******************************************************** DC.Title = ENTRE LA SOUPE ET LES LÈVRES, SOLILOQUE. DC.Author = HERVILLY, Ernest d' DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Monologue DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:50. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/HERVILLY_SOUPE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96135963/f45.image DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ENTRE LA SOUPE ET LES LÈVRES SOLILOQUE. 1878 PAR M. ERNEST D'HERVILLY À PARIS, Chez Paul OLLENDORFF, ÉDITEUR, 28 bis rue de Richelieu. PERSONNAGES. UN MONSIEUR. Le théâtre représente l'intérieur du passage Jouffroy. Extrait de Théâtre de Campagne, Quatrième série, Paris, Paul Ollendrof, 1878. pp. 35-42 SCÈNE PREMIÈRE. Brutus, Valérius. Il - c'est-à-dire un monsieur qui, au collège de l'Amour, doit être au moins en rhétorique (vétéran) - arrive essoufflé. - Après avoir successivement consulté une horloge publique et sa montre, il murmure, en marchant à grands pas. UN MONSIEUR. Bon ! - Je suis en avance : encor quatre minutes. Il étreint sa poitrine d'une main fiévreuse.Ouf !- Ah ! mon pauvre coeur, jamais ! jamais vous n'eûtesDe battements pareils, - même en ces temps lointainsOù, d'heureux soirs suivant de radieux matins,Le rossignol hardi de la vingtième année Chantait, là, nuit et jour, sa chanson effrénée !Jamais on ne me vit consulter, avec l'airÉmu que j'ai ce soir, tes horloges, Wagner !Bref, au blanc-bec jamais (je l'avoue, homme grave)L'attente ne causa d'angoisse plus suave !.. [Note : Croquer le marmot, dit Furetière, attendre longtemps sur les degrés, dans un vestibule, et, en général, en un lieu quelconque ; locution venue de ce que les compagnons peintres, quand ils attendent quelqu'un, s'amusent à faire sur les murailles le croquis de marmots. [L]]Or j'attends, - en croquant le plus doux des marmots, -Une femme que j'aime, et qui m'a dit ces mots,Ces mots qui m'ont ravi jusques au fond de l'être,Ces mots que j'écoutai, tremblant comme doit l'êtreUn jour d'avénement le moutardier d'un roi : - « Sept heures, demain soir,.. au passage Jouffroy. »[Note : Bouchette : Petite bouche, mot qui s'est dit comme un diminutif gracieux. [L]]En me disant cela, sur sa bouchette roseElle mit son doigt fin, avec l'aimable pose[Note : Bouquineur : Celui qui s'occupe, qui aime à chercher de vieux livres. [L]]Que montre sur les quais, au bouquineur distrait,L'estampe intitulée : « Au moins, soyez discret ? » Avec expansion.[Note : Le Passage Jouffroy, bâti en 1845, se situe à Paris entre le 10 boulevard Montmartre et 9 rue de la Grange-Batelière, il mesure 140 m. ]Cher passage Jouffroy ! Gai tunnel ! je t'adore ![Note : Mandore : Nom d'un instrument de musique qui est une espèce de luth. [L]]Jadis, sous un balcon, gêné par sa mandore,On attendait sa belle en effeuillant des vers ;Maintenant, - ô mon siècle épris de faits-divers ! -Dans un endroit banal : passage, square ou gare, On fait le pied de grue en fumant un cigare ;Mais - triste pour un rien, pour un rien triomphant, -Ah ! L'Amour est resté le même absurde enfant ! Il interroge sa montre.Sept heures ! - Ciel ! - Voici l'instant que tout poèmeDe comique-opéra traiterait de « suprême » ; Encore une seconde, et mon bonheur éclot ! Plein de mépris pour les vanités humaines.Emprunt municipal, que me fait ton Gros Lot[Note : Raca : Mot syriaque qui est cité dans l'Évangile comme une injure. [L]]En ce moment béni ? - « Raca ! » - Je te méprise !Quelle âme peut rester d'un dividende épriseQuand ma Georgette va montrer son petit nez Au bout de ce passage, où des gens obstinésVont et viennent au lieu d'aller dans leurs familles ! Un horizon délicieux s'offre soudain à son esprit.Ah ! Frissons des ruisseaux, murmures des charmilles,Gazouillements d'oiseaux sous les cieux irisés,À côté du froufrou des jupons empesés Qui vont battre tantôt sur mes bottes vernies,Vous êtes, voyez-vous, de pâles harmonies ! Il s'égare en un rêve charmant.Elle vient... je le sens au tumulte étonnantQue fait mon sang heureux sous mon front maintenant ;Elle vient !.. Je la vois qui descend de voiture Au coin du boulevard... Ô Nature ! Nature !...Elle donne au cocher un pourboire insensé ;Puis, montrant sa bottine, et le voile baissé,[Note : Corvette : Bâtiment de guerre entre le brick et la frégate. Corvette-aviso, sorte de grand brick. [L]]Elle s'élance avec la grâce des corvettes... Souriant.Et nous dînons ensemble ! - Elle aime les crevettes, Du moins, je le suppose ; eh bien ! elle en aura.En les décapitant son oeil me sourira...Et ce sera charmant de manger... Mais, que dis-je?Suis-je fol ? Et par quel très singulier prodigeParlé-je, tout à coup, de mangeaille, ici-bas ? Il regarde l'heure à sa montre.Sept heures dix. - J'y suis ! - L'estomac qu'on n'a pasConsulté, tout à coup prend la parole, et risqueSon petit mot. Je crie : Amour ! il répond : Bisque !... Complaisamment, la salive aux lèvres.Beurre frais... pain croquant... sole... perdreau rôti... Se frappant l'estomac avec indignation.Ah ! Silence... Mon coeur ! Et prends-en ton parti. La consigne est d'attendre : attendons ! -Soyons calme.Il faut être un martyr pour mériter la palme.Souffrons. - Ne lorgnons plus, au seuil des restaurants,Le menu des dîners et leurs prix différents... Nouveau coup d'oeil à la montre.Sept heures quinze... Rien ! - Allons, l'homme projette Et la femme dispose. - Ô Georgette ! Georgette !Elle n'a donc pas faim ? - Mais j'y songe, - grand Dieu !Peut-être le cocher qui la mène en ce lieuA lu Racine, hélas ! et, ruminant ses peines,[Note : le vers 70 est le vers 1502 de Phèdre de Jean Racine dans le récit de Théramène.]Sa main sur ses chevaux laisse flotter les rênes... [Note : Les vers 71-72, sont une citation du Lutin de Boileau (vers 371-372)]Et ses chevaux s'en vont du pas tranquille et lentDes boeufs qui promenaient le monarque indolentDans Paris autrefois... Allons, bon ! je réciteDu Boileau maintenant, que rien ne nécessite !Mais je perds tout à fait la tête, en vérité ! Regard à la montre.Sept heures vingt. - Personne ! - Ah ! fiacre détesté,Toi que le macadam paillette de ses boues,Puisse le feu du ciel, tortue à quatre roues,Te dévorer un jour pour prix de tes lenteursAinsi que ton cocher nourri des bons auteurs! Une odieuse réflexion s'épanouit dans son cerveau.Ciel ! - (quel affreux soupçon !) - Ce pendant que je sacreAprès ce vil cocher, ses chevaux et son fiacre,Peut-être que Georgette... oubliant son serment... Avec un ineffable sourire de confiance.Non ! - Le royal distique inscrit au diamant[Note : "Souvent Femme varie, bien fol qui s'y fie" est gravé sur un des vitraux du château de Chambord, repris par Victor Hugo dans Marie Tudor.]Sur une vitre est faux : - « Bien fol est qui s'y fie » A dit François Premier dans sa philosophieImpertinente... Eh bien ! je dis qu'il avait tortDe s'exprimer ainsi, ce monarque au nez fort !.. Absolument rassuré sur ce point.Non! - ma Georgette m'aime !- Elle m'aime, et, crédule,Sans doute elle se fie (enfant !) à sa pendule Qui retarde d'une heure, ou qui ne marche plus.Oui, je suis le jouet du flux et du refluxDe mes tristes pensers, mais elle est innocente !Tandis que je t'accuse, ô bien-aimée absente,Tu reconnais soudain ton erreur, et tu pars, Telle Diane allant chasser les léopards,Et ton cher petit pied arpente au loin l'asphalte ! Coup d'oeil à la montre.Huit heures moins un quart ! Ses jambes fléchissent sous lui, mais il se redresse héroïquement.Je... Soyons de basalte.Dix minutes encor ! - Mais après... le mépris ! Dix minutes ! - Marchons. - Les boutiquiers, surpris, Du fond de leur comptoir m'examinent ; leur boucheSemble dire tout bas : - « Ceci nous paraît louche :« Quel est donc ce monsieur ? Quelle étrange pâleur !« Il a tous les aspects distingués d'un voleur...« Veillons au grain! » - Ma foi, circulons, c'est plus sage, Avec un air bonhomme, à travers le passage ;Honorons d'un coup d'oeil distrait les magasinsRemplis - le Progrès fit toile et papier cousins -De faux faux-cols valant les faux-cols authentiques.C'est cela. Regardons, en enfant, les boutiques Où le Petit-Noël vient remplir ses sabots :Ah ! Que ces éléphants en baudruche sont beaux !Et ce tigre abricot, mais rayé comme un zèbre,Qu'il fut joli ! - Son ventre a pris un air funèbreDepuis quelques jours. Oui. - Ce que c'est que de nous ! C'est égal, ces ballons sont admirables - tous ;Ils flottent, à ravir les anges, à la voûteDu passage Jouffroy : leur carrière est là toute...Et la brise du soir les berce tour à tour... Regard aux horloges.Huit heures moins trois... Oh ! Il se presse l'estomac.C'est le bec du vautour Qui me ronge ! - J'ai faim comme, sur un rivageOù nul marin n'aborde, un malheureux sauvage ! D'un air affreux.Un naufragé, parfois, c'est succulent, dit-on ? Vaincu.Ah ! l'heure du berger me parle... du mouton... Avec tendresse.Du mouton !... un gigot !... saignant !... et qu'environne L'innocent haricot !... Déclamant.[Note : Richard III (The Life and Death of Richard the Third) est la dernière pièce historique de William Shakespeare dans laquelle, à la bataille de Bosworth, le roi seul et à pied réclame un cheval.]- « Un cheval ! ma couronne« Pour un cheval » criait, à Bosworth, Richard Trois ;[Note : Le plat de lentilles est une allusion à la Bible (Génèse), où Esaü cède son droit d'aînesse à Jacob contre un plat de lentilles .]Et moi, je crie aussi : Je cède tous mes droitsD'aînesse pour un plat de lentilles... à l'huile !La faim, sur mon amour, tombe, effroyable tuile, Et l'inanition arrive à pas pressés :Un potage ! un potage ! Avec un effort suprême, il veut imposer silence à son estomac.Assez, viscère, assez ! Dernier regard à la montre.Huit heures ! - Je suis mort! - et mon amour s'envole.Idylle, adieu ! Bonsoir, ô passion frivole !J'ai faim! ! - À bas Georgette avec son air câlin ! Je m'appelle Gustave et non pas Ugolin !Je veux souper, moi, là ! je n'admets plus d'excuse. Exaspéré.Non ! Tu ne m'auras pas, Radeau de la Méduse !Allons-nous-en. C'est dit ! Mon amour adoré !Sur le premier beefsteack que je rencontrerai Sans crier gare, seul, comme un loup je me jette :Allons, en routé, lâche ! Au moment où il s'enfuit, une robe bien connue se montre au loin. Avec le ciel dans le coeur : Ah ! La voilà !... Georgette ! Rideau. ==================================================