******************************************************** DC.Title = SOLIMAN, OU L'ESCLAVE GÉNÉREUSE, TRAGÉDIE. DC.Author = JAQUELIN DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 07/07/2022 à 04:39:36. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/JAQUELIN_SOLIMAN.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8528590 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** SOLIMAN OU L'ESCLAVE GÉNÉREUSE. TRAGÉDIE. M. DC. XXXXXIII. Avec Privilège du Roi. SOLIMAN À LA FRANCE. France, aimable séjour, vaste et superbe Empire, Ne crains point, si tu vois le Grand Seigneur chez toi, Tes Villes, tes Trésors, ce n'est pas où j'aspire, Ni je ne prétends pas te ranger sous ma Loi. Content de mon État, content de ma puissance, Un plus juste dessein porte mes pas ici ; C'est que j'y veux apprendre une haute science, Sous un MAÎTRE bien jeune, et bien capable aussi. LOUIS est ce grand MAÎTRE, et c'est à son École, Que je viens aujourd'hui pour me faire enseigner ; S'il daigne seulement me dire une parole, Qu'il me rendra savant en l'Art de bien régner ! ACTEURS. SOLIMAN, Empereur des Turcs. ROXELANE, Sultane Reine. BAJAZET, leur fils. LE MUFTI. ACOMAT, Grand Vizir. ASPASIE, Esclave. HAZAN. IBRAHIM. UN CAPIGI, [portier du Sérail]. La Scène est à Constantinople. ACTE I SCÈNE I. Soliman, Bajazet. BAJAZET. Par ton ordre Seigneur tu me vois à tes pieds, Où mes déportements seront justifiés J'y viens pour dissiper, la noire calomnie, Dont ma vertu s'offense, et ma gloire est ternie ; Te déclarer le but de mes intentions, Et te faire approuver par là mes actions. SOLIMAN. Mon fils, je veux parler, avant que vous entendre, Après sur chaque point, vous vous pourrez défendre, Vous aurez tout loisir, et serez écouté. BAJAZET. C'est ce que j'attendais Seigneur de ta bonté. SOLIMAN. C'est avec grand regret, puisqu'il faut vous le dire, Que je vous vois mon fils déchirer mon Empire. BAJAZET. Moi Seigneur. SOLIMAN. Écoutez ; je ne vous dirai rien, Qui ne soit véritable, et qu'on ne sache bien ; Dans le gouvernement du Prince votre frère Entrer à main armée, en mortel adversaire, Désoler le pays, brûler, et piller tout, Enfin le saccager de l'un à l'autre bout ; Si ce n'est là mon fils déchirer mon Empire, Certes, c'est faire encor quelque chose de pire. Vous poussez plus avant votre injuste dessein, Vous commettez des gens pour lui percer le sein, Et si votre fureur eût été bien servie, Ce frère si haï ne serait plus en vie. Ce sont là de beaux traits de générosité, Pour vous faire connaître à la postérité, Et par eux votre nom tout reluisant de gloire Vous rendra pour jamais l'ornement de l'histoire. Infâmes actions d'un fils de Soliman, Prince indigne de vivre, et du nom Ottoman. J'avais conçu de vous une plus haute estime, Je ne vous croyais pas capable d'un tel crime, Je vous pensais plus juste, et bien plus retenu, Mais votre intérieur ne m'était pas connu. C'est ainsi, que souvent sous un masque hypocrite Se déguise le vice, et tient lieu de mérite, Qu'un coeur lâche, et cruel passe pour un grand coeur ; Mais on apprend enfin, que ce n'est qu'un trompeur, Et pour avoir d'un homme entière connaissance, Que l'on n'en doit jamais juger sur l'apparence. Vous m'avez ébloui d'une fausse vertu ; Mais dans tous mes États l'éclat qu'elle avait eu, La réputation, qu'elle s'était acquise, Peut bien justifier une telle surprise, Et l'aveugle amitié, qu'un père avait pour vous, Conforma son estime à l'estime de tous. Mais qu'on croit de léger les choses qu'on souhaite ; Je désirais en vous une vertu parfaite, De nobles sentiments d'honneur, de probité, J'en ai vu, quelque effet, je m'y suis arrêté, Et j'ai pris jusqu'ici pour grandeur de courage, Ce que je reconnais n'en être que l'image. Il faut, il faut mon fils vivre d'autre façon ; Il faut avant qu'agir consulter la raison, Et la rendant du coeur maîtresse souveraine, Ne jamais écouter les conseils de la haine ; À surmonter la haine il y va de l'honneur, Et pour vous il y va de tout votre bonheur. Je ne souffrirai pas aussi qu'elle vous dure, Elle est trop opposée aux lois de la nature, Et je ne vous veux plus avouer pour mon fils, Si vous comptez Sélim entre vos ennemis. Ce Prince a trop souffert de votre humeur altière, Je veux, que désormais vous le traitiez en frère, Que vous lui demandiez pardon de votre erreur, Avec tous les respects dus à mon successeur, Et que vous mettiez fin à ces guerres civiles, Qui ruinent l'Empire, et vous sont inutiles. Mais enfin dites-moi, qui vous a fait armer, Et contre votre Sang, qui vous peut animer ? Soliman règne encor, votre frère vous aime, Je vous chéris aussi, l'État en fait de même, Et dans votre Province en toute sûreté, Vous êtes absolu sous mon autorité. Qu'est-ce, que vous pouvez souhaiter davantage, Désirez-vous mon fils montrer votre courage, Par d'illustres exploits agrandir votre nom ? J'y consens, combattez, mais hors de ma maison ; Portez, portez la guerre au Royaume de Perse, Que là pour me servir votre valeur s'exerce, Son Prince de tout temps fut de nos ennemis, Conquêtez cet État, il vous sera permis, Mais quoi votre valeur n'en veut qu'à ce seul frère, Il nuit à vos desseins, il vous en faut défaire, Le droit, qu'à ma Couronne il a de succéder, D'un oeil plein de fureur vous le fait regarder ; Mais votre ambition source de cette haine Se donne pour le perdre une inutile peine, Je saurai le défendre, et je vous ferai voir, Qu'il n'est pas malaisé de vous mettre au devoir. BAJAZET. Ce, qu'on t'a fait ouïr contre mon innocence, M'oblige à te parler Seigneur en ma défense, Et te justifier les desseins de ton fils. SOLIMAN. Je vous veux bien entendre, et je vous l'ai promis. BAJAZET. Tu te plains donc Seigneur, que j'attaque mon frère, Que j'entre en sa Province en mortel adversaire, Que la flamme, et le fer y servent ma fureur, Et que je l'ai rendue un spectacle d'horreur ; À cela ; je réponds, qu'il est de la prudence, Contre ses ennemis d'user de prévoyance ; Et d'éviter l'effet de leur mauvais dessein ; C'est là ce qui m'a mis les armes à la main. Je savais, que Sélim travaillait à ma perte, Ne devais-je pas, craindre une haine couverte, Et peut-on m'accuser de l'avoir attaqué Si lui-même en effet le premier a manqué ? Mais toutefois Seigneur pour assurer ma vie De le persécuter je n'ai point eu d'envie, Ni d'user contre lui du fer ou du poison, Un fils de Soliman agit d'autre façon ; Je suis plus généreux, qu'on ne t'a fait entendre, J'attaque ouvertement, et l'on se peut défendre, Je hais la perfidie, et n'en ai point usé, Encor, que faussement on m'en ait accusé. Mais si je ne suis pas digne de ta croyance, Fais saisir ceux des miens, en qui j'ai confiance, Fais-les mettre à la gêne, et par mille tourments, Fais sortir de leur sein mes secrets sentiments. Ainsi la vérité paraissant toute pure Imposera pour moi silence à l'imposture ; Il est bien vrai Seigneur, je ne le cèle pas, J'ai fait à mon aîné la guerre en tes États, Mais je te l'ai déjà dit, que je pouvais le faire, Puisqu'ils se dépouillait des sentiments de frère, Et me voulait ôter le bien de la clarté, Quoique pendant ta vie il soit en sûreté ; C'est là ce que je puis prouver à ta hautesse, Ceux qui de ce cruel en avaient charge expresse, Et qui n'osant commettre une telle action Me vinrent avertir de son intention, Justifieront assez, si tu les veux entendre Un Prince malheureux, que l'on voulait surprendre. Mais il doit bien attendre au moins pour mon trépas, Que ta mort l'ait rendu maître de tes États ; Lors suivant de ces lieux la barbare maxime, Que pour régner sans crainte il s'assure d'un crime. S'il me croit lâche assez pour lui vouloir ravir, Et le Sceptre, et le jour au lieu de le servir, Je ne me plaindrai point de l'effet tyrannique, D'une si prévoyante, et dure Politique, Les frères d'un Sultan lui sont tous ennemis, Et pour régner enfin tout lui paraît permis. Mais il ne règne pas, tandis qu'il a son père, Ce Prince défiant n'est encor, que mon frère, Grâces au Ciel encor je relève de toi, Et son autorité ne va pas jusqu'à moi ; J'ai rendu néanmoins honneur à sa naissance, Tout autant, que j'ai cru ma vie en assurance, Et n'ai jamais pour lui manqué d'aucun respect, Que, quand sa lâcheté me l'a rendu suspect. Mais je ne m'accuse point de le charger d'un crime, Quand je n'ai point pour moi d'excuse légitime ; Nous avons des témoins gens de bien, et de foi, Si tu le veux permettre, ils parleront à toi, Et quand ils t'auront fait un rapport véritable, Tu verras de tes fils, lequel est le coupable. SOLIMAN. Si vous ne l'étiez pas, qui vous a retardé, De me venir trouver, quand je l'ai commandé ? Et ne deviez-vous pas par votre obéissance, De votre procédé me montrer l'innocence ? Que ne l'avez-vous fait au premier commandement ? Mais vous étiez coupable, et craigniez justement. BAJAZET. Si tu le crois Seigneur, hé bien je le confesse, Mais si j'ose parler encor à ta hautesse, Tu ne m'as envoyé, qu'un ordre seulement. Et je jure d'avoir obéi promptement. SOLIMAN. Je ne veux point agir en Juge trop sévère, Mon fils, j'écouterai ces gens de votre frère, Faites-les-moi venir tantôt, et je verrai, Ce qu'ils diront pour vous, et ce que j'en croirai. Que leur division me donnera de peine ! N'est-il point de moyen pour étouffer leur haine, Ô ! Ciel de ta bonté j'espère ce bonheur, Mais qu'est-ce que tu veux ? Parle. SCÈNE II. Soliman, un Capigi, Hazan. LE CAPIGI. Un Courrier Seigneur Désire te parler. SOLIMAN. D'où vient-il ? LE CAPIGI. De l'Armée. SOLIMAN. Qu'il entre, qu'à ce mot mon âme est alarmée, Je crains quelque malheur, et je ne sais pourquoi, Mais cette vaine crainte est indigne de moi. HAZAN. Pertave à ta hautesse envoie cette Lettre, Qu'en tes mains seulement j'ai charge de remettre. LETTRE. Seigneur tu n'as plus d'ennemis, Ils sont tous ou morts, ou soumis, Par mon bras le Ciel t'en délivre, La Thrace n'en souffrira plus, Et de ces révoltés vaincus, Le Chef cesse aujourd'hui de vivre. L'imposteur est mort à mes yeux, Mais en mourant ce factieux Nomme la cause de son crime, Bajazet, dit-il est l'auteur De ma faute, et de mon malheur, Et m'ôte la vie, et l'estime. Celui qui te rend cet écrit, Ayant ouï ce qu'il a dit, Peut confirmer cette nouvelle, Je t'en réponds, il est à moi, À ces discours ajoute foi, Il a vu mourir le rebelle Aussi j'envoie à ta grandeur, La femme de cet imposteur, Qu'on doit nommer une merveille, Chacun admire ses appas, Et dès lors, que tu la verras Tu la jugeras sans pareille. PERTRAVE. SOLIMAN. Dit-il vrai le Bassa ? Croirai-je de mon fils Qu'il soit d'intelligence avec nos ennemis ? HAZAN. Ce qu'écrit le Bassa, Seigneur est véritable. SOLIMAN. Hélas ! Si je le crois, mon fils est donc coupable. Mais que je sache tout. HAZAN. Tu sauras tout Seigneur ; Quand Pertave eût vaincu Mustapha l'imposteur, Pour l'honneur de son Prince, et pour sa propre gloire Ce généreux Bassa poursuivit sa victoire. Mustapha fait retraite ; on le suit, on le joint, Ceux, dont il est suivi ne nous résistent point ; Ainsi seul contre nous on le saisit sans peine, Le Bassa l'interroge, et lui craignant la gêne, Confesse dès lors toute la vérité, Qu'à se dire ton fils Bajazet l'a porté Qu'ayant de Mustapha tous les traits de visage Le geste, l'agrément, l'air, la parole, et l'âge, Il passait pour ce Prince et fils de Soliman Quoiqu'il fût au tombeau déjà depuis un an. Qu'il avait joint encor à cette ressemblance Une fourbe subtile, et pleine d'apparence ; C'est, que pour se soustraire à ta sévérité, Lorsque dans la Syrie il se fut révolté, Prévoyant le malheur, qui menaçait sa vie S'il eût aveuglement ta volonté suivie Il ne fut point te voir, comme tu le voulais, Craignant de voir le jour pour la dernière fois. Que ne l'ayant point vu dès sa plus tendre enfance, Tu n'avais de ses traits aucune souvenance, Et qu'un simple Soldat, qui lui ressemblait fort, Avant que te parler pour lui fut mis à mort ; Et qu'après que du corps l'âme fut séparée Cette masse de chair fut peu considérée, Que tu ne la vis point, et que l'on mit pour lors Le Prince Mustapha dans le nombre des morts. Puis il dit au Bassa, que par ce stratagème Il n'avait pas dessein de se servir lui-même, Qu'il suivait en cela les ordres de ton fils, Et qu'il s'était perdu pour les avoir suivis, Que même Bajazet soudoyait son armée, Et qu'un éclat trompeur, une ombre, une fumée, Le nom de Mustapha, qui l'avaient ébloui, Faisaient qu'à Bajazet il avait obéi, Sans que jamais pourtant en quelque confidence Des desseins de ton fils il eût eu connaissance. Après que le Bassa sût ce qu'il souhaitait, Il le fit étrangler, comme il le méritait, Encor qu'avec instance il demandât la vie, Par nos gens, cependant sa femme est poursuivie, On la prend, et je crois que bientôt dans ces lieux Ta hautesse verra ce chef d'oeuvre des Cieux. SOLIMAN. Quoi donc de l'imposteur, vous êtes le complice Prince lâche, perfide, et digne du supplice ? Donc vous prêtez la main à sa rébellion. Mais que dis-je, il ne sert qu'à votre ambition, Et lui-même vous nomme en cette conjoncture La cause de sa perte, et de son imposture, Et mauvais serviteur d'un Maître criminel, Jette sur votre nom un opprobre éternel ; Mais la Sultane vient ; cachons-lui notre peine, Madame quel sujet en ce lieu vous amène ? SCÈNE III. Soliman, Roxelane. ROXELANE. Qui m'amène en ce lieu, Seigneur ? Ne sais-tu pas, Que la crainte et l'Amour y conduisent mes pas ? On accuse mon fils, et je viens pour apprendre, Si l'Amour paternel a bien su le défendre, Je te viens demander si tu l'as condamné, Si l'on sacrifiera le cadet à l'aîné, Et si de tes soupçons déplorable victime Près d'un père soi bon l'imposture l'opprime. SOLIMAN. L'imposture en ceci n'agit aucunement, Je le tiens criminel sur un vrai fondement. Et plût au juste Ciel qu'il fut moins véritable, Mon coeur souffre beaucoup à le croire coupable, Aussi ne veux-je pas lui dénier un point, Qu'aux plus grands criminels on ne dévierait point, C'est d'entendre parler quelques gens de son frère, Par qui Sélim dit-il tâchait de s'en défaire Mais qui tremblant d'horreur pour cet acte inhumain, Et n'osant accomplir son barbare dessein L'en furent avertir, et lui firent connaître, Qu'ils ne feraient jamais un crime pour leur Maître ; Je les veux écouter, et vous devez savoir, Que pour lui la nature a bien fait son devoir. ROXELANE. Que cette grâce, ô Ciel, si longtemps attendue Me donne peu de joie, et m'est bien chère vendue ! Si j'ai pu par mes pleurs émouvoir ta pitié, Je ne reçois de toi qu'un bienfait à moitié, Et de mes deux enfants, quand tu m'es favorable Pour justifier l'un tu fais l'autre coupable, Car il n'est pas permis pour s'assurer son rang, Qu'un frère perde un frère, et répande son sang ; Qu'ai-je donc obtenu de ta bonté suprême, Si le criminel change, et le crime est le même ? Ne sont-ils pas tous deux formés du même sang, Et n'ont-ils pas reçu la vie au même flanc ?Faut-il, que l'un des deux soit à l'autre perfide, Que l'un d'eux ait voulu commettre un Fratricide, Et soit indigne enfin de notre affection, Ou par la défiance, ou par l'ambition. SOLIMAN. Un père entre ses fils sera Juge équitable. ROXELANE. Pourras-tu te résoudre à punir le coupable ? SOLIMAN. Ne vous alarmez point sans en avoir sujet, Le temps justifiera peut-être Bajazet. ROXELANE. Hé s'il est innocent, que deviendra son frère. SOLIMAN. Ne craignez rien pour lui, si son Juge est son père. SCÈNE IV. ROXELANE, seule. Je n'aurais pas raison d'appréhender pour lui, Sélim dedans ce lieu ne manque pas d'appui, Et quoi, que le Sultan, m'ait voulu faire entendre. L'Amour, qu'il a pour lui travaille à le défendre. Je crains pour Bajazet, il cause mon souci, Peut-être, que sa vie est en danger ici ; Et qu'il serait besoin avec son innocence, Qu'il eût pour se défendre un peu plus de puissance, Qu'en tête d'une armée il se fit redouter, Et qu'on n'eût pas enfin pouvoir de l'arrêter ; Mais il est hors d'état d'éviter la tempête, Si l'on lui veut lancer la foudre sur la tête, Il s'est mis en hasard, pour être obéissant ; On l'accusait bien moins quand il était absent, Mais le respect, qu'il rend aux ordres de son père, L'expose à la rigueur d'un jugement sévère, Prince partout ailleurs, il est sujet ici ; Et l'on l'y peut traiter comme un sujet aussi, Ce fils, que j'aime tant perdrait ici la vie ? Sa mort d'une autre mort serait bientôt suivie, Celle de son aîné cause de son malheur Servirait de remède à ma juste douleur, Si l'Amour du Sultan, pour Sélim est extrême, Pour mon cher Bajazet mon Amour est de même, Si l'on veut empêcher le trépas de l'aîné, Il faut, que le cadet ne soit pas condamné, Si l'on m'ose affliger, que l'on craigne ma haine, Il n'est rien d'impossible à la Sultane Reine ; Je n'aurai pas besoin de faire grand effort ; Dès que je parlerai, c'en est fait il est mort ; Mais je m'échauffe trop, sans qu'il soit nécessaire, On n'ôte pas encor Bajazet à sa mère, On veut encor l'entendre, et s'il est écouté, Je puis apparemment le croire en sûreté ! Pour condamner un fils, il ne faut point l'entendre, À la moindre parole, on se laisse surprendre, Et l'on n'en peut ouïr un soupir seulement. Sans qu'un père aussitôt change de sentiment. Mais il ne suffit pas que la nature agisse, Et que même pour lui se trouve la Justice, Il faut, que la raison soutienne son parti ; C'est, en quoi j'ai besoin de l'aide du Mufti ! Cet homme s'est acquis avec son éloquence Sur l'esprit du Sultan une grande créance, Soliman le chérit, et ne fait jamais rien, Que sur tout autre avis il ne suive le sien ; Faisons donc, qu'il lui parle, et que par son adresse Bajazet soit absous, et que ma crainte cesse. Comme il est tout à moi, je m'en puis assurer, Et dessus son crédit je puis tout espérer ; Mais me servir de lui semble faire paraître, Qu'il a plus de pouvoir sur l'esprit de son Maître, Que moi, qui jusqu'ici n'avais rien demandé, Qu'il ne m'eût aussitôt aisément accordé ; Moi de qui l'on a vu l'adresse plus qu'humaine Faire d'une sujette une Sultane Reine, Qualité glorieuse, et que depuis longtemps Les femmes ne pouvaient obtenir des Sultans ; Moi, qui suis parvenue à ce degré suprême Par l'Amour du Sultan, et ma faveur extrême J'emploierai du Mufti le crédit aujourd'hui ; Ah ne balançons point à nous servir de lui Et ne regardons point, s'il y va de ma gloire, Nul moyen n'est honteux, qui donne une victoire. Envoyons-le chercher, faisons que promptement Il parle à l'Empereur selon mon sentiment, Après si ce discours ne peut rien sur son âme Suffit pour mon dessein, que Roxelane est femme. ACTE II SCÈNE I. Soliman, Acomat, Le Mufti. SOLIMAN. Vous, que j'ai consultés dans toutes mes affaires, Et de qui j'ai reçu des conseils salutaires, Amis de Soliman, appuis de son État, Mufti prudent et sage, et vous brave Acomat, Je veux vous confier un secret d'importance, Mais je ne vous puis donner la connaissance, Si vous ne m'assurez, qu'un discours indiscret Ne vous fera jamais découvrir mon secret. LE MUFTI. Si tu n'es pas Seigneur assuré de mon zèle, Et si tu ne me crois un confident fidèle, Ne me découvre point ce secret important. ACOMAT. Seigneur sur ce sujet je t'en dois dire autant. Si ma fidélité tant de fois éprouvée, Au point où tu la veux, n'était pas arrivée, Ne me fait point savoir ce qui se doit celer Mais, si tu la connais, ne crains point de parler ; Si l'on apprend par moi ce secret qui t'importe, Ôte-moi pour jamais l'honneur d'être à ta porte, La garde de tes sceaux, et m'ôte enfin le jour, Si je t'ose trahir par un si lâche tour. SOLIMAN. C'est assez, je vous crois l'un et l'autre fidèle ; Que je vais vous apprendre une étrange nouvelle, Et qui surprendra bien sans doute vos esprits, Si même Soliman s'en est trouvé surpris. Hélas ! Que la fortune est légère et volage, Que toute sa faveur est un faible avantage, Si lors, que l'on la croit posséder pleinement, On s'en trouve privé par un prompt changement. Je n'ai point combattu sans gagner de victoire, Toutes mes actions ont augmenté ma gloire, J'ai vu tous réussir les desseins que j'ai fait Et l'Europe et l'Asie, en sentent les effets, Tant d'ennemis vaincus, tant de forces domptées, Tant de fameux exploits, de places emportées. Mais tout ce grand bonheur, que j'ai tant souhaité, Quand j'en ai cru jouir, ne m'a point contenté ; De quoi me sert aussi l'invincible puissance, Qui range tant d'États sous mon obéissance, Si jamais l'union ne règne entre mes fils, Et si je ne puis voir leurs discords assoupis. La grandeur seulement n'est pas ce qui contente, Sans le repos d'esprit la Couronne est pesante, Et pour grand que l'on soit, s'il reste des désirs, On ne saurait manquer d'avoir des déplaisirs. C'est ce que je connais par mon expérience ; Si l'on en veut ouïr la commune créance, C'est être bien heureux, qu'être toujours vainqueurs, Mais chacun ne sait pas, que mon mal est au coeur. Le peuple ne voit pas dans son erreur grossière, Que satisfait en Prince, on peut souffrir en père, Et que c'est un grand mal de se voir obligé, De paraître content, quand on est affligé. Dur et funeste sort, dans le rang où nous sommes, De ne pouvoir agir comme les autres hommes, Et de nous voir privés de notre liberté, Avec tant de puissance, et tant d'autorité ? Aussi ne puis-je plus à la fin me contraindre, Et quoique les grands coeurs ne doivent pas se plaindre, Je me plains toutefois, qu'avec tout mon pouvoir, Le seul bien que je veux, je ne le puis avoir. Je voudrais voir mes fils en bonne intelligence, Qu'ils n'eussent l'un de l'autre aucune défiance, Et que vivant en paix dans leurs gouvernements, Ils eussent du respect pour mes commandements. Mais encore Sélim n'est-il pas si coupable, S'il m'a désobéi sa faute est excusable, Son frère l'attaquait, et s'en voyant presser, Il a cru le pouvoir justement repousser. C'est ce, que toutefois Bajazet me dénie, Et ce, que hautement il nomme calomnie. Il dit plus, que Sélim employe tous ses soins À le faire périr, qu'il en a pour témoins, Ceux-mêmes, qui devaient servir à sa ruine, Et qui par un effet de la bonté Divine, Afin de le sauver lui vinrent découvrir, Qu'on les avait chargés de le faire mourir ; Bajazet ce matin me tenant ce langage, Sur Sélim peu s'en faut remportait l'avantage, J'étais prêt à le croire, et je n'attendais plus, Que d'entendre parler ses témoins là-dessus, Quand on m'a fait savoir, ô fâcheuse nouvelle, Que le faux Mustapha, ce traître, ce rebelle, L'avait de sa révolte en mourant accusé, Et que sans lui jamais il n'aurait rien osé. Ce discours vous surprend, mais il est véritable, De sa rébellion Bajazet est coupable, Pertave m'en assure, et même cet écrit Vous pourra confirmer, ce que je vous ai dit. Je vous laisse à juger des troubles de mon âme, À l'instant, que j'ai su cette action infâme, À l'instant, que j'ai su qu'un Prince de mon sang Par cette lâcheté déshonorait son rang ; Je me plaignais souvent, qu'il haïssait son frère Hélas ! C'était bien moins, que s'en prendre à son père, Et pour exécuter ses coupables projets, Armer insolemment contre moi mes sujets. Mais quel était son but, et que pensait-il faire, Ce fils dénaturé cet esprit téméraire ? Quoi voulait-il régner, croyait-il, que mes jours Pour son ambition eussent un trop long cours ? Et que prétendait-il avec cet artifice ; Ce dessein quel qu'il fut, avait peu de Justice ; Et même il ne pourrait, qu'avec difficulté S'emparer de mon Trône, ou m'ôter la clarté. Mon Sceptre après ma mort appartient à son frère, Si c'est là son espoir, c'est en vain qu'il espère ; Pour moi, je ne crains rien de ses mauvais desseins, Je le tiens le perfide, il est entre mes mains, Je puis, si je le veux le priver de la vie ; Mais je n'ai point voulu, qu'elle lui fut ravie Sans avoir sur son crime écouté vos avis, Les seuls que je veux prendre, et qui seront suivis ; Faites-moi donc savoir, ce qu'il faut que je fasse, Si je dois le punir, ou bien lui faire grâce. LE MUFTI. Puisque tu veux Seigneur savoir mon sentiment, Je suis prêt d'obéir à ton commandement, Et te vais déclarer ce que le Ciel m'inspire, Ce qu'a fait Bajazet pour toi, pour ton Empire, Sa vertu sans égale, et sa haute valeur, À parler librement ont causé son malheur. On n'a pu voir Seigneur, qu'avec des yeux d'envie, Les belles actions d'une si belle vie, Et je dirai de plus encor s'il m'est permis, Que sa seule vertu lui fait des ennemis. Mais quittons un discours, qui peut-être t'irrite ; Je dis donc seulement Seigneur, que son mérite Le doit mettre à couvert des traits de ta rigueur, Et qu'il n'est ni criminel, que d'avoir trop de coeur, Pouvait-il supporter les mépris de son frère ? Ce Prince de tout temps à son bonheur contraire, Le traitait en vassal, et tâchait sourdement, De se rendre le Maître en son gouvernement. Bajazet, qu'on traitait avec tant d'injustice Veut se fortifier contre cet artifice, Recherche les moyens de conserver son bien, Et se met en état de n'appréhender rien ; Et comme il est aimé de toute sa Province, Elle prend aussitôt l'intérêt de son Prince, Lui fournit de l'argent, et dans deux mois de temps, Elle lui met sur pied vingt mille combattants. Son frère, qui se voit ainsi dans l'impuissance, D'achever ses desseins selon son espérance, Dans son gouvernement fait lever des Soldats, Mais son projet encor ne lui réussit pas, Huit mille combattants composent son Armée ; Lors contre Bajazet sa haine est rallumée, Et par un mouvement indigne d'un grand coeur, Il se laisse emporter à toute sa fureur. Seigneur tu sais le reste, et de Bajazet même, Jusques, où l'a porté cette fureur extrême, Tu sais le noir dessein, qu'il avait projeté, Et qui grâces aux Cieux n'est point exécuté. Après cette action, si Sélim n'est coupable, Je le confesserai, Bajazet est blâmable, Il fait à son aîné la guerre injustement, Enfin son procédé mérite châtiment. S'il est permis aussi de conserver sa vie, Contre les ennemis dont elle est poursuivie, On ne peut accuser le Prince Bajazet, Puisque se conserver est tout ce qu'il a fait. Nous n'avons rien Seigneur de si cher, que la vie, Vouloir se l'assurer, c'est une juste envie, Ce trésor précieux, dont on fait tant de cas, Alors qu'il est perdu, ne se recouvre pas ; Comme c'est un bonheur, à qui tout autre cède,Si l'on veut en priver celui qui le possède, Il peut sans injustice en cette extrémité, N'épargner pas celui, dont il est maltraité ; Bajazet, dont l'esprit a peu de violence ; N'a pas voulu porter jusque-là sa vengeance, Toujours Maître absolu de son ressentiment, Il a fait éclater son pouvoir seulement, Et toujours a fait voir en Prince magnanime, Que dans tous ses desseins il n'entre point de crime. Sélim tâche à le perdre, on lui vient découvrir, À de lâches moyens le voit-on recourir, Pour mettre en sûreté, sa vie, et sa fortune ? Si ce Prince n'eût cru, qu'une vertu commune, Il eût cédé bientôt au violent transport, Qu'excite dans les coeurs la crainte de la mort, Et voulant prévenir tout accident sinistre, Il eût de sa fureur trouvé plus d'un Ministre ; Mais il s'est comporté plus généreusement, Aussi voit-on agir les grands coeurs autrement. Il a toujours haï ces hommes mercenaires, Qui se portent à tout, par l'espoir des salaires, Qui lâches, et cruels du sang des Souverains Osent même souiller leurs sacrilèges mains, Et loin de s'en servir on sait bien, quel supplice À ces coeurs inhumains ordonne sa Justice. Enfin chacun Seigneur sait, qu'il ne s'en sert point, Et que s'il a manqué, ce n'est pas en ce point. Mais il est accusé d'une action plus noire ; Hélas ! Que d'envieux s'attaquent à sa gloire, On dit, qu'en expirant Mustapha l'imposteur De sa rébellion l'a déclaré l'auteur ; Certes ses ennemis ont beaucoup d'impudence, Où leurs faibles esprits manquent bien de prudence, Quoi ne jugent-ils pas, qu'un traÎtre un imposteur Ne saurait près de toi passer, que pour menteur, Qui se disait ton fils avec tant d'insolence, Quoique l'on fut certain de sa basse naissance, Croyant par un mensonge éviter le trépas, Sans doute en ce rencontre a dit ce qui n'est pas ; Il a cru, qu'on voudrait en savoir davantage ; Et celui qui se voit prêt de faire naufrage Dans l'extrême désir, qu'il a de se sauver, S'attache fortement à ce qu'il peut trouver, Et n'examine point dans sa crainte excessive, Si son flottant Asile ira jusqu'à la rive. Ainsi ce malheureux se voyant en danger, Du crime, qui le perd tâche à se décharger, En couvre Bajazet, et blesse ainsi sa gloire, Et si Sélim se fut offert à sa mémoire, Afin de gagner temps en cette occasion, Il l'aurait accusé de sa rébellion. Quoi Seigneur, le hasard sera-t-il donc capable, De te faire traiter Bajazet en coupable, On cherchait un grand nom, afin de s'en couvrir, Si le sien s'est trouvé, quoi doit-il en mourir ? Au fourbe connu tel donneras-tu créance, Un criminel peut-il accuser l'innocence, Et peut-il témoigner contre ton propre fils, Lui qui fut le plus grand de tous tes ennemis. Mais si cette raison n'était pas assez forte, Considère Seigneur, le respect qu'il te porte, De tes commandements il se fait une Loi, Ta hautesse l'appelle, il se rend près de toi, Craint-il de hasarder ses gens par son absence ; Voit-on, qui les préfère à son obéissance, Ses plus chers intérêts ont-ils eu le pouvoir De lui faire oublier, quel était son devoir ? Voit-on, qu'un criminel à ses Juges se montre, Tant qu'il a le pouvoir d'éviter leur rencontre ? Non, non il ne l'est point, et on l'accuse à tort Ne condamne donc pas Bajazet à la mort, Ne le crois point auteur d'une infâme cabale, Ni l'ennemi juré de ta Maison Royale. ACOMAT. Seigneur, ce qu'on t'a dit du Prince Bajazet, D'une haine cachée est peut-être l'effet, Peut-être, qu'on en veut à sa vie, à sa gloire. Mais ce n'est qu'un peut-être, et qu'on peut ne pas croire,Et puisqu'il m'est permis de parler franchement, Je ne contraindrai point ici mon sentiment. De deux crimes très grands, on dit qu'il est coupable ; L'un et l'autre Seigneur est plus que vraisemblable. N'a-t-il pas attaqué Sélim ouvertement, N'a-t-il pas désolé tout son gouvernement ? Combien avons-nous vu par ses guerres civiles De carnages affreux aux Champs, et dans les Villes ? Combien de tes sujets massacrés par ses mains, Qui voulaient faire obstacle au cours de ses desseins. Par son ambition les Villes sont brûlées, Leurs Habitants sont morts, les Provinces pillées, Et tous les lieux enfin où ses gens ont été ; Sont de sanglants portraits de la calamité ; Mais n'a-t-il pas encor commis de plus grands crimes, Combien s'est sa fureur immolé de victimes, Combien a-t-elle fait d'injustes ennemis, Quand il a fait combattre un père contre un fils, Inspirant à ce fils pour combattre son père Les sentiments qu'il a de haine pour son frère. Selon mon sentiment cette seule action, A mérité Seigneur une punition. Quoi porter la nature ainsi contre elle-même, Contraindre de haïr les personnes qu'on aime, Ô ! Ciel qu'elle injustice, et qu'elle impiété, D'imposer hautement cette nécessité. Il l'a fait cependant, personne ne l'ignore, Et je pourrais bien dire à ta hautesse encore, Que d'avoir mis aux mains parents contre parents, C'est un chemin ouvert à des crimes plus grands, Que quand on voit souvent des crimes de la sorte, On n'en a moins d'horreur, qu'aisément on s'y porte, Et qu'ainsi Bajazet pourrait être accusé, Quand il a fait oser d'avoir lui-même osé, Et d'avoir attenté sur les jours de son frère, Cette action est-elle à son humeur contraire ? Quiconque le connaît sait que l'ambition Fut toujours de son coeur la seule passion, Et que tout ce qui rend cette passion vaine, Fut et sera toujours un objet de sa haine. Ce que je dis Seigneur, on ne peut le nier, Et je n'ai pas dessein de le calomnier. Ses moindres actions, se paroles, ses gestes En sont à tout moment des preuves manifestes, Et plus encor Seigneur, ce qu'il ne peut cacher Et qu'à jamais Sélim lui pourra reprocher ; Vouloir pousser à bout l'héritier de l'Empire Son frère, son aîné, quelle action est pire, Et peut à tes sujets imprimer plus d'horreur,À moins que détrôner notre auguste Empereur ? Et sans doute qu'un jour il se pourra défaire De tout ce qui l'empêche, et d'un frère et d'un père, Si tu ne te résous d'agir comme tu dois, Et soumettre sa tête à la rigueur des Lois. Peut-être ce discours me perdra, mais n'importe Un fidèle sujet doit parler de la sorte, Acomat a toujours regardé le présent, Il n'a point pour le crime un esprit complaisant, Quand il serait certain, que Bajazet lui-même Posséderait un jour ta puissance suprême, Quand il serait certain, que l'on le punirait De la même façon Acomat parlerait ; Mais on t'assure encor qu'il servait un rebelle Quoique cette action soit lâche et criminelle, Et que le seul penser en soit même odieux, De quoi n'est pas capable un homme ambitieux Et pourvu qu'à son gré son dessein réussisse, Le voit-on répugner à faire une injustice ? Il a de grands desseins que chacun ne sait pas ; Sans doute qu'il en veut Seigneur à tes États, Et qu'alors que l'on croit qu'il n'en veut qu'à son frère, Il tâche à s'emparer du Trône de son père ; On en voit le dessein assez bien concerté, D'un côté Mustapha, lui d'un autre côté, L'un au coeur de l'État, l'autre sur les frontières, Et dans leurs intérêts des Provinces entières ; Ainsi tu peux juger par ce commencement, Que l'on n'accuse pas Bajazet faussement : Mais considère encor de plus près cette affaire,Il tâche à perdre un frère, et fait revivre un frère, Sélim est un obstacle à sa prétention, Il le veut immoler à son ambition, Et craignant de manquer ce dessein détestable, Un infâme imposteur à Mustapha semblable, Se dit comme ce Prince aîné de Soliman, Légitime héritier de l'Empire Ottoman. Ainsi de tous côtés la fortune conspire À porter Bajazet au Trône qu'il désire ; Alors que Mustapha semble l'en reculer, C'est en ce même temps, que l'on l'y voit voler ; Car ce n'est pas pour lui que le traître travaille, Et si ce malheureux eût gagné la Bataille, Et qu'il eût pu se joindre avecque Bajazet, Sélim était perdu, Seigneur s'en était fait, Et peut-être qu'après ce crime épouvantable Bajazet d'un plus noir aurait été coupable. Après cela Seigneur, je ne dirai plus rien, Bajazet est coupable, et tu le connais bien, Ainsi tu ne saurais l'exempter du supplice, Si tu n'es résolu de blesser ta Justice. SOLIMAN. Lequel de ces avis dois-je croire aujourd'hui ? L'un défend Bajazet, et l'autre est contre lui, L'un lui donne la vie, et l'autre veut qu'il meure, De vos opinions laquelle est la meilleure ? LE MUFTI. Pour bien faire Seigneur ne nous crois point tous deux ; Laisse-là nos conseils, tu n'as pas besoin d'eux, L'âme de Soliman n'a que trop de lumière Pour se porter sans nous à ce qu'elle doit faire, C'est de toi seulement que tu dois prendre avisPuisqu'il s'agit de perdre, ou de favoriser ton fils. SOLIMAN. Je croirai ce conseil dans ce désordre extrême, Je veux sur ce sujet me consulter moi-même, Et les seuls sentiments sont ceux que je suivrai. LE MUFTI. C'est le meilleur moyen, et le plus assuré, Pour finir de ton coeur, le trouble, et la tristesse. ACOMAT. Vouloir t'en rapporter Seigneur, à ta hautesse, C'est te mettre en hasard d'agir injustement, Bajazet en ton coeur parlera hautement, Et le sang... SOLIMAN. Quoi qu'il die Acomat, il n'importe L'Amour d'un père est fort, la Justice est plus forte, Et n'appréhendez pas qu'il me surprenne ainsi, Gardez bien mon secret, et me laissez ici. Hé bien quel sentiment mon coeur voulez-vous prendre ? On accuse mon fils, allez-vous le défendre, Ou suivant contre lui le conseil d'Acomat, L'allez-vous immoler au repos de l'État, Vous ne répondez rien, il faut pourtant résoudre, Vous n'osez condamner, et pouvez absoudre ; Vous devez après tout choisir, et promptement. SCÈNE II. Soliman, Bajazet. BAJAZET. Seigneur, SOLIMAN. Que voulez-vous ? BAJAZET. Te parler un moment Et te faire connaître, enfin mon innocence, Par ces témoins. SOLIMAN. Demain, ils auront audience, J'ai trop pour les ouïr de soucis dans l'esprit ; SCÈNE III. Soliman, Bajazet, Aspasie, Hazan. HAZAN. Voilà cette beauté dont Pertave t'écrit, Seigneur, que de sa part j'amène à ta hautesse. ASPASIE. Seigneur tu peux juger en voyant ma tristesse, L'extrême déplaisir, qui déchire mon coeur, Mon Destin n'a pour moi que haine, et que rigueur, Mais si comme je crois, ton âme est généreuse, Montre quelque pitié pour une malheureuse, Change de ce Destin l'implacable courroux, Fais que dans le tombeau je suive mon époux ; Mustapha ne vit plus, je ne saurais plus vivre, Il m'appelle avec lui, Seigneur je dois le suivre ; Mais si je n'obtiens pas cette faveur de toi, Rien ne m'empêchera de l'obtenir de moi. SOLIMAN. Ô ! Merveilleux courage, ô femme généreuse, Digne d'un autre Époux, et d'être plus heureuse. ASPASIE. Seigneur laisse en repos ce Prince infortuné, Je rends grâces au Ciel de me l'avoir donné, L'estime que j'en ai ne peut être blâmée : J'adorais mon époux, et j'en étais aimée, C'était tout mon bonheur de vivre avecque lui. Comme ce l'est encor de le suivre aujourd'hui. SOLIMAN. Ô Vertu sans égale ; allez qu'on la ramène. ASPASIE. Ciel par un prompt trépas mettez fin à ma peine. SCÈNE IV. BAJAZET, seul. Qu'ai-je vu juste Ciel ? Aspasie en ces lieux ? Ne me trompai-je point ; vous croirai-je mes yeux ? De quel étonnement est mon âme saisie Quoi vous êtes esclave ô charmante Aspasie ? Quoi vous êtes esclave, et votre époux est mort ? Ô revers de fortune ; étrange effet du sort ! Mais qu'est-ce que je sens, quel désordre en mon âme, Je me sens tout ému, mon coeur est tout de flamme, Aspasie est-ce vous, qui causez ce transport ? Hélas ! Mon feu renaît ; quand votre époux est mort ; Avant qu'il vous obtînt d'Amurat votre père, Je vous aimais beaucoup, et vous m'étiez bien chère, Quand vous fûtes à lui, je changeai de dessein, L'estime sans l'amour resta seule en mon sein, Maintenant que mon coeur vous peut aimer sans crime, Il a beaucoup d'Amour, avec beaucoup d'estime ; Mais je ne songe pas troublé de cet Amour, Que peut-être demain sera mon dernier jour, Et qu'il faut travailler à me sauver la vie Si je veux de ses fers délivrer Aspasie, Tâchons donc à sortir su danger où je suis, Et je verrai pour elle après ce que je puis. ACTE III SCÈNE I. SOLIMAN, seul. Amour cruel tyran, dont l'injuste puissance S'établit dans mon âme avecque violence, Pourquoi hors de propos viens-tu troubler mon coeur, Quand il ne l'est que trop d'une extrême douleur ? Demain à Bajazet j'ôte ou laisse la vie Et tu viens me parler des charmes d'Aspasie ; Va, va retire-toi, tu m'en parles en vain, Je n'ai point pour tes feux de place dans mon sein ; Bajazet à présent remplit toute mon âme, Et tu veux toutefois y loger une flamme, Qu'un Prince bien sensé ne doit pas recevoir, La raison malgré toi m'enseigne mon devoir, Tu veux me faire aimer la veuve d'un rebelle, Moi que j'aime Aspasie ; ah s'en est trop pour elle, Elle a trop mérité mon indignation, C'est assez qu'elle échappe à sa punition, Et que d'un révolté criminelle complice Elle ait part au forfait sans l'avoir au supplice. Sortez donc de mon coeur désirs qui m'aveuglez, Indigne affection, mouvements déréglés, Sortez je vous l'ordonne ; et vous ferez paraître, Que le seul Soliman de son coeur est le maître, Qu'il peut être assailli, mais non pas surmonté, Et ne reçoit de lois que de sa volonté. Inutiles projets d'une chose impossible, Bien plus que Soliman l'Amour est invincible, En vain je veux combattre un si fort ennemi, Et le chasser d'un coeur qu'il possède à demi, Ma force m'abandonne, et mes yeux me trahissent, À cet usurpateur les lâches obéissent, Et suivant son parti plutôt que leur devoir, Ils ont par leur révolte affermi son pouvoir. Hélas ! Ces traîtres seuls lui pouvaient faire tête, Et par leur lâcheté mon coeur est sa conquête ; Ô perfides sujets, quel crime avez-vous fait, De votre lâcheté voyez le bel effet ! J'aime, mais un objet indigne de ma flamme, Soliman est vaincu, mais vaincu d'une femme, Et d'une femme encor, dont on a vu l'époux, Et rebelle à son Prince, et traître comme vous. J'aime une esclave enfin, que vous m'avez montrée, Par vous seuls de mon coeur elle s'est emparée, Sans vous je serais libre, où je suis en prison, Vous deviez vous unir avecque ma raison, Sa force s'étant jointe à votre résistance, Vous verriez vos tyrans sous votre obéissance, Vous auriez mis aux fers Aspasie et l'Amour, Qui vous ont surmontés en moins d'un demi jour : Mais je me plains en vain d'un malheur sans remède, Impuissant contre eux deux, il faut que je leur cède, Trahi par mes sujets, et d'eux abandonné, Je ne me défends plus, qu'en esclave enchaîné, Qui se voyant privé d'armes, et d'assistance, N'a que ses seuls désirs pour faire résistance ; Enfin, je suis vaincu pour la première fois, Je fais ce qu'on m'ordonne, et non ce que je dois, Si je cède à l'Amour, j'ai du moins l'avantage, Que souvent on a vu triompher mon courage, Et qu'encor que mes yeux fussent de son côté, Je me suis défendu jusqu'à l'extrémité : Voyons donc Aspasie ; ah que viens-je de dire, Mais, quoi, je ne fais plus ce que mon coeur désire, Je suis mes mouvements d'un tyran absolu, Et dois exécuter ce qu'il a résolu. À moi quelqu'un. UN CAPIGI. Seigneur. SOLIMAN. Amenez Aspasie, Je le confesse Amour, ta force est infinie, À celui qui peut tout, je n'ai pu résister, Il ne fallait pas moins aussi pour me dompter. Tu pouvais toutefois content de ta victoire, Sans en perdre le fruit, me conserver ma gloire, Et vaincre Soliman avec d'autres appas, Mille et mille beautés brillent dans mes États, Et tu pouvais cruel épargner à mon âme, Le déshonneur d'aimer la veuve d'un infâme ; Elle vient, peut-on voir une telle beauté, Et croire que l'aimer soit une lâcheté. SCÈNE II. Soliman, Aspasie. ASPASIE. Seigneur, je viens savoir ce que veut ta hautesse. SOLIMAN. Je veux de votre coeur dissiper la tristesse, Je veux vous rendre heureuse, et vous faire avouer Que de votre Destin vous devez vous louer. ASPASIE. Cette félicité ne me fait point d'envie, Le bonheur ne l'est plus alors qu'on hait la vieUn coeur en cet état ne le saurait goûter, Et c'est peu le servir que de lui présenter, Tous les plaisirs pour moi n'ont plus rien d'agréable, Reine de l'Univers je serais misérable, Mon époux étant mort, il n'est rien sous les Cieux, Que mon affliction ne me rende odieux, Grandeur, Trône, pouvoir, la gloire, et le jour même, Tous ces biens sont des maux, quand on perd ceux qu'on aime. SOLIMAN. Je pourrais vous offrir un bien si précieux, Que peut-être il serait agréable à vos yeux. ASPASIE. Si ce bien n'est la mort, il ne saurait me plaire, C'est le seul où je tends, et qui m'est nécessaire ; Depuis le jour fatal que périt Mustapha, Et que de son malheur Pertave triompha, J'attends ma dernière heure avec impatience, Ne pouvant pas souffrir une si dure absence. SOLIMAN. La mort n'est pas un bien, à qui peut l'éviter. ASPASIE. On doit appeler bien, ce qui peut contenter. SOLIMAN. Mais pourtant cette mort de vous désirée, Est un contentement de fort peu de durée. ASPASIE. Aussi je ne la nomme un souverain bonheur, Qu'en tant qu'elle a pouvoir de finir ma douleur. SOLIMAN. Le temps pour l'apaiser a la même puissance. ASPASIE. Le temps prolongera seulement ma souffrance, Apaiser ma douleur, ce n'est pas la guérir Et le meilleur remède enfin c'est de mourir. SOLIMAN. Je serais trop cruel de suivre votre envie. ASPASIE. Vous perdez mon époux, et respectez ma vie, Par quelle différence agissez-vous ainsi ? S'il était criminel, je suis coupable aussi, Il n'a jamais failli, qu'il ne m'eût pour complice, S'il est mort pour un crime, il faut que je périsse. SOLIMAN. Je vous veux prononcer un jugement plus doux, Et je ne vous dois pas écouter contre vous, Je mets entre vous deux bien plus de différence, Ses crimes ont paru, je sais votre innocence, Et tout ce qu'on peut enfin vous reprocher, C'est que ce criminel vous est un peu trop cher. ASPASIE. Je n'entreprendrai point de juger de ses crimes, C'est à moi d'estimer ses desseins légitimes, Mais qu'il soit innocent ou qu'il ne le soit pas, J'ai trop pour mon bonheur survécu son trépas. SOLIMAN. Vous ne quittez donc point le dessein de le suivre ? ASPASIE. Il faut bien le vouloir, si je ne puis plus vivre. SOLIMAN. Chassez de votre esprit ce funeste penser. ASPASIE. Je veux qu'il y demeure, et non pas l'en chasser. SOLIMAN. Mais il est défendu d'attenter sur sa vie. ASPASIE. Ma gloire et mon devoir me donne cette envie. SOLIMAN. Je crois bien que la gloire a pour vous des appas, Mais dans le désespoir on ne la trouve pas. ASPASIE. Nommez-vous désespoir l'effet d'un grand courage ? SOLIMAN. Qui souffre, et qui craignant de souffrir davantage, Prévient par le trépas des maux qui lui font peur, Fait voir une grande faiblesse, et non pas un grand coeur, Pour vous qui désormais exempte d'infortunes, Pouvez braver du sort les rigueurs importunes, Vous n'avez pas besoin de courir au trépas. ASPASIE. Ce discours est obscur, je ne le comprends pas, Et ne vois pas quels biens le destin me prépare, Lorsque de mon époux sa rigueur me sépare. SOLIMAN. Le tort qu'il vous a fait, il va le réparer. ASPASIE. Qu'est-ce de ses faveurs que je puis espérer ? Il ne me rendra pas cet époux que je pleure, Ah qu'il reprenne donc ses biens, et que je meure. SOLIMAN. Il ne peut pas tirer votre époux du tombeau, Mais il vous fait encor un présent bien plus beau, C'est mon affection, c'est mon coeur, c'est moi-même ; C'est pour tout dire enfin, Soliman qui vous aime. ASPASIE. J'ai sujet de douter de cette affection, Elle n'a point paru dedans l'occasion, Qui m'enlève mon bien, comme tu viens de faire, Du discours que j'entends, montre un effet contraire. SOLIMAN. Mais me donner moi-même au lieu de votre époux, C'est vous montrer assez l'Amour que j'ai pour vous, Et vous donnez assez des preuves de la flamme, Que vos charmants appas allument dans mon âme. ASPASIE. Songes-tu bien Seigneur à ce que tu me dis ? À moi parler d'Amour, moi veuve de ton fils, Sans doute ta hautesse a perdu la mémoire, Ou bien elle n'a plus aucun soin de sa gloire, Le vice dans ton coeur succède à la vertu, Et nous voyons sous lui Soliman abattu : Éteins grand Empereur cette honteuse flamme, Dont avecque raison la nature te blâme, Change, change pour moi ton Amour en horreur, Vois ce que je te suis, et qu'elle est ton erreur, Réprime tes désirs Seigneur, et considère, Que tu ne peux m'aimer, si ce n'est comme père, Puisqu'ayant eu ton fils pour légitime époux, Je passe pour ta fille au jugement de tous. SOLIMAN. Donc à ce que je vois, vous êtes si crédule, Qu'un mensonge grossier, un conte ridicule, Qui n'a que sur le peuple acquis autorité, Passe dans votre esprit pour une vérité ? Votre époux fut mon fils ? Ô la vaine chimère, Il ne le fut jamais non plus que moi son père, Il n'eût rien de mon fils que le nom seulement, Et lui-même à sa mort l'avoua franchement. Ainsi ne dites pas qu'alors que je vous aime, Je fais tort à ma gloire, à la nature même, Si votre époux n'eût pas l'honneur d'être mon fils, Si vous ne m'êtes rien, cet Amour m'est permis, Et si par ses raisons ma flamme est toute pure, Elle n'offense point ma gloire, et la nature. ASPASIE. Ce discours me surprend, et tu me fais douter, Que ce soit Soliman, que je viens d'écouter, Non, non ce n'est point lui, ce Prince incomparable, Ne fait point de discours qui ne soit véritable, Et quoique de mes maux il soit l'unique auteur, Je ne croirai jamais qu'il soit un imposteur. SOLIMAN. Vous ne croyez donc pas ce que je viens de dire ? ASPASIE. Seigneur n'insulte point à ce coeur qui soupire, Le mal est assez grand que tu me fais souffrir, Sans que ta raillerie encore le vienne aigrir. SOLIMAN. Quoi toujours dans l'erreur ? ASPASIE. Quoi toujours méconnaître Un fils... SOLIMAN. Un imposteur, un criminel, un traître, Dont la rébellion a causé le trépas. ASPASIE. Seigneur ces qualités ne lui conviennent pas. SOLIMAN. Ne le défendez point, et songez à me plaire. ASPASIE. Quoi je consentirais à l'Amour de son père, En sortant de son lit j'entrerais dans le tien ? Je ne le dois pas faire, et m'en garderai bien. SOLIMAN. C'est parler un peu haut pour une prisonnière. ASPASIE. Aussi c'est te montrer mon âme tout entière, Et que si l'on retient Aspasie en prison, On n'a pas mis aux fers son coeur, et sa raison. SOLIMAN. Quoi me désobéir ? ASPASIE. Quoi me presser encore D'approuver un Amour, que la nature abhorre ? SOLIMAN. Ah c'est trop persister dans votre aveuglement. ASPASIE. Enfin je ne dois pas te parler autrement. SOLIMAN. Quelle obstination ? ASPASIE. Ô Ciel quelle injustice ! SOLIMAN. Superbe, c'en est trop, je veux qu'on m'obéisse, Et qu'une esclave enfin apprenant mon pouvoir, Ne le méprise plus, et fasse son devoir. SCÈNE III. ASPASIE, seule. Je n'y manquerai point ; Tyran, je veux le faire, Mais ce ne sera pas comme ta flamme espère, Tu crois que mon devoir soit de te contenter, Au contraire je crois, qu'il te faut résister, Et qu'il faut ; mais comment te faire résistance ?Pourrai-je m'opposer moi seule à ta puissance ? Ô Ciel assiste-moi dans ce danger pressant,Et délivre mon coeur des douleurs qu'il ressent. SCÈNE IV. Bajazet, Aspasie. ASPASIE. Ah Seigneur, qu'aujourd'hui le sort me persécute, À toute sa rigueur Aspasie est en bute, Et depuis un moment, que d'étranges malheurs, Que de peines d'esprit, et de sujets de pleurs. BAJAZET. Et quel tourment nouveau souffrez-vous donc Madame ? ASPASIE. Hélas ! C'est le plus grand que peut souffrir mon âme Je n'en excepte aucun, la mort de mon époux, M'est en comparaison un supplice bien doux ; Jugez, si ce malheur ne doit pas être extrême, Étant plus grand encor, que mon veuvage même, BAJAZET. Ah je n'en doute point, il doit être infini, Mais l'auteur n'en doit pas demeurer impuni, Nommez-le-moi Madame, et sa mort est certaine. ASPASIE. Vous me faites Seigneur une promesse vaine, Quand vous saurai son nom, je vous verrai soudain, Et changer de langage, et changer de dessein. BAJAZET. Ah si vous me voyez manquer à ma parole. ASPASIE. Je vous le dis encor, ce discours est frivole, Ce que vous promettez passe votre pouvoir, Et ne s'accorde pas avec votre devoir. Et pour moi quelque mal, que mon Destin m'envoie. Si je veux en sortir c'est par une autre voie. BAJAZET. Je désire vous rendre un service important, Et vous ne croyez pas... ASPASIE. Ne vous hâtez pas tant, Ce service Seigneur, que vous m'osez promettre, C'est un crime bien grand, que vous voulez commettre. BAJAZET. Un crime dites-vous, et comment ? ASPASIE. Écoutez, Et je vous apprendrai d'étranges vérités. Après que mon époux eût perdu la lumière, Pertave son vainqueur me fit sa prisonnière, Et m'envoya soudain en ces funestes lieux, Où tout m'est déplaisant, et le jour ennuyeux, Votre père me voit, d'abord malgré mes larmes, Mes yeux qui m'ont perdue, ont pour lui quelques charmes, Il se laisse piquer de leurs mourants appas, La nature s'oppose, il ne l'écoute pas, Et le grand Soliman que partout on estime, Pour mon dernier malheur veut que je fasse un crime, Et que l'indigne feu, qui brûle dans son coeur, De toute ma vertu demeure le vainqueur. Mais plutôt dans les Cieux s'élèvera la terre, Et la mer remplira la place du tonnerre, Que je prenne jamais la résolution, De faire pour lui plaire une infâme action. Voyez, Seigneur voyez, si j'ai raison de dire, Que voici de mes maux le dernier et le pire, Puisque de mes refus Soliman irrité Veut se servir enfin de son autorité ; Ayant perdu son fils en posséder la veuve, Et mettre ma constance à la dernière épreuve. Mais qu'il ne pense pas quelque pouvoir qu'il ait, Que ses honteux désirs obtiennent leur effet, Il peut mettre s'il veut mon corps à la torture, Mais je dois obéir aux lois de la nature, La veuve de son fils déteste son Amour ; Plutôt qu'y consentir elle perdra le jour. BAJAZET. Hélas je le vois bien que ma promesse est vaine, Je ne saurais punir l'auteur de votre peine, Le sang et la raison me retiennent la main ; Et je dois épargner un père, un Souverain. Mais que dis-je épargner ? Un homme est-il coupable, Quand il ose adorer un objet adorable ? Hélas ! S'il en est ainsi, cachez-vous à nos yeux, Ou l'on ne verra plus d'innocent en ces lieux, Moi-même franchement je confesse Madame, Que je me sens brûler de ma première flamme, Et que je ne puis voir ce que j'ai tant aimé, Sans qu'au même moment j'en sois encor charmé. ASPASIE. Ô Ciel qu'ai-je entendu ? Quoi Bajazet lui-même Veut encor m'affliger dans mon malheur extrême, Sa flamme ose renaître, il l'ose découvrir, Et travaille lui-même à me faire mourir ? Mais attendez un peu, rien encor ne vous presse, Remettez de ma mort la charge à ma tristesse, Avant que quelques jours Seigneur soient écoulés, Vous aurez obtenu l'effet que vous voulez, Épargnez-vous un crime, et souffrez qu'elle agisse ; Vous y gagnez encor la longueur du supplice. BAJAZET. De quoi m'accusez-vous ? ASPASIE. Du crime le plus grand, Qu'on puisse imaginer. BAJAZET. Ce discours me surprend. ASPASIE. L'incestueux Amour où votre coeur s'engage. Avec juste raison me surprend davantage. BAJAZET. Vous augmentez mon trouble, et ma confusion. ASPASIE. Comme vous ma douleur par votre passion. BAJAZET. Nommer incestueux un Amour légitime ? ASPASIE. C'est le nom que l'on doit donner à votre crime. SOLIMAN. Ah tirez-moi de peine, et vous expliquez mieux. ASPASIE. Mais vous-même plutôt ouvrez, ouvrez les yeux, Vous connaîtrez bientôt le crime que vous faites, Si vous considérez un peu ce que vous m'êtes. BAJAZET. Ah je suis votre Amant Madame, en doutez-vous ? ASPASIE. Vous qui fûtes Seigneur frère de mon époux, Vous êtes mon Amant ? Il est donc véritable, Que pour moi votre Amour est un feu détestable, Car comment nommez-vous l'Amour pour une soeur, Si ce n'est pas inceste au moins dedans le coeur ? BAJAZET. Quoi vous êtes ma soeur, comment se peut-il faire ? ASPASIE. Seigneur ayant été femme de votre frère, Je crois que je la suis en cette qualité. BAJAZET. Votre époux fut mon frère ? ASPASIE. Oui c'est la vérité. BAJAZET. Ah Madame quittez cette fausse croyance. ASPASIE. Mais vous-même perdez une vaine espérance, L'artifice est grossier, dont se servent vos feux, N'en usez plus Seigneur, il ne peut rien pour eux. Malgré les déplaisirs, dont mon âme est atteinte, Elle peut bien encor discerner une feinte, Et ne se laisse point éblouir à ce point, Qu'on lui fasse aisément croire ce qui n'est point. Vous pensez que vos feux séparés de leur crime Sont un digne sujet de toute mon estime, Et que si vous m'ôtez le nom de votre soeur, Ils seront à l'instant bien reçus dans mon coeur ; Mais inutilement vous prétendez le faire, Mustapha mon époux, Seigneur, fut votre frère, En vain vous me parlez de vos coupables feux, Vous ne m'ôterez pas l'horreur que j'ai pour eux. BAJAZET. Je m'en vais vous laisser de peur de vous plaire ; Peut-être avec le temps serez-vous moins sévère. ASPASIE. S'il use sur les coeurs d'un pouvoir absolu ; Sachez que ce n'est pas sur un coeur résolu. ACTE IV SCÈNE I. Bajazet, Aspasie. ASPASIE. Quoi vous voulez encor me parler de vos feux ? Ô discours inutile autant qu'il est fâcheux ! BAJAZET. Si j'en crois mon respect, je ne dois pas le faire, Ce violent Amour ne fait que vous déplaire, Si j'en crois mes désirs, je ne le puis cacher, Pour le mettre en prison Madame, il m'est trop cher, Mais pourquoi voulez-vous, qu'il se taise et se cache. ASPASIE. Pour garder votre nom d'une éternelle tache, Pour ne vous perdre pas de réputation, Effet triste, et honteux de votre passion. Oui malgré la douleur, que vous m'avez causée, Par les feux insensés de votre âme abusée, Seigneur, je vous estime, et vous honore assez, Pour sauver votre honneur, lorsque vous m'offensez ; Aussi contentez-vous de cette seule estime, C'est tout ce que je puis pour vous sans faire un crime, Et ne demandez pas que j'écoute vos feux, Vous avez mon estime, et ma haine est pour eux. BAJAZET. Ciel que dites-vous ? Ah faites mieux Madame, Traitez également Bajazet, et sa flamme, Et s'il a mérité votre estime en ce jour, Accordez-la de grâce encor à son Amour. ASPASIE. Ah pour agir ainsi, je suis trop équitable, Vous êtes innocent, votre flamme est coupable Sans elle je vous vois digne de tout l'honneur, Qu'on rend avec Justice à tous les gens de coeur ; Les belles qualités dont votre âme est parée, Cette vertu si grande, et si considérée, Ce courage invincible, et qui brave le sort, Dans le plus grand péril d'une prochaine mort, Cet esprit admirable, et si plein de lumière, Ont gagné de mon coeur l'estime toute entière, Mais comme il ne sait pas le métier de flatteur, Ne vous étonnez point, s'il blâme votre ardeur, Il est trop généreux, il hait trop l'injustice, Pour mettre en rang égal les vertus, et le vice. BAJAZET. Pouvez-vous m'estimer, et haïr à la fois ? ASPASIE. L'un et l'autre se peut Seigneur, et je le dois, Vous savez la raison et de l'un et de l'autre, C'est la vertu Seigneur, et la mienne, et la vôtre, La mienne justement me fait haïr vos feux, Et la vôtre estimer un Prince vertueux. BAJAZET. L'infructueuse estime, et la cruelle haine ! L'une ne me sert pas, l'autre augmente ma peine, L'une jette en mon coeur quelque rayon d'espoir, Et l'autre me défend d'en oser concevoir, Éprouvez-vous par là, si mon ardeur est feinte ? Ah vous n'en devez pas avoir aucune crainte, Mon Amour est si fort et si ferme... ASPASIE. Seigneur, Je ne puis plus ouïr ce discours suborneur, Ma vertu dès longtemps vous dût être connue, Mais puisque votre erreur s'augmente par ma vue, Je vous la veux ôter pour vous guérir d'un mal, Qui nuit à votre gloire, autant qu'il m'est fatal, Adieu. BAJAZET. Ne m'ôtez pas ainsi toute ma joie, Demeurez en ce lieu, souffrez que je vous voie, Et que mes yeux au moins vous puissent adorer, Si votre vaine erreur me défend d'espérer. J'appelle ainsi Madame une fausse croyance, Qui se veut appuyer sur quelque ressemblance, Et prenant de mon frère, et le nom et le port, Lui redonne le jour un an après sa mort. Désabusez-vous donc, et permettez de grâce Que dedans votre coeur je reprenne ma place, Si devant que d'avoir Mustapha pour époux, Comme vous m'assuriez, j'étais aimé de vous. Je n'en ai point douté, mais que ne peut l'absence, Elle ébranle souvent la plus forte constance, Et l'Amour le plus ferme, et le mieux établi, Par elle en votre sexe est bientôt affaibli. On m'aime en me voyant ; je change de demeure, On m'oublie, on me quitte, on change à la même heure, Mustapha prend soudain ma place auprès de vous, Vous l'aimez, il vous aime, il devient votre époux ; Moi sans faire paraître aucune impatience, Je souffre cet affront, qu'il fait à ma naissance, Je souffre ce larcin, qui le rend bienheureux, Et souffre aussi de vous ce mépris de mes feux. Peut-être, que quelqu'un d'autre ayant eu ma puissance, Eût puni Mustapha d'une telle insolence, Et je n'écoutai point contre lui mon courroux, Par la seule raison, qu'il était votre époux, Et pour n'affliger pas l'infidèle Aspasie, Mon respect m'obligea de le laisser en vie, Mais que vous payez mal le bien que je lui fis, Pour un si grand respect je reçois des mépris, Ah reconnaissez mieux un si rare service, Recevez mon Amour, c'est me rendre Justice, Ce que j'ai fait pour vous mérite assurément, Qu'enfin vous traitiez mieux votre premier Amant. J'ose vous en prier par cette belle flamme, Qu'un généreux devoir étouffa dans mon âme, Par ces rudes combats, qui livraient à mon coeur, L'Amour, et le respect, la haine, et la douleur, Par ces désirs vaincus d'une juste vengeance, Lorsque par votre hymen je perdis l'espérance, Et que sans éclater contre ce changement, Je le souffris sans plainte, et sans emportement, Enfin par mon Amour, et par sa violence. SCÈNE II. Soliman, Aspasie, Bajazet. SOLIMAN. Prince que faites-vous, qu'elle est votre insolence, Vous portez vos désirs, où se porte le mien, Vous offrez votre Amour, et demandez le sien, Depuis quand avez-vous cette grande puissance, Qu'au milieu du Sérail vos feux prennent naissance ? C'est porter assez haut votre témérité, Et faire peu de cas de mon autorité. Mais je m'étonne fort, qu'en l'état où vous êtes, Vous prétendiez encor de faire des conquêtes, Vous êtes accusé, pouvez-vous l'oublier, Est-ce là le moyen de vous justifier ? Ah je puis en voyant une telle insolence, Croire ce qu'on m'a dit de votre violence, Que vous avez traité Sélim indignement, Et que vous méritez un ample châtiment. Demain nous le verrons, mais je vous veux apprendre, L'honneur, et le respect, que vous me devez rendre, Qu'on lui fasse donner des gardes assurés, Haly prenez-en soin, car vous m'en répondrez. BAJAZET. Seigneur puis-je parler ? SOLIMAN. Il n'est pas nécessaire, Allez, votre discours aigrirait ma colère. SCÈNE III. Soliman, Aspasie. SOLIMAN. Hé bien, vous l'écoutez ce téméraire Amant ? Certes c'est assez tôt changer de sentiment, C'est en fort peu de temps vous être détrompée, Ou bien votre vertu s'est bientôt dissipée ; Si mon Amour pour vous est un feu criminel Celui de Bajazet ne peut être que tel, Vous manquez aujourd'hui d'adresse et de prudence, Mon Amour, et le sien n'ont point de différence, Si j'aime en vous ma fille, il aime en vous sa soeur, Et vous ne pouvez lui accorder votre coeur. Mais si vous n'êtes point entrée en ma famille, Si comme il est certain, vous n'êtes point ma fille, Pourquoi donc vous montrer si contraire à mes feux, Alors que vous souffrez, qu'il vous offre ses voeux ? ASPASIE. Tu ne dois pas Seigneur, entrer en jalousie, Si tu vois que ton fils ose aimer Aspasie, Et moins encor penser, que dans cet entretien, Ses feux soient écoutés, et puissent nuire au tien. Et ta flamme et la sienne également traitées, D'un coeur comme le mien ne sont point respectées, Je l'entendais parler, mais sans attention, Et ne songeais alors qu'à mon affliction. SOLIMAN. Ah rêver si longtemps, c'est lui prêter silence. ASPASIE. Je ne me croyais pas Seigneur, en sa présence, La mort de mon Époux occupait mon esprit, Et ne sait pas un mot de tout ce qu'il a dit. SOLIMAN. Vous voulez vous parer d'une mauvaise excuse, Mais ce n'est pas ainsi pourtant, que l'on m'abuse, Quand un homme nous parle, on entend bien sa voix, Vous manquez de prudence une seconde fois. ASPASIE. Quoique sa voix Seigneur ait frappé mon oreille, Ne l'avoir point ouï, n'est pas une merveille, Car enfin quelquefois l'imagination De l'objet qui l'occupe, a telle impression, Que l'on voit sans rien voir, qu'on entend sans entendre, Ou bien si l'on entend, l'on ne peut rien comprendre SOLIMAN. Vous l'entendiez assez, j'en puis juger ainsi. Et j'ai bien entendu ce qu'il disait aussi. ASPASIE. Doncques de ce discours tu tires avantage, Et te veux prévaloir pour me faire un outrage, Et tu prétends enfin contre la vérité, Parce qu'il me parlait, que je l'ai écouté ? Tu veux qu'en un moment ma vertu se relâche, Que je perde l'esprit, que je devienne lâche, Que l'espoir d'un état plus heureux, et plus doux, Me fasse pour son frère oublier mon époux, Et qu'afin de sortir d'un funeste esclavage, Je me perde d'honneur, et manque de courage ; Lorsque je formerai ce généreux dessein, Pour en venir à bout je ne veux que ma main. SOLIMAN. Et moi, qui suis lassé de votre résistance, Je veux plus de respect, et plus d'obéissance, Je veux qu'on me préfère au Prince Bajazet, Et de force, ou de gré veux être satisfait. Il faut bien vous résoudre à mieux traiter ma flamme. ASPASIE. À la fin mon esprit pénètre dans ton âme, Ton dessein jusqu'ici ne m'était pas connu, Mais il se fait paraître, et je le vois à nu. Ce feu dont ma vertu craignait la violence, N'est qu'un feu seulement, qui brûle en apparence, Je connais que l'Amour ne l'a jamais produit, La haine en est la cause, et la fureur le suit. Ouï de ton feint Amour ta haine seule est cause, Elle voudrait par lui faire ce qu'elle n'ose, Elle voudrait ma perte, elle en fait le dessein, Mais elle ne veut pas se servir de ta main, Craignant que l'on appelle une action infâme, Le meurtre de ta fille, et celui d'une femme. Elle ne montre point ce criminel dessein, Elle feint que l'amour est entré dans ton sein, Qu'il s'en est rendu maître et veut que j'obéisse, Aux ordres qu'on m'impose avec tant d'injustice, Afin que ma main propre avance mon trépas, Sachant que ma vie n'y consentira pas. Elle pousse plus loin cette funeste adresse, Plus elle veut ma mort, plus Soliman me presse, La jalousie ensuite agissant à son tour, Elle étale à mes yeux l'excès d'un faux Amour. Enfin pour avancer ma mort qu'elle désire, Elle me montre encor le Souverain Empire, D'un Monarque absolu, que l'on doit respecter, Et qui veut tout-puissant aussi se contenter. Il le sera bientôt, je veux le satisfaire, Mais puisqu'à cet effet ma mort est nécessaire, Et qu'il tâche à me perdre ainsi que mon époux, Je veux par tout mon sang éteindre son courroux. SOLIMAN. D'un si cruel dessein je ne suis point capable, Et vous expliquez mal un Amour véritable, Soliman n'a jamais conspiré votre mort, Je vous aime, et jamais Amour ne fut plus fort, Mais aussi je prétends avant que le jour passe Assurant de mes feux que l'on me satisfasse. ASPASIE. Je me suis donc trompée en disant que ton coeur Voulait m'ôter le jour par une feinte ardeur, Étant bien assuré que je suis incapable, De faire une action, qui me rendrait coupable, Et qu'Aspasie enfin sans se faire d'effort, Consentirait plutôt à se donner la mort. Je croyais que ta haine en voulait à ma vie, Et voulait se défaire en moi d'une ennemie, Mais, si je t'en dois croire, il n'est que trop certain, Que l'Amour dans ton coeur est maître souverain, Et que pour satisfaire à ton injuste envie, Tu désires pour toi de conserver ma vie. Mais je me trompe encor dans ce raisonnement, Tu ne fais qu'avancer mon trépas en m'aimant, M'assurer ton Amour, c'est contraindre mon âme De noyer dans mon sang ton illicite flamme, C'est toi-même porter ma main contre mon coeur, Frapper le premier coup, et montrer ta rigueur, Contraindre ma vertu, qui craint d'être forcée, Par un Prince puissant en étant menacée, De s'ouvrir le cercueil en cette extrémité, Ne trouvant point ailleurs un lieu de sûreté ; Mais je m'emporterais contre ta violence, Ma gloire le défend, et m'impose silence, Il semble que je veuille ici te quereller, Il faut, il faut agir, et ne point tant parler ; Montre-toi mon courage, il est temps de paraître, Voici l'occasion de te faire connaître, Fais voir à Soliman, qui te veut surmonter, Que la mort à la main tu lui peux résister, Et que ta fermeté qui te rend invincible, Rend aussi contre toi sa victoire impossible. Admire Soliman, admire ma vertu, Mon coeur sous ces malheurs se voit-il abattu, Le voit-on lâchement ployer sous ta puissance, Et me déshonorer par son obéissance ? Mais vois-le tout entier, et connais sa grandeur, Ce vainqueur malheureux déteste son ardeur, Et se résout enfin de perdre la lumière,Plutôt que renoncer à sa vertu première ; Pour le Prince ton fils, dont tu crois que le feu De mon âme aveuglée ait obtenu l'aveu, Sache que son Amour est payé de ma haine, Et s'il t'en faut donner une preuve certaine, Regarde dans mon coeur percé de mille coups, Elle tire un poignard.S'il approuva jamais... SOLIMAN. Ô Ciel, que faites-vous ?Vous êtes de la sorte à vous-même cruelle ! ASPASIE. Ah souffrez que j'achève une action si belle, Et que par mon trépas je laisse à nos neveux, D'une vertu parfaite un exemple fameux, Et que d'un si beau coup le mérite, et la gloire De l'oubli pour jamais préserve ma mémoire. SOLIMAN, lui ôte le poignard. Non, non j'empêcherai ce dessein furieux. ASPASIE. Tu penses donc toujours être devant mes yeux, Et que je ne pourrai tromper ta prévoyance, Peut-être un peu de temps avec que ta puissance Tu pourras retarder le dessein de ma mort, Mais pour le rendre vain tu n'es pas assez fort ; Si tu m'ôtes le fer dont je suis mal servie, Le poison malgré toi remplira mon envie, S'il m'est encor ôté, j'aurai recours aux feux, Et si l'on m'en empêche, à mes propres cheveux. Pour sortir de la vie il est plus d'une voie, J'en saurai choisir une, et sans que l'on le voie, Sans feux, et sans poison, sans cheveux, et sans fer De tes précautions je saurai triompher ; Celui qui veut mourir peut mourir à toute heure,Il ne m'importe pas, pourvu qu'enfin je meure, Si l'une de ces morts met fin à mon malheur, Peut-être je n'aurai recours qu'à ma douleur. Mais ne présume pas par ma mort reculée, Avoir au même temps ma constance ébranlée ; Pour sortir de tes mains, et courir au trépas, J'ai des moyens si sûrs qu'ils ne manqueront pas. SCÈNE IIIb. SOLIMAN, seul. Que dis-tu Soliman d'une telle constance, Qui méprise la mort, et brave ta puissance ? Ah reconnais ta faute, et sache qu'un grand coeur Se laisse seulement gagner à la douceur. Le sien qui s'est fait voir incapable de crainte, Ne t'accordera rien par force et par contrainte, Change de procédé, si tu veux aujourd'hui Obtenir pour tes feux quelque chose de lui. Traite-la doucement cette beauté si fière, Descends pour la fléchir jusques à la prière, Flatte, flatte ce coeur si superbe, et si vain, Parle, parle en Amant, et non en souverain. Quoi m'exposer encor aux dédains d'une femme ? Ah c'est trop chèrement satisfaire ma flamme, Son coeur où je prétends, serait à trop grand prix, S'il fallait l'acheter par un nouveau mépris. Non, non, je dois plutôt oublier la cruelle, Elle ose m'offenser, je veux me venger d'elle, C'est en ne l'aimant plus, en éteignant mes feux, Que... faible Soliman peux-tu ce que tu veux, Et presque souverain d'Europe, Afrique, Asie, Es-tu maître de toi pour quitter Aspasie, Et peux-tu de ton coeur ou règne ses appas, La chasser de la sorte ? Ah tu ne le peux pas, Tu chasses de ton corps ton âme à la même heure, Que tu veux l'obliger de quitter sa demeure, Il faut ouvrir ton coeur, pour l'en faire sortir, C'est là le seul moyen, y veux-tu consentir ? Ridicule moyen, que l'Amour me présente, Pour être si superbe, est-elle si puissante ? Non, non, cela n'est pas ; tu me veux décevoir Amour, mais je connais ma force, et son pouvoir, Si ma vertu s'en mêle, il est assez facile, Que tout ce grand pouvoir lui devienne inutile ; C'en est fait, la victoire a changé de parti, Aspasie, et l'Amour en ont le démenti ; Laissons, laissons aux fers cette superbe esclave, Abattons son orgueil, alors qu'elle nous brave, Et sans plus regarder l'éclat de ses appas, Que sa présomption tombe de haut en bas. Mais peut-être mon coeur tu lui fais un outrage, Peut-être ses dédains nous montrent son courage, Peut-être elle se croit la veuve de mon fils, Et justifie ainsi sa haine et ses mépris. Quoi, si c'est par vertu qu'elle agit de la sorte, Et que cette vertu jusqu'à mourir la porte, Ayant de ton Amour une invincible horreur, Oserais tu punir cette louable erreur ? Non, si c'est la vertu qui triomphe en son âme, Je veux, je veux aussi triompher de ma flamme ; Ou si c'est que la haine occupe tout son coeur, Ayant vu Soliman de son époux vainqueur, Et cause de la mort de son époux rebelle, Garde-toi bien d'avoir même haine pour elle, Tâche par tes bienfaits de la faire finir ; Et console Aspasie au lieu de la punir. Enfin je suis vainqueur, j'ai ce que je souhaite ; Je n'en sens toutefois qu'une joie imparfaite ; Ah c'est bien sans raison que je m'en réjouis, Si peut-être demain m'ôte l'un de mes fils. Mais pourquoi m'affliger de rendre la Justice, Si mon fils est coupable, il mérite un supplice, Étouffe ma vertu ces regrets superflus, Si Bajazet est tel, je ne le connais plus. SCÈNE IV. Soliman, Roxelane. ROXELANE, l'arrêtant. Ah Seigneur, ah Seigneur, souffre que je t'arrête, Et que je puisse ici te faire une requête, On a mis par ton ordre en prison Bajazet, Et depuis ce matin que peut-il avoir fait ? Ah Seigneur, contre lui que t'a-t-on fait entendre ? Hélas ! Ses ennemis tâchent à te surprendre, Ils tâchent de le perdre, et tu prêtes les mains, À l'exécution de leurs mauvais desseins. Ne précipite rien, et suspends ta croyance, Mais quoi tu ne veux pas me donner audience, Mon discours te déplaît, et pour perdre ton fils, Ta hautesse est d'accord avec ses ennemis. SOLIMAN. Quoi vous me soupçonnez d'être si mauvais père ? ROXELANE. Seigneur ne blâme point les craintes d'une mère, Tu sais bien que l'Amour enfante le souci, Comme j'aime beaucoup, je crains beaucoup aussi : Ne craignez rien pour lui si son Juge est son père, M'as-tu dit ce matin ; sur ce discours j'espère, Mon esprit consolé cesse de s'affliger, Et je crois Bajazet ainsi hors de danger ; Mais soudain sa prison fait renaître mon trouble, Ma crainte me revient, que ta froideur redouble,Et me montre mon fils par la main d'un Bourreau, Sortant de sa prison pour entrer au tombeau, Ah dissipe Seigneur une si juste crainte. SOLIMAN. Je suis las d'écouter cette inutile plainte, C'est en vain que vos pleurs tâchent de m'émouvoir, J'ai la Justice en main, et ferai mon devoir. SCÈNE V. Roxelane, Le Mufti. ROXELANE. Je n'obtiendrai donc rien avecque la prière ? Sache, sache cruel que voici la dernière, Et que ne voulant pas en demeurer aux pleurs, Je dissiperai bien ma crainte, et mes douleurs ; Mon fils est en prison, il est en ta puissance, Te voilà satisfait barbare en apparence, Ta rigueur se dispose à le faire mourir, Mais, si je n'y consens il ne saurait périr. Si moi seule je veux m'opposer à sa perte, Dès le même moment sa prison m'est ouverte ; Quand même tu l'aurais à la mort condamné, Qu'il serait aux bourreaux mêmes abandonné. Je te ferais casser l'Arrêt de son supplice, Et renoncer soudain à toute ta Justice ; Soliman ton pouvoir n'égale le mien, Ou je puis tout sans toi, sans moi tu ne peux rien. Je ne me vante point de rien que je ne fasse, Oui de ta cruauté j'arracherai sa grâce ; Si tu ne changes point cette nuit de dessein, Tu verras pour mon fils, ce que je puis demain. LE MUFTI. À juger du passé je crois que sa Hautesse Ne se pourra parer des traits de votre adresse, Et que vous tirerez sans doute ce cher fils, Du dangereux état, où son malheur l'a mis. ROXELANE. J'aurai même besoin peut-être de votre aide, Afin qu'heureusement l'entreprise succède, Mais pour y réussir, et m'ôter de souci ; Allons en conférer en autre lieu qu'ici. ACTE V SCÈNE I. Soliman, Le Mufti. LE MUFTI. Seigneur à tes soupirs donne quelque relâche, Chasse de ta mémoire un penser qui te fâche, Donne-toi le loisir de bien considérer, Que ton grand coeur en vain s'amuse à soupirer. Toi qui connais si bien l'ordre de la nature, Tu sais que quand un corps est dans la sépulture, De l'esprit, et du jour privé par le trépas, Les pleurs, et les soupirs ne les lui rendront pas. Quand une fois la mort a mis entre ses ombres, Ceux qui sont descendus dans les demeures sombres, Amis, Princes, parents, tentent de vains efforts, Pour faire retourner leurs âmes dans leurs corps. Mille, et mille moyens peuvent ôter la vie, Mais, lorsque par l'un d'eux elle nous est ravie Nous sommes assurés qu'il n'est point de retour, Du tombeau sur la terre, et de la nuit au jour. Consulte un peu Seigneur toi-même ta science, Et ce qu'à tout le monde apprend l'expérience, Vois ce qu'elle nous dit de la fatalité ; Le temps consomme tout, et tout est limité, La mort depuis son règne a déclaré la guerre, Ainsi qu'à leurs sujets, aux Maîtres de la terre, Et celui que le Ciel fit naître pour régner, N'a rien dans sa grandeur qui le fasse épargner. Ainsi tu connaîtras (puisqu'il est véritable, Que la mort est à tous un mal inévitable, Et que le temps encor ne dépend pas de nous) Que le Prince Sélim étant semblable à tous, La mort l'a pu traiter, comme elle fait les autres, Ne rencontrant en lui qu'un sort comme les nôtres, Et que de son trépas tu dois moins t'attrister, Puisqu'aux lois du Destin on ne peut résister. SOLIMAN. Ah que votre conseil est de mauvaise grâce, Mettez-vous, mettez-vous un moment à ma place, Et vous serez forcé, si vous savez aimer, D'approuver des soupirs que vous vouliez blâmer. Figurez-vous un Prince au plus beau de son âge, Dont la haute prudence égale le courage, Réunissant en soi toutes les qualités, Qui font les Souverains chéris, et redoutés ; Un Prince tout parfait, modeste, et politique, Ferme, sévère, exact, sans être tyrannique, Doux, facile, et clément, sans faiblesse de coeur. Adroit, sans être fourbe, et juste sans rigueur ; Enfin, figurez-vous cet infortuné Prince, Tout semblable au récit, qu'en faisait sa Province, Qui s'acquérait partout un renom éclatant, Tomber de son cheval, expirer à l'instant, Et perdre avec le jour l'infaillible assurance, De jouir après moi de toute ma puissance, Et ne me dites après si mon coeur ne peut pas, Se plaindre du malheur qui cause son trépas. LE MUFTI. Seigneur ta plainte est juste, et dire le contraire, C'est ne connaître pas l'affection d'un père, Ce n'est que sa longueur que l'on pourrait blâmer, Et n'aimer pas assez pour vouloir trop aimer ; Oui c'est peut-être là, ce qui cause ta perte Si grande, si fâcheuse, et tristement soufferte ; Tu possédais deux fils en mérite égaux, Pour la gloire, et l'honneur l'un de l'autre rivaux ; Tous deux t'aimaient beaucoup, et tâchaient à te plaire, Mais tous deux n'ont pas eu l'amitié de leur père, Les respects de Sélim ont gagné ton Amour, Celui de Bajazet s'est fait voir en faux jour ; L'un dans son procédé t'a paru fort sincère, L'autre fourbe, méchant, ennemi de son frère, Ces deux Princes ensuite étant venus aux mains, On t'a vu du cadet condamner les desseins, Bajazet est celui dont l'âme généreuse Passe dans ton esprit pour une ambitieuse, Tu crois que le second n'attaque son aîné, Que pour ne le voir pas quelque jour couronné, Et poursuit son trépas pour lui voler l'Empire, Où son ambition trop ardemment aspire. Tu l'obliges encor de venir en ces lieux, Montrer son innocence, ou son crime à tes yeux ; Il obéit, il vient, et soudain ta colèreEmbrassant contre lui l'intérêt de son frère, Aussitôt qu'il arrive, il se voit arrêté, Et tout prêt à périr par sa facilité ; Seigneur cette action un peu précipitée Reçoit la peine aussi, qu'elle avait méritée Et si je puis parler comme j'ai toujours fait, Le trépas de Sélim en est le prompt effet. T'abaisser pour ce fils à tant de complaisances, Et pour faire cesser toutes ces défiances Vaines, et sans raison, pour sa vie, et son rang, Lui vouloir immoler et son frère, et ton sang, Mais puisque de ce fils enfin le Ciel te prive, Il faut absolument, il faut que l'autre vive, Tu n'as point d'héritier que lui de ton pouvoir, Voudrais-tu nous priver de notre unique espoir ? Non, non, je ne crois pas, que ta rigueur condamne Ce dernier rejeton de la race Ottomane, Et laisse ton État aux plus ambitieux, Alors que le trépas t'aura fermé les yeux. Ah ce n'est pas aimer le bien de ton Empire, Que de n'écouter pas le peuple qui soupire, Et les larmes aux yeux te demande son bien, Que le droit de régner fait cesser d'être tien. Quand ce fils accusé, que tu crois si coupable, Se verrait convaincu d'un crime punissable, Quand il aurait failli contre toutes les Lois, Seigneur il n'en n'est point pour les fautes des Rois, Et l'héritier d'un Roi du point de sa naissance, Doit jouir de leurs droits, s'il n'a pas leur puissance, Rends donc à tes sujets ce qui leur appartient, Un bien que ta Hautesse injustement retient, Et qu'enfin tu dois rendre à ceux qui le demandent, La nature t'en prie, et les Lois le commandent. SCÈNE II. Soliman, Roxelane, Le Mufti. SOLIMAN. Ah Madame... ROXELANE. Seigneur, qui te fait soupirer ? SOLIMAN. Un tragique accident, qui vous fera pleurer. ROXELANE. Ce n'est pas d'aujourd'hui, que j'ai de ces alarmes, Et c'est assez souvent ; que je verse des larmes. SOLIMAN. Le Destin vous en donne un sujet tout nouveau, Hélas ! ROXELANE. Parle Seigneur. SOLIMAN. Sélim est au tombeau. ROXELANE. Ô fatale aventure ! Ô surprise mortelle ! Mais, qui t'a fait savoir cette étrange nouvelle, Et la tiens-tu pour vrai ? SOLIMAN. Ah je n'en doute pas, Celui qui l'a vu mort m'assure son trépas, Et ce que m'en écrit son favori lui-même,Rend cette mort trop vraie, et ma douleur extrême. Un jour, comme il chassait dans le plus fort d'un bois, Il perdit par malheur tous les siens à la fois : Lors piquant son cheval pour retrouver la chasse, Dans des arbres pressés si fort il s'embarrasse, Qu'il en est renversé si malheureusement, Que tombant sur un roc en ce fatal moment, La tête rencontrant sa pointe meurtrière, Il quitta par ce coup la vie, et la lumière. C'est de cette façon, que l'on m'a dit sa mort, Et voilà de Sélim le déplorable sort. ROXELANE. Ô sort vraiment étrange, ô sort triste et funeste ! Ô déplorable effet de la fureur céleste ! Ah Sélim ! Ah mon fils ! Ô mon coeur soupirez, Montrez-vous ma douleur, et vous mes yeux pleurez, Sélim n'est plus vivant, ô perte irréparable ! Il est avec les morts, disgrâce insupportable ! Il est au monument : il ne faut plus penser, Que je puisse jamais le voir, ni l'embrasser. Après cet accident, inconsolable mère, Il n'est rien, qui vous puisse ici-bas satisfaire. Le Ciel de quatre fils m'a fait mère autrefois, L'impitoyable mort m'en a déjà pris trois, Et pour comble de maux cette même journée, Peut-être du dernier finit la destinée. Ce fils seul, qui me reste était tout mon trésor, Et mon malheur, hélas ! M'en va priver encor. Est-il une constance, assez grand assez forte, Pour souffrir, sans mourir des malheurs de la sorte ? Seigneur, si ton amour pour mes faibles appas, Subsiste encor en toi, ne me refuse pas ; Accorde à mes soupirs la grâce, que j'implore, Mon fils est prisonnier, mais il respire encore, Rends-moi, rends-moi ce fils, que j'espère de toi, Et songe, qu'à sa mort tu perds autant que moi. Ah Seigneur qu'attends-tu ? Serait-il bien possible, Qu'à mon affection ton coeur fût insensible, Veux-tu me refuser ? SOLIMAN. C'est assez, c'est assez, Mon sang me presse autant, comme vous me pressez, Quoi qu'il puisse avoir fait, son père lui pardonne, N'ayant plus qu'à lui seul à laisser sa Couronne. ROXELANE. Si je n'eusse obtenu l'effet de mes désirs, La mort aurait dans peu fini mes déplaisirs, Mais de grâce Seigneur, commande qu'on l'amène ; SOLIMAN. Je vais vous l'envoyer, n'en soyez point en peine. SCÈNE III. Soliman, Acomat. ACOMAT. Seigneur, que depuis hier ton visage est changé. SOLIMAN. Ah mon cher Acomat, que je suis affligé, J'ai perdu de mes biens le plus considérable, Et je puis justement dire le plus aimable, Sélim est au tombeau. ACOMAT. Juste ciel ! SOLIMAN. De sa mort On m'a fait ce matin le funeste rapport. ACOMAT. Si ta perte Seigneur n'était pas si récente, Et ton affliction si vive et si pressante, Je te demanderais liberté de parler. Et ma compassion voudrait te consoler. Mais ordinairement la raison importune, Quand on veut l'opposer à ces coups de fortune, Il faut, que la vertu nous aide à les souffrir, Et laisse travailler le temps à les guérir. SOLIMAN. Peut-il me consoler d'une perte si grande ? SCÈNE IV. Soliman, Acomat, un Capigi, Ibrahim. LE CAPIGI. Seigneur... SOLIMAN. Que veux-tu dire ? LE CAPIGI. Un courrier... SOLIMAN. Qu'il attende. LE CAPIGI. De la part de ton fils Seigneur il vient ici ; SOLIMAN. De la part ? LE CAPIGI. De Sélim, il me l'a dit ainsi. SOLIMAN. Sais-tu ce que tu dis ? Et viens-tu téméraire, Pour me rouvrir ma plaie, et me mettre en colère ? LE CAPIGI. Je parle comme lui, je ne dis rien de moi. ACOMAT. Pour en être éclairci, Seigneur, qu'il parle à toi. SOLIMAN. Qu'il entre, j'y consens ; je ne saurais comprendre, Ce discours étonnant à moins que de l'entendre : Que vois-je, juste Ciel ! Est-ce vous Ibrahim ? IBRAHIM. Seigneur je viens ici de la part de Sélim T'apporter ce paquet, il est de conséquence, Car il m'a fait courir avecque diligence. SOLIMAN. Pour m'annoncer sa mort sachez, qu'entre ses gens Il s'en est rencontré, qui sont plus diligents. IBRAHIM. Je t'assure Seigneur quand j'ai quitté mon Maître, Qu'il était en santé, cela ne saurait être, Du moins on n'aurait pu sitôt t'en avertir. SOLIMAN. Celui qui me l'a dit, ne fait que de sortir. IBRAHIM. Ne puis-je lui parler Seigneur en ta présence ? Je suis fort étonné de cette diligence ; Je n'ai point perdu de temps, et ne saurait penser, Parti même après moi, qu'il m'ait pu devancer. SOLIMAN. Qu'on me l'aille chercher, mais lisons cette lettre ; Ô Ciel ! Ô juste ciel ! Que dois-je m'en promettre ? LETTRE.Seigneur, puisque mon frère est allé devers toi, Je crains, qu'avecque son adresse Il persuade à ta Hautesse, Qu'elle se doit enfin déclarer contre moi. Et je crains, que la Reine appuyant son dessein, Rende mes actions si noires, Qu'on ne voit point dans les histoires, Un homme comme moi si méchant, ni si vain. Mais Seigneur, je te prie alors qu'ils parleront, Si tu leur donnes audience, Garde une oreille à ma défense, Incapable d'ouïr tout ce qu'ils te diront. Qui n'entend, qu'un parti ne peut juger des deux, Et jamais avecque l'absence Ne se rencontre l'Innocence,Ou du moins pour l'absent l'Arrêt est hasardeuxPermets-moi donc Seigneur, que j'aille te trouver, Pour combattre devant mon père Les artifices de mon frère, Et divertir le mal qui m'en peut arriver. J'attendrai cependant ici ta volonté, Et t'assure, que je souhaite, Que bientôt notre paix soit faite, Et que jamais par moi n'en rompra le traité. SELIN. SOLIMAN. Quoi tu vivrais mon fils, quel bonheur, quelle joie ? Tu consens donc, ô Ciel, encor que je le voie, Et tu ne me veux plus affliger désormais, D'un mal imaginaire, et qui ne fut jamais ; Mais je me flatte en vain, les mauvaises nouvelles Pour arriver plutôt prennent toujours des ailes, Et celui, qui m'a dit que mon fils était mort, D'une lettre d'Achmet confirme son rapport, Témoignage qui rend la nouvelle certaine. UN CAPIGI. J'ai cherché le courrier, mais j'ai perdu ma peine, Et tous mes compagnons n'ont pas mieux réussi, Assurément Seigneur, il ne peut être ici ; SOLIMAN. Qu'on le cherche encor, et par toute la ville. ACOMAT. Seigneur, cette recherche est peut-être inutile, Peut-être ce courrier si prompt, si diligent A fait un grand voyage avec un peu d'argent. Bajazet de sa course est peut-être la cause ; La Sultane pourrait en savoir quelque chose ; Sans doute, qu'ayant vu Bajazet en danger, L'amour à cette feinte aura pu l'engager ; Assez facilement tu peux l'apprendre d'elle, Dis que l'on t'a trompé d'une fausse nouvelle, Que Sélim est vivant, qu'il n'est rien plus certain, Et même fais lui savoir cet écrit de sa main. Certes si son adresse a produit cette feinte, Tu verras aussitôt une action contrainte, Les sentiments du coeur, paraîtront au dehors, Quelques efforts sur soi, qu'elle se fasse alors : Tu la verras cacher d'une joie apparente, Le violent excès d'une douleur cuisante, Et d'un air tout forcé rendre grâces aux Cieux, De ne lui pas ôter un fils si précieux. SOLIMAN. Je m'en veux éclaircir, toi va quérir la Reine. Sans doute ce conseil me tirera de peine ; Je saurai si sa mort ne m'a pas enlevé Ce cher fils, que mes soins ont si bien élevé, Et verrai si sa mort, dont mon coeur est en crainte Pour conserver son frère est une pure feinte. SCÈNE V. Soliman, Roxelane, Acomat. SOLIMAN. Madame grâce au Ciel votre fils n'est point mort, Et ce qu'on m'a dit n'était, qu'un faux rapport, Il est encor vivant, lui-même m'en assure, Et si vous en doutez, voyez cette écriture, Ne soupirez donc plus, faites trêve aux douleurs, Vous n'avez plus sujet de répandre des pleurs ; ROXELANE. Je me doute Seigneur, de ce que tu veux faire, Tu veux adroitement consoler une mère, De la mort de son fils, qu'elle aimait tendrement, En lui faisant sortir ce fils du monument. SOLIMAN. Ah Madame, croyez que votre fils respire, Ne savez-vous pas bien, qu'un mort ne peut écrire ? Cette lettre est de lui, qu'on vient de m'apporter, Après cette assurance, il ne faut point douter. Mais je ne comprends point cet excès d'impudence, Qui soutient hardiment sa mort en ma présence, Et ne m'étonne pas, si l'on ne trouve point Cet esprit insolent, et fourbe au dernier point. Mais qu'espérait-il donc ce menteur téméraire En trompant son Seigneur, en affligeant un père ? Qu'est-ce qu'il prétendait de cet acte effronté, Se jouer seulement de ma crédulité ? Non, non il prétendait par là toute autre chose, Et de sa fourbe enfin j'ai deviné la cause ; Vous aimez Bajazet, et vouliez empêcher, Qu'un trépas violent vous le vint arracher, Redoutant le succès d'une mauvaise affaire, Et vous avez voulu paraître toute mère, Sans que, ni le respect que l'on doit me porter, Ni l'horreur d'un mensonge ait pu vous arrêter ; D'un menteur assuré vous vous êtes servie, Qui m'a fait mon fils mort, quand il était en vie ; Mais pour mettre le comble à ce hardi dessein, On contrefait d'Achmet l'écriture et le seing, Et si parfaitement que je n'ai pu connaître, Que l'on m'avait trompé par une feinte lettre, Qu'au moment qu'Ibrahim avecque cet écrit, Est venu rétablir le calme en mon esprit. Madame avouez donc, qu'avecque cette feinte Vous vouliez délivrer votre coeur de la crainte, Vous vouliez garantir Bajazet du trépas, Croyant, que Soliman ne se résoudrait pas, De donner un Arrêt, qui lui serait funeste, S'il eût vu de ses fils qu'il eût été le reste ; Avouez donc Madame, avouez donc enfin, Que vous avez forgé ce trépas de Sélim, Et me rendez sur l'heure, fin qu'on le punisse Le criminel agent de tout votre artifice. ROXELANE. Seigneur, par ce discours tu me fais assez voir, Que tous mes ennemis ont sur toi grand pouvoir, Puisque par leurs conseils je me vois accusée, D'avoir insolemment ta hautesse abusée. Mais ils soutiennent mal leur accusation, Quelles preuves ont-ils pour ma conviction ? S'ils en ont, me voici toute prête à répondre ; Parlez mes ennemis, je m'en vais vous confondre. SOLIMAN. Ne vous emportez point, confessez seulement... ROXELANE. Quoi Seigneur ? SOLIMAN. Votre fourbe. ROXELANE. Ah rude traitement ! Soliman suborné par un flatteur infâme Le veut absolument croire contre sa femme ! SOLIMAN. Mais pourquoi me vouloir cacher la vérité ? ROXELANE. Pourquoi me maltraiter pour une fausseté ? SOLIMAN. Vous ne voulez donc pas vous avouer coupable ? ROXELANE. Je n'avouerai point, s'il n'est véritable. SOLIMAN. Ni remettre en mes mains aussi cet imposteur, Qui m'a par ses discours causé tant de douleur. ROXELANE. Moi le mettre en tes mains, si je connais cet homme, Si je sais quel il est, et comment il se nomme... SOLIMAN. Quoi toujours s'obstiner contre ma volonté ? Ah c'est trop abusé enfin de ma bonté ; Ce n'est donc pas assez de la première offense, Vous en faites une autre avec même insolence, Hé bien continuez, et ne m'avouez rien, De ces déguisements je vous punirai bien. Bajazet a failli, je veux rendre justice, Son trépas sur le champ sera votre supplice, L'État ne voyant plus en lui mon successeur Souffre, que de nos Lois il sente la rigueur. ROXELANE. Ah Seigneur, prends mieux garde à ce que tu veux faire, Et ne te laisse pas vaincre par la colère, Tâche de surmonter un si bouillant transport. SOLIMAN. Avouez-moi donc tout pour empêcher sa mort, Autrement vos soupirs, vos prières, vos larmes Pour en parer le coup sont d'inutiles armes ;Confessez. ROXELANE. Mais Seigneur, que puis-je confesser ? SOLIMAN. Hé bien il mourra donc ? ROXELANE. Quoi tu veux me forcer Par la peur de sa mort d'avouer une chose, Dont tu n'as point de preuve, et qu'un flatteur m'impose ? SOLIMAN. Ah c'est trop de discours, avouez promptement, Ou ce fils tant aimé ne vivra qu'un moment. ROXELANE. Seigneur accorde-moi la grâce de m'entendre ; SOLIMAN. Votre superbe esprit ne veut donc pas se rendre, Il ne démordra rien de toute sa fierté, Et je ne puis plus gagner d'être plus respecté ? Qui vient de m'offenser dans sa faute persiste, À mes commandements obstinément résiste : Mais c'est trop différer ce que j'ai résolu, Vous verrez des effets d'un pouvoir absolu : C'en est fait, Bajazet va mourir tout à l'heure. ROXELANE. Hé bien pour empêcher, que ce cher fils ne meure, Je te confesserai tout ce que tu voudras, Mais aussi promets-moi de ne le perdre pas : Je te demande encor une seconde grâce, Tire-le de prison, afin que je l'embrasse, Et tu sauras de moi ce que tu veux savoir. SOLIMAN. À la fin vous rentrez dedans votre devoir, Cette soumission est ce que je demande, Je veux qu'on m'obéisse, alors que je commande. Mais pour vous témoigner que je suis satisfait, D'une grande bonté voyez un grand effet. Amenez Bajazet. ROXELANE. Ô joie inespérée, Ô bonheur surprenant serez-vous de durée, Me rend-t-on Bajazet pour ne plus me l'ôter, Ne me reste-t-il point sa vie à souhaiter, Et l'ôtant de prison permet-on, que j'espère,Que son père aujourd'hui le va traiter en père ? Ah reprends pour ce fils des sentiments d'amour, Et qu'après la rigueur la clémence ait son tour. SCÈNE VI. Soliman, Roxelane, Bajazet, Acomat. SOLIMAN. Madame le voici tenez votre promesse. ROXELANE. Il est juste, et je dois contenter ta hautesse. Je me vais accuser pour le rendre innocent, Tant l'amour d'une mère est parfait et puissant. Seigneur, lorsque j'ai su qu'il viendrait à ta porte, Craignant, que de Sélim la brigue y fût plus forte, J'ai voulu m'assurer contre ses partisans : Et comme l'on peut tout avecque des présents : J'ai gagné deux soldats des troupes de son frère Qui feignant que Sélim tâchait de s'en défaire, Lui dirent qu'ils avaient cette commission, Et l'avaient acceptée avec intention, Que d'autres moins zélés à lui rendre service Ne se chargeassent pas d'une telle injustice, Il les crût aisément, il le pouvait aussi ; Jusques là mon dessein avait bien réussi, Bajazet accusé d'un dessein tout semblable En se justifiant rendait Sélim coupable, Mais soudain ta grandeur l'a fait mettre en prison Dont je n'ai pas pu même apprendre la raison : Alors quand je l'ai vu dans ce danger extrême, J'ai voulu me servir d'un meilleur stratagème, J'ai feint adroitement, que son frère était mort, Pour rendre mon dessein par son trépas plus fort, Espérant d'obtenir avec cette feinte Ce Prince, ce cher fils, ce sujet de ma crainte ; Je voulais le tirer de prison seulement, Après j'aurais pourvu pour son éloignement. Mais je commence à voir, qu'il ne faut plus attendre, Qu'une feinte le sauve, et puisse me le rendre ; C'est de toi seulement, que je dois l'espérer, Tu peux seul aujourd'hui m'empêcher de pleurer ; Tire-moi donc Seigneur de mon inquiétude. SOLIMAN. Vous méritez encor un traitement plus rude, Et tout autre que vous après m'avoir déçu, En aurait le trépas pour châtiment reçu ; Mais à vous je pardonne une faute si grande, Et la veux oublier, pourvu que l'on me rende, Celui qui m'a trompé par votre ardeur aujourd'hui, Pour en faire un exemple aux menteurs comme lui : À Bajazet.Pour vous, si vous voulez apaisez ma colère, Réconciliez-vous avecque votre frère, Ayez amour pour lui, rendez-lui du respect, Et qu'un frère si bon ne vous soit plus suspect : Malgré vos différends je sais bien qu'il vous aime, Il souhaite la paix, il vous l'offre lui-même, Cette Lettre en fait foi, ne la refusez pas, Et n'entretenez plus la guerre en mes États ; Je vous sors de prison, sur la seule espérance, Que je verrai l'effet de votre obéissance, Par la soumission il vous faut racheter Le jour que justement je pouvais vous ôter. BAJAZET. De mon obéissance il n'est rien qu'il n'obtienne, Seigneur, ta volonté dispose de la mienne ; Pour te rendre content j'accepte cette paix, Et me remets à toi de tous mes intérêts, Sûr que dans le traité ta suprême Justice Ne lui donnera rien à notre préjudice. SOLIMAN. Oui je vous traiterai tous deux également, N'ayant pour es deux fils qu'un même sentiment, Une même tendresse, un même amour de père, J'aime autant Bajazet comme j'aime son frère, Mais après vous avoir traité si doucement, Je demande de vous un éclaircissement : Mustapha le rebelle en mourant vous accuse, Que je sache mon fils, si ce traître m'abuse, Il vous nomme l'auteur d de sa rébellion, Pouvez-vous réfuter cette accusation ? Il dit, que par votre ordre, et qu'afin de vous plaire, Il se faisait nommer Mustapha votre frère, Qu'il travaillait pour vous par cette fiction, Sans vouloir s'agrandir, et sans prétention De ce nom qu'il prenait, et de cet artifice, Et qu'il s'était perdu pour vous rendre service. Que pouvez-vous mon fils répondre là-dessus ? BAJAZET. Que je suis étonné, si jamais je le fus, Non de voir qu'un menteur se pare d'un mensonge, Pour sortir du danger, où son crime le plonge, Mais de voir que mon père écoute contre moi Un homme comme lui menteur, traître et sans foi. Seigneur ce traitement que me fait ta Hautesse Pour un fils (bon sujet) a beaucoup de rudesse, Il faut tout mon respect, pour n'en pas murmurer, Et mon coeur ne saurait encor le digérer ; Qu'à présent je suis mal Seigneur, en ton estime, Tu crois que mon esprit ne se porte qu'au crime ; Par mon ambition désoler tes États, Abhorrer mon aîné, souhaiter son trépas, Gager des assassins pour cet acte exécrable, De tant d'impiété m'être rendu coupable, Et couronner enfin cette belle action En portant un esclave à la rébellion... Je n'ai point là-dessus de réponse à te faire, Je ne saurais parler, la douleur me fait taire, Si tu juges Seigneur, que je sois criminel, Mes jours sont entre tes mains, traite-moi comme tel, J'aime mieux le trépas, qu'une triste vie, Que tes cruels soupçons m'ont à moitié ravie. SOLIMAN. Certes par ce discours trop vain, trop insolent, Vous montrez votre esprit altier et violent, Mais encore qu'il soit digne de ma colère, Je veux vous faire voir que je suis un bon père ; Je crois que ce qu'a dit de vous un menteur, N'est rien qu'une imposture, et ressent son auteur ; Peut-être parlait-il pour conserver sa vie,Peut-être que c'était par haine, et par envie, Peut-être disait-il aussi la vérité : J'aurais lieu de douter d'un et d'autre côté. Mais comme à démêler l'affaire est trop obscure, J'aime mieux écouter la voix de la nature, Elle parle pour vous, je suis de son parti, Et je croirai plutôt que ce traitre a menti. BAJAZET. Seigneur cette croyance est juste et véritable, Mais encor que par là je ne sois pas coupableJ'ai besoin d'un pardon que j'ose demander, Mes feux... SOLIMAN. Le mien éteint vous le fait accorder, J'ai chassé mon amour hors de ma fantaisie, Et de plus connaissant ce que vaut Aspasie, Si jamais vous pouvez dissiper cette erreur, Qui porte son esprit jusques à la fureur, Je vous donne aussitôt cette aimable personne, Dont l'insigne vertu vaut mieux qu'une Couronne. ==================================================