******************************************************** DC.Title = POQUELIN PÈRE ET FILS, COMÉDIE. DC.Author = HERVILLY, Ernest d' DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Monologue DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:48. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/HERVILLY_PEREETFILS.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96135963/f45.image DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** POQUELIN, PÈRE ET FILS COMÉDIE EN UN ACTE Représentée pour la première fois sur le théâtre national de l'Odéon, le 15 janvier 1881. (259e ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE MOLIÈRE) Préface d'Auguste VITU 1887 ERNEST D'HERVILLY PARIS L. FRINZINE, ÉDITEUR 112, Boulevard Saint-Germain, 112 Représentée pour la première fois sur le théâtre national de l'Odéon, le 15 janvier 1881. PRÉFACE Le nombre des pièces de théâtre dont Molière a été le héros, le sujet ou le prétexte, est cent fois plus considérable que celui de ses chefs-d'oeuvre. Mis à la scène de son vivant par des critiques ou des jaloux, les apothéoses commencèrent au lendemain de sa mort, il y a deux cent quatorze ans. Depuis ce temps, nos grands théâtres littéraires n'ont pas laissé passer une seule fois l'anniversaire de sa naissance, le 15 janvier 1622, sans le célébrer par quelque hommage pieux, pièces de circonstance, compliments en vers, etc.. On en ferait une bibliothèque, qui comprendrait certainement plus de mille compositions diverses. Plusieurs d'entre elles, dues à de jeunes écrivains, qui, au début de leur carrière, se plaçaient sous le patronage du grand poète comique, ne sont pas indignes de survivre à l'occasion qui les vit naître. Je dis cela particulièrement pour mon ami Ernest d'Hervilly qui, à cinq anniversaires différents, a célébré Molière, partageant le ferveur de son culte entre les deux temples consacrés, la Comédie-Française et l'Odéon. C'est ainsi que le Malade réel, le Docteur sans pareil, le Magister, Poquelin père et fils et, en dernier lieu, Molière en prison, firent applaudir le nom d'Ernest d'Hervilly, qui d'ailleurs possède tant de titres à l'estime des lettrés. L'auteur de la Belle Saïnara, du Parapluie, et d'autres délicieuses comédies, pleines d'originalité, de grâce et d'esprit, n'a-t-il pas écrit des livres charmants, qui lui ont valu deux fois les palmes de lauréat de l'Académie française ; non moins que le titre, maintenu fort rare, d'officier de l'Instruction publique ? Parmi ces livres d'une lecture attrayante et souriante, il en est deux, les Contes pour les grandes personnes et Mesdames les Parisiennes, que de bons juges n'ont pas craint de comparer aux plus fines Sketches de Charles Dickens. Il faut beaucoup d'esprit pour louer dignement Molière et aussi beaucoup de tact ; car ce grand génie, fait de haute raison et de bon sens, impose à ses admirateurs, avec le respect de ces qualités maîtresses, le souci de la langue et l'approbation des honnêtes gens. En réunissant aujourd'hui le faisceau des compositions moliéresques d'Ernest d'Hervilly, son intelligent éditeur rend un véritable service non seulement aux admirateurs de Molière, mais aussi aux bibliothèques scolaires et aux théâtres de salon. Il n'est pas un seul de ces petits poèmes dramatiques qui ne réponde aux sentiments simples et touchants de la morale la plus pure. L'amour paternel et l'amour filial, l'enthousiasme de l'art et de la poésie, mis en lumière et aiguisés par les traits innocents d'un esprit vif et clair, ce sont là des tableaux et des idées qui sont assurés de plaire aux jeunes gens comme aux jeunes filles, à leurs grands parents comme à leurs éducateurs. Ernest d'Hervilly, dont l'originalité personnelle est très accentuée et qui lui donne une parure sonore de rimes étincelantes, ne se contente pas d'admirer Molière en poète, il s'attache à le faire aimer ; en le montrant dans des situations, quelquefois inventées, il le peint tel qu'il fut réellement, éloquent, généreux, hardi dans ses conceptions, constant dans ses amitiés comme dans ses principes, adorable toujours, et, qu'on me passe le mot qui rend exactement ma pensée par une comparaison familière, bon comme le bon pain. Auguste Vitu. 4 janvier 1887. PERSONNAGES. JEAN POQUELIN, marchand tapissier, M. CORNAGLIA. MOLIÈRE, M. POREL. CLABAUD, garçon tapissier, M. KERAVAL. JACQUES ROHAUT, professeur ès mathématiques. M. REBEL. LUBIN, moucheur de chandelles, M. BOUDIER. JEANNOT, verdurier, M. PREVILLE. CHIFFONNE, filleule de J. Poquelin, MLLE. MADELEINE PLOUVIER. La scène se passe à Paris, rue Comtesse d'Artois, dans la boutique de maître Jean Poquelin. 1668. Extrait de CINQ ANNIVERSAIRES DE MOLIÈRE 1874 - 1875 - 1877 - 1881 - 1886 COMÉDIES EN VERS. (pages 103-150) POQUELIN PÈRE ET FILS L'intérieur d'une boutique de marchand tapissier. Meubles, sièges, étoffes, çà et là. Au fond, à côté d'un escalier qui donne accès à l'étage supérieur, grand vitrage et porte d'entrée sur la rue. Portes latérales, deux à gauche, une à droite. SCÈNE I. Au lever du rideau, l'obscurité règne dans la boutique, les volets étant clos. Au lever du rideau, l'obscurité règne dans la boutique, les volets étant clos. Au lever du rideau, l'obscurité règne dans la boutique, les volets étant clos. LA VOIX DE JEAN POQUELIN. Clabaud ! Nouveaux coups.Debout ! CLABAUD. Il entre par la porte de droite. Il baille à se décrocher la mâchoire.Voilà. Il se dirige en chancelant vers la porte d'entrée, en retire les barres, et l'ouvre toute grande. Le jour se fait dans la boutique.Hélas ! Maudite aurore ! Hormis les coqs, et moi, tout Paris dort encore. Il regarde dans la rue en bâillant.Temps splendide ! Il bâille.Il serait étonnant, après tout, Qu'il fût vilain et froid au milieu du mois d'août. Il ôte les volets.Là, maintenant, ouvrons les yeux à la boutique, En ôtant les volets... Il bâille. [Note : Pratique : Méthode, manière de faire les choses. Se dit aussi de la chalandise des Marchands et des Artisans. [F]]Et vienne la pratique ! Il s'installe dans un fauteuil et se dispose à dormir. Nouveaux coups à l'étage supérieur. POQUELIN. Clabaud ! CLABAUD, bondissant. Présent, patron ! POQUELIN. À vos pointes, Clabaud ! CLABAUD, s'arme d'un marteau et en frappe quelques coups indolents sur un meuble quelconque. Oui, patron ! À part.On n'a pas le réveil gai, là-haut. Autres coups de canne à l'étage supérieur. POQUELIN. Chiffonne ! Une jolie fillette montre sa figure fraîche à l'une des portes à gauche. CHIFFONNE. Mon parrain ? POQUELIN. À vos surjets, Chiffonne ! CHIFFONNE, s'installe à une table devant Clabaud. Oui, mon parrain, voilà !... D'ailleurs, l'angélus sonne À peine, mon parrain... POQUELIN. Taisez-vous. Au travail ! CLABAUD, à mi-voix avec emphase. Bonjour, Chiffonne, idole aux lèvres de corail ! CHIFFONNE, froidement. Bonjour, bonjour, Clabaud... CLABAUD, gaiement. Quel ton ? Pourquoi, madame, Le garçon tapissier qui vous donna son âme Obtient-il ce bonjour dont son coeur est transi ? Quoi ! C'est un fiancé que vous traitez ainsi ! Et ne devons-nous plus voler à l'hyménée Aussitôt que - selon la parole donnée Par maître Poquelin - le commerce ira mieux ?... CHIFFONNE. Il faudra pour cela qu'on ait repeint le vieux Saint Christophe, là-bas... CLABAUD. Oui, je le sais !... l'enseigne De l'antique maison des Halles... Hochant la tête.Pour qu'on peigne À neuf le saint, il faut d'abord que la maison À présent si malade arrive à guérison Et qu'on la traite enfin des combles à la cave ! Or le remède manque ici : l'argent !... fait grave ! CHIFFONNE, avec ironie. Donc voilà reculés, loin, les instants bénis Où nous devons, Chabaud, être à jamais unis !... CLABAUD. Cruelle ! Vous riez ! - L'amour, c'est son usage, Blesse et puis rit... Apparition, à la porte d'entrée, de Jeannot en costume de marchand d'herbes. Il crie à tue-tête. JEANNOT. Holà ! CLABAUD. Pourquoi ces cris, visage Bourgeonné ? JEANNOT. Hé ! - Les gens ! CLABAUD. Butor ! Criez plus bas. JEANNOT. Maître Jean Poquelin! CHIFFONNE. Il dort !... POQUELIN, toujours hors de scène, avec colère. Je ne dors pas ! À vos pointes, Clabaud ! - À vos surjets, Chiffonne ! Quel tapage ! - Clabaud, offrez à la personne Qui me demande un siège. - Attendez, je descends. Clabaud offre, naturellement, un siège sans fond à Jeannot qui manque de passer à travers. JEANNOT. Aïe ! CLABAUD ET CHIFFONNE, riant. Ah ! Ah ! POQUELIN. Pourquoi ces rires indécents ? Maître Jean Poquelin se montre au haut de l'escalier. SCÈNE II. Les Mêmes, Jean Poquelin. POQUELIN, à Clabaud. Misérables enfants ! À Jeannot.Que voulez-vous, brave homme ? Hein ? JEANNOT, criant, tout en se frottant les côtes. Je suis verdurier ; c'est Jeannot qu'on me nomme À la Halle, où mes traits à tous sont familiers... POQUELIN, lui faisant signe de parler plus bas. Après ? JEANNOT. Votre maison sise aux Petits-Piliers, Le vent à son vieux toit ayant cherché des noises, A perdu cette nuit un grand nombre d'ardoises, Dont l'une par malheur - Ô hasard infernal ! A fêlé l'occiput d'un juge matinal Qui flairait mes melons d'un nez que rien ne trompe... CLABAUD, d'un air bon. Pauvres melons ! POQUELIN, furieux. Clabaud ! Faut-il que je vous rompe [Note : Aune : Bâton d'une certaine longueur qui sert à mesurer les étoffes, toiles, rubans, etc. Il se dit aussi de la chose mesurée. [L]]Une aune sur le dos ? À Chiffonne qui rit.Chiffonne, à vos surjets ! À Jeannot.Achevez. JEANNOT. Ma venue enfin a pour objets Les réclamations de votre locataire Que le crâne fendu d'un magistrat atterre, Et qui veut, m'a-t-il dit en frémissant d'horreur, Qu'on envoie, à l'instant, sur le toit un couvreur, Afin de prévenir d'autres affreux grabuges Et pour qu'en sûreté puissent errer les juges !... J'ai dit. POQUELIN, avec désespoir. Encor ce toit ! - Me voilà bien loti ! André Boudet, mon gendre, est hier soir parti En voyage, et je suis seul avec ces deux drôles...Pauvre propriétaire ! - Ah ! Quels atroces rôles Nous fait jouer, hélas ! Pendant douze longs mois, Chaque année, un monceau de plâtras et de bois ! Ô maison ! Ô vautour qui me ronge la bourse ! Avec douleur.Enfin, j'y vais aller, aux Halles !... Triste course ! À Jeannot.Suivez-moi, verdurier ! À Clabaud et à Chiffonne.Je reviendrai bientôt. À Chiffonne qui lui présente son chapeau.À vos surjets, Chiffonne ! À Clabaud qui lui tend sa canne.À vos pointes, Clabaud ! Il sort suivi de Jeannot. SCÈNE III. Clabaud, Chiffonne. CLABAUD, sautant en l'air. Vacances ! CHIFFONNE, d'un petit air indifférent. Prenons l'air sur le pas de la porte. CLABAUD. Il s'arrête au milieu de ses gambades.Ah ! Chiffonne... C'est mal ! Un bruit cadencé se fait entendre dans la rue.Que le diable l'emporte ! CHIFFONNE, se retournant avec surprise. Êtes-vous fou ? Comment ! Parce que je prends l'air, Vous envoyez quelqu'un aussitôt en enfer ? CLABAUD, solennel. Écoutez... Le bruit cadencé se fait entendre plus distinctement. CHIFFONNE, riant. Bon, j'entends la bruyante cadence D'un pilon, qu'on manoeuvre avec art et prudence Dans un mortier de bronze... et c'est notre voisin Le droguiste qui bat... CLABAUD, amer. Oui, c'est votre cousin ! Le droguiste ! Ah ! Chiffonne ! - Et voilà le système Qu'il a trouvé tout seul ! - Pour vous dire : Je t'aime ! CHIFFONNE, un peu piquée. Tout le monde n'a pas la lyre d'Apollon Pour exprimer ses feux... CLABAUD. Oui, mais prendre un pilon ! CHIFFONNE, froidement. Il est vrai, c'est fort drôle... - Un instrument plus tendre, Certes, c'est l'instrument que l'on vous fait entendre Ici près... Geste de surprise de Clabaud.Oui, Clabaud !... Il est loin de blesser Votre oreille, le bruit du fer à repasser De Rose la lingère.., à côté du droguiste...Écoutez !... On entend les battements d'un fer à repasser. CLABAUD. Imposture ! Allez, ce bruit n'existe Que dans votre cerveau par un pilon hanté !... Avec abattement.Et voilà donc pourquoi, madame, on m'a jeté, Tout à l'heure, un bonjour que même en Laponie, On eût trouvé très froid ? CHIFFONNE, gracieusement. Nulle ici ne le nie... CLABAUD. Et moi qui l'aime tant ! CHIFFONNE, avec ironie. Oui, les jours de congé, Cet amour, par exemple, est fort peu négligé ?... CLABAUD. Que dites-vous, Chiffonne ? CHIFFONNE. Oui, ces jours-là, je reste Toute seule, et monsieur, tout brave dans sa veste, Court la ville, joyeux et va jusqu'aux faubourgs, Ayant sans doute au bras - tout en m'aimant toujours, Avec dédain et montrant la rue.Ce... fer à repasser... à la mine hardie ! CLABAUD, avec mystère. Moi ! Chiffonne !... Ah ! Je vais... Chut !... À la Comédie... Voir Molière !... CHIFFONNE. Le fils de maître Poquelin ? CLABAUD. Plus bas ! - Si le patron m'entendait ! - Quel vilain Quart d'heure passerait ton Clabaud ! - Oui, ma chère, Oui, je vais me glisser dans un coin de parterre, Quand le patron me donne un jour de liberté, Et j'applaudis son fils d'un rire... illimité ! Quel auteur ! Quel acteur en outre, amie, et comme Il sait prendre les traits, l'air et la voix d'un homme ! C'est surprenant, chiffonne ! Il contrefait les gens À confondre l'esprit des plus intelligents ; [Note : Protée : Dieu de la Fable, qui, quand il voulait, changeait continuellement de formes. On le dit d'un homme qui joue toute sorte de personnages. [FC]]Malin comme Protée... Chiffonne fait un geste interrogatif.Un vieux gardeur de phoques... Il se fait ce qu'il veut, et, selon les époques, Est basque - ou Grec - parfait. Tiens, s'il venait ici, Le patron ne pourrait le reconnaître... ainsi ! Et moi-même, parfois, bien que n'étant pas bête... CHIFFONNE, railleuse. Allez toujours, Clabaud. CLABAUD. Eh bien ! J'en perds la tête... Lubin vient en cet instant, se planter devant la boutique, et cherche à en examiner l'intérieur d'un air impudent. CHIFFONNE, l'apercevant. Clabaud !... Mais quel est donc cet être curieux, Avec ses gros sourcils perchés sur ses gros yeux, Qui louche et s'aplatit le nez contre les vitres Pour regarder ici ?... CLABAUD, allant à la porte. [Note : Bélître : Coquin, gueux, homme de néant. [FC]]C'est le roi des bélîtres Ou je me trompe fort. Appelant.Hé ! Là ! Que voulez-vous. Monsieur le drôle, avec vos airs pris chez les fous ? SCÈNE IV. LES MEMES, Lubin. LUBIN. Monsieur Jean Poquelin ? CLABAUD, d'un ton bref. Pour l'heure il est aux Halles ; Il constate l'effet des dernières rafales Sur sa vieille maison. LUBIN. Son gendre est-il céans ? CLABAUD. Non. Il est hier soir parti pour Orléans. Mais vous pouvez me dire, et je saurai transmettre À mon patron... LUBIN. Non pas ! C'est affaire à mon maître. Je vais l'avertir... CLABAUD, avec un léger dédain. Ah ! Vous êtes le valet ?... LUBIN. Oui, le valet d'un homme illustre, s'il vous plaît, Fort riche, et qui se veut passer la fantaisie De meubler avec luxe et de façon choisie Une chambre à coucher. CLABAUD, avec empressement. Oh ! C'est bien différent ! Asseyez-vous, monsieur. CHIFFONNE, à part, de sa table de travail. Un client de haut rang ! Quel bonheur ! LUBIN. Monsieur va venir ici lui-même. CLABAUD. Alors, je vais chercher en diligence extrême Mon patron... - À propos, et ce maître de goût, Vous l'appelez ? LUBIN. Rohaut. CLABAUD. Rohaut ? - Et voilà tout ? LUBIN. Oui, Jacques Rohaut. - Mais sa valeur n'est pas mince. C'est un génie, un rare !... En un mot c'est un prince... CLABAUD, lui coupant la parole. Un prince ! - Plus un mot. - Je cours jusqu'aux Piliers. Tel un Mercure ayant des ailes aux souliers, Et je reviens avec mon patron en personne ! Il s'élance dans la rue en criant : Faites patienter ce bon garçon, Chiffonne ! SCÈNE V. Chiffonne, Lubin. LUBIN, sur le devant de la scène, à part. Pour quel motif Monsieur, qui m'envoie en héraut, Me fait-il l'annoncer sous le nom de Rohaut ? Ce Rohaut n'est que l'un de ses amis fidèles ; Et moi je suis Lubin, le moucheur de chandelles De la Comédie, et je ne suis point valet... Enfin, j'ai fait ici ce que Monsieur voulait Que j'y fisse, et je vais l'assurer que le gendre (Mais quel gendre ?) est absent ; or Monsieur doit m'attendreAux environs. Allons vite le prévenir Qu'il peut, pour ce qu'il veut, quand il voudra, venir. Haut à Chiffonne.Monsieur n'arrivant pas, ma foi, mademoiselle, Je vais l'aller chercher pour lui prouver mon zèle. Avec importance.Ah ! Ce Jacques Rohaut n'est pas homme de rien ! C'est un prince, ai-je dit, mais entendons-nous bien. C'est un de nos plus grands princes... de la science ! Un esprit très profond, trésor d'expérience, Le premier professeur de Paris. CHIFFONNE. Et pourtant Il est riche ? LUBIN, souriant. Un caprice, un oubli d'un instant De l'aveugle Fortune... CHIFFONNE. Et dont elle est honteuse, Peut-être ? LUBIN. Oui, mais trop tard ! CHIFFONNE. Pour moi, j'en suis heureuse ! Car si le sieur Rohaut laisse en cette maison Quelque peu de cet or qu'il remue à foison, Il se pourrait... LUBIN. Pourquoi vous taisez-vous, ma belle ? CHIFFONNE. Rien. - Un rêve d'enfant riait dans ma cervelle... LUBIN. Dites-le-moi. Causons comme de vieux amis. CHIFFONNE, avec un aimable embarras. Eh bien, Monsieur... LUBIN. Lubin. CHIFFONNE. ... Mon parrain m'a promis... - Et maître Poquelin est pour moi comme un père, Si son commerce un jour redevenait prospère, D'unir votre servante à ce jeune ouvrier... LUBIN. Ce jeune homme qui vient de partir en courrier ? CHIFFONNE, modestement. Il se nomme Clabaud... Oui, c'est lui, ce jeune homme Qui pourrait m'épouser, si quelque bonne somme Nous tombait tout à coup du ciel - Ou de moins loin. LUBIN, avec regret. [Note : Foin : On dit, Il a bien mis du foin dans ses bottes, de la paille dans ses souliers, pour dire, Il s'est fort enrichi : ce qui ne se dit que de ceux qui font venus de bas lieu, qui ont fait de grandes fortunes. [F]]Hélas ! Que n'ai-je mis dans mes bottes du foin ! CHIFFONNE. Donc je viens vous prier, monsieur, de faire en sorte Que votre excellent maître - Il est si riche ! - Apporte Un grand nombre d'écus, tout de suite, chez nous... LUBIN. Oui-da ! J'y songerai ! - Car il me serait doux, Comme Titus, qui fut la vertu couronnée, De remplir, en faisant des heureux, ma journée. D'un air affirmatif.Il faudra que Monsieur ait un besoin urgent De meubles, et dépense ici beaucoup d'argent ! Mais c'est trop discourir. Je vais à sa rencontre. Oh ! Ces savants ! De quoi leur sert donc une montre ? SCÈNE VI. Chiffonne, puis Jean Poquelin et Clabaud. CHIFFONNE, seule. Dans mon âme à présent renaît un peu d'espoir. Ah ! Ce maître Rohaut, que je voudrais le voir ! Bon Lubin ! Brave coeur ! Perle des domestiques ! Maître Poquelin et Clabaud entrent en se disputant. POQUELIN. Ce n'est qu'un professeur en... en mathématiques, S'il s'appelle Rohaut... CLABAUD. C'est un prince... Il l'a dit ! POQUELIN. En ce cas, c'est Rohan son nom, mulet maudit ! CLABAUD, avec entêtement. Non, c'est Rohaut, mon prince... POQUELIN, avec colère. Ah ! La main me démange !... À Chiffonne.Eh bien ! Et ce Rohan..., pour qui l'on me dérange, Daignera-t-il enfin se montrer aujourd'hui ? CHIFFONNE. Son valet dans l'instant vous l'amène avec lui. POQUELIN. Comment ! J'arrive en nage, et pour vous trouver seule ! Maudit soit le Rohan... CLABAUD, entre ses dents. Rohaut. POQUELIN. Ah çà... filleule, Il est temps de penser au dîner. CHIFFONNE. Oui, parrain. Mais, avant... si j'osais aborder un terrain... POQUELIN. Lequel... CHIFFONNE, avec hésitation. On a l'espoir d'une forte commande... CLABAUD. C'est vrai, patron. POQUELIN. Eh bien ? CHIFFONNE. Parrain, je vous demande... Si vous étiez content... POQUELIN. Quoi ? CHIFFONNE. De vous souvenir. CLABAUD. La phrase est commencée, à moi de la finir. Avec résolution.Patron, j'aime Chiffonne, et Chiffonne m'adore... POQUELIN, le repoussant. Allez tous deux au diable et plus loin même encore. CHIFFONNE, voulant embrasser son parrain. Oh ! Mon petit parrain ! POQUELIN, se dégageant. Quand il fera moins chaud. CLABAUD, même geste que Chiffonne. Oh ! Mon petit patron ! POQUELIN, avec fureur. À vos pointes, Clabaud ! À Chiffonne.Chiffonne ! Mon dîner ! Chiffonne sort en s'essuyant les yeux. Clabaud va bouder dans un coin de la boutique. Maître Poquelin s'assied sur un meuble et réfléchit tristement.Comme je les rudoie ! Ah ! Je n'ai pas le coeur ce matin à la joie. Tout va mal. Pas d'espoir d'argent à l'horizon ! Si je ne reconstruis promptement la maison Des Piliers, c'en est fait de ma seule ressource... C'est tout cela qui fait qu'on a l'humeur d'une ourse... Ah ! La vieillesse à qui tout crève dans la main ! Aujourd'hui la misère et la tombe demain. Plus d'amis. Plus d'enfants... sauf « monsieur de Molière » Le bouffon ! Dont on sait la vie irrégulière, Dont rougit sa famille,... et que je n'ai point vu Depuis... - Allons, mon sort final est tout prévu : La ruine et la mort. C'est dit. Tout m'abandonne. Ah ! Mon pauvre Clabaud ! Ah ! Ma pauvre Chiffonne ! Mes seuls consolateurs !... Votre heur est loin encor Si, pour vous marier, vous compter sur mon or !... Où trouver de l'argent ?... Cette maison s'écroule Chaque jour. Plus de toit : la pluie à flots y coule !... Où trouver de l'argent ?... Il me faudrait, au moins, Huit mille livres... Oui, huit mille !... Dans quels coins Déterrer ce trésor ?... Molière, avec les apparences, habits et manières de son ami Jacques Rohaut, se présente sur le seuil de la boutique de J. Poquelin. SCÈNE VII. Les même, Molière. MOLIÈRE, s'adressant à Clabaud, qui est pensif. Hé ! Jeune homme à l'oeil triste : Maître Jean Poquelin ? CLABAUD, montrant son patron. Vous êtes sur sa piste : Le voilà. Parlez-lui. - Patron ! Voici quelqu'un Qui vous réclame... POQUELIN, sortant de sa rêverie. Ah ! - bien... Après avoir examiné le feint Rohaut, à part.Il n'est pas du commun. Avec politesse, lui indiquant un siège.Veuillez, monsieur... - Je suis tout à votre service... MOLIÈRE, saluant. Je suis Jacques Rohaut... POQUELIN, brusquement, à Clabaud. Eh bien, bijou de vice ! Monsieur n'est pas un prince ! MOLIÈRE. Oh ! Non... physicien Tout simplement, monsieur, et je n'ai nul lien Avec la noblesse... POQUELIN, triomphant à Clabaud. Ah !! MOLIÈRE, poursuivant. Mais j'ai quelque fortune ; Et je viens vous voir... si je ne vous importune... POQUELIN, l'interrompant et cherchant dans sa mémoire. Rohaut ?... Alors, c'est vous, voici quinze ou vingt jours, Qui m'avez envoyé, pour les mettre en velours, [Note : Ployant : Siége qui plie. [L]]Quatre sièges ployants recouverts de moquette ?... MOLIÈRE, un instant surpris. Quatre sièges ?... POQUELIN. Ployants... qu'une fille coquette, Votre servante enfin, si j'en crois ses discours, M'apporta l'autre mois, pour les mettre en velours. L'avez-vous oublié ? MOLIÈRE. Non, non ! - Je me rappelle La chose maintenant ! - Ah ! La pauvre cervelle !... Du velours, n'est-ce pas ? - Ah ! Cela m'avait fui De la mémoire... Bon ! Quatre sièges... Oui, oui ! POQUELIN, gravement. Monsieur, j'ai le regret d'avoir à vous l'apprendre, Vos sièges ne sont pas finis... Faut-il les rendre ?... MOLIÈRE, riant. Ah ! Je m'en doutais bien maître ! - Les tapissiers Ne vont jamais du train foudroyant des huissiers... POQUELIN, avec raideur. Monsieur, vous les aurez au bout de la semaine !... MOLIÈRE. Non ! - Ce n'est pas cela qui m'amène Chez vous, Jean Poquelin. C'est votre fin talent ; C'est l'esprit délicat, c'est le goût excellent Que dans votre métier vous prouvâtes sans cesse, [Note : Robin : Homme de robe. [FC]]Et que duc et robin ou bourgeoise et princesse Vantent du même coeur, et par-dessus les toits !... POQUELIN, flatté. Je suis confus, monsieur ; vous êtes trop courtois. MOLIÈRE. Point, c'est justice ! - Donc - préparez l'écritoire, - Je viens chez le faiseur reconnu, c'est notoire Le meilleur de Paris, chercher ce qu'il me faut En fait de meubles... POQUELIN. Bon. Mon calepin, Clabaud ? Maître Poquelin rassemble ses plumes et son écritoire. Clabaud cherche le calepin. MOLIÈRE, à part. Allons, Molière, allons ! - Courage, Jean-Baptiste ! De l'aplomb, c'est l'instant ! - Il serait sot et triste Que ton oeuvre si bien commencée avortât Commande ! Et souviens-toi de ton premier état. POQUELIN, assis à table, et se frottant les mains. Monsieur, nous voici prêts, moi, mon encre et ma plume ; Et s'il nous faut noircir vingt pages de volume, Je ne me plaindrai pas. CLABAUD, les mains jointes. Et moi je fais des voeux !... POQUELIN. À vos pointes, Clabaud ! MOLIÈRE. Voici ce que je veux : Il dicte. Jean Poquelin écrit.Un lit bas, en noyer, avec rideaux en serge D'Aumale... verte. POQUELIN. Bon. MOLIÈRE. Un joli vert d'asperge... De plus : un pavillon à queue, avec mollet Et frange, en même étoffe et couleur, s'il vous plaît... [Note : Tors : Le vrai participe du V. tordre est tordu. [FC]]De plus : six bons fauteuils, à pieds tors, et la housse En dite serge - mais d'un joli vert de mousse... J'aime beaucoup le vert ; c'est la couleur des bois Où je ne puis aller, hélas, souventes fois ! À chacun des objets demandés, Clabaud exprime sa joie extrême par des gestes de vive approbation.[Note : Aune : Bâton d'une certaine longueur qui sert à mesurer les étoffes, toiles, rubans, etc. [F]]Plus ; un tapis de table, ayant au moins deux aunes ; Un tapis de Turquie, à fleurs vertes et jaunes. Plus un lit de repos décoré, selon l'us, De six carreaux en crin, de brocart vert. De plus : Une tapisserie à verdure de Flandres. Où quelque ruisseau clair déroule ses méandres Bordés d'iris avec un héron endormi Sur sa patte... POQUELIN. Longueur ? MOLIÈRE. Douze pieds et demi. Plus : un paravent haut, de cinq feuilles, en toile De l'Inde à bouquets verts... CLABAUD. Sous quelle verte étoile Est-il né ? MOLIÈRE. Plus ! Un beau miroir, cadre doré ; Plus : un coffre couvert en peau verte et ferré. Plus : une chaise... Il rit. POQUELIN, riant aussi. Bien je vous comprends de reste... MOLIÈRE, continuant. Tous ces meubles figurent dans l'inventaire dressé au logis de Molière après sa mort.Bien garnie en damas cafard, d'un vert gai. CLABAUD. Peste ! MOLIÈRE. Voilà tout. POQUELIN. C'est fort bien. - Clabaud ? CLABAUD. Patron ! POQUELIN. Allez [Note : Lé : La largeur d'une toile, d'une étofe entre ses deux lisières. [FC]]Chez le drapier voisin emprunter quelques lés [Note : Cafard : Hypocrite, cagot. On appelle damas cafard, une sorte de damas mêlé de soie et de fleuret. [FC]]De damas cafard vert. [Note : Damas : étoffe faite de soie, qui a des parties élevées qui représentent des fleurs, ou autres figures. [F]] CLABAUD, avec joie. [Note : Pinde : Montagne consacrée à Apollon et aux Muses. [L]]Tel un poète au Pinde, J'y cours ! POQUELIN. Prenez aussi de la toile de l'Inde. Clabaud sort en courant. À Molière.Moi, je vais vous quérir, maître Jacques Rohaut, Quelques échantillons de serges sans défaut, De Chartres, de Beauvais, de Blicourt et d'Aumale, Depuis le vert de pré jusqu'au vert tendre opale... Il sort par la première porte de gauche. SCÈNE VIII. Molière, seul, puis Rohaut. MOLIÈRE. Ah ! Mon ami Rohaut, tu te doutes bien peu, Là-bas, au sein des champs, le nez vers le ciel bleu, Qu'à ton nom et renom, tel à l'ormeau de lierre, S'attache en ce moment ton vieil ami Molière ! Et tu ne t'attends point à mon présent, ma foi : À tous ces meubles verts qui vont fondre chez toi. Mais, mon ami Rohaut..., à propos je l'ignore, Aimera-t-il le vert ?... Bah ! Tant pis ; je l'adore ! Avec effroi.Pourvu qu'il n'aille pas, tout à coup, revenir De la campagne avant... J'aurais dû prévenir Rohaut... Ces sièges ?... Non ! Hier, dans la soirée Il n'avait pas encore opéré sa rentrée Dans son logis... Ainsi, je puis donc hardiment Jouer le professeur... Un homme offrant les traits de Molière, et exactement vêtu comme lui, s'arrête sur le seuil de la boutique et en lit l'enseigne ; Molière se retourne et l'aperçoit. Quel coup d'enfer !... Vraiment, C'est Rohaut en personne !... Oh ! Contretemps terrible ; Voici mon père !... Où fuir ?... Rendons-nous invisible. Il se cache derrière un paravent. SCÈNE IX. Rohaut, J. Poquelin, Molière, caché. ROHAUT, achevant de lire l'enseigne. Tapissier ?... C'est ici... Il descend la scène et rencontre J. Poquelin qui sort de son magasin d'étoffes. POQUELIN, lui offrant des étoffes avec satisfaction. Palpez l'échantillon. ROHAUT, machinalement, bien que surpris. De la serge... POQUELIN. Eh bien, oui ! - C'est pour le pavillon À queue, et les rideaux... ROHAUT, étonné. Je viens pour quatre sièges... POQUELIN. Mon Dieu ! Vous les aurez !... Croyez-vous à des pièges Chez moi, maître Rohaut ? ROHAUT, tâtant les étoffes. Mais c'était en velours... POQUELIN. Pour le lit ! Mais, monsieur, les plis seraient trop lourds ; De la serge vaut mieux ?... C'est votre choix du reste... ROHAUT, ahuri déjà. Moi ! J'ai choisi ?... D'abord, le vert, je le déteste. MOLIÈRE, caché, riant. Bon ! Je suis bien tombé ! POQUELIN, avec une colère contenue. Monsieur, réfléchissez. Je perds l'esprit, ou bien de moi vous vous gaussez. ROHAUT. Je ne ris pas... L'air grave est l'air que je préfère. POQUELIN, furieux. Le pavillon à queue et la chaise... d'affaire, En damas cafard vert, ne vous plaisent plus ! ROHAUT, éperdu. Non !Ah çà ! Je suis entré dans quelque cabanon ! Essayant de reprendre quelque calme.Voyons... J'ai commandé les choses que vous dites ? POQUELIN. Oui. ROHAUT. Moi ? POQUELIN. Sans doute. ROHAUT. Quoi ! Ces nuances maudites Sont de mon choix ? POQUELIN. Encore un coup, oui ! À part.L'animal ! ROHAUT, à part. Il a bu. POQUELIN, à part. C'est un fou. MOLIÈRE, à part. Cela va tourner mal. ROHAUT. Mes sièges sont à moi. Le reste, je le nie ! POQUELIN. Alors vous reniez votre chaise... garnie En bon damas cafard ; d'un vert gai, disiez-vous ? ROHAUT, à part. J'enrage !... Cet ivrogne est le plus fou des fous ! Haut.Eh ! Gardez-la pour vous à la fin, votre chaise ! Vous tombez en enfance ! POQUELIN, le poussant vers la porte. Ah ! C'est là votre thèse ! Vous insultez les gens !... Videz ce magasin ! Et, chez l'apothicaire, à deux pas, mon voisin, [Note : Ellébore : Herbe qu'on croit propre à guérir la folie. [FC]]Prenez de l'ellébore, au moins... pour trente livres ! ROHAUT, exaspéré. Bon ! Je m'en vais, monsieur ! Je hais les marchands ivres ! Il sort en faisant des gestes de menaces. POQUELIN, s'élançant après lui. Ivre ! Moi ! Avec calme.Non, rentrons... ah ! Ce Jacques Rohaut A subi sous le crâne un étrange cahot. Il vient s'asseoir sur le devant du théâtre.Peuh ! Je suis essoufflé. Après un silence.Pourtant j'eus tort peut-être De me montrer si vif !... Je viens, par la fenêtre, De jeter mon argent !... Nous fûmes deux grands fous... SCÈNE X. Jean Poquelin, Molière. MOLIÈRE, sortant de derrière le paravent, à part. Bon !... Du lien brisé renouons les deux bouts. Il descend la scène et se place derrière son père. Haut. Excusez-moi, monsieur... Parfois... Faible est ma tête... POQUELIN, se retournant avec une colère apaisée. Eh ! Monsieur..., ce sont là des façons de poète ! Mais quand un professeur vient chez un tapissier, Il doit le faire avec une tête... en acier ! MOLIÈRE, d'un ton humble. À la longue, il n'est pas de cervelle qui n'use Un long rêve bâti sur une hypoténuse. Pardonnez au chercheur !... Pour la solution [Note : Ixion : Roi des Lapithes en Thessalie, devait le jour à Jupiter et à la Nymphe Mélète, selon Diodore. [L]]Que l'on poursuit avec ardeur d'un Ixion, On devient sourd au monde ; et, plus rétif qu'un zèbre, On n'a qu'un but : saisir l'Inconnue, en algèbre Oui, qu'on soit géomètre ou bien physicien, L'X d'un problème est tout, et le reste n'est rien ! C'est un mal pour lequel il est peu de remède : [Note : Archimède : Archimède : savant grec tant en mathématiques qu'en physique ou en mécanique. Il inventa des machines de guerre pour résister à l'assaut des Romains lors du siège de Syracuse où il fut tué.]Dans Syracuse en flamme on tuait Archimède, Rencontré, tout pensif, les yeux sur un compas. Le savant voit la vie et ne s'en émeut pas : Eh ! Que lui fait un vers, fût-il dithyrambique, Alors qu'il va t'extraire, ô racine cubique ! Que lui fait la peinture, ou la danse, ou le son [Note : Rebec : Vieux mot qui signifiait autrefois violon à trois cordes. [F]][Note : Estramaçon : . Coup qu'on donne du tranchant d'une forte épée, d'un coutelas, d'un cimeterre. On le dit aussi de l'arme même. [F]]Du rebec, ou l'escrime à coup d'estramaçon, Et l'univers entier, oui, de l'hysope au cèdre, [Note : Hysope : On dit proverbialement, Depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, par imitation de ce qui est dit de la sagesse de Salomon, qui avait la connaissance de toutes choses depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, c'est à dire, des plus grandes choses et des plus petites. [F]]Quand il tient dans sa main tremblante un polyèdre ! Tout s'efface à ses yeux, tout devient chiffre ! Et puis... POQUELIN. Puis, comme l'astrologue, il tombe dans un puits. MOLIÈRE, avec extase. Ah ! Vous ne savez pas les charmes que recèle Un triangle scalène ou bien un isocèle ! Mais cela fait parfois trébucher la raison : Les quiproquos alors fleurissent à foison ! [Note : Fille du logis : Fig. La folle du logis, l'imagination. [L]]La folle du logis, encor qu'on la régente, S'échappe bien souvent, hélas ! Par la tangente, Et le pauvre savant, noyé dans son amour, Confond tout : noir et blanc, chaud et froid, nuit et jour ; Il entend de travers, réponds de façon folle : C'est un bambin troublé qui récite à l'école. Ah ! Le chien après lui peut, sans crainte, aboyer ! Et qu'il vous connaît peu, famille, enfant, foyer, Ô choses d'ici-bas douces et solennelles ! Sa femme et lui, - ce sont deux lignes parallèles Qui, même à l'infini, ne se rencontrent pas !... Son esprit toujours rêve ; et même, à ses repas, Ourdissant, à voix basse, une subtile trame, Il taille en son fromage, un parallélogramme, Qu'il mesure d'un air très grave et triomphant... Pourquoi donc en vouloir, monsieur, à cet enfant ? Il est toute innocence ; il spécule, il suppute... Et c'est ainsi qu'est née enfin notre dispute... Çà, voyons, touchez là, maître Jean Poquelin ! POQUELIN. Soit ! Mais je vous dis, moi, qui ne suis pas malin, Que le savoir chez vous parfois brouille les cartes ! MOLIÈRE, gaiement. Parodiant un mot de mon maître Descartes, J'explique mes oublis singuliers par son trait : « Je pense, donc je suis, » - ... donc je suis distrait... très distrait ! POQUELIN, lui offrant des étoffes. Allons, venez tâter cette serge ! MOLIÈRE, palpant l'étoffe. Elle est fine ; Elle est pleine et solide, et j'aime assez sa mine : Le vert en est fort beau... POQUELIN, avec contentement. Maintenant, celle-ci ? MOLIÈRE. La couleur m'en plaît moins... POQUELIN. Elle est moins belle aussi ; Mais elle drape bien. MOLIÈRE. J'aime mieux la première ; Son vert ne sera point rongé par la lumière... POQUELIN. C'est entendu. Prenons pour les rideaux du lit Et pour son pavillon ce vert qui ne pâlit Jamais, m'assurez-vous. - À présent, pour la housse Des six fauteuils ?... MOLIÈRE, désignant un morceau d'étoffe. Je veux une teinte plus douce ; Celle-ci ? POQUELIN. Soit, monsieur. MOLIÈRE. Voilà tout bien réglé ! POQUELIN, riant. Sans que l'un de nous deux soit par l'autre étranglé ! Il se lève, Molière le retient. MOLIÈRE. Maintenant, donnez-moi quelques instants encore. Poquelin s'assied.[Note : Pécore : Bête, stupide qui a du mal à concevoir quelque chose. Il ne sert de rien d'envoyer ce garçon au Collège, c'est une grosse pécore qui n'a point d'esprit, qui n'apprendra jamais rien. [F]]J'ai su, pendant ma vie, à la dure pécore Qu'on nomme la Fortune, arracher quelques sous. Économe, prudent et sage... comme vous, J'ai donc un peu d'argent qui dort dans ma cassette, [Note : Fossette : Petit creux que les enfants font en terre, pour jouer à qui y fera tenir plus de noix, de noisettes, ou de pièces de monnaie, etc. Jouer à la fossette. [FC]]Naïf comme un enfant qui joue à la fossette. Je veux, mais en lieu sûr, le placer cet argent ! POQUELIN. On ne peut vraiment pas vous trouver exigeant. MOLIÈRE. [Note : Roche : Fig. Un homme de la vieille roche, un homme d'une probité antique, d'une vertu éprouvée. [L]]Or, c'est chez un marchand, mais de la vieille roche, Un marchand qui ne prend que dans sa propre poche, Que je veux déposer le fruit de mon travail, Qui fut rude au début - passez-moi ce détail... Ce marchand probe et fier, chez qui rien n'est futile, Et que je veux aider dans quelque ouvrage utile, Maître Gigault, notaire, et des amis nombreux Me l'ont, tout d'une voix, désigné. - Bref, ce preux, Ce Bayard des marchands de Paris la grand'ville, Jean Poquelin, c'est vous ! POQUELIN, se défendant avec émotion. La phrase est trop civile ! Mais je suis en effet sûr de ma probité... Avec hésitation.Le commerce va mal... MOLIÈRE, riant. Il n'a jamais été... Bien, depuis le déluge... POQUELIN. Ah ! MOLIÈRE, gaiement. Voyons, je vous offre Là sérieusement, de mettre en votre coffre, Comme le réglera le notaire Gigault, Huit mille livres. POQUELIN, étourdi. Huit ? MOLIÈRE. Ou dix mille plutôt ! POQUELIN, très ému. Monsieur ! MOLIÈRE. Eh bien ? POQUELIN. J'accepte... MOLIÈRE, rondement. Alors c'est chose dite, Et demain, ce sera chose faite... et très vite ! Maître Gigault, notaire, et des plus honorés, Dressera l'acte. POQUELIN, se levant. Soit. - Mais vous jetterez Avant, Maître Rohaut, un coup d'oeil sur mes livres ? On ne dépose pas ainsi huit... MOLIÈRE. Dix ! POQUELIN. ... Mille livres, Chez un marchand, sans voir, et de très près, le fond De ses affaires ? MOLIÈRE. Bah ! Maître, ce qu'elles sont M'importe peu ! - Je sais que vous êtes honnête, Et cela me suffit. POQUELIN, entêté. Je n'en fais qu'à ma tête ! Attendez un instant. Je vais chercher là-haut Mes livres et papiers, maître Jacques Rohaut ! Il monte à l'étage supérieur. SCÈNE XI. MOLIÈRE, seul. Ô mon père ! Ô mon père implacable, et que j'aime ! Ainsi donc il me faut user d'un stratagème Pour que l'argent d'un fils arrive jusqu'à toi ? Il me faut t'abuser - quelle ironique loi ! Au moyen de cet art que ton coeur fier méprise, Pour que ton enfant puisse, en une heure de crise, Comme c'est son devoir, venir à ton secours, Et rendre le repos enfin à tes vieux jours ! Hélas ! - Comédien qu'un père répudie, Pour un père, je viens jouer la comédie ! Sort bizarre ! - Aujourd'hui le mensonge et les jeux Du théâtre auront fait à ce père ombrageux De l'acteur qu'il dédaigne accepter les services... Oui, mais l'aide donnée avec ces artifices, Cet argent qui le sauve au moment du danger C'est parce qu'il les croit tenir d'un étranger, Qu'il consent d'en user avec orgueil et joie ! S'il découvrait soudain la ruse que j'emploie ; Si même il soupçonnait la source de ce prêt, Trouvant à ses ennuis présents un doux attrait, Son âme s'armerait des rigueurs paternelles Qui, depuis mes débuts à la porte de Nesles, Voilà plus de vingt ans, ne m'ont point pardonné ; Et ton or te serait froidement retourné Avec un dur merci, mon pauvre Jean-Baptiste ! Ô douleur inconnue au coeur de l'égoïste, Souffrance qui me tue en ce riant Paris : J'aime ! Et suis repoussé par ceux que je chéris !... Allons ! N'y pensons plus. Achevons mon ouvrage. Puis courons chez Rohaut pour prévenir l'orage... Donc, sous l'habit d'autrui, le front couvert de fard, Comme un autre Jacob je trompe ce vieillard ! Mais le Jacob nouveau ne vient frustrer personne : Et ce qu'il veut, c'est voir accepter ce qu'il donne. Ah ! Je me sens ému comme un petit enfant ! Oui, ce coeur vulnérable et que rien ne défend, Que l'âge et les soucis ont laissé simple et tendre ; Oui, ce coeur tout blessé me fait encore entendre Les battements divins de ma jeunesse, ici : Coeur qui saigne, et par qui je reste bon, merci ! SCÈNE XII. Molière, Clabaud, Rohaut. Clabaud ramène Rohaut par le bras. CLABAUD. Croyez-moi... revenez... C'était une lubie ! ROHAUT, se défendant. Il criait fort !... CLABAUD. Allons ! ROHAUT, entraîné à reculons. C'est de l'hydrophobie ! Avec son pavillon à queue ! MOLIÈRE, les apercevant. Ah ! Je suis pris Cette fois ! CLABAUD, voyant Molière. Ciel ! ROHAUT. Eh bien ? CLABAUD. Serge et satin ! ROHAUT, se retournant. Quels cris ! Qu'avez-vous donc ? Il voit Molière.Grand Dieu ! C'est mon spectre ! MOLIÈRE, lui mettant la main sur la bouche. Silence ! CLABAUD. Deux Rohaut ! ROHAUT. Monsieur !... MOLIÈRE, même geste que plus haut. Chut ! CLABAUD. Terrible ressemblance ! ROHAUT. Monsieur ! MOLIÈRE, idem. Taisez-vous donc ! - Partez ! - Un mot me perd... CLABAUD, agitant les étoffes qu'il rapportait. Auquel des deux offrir mon damas cafard vert ? MOLIÈRE, poussant Rohaut. Rohaut, allez-vous-en... ROHAUT, ahuri, et se prenant la tête à deux mains. Ah ! - Mais quels sortilèges Me firent envoyer ici mes quatre sièges ! MOLIÈRE. Encore un coup, partez ! - Vous saurez tout ce soir... ROHAUT. Monsieur ! MOLIÈRE, lui criant dans l'oreille. Je suis Molière... Clabaud se met à genoux. ROHAUT, stupéfait. Oh ! Bon ! MOLIÈRE. J'irai vous voir En sortant du Théâtre... ROHAUT. Un mot ? MOLIÈRE. Non partez vite ! Demain, vous reprendrez de mon rôle la suite, Et vous deviendrez le seul, le vrai Rohaut. Il le reconduit jusqu'à la porte.Allons, mon cher ami, décampez. - À tantôt. Il redescend la scène et trouve Clabaud agenouillé.Et toi, Clabaud... Eh bien ?... CLABAUD. Vous êtes mon idole ; Laissez-moi baiser vos... MOLIÈRE, le relevant, en riant. Je t'ôte la parole, Imbécile ! - Tais-toi. CLABAUD, avec enthousiasme. Quel acteur ! MOLIÈRE. Quel bavard ! Pas un mot à mon père. CLABAUD. Ô triomphe de l'art ! Je n'ai pas reconnu votre illustre personne ! MOLIÈRE. Tais-toi donc ! - Pas un mot non plus à ta Chiffonne, Ou sinon... chut ! Voici mon père qui descend... SCÈNE XIII. Molière, Clabaud, Jean Poquelin. POQUELIN, sur les dernières marches de l'escalier, une pile de registres sous le bras. Enfin ! Je les ai tous. MOLIÈRE, tirant sa montre. Il est intéressant, Maître Jean Poquelin, cet examen, sans doute, Mais je suis obligé de me remettre en route... POQUELIN. Un instant ? MOLIÈRE. Oh ! Non pas ! - On m'attend à mon... cours ; Je suis fort en retard, excusez-moi, j'y cours : Demain, chez le notaire, après les signatures, Je lirai, d'un oeil frais, toutes ces écritures. POQUELIN. Vous me le jurez ? MOLIÈRE. Oui. - Mes... élèves, là-bas, Battent des pieds... Adieu... Quand je n'arrive pas À l'heure, le parterre... ou plutôt l'auditoire M'attend avec des fruits... Il se dispose à s'en aller. CLABAUD. Les monstres, c'est notoire. SCÈNE XIV. Les mêmes, Chiffonne. CHIFFONNE, entrant par la porte de gauche. Venez dîner, parrain. MOLIÈRE. Ah ! La jolie enfant ! À Jean Poquelin.C'est votre fille ? POQUELIN. Non. Non, ce n'est pas mon sang... Chiffonne, embrassez-moi - C'est l'enfant de mon âme, Ma filleule... Gaiement.Et bientôt elle sera la femme De ce grand dadais-là. Il menace Clabaud du doigt. CHIFFONNE. Quoi ! C'est bientôt, parrain ?... POQUELIN, montrant Molière. Oui, car grâce à monsieur tout prend un nouveau train... CHIFFONNE, courant à Molière, puis s'arrêtant confuse. Ah ! Monsieur, voulez-vous que... que je vous embrasse ? MOLIÈRE. Eh mais ! Très volontiers. CLABAUD, à J. Poquelin. Il sanglote. Patron, voyez la trace De mes larmes, ici. Il montre le coin de son oeil.Cher patron, laissez-moi Vous embrasser en fils ? MOLIÈRE. Subissez son émoi ! CLABAUD, à Jean Poquelin qui le fuit. Un tapissier en pleurs vous en prie à mains jointes ! Clabaud et Chiffonne au cou de Jean Poquelin. POQUELIN, se débattant et criant. Chiffonne, à vos surjets ! Vous Clabaud, à vos pointes ! Ah ! Les fous ! Et voilà ce qu'amène l'hymen ! Tendant la main à Molière.Maître Jacques Rohaut, je vous dis : À demain ! Et merci ! - Vous semez ici le bonheur même ! MOLIÈRE, à part. Oui ? - Puisses-tu résoudre ainsi chaque problème, Jacques Rohaut ! CHIFFONNE. Monsieur, mon coeur vous dit : Merci ! CLABAUD. Bien, madame Clabaud, bien ! C'est parler ceci. POQUELIN. Mes enfants ! - Que ce jour joyeusement finisse... MOLIÈRE, sur le seuil de la porte. Au revoir, mes amis, et que Dieu vous bénisse ! ==================================================