******************************************************** DC.Title = LE CHAPEAU DE FORTUNATUS, FARCE EN UN ACTE. DC.Author = GUEULLETTE, Thomas-Simon DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Farce DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:18:10. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/GUEULLETTE_CHAPEAUDEFORTUNATUS.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE CHAPEAU DE FORTUNATUS FARCE EN UN ACTE. M. DCC. XII. par M. GUEULLETTE Représentée pour la première fois en société en 1712. PERSONNAGES LE MAÎTRE. GILLES, son valet. SANS-QUARTIER, filou. DIVERTISSANT, filou. . SCÈNE I. LE MAÎTRE, seul. [Note : Petit coucher : L'intervalle de temps entre le bonsoir que le roi donnait à tout le monde étranger, et le moment où il se couchait effectivement, pendant lequel il demeurait avec les officiers les plus nécessaires de sa chambre ou avec ceux qui avaient un privilège particulier pour y rester. [L]]Par la morbleu, il faut que je sois le gentilhomme de France le plus malheureux ! J'avais six beaux chevaux barbes que je faisais atteler à ma calèche quand j'allais à toutes jambes me rendre au petit coucher et il vient de m'en mourir trois. Ah ! Malheur des malheurs ! Accident des accidents ! Je donnerais les cent mille meilleures pistoles que j'aie jamais eues pour ravoir ces trois chevaux ; il faut pourtant rétablir mon équipage, car il n'est pas censé naturel qu'un seigneur de ma qualité aille comme un simple gentilhomme faire sa cour au roi. Il ne s'agit que de déterminer qui je dois envoyer en Hollande pour m'en acheter trois autres. Sera-ce mon écuyer ? Non, ce coquin, parce qu'il est gentilhomme et qu'il m'appartient, veut trancher du grand seigneur et s'amuserait par toutes les villes à faire des fêtes galantes et à donner le bal aux dames et pourrait bien dépenser les trois mille pistoles que je lui donnerais pour m'acheter des chevaux. Sera-ce mon intendant ? Non, ce misérable-là est accoutumé à me voler et pourrait bien gagner plus de deux mille pistoles sur le marché. Sera-ce un de mes valets de chambre ? Non, ces marauds-là sont des ivrognes qui sont accoutumés à boire mes vins de Champagne et mes vins de liqueur, et qui s'enivreraient tous les jours à mes dépens. Sera-ce un de mes pages ? Non, ces petits animaux n'ont pas plus de chose qu'un enfant et n'auraient pas l'esprit de faire une emplette de si grande importance. Qui sera-ce donc morbleu ? Il me vient en pensée d'y envoyer mon valet Gilles. C'est un coquin qui tout niais et tout butor qu'il paraisse a cependant du bon sens et beaucoup de fidélité. Il me fera bien mon affaire et je vais pour cet effet l'appeler. Gilles... Gilles... Gilles... Ce maraud-là se fait toujours appeler trois ou quatre fois. Je parie qu'il est à présent dans mes offices à manger ces pâtés, ces faisans, ces tourtes, ces ortolans qu'on a tantôt desservis de ma table. Gilles... Gilles... SCÈNE II. Le Maître, Gilles arrive hardiment et renverse son maître. GILLES. Eh ! Bien, Gilles, Gilles, Gilles. LE MAÎTRE. Mais voyez un peu cet animal, il a failli de m'enfoncer sa tête dans l'oeil. GILLES. Eh ! Bien, Monsieur, qu'est-ce que vous me voulez ? LE MAÎTRE. Mais, brutal, est-ce qu'il faut qu'un valet comme vous se fasse appeler pendant une heure ? GILLES. Pardi, Monsieur, j'étais avec Françoise à tirer un coup de vinaigre à la cave. Monsieur, parlez donc, c'est une drôle de fille au moins, elle m'a dit comme ça : Gilles, veux-tu venir avec moi à la cave ? Pardi oui, lui ai-je dit. Oh ! Dame, Monsieur, quand nous avons été à la cave, elle m'a dit : ah ! ça, Gilles, il ne s'agit pas de cela, c'est qu'il faut tirer un coup de vinaigre. Pardi, Monsieur, je n'ai été ni fou ni étourdi, j'en ai tiré jusqu'à ce qu'elle m'ait dit holà! Vous avez là une drôle de créature, ma foi. LE MAÎTRE, aparté. Il faut malgré moi retenir ma colère : j'ai besoin de ce coquin-là... Haut.Ah ! Ça, Gilles, je t'ai choisi parmi tous mes valets... GILLES, aparté. Oh ! Je le crois bien, car il n'a que moi, les autres s'en sont en allés parce qu'il les battait et qu'il ne les payait pas. LE MAÎTRE. Pour t'envoyer en Hollande. GILLES. En Hollande ? LE MAÎTRE. Oui. GILLES, s'en allant. Oh ! Voilà qui est fait. LE MAÎTRE. Eh ! Où vas-tu butor ? GILLES. Pardi, Monsieur, je m'en vais en Hollande. LE MAÎTRE. Mais, animal, est-ce que l'on part comme cela sans savoir pourquoi l'on va ? GILLES. Ah ! Oui, Monsieur, vous avez raison. LE MAÎTRE. Je veux que tu ailles en Hollande pour en acheter des chevaux. GILLES. Ma foi, j'avais tort d'aller en Hollande comme un sot, sans savoir pourquoi l'on m'y envoyait. Monsieur, il faut donc aller en Hollande pour vous acheter des chevaux. LE MAÎTRE. Oui, mon ami. GILLES. Cela vaut fait. Adieu, Monsieur. LE MAÎTRE. Mais, animal, ne vois-tu pas encore que tu n'es qu'une bête ? GILLES. Oh ! Pardi, Monsieur, pour le coup vous êtes la bête vous-même et je suis un homme d'esprit, car je ne vas pas en Hollande comme un étourdi, je vas pour y acheter des chevaux. LE MAÎTRE. [Note : Butor : Gros oiseau, espèce de héron fainéant et poltron. On dit figurément d'un homme stupide et maladroit que c'est un butor. [F]]Oh ! Butor, animal que tu es ! Où trouveras-tu de l'argent pour les acheter ? GILLES. Ma foi, Monsieur, vous avez raison. Dame, on ne pense pas à tout quand on part. LE MAÎTRE. [Note : Pistole : Monnaie d'or étrangère battue en Espagne, et en quelques endroits d'Italie. [F]]Tu vois bien que tu ne seras jamais qu'une bête ! Tiens, voilà une bourse dans laquelle il y a trois mille pistoles pour m'acheter les trois chevaux barbes dont j'ai besoin, et voici un lettre d'adresse pour Monsieur Ampouisse, mon marchand ordinaire. GILLES. Voilà trois mille pistoles pour acheter des chevaux. Mais pour ma dépense il n'y a encore rien. Ah ! Ah ! Qui est à présent la bête de nous deux ? LE MAÎTRE. Tu es trop vif, je veux que tu te nourrisses bien le long du chemin, que tu fasses bonne chère. Tiens, voilà deux louis pour ta dépense. GILLES. Deux louis ! LE MAÎTRE. Oui, mon ami, je ne t'oblige pas à dépenser tout : tu n'as qu'à te ménager honnêtement et ce qui te restera à ton retour, ce sera pour toi. GILLES. Ce sera pour moi. J'entends cela : les trois mille pistoles sont pour ma dépense et les deux louis pour acheter des chevaux. LE MAÎTRE. Mais, brutal, crois-tu que je donnerais à un misérable comme toi trois mille pistoles pour sa dépense ! Non, non, les pistoles sont pour l'emplette des trois chevaux, entends-tu bien, et les deux louis pour ta dépense. Ne t'inquiète pas ; au reste, si ce n'est pas assez, je t'en ferai toucher en route. GILLES. Oh ! Voilà qui est bien. LE MAÎTRE. Ah ! Ça, mon ami Gilles, comment m'emmèneras-tu ces trois chevaux ? GILLES. Pardi, Monsieur, rien n'est plus aisé : ils ne sont pas des bêtes, une fois je leur dirai de me suivre et nous viendrons de compagnie. LE MAÎTRE. Comment, de compagnie ? Sais-tu bien, coquin, qu'ils s'enfuiraient et s'en retourneraient en Hollande ? GILLES. Monsieur, je ne leur donnerai pas d'argent pour payer à l'auberge, mais il me vient une bonne pensée : pour les amener tous trois sans qu'ils puissent s'enfuir, je mettrai le second sur le premier, le troisième sur le second, je me mettrai par-dessus tous. Oh ! Dame, ils ne s'enfuiront pas comme cela et moi, je n'aurai pas peur des crottes. LE MAÎTRE. Oh ! Animal, ne vois-tu pas que cela ne se peut faire et que bientôt ils tomberaient par terre avec toi. Il faut attacher le troisième à la queue du second, le second à la queue du premier sur lequel tu monteras. GILLES. Pardi, Monsieur, vous avez plus d'esprit que moi, quoique vous n'en ayez guère. LE MAÎTRE. Ah ! Ça, Gilles, où les mettras-tu coucher ? GILLES. Diable ! Voilà qui est fin. Est-ce qu'il n'y pas de lit dans les hôtelleries ? Pour éviter la dépense, il n'en faudra que deux pour nous quatre. LE MAÎTRE. Que dis-tu ? Deux lits ? Est-ce que tu penses, butor, que les chevaux couchent dans ces lits ? Passe pour toi, mais pour eux, ils coucheront sur la litière. GILLES. Sur la laitière! Oh ! Parguienne, Monsieur, qu'ils prennent les lits, je coucherai, moi, sur la laitière. Il rit et se chatouille.M'est avis que j'y suis... sur la laitière. LE MAÎTRE. Morbleu, je perds ici mon temps à faire entendre raison à cet animal-là. Viens là-dedans boire un coup avant que de partir et je te donnerai mes intentions sur le tout. Il sort. GILLES. Monsieur, Monsieur, si j'en buvais deux, car il y a loin d'ici en Hollande. LE MAÎTRE. Eh ! Bien, tu en boiras six, viens. GILLES, en s'en allant. Six coups ! Six coups ! SCÈNE III. Divertissant, Sans-Quartier. DIVERTISSANT. Mais, morbleu, mon ami, où te fourres-tu donc ? Il y a une bonne heure que je te cherche par tous les coins imaginables du monde sans pouvoir te trouver, et il s'agit en ce moment d'une affaire d'honneur, et de la dernière conséquence. SANS-QUARTIER. [Note : Pinte : Vaisseau qui sert à mesurer les liqueurs, et quelquefois des choses sèches. Une pinte de vin, d'eau, d'huile. La pinte contient deux chopines, ou la moitié d'une quarte. La pinte de Paris est environ la sixième partie du congé Romain, et contient le poids de deux livres d'eau commune. [F]]Je n'étais pas loin pourtant, j'étranglais une pinte ici proche. DIVERTISSANT. [Note : Gobeletter : Boire souvent et à petits coups. Il ne se dit qu'en mauvaise part, des gens de débauche, ou de basse condition, qui sont longtemps à buvoter devant et après le repas, il est bas.]Tu t'amuses toujours à gobelotter au cabaret et tu ne songes pas à ce qui se passe. Misérable ! Tu n'as non plus d'esprit que si tu ne me fréquentais pas. Sais-tu ce qu'il y a de nouveau ? SANS-QUARTIER. Non, est-ce que tu sais quelque chose ? DIVERTISSANT. Mon ami, c'est aujourd'hui la plus belle occasion du monde pour faire voir que nous sommes des gens d'esprit et pour attraper trois mille pistoles. SANS-QUARTIER. Trois mille pistoles ! DIVERTISSANT. Tout autant. Apprends, mon ami, que Monsieur de Parlamorbleu, maître de Gilles, envoie aujourd'hui cet imbécile en Hollande pour lui acheter des chevaux et qu'il lui a donné trois mille pistoles pour cette emplette. SANS-QUARTIER. Eh ! Bien, qu'est-ce que cela nous fait ? DIVERTISSANT. Oh ! L'animal, oh ! Le cheval, et tu ne conçois pas, brutal, que si nous sommes gens d'esprit, il nous faut attraper ces trois mille pistoles. SANS-QUARTIER. Ah ! J'entends : nous irons l'attendre sur la route, nous l'assommerons et... DIVERTISSANT. Morbleu, coquin, tu ne vaudras jamais rien, misérable ! Est-ce que j'ai l'air d'un assassin ? D'un voleur ? Je suis un homme d'honneur. SANS-QUARTIER. Oui, qui ne vit que de filouter. DIVERTISSANT. C'est une autre chose. Il s'agit seulement par adresse de faire passer cet argent dans nos mains. Écoute, voilà comme je prétends avoir ces trois mille pistoles. Vois-tu ce petit chapeau ? Quand Gilles paraîtra, je lui dirai que c'est le chapeau de Fortunatus. Mais je l'aperçois, rentrons, je t'instruirai de ce qu'il faut que tu fasses. SCÈNE IV. Gilles, Divertissant et Sans quartier arrivent peu de temps après. GILLES, sortant de chez son maître et regardant dans la coulisse. Ah ! Ça, Monsieur, je m'en vais donc en Hollande ; j'ai pourtant regret de vous quitter, car je suis fait à vous et nous nous aimons comme cochons. Hi ! Hi ! Hi !... Voilà un drôle de corps que mon maître, il croit que je suis fâché de m'en aller. DIVERTISSANT, SANS-QUARTIER, posant à terre un méchant chapeau et s'écriant avec admiration. Ah ! chapeau des chapeaux ! Ils continuent jusqu'à ce que Gilles les interroge. GILLES. [Note : Déniaiseur : Homme fin et adroit qui déniaise les autres. Il a peu d'usage. [F]][Note : Déniaiser : Se dit aussi de ceux qui par le commerce du monde acquièrent quelque habilité, quelque expérience. [F]]Pardi, voilà deux drôles de corps, ceux-là avec leur chapeau. Il m'a bien la mine en effet d'être le chapeau des chapeaux, car je crois qu'il n'est fait que de pièces et de morceaux. Je m'en vais les aborder pour voir un peu ce que c'est. Je crois, ma foi, qu'ils sont fous. C'est peut-être quelques déniaiseurs, mais ils n'ont mardi pas trouvé leur dupe. Je veux un peu rire à leurs dépens. Il s'approche d'eux, se met aussi à genoux et s'écrie :Ah ! Chapeau des chapeaux ! Il veut le prendre. DIVERTISSANT. Comment, misérable paysan, vous avez la hardiesse, l'effronterie de porter votre main sale sur la forme de ce chapeau merveilleux, de ce chapeau des chapeaux ? GILLES. Oh ! Oh ! Aparté.Pardi, voilà deux drôles de corps. DIVERTISSANT. [Note : Faquin : se dit aussi en quelque sorte figuré, pour un homme sans mérite, sans honneur, sans coeur, digne de toute sorte de mépris. [F]]Mais, faquin que tu es, veux-tu bien te retirer? GILLES. Ne voilà-t-il pas des gens bien mis pour traiter ainsi les autres avec leur chapeau. Messieurs, je ne suis pas ici pour vous faire de la peine ; faites-moi une amitié : mon maître m'envoie en Hollande, enseignez-moi par quelle rue il faut tourner pour y aller. SANS-QUARTIER. Pour aller en Hollande ? DIVERTISSANT. Le chemin d'Hollande ? D'Hollande ? GILLES. Et oui, d'Hollande en Hollande. DIVERTISSANT. Nous en arrivons tout à l'heure. GILLES. Tant mieux. Y a-t-il bien loin, Messieurs? SANS-QUARTIER. Mon ami, il y a trois mille lieues. GILLES. Comment diable, si loin ? DIVERTISSANT. Mais qu'allez-vous faire dans ce pays-là ? GILLES. Acheter des chevaux. DIVERTISSANT, SANS-QUARTIER. Des chevaux ? Des chevaux ? Ah ! Ah ! Ah ! GILLES. Eh ! Oui, des chevaux. Il n'y a pas là le mot pour rire. DIVERTISSANT. Tu vas donc quérir des chevaux en Hollande ? GILLES. Oui-da, et je les paierai bien, car j'ai trois mille pistoles. SANS-QUARTIER. Quand tu en aurais dix mille, tu n'y pourrais pas trouver un seul cheval. GILLES. Diable ! Ils sont donc bien chers ? DIVERTISSANT. Ce n'est pas cela, c'est qu'il n'y en a plus. SANS-QUARTIER. Nous les avons tous achetés pour remonter la cavalerie de l'armée navale du Grand Turc. GILLES. Ça vous a donc diablement coûté ? DIVERTISSANT. Pas un sol. GILLES. Messieurs, enseignez-moi ces marchands-là. DIVERTISSANT. Si tu savais notre secret, le merveilleux trésor que nous possédons, tu baiserais la poussière de nos souliers et tu demanderais à mains jointes de t'en faire part... Vois-tu ce chapeau ? GILLES. Oui, il n'a pas été mauvais dans son temps. DIVERTISSANT. Comment, gredin, tu oses encore mettre tes mains profanes dessus. GILLES. Je les mettrais bien dedans, car il est plein de trous. SANS-QUARTIER. Sais-tu que ce chapeau est un trésor ? DIVERTISSANT. Qu'il est d'un prix inestimable ? SANS-QUARTIER. Qu'il vaut toutes les richesses du monde ? DIVERTISSANT. [Note : Sophi : Qualité qu'on donne au Roi de Perse. Ce nom vient d'un jeune berger qui le portait, et qui parvint à la Couronne de Perse en 1370. [F]]Que le sophi de Perse nous a voulu céder ses états pour l'avoir ? SANS-QUARTIER. Que nous sommes en pourparlers pour le troquer contre l'Europe ? GILLES, en admiration, s'écriant. [Note : Châtelet : On nommait ainsi deux forts, situes, l'un sur la rive droite de la Seine, à l'entrée de la rue Saint-Denis du côté du Pont au Change, l'autre sur la rive gauche, à l'extrémité du Petit-Pont près de l'Hôtel-Dieu. Les deux ont servi de prison; Le premier fut détruit en 1802 pour donné le nom à la Place du Châtelet, et l'autre en 1782. [B]]Houlas !... Messieurs, ces gens-là sont des fous ; j'en aurais autant pour cinq sols sous le Petit-Châtelet, encore j'y voudrais une ganse. DIVERTISSANT. [Note : Maraud : Terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de faire toutes sortes de lâchetés. [F]]Camarade, allons-nous-en et laissons ce maraud dans son ignorance crasse. GILLES. Mais, Messieurs, sans vous tâcher, dites-moi franchement ce que ce chapeau a de si merveilleux. DIVERTISSANT. Regarde-le bien. GILLES. Oh ! Volontiers. Je vois le jour à travers tant il est percé. DIVERTISSANT, en se découvrant. C'est le chapeau de Fortunatus. Ah ! Chapeau des chapeaux. GILLES. Mais à quoi sert-il ce chapeau ? DIVERTISSANT. Il sert à vous rendre invisible. GILLES. Invisible ? DIVERTISSANT. [Note : Licol : ou licou. Une têtière montée dune longe de cuir pour attacher les chevaux, mulets, ou autres bêtes au ratelier, quand on les a débridées.]Oui, mon ami, nous n'avons qu'à le mettre sur notre tête, aussitôt on ne nous voit plus. Nous allions en Hollande chez les marchands de chevaux, nous choisissions les plus beaux, ensuite les tenant par la bride ou par le licol, nous mettions sur notre tête le chapeau et nous sortions sans que l'on nous vît ni les chevaux non plus. GILLES. Cela est-il possible ? SANS-QUARTIER. Nous allions dans la meilleure hôtellerie, nous demandions un repas magnifique, ortolans, faisans, perdrix etc., vins de Bourgogne etc., nous mangions comme des affamés et quand il fallait payer, en mettant le chapeau sur notre tête, nous sortions sans être vus et sans payer un sol. GILLES. Sans être vus et sans payer un sol ? DIVERTISSANT. Si nous passons devant un pâtissier, nous entrons dans sa boutique, nous mangeons des brioches, des gâteaux, des pâtés et quand il faut payer, nous sortons sans être vus. GILLES. Sans être vus et sans payer ? SANS-QUARTIER. Chez un confiseur, nous mangeons tout ce qu'il y a de plus exquis, nous prenons des dragées, des pralines, des marrons glacés et nous sortons sans être vus et sans payer. GILLES. Sans être vus et sans payer ? DIVERTISSANT. Avons-nous besoin d'argent, nous entrons chez un banquier... GILLES. Tenez, Messieurs, je ne crois pas un mot de tout cela. DIVERTISSANT. J'allais me rendre invisible pour t'en convaincre, mais, misérable que tu es, tu n'en vaux pas la peine. Allons-nous-en, camarade. GILLES, aparté. Que diable, si cela était dans le fond et que je pusse m'emparer de ce chapeau, ma fortune serait faite ; ils ne me paraissent pas de grands sorciers. Haut.Messieurs, quand ce chapeau vous a rendu invisible, on ne vous voit donc plus ? SANS-QUARTIER. Non ni tout ce que nous tenons. DIVERTISSANT. [Note : Belître : Gros gueux qui mendie par fainéantise, et qui pourrait bien gagner sa vie. [F]]Quoi ! Tu parles encore à ce bélître-là ? SANS-QUARTIER. Ma foi, je ne sais pas pourquoi, mais sa physionomie me plaît, je voudrais lui faire plaisir. GILLES. Tenez, si vous voulez que je vous croie, rendez-vous invisibles devant moi ; si je ne vous vois pas, il faut que vous soyez bien cachés. DIVERTISSANT. Soit. Regarde-moi bien, tu me vois ? GILLES. Eh ! Oui, je vous vois. DIVERTISSANT. Tu me vois ? GILLES. Sans doute. DIVERTISSANT. Regarde bien, tu ne me vois plus. En disant cela, il met le chapeau sur sa tête, passe derrière Gilles et s'y tient toujours, soit qu'il marche ou qu'il s'arrête. GILLES, aparté. Ma foi, cela est vrai au moins. SANS-QUARTIER. Mon ami, pendant que tu le cherches, il est peut-être là. Divertissant derrière Gilles lui donne des soufflets d'un côté pendant qu'il regarde de l'autre. GILLES. Pardi, voilà qui est drôle, je ne voudrais ma foi pas qu'il eût ma bourse. Monsieur, faites-le revenir et dites-lui qu'il se fasse voir. Divertissant paraît à côté de Gilles, son chapeau à la main, et lui fait une horrible grimace. Gilles se met à trembler. SANS-QUARTIER. Je crois que vous avez peur. GILLES. Eh ! Non, mais ne sentez-vous rien ? DIVERTISSANT. Non. GILLES. [Note : Vesse : Vent que lâche le derrière sans éclat, et qui est d'ordinaire fort puant. [F]]J'ai pourtant fait une grosse vesse. DIVERTISSANT. Eh ! Bien, doutes-tu à présent de la vertu de notre chapeau ? J'ai pourtant passé trois fois devant toi. GILLES. Eh ! Vous n'aviez pas les mains dans vos poches. Et si je mettais ce chapeau, cela me rendrait-il aussi invisible ? SANS-QUARTIER. Tout comme nous. GILLES, aparté. Ah ! Je m'en vais bien les attraper. Haut.Messieurs, faites-moi l'amitié de le poser un peu sur ma tête. DIVERTISSANT. Oh ! Le gros fin, il s'en irait bientôt. GILLES. Oh ! Je suis homme d'honneur, tenez, je vais vous laisser le mien pour sûreté. DIVERTISSANT. Quand tu nous donnerais des millions. GILLES. Écoutez-moi, Messieurs, pour des millions, je n'en ai pas seulement un, mais mon maître m'a donné trois mille pistoles pour lui acheter des chevaux, et deux louis pour ma dépense. Prenez le tout en gage et mettez-moi votre chapeau, mais vous ne vous en irez pas au moins ? DIVERTISSANT. Mais tu t'en iras peut-être toi et nous serons ruinés. GILLES. Oh ! Je suis honnête homme, je ne sortirai pas d'ici. SANS-QUARTIER, à Divertissant. Parlez donc, frère, seriez-vous assez fou de hasarder notre chapeau pour trois mille pistoles ? GILLES. Et mon chapeau, et mes deux louis, n'est-ce donc rien ? DIVERTISSANT. Mon camarade, vous avez raison, mais aussi refuser cette grâce à ce gros garçon qui nous en prie et qui veut bien nous laisser en gage tout ce qu'il possède, cela est bien dur. D'ailleurs, notre fortune est faite, nous avons assez de bien, il ne nous fera pas tort. SANS-QUARTIER. Puisque vous le voulez, j'y consens. Donne-nous donc ta bourse. GILLES. Tenez, Monsieur, la voilà et les trois mille pistoles. Aparté.[Note : Benêt : Idiot, niais, nigaud, qui n'a point vu le monde. [T]]Oh ! Les benêts, ils ne me demandent ni mon chapeau ni mes deux louis. SANS-QUARTIER. Mais ce n'est pas le tout. GILLES. Voilà bien le diable. DIVERTISSANT. Il faut que vous nous disiez votre nom, c'est ce que voulait dire mon camarade afin que nous puissions vous appeler. GILLES. Messieurs, je m'appelle Gilles Bambinois. DIVERTISSANT. Ah ! Monsieur Gilles Bambinois, nous sommes vos très humbles serviteurs. Mais pourquoi donc nous tenez-vous par la manche ? GILLES. C'est pour me rassurer parce que j'ai peur des esprits. DIVERTISSANT. Ah ! Ça, Gilles, voilà le chapeau. GILLES. Je n'ai donc qu'à le mettre sur ma tête et vous ne me verrez plus ? DIVERTISSANT. Dans le moment vous serez invisible. GILLES. Oui, mais vous verrai-je, moi ? DIVERTISSANT. Assurément. GILLES. Vous me voyez. Il met le chapeau.Vous ne me voyez plus. Ils tournent autour de lui et veulent s'enfuir en criant Monsieur Gilles, Monsieur Gilles. Gilles s'oppose à leur passage et leur donne des soufflets ; il ôte son chapeau. SANS-QUARTIER. Ah ! Le voilà. GILLES, contrefaisant leur voix. Monsieur Gilles, Monsieur Gilles, mais vous vouliez toujours gagner le large. DIVERTISSANT. Ne te voyant point ici, nous voulions courir après toi. GILLES. Quoi ! Véritablement vous ne me voyiez pas ? DIVERTISSANT. Non vraiment. GILLES. Eh ! bien, Messieurs, je n'ai pas quitté cette place. DIVERTISSANT. Ah ! Ça, Gilles, rendez-nous le chapeau. GILLES. Volontiers, mais la bourse. DIVERTISSANT. Ah ! Mon ami, la voilà, nous sommes gens d'honneur. GILLES, aparté. Je crois qu'ils disent vrai. Haut.Messieurs, ne pourriez-vous pas me le prêter pour deux heures ? Pendant ce temps, je ferais ma fortune. Tenez, je vous laisserai ma bourse en gage. SANS-QUARTIER. Ah ! Faisons-lui ce plaisir. Tiens, voilà le chapeau, mais dans deux heures rapporte-le ici. GILLES. Oh ! Je n'y manquerai pas. Il met son chapeau, les filous appellent Gilles et se sauvent. SCÈNE V. GILLES, seul. Ils ne me voient pas, il ne tiendrait qu'à moi de leur jouer un bon tour et de m'en aller avec le chapeau ; ils seraient bien attrapés. Mais où diable sont-ils donc ? Il se découvre.Messieurs, me voilà, me voilà, ils courent après moi. Oh ! Les nigauds, mais j'aperçois mon maître, je vais me divertir à ses dépens. Il met son chapeau. SCÈNE VI, et dernière. Le Maître, Gilles. LE MAÎTRE. On m'a dit que mon valet Gilles n'était pas encore parti, j'ai peur que ce maraud-là ne se soit amusé à boire et qu'on ne lui ait volé mon argent. GILLES. Il ne me voit pas. Hi ! Hi ! Hi ! LE MAÎTRE. Je crois que je l'aperçois. GILLES. Oui-da, c'est qu'il croit que je n'ai pas mis le chapeau sur ma tête. LE MAÎTRE. Que fais-tu là, coquin ? GILLES. Je suis invisible. LE MAÎTRE. Qu'est-ce à dire, invisible? GILLES. C'est-à-dire que vous ne me voyez pas et si vous saviez ce que c'est que ce chapeau, vous sauriez que vous ne me voyez pas. LE MAÎTRE, le souffletant. Comment, coquin, je ne te vois pas, tiens, tiens. GILLES. S'il ne me voit pas, il m'attrape bien. C'est apparemment que j'ai mal mis le chapeau. Allons, mettons-le de l'autre côté. Il ôte son chapeau, le maître le jette à terre, Gilles le ramasse et dit :Oh ! Le gros sorcier, je me vois à présent parce que je n'ai pas le chapeau sur la tête. Il le met.Eh ! Bien, me voyez-vous à présent ? Le maître se met en colère, Gilles lui raconte toute l'aventure, le maître lui demande son argent. GILLES. Votre argent ? LE MAÎTRE. Oui, mon argent, où est-il ? GILLES. Avec la bourse. LE MAÎTRE. Et la bourse ? GILLES. La bourse ? Avec l'argent. LE MAÎTRE. Où sont-ils tous deux ? GILLES. Ils sont ensemble. LE MAÎTRE. Ah ! Misérable, je vois bien que l'on t'a volé mes trois mille pistoles. Il veut le tuer. GILLES. Ah ! Monsieur, ne me tuez pas. Ils m'ont promis de me rapporter la bourse et l'argent dans deux heures. Mais chut ! Je les aperçois, retirons-nous. Ils se retirent chacun de leur côté. Les filous reviennent, se félicitent de leur fourberie et se proposent de partager la bourse. Divertissant dit qu'il en veut les deux tiers ; Sans-Quartier prétend en avoir la moitié. Ils se battent, le Maître et Gilles se jettent sur eux, appellent les voisins à leur secours. Ils s'emparent de la bourse et battent les filous qui se sauvent, poursuivis par les voisins. Gilles, animé de colère, ne s'en aperçoit pas, il se jette sur son maître qui tient la bourse, la lui veut arracher ; l'assomme de coups. Le Maître crie au secours, les voisins l'arrachent des mains de Gilles qui rosse et son maître et tous les voisins. Après s'être bien battus, ils se reconnaissent, s'embrassent et finissent ainsi la parade. ==================================================