile,Ce n'est qu'en y restant que j'offense les Dieux,Je m'éloigne, il suffit, je suis absous par eux,Et secondant pour toi tout l'amour qui m'anime,Les mers vont emporter ma promesse et mon crime. SCÈNE V. Nausicrate, Idamante, Idoménée. NAUSICRATE. J'accours vers vous, Seigneur, ce peuple frémissantQui prompt à murmurer et presque menaçant,Demandait qu'on livrât la victime promise,Depuis saisi d'horreur autant que de surprise,Dès qu'Érigone en pleurs a nommé votre fils, Songeant à la victime a poussé d'autres cris;Il fut heureux dix ans sous fa loi bienfaisante,Il croit que du trépas tout dispense Idamante :Son rang, sa renommée et le sang dont il sort,Et les destins publics attachés à son fort, Tantôt on condamnait hautement vos alarmes,Maintenant on accuse, on redoute vos larmes,On croit auprès de vous votre fils en danger,On court, on s'arme en foule, on pense le venger ;Écartez les périls que cet instant prépare. IDOMÉNÉE. Quel outrage à mon coeur ! IDAMANTE, avec transport. Mon destin se déclare.Idamante en victime au roi aurait été livré,Il mourra par son choix comme il l'a désiré :Grands Dieux, je vois qu'au moins ma gloire vous est chère,Je vais finir ma vie en défendant mon père. Il dit te dernier vers en se jetant dans les bras du Roi. IDOMÉNÉE. Ah ! Mon fils, c'en est fait, j'ai régné, j'ai vécu,Les ans m'ont affaibli, le malheur m'a vaincu,Ce peuple, comme moi, justement te préfère,Et même en l'outrageant s'accorde avec ton père ;Hâte-toi, monte au gré de leur zèle empressé Sur un trône où déjà tu m'avais remplacé ;Anéantis ainsi ma promesse imprudente ;Ne pouvant la remplir, fais que je m'en exempte ;Le trône est ton asile, et te nommant leur Roi,Je n'ai plus désormais aucun pouvoir sur toi. IDAMANTE. Moi régner ! Quand mon père.... IDOMÉNÉE. Oui, c'est lui qui t'en presse.Eh ! Peut-il perdre rien de tout ce qu'il te laisse ?La Crète est un séjour que je dois détester :Je t'y donnais la mort, puis-je encore y rester ? SCÈNE VI. IDAMANTE. Ne l'abandonnons point au dessein qu'il embrasse. Au trône de Cydon c'est en vain qu'il me place ;Courons, et ramenons, par un heureux pouvoir, Et mon père à ce trône et ce peuple au devoir. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Idoménée, Sophronime. SOPHRONIME. Ainsi, précipitant une triste retraite,Idoménée est mort désormais pour la Crète. IDOMÉNÉE. Je pars, mais aux Crétois mon fils est conservé ;Je leur laisse un bon Roi par eux-même éprouvé,J'échappe au parricide, et j'évite un parjure,Je satisfais aux Dieux, et je sers la nature ;Je touche, tu le vois, au terme de mes jours, La guerre devant Troie a consumé leur cours,Que perdrai-je en quittant mon trône et ma patrie ?Mon règne de bien peu finit avant ma vie ;Mon exil sera court, vivant loin de mon fils ;Loin de lui je mourrai, voilà mes seuls ennuis ; Il me serait bien doux qu'une main aussi chèreSerrât ma main mourante, et fermât ma paupière.Mais toi dont je voudrais récompenser la foi,Je ne puis rien t'offrir qu'un exil avec moi ;Voudras-tu, supportant ma présence importune, Attacher tes destins à ma triste fortune ?Serai-je encor ton Roi, quoique errant et banni ?De mon affreux serment seras-tu donc puni ? SOPHRONIME. Eh ! Pouvez-vous penser, incertain de mon zèle,Que mon coeur délibère, et que ma foi chancelle ! Vos vertus méritaient, Seigneur, d'autres destins :Mais je suivrai le vôtre, et c'est vous que je plains.Malheur à ces ingrats dont le coeur infidèleErre avec la fortune, et s'enfuit avec elle ;Le sort vous a frappé : je veux, j'en suis jaloux, Embrasser vos débris, de tomber avec vous ;Il n'est dans ce moment qu'un soin qui m'inquiète. IDOMÉNÉE. Eh ! Que crains-tu ? SOPHRONIME. Des Dieux le sévère interprète ;Je l'ai vu, quand le peuple appelait votre fils,Par sa seule présence interrompre leurs cris ; Le front enveloppe des ombres du mystère,Il est rentré pensif au fond du sanctuaire,Et sans autoriser, ni condamner leurs voeux,Laissant l'incertitude et la frayeur entr'eux.Tant le Ciel qui se tant est plus terrible encore, Et fait plus respecter ce qu'il veut qu'on ignore ! IDOMÉNÉE. Ami, par mon départ j'apaiserai les Dieux,Leur clémence m'attend, mais c'est sous d'autres Cieux.Hâte toi seulement de cacher ma retraite,Ne donnons point ma fuite en spectacle à la Crète ; Va, cours... mais de quel bruit retentissent ces lieux. SCÈNE II. Le Grand Prêtre, Idoménée. IDOMÉNÉE. Le Grand Prêtre !.. Où viens-tu, Ministre de nos Dieux ?Je fuis ces bords, viens-tu m'arrêter dans ma fuite ?Qu'espères-tu changer dans mon âme interdite ?La nature a parlé, je n'entends que sa voix ; Penses-tu dans mon coeur l'emporter sur ses lois ?Quelque soient les malheurs que ta bouche m'annonce,Avant de t'expliquer tu connais ma réponse. LE GRAND PRÊTRE. Plût aux Dieux sous vos pas fermer l'abîme ouvert.Vous voyez, aux ennuis dont mon front est couvert, Qu'à peine je soutiens l'aspect d'Idoménée :Du sort qui vous attend mon âme est consternée ;Mais aux lois de ce Temple un voeu vous a soumis,Il faut verset le sang que vous avez promis. IDOMÉNÉE. Qu'entends-je ! Dieux cruels ! LE GRAND PRÊTRE, d'un ton lent. Neptune le commande ; Oser lui refuser le sang qu'il vous demande,C'est aujourd'hui sur vous, sur ce peuple innocent,Appesantir le bras de ce Dieu tout-puissant.Je l'invoquais, Seigneur, au fond du Sanctuaire,Lui-même il a soudain repoussé ma prière ; L'Autel s'est obscurci, le jour ne s'est portéQue sur ce monument antique et redouté,Qui de Laomédon retrace la mémoire,Et de son châtiment éternise l'histoire ;Neptune annonce ainsi ses ordres absolus, Et les coups dont son bras menace vos refus. IDOMÉNÉE. Quoi ! Barbare ! LE GRAND PRÊTRE. Songez qu'il punit le parjure,Que sur le fils d'Ilus il vengea son injure ;De ce malheureux Roi craignez le triste sort,Voyez sur ces climats les vents souffler la mort, Vos sujets éperdus dans ces moments terribles,Tomber autour de vous sous des coups invisibles,Traînant pour fuir ces bords leurs pas appesantis,Et poussant jusqu'à vous leurs lamentables cris.Aux funèbres accents de tant de voix plaintives, Aux fantômes errants qui couvriront ces rives,Vous croirez voir le Styx sur ce bord effrayant,Vous mourrez mille fois dans ce peuple expirant :Et voyez votre fils dans ce fléau funesteLui-même enveloppé par le courroux céleste ; Ainsi vous subirez tous les malheurs unis,Vous perdrez vos Sujets sans sauver votre fils ;Dans ce pressant danger hâtez-vous de résoudre. IDOMÉNÉE. Les Dieux peuvent frapper, mais j'attendrai la foudre ;Je suis père. LE GRAND PRÊTRE. Oui, Seigneur, et c'est de vos sujets : Le Ciel qui vous chargea de ces grands intérêts,Vous prescrit avant tout l'amour de la patrie.Veiller sur les humains que l'État vous confie,C'est le devoir des Rois, c'est la loi de leur rang.Le Ciel n'a point borné leur famille à leur sang ; Leur peuple est la première, et votre âme inquièteSe doit dans ces moments toute entière à la Crète.Iriez-vous l'accabler par des malheurs affreux,En osant disputer contre le choix des Dieux ?Si sur votre passage un destin moins sévère ; N'eût mis, au lieu d'un fils, qu'une tête étrangère,Votre coeur aux dépens d'un sang indifférent,Alors envers le Ciel s'acquittait aisément ;Cependant vous plongiez d'une main meurtrièreDans le deuil et les pleurs une famille entière ; Le sort tombe sur vous, vous souffrez ce qu'ailleursVous versiez d'amertume, et laissiez de malheurs ;C'est ainsi qu'apaisant l'éternelle justice,Il faut que votre voeu devienne un sacrifice ;Gémissez, mais cédez : le doute où je vous vois Expose votre fils, et ce peuple à la fois ;Hâtez-vous de choisir, et dans votre infortune,Nouveau Laomédon, n'irritez point Neptune. SCÈNE III. IDOMÉNÉE. Le coup dont il me frappe arrête ici mes pas,Renverse mes desseins ; je quittais mes États, Je partais, fuite heureuse, et ressource innocente,Qui sans braver les Dieux conservait Idamante !Si cet éloignement me séparait d'un fils,Je me disais du moins, je le fauve à ce prix ;C'est en le couronnant que j'effaçais ma faute, C'était tout mon espoir, un Dieu cruel me l'ôte !Privé de mon exil, perdant avec effroiCe revers consolant qui n'accablait que moi,Mes pas sont reportés sur le bord de l'abîmeOù le dernier malheur m'attend avec le crime. SCÈNE IV. Érigone, Idoménée. ÉRIGONE. Ah ! Pardonnez, Seigneur, si mon coeur égaréFrémit, quoique déjà vous l'ayez rassuré :Mes pas n'ont pu percer cette foule empresséeQui suivait le Grand Prêtre et l'effroi m'a glacée ;Qu'a-t-il dit ? Que veut-il ? Loin du Temple entraîne Ce peuple se disperse et paraît consterné. IDOMÉNÉE. Hélas ! Que fait mon fils ! ÉRIGONE. Il apaise, il ramenéSous votre obéissance une foule incertaine ;Il leur crie ; ô Crétois, c'est trop m'aimer pour moi,Aimez-moi pour mon père en rentrant sous sa loi. IDOMÉNÉE. Ô tendresse ! ô vertu dont l'excès me déchire !Et le Ciel veut ta mort ! ÉRIGONE. Dieux ! Que m'osez vous dire ? IDOMÉNÉE. De nos malheurs nouveaux connaissez tout le poids,La foudre part du Temple et nous frappe tous trois ;Le Ciel proscrit mon fils par la voix du Grand-Prêtre ; Il tonne : j'étais père, il me défend dé l'être ;Je n'ai plus qu'à tourner contre mon propre flancLe fer qui de mon fils aura versé le sang. ÉRIGONE. Est-ce vous que j'entends, Idoménée ? Un père ! IDOMÉNÉE. Neptune me poursuit ; ce Dieu dont la colère Punit Laomédon, m'annonce un même sort ;Sa fureur toute prête à ravager ce bordOppose à mes refus les dangers d'un parjure,Et la patrie entière au cri de la nature. ÉRIGONE. Eh ! Quoi ! Dans vos malheurs, succombant sous le faix, Vous cédez par faiblesse au plus grand des forfaits. IDOMÉNÉE. Ce serment est affreux, mais de mon trouble extrêmeQui peut me dégager ? ÉRIGONE. Votre serment lui-même.Tantôt en m'apprenant ce secret plein d'horreurVous avez vu l'effroi qui laissait mon coeur, Mes pleurs, mon désespoir. Dans ce comble d'alarmesJ'aurais cru les raisons plus faibles que les larmes ;Mais puisqu'il faut parler, à quels Dieux ennemisAvez vous pu jurer d'égorger votre fils ?Pensez vous, immolant cette chère victime, Que même votre mort expie un si grand crime ?Ce fils que vous livrez est-il encore à vous ?Eh ! De quel droit, Seigneur, m'ôtez-vous mon époux ?Que parlez-vous ici de vengeances funestes,Et de Laomédon et de fléaux célestes ? Il rompit un voeu juste, et devint criminel :Le vôtre est un outrage aux humains comme au Ciel.Vous voulûtes sauver vos vaisseaux de l'orage,Et vous seul cependant échappez au naufrage,Et vous tremblez d'un voeu que le Ciel irrité, En ne l'exauçant pas, n'a que trop rejeté,Ah ! Voyez sa clémence encor plus que sa haineEnvers ce même Roi donc vous craignez la peine :Sa fille va périr offerte au Dieu des mers ,La vapeur de son sang doit épurer les airs ;... Le Ciel dément l'oracle, et par le bras d'AlcideDélivrant Hésione, empêche un parricide.Eh ! Seigneur, sans chercher des exemples si loin,Voyez ceux dont l'Aulide avec vous fut témoin,Lorsque prête à partir la poupe en vain tournée Resta sans mouvement sous la rame étonnée,Quand pour ouvrir la route aux Grecs impatientsVers ce même Ilion si fatal en tout temps,Votre barbare Chef accablant sa familleConsentit qu'à l'autel on conduisit sa fille, Le bras déjà levé, Calchas à tous les yeux,Ne demeura-t-il pas enchaîné par les Dieux ?Tant à la cruauté le Ciel veut mettre obstacle,Tant l'humanité sainte est le premier oracle ! IDOMÉNÉE. Je suis abandonné de ces Dieux protecteurs, Je suis sous le pouvoir des Dieux persécuteurs. ÉRIGONE. Le désespoir vous trompe, ah ! Craignez leur colère,Mais en accomplissant un serment téméraire :Ce même Agamemnon, victime des complots,Vient de trouver la mort en rentrant dans Argos ; J'abhorre Clytemnestre ; Egisthe et la perfideSeront punis un jour de ce grand parricide :Mais les Dieux l'ont permis, ils n'ont point aux combatsVoulu qu'Agamemnon rencontrât le trépas,Et distinguant sa mort d'une mort ordinaire, C'est de loin sur l'époux qu'ils poursuivaient le père ;De fa fille en Aulide il était l'assassin,Le Ciel prévint le crime et punit le dessein. IDOMÉNÉE. Qui pressez vous ici de sauver Idamante ?Pour qui réclamez-vous ma tendresse trop lente ? Mais comment le sauver ? Je le connais trop bien,Neptune est mon tyran, l'honneur sera le sien ;Idamante craindrait, cédant à ma tendresse,Qu'on ne le soupçonnât d'une indigne faiblesse.Ce peuple est effrayé, mon fils voudra s'offrir. Plus il en est aimé, plus il voudra mourir.Extrémité fatale ! Oui ce moment terribleOù j'allais le frapper, m'eut paru moins horrible :Ne le connaissant pas et plus soumis au Ciel,Je n'eusse été qu'à plaindre, et je suis criminel. Tu l'as voulu, Neptune, et j'ai, dans ma misère,Épuisé tous les maux que peut souffrir un père. SCÈNE V. Sophronime, Idoménée, Érigone. SOPHRONIME. Quel spectacle à nos yeux, Seigneur, vient d'être offert !Non loin de ce rivage, un volcan s'est ouvert ;Du sommet de l'Ida dans ce moment s'exhale Une noire vapeur qui sort par intervalleEt semble s'épaissir s'étendant vers ce lieu,Même on a cru, dit-on, voir sur la cime en feuPlaner une furie, y secouer ses ailes,Et d'un pâle flambeau semer les étincelles ; Le peuple s'épouvante, il voit dans ces objetsDes vengeances du Ciel les terribles effets.Votre fils court vers eux, et prévenant leurs plaintes,Crétois, leur a-t-il dit, je vais calmer vos craintes.Il ordonne à ces mots qu'on prépare l'autel Où son généreux sang ; va satisfaire au Ciel,Et chacun désormais effrayé pour soi-même.Abandonne en pleurant la victime qu'il aime. IDOMÉNÉE. Mon fils ÉRIGONE, rapidement. Il n'est plus temps de gémir sur son sort,C'est nous qui l'immolons, si nous souffrons sa mort. Voici l'instant d'oser, de tenter l'impossible.Que je me sens de force en ce moment terrible !Le Prêtre, le Ciel même ont en vain menacé,Empêchons qu'en ce lieu l'autel ne soit dressé.La nature, l'hymen, la vertu nous l'ordonnent ; Nous n'opposons aux Dieux que les lois qu'ils nous donnent ;La résistance juste en cette extrémité,N'est sans doute pour nous qu'un droit à leur bonté ;En lassant leur rigueur arrachez votre grâce,Secondez mes transports, secondez mon audace. J'irai, de votre fils et l'épouse et l'appui,Me jeter palpitante entre le glaive et lui ;Venez, nous forcerons le peuple à sa défense,Le prêtre à la pitié, les Dieux à la clémence. ACTE V Un Autel est dressé sur le rivage. SCÈNE PREMIÈRE. Idamante, Nausicrate. NAUSICRATE. Par vous-même ainsi donc votre tête est proscrite ! Vous pouvez vous soustraire à la tendre poursuiteD'une épouse éperdue et d'un père éploré !Mon Prince va périr ! Ce serment abhorréQue l'erreur prononça, que le remord abjure,Est plus fort que l'hymen, plus fort que la nature ! IDAMANTE. Et tu vois quel fléau semble justifierSur ces bords désolés l'effroi d'un peuplé entier ;De feux contagieux cette île est infectée,On respire avec l'air la vapeur empestée,Chaque instant d'un Crétois précipite le sort, Le fléau croît, il frappe, et la mort suit la mort ;Et tu veux qu'assiégé, que pressé de victimes,Quand peut-être, en mourant, je ferme tant d'abîmes,Je laisse à mon pays, dans ce commun effroi,Un prétexte apparent de se plaindre de moi ! Tu veux d'Idoménée entende la PatrieLui reprocher son voeu, son parjure et ma vie !Non, je cède à la loi de la nécessité,J'arrache un père au trouble où son voeu l'a jeté,Et je rends à jamais mon nom cher à la Crète, Si le salut public par mon sang se rachète.Il le faut avouer, j'attendais dans ces lieuxDu retour de mon père un sort moins malheureux ;Il m'était doux de vivre, une épouse chérie,Un père qui m'aimait, m'attachaient à la vie ; Mon coeur ne connaît point l'insensibilitéD'une triste vertu hors de l'humanité,Et ne voit que l'orgueil dans la fermeté dureQui dompte ou feint plutôt de dompter la nature.Nausicrate, ce coeur s'arrache avec effort À des noeuds qui faisaient le bonheur de mon fort,Je meurs à tous les biens d'un coeur tendre et sensible,Voilà mon sacrifice, ami, le plus pénible ;Voilà vraiment ma mort. NAUSICRATE. Non, je ne puis, Seigneur,Croire encor dans les Dieux cet excès de rigueur, Qu'ils veuillent qu'on expie une erreur par un crime,Qu'ils veuillent immoler un Prince magnanimeÀ cette loi de sang, dont l'inhumanitéDéshonore leur culte de dément leur bonté. IDAMANTE. Cette loi meurtrière et ce barbare hommage Sont moins pour eux sans doute un culte qu'un outrage ;Mais le Ciel, pour punir l'homme de sa fureur,Reçoit l'affreux tribut de sa féroce erreur ;Je mourrai, laisse-moi ce destin qui t'étonne :Retourne seulement, ami, vers Érigone. J'aurais voulu pouvoir lui cacher mon trépas,Par mon ordre déjà l'on observe ses pas ;Qu'on l'éloigne du moins dans ces moments d'alarmes, Sauve-moi du tourment de voir couler ses larmes. SCÈNE II. Érigone, Idamante, Nausicrate. ÉRIGONE, aux Gardes. Hé quoi ! Vous m'arrêtez ! Vous osez, inhumains !... IDAMANTE. La voici. ÉRIGONE. Je l'entends, tous vos efforts sont vains. IDAMANTE. Où fuir ! ÉRIGONE. Cher Idamante ! Eh quoi ! Tu m'abandonnes !C'est à toi qu'on m'arrache, et c'est toi qui l'ordonnes !Tu veux mourir ! Tu veux te séparer de moi !Érigone te perd, et n'est plus rien pour toi ! Mais que vois-je, grands Dieux ! Quelle image effrayante,Quels sinistres apprêts la rive me présente !C'est donc là que tu veux, consacrant ta fureur...Non je ne puis souffrir ce spectacle d'horreur.Renversons cet autel... Vous m'arrêtez, barbares !... Ils servent sans pitié le zèle où tu t'égares !Que fait Idoménée ? Il t'abandonne, il fuit,Il te laisse à l'autel où son voeu t'a conduit. IDAMANTE. Il ne m'immole point, c'est moi qui me dévoue.Ne lui reproche plus un voeu qu'il désavoue, Un voeu qui le déchire, il voulait le cacher,De ces bords dangereux il voulait m'arracher,Et s'exilait lui-même, et contre la tempêteFaisait de sa couronne un abri pour ma tête ;Tendres illusions que son coeur en m'aimant. Embrassait pour tâcher d'éluder son serment !Mais le Crète périt : le Dieu qui la désoleAttend pour s'apaiser qu'Idamante s'immole.Auteur des maux publics, me rendrais-je en ce jourL'horreur d'un peuple entier dont tu m'as vu l'amour ? S'il fut heureux par moi, si sa reconnaissanceContre mon père même avait pris ma défense,S'il m'appelait tantôt à ce suprême rang,Je vois en lui mon peuple, et je lui dois mon sang. ÉRIGONE. Voilà le seul honneur dont ton âme est. jalouse ! Ton peuple !... Mais, cruel ! Ta malheureuse épouse ! IDAMANTE. Et je meurs pour toi-même, en détournant de toiLe fléau qui pourrait te frapper devant moi. ÉRIGONE. En périrai-je moins ? Ta vie était la mienne :Tu n'en saurais douter, ma mort suivra la tienne. Va, la contagion aveugle dans son cours,Le hasard en ces lieux peut épargner mes jours ;Mais que fera le coup où ta fureur s'obstine,Qu'assurer à la fois et hâter ma ruine !Eh ! Qu'importe à mon sort que ce soit le fléau, Ou bien le désespoir qui me plonge au tombeau ? IDAMANTE. Ah ! Si je te suis cher, fais toi l'effort de vivre,Empêche ainsi mon père aujourd'hui de me suivre,Daigné être encor sa fille, et qu'il ne perde rienDe ce coeur qu'Idamante épanche dans se tien ; Adieu, quitte ces lieux. ÉRIGONE. Moi te fuir ! Qu'Érigone...Oisive en sa douleur au trépas t'abandonne ! IDAMANTE. De ces tristes moments épargne-toi l'horreur. ÉRIGONE. Eh ! Cache donc aussi ton supplice à mon coeur. IDAMANTE. C'est trop nous attendrir, la vapeur meurtrière Ravage ces climats pendant que je diffère ;Chère Érigone, adieu, va, porte ailleurs tes pas :Je meurs de ta douleur plus que de mon trépas. ÉRIGONE. Je ne te quitte point,... Ô mortelles alarmes !Eh ! Que puis-je tenter ? Qu'espérer de mes larmes ? Je ne vis, ni ne meurs ; et, d'horreur consumé,Seulement pour souffrir mon coeur est ranimé. NAUSICRATE. Ah ! Madame ! On s'avance, un tumulte sinistre... SCÈNE III. Le Grand Prêtre, Érigone, Idamante, Nausicrate, Prêtres, Peuples. Les Portes du Temple s'ouvrent ; Érigone arrête le Grand Prêtre sur le seuil. ÉRIGONE. Arrête, des autels implacable Ministre ,Tyran qui veux soumettre à d'homicides lois Les jours de l'innocence et le sang de tes Rois.Eh ! Quel voeu faut-il donc qu'Idamante accomplisse ?Quel Dieu préside au meurtre et prescrit l'injustice ? Elle met la main sur l'autel.Voici, voici l'autel où les voeux les plus saintsM'engagèrent à lui,... devant eux... dans vos mains, Et votre fanatisme aveuglément préfèreÀ des serments sacrés un serment sanguinaire.Ah ! S'il faut aujourd'hui violer l'un des deux,Doit-ce être, répondez, le serment vertueux ?Et dans les préjugés dont l'erreur vous domine, Un voeu n'est-il sacré que lorsqu'il assassine ?J'embrasse cet autel, et pour en approcher,Cruels, toute sanglante il faut m'en arracher. SCÈNE IV ET DERNIÈRE.Idamante, Idoménée, Érigone, Le Grand Prêtre, Sophronime, Nausicrate, Prêtres, Peuples. IDOMÉNÉE, arrivant du Temple avec précipitation. Non, tu ne mourras point, ton espérance est vaine. IDAMANTE. Mon père, où courez-vous ? Quel transport vous entraîne ? ÉRIGONE. Venez, Seigneur, venez et joignez-vous à moi. IDAMANTE. M'accablez-vous tous deux ! IDOMÉNÉE. Mon fils est votre Roi.Peuples, ah ! Défendez une tête adorée,Et pour vous et pour moi cette tête est sacrée.Non, son père à la mort ne l'aura point conduit : Ce n'est point lui, c'est moi que Neptune poursuit ;Pour lui je viens aux Dieux m'offrir seul en victime. IDAMANTE. Vous, mourir. IDOMÉNÉE. Laisse moi, mon fils, j'ai fait le crime. IDAMANTE. Ma mort doit l'expier. IDOMÉNÉE. Le trépas m'est un bien. IDAMANTE. Neptune veut mon sang. IDAMANTE. Et mon sang est le tien. IDAMANTE, se frappant d'un poignard. Eh bien ! Je le répands ; vivez, mon père. Le tonnerre gronde. IDOMÉNÉE. Où suis-je ? ÉRIGONE, tombant au pied de l'autel évanouie. Ciel ! IDOMÉNÉE. Dieu barbare, achève. IDAMANTE, dans les bras de Nausicrate. Entendez ce prodige ;Le Ciel enfin s'apaise. IDOMÉNÉE, voulant se frapper de l'épée de Sophronime. Ah ! C'est par d'autres coups..., IDAMANTE. Amis, sauvez mon père. IDOMÉNÉE, dans les bras de Sophronime. Eh ! Que prétendez-vous ?Exécrable serment ! Victime trop chérie ! IDAMANTE. Vivez et rappeliez Érigone à la vie ;Séchez, si vous m'aimez, l'un de l'autre les pleurs,Que j'emporte ce prix de mon trépas.... je meurs. SOPHRONIME. Seigneur ! Arrachez-vous.... IDOMÉNÉE. Eh bien ! Dieu de la CrèteMon ferment est rempli, votre loi satisfaite. J'ai tout perdu : Crétois, je vous rends votre foi ;Non, je n'ai plus de fils, vous n'avez plus de RoisJe quitte ces autels, ce trône, ce rivage ,Tout m'est affreux. Je suis une sanglante image.Je vais chercher ailleurs des Dieux moins ennemis, Je vais pleurer ailleurs mon serment et mon fils. ==================================================