******************************************************** DC.Title = LA MORT D'ACHILLE, TRAGÉDIE DC.Author = CORNEILLE, Thomas DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:46. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CORNEILLET_MORTDACHILLE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA MORT D'ACHILLE TRAGÉDIE M. DC. LXXXIII Par T. CORNEILLE. Représenté pour la première fois le 29 décembre 1673 au T^éâtre de l'Hôtel Guénégaud. ACTEURS ACHILLE. PYRRHUS, fils d'Achille. POLIXÈNE, fille de Priam, roi de Troie. BRISEIS, princesse, captive d'Achille. PHÉNICE, confidente de Briseis. ILIONE, confidente de Polixène. ALCIME, confident d'Achille. ANTILOCHUS, confident de Pyrrhus. [La scène se situe à Troie.] ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Briseis, Pyrrhus, Antilochus, Phénice. BRISEIS Prince, n'en doutez point, je l'obtiendrai d'Achille.Pour vous auprès de lui tout me sera facile,Et quoique mon amour veuille exiger du sien,Son coeur est trop à moi pour me refuser rien.Vos yeux en sont témoins ; pour fléchir son courage En vain le vieux Priam a tout mis en usage.En vain ce triste roi, pour le corps de son fils,A joint les pleurs d'Hécube à des présents exquis.Insensible à ces pleurs, trois fois d'une âme fièreIl a de tous les deux rejeté la prière, Et par tout ce que peut la plus vive douleur,Hécube ni Priam n'ont pu toucher son coeur.Sitôt qu'à ses genoux j'ai fait voir Polixène,Que j'ai parlé pour elle, il a cédé sans peine,Et deux mots de ma bouche ont fait en un moment Ce que la terre entière eut tenté vainement.J'ai proposé la trêve, et soudain avec joie Il a pour quelques jours laissé respirer Troie,Rendu le corps d'Hector, et lui-même honoréLes cendres d'un héros si justement pleuré. PYRRHUS Après avoir forcé sa colère à se rendre,L'illustre Briseis a droit de tout prétendre.Par cette majesté dont brillent ses appasQuels obstinés refus ne vaincrait-elle pas,Elle qui triomphant du destin qui la brave A fait de son vainqueur un glorieux esclave,Soumis le fier Achille, et par un doux revers,Trouvé l'art de régner au milieu de ses fers ?C'est en ce grand pouvoir, Madame, que j'espère.Que n'obtiendra-t-il point d'un amant et d'un père ? Un mot en ma faveur couronne mon amour,Achille vous adore, il m'a donné le jour,Et sait trop ce que peut un beau feu sur une âmePour vouloir mettre obstacle au succès de ma flamme.La guerre n'a produit que trop d'affreux effets, Nous vous devons la trêve, accordez-nous la paix,Et pour faire cesser tous les sujets de haine,Obtenez que l'hymen m'unisse à Polixène.Priam qui pleure un fils à ses larmes rendu,Le recouvrant en moi, n'aura plus rien perdu. BRISEIS Malgré le sang d'Hector qu'Achille a dû répandre,Il se peut que Priam aime Pyrrhus pour gendre,Qu'il consente à l'hymen qui flatte vos souhaits,Mais ce n'est point assez pour nous donner la paix.Une trop rude guerre à votre espoir s'oppose, Il faut pour l'étouffer en supprimer la cause,Rendre, malgré Pâris, Hélène à Ménélas. PYRRHUS Pour apaiser les Grecs que ne fera-t-on pas ?Après la mort d'Hector que les Dieux ont soufferte,Troie enfin sans défense est sûre de sa perte. Tandis que cette mort y fait régner l'effroi,Gagnez l'esprit d'Achille, et tout sera pour moi,C'est de là que dépend le repos de ma vie.Vôtre propre intérêt à parler vous convie.Pour vous donner la main, vous rendre vos ?tats, Vous savez qu'il attend la fin de nos combats,Et qu'il ne veut que voir la guerre terminéePour conclure avec vous un heureux hyménée.Faites votre bonheur en assurant le mien. BRISEIS Achille pour ma gloire est un brillant soutien, Disposer de son coeur c'est être plus que Reine ;Mais pourrez-vous toucher celui de Polixène ?Il faut vous l'avouer, si sa beauté vous plaîtSes larmes dans son sort m'ont fait prendre intérest,Je sens que ses malheurs attendrissent mon âme, J'en partage l'atteinte, et malgré votre flamme,Si le don de sa main contraignait ses désirs,Je les écouterais plutôt que vos soupirs ;Songez ce qu'est un coeur qui s'arrache à soi-même. PYRRHUS Je dirais trop peut être en disant qu'elle m'aime, Mais au moins si le sort ne m'avait point trahiJe pourrais me flatter de n'être pas haï.Dans l'un de nos combats pris par Hector son frère,Je la vis, et la voir, fut aimer à lui plaire,Puisqu'en moi sa beauté fit dés le premier jour D'un Prisonnier de guerre, un prisonnier d'amour.Vers elle en un moment, tous mes voeux se tournèrent,Mes timides regards d'abord s'en expliquèrent,Et le trouble des siens avec soin consultéNe me fit que trop voir que j'étais écouté. De ces muets témoins de mes flammes secrètesCent soupirs échappés furent les interprètes,Tout leur fut favorable, et soit qu'à tant d'ardeurDe la belle Princesse on crut devoir le coeur,Soit que par mon hymen on se fît une joie De pouvoir prévenir les disgrâces de Troie,Priam dont sans rançon j'obtins ma libertéMe permit tout l'espoir dont je m'étais flatté.Charmé de ce succès je viens trouver Achille.Quel revers ! mon espoir fut un bien inutile. Achille en ce moment tout saisi de fureurNe parlait que de sang, ne méditait qu'horreur ;Patrocle avait péri. Dans son impatienceTroie entière était due à sa juste vengeance.Hector fut le premier qu'il jura d'immoler, J'adorais Polixène, et je n'osai parler.Les effets ont rempli cette funeste envie,C'est peu qu'Achillle ait vu tomber Hector sans vie,Trois fois, pour assouvir ses furieux transports,Autour des murs de Troie il a traîné son corps, Et si sa haine en vous n'eut point trouvé d'obstacles,Peut être eussions-nous vu de plus sanglants spectacles.L'étouffant pour vous plaire il a par mille honneursDe ses emportements réparé les rigueurs,Et si bien modéré son humeur violente, Qu'à Priam depuis hier il a cédé sa tente.C'est de là qu'à toute heure il rend ce roi témoinQue satisfaire Hector est son unique soin,Un vain tombeau dressé pour apaiser son ombreDe ces honneurs rendus vient d'augmenter le nombre. Et pour un ennemi, jamais tant d'amitiéD'un vainqueur adouci ne fit voir la pitié. BRISEIS Vous aurez pris ce temps pour revoir Polixène ? PYRRHUS Je l'ai vue, et n'ai pu lui parler de ma peine,Ses pleurs qui pour Hector coulent presque toujours Des larmes de la Reine accompagnent le cours ;Mais de ses tristes yeux la langueur, quoique extrême,A semblé m'assurer qu'elle est encor la même, Et malgré sa douleur j'ai vu je ne sais quoiQui forçait ses regards à s'expliquer pour moi. BRISEIS Prince, s'il est ainsi, je n'ai plus rien à dire,Achille sur ses voeux m'a donné plein empire,Et pourvu que Priam réponde à nos souhaits,Je vais sur l'heure agir, soyez sûr de la paix.Mon coeur comme le vôtre est tout à Polixène, Et si... Mais quel sujet de nouveau me l'amène ? PYRRHUS Madame, en ma faveur daignez lui protester... BRISEIS Voyez qu'elle s'avance, il la faut écouter. SCÈNE II. Briseis, Pyrrhus, Polixène, Antilochus, Ilione, Phénice. POLIXÈNE Ne vous étonnez point si dans notre infortuneJ'ose encor me résoudre à vous être importune. Il est, vous le savez, d'un coeur grand, généreux,De se faire toujours l'appui des malheureux,Et ce que vos bontés m'ont obtenu d'Achille,M'ayant fait voir qu'en vous la vertu trouve asile,Je viens offrir, Madame, à ces mêmes bontés De quoi remplir l'éclat du sang dont vous sortez.Assez et trop longtemps une funeste guerrePar ses vastes horreurs désole cette terre.Assez le vieux Priam a vu ses cheveux grisDans ses derniers baisers teints du sang de ses fils. À force de combats Troie en est épuisée,Il n'est mère à gémir qui ne soit exposée ;Chacun plaint sa disgrâce, et dans nos longs reversCes lugubres habits montrent ce que je perds.Dix frères au tombeau m'ont demandé des larmes, Ce sont de ma douleur les ordinaires charmes ;J'ai pleuré Lycaon, Antiphone, Mestor,Troile ; je me tais du malheureux Hector,Il doit être apaisé par l'honneur qu'à sa cendreAux pieds de nos remparts son vainqueur vient de rendre ; Nos yeux de cette pompe ont été les témoins,L'éclat m'en surprend peu, c'est l'effet de vos soins.Mais en vain ces honneurs souffrent que je respire,La fin m'en fait trembler, demain la trêve expire,Et pour peu que la guerre ait encor à durer J'aurai bientôt Hécube et Priam à pleurer.Ils ne survivront point à la perte de Troie,Au fer, au feu déjà je la crois voir en proie,Hector étant sans vie elle n'a plus d'appui,Lui seul en faisait l'âme, elle était toute en lui, Rien ne peut réparer une perte si grande,Tout périt sans la paix, et je vous la demande.Voyez pour l'obtenir et d'Achille et de vousLa fille de Priam tomber à vos genoux,Voyez-là pour un père... BRISEIS Ah, c'en est trop, Princesse, Une tendre pitié dans vos maux m'intéresse,Et je les envisage avecque tant d'effroi,Qu'en travaillant pour vous, je crois agir pour moi.Vous demandez la paix, j'y vais porter Achille,Mais pour ne rendre pas ce projet inutile, Priam se répond-il que l'injuste PârisVeuille céder l'objet dont son coeur est épris ?Point de salut pour Troie à moins de rendre Hélène. POLIXÈNE Pâris a trop d'amour pour la céder sans peine ;Mais après ce qu'à Troie ont coûté nos combats, L'intérêt de Pâris ne l'emportera pas.Si pour lui cette Hélène a toujours mêmes charmes, C'est peu pour tant de sang qu'il verse quelques larmes,Et de son désespoir nous craignons peu l'éclat,Quand son malheur importe au salut de l'?tat. BRISEIS Cet obstacle levé, réglez la paix vous même,Elle dépend de vous. POLIXÈNE De moi ? BRISEIS Pyrrhus vous aime,Agréez son hymen, la guerre est sans retour. PYRRHUS Ah, Princesse, auriez-vous oublié mon amour,Cet amour dont mon âme heureusement charmée... POLIXÈNE Non, Prince, il me souvient que vous m'avez aimée,Et qu'il m'eut été doux, si le Ciel l'eut permis,Que l'hymen nous eut fait cesser d'être ennemis.Le Roi Priam mon père approuva votre flamme,Je vous dois cet aveu. Souffrez-le moi, Madame, Un feu de qui la gloire a seule été l'appuiPeut sans honte à vos yeux se déclarer pour lui.Oui, Prince, de Priam votre amour eut l'estime,L'espoir qui l'alluma lui parut légitime,Et l'ordre qui m'en fit autoriser l'ardeur N'eut rien qui fut contraire au penchant de mon coeur.De vos soins, de vos voeux j'aimai le tendre hommage,Mais quand je me souviens de ce triste avantage,Il me souvient aussi, malgré vos voeux reçus,Qu'Achille est votre père, et qu'Hector ne vit plus. PYRRHUS Quoi, vous trouvez pour moi du crime en ma naissance ? À Briseis.Ah, Madame, de grâce embrassez ma défense,Soutenez un amour qui n'a jamais songé... POLIXÈNE C'est le même, il est vrai, mais les temps ont changé. BRISEIS Un scrupule pareil n'a rien qui m'inquiète, Vous trouvez dans le Prince une vertu parfaite,Et qui pour lui d'un père aima d'abord le choix,Voudra bien obéir une seconde fois.Comme Ulysse m'écoute, et peut nous être utile,Je vais l'entretenir avant que voir Achille. Princesse, espérez-en les plus heureux effets. POLIXÈNE Madame, tous mes voeux se bornent à la paix.Sauvez Troie, il suffit de ce seul avantage,Ou si de cette paix on veut ma foi pour gage,Si mon hymen en peut être le seul lien, Faites-le proposer sans que j'en sache rien,C'est tout ce qu'à mon coeur ma gloire peut permettre. BRISEIS Pour elle de mes soins il doit tout se promettre.Vous saurez si pour vous j'aurai perdu mes pas. PYRRHUS Allez, parlez, Madame, et ne m'oubliez pas. Pour obtenir qu'Achille à mes voeux soit propice,De mon timide espoir peignez-lui le supplice.Par tout ce que vos feux ont pour lui de plus doux,Priez, pressez. SCÈNE III. Polixène, Pyrrhus, Ilione, Antilochus. POLIXÈNE Hélas ! Que lui demandez-vous ?Tremblez, Prince, tremblez au nom de Polixène, Laissez la céder seule au destin qui l'entraîne,Et ne vous livrez point, sans l'avoir mérité,Aux malheurs d'un parti que les dieux ont quitté.Pour attirer sur moi leur plus rude colère,Le crime est assez grand d'avoir Priam pour père, Ne le partagez point. Me vouloir épouserC'est empêcher la paix que l'on va proposer.Quand d'abord mon hymen en dut être le gageLa guerre n'avait fait que son moindre ravage,Sa fureur était lente, et nous laissait encor Et le jeune Troile, et le vaillant Hector.Dans l'instant qu'un Traité semble un projet facile,Patrocle qui périt arme contre eux Achille,Et les faisant tomber sous l'effort de son bras,Nous ramène l'horreur des plus sanglants combats. Vous y replongerez la déplorable TroieSi votre amour encor à les finir s'emploie ;Ma main est un présent funeste à vous offrir,Et l'oser demander c'est chercher à périr. PYRRHUS Pourquoi, lorsque le Ciel nous voit d'un oeil propice, D'un si cruel augure écouter l'injustice ?Ces feux qui sur votre âme ont eu quelque pouvoirN'eurent jamais l'appui d'un si riant espoir.Briseis dont pour vous l'amitié s'intéresse,Pourra tout sur Achille, il l'aime avec tendresse. La trêve de ses soins est le premier effet,La paix suivra sans doute, Hector est satisfait, Priam à notre Hymen consentira sans peine.Aurai-je contre moi la seule Polixène,Et mon amour est-il d'un prix si ravalé Qu'à de vaines terreurs il doive être immolé ? POLIXÈNE Prince, veuillent les dieux que faible, et trop timide,Mon coeur de nos malheurs injustement décide.Si j'en crois l'apparence ils sont prêts à cesser,Tout nous promet l'hymen que vous voulez presser, Briseis s'intéresse au feu qui vous anime,Achille est sans colère, et Priam vous estime.Cependant malgré moi je vois de toutes partsDe noirs fleuves de sang effrayer mes regards.Vous savez de mon sort ce qu'a prédit Cassandre, L'oeil farouche, égaré, je crois toujours l'entendre.A peine elle eut appris qu'on nous voulait unirQue sur ce triste hymen pénétrant l'avenir,Fuis Polixène, fuis l'impitoyable Achille,Me dit-elle, tu prends un espoir inutile, Vouloir donner ta main, c'est courir au tombeau,Achille est destiné pour être ton bourreau.Jugez, Prince, jugez après cette menaceSi mon coeur sans sujet se trouble, s'embarrasse,Si de vaines frayeurs le rendent interdit. PYRRHUS Peut-on craindre un malheur que Cassandre a prédit ?En vain d'un si grand Art elle usurpe la gloire,Jamais on ne l'a crue, et vous la voulez croire.Non, ne m'opposez point que les Destins jalouxCombattent les bontés que j'attendais de vous. Dites, dites, plutôt, que quoi qu'il ait pu faire,L'infortuné Pyrrhus n'a jamais su vous plaire,Que ce parfait amour qu'il a fait éclaterDu coeur qu'il attaquait n'a pu rien mériter,Et que si de Priam la favorable estime Peut rendre auprès de vous son espoir légitime, Il prétendrait en vain à rien plus, qu'à jouirDe la faible douceur de vous voir obéir. POLIXÈNE Ah, Pyrrhus, est-ce ainsi que vous rendez justiceAux frayeurs dont pour vous j'éprouve le supplice ? Si la crainte m'expose aux plus rudes combatsCraint-on de voir périr ce que l'on n'aime pas ?Vous tenez de Priam l'empire de mon âme ;Mais quand il m'ordonna d'écouter votre flamme,Je ne sais si mon coeur pour flatter votre espoir N'avait point en secret prévenu mon devoir,Et s'il m'eut pû souffrir sur un ordre contraireLa même déférence aux volontés d'un père.C'est vous faire assez voir ce qui me fait agir,Je dirai plus ; peut être en devrais je rougir. Hector, l'appui de Troie, et l'effroi de la GrèceN'avait que trop, hélas, mérité ma tendresse,Je l'aimais, on le sait. Il n'est plus cet Hector,J'en ai pleuré la perte, et je la pleure encor,Dans les vives douleurs qu'elle ajoute à ma peine, Je sais qu'à son Vainqueur je dois toute ma haine,Et cependant, malgré ce qu'il me fait souffrir,Quand à mes tristes yeux Achille vient s'offrir,Je me souviens plutôt qu'Achille est votre père,Que je ne puis songer qu'il a tué mon frère. L'image de son sang par ses mains répanduS'efface au souvenir de ce qui vous est dû.Point pour lui de fierté ? quelques maux qu'il me coûte,Je le laisse approcher, je le vois, je l'écoute,Et Pyrrhus tient pour lui, quoi qu'encor ennemis, Et ma haine enchaînée, et mon courroux soumis.Pour vous garder ma foi triompher de moi-même,Si ce n'est point aimer, dites-moi comme on aime. PYRRHUS Ah, pardonnez, Madame, à l'erreur d'un amantQui se perd dans sa crainte, et s'alarme aisément. Cet Hymen que poursuit ma juste impatience,N'a rien sans votre aveu qui flatte ma constance,Et l'honneur d'être à vous dont je me sens charméToucherait peu mon coeur si je n'étais aimé. POLIXÈNE Vous ne l'êtes que trop, mais j'ose le redire, Vous en soupirerez ainsi que j'en soupire.Poursuivez un Hymen à votre espoir si doux,Quoi qu'on fasse, les dieux ne seront point pour nous,Leur jalouse fureur serait mal établieS'ils souffraient que nos coeurs... Prince, adieu, je m'oublie, Dans l'invincible effroi des malheurs que j'attends,C'est redoubler mes maux que vous voir plus longtemps,Plus je m'arrête ici, plus je devines sensible,N'attendez rien pour moi, qu'une sort affreux, terrible,Et pour vous consoler, en de si rudes coups, Songez que si je meurs, je mourray toute à vous. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Achille, Alcime. ALCIME Ce triomphe à tout autre eut été difficile.Le grand Achille seul pouvait dompter Achille,Et l'heureux art de vaincre un si juste courrouxPasse tous les exploits qui font parler de vous. Flatter vos ennemis, leur céder votre tente,Ordonner pour Hector une pompe éclatante,Sont des effets, Seigneur, si grands, si relevés,Qu'à votre seul courage ils étaient réservés.Chacun en a pour vous redoublé son estime. ACHILLE C'est trop peu pour ma gloire, il faut plus faire, Alcime.Privés du grand Hector les Troyens sont défaits.Prêt à vaincre, je veux leur demander la paix,Et pour leur épargner la honte de se rendre,Moi-même leur offrir ce qu'ils n'osent prétendre. ALCIME Ah, Seigneur, c'est ici, deux fois victorieux,Qu'Achille tout entier se découvre à mes yeux.Suivez la voix du ciel qui veut conserver Troie,Nos Grecs las de combattre en auront de la joie,Déjà depuis longtemps ils pressent leur retour. ACHILLE Ils peuvent l'espérer sur la foi de l'amour,Pour réparer les maux qu'il causa par Hélène,Alcime, il m'a fait voir la jeune Polixène,Et c'est en l'épousant que je veux assurerLes liens d'une paix qui doit toujours durer. ALCIME Vous aimez Polixène ? ACHILLE Oui, je l'adore, Alcime,L'amour que j'ai pour elle égale mon estime,Et de ma liberté l'entier engagement,À ses premiers regards n'a coûté qu'un moment.Si tu savais l'état où d'abord je l'ai vue ! La rencontre à mon coeur fut sans doute imprévue,Dans les plus fiers transports qu'exhalait mon courrouxJe la vis tout à coup pleurer à mes genoux.Résolu de braver tout l'éclat de ses charmes,Je ne pus un moment résister à ses larmes, Ma tremblante fureur s'en laissa désarmer,La haine m'animait, je ne sus plus qu'aimer,Et si j'en eusse crû ma passion extrême,À ses pieds devant tous j'aurais prié moi-même.Ah, contre un ennemi qui cause nos malheurs Qu'un bel objet est fort quand il verse des pleurs !Le corps d'Hector rendu satisfit son envie.Que n'eus je le pouvoir de lui rendre la vie !Au moins à ce défaut j'allai dans Troie exprèsHonorer son tombeau de quelques vains regrets. Priam qui m'y reçut en roi digne de l'êtreDans son propre Palais me fit traiter en maître.La pompe dont au Camp pour Hector j'ai pris soinSemblait le convier d'en être le témoin ;Dans ma Tente à mon tour je l'attirai sans peine, Et tout cela, pour être auprès de Polixène,Pour jouir de sa vue, et ne point m'arracherA l'unique plaisir qui me puisse toucher. ALCIME L'amour peut tout, Seigneur, mais... ACHILLE Je t'entends Alcime,Je quitte Briseis, tu vas m'en faire un crime. Il est vrai, Briseis m'aime avec tant d'ardeurQue ce coup imprévu lui percera le coeur,Je conçois les ennuis dont je serai la cause, Je l'en plains, mais enfin je me dois quelque chose,Et je n'ai pas vaincu pour souffrir qu'à son choix Ma Captive ait l'orgueil de me faire des lois.Malgré tout le pouvoir que la guerre me donne,Qu'elle me laisse à moi, je lui rends sa Couronne.Un Trône, dont les droits, si je veux, me sont dûsEst un prix assez grand pour des soupirs perdus. ALCIME Ayant aimé toujours Patrocle avec tendresseVous cessez tout à coup d'aimer une maîtresse ?L'exemple est peu commun, et l'on voit rarementQu'un véritable ami soit infidèle Amant. ACHILLE L'amour et l'amitié, n'ont rien qui se ressemble, C'est les connaître mal que les confondre ensemble,Leurs droits sont différents en durée, en douceur,La raison cause l'une, et l'autre vient du coeur ;Et comme la raison quand elle veut qu'on aime,Contente de son choix est toujours elle-même, On doit peu s'étonner que dans ses longs progrèsUne forte amitié ne se rompe jamais :Mais, Alcime, le coeur s'engage par surprise,Sans prendre son aveu l'amour le tyrannise,Et quand d'un bel Objet il se laisse charmer, Il aime sans savoir qu'il a dessein d'aimer.Le penchant qui l'entraîne en commençant de naîtreEst une aveugle ardeur dont il n'est pas le maître,Et comme elle est contrainte, il en voit le retourQuand le temps fait languir les forces de l'amour. ALCIME Mais pour vous Polixène à vaincre est-elle aisée ?Souillé du sang d'Hector... ACHILLE Son ombre est apaisée,Et le coup malheureux qui causa son trépas Fut un crime du Sort, et non pas de mon bras.Polixène oubliant cette triste victoire, Ne voudra regarder que l'amas de ma gloire,De son coeur tant d'éclat viendra sans peine à bout,Et pour le mériter le nom d'Achille est tout. ALCIME Ce nom est au dessus de tout ce qu'on peut dire,Mais on peut n'aimer pas toujours ce qu'on admire, Et le coeur fier de soi se rend moins aisémentAux vertus d'un héros, qu'aux soupirs d'un Amant. ACHILLE Du succès de mon feu je ne suis point en peine,J'en ai trop consulté les yeux de Polixène,Pour moi, quand je m'approche, ils ont tant de douceur, Que leur tranquillité me répond de son coeur,C'est un entier oubli de ce qu'on m'a vu faire,Point de marques d'aigreur pour la mort de son frère.Le triomphe secret de m'avoir adoucilui fait naître... ALCIME Seigneur, Briseis vient ici. ACHILLE Cache-lui mon secret, elle pourra l'apprendreDu bruit qui dans le camp doit bientôt s'en répandre,Quand j'aurai vu Priam, il faudra m'exposerÀ ce que sa douleur lui pourra faire oser. SCÈNE II. Briseis, Achille, Phénice, Alcime. BRISEIS Seigneur, de mon amour ne blâmez point l'audace S'il vient vous demander une nouvelle grâce. Le vôtre s'est pour moi tant de fois déclaréQu'il m'est de vos bontés un garant assuré,Et sur leur noble excès je n'ai point eu de peineA me faire vers vous l'appui de Polixène. Elle n'est point, Seigneur, digne de ses malheurs,Je l'ai vue, et la viens de quitter toute en pleurs.Troie aux fureurs des Grecs depuis dix ans en bute,Le Trône de son père à deux doigts de sa chute,Le reste de son sang tout prêt d'être versé, Des plus rudes frayeurs tiennent son coeur pressé.La paix de tant de maux dissipant les menaces,Adoucirait l'aigreur de ses autres disgrâces.Voyez pour l'obtenir qu'elle vous tend les bras,Ulysse que j'ai vu ne s'en éloigne pas, Et lorsqu'à la rigueur Patrocle vous convie,Assez de sang peut-être a coulé pour sa vie.Achevez d'oublier cette funeste mort,Polixène vaut bien ce généreux effort.La modeste douleur qui fait parler ses larmes Ajoute à sa beauté de si sensibles charmes,Que le coeur qui pour elle en la voyant s'émeut,Semble aller au devant de tout ce qu'elle veut,Et si de ses ennuis la déplorable image... ACHILLE Madame, il ne faut point m'en dire davantage. Mon coeur las des malheurs que finira la paixAvait en sa faveur prévenu vos souhaits,Et j'allais proposer moi-même au roi son pèreCe que pour ce dessein j'ai jugé nécessaire.De la Grèce offensée... BRISEIS Il doit tout réparer, Seigneur, et sait de lui ce qu'on peut désirer,Ainsi de son côté ne craignez point d'obstacle.Mais d'un triomphe entier donnez-nous le spectacle,Et ne dédaignez point d'appuyer un projetOù mon propre intérêt vous peut servir d'objet. Par un secret instinct dont la force m'entraîne,Ma tendresse prend part au sort de Polixène ;D'abord que je l'ai vue elle a su me toucher,Et je sens que mon coeur ne s'en peut détacher,Pour ne la perdre pas demandez-la pour fille, De son illustre sang par tout la gloire brille,Et sa main pour Pyrrhus ne peut qu'être d'un prix... ACHILLE Quoi, vous souhaiteriez qu'elle épousât mon fils ? BRISEIS Cet Hymen qui rendra le calme à la PhrygieL'assure d'une paix pour longtemps affermie, Rien n'en rompra le cours s'il en serre les noeuds. ACHILLE Ainsi que vos souhaits Polixène a mes voeux,Mais Pyrrhus les partage, et j'aurais lieu de craindreQue lui parler d'hymen ce ne fut le contraindre ;Il est jeune ; à son âge on tremble à s'engager. BRISEIS Vous n'avez rien pour lui, Seigneur, à ménager,Tout l'amour dont jamais une âme fut capable... ACHILLE Quoy, mon fils l'aime ? BRISEIS Autant qu'il la connaît aimable,Les traits que dans son coeur son mérite a tracésL'ont si bien pénétré... ACHILLE Madame, c'est assez, Quand de Pyrrhus Amant l'intérêt vous amène,Il suffit que je sais ce que vaut Polixène.Pour assurer sa gloire et remplir vos souhaitsJ'aurai soin que sa main soit le sceau de la paix,Sans elle point d'accord, quelques offres qu'on fasse. BRISEIS Vous refuserait-on lors que vous faites grâce ?Cet Hymen aux Troyens assure un sort si doux, Que Priam recevra... ACHILLE Je le crois comme vous,Il voit pour lui la guerre en trop de maux fertilePour oser dédaigner l'alliance d'Achille ; Voyez Pyrrhus, Madame, et me laissez rêverA l'ouvrage important qu'il me faut achever. SCÈNE III. Achille, Alcime. ACHILLE L'as-tu bien entendue, et conçois tu ma peine,Alcime ? tout mon coeur se donne à Polixène,Et dans mon propre Fils, par un revers fatal, Prêt à me rendre heureux, je découvre un Rival ?Plein d'un feu dont sur moi le pouvoir est extrême,Je connais que Pyrrhus adore ce que j'aime,Et de mon triste sort telles sont les rigueurs,Que vivant par ma perte, il meurt si je ne meurs. Ah, si des dieux jaloux la sévère injusticeDestinait à ma flamme un si cruel supplice,Que ne m'ont-ils, ces Dieux, qui voulaient me trahir,Donné quelque Rival que je pusse haïr !Son Sang aurait été le prix de ma Victoire. Que n'ose Agamemnon m'en disputer la gloire !Ses Grecs pour ce triomphe armés tous contre moi,Me trouveraient un coeur incapable d'effroi ;Mais j'ai beau l'affermir, ici tout m'abandonne,Au seul nom de Pyrrhus je frémis, je m'étonne, Et malgré tout l'amour que j'en sens redoubler,Dés que je vois un Fils je commence à trembler.Pourquoi cette faiblesse ? il doit tout à son père.Est-ce à moi d'étouffer une flamme si chère,Et prétend-il ce Fils que ne lui devant rien J'achète son repos par la perte du mien ?Non, non, s'il doit souffrir, jouissons de sa peine,J'offense, en balançant, l'aimable Polixène,Raison, pitié, tout cesse où brillent ses appas,Et qui doute un moment ne la mérite pas. C'en est fait, tout le veut, ne songeons qu'à lui plaire,Faisons au nom d'amant céder celui de père,Quelque ennui que Pyrrhus en puisse recevoirIl a pour s'en guérir le temps et son devoir. ALCIME L'amour peut sur Pyrrhus avoir pris quelque empire ? Mais quoique Briseis, Seigneur, vous ait pu dire,Peut-être il n'aime pas avec assez d'excèsPour se faire un malheur de votre heureux succès,Et sitôt qu'il saura que cet amour vous gêne,Son respect... ACHILLE Non, Alcime, il a vu Polixène, Et ce charme attirant qui gagne tous les coeurs,Ne saurait inspirer de légères ardeurs,J'en suis trop convaincu par mon expérience,N'en doute point, il l'aime avecque violence,Et tout l'espoir qui s'offre à mon coeur alarmé, C'est que brûlant pour elle, il n'en soit point aimé.Je pouvais le savoir, mais mon inquiétudeDu malheur dont je tremble a craint la certitude,Et de cette frayeur vivement possédé,De peur d'apprendre trop, je n'ai rien demandé. Vaines précautions ! Qu'est-ce que je redoute ?Pyrrhus aimé ? Non, non, il ne l'est point sans doute,L'éclat seul qui pourrait faire estimer sa foi,Il le tient de l'honneur d'être sorti de moi ;D'aucun exploit fameux la gloire consommée N'a fait en sa faveur parler la Renommée ; Et la Cour de Priam ne le connait encor,Que sous le nom honteux de prisonnier d'Hector,L'affront d'être vaincu lui fit voir Polixène ;Mais de quel fol espoir veux-je flatter ma peine ? Quoiqu'à voir le mérite un coeur trouve de jour,A-t-on d'autre raison pour aimer que l'amour,Et vers ce qui nous plaît toute l'âme entraînée,Prend-elle ailleurs des lois que de la destinée ?Ah, s'il faut que le Ciel de fureur animé M'apprête le tourment de voir Pyrrhus aimé,Quoique j'aie à souffrir, au moins pour ma vengeance... ALCIME Modérez ce transport, le voici qui s'avance. SCÈNE IV. Achille, Pyrrhus, Alcime. PYRRHUS Seigneur, Briseis vient de me faire savoirL'appui que vos bontés prêtent à mon espoir, Et la reconnaissance où mon devoir m'engage,En demande à mon zèle un si prompt témoignage,Que je la trahirais si mon empressementPouvait à l'expliquer différer un moment.Mais par où faire voir ce qu'elle est dans mon âme Si vous n'y pénétrez tout l'excès de ma flamme ?J'aime un objet, Seigneur, si digne d'être aimé... ACHILLE Je connais à quel point vous en êtes charmé,Et ferai pour la paix, puis qu'elle vous est chère,Ce que l'on vous a dit que j'ai promis de faire. Vous pouviez cependant régler mieux votre coeur,Ne l'abandonner pas à cet excès d'ardeur.Sur le plus bel espoir, quelques projets qu'on fasse,Les choses quelquefois peuvent changer de face,Et vous vous exposez par trop d'attachement Aux plus fâcheux ennuis qu'ait à craindre un amant. PYRRHUS En l'état qu'est Priam, quel sujet de les craindre ?Quoique vous demandiez, il n'a point à s'en plaindre,Et sait trop contre lui ce que peut votre bras,Pour voir ma main offerte, et ne l'accepter pas. Mais quand de ses refus la juste défianceTiendrait de mon amour le succès en balance,Comment voir Polixène, et sur mes volontésConserver le pouvoir que vous me souhaitez ?Sans ce premier amour dont les sensibles charmes Contre elle en la voyant vous font de sûres armes,Je ne sais si vous-même admirant ses appas,Auriez pu la connaître, et ne soupirer pas.Une majesté douce, un air incomparableSoutient si noblement... ACHILLE Elle est sans doute aimable, Mais... PYRRHUS Seigneur, quelle joie à mon coeur enflamméQue vous rendiez justice au feu qui m'a charmé !Jugez dans quel excès il doit aller pour elleQuand son aveu... ACHILLE La Grèce attend tout de mon zèle,Il faudra dans l'accord garder ses intérêts. PYRRHUS À vous accorder tout les troyens sont tous prêts,Polixène me montre... ACHILLE Encor qu'intéressée,Elle peut de Priam ignorer la pensée. PYRRHUS Non, Seigneur, croyez-en l'amour qu'elle a pour moi,Elle m'a découvert ce que pense le roi, Son coeur qui de mon feu partage la tendresse... ACHILLE Vous êtes donc aimé ? PYRRHUS Cette belle princesseÀ qui par votre aveu je me puis attacher,N'a pu voir mon amour sans s'en laisser toucher,C'est-là ce qui surtout rend mon bonheur extrême. ACHILLE Allez, Prince, il suffit que je sais qu'on vous aime,Je vais trouver Priam, et vous ferai savoirCe que Troie et les Dieux vous souffriront d'espoir. SCÈNE V. Achille, Alcime. ACHILLE Ah, de tous les malheurs le dernier et le pire !Je n'entendais que trop ce qu'il me voulait dire, Et contre son amour toujours forcé d'agir,Je cherchais les moyens d'avoir moins à rougir.Je voulais ignorer que Polixène aiméeFut de la même ardeur pour Pyrrhus enflammée,Et demander sa main avant qu'on m'eut appris Que l'amour l'eut déjà destinée à mon Fils.Étouffe, étouffe, Achille, une ardeur si funeste,De ta raison séduite entends ce qui te reste.Le coeur de Polixène où tu veux aspirer,Est un bien que l'amour te défend d'espérer. N'en sois point le Tyran, ta gloire t'en convie,Pyrrhus te le demande, il y va de sa vie,Et Briseis en pleurs qui te garde sa foi,Attend pour les sécher ce triomphe de toi.Songe à ces tendres feux qui te parlent pour elle, Ils ont trop mérité que tu lui sois fidèle.Veux-tu, sans aucun fruit pour ton coeur amoureux,Par un lâche intérêt faire trois malheureux ?Encor si Polixène, à nul autre sensible,Te laissait quelque espoir de la trouver flexible, Mais elle aime, et l'amour dont tu crois trop l'appasEn déchirant son coeur ne le gagnera pas.Aide-moi, cher Alcime, à vaincre ma faiblesse,J'ai peine à bien vouloir ce que ma gloire presse,Et contre un ennemi qui me charme toujours, Ma vertu chancelante a besoin de secours. ALCIME Ce vous serait sans doute une illustre victoireD'étouffer un amour que combat votre gloire,Mais quoique ce triomphe excite vos souhaits,Vous voudrez faiblement, et ne vaincrez jamais. ACHILLE Ô d'un Astre fatal trop cruelle influence !Alcime, tout mon sort est plein de violence.Lorsque de nos combats me disputant le prix,L'injuste Agamemnon m'enleva Briseis,Dans ma tente enfermé tout brûlant de colère, J'eus beau voir la fortune aux Grecs partout contraire,Pour eux aucun secours ne me sembla permis,Et par cette retraite utile aux ennemis,Laissant à leurs efforts nos escadrons en proie,Je fis plus pour Priam que tous les dieux de Troie. Patrocle est mort, quel sang n'a point coulé pour lui !Que de haine ! l'amour en triomphe aujourd'hui,Il m'arrache aux transports qui pressaient ma vengeance,Et quand des traits si doux m'ont trouvé sans défense,Un Fils dont ma pitié tremble à régler le sort, M'apprend que cet amour est l'arrêt de sa mort.Briseis qui m'en vient expliquer l'injustice,Le seconde, m'accable, et c'est là mon supplice.Je dois à tous les deux ce qu'ils veulent de moi,La nature est pour l'un, l'autre a reçu ma foi. Mais ces noeuds sont sans force, et ma victoire est vaineSitôt que je commence à revoir Polixène.Mon coeur qu'ont asservi des charmes si puissantsSe range tout à coup du parti de mes sens,Et contre ces assauts mon courage inutile Ne trouve plus en moi ce fier, ce fort Achille,Qui du sort des Troyens arbitre glorieux,Maîtrisait la fortune, et tenait tête aux Dieux.Cédons, puisqu'il le faut, je suis lâche, infidèle,Mais pour y renoncer, Polixène est trop belle. Si je ne la puis voir favorable à mes voeux,Au moins j'empêcherai qu'un autre soit heureux,Et peut-être l'hymen en qui ma flamme espère,lui fera de l'amour un devoir nécessaire.Allons trouver Priam, et sans plus balancer, Demandons un accord où je puis le forcer. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Pyrrhus, Antilochus. ANTILOCHUS Oui, Seigneur, le succès a suivi votre attente,Achille avec Priam est encor dans sa Tente,Il l'a seul en secret longtemps entretenu,Et n'a rien demandé qu'il ne l'ait obtenu. Tout est d'accord entre eux, et la Paix est certaine. PYRRHUS As-tu su quelle joie en montre Polixène ?Sa crainte combattait l'espoir que j'avais pris,J'en croyais trop l'amour. ANTILOCHUS Je n'en ai rien appris.Seulement la nouvelle est au Camp répandue Qu'Hélène à Ménélas par l'accord est rendue,Et qu'au sang de Priam celui d'Achille uniÉtouffe pour toujours... PYRRHUS Ô bonheur infini !Enfin, Antilochus, contre toute apparence,Apràs de longs transports de haine et de vengeance, Après le corps d'Hector indignement traîné,Je vois en un moment l'orage terminé.Prêt à renverser tout, il calme sa furie,Achille est exorable, on le priait, il prie,Et de mon coeur charmé secondant les désirs, Il acquiert Polixène à mes brûlants soupirs.Qui l'eut crû que mon feu fut sitôt sans obstacle ? ANTILOCHUS Achille aime, et l'amour a produit ce miracle.Aux Manes de Patrocle il eut tout immolé,Plus de ressentiment, Briseis a parlé, Et ce que sur son âme il lui donne d'empireL'asservit, quoiqu'il veuille, à ce qu'elle désire. PYRRHUS Rien ne pouvait sans doute être plus généreux,Je dois à Briseis ce qui me rend heureux,Elle seule appuyant les intérêts de Troie... SCÈNE II. Achille, Pyrrhus, Alcime, Antilochus. PYRRHUS Ah, Seigneur, puis-je assez vous témoigner ma joie ?Pour reconnaître mieux ce que je tiens de vous,Permettez que l'amour me jette à vos genoux.Cette paix que ma flamme avait tant souhaitée,M'assure un bien si cher... ACHILLE Nous l'avons arrêtée, Et ce soir Polixène, en présence du roi,Doit confirmer l'accord par le don de sa foi.Au Temple d'Apollon déjà tout se prépare ;Mais quoique pour la paix votre amour se déclare,Je crains qu'elle n'ait plus de quoi vous contenter, Quand vous saurez le prix qu'il vous en doit coûter. PYRRHUS Ah, n'appréhendez point qu'il ait rien qui me gêne,Puis-je trop acheter la main de Polixène ?Quelques conditions qu'exigent les Troyens,J'y consens, Polixène est le plus grand des biens, Et puisque son hymen est le prix de ma flamme,Accordons tout le reste, il touche peu mon âme. ACHILLE Et c'est ce qui du Sort vous marque le courroux,La main que vous voulez ne saurait être à vous. PYRRHUS Ne saurait être à moi ? Dieux ! mais non, je m'abuse, Et d'un transport trop prompt ma passion s'accuse.Ne m'avez-vous pas dit que selon mes souhaits,L'hymen de Polixène affermissait la paix ? ACHILLE Je vous le dis encor, l'hymen de PolixèneFait naître un heureux calme où régna trop de haine, Mais lorsqu'en se donnant sa main a ce pouvoir,C'est un autre que vous qui la doit recevoir. PYRRHUS Un autre ! non, Seigneur, je vous dois mieux connaître,Vous voulez m'éprouver, voir tout mon feu paraître.Souffririez-vous, hélas, que né pour commander, Le fils du grand Achille eut l'affront de céder,Qu'un insolent rival lui ravit ce qu'il aime ;Ou plutôt si toujours votre coeur est le même,Souffririez-vous qu'un fils cheri si tendrement,D'une éternelle rage éprouvât le tourment, Et qu'un sort effroyable assemblât pour ma peineTous les maux qui du Ciel puissent marquer la haine ?Par ces tendres liens que le sang rend si doux,Partout... ACHILLE Ma pitié, Prince, a combattu pour vous.Mais en vain mes chagrins m'ont fait juger des vôtres, Malgré vos intérêts j'en ai dû prendre d'autres,Et doute qu'aisément on eut conclu la paix,Sans l'hymen imprévu qui trompe vos souhaits. PYRRHUS Qui trompe mes souhaits ? Seigneur, jamais HélèneN'a causé tant de maux qu'en fera Polixène. Elle m'aime, et Priam se déclarait pour moi,Je n'examine point qui me vole sa foi,Quel rival m'ose ôter sa main presque donnée,Si c'est Agamemnon, Ajax, Idomenée ;Mais soit Idomenée, Ajax, Agamemnon, Le coup m'arrache l'âme, on m'en fera raison.Oui, pour le prévenir, quoiqu'un lâche prétende,Il n'est sang chez les Grecs que mon bras ne répande,Ma vengeance peut-être y portera l'effroi. ACHILLE Prince, vous oubliez que vous parlez à moi. Quoique put votre amour avoir de violence,Vous deviez par respect le contraindre au silence,De vos égarements prendre un autre témoin. PYRRHUS J'ai tort, et devant vous ma fureur va trop loin,Mais pour me souvenir que vous m'avez fait naître, Sais-je assez qui je suis, et puis-je me connaître ?Je cède à la raison que je dois écouter,La joie à vos genoux m'a fait d'abord jeter,De l'ardeur de ma flamme elle était l'interprète,C'est pour elle à présent que la douleur m'y jette. Faites grâce aux transports d'un désespoir jaloux,Et qui les doit, Seigneur, mieux excuser que vous ?Briseis sous ses lois tient votre âme asservie.Quand par Agamemnon elle vous fut ravie,A quels sanglants effets votre amour outragé N'osa-t-il pas porter l'ardeur d'être vengé ?Ce que vous fit souffrir un feu si beau, si tendre,N'en dit que trop pour moi si vous voulez l'entendre,Et Briseis aimée étale en ma faveurTout ce qui peut m'aider à fléchir votre coeur. Le mien pour Polixène à tel point s'intéresse,Que si... ACHILLE Vous souffrirez, Prince, je le confesse,Le revers est fâcheux, mais j'ai beau le savoir,Ce que vous demandez n'est pas en mon pouvoir,Ce serait vous flatter qu'en garder l'espérance. PYRRHUS Et bien, Seigneur, ma vie est en votre puissance,Vous pouvez me l'ôter, commandez, je suis prêt,Mon respect sans murmure acceptera l'arrêt.Pour qui voit tant de maux unis à le poursuivre,Ce n'en saurait être un que de cesser de vivre ; Mais je vous le redis, à moins d'un prompt trépas,Mon Rival, quel qu'il soit, doit redouter mon bras.Fut-il environné de tout ce que la Grèce... ACHILLE C'est en croire un peu trop la douleur qui vous presse,Mais d'un amour trompé je sais quels sont les droits, Et veux bien en souffrir une seconde fois.Cependant apprenez que contre votre audaceJ'appuierai hautement le rival qu'on menace,Et que si votre main s'apprête à le percer,C'est par moi, par mon sang qu'il faudra commencer. SCÈNE III. Pyrrhus, Antilochus. PYRRHUS Non, de tous les malheurs le plus épouvantable,N'a jamais approché de celui qui m'accable.Tu vois, Antilochus, comme je suis traité,C'est peu qu'à mon amour tout espoir soit ôté,C'est peu que la nature immolant ce que j'aime, En faveur d'un Rival se trahisse elle-même,On veut qu'impunément je me laisse outrager,Et je suis criminel si j'ose me venger.Conçois-tu quelque peine au delà du suppliceOù d'un père endurci m'expose l'injustice ? Parle, affaibli mes maux, et lorsque je me rends,Convaincs-moi s'il se peut qu'il en est de plus grands. ANTILOCHUS Achille me surprend, et j'eusse eu peine à croireQue de tant de rigueur il eut pu faire gloire.Se ranger contre vous du parti d'un rival ! PYRRHUS C'est une barbarie à qui rien n'est égal.Plutôt que se résoudre à me déchirer l'âme,C'est mon père, il devait porter par tout la flamme,Perdre, saccager Troie, et sur ses murs détruitsÉlever un trophée à mes tristes ennuis. Au moins en poursuivant cette entière victoire,Le sang de quelques Grecs aurait vengé ma gloire,Et dans ce prompt carnage où l'on n'épargne rien,Mon ennemi peut-être aurait payé du sien.Mais en vain à ma rage il prétend se soustraire, En vain contre le Fils il prend l'appui du père,Rien n'échappe aux fureurs d'un Amant qui perd tout,Et qui veut se venger en vient toujours à bout. SCÈNE IV. Briseis, Pyrrhus, Phénice, Antilochus. BRISEIS Et bien, notre retraite est enfin résolue,Achille a vu Priam, et la paix est conclue ? PYRRHUS Oui, Madame, et l'horreur où je me vois réduitDe cette affreuse paix est le funeste fruit.Tout s'arme pour me nuire, et je perds Polixène. BRISEIS Quoi, Priam contre Achille en aurait crû sa haine ;Et l'hommage du fils n'aurait point effacé Le souvenir du sang que le père a versé ? PYRRHUS J'ignore à qui je dois imputer ma disgrâce,Mais enfin, plus d'espoir, un autre a pris ma place,Achille à mon rival consent à m'immoler,Et pour le bien public je m'en dois consoler. BRISEIS Achille contre un fils malgré moi l'autorise ?Il lui cède l'objet dont votre âme est éprise ?Et quel est ce rival ? PYRRHUS On m'en a tu le nom,Mais en vain on me croit cacher Agamemnon,Il vous aimait, Madame, et forcé de vous rendre Des traits de Polixène il n'a pu se défendre.Achille qui pour vous a triomphé de lui,A voulu contre moi se faire son appui,Et crû devoir par là calmer la haine ouverte,Qu'avait semée entre eux l'ennui de votre perte. C'est lui, qu'on me préfère, il n'en faut point douter, BRISEIS En vain Agamemnon prend droit de se flatter.Achille m'a promis, et plutôt que j'endureCe que vos feux trompés feraient au mien d'injure,Dût la guerre en fureur ne s'éteindre jamais, Il m'aime, soyez sûr que je romprai la paix.Je sais ce que je puis. PYRRHUS Ah, c'en est trop, Madame,Tant de sang à verser fait horreur à ma flamme.Quoiqu'Achille pour vous fasse moins qu'il ne peut,Ne troublons point la paix, Polixène la veut, Votre bonheur dépend de laisser tout tranquille,Par là vous l'épousez ce trop injuste Achille,Et pour mes intérêts la raison ne veut pasQu'un plus long différent vous ôte à vos ?tats.Allez, Madame, allez prendre le nom de reine, J'aurai soin de venger la triste Polixène,Et mon lâche rival à ses pieds immolé,Peut-être me rendra le bien qu'il m'a volé. SCÈNE V. Briseis, Pyrrhus, Polixène, Phénice, Ilione, Antilochus. BRISEIS Que me dit-on, Princesse ? On trahit votre flamme,Achille qui me trompe aide à vous percer l'âme ? Priam à son parti contre Pyrrhus est joint ? POLIXÈNE Madame, ces malheurs ne me surprennent point.Si du ciel contre moi la rigueur se déploie,Je n'attendais pas moins, c'est le destin de Troie.Victime d'une paix qu'on m'a fait demander, Priam résout ma mort, c'est à moi de céder,Heureuse en m'immolant pour calmer la tempête,Si l'éclat n'en tombait que sur ma seule tête,Mais ma raison se perd quand de si rudes coupsDésespérant Pyrrhus, rejaillissent sur vous, Et le crime odieux dont je me vois complice,Par ce que je vous dois m'est le dernier supplice,Punissez en l'audace, elle est dure à souffrir,Mon sang peut l'expier, et je viens vous l'offrir. PYRRHUS Ainsi, Madame, ainsi vous êtes résolue D'accepter un arrêt qui vous perd et me tue ?Si mon coeur est un bien que l'amour vous rend cher,Songez-vous ce que c'est que de vous l'arracher ?Songez-vous ce que c'est que de forcer le vôtreA changer de tendresse, à vivre pour un autre, Et voyez-vous ces maux avec si peu d'effroi,Que vous n'ayez pitié ni de vous ni de moi ? POLIXÈNE J'en frémis, je l'avoue, et mon âme étonnée,A mille morts par là se trouve condamnée,Mais dés que j'ose voir vos malheurs et les miens, J'entends les cris affreux que poussent les Troyens,La nature me fait une image sanglanteEt de Priam sans vie et d'Hécube mourante.Je vois, sans respecter, âge, sexe, ni rang,Les Grecs presser le meurtre et nager dans le sang, Et la flamme partout avide à se répandre,Dévorer nos Palais et laisser Troie en cendre.Quand par là mon repos se pourrait acheter,Vaudrait-il les horreurs qu'il aurait su coûter ? BRISEIS Espérons mieux du Ciel, quelque dure disgrâce Dont votre amour timide ait reçu la menace,Il ne souffrira point qu'un accord inhumain,Vous ôtant à Pyrrhus, lui vole votre main.Suspendez vos ennuis ; l'ordre qui les fait naître... POLIXÈNE J'ai sans doute à rougir de les laisser paraître, Vous me donnez l'exemple, et moins d'accablementAurait du suivre en moi la perte d'un Amant.Vôtre fière vertu qu'aucun revers n'étonneMe reproche le trouble où mon coeur s'abandonne,Un peu d'effort sur vous lui fait tout surmonter, C'est beaucoup, je voudrais la pouvoir imiter,Et soutenir le coup d'une âme aussi tranquilleQue je vous vois souffrir l'inconstance d'Achille. BRISEIS Achille est inconstant ? PYRRHUS Madame, Achille... Ah, Dieux ? BRISEIS Sur cet affreux revers je n'ose ouvrir les yeux. Se pourrait-il qu'Achille eut souffert qu'en son âme... POLIXÈNE Et quoi, de ce barbare ignorez-vous la flamme,Et qu'il veut que ma main, assassinant Pyrrhus,Soit le prix des honneurs qu'Hector en a reçus ?En vain Hécube en pleurs, en vain le roi mon père A refusé la soeur au meurtrier du frère ;En vain d'une autre flamme ils se sont fait l'appui,Point de paix, point d'accord si je ne suis à lui.Perdant, renversant Troie il nous fera connaîtreQu'Achille suppliant a pu parler en maître, Et qu'un dernier assaut donné de toutes parts,Sitôt qu'il s'armera, le met sur nos remparts,Nous cédons à la force. Et qui peut s'en défendre ? BRISEIS Son amour devant tous s'est fait cent fois entendre.Qui l'auroat pu penser ? Après tant de serments, Tant de soins, de devoirs, d'ardeurs, d'empressements,Achille, cet Achille à qui toute son âmeSemblait un prix trop bas pour bien payer ma flamme,Me quitte, m'abandonne, et violant sa foi,Porte ailleurs ce qu'en vain je croyais tout à moi. Ah, Prince, à ce malheur toute ma raison cède,Il a trop de témoins pour souffrir du remède,Puisque contre sa gloire Achille a fait ce pas,Sa fierté m'est connue, il ne changera pas,Et je dois préparer mon âme infortunée Aux éternels ennuis où je suis condamnée. PYRRHUS Enfin, à ma disgrâce il ne manque plus rien,Au moins dans les grands maux la vengeance est un bien,Et tant que cet espoir a soulagé ma flammeJ'ai moins senti le coup qui va m'arracher l'âme. Par un fatal surcroît de malheurs inouïs,Prêt à verser du sang j'entends le nom de fils,Et vois avec horreur que ma juste colère,Pour percer mon rival, doit s'armer contre un père. Ah, Madame, vous perdre est-ce un mal si léger, Qu'il faille le souffrir, et ne vous point venger. POLIXÈNE Vous en avez sujet, plaignez-vous l'un et l'autre,L'aigreur de mon destin se répand sur le vôtre,Pour vous perdre, le ciel semble n'épargner rien,Mais enfin vos malheurs approchent-ils du mien ? Si la douleur du coup vous les fait croire extrêmes,Au moins vous demeurez absolus sur vous-mêmes,Et la rigueur du sort n'asservit point vos coeursA la nécessité de se donner ailleurs :Mais quand d'un feu qui plaît la douceur combattue Cède à l'affreuse loi d'un devoir qui nous tue,Qu'on n'éteint un amour dont on était charméQue pour en voir un autre à sa place allumé,Des plus cruels tourments tout ce qu'on se figureN'est de ce dur revers qu'une faible peinture. J'en tremble, et ma vertu qui craint mon désespoirN'ose m'abandonner à ce qu'elle ose voir,Elle n'offre à mes yeux qu'une confuse imageDe l'abîme étonnant des maux qu'elle envisage,Et si déjà pour moi c'est plus que le trépas, Quand je connaîtrai tout, que ne sera-ce pas ? PYRRHUS Ah, tâchez, s'il se peut, de ne le point connaître,Voyez de grâce Achille, il se rendra peut-être,Si vous lui peignez bien à quel destin affreuxL'amour qu'il a pour vous livre trois malheureux. Déjà depuis longtemps dites-lui que votre âmePar l'aveu de Priam se doit toute à ma flamme,Et qu'en vain il prétend que le titre d'épouxAssure à ses désirs ce qui n'est plus à vous.Enfin, faites pour moi tout ce qu'il se peut faire, Réveillez dans son coeur la tendresse de père,Montrez-lui le respect où j'ai toujours vécu,Et ne le quittez point que vous n'ayez vaincu. BRISEIS Quelque peu que j'espère, allez, pressez, Madame,Essayez ce que peut la pitié sur son âme. La fortune bientôt s'est changée entre nous,Vous attendiez de moi ce que j'attends de vous.Veuille le pur amour qui m'avait trop flattée,Qu'avec plus de succès vous soyez écoutée. POLIXÈNE Sur l'ordre de l'hymen qui fait tous nos malheurs, C'est de loin seulement qu'Achille a vu mes pleurs,Contre un coeur généreux ce sont de fortes armes,J'en vais faire l'épreuve, et si mes faibles charmesFont toujours qu'à sa gloire il m'ose préférer,J'aurai pour vous du sang prêt à tout réparer. SCÈNE VI. Briseis, Pyrrhus, Phénice, Antlochus. PYRRHUS De quelle dureté doit-il être capableSi pour vous, si pour elle il est inexorable ?Attaqué par ses pleurs pourra-t-il résister ? BRISEIS Prince, ne cherchons point tous deux à nous flatter.Trop de soins empressés d'obliger et de plaire Ont précédé l'éclat qu'Achille vient de faire,Pour avoir droit encor de nous persuader,Que rien puisse jamais le contraindre à céder.Ah, que le fort amour dans un coeur noble et tendre,Pour peu qu'on se déguise, est facile à surprendre ! Ce courroux où sans peine on le vit renoncer,Ce vain tombeau d'Hector qu'il fit soudain dresser,Ces honneurs qu'à sa cendre il alla rendre à Troie,Sa tente offerte au roi, ses soins pour lui, sa joie ;Qui ne s'y fût trompée ? Il me devait sa foi, On m'avait fait parler, j'expliquais tout pour moi, Tant de marques d'amour me rendaient fière et vaine.Cependant tout était pour plaire à Polixène,Et telle est de mon sort la funeste rigueurQue j'ai poussé les traits qui me percent le coeur. Appuyant Polixène, et lui montrant ses larmesJe l'ai livré moi-même au pouvoir de ses charmes.Quel désespoir pour moi ! mais ne négligeons rien,Prince, votre intérêt se trouve joint au mien,Pour empêcher l'hymen qui fait notre supplice, Voyez Agamemnon, j'irai trouver Ulysse,Quelque paix qu'à Priam Achille ait pu jurer,S'ils sont tous deux pour nous, nous pouvons espérer. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Achille, Alcime. ALCIME Seigneur, jamais Traité ne causa tant de joie,Nous entendons du Camp les cris qu'en pousse Troie, Où chacun à l'envi d'un bien si précieuxCourt au pied des Autels rendre grâces aux Dieux.Pâris, le seul Pâris se plaint, se désespère,Hélène à son amour a toujours droit de plaire,Et la paix n'offre rien qui le puisse toucher Quand il perd malgré lui ce qu'il a de plus cher. ACHILLE Et nos Grecs ? ALCIME Diomede, Ulysse, IdomenéeEn faveur de Pyrrhus blâment vôtre hyménée,Mais sans y mettre obstacle ; Agamemnon charméDe nouveau s'abandonne à l'espoir d'être aimé, Et croyant qu'à ses voeux Briseis est acquise,Il aime en ce projet ce qui le favorise.Tout est calme partout. ACHILLE Alcime, quel bonheurSi ce calme empêchait le trouble de mon coeur !Il a beau se livrer aux charmes qui l'attirent, Briseis et Pyrrhus tour à tour le déchirent,Et de leurs feux trahis le remords accablantEst un bourreau secret qu'il ne voit qu'en tremblant.Quand l'amour malgré nous l'emporte sur la gloire,Qu'un grand coeur est gêné d'une telle victoire, Et qu'il est malaisé que ce honteux appaslui coûte une faiblesse, et qu'il n'en souffre pas !C'est peu que mon chagrin me fasse voir sans cesse, Que j'assassine un Fils, accable une Maîtresse,Polixène elle-même, à qui j'immole tout Met ma flamme en désordre, et ma constance à bout.A toute heure, en tous lieux, je l'entends qui s'écrie,Songe songe Tyran quelle est ta barbarie,Abusant du pouvoir qu'on te donne sur moi,Tu m'arraches un coeur qui ne peut être à toi. Tant que Pyrrhus vivra, quoique tu te proposes,Ce coeur sera le prix des maux que tu lui causes,Et mon dernier soupir, pour flatter son ennui,Sera pour toi d'horreur, et de pitié pour lui. ALCIME Si de ses voeux contraints vous vous faites un crime, Il est, il est, Seigneur, encor temps... ACHILLE Non, Alcime ;J'ai beau voir quels malheurs en peuvent arriver,J'adore Polixène, et ne puis m'en priver.C'est mon destin. J'en suis le décret immuable.Les Dieux m'ont fait un corps au fer impénétrable, Aucun dards, aucun traits ne le peuvent percer,Fallait-il que mon coeur fut facile à blesser,Et qu'à mes passions mon âme abandonnée,Par leurs moindres efforts fut toujours entraînée. ALCIME Elle peut s'apprêter à de nouveaux combats, Polixène paraît, Seigneur. ACHILLE Qu'elle a d'appas ! SCÈNE II. Achille, Polixène, Alcime, Ilione. ACHILLE Madame, dans vos yeux je lis ce qui se passe,D'Achille trop à vous l'amour vous embarrasse,Et votre coeur gêné de l'aveu que j'ai faitNe peut en ma faveur obéir qu'à regret. Je lui voudrais sans doute épargner ce supplice,Mais daignez vous connaître, et me rendez justice.Tout ce qui fut jamais d'engageant et de doux,Tout ce qui peut charmer, le Ciel l'a mis en vous.J'ai des yeux, c'est assez pour n'aimer qu'à vous plaire. D'un si noble dessein rien ne me peut distraire,J'y mettrai tous mes soins, et si votre froideurS'obstine de mes voeux à combattre l'ardeur,Tant de respect suivra le beau feu qui m'anime,Que vous croirez au moins me devoir votre estime, Et peut-être à la fin souffrirez-vous qu'un jourCette estime enhardie aille jusqu'à l'amour. POLIXÈNE De l'univers entier l'estime vous est due,Seigneur, et quand de vous la mienne est attendue,Vos bontés m'en ont fait un si pressant devoir, Que vous la refuser n'est pas en mon pouvoir.Mais je vous l'avouerai, quelque rang où m'élèveCet Hymen dont l'accord joint la paix à la trêve,Je n'y saurais penser que mes sens étonnésNe rejettent l'honneur que vous me destinez. Je ne vous dira point que votre main offerteD'Hector tombé sous vous me reproche la perte,Mon père et mon pays ont des droits absolus,Ils parlent, c'est assez, je ne m'en souviens plus ;Mais puis-je également ôter de ma mémoire Qu'en demandant ma main vous souillez votre gloire ?Je sais que Briseis a reçu votre foi,Je lui dois les bontés que vous eûtes pour moi,Et sur elle avec vous porter un coup si rudeC'est à la trahison joindre l'ingratitude. Montrez ce qu'est Achille, et songez que sur vousL'Univers qui s'étonne ouvre ses yeux jaloux.Ne lui donnez pas lieu de dire, à votre honte,Que le Vainqueur d'Hector souffre qu'on le surmonte, Et que toute la gloire où je le vois monté, N'a pu le dérober à l'infidélité.Le triomphe est fâcheux, il est dur, difficile,Je le crois, mais enfin il est digne d'Achille,Et le nom de héros à vos vertus acquis,Des efforts qu'il exige est un assez haut prix. ACHILLE Le conseil paraît beau, généreux, magnanime,Mais, Madame, je vois quel intérêt l'anime.Ce soin de satisfaire à l'univers jaloux,Bien qu'expliqué pour moi, ne regarde que vous.Votre coeur qui ne peut me souffrir infidèle, Appuyant Briseis, court où l'amour l'appelle,Et ne me peint ses feux injustement déçus,Qu'afin de se pouvoir conserver à Pyrrhus. POLIXÈNE Pyrrhus, je le confesse, avait de quoi me plaire,Vous en avez trop su pour vouloir vous le taire. Si le Ciel nous eut vus d'un oeil moins rigoureux,Mon bonheur dépendait de voir Pyrrhus heureux.Priam qui m'ordonna de répondre à sa flammeMe fit prendre plaisir à régner sur son âme,Patrocle était vivant, et l'espoir de la paix Par une douce amorce engageait mes souhaits.De ses voeux empressés l'hommage trop sensibleMéritait que mon coeur ne fût pas inflexible,Et faut-il s'étonner s'il s'en trouva charmé ?C'était un jeune coeur qui n'avait rien aimé, La conquête pouvait en être plus facile,Pyrrhus le valoit bien, il était fils d'Achille,D'un père si fameux les exploits éclatantsRépondaient de sa gloire, et prévenaient le temps.Je ne sais si l'amour doit passer pour un crime Quand l'honneur, le devoir, le rendent légitime,Aux volontés d'un père ils ont su m'attacher, Le défaut n'est pas grand pour me le reprocher. ACHILLE Mais vous l'aimez encor ce Pyrrhus, et votre âmeMalgré mes voeux offerts est sensible à sa flamme. POLIXÈNE Quand ce soupir, hélas ! n'en serait pas l'aveu,Un moment suffit-il pour éteindre un beau feu,Et pourrais-je sitôt, malgré votre espérance,Vous répondre pour lui de mon indifférence ?Je puis avoir trop cru le penchant de mon coeur, Mais des soins de Pyrrhus quand j'ai chéri l'ardeur,Je ne prévoyais pas que trop prompt à vous rendreVous dussiez condamner l'amour qu'il m'a fait prendre,Que vous pussiez vouloir en combattre l'appas,Et peut-être, Seigneur, ne le voudrez vous pas. Vous vous reprocherez la barbare injusticeDe séparer deux coeurs que tout veut qu'on unisse,Deux coeurs du même feu dés longtemps enflammés,Et que l'amour exprès l'un pour l'autre a formés.Vous vous reprocherez de vouloir... ACHILLE Non, Madame, Si j'avais de Pyrrhus autorisé la flammeJe me reprocherais la barbare rigueurDe m'être fait pour lui l'ennemi de mon coeur.Il ne saurait souffrir, ce coeur qui vous adore,Que vous ayez aimé, que vous aimiez encore, Cette image le tue, et vous croyez en vainQu'il cède à mon rival le don de votre main. POLIXÈNE Et bien, Seigneur, et bien, j'oublierai que je l'aime,Ne faites rien pour lui, faites tout pour vous-mesme.Je ne demande plus que vos chagrins jaloux lui souffrent un amour à ses désirs trop doux,Un autre de ce crime aurait voulu l'absoudre,Vous voulez qu'il l'expie, il faudra l'y résoudre.Mais enfin vos serments, le don de vôtre foi,Tout est pour Briseis, vous la voyez en moi. Sauvez-la des ennuis dont je tremble pour elle,Sauvez-vous de l'affront d'être lâche, infidèle.Votre seul intérêt fait naître mes refus,C'en est fait, pour jamais je renonce à Pyrrhus,Qu'il parte avecque vous. ?loignez l'un de l'autre, Il plaindra son amour étouffé par le vôtre.Pour moi, qui de mon coeur essayerai d'obtenirQu'il immole à ma gloire un si doux souvenir,Je me contenterai de l'innocente joieDe voir régner Priam sur les restes de Troie. ACHILLE N'écouter mon amour que pour le dédaigner,Madame ce n'est pas le moyen de régner.Vous gardez trop longtemps un espoir inutile,Plus de Trône pour vous qu'en épousant Achille,Résolvez, le destin est assez glorieux. POLIXÈNE Faites donc, inhumain, faites plus que les Dieux.Jusqu'ici quelque sort dont la rigueur me brave,Ils n'ont pu me forcer à prendre un coeur d'esclave,Et c'est un juste orgueil que ce coeur va trahir,Si quand vous commandez, il me laisse obéir. ACHILLE De cet illustre orgueil donnez un fier exemple,Qu'il éclate. Ce soir j'ai promis d'être au Temple,J'y serai. Si ma main est pour vous sans appas,Madame, vous pouvez ne vous y rendre pas.Je n'irai point sur vous dans ma juste colère Mendier lâchement l'autorité d'un père,Un coeur tel que le vôtre a droit de tout oser.Cependant de mon bras je pourrai disposer,Et quand sur vos remparts le carnage et la flammeAux dernières horreurs exposeront vôtre âme, Vous n'aurez pas sujet dans vos cris superflusDe m'imputer des maux que vous aurez voulus. POLIXÈNE Non, cruel, vos fureurs n'auront pas l'avantageDe me rendre témoin de cet affreux carnage,C'est assez qu'aujourd'hui je le puis racheter Par le dur sacrifice où je vais m'apprêter.Pour épargner à Troie un destin si funeste,J'irai porter ma main, les Dieux feront le reste.Ils savent que mon coeur mille fois déchiréPaye en larmes de sang tout ce qu'elle a pleuré, Que s'il ne s'agissait de prévenir sa chute,Cent morts me seraient moins que ce que j'exécute,Qu'auprès de ce tourment tout supplice est léger ;S'ils ont de la justice ils voudront y songer,Ils se repentiront d'avoir pu se résoudre A vous laisser sur moi lancer plus que leur foudre,Et vengeant Briseis, apprendront aux ingratsQue c'est pour mieux punir qu'ils retiennent leur bras.Jouissez à ce prix de mon cruel martyre. À Briseis qui paraît.Madame, je m'éloigne, et n'ai rien à vous dire. Nous n'aurons pas sitôt la fin de nos malheurs,Tout s'arme contre nous, voyez-le par mes pleurs. SCÈNE III. Achille, Briseis, Phénice, Alcime. BRISEIS Enfin, il se peut donc qu'Achille me trahisse,Que son coeur sans remords succombe à l'injustice,Et qu'un nouvel amour écouté d'aujourd'hui Triomphe du pouvoir qu'il me donna sur lui.Ce honteux changement, encor qu'inexcusable, En tout autre du moins m'aurait paru croyable,La froideur, le dégoût, et l'oubli des sermentsNe sont que trop communs aux vulgaires Amants. Mais qu'une âme élevée au dessus d'elle-même,Qu'Achille se résolve à trahir ce qu'il aime,Qu'il s'ose montrer faible, ingrat, lâche, sans foi,Qu'il renonce à l'honneur, c'est un monstre pour moi. ACHILLE Madame, avec plaisir je garde en ma mémoire, Que je vous ai promis d'assurer votre gloire,Je vous tiendrai parole, et pour vous couronnerPyrrhus dans vos ?tats ira vous ramener.Il a l'ordre, daignez accepter sa conduite. BRISEIS Pyrrhus a l'ordre ! hélas, où me vois-je réduite ! L'amour le veut, il faut vous défaire de nous,Vous fuyez des témoins trop à craindre pour vous,Vous fuyez des regards dont le sanglant reprocheTroublerait le bonheur que vous voyez si proche.Pour me sauver du coup qui doit m'assassiner, N'avez-vous, inhumain, qu'un trône à me donner ?Si ce charme eût trouvé le faible de mon âmeJ'aurais d'Agamemnon favorisé la flamme,Ravie à votre espoir, sûre de mon repos,Je n'avais qu'à parler, j'étais reine d'Argos. Il n'eut point comme vous, pour me donner ce titre,Attendu que la guerre en eut été l'arbitre.Il n'eut point, pour m'oser soumettre ses ?tats,Attendu comme vous la fin de vos combats.J'ai d'Achille amoureux préféré la promesse A l'honneur assuré de régner sur la Grèce,Son coeur m'a plus été qu'un diadème offert,J'ai tout fait pour lui plaire, et c'est lui qui me perd. ACHILLE Madame, il serait bon... ?pargnez-moi de grâce,Le titre de Vainqueur peut donner de l'audace, Et je serais fâché que de trop durs adieux... BRISEIS L'ordre presse, j'entends, il faut quitter ces lieux,Sans rien examiner sur tout ce qui m'arrive,C'est à moi d'obéir, je suis votre captive,Quoi que le nom me blesse, il m'est encor plus doux De l'entendre de moi, que de l'ouïr de vous ;Mais je puis dire au moins, quelle qu'en soit la honte,Quand de cette captive on fait si peu de compte,Qu'elle a vu mille fois son Vainqueur à ses piedsTenir pour la toucher ses voeux humiliés, Et lui sacrifiant sa fierté naturelle,Baiser avec respect les fers qu'il prenait d'elle.Après tant de devoirs, si son coeur aujourd'huiTrouve qu'une Captive est indigne de lui,Si le nom que j'en eus à m'oublier l'engage, L'étais-je moins alors, la suis-je davantage,Ou cet Achille, heureux quand il se soumettait,Parce qu'il est perfide, est-il plus qu'il n'était ? ACHILLE Vous le savez peut-être, Achille est fier, Madame,Et quoi qu'il ait voulu devoir à votre flamme, Dans l'inquiet souci qui trouble sa raisonDes reproches si durs ne sont pas de saison.Si de quelques ennuis je suis pour vous la cause,L'amour qui m'y contraint me coûte quelque chose,Et c'est trop hasarder après ce que j'ai fait, Qu'irriter un amour qui n'est pas satisfait. BRISEIS Et c'est, ingrat, c'est-là ma plus sensible peine.Je lis dans votre coeur le remords qui vous gêne,Vous souffrez. Briseis que vous voulez bannirS'offre encor malgré vous à votre souvenir. Malgré vous de Pyrrhus l'accablante disgrâceD'un supplice éternel vous porte la menace,Et quel fruit se promet vôtre esprit aveugléD'une Amante trahie, et d'un Fils immolé ?Je l'avoue avec vous, Polixène a des charmes, C'est moi qui contre moi vous ai prêté des armes,C'est moi qui lui faisant embrasser vos genouxAi demandé la mort que je reçois de vous.J'ai commencé, j'achève, et mon amour extrêmeNe veut dans ce qu'il fait regarder que vous-même. Votre raison surprise applaudit à vos sens,Polixène vous plaît, voyez-la, j'y consens,Par les soins les plus doux, par le plus tendre hommageTâchez de l'engager comme elle vous engage,Méritez que pour vous son coeur soit enflammé, Et rendez-vous heureux si vous êtes aimé.Sans espoir, sans repos, errante, infortunée,J'irai loin de vos yeux pleurer ma destinée,Heureuse dans ce triste et déplorable sortQu'au moins vôtre bonheur soit le prix de ma mort ; Mais qu'un aveugle amour qui vous trahit vous-même,Vous donne à qui vous hait, vous ôte à qui vous aime,Qu'Achille malheureux réduise Briseis... ACHILLE Madame, c'est assez, le dessein en est pris,Contre un coeur résolu la résistance est vaine, Heureux ou malheureux, j'épouse Polixène :Si sa haine a pour moi des revers éclatants,Vous plaindrez mes malheurs quand il en sera temps. BRISEIS Va, fais gloire des noms de parjure et de traître,Ingrat, pour espérer j'ai trop dû te connaître, Et savoir que ton coeur, après ta lâchetéN'en voudrait consulter que sa seule fierté.Aussi je rougirais si pour toucher ton âme A ses entiers transports j'abandonnais ma flamme,Si je te faisais voir dans quel gouffre d'ennuis Me plonge le malheur où mes jours sont réduits.Non, ne présume point que je m'abaisse à direQue j'ai peu mérité les maux dont je soupire,Que le parfait amour qui m'engage ta foi...Hélas, crois-tu qu'une autre en ait autant pour toi ? Crois-tu qu'une tendresse aussi pure et solideSoit... J'entends tes regards, c'est trop pour un perfide,De tes serments faussés ton coeur est satisfait,La trahison te plaît, je te perds sans regret.Cours presser un hymen dont je suis la victime, Il suffit que les Dieux soient ennemis du crime. ACHILLE Madame... BRISEIS En vain sur toi l'on voudrait attenter,Tu le crois, mais enfin, crains de te trop flatter.Ces Dieux dont le pouvoir t'a fait invulnérableNe te protègent pas pour te rendre coupable, Ils conduiront le dard quand il sera lancé,Et trouveront par où tu peux être percé ;Confus, désespéré, tu verras Polyxene,Quand ton sang coulera, triompher de ta peine,L'image de Pyrrhus heureux par ton trépas... Achille sort. SCÈNE IV. Briseis, Phénice. BRISEIS Tu me quittes cruel, et ne m'écoutes pas,Mes reproches pour toi sont un trop dur supplice,Tu ne les peux souffrir, tu ne peux... Ah, Phénice,Il est temps qu'avec toi ma douleur mette au jourToute l'horreur des maux où m'abîme l'amour. Je sens ce coup affreux... Mais quand il me déchire Le sentirais-je assez si je pouvais le dire ?Pour mieux voir de ces maux le déplorable excèsPeins-toi les plus beaux feux dont on brûla jamais,Peins-toi d'un long espoir, quand l'amour est extrême... PHÉNICE Eh, Madame, tâchez de vous rendre à vous même.Achille traître, ingrat, ne vaut pas aujourd'huiLe moindre des soupirs que vous perdez pour lui.Ne songez qu'à régner, il est doux de reprendreUn Trône dont le sort vous avait fait descendre, De vos ?tats perdus... BRISEIS Tu me parles d'?tats.Des plus vastes grandeurs joins les plus doux appas,Rends-moi du monde entier la conquête facile,En être reine, est moins que régner sur Achille.Il avait tout mon coeur, tu ne l'as que trop su, S'il s'est donné cent fois, cent fois il l'a reçu,Cent fois il m'a juré que Briseis aimée...Ah, suivons la fureur dont je suis animée,Vengeons-nous d'un ingrat qui m'ose dédaigner,Une juste douleur ne doit rien épargner, Pour le faire souffrir immolons Polixène.Pourquoi sur ce projet laisser trembler ma haine ?N'a-t-elle pas causé tous mes malheurs ? Hélas !Pour les avoir causés elle n'en jouit pas.Si je souffre beaucoup, plus malheureuse encore Il faut qu'elle se livre au Tyran qu'elle abhorre.Puisque le même coup nous frape toutes deux,C'est contre Achille seul qu'il faut tourner mes voeux.Qu'il périsse ; le Ciel nous doit cette vengeance. PHÉNICE Si de vos feux trahis son sang lavait l'offense, Voyant à vos désirs son trépas accordé, Vous vous repentiriez d'avoir trop demandé. BRISEIS Non, à quelque retour que la pitié m'appelle,J'aime mieux le voir mort que le voir infidèle,Ce seul soulagement peut flatter mon espoir. Mais allons de Priam essayer le pouvoir.Le temps presse, malgré la parole donnéeTâchons à reculer ce funeste hyménée.Ma douleur chez les Grecs trouvera du secoursSi je puis de Priam obtenir quelques jours. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Polixène, Ilione. POLIXÈNE Laisse, laisse ces soins, je m'en trouve gênée,La victime, Ilione, est assez bien ornée,Et quand il faut offrir sa gorge au coup mortel,On peut en cet état la conduire à l'autel.Si Briseis pouvait... ILIONE J'y vois peu d'espérance. Priam plaint de ces maux la dure violence,Il plaint le triste sort de Pyrrhus et de vous,Il soupire, et voudrait vous faire grâce à tous,Mais dans cet instant même Alcime vient lui direQu'Achille à votre hymen avec ardeur aspire, Qu'il marche vers le Temple, où quittant nos remparts,Le Peuple impatient accourt de toutes parts. POLIXÈNE Allons donc de ma mort lui donner le spectacle. ILIONE Briseis presse encor Priam d'y mettre obstacle,Mais, Madame, il s'agit de tout le sang Troyen, Nous n'avons plus d'Hector, elle n'obtiendra rien. POLIXÈNE O paix, funeste paix, qui sans m'ôter la vieDe mille et mille morts rends ma peine suivie !Fallait-il que le sang que tu dois conserverMe coutât le repos dont tu me vas priver ! Heureux ceux dont le fer mettant fin à leur peine... SCÈNE II. Polixène, Pyrrhus, Ilione. POLIXÈNE Ah, Prince, quel sujet en ce lieu vous amène ?Sera-ce, en m'accablant un charme à vos douleursQue le triste plaisir de jouir de mes pleurs ? PYRRHUS Vous pouvez l'accorder , Madame, à mon envie, Puisque c'est le dernier que j'aurai de ma vie.Ulysse, Ajax, Nestor, contre Achille employés,Sans l'avoir pu fléchir ont été renvoyés,Il vous épouse, et moi, le désespoir dans l'âme,Plein des vives ardeurs de la plus tendre flamme, Trop faible pour les maux que je vois à souffrirJe viens auprès de vous les accroître, et mourir. POLIXÈNE Quoi que l'ordre en soit dur, lorsqu'on m'attend au Temple,Je vous le donnerais, Prince, par mon exemple,Si Troie à qui ma main preste quelque secours Ne me défendait pas d'attenter sur mes jours.Je dois à mon pays cette mourante vieQue l'horreur de mon sort m'aura bientôt ravie.Vos feux ont eu pour moi de trop flatteurs appasPour souffrir votre perte, et n'y succomber pas, Ma tendresse pour vous si longtemps écoutée... PYRRHUS Peut-être mon amour l'avait bien méritée.Au moins puis-je jurer que jamais tant d'ardeurPour un charmant Objet n'a régné dans un coeur,Que le mien tout à vous sans que rien le partage, Vous a de tous mes voeux soumis le pur hommage,Qu'en vous donnant sur lui ce pouvoir absolu...Que de bonheur, hélas, si le Ciel l'eut voulu,S'il eut pu consentir qu'en se faisant connaître L'amour de nos destins fut demeuré le maître ! Flatteuse illusion qui viens m'embarrasser !Achille vous épouse, il n'y faut plus penser. POLIXÈNE Vous blâmiez les frayeurs que vous me voyiez prendre,Voila, Prince, voila ce qu'a prédit Cassandre,Préparer mon Hymen, c'est m'ouvrir le tombeau, Je vais porter ma teste, Achille est mon bourreau.Si l'oracle est cruel, au moins il vous éclaireA voir qu'à cet Hymen je ne survivrai guère,Et que si de votre âme il fait l'accablementVous n'aurez pas longtemps à souffrir ce tourment. PYRRHUS Mais Achille aura su triompher de ma flamme.Ne fut-ce qu'un moment, y songez-vous, Madame ?Ce moment de souffrance est un amas de mauxTels que même aux enfers il n'en est point d'égaux.De la douceur d'aimer n'ai-je pris l'habitude Que pour être l'objet d'un supplice si rude,Et fallait-il qu'ayant à m'ôter votre foiOn me fit espérer que vous seriez à moi ? POLIXÈNE Et bien, Prince, oubliez que vous m'avez aimée,Que le peu que je vaux tint votre âme charmée. Armez-vous contre moi d'un coeur indifférent. PYRRHUS Ah, de tous mes malheurs c'est ici le plus grand,Vous oublier ! Je vois votre injustice extrême,Madame, vous prendrez ce conseil pour vous même,Et Pyrrhus effacé malgré de si beaux feux Verra bientôt Achille en état d'être heureux. POLIXÈNE Si j'entends mon devoir, c'est ce qu'il me demande,À ses barbares lois il veut que je me rende,Et qu'aux voeux d'un époux un Amant immoléSe taise dans mon coeur quand Priam a parlé. Mais ce coeur se révolte, et ma vertu compliceDes tendres mouvements qui vous rendent justice,Laisse à l'amour sur lui malgré ce fier devoir,Conserver pour Pyrrhus ce qu'il eut de pouvoir,Les traits en sont présents sans cesse à ma mémoire. L'aveu sans doute est fort, il peut blesser ma gloire,Mais je puis m'échapper à plus que je ne doisQuand je vous parle enfin pour la dernière fois. PYRRHUS Pour la dernière fois ? POLIXÈNE Oui, Prince, votre vuePar l'ennui de vous perdre et m'accable et me tue, Et pour jouir au moins de quelque ombre de paixIl faut que je consente à ne vous voir jamais.C'est n'immoler pas peu ; quel qu'en soit le suppliceFaites, si vous m'aimez, le même sacrifice,Et content de savoir que jusqu'au dernier jour Le dedans déchiré vengera votre amour,Souffrez que le dehors pour apaiser ma gloireCache ce que du mien je vous permets de croire.Adieu, Prince. En l'état où le Ciel nous a mis,Un plus long entretien ne peut m'être permis. Je lis dans vos regards la douleur où vous êtes,Leur trouble m'en fait voir les atteintes secrètes,Et n'a déjà que trop de quoi vous accablerSans que ma vue encor cherche à le redoubler. PYRRHUS Qu'il redouble, aussi-bien sans espoir pour ma flamme, Plus de repos pour moi, frappez, frappez, Madame,Sur ce coeur affligé portez les derniers coups,Plus ils seront mortels, plus ils me seront doux.Je vivais pour vous seule, et si l'ordre barbare... Hélas ! Encor un coup faut-il qu'on nous sépare ? Que l'on ne m'ait permis que des voeux superflus ? POLIXÈNE Aimez-moi toujours, Prince, et ne me parlez plus. PYRRHUS Adieu, Madame, il faut en vous cachant ma rageVous donner de ma flamme un dernier témoignage ;Après tant de malheurs, puisse le ciel sur vous Verser à pleines mains ce qu'il a de plus doux.C'est l'unique souhait que l'on m'entendra faire.Régnez, vivez heureuse, et s'il est nécessaireQue votre coeur s'arrache aux traits qu'il a reçus,Je me rends, oubliez le malheureux Pyrrhus. Pour moi, qui veux au feu dont j'ai l'âme asservie,Donner tous les moments qui me restent de vie,Je vous répons d'un coeur ferme à vous adorerTant que sous mes ennuis il me faille expirer,Et si les Dieux touchés de mon amour extrême, Au de là du tombeau peuvent souffrir que j'aime,Ce coeur encor à vous, quoi qu'il m'en ait coûté,Ne cherchera jamais d'autre félicité. SCÈNE III. Briseis, Polixène, Pyrrhus, Phénice, Ilione. BRISEIS Je n'ai rien gagné, Prince, et Troie est la plus forte,Contre les droits du Sang son intérêt l'emporte, En vain de ma douleur Priam a vu l'éclat,Il doit ce sacrifice au besoin de l'?tat,Rien n'est à consulter lors qu'Achille menace. PYRRHUS Quoi, Priam sans pitié consent à ma disgrâce,Et je vois approcher l'épouvantable instant... Madame. POLIXÈNE Cachez-moi le destin qui m'attend,Je m'y pers. Quelques maux où vous soyez plongée,Si je les ai causés, vous êtes bien vengée.Madame, je ne sais si vous le concevez.Mais les mortels ennuis qui me sont réservés, Pyrrhus qui de mon coeur contre Achille dispose...Pyrrhus... J'en dis trop, Prince, et vous en êtes cause.Vous pour qui malgré moi je m'arrête en ce lieu,Oubliez-le, de grâce, et pour jamais, adieu. SCÈNE IV. Pyrrhus, Briseis, Phénice. PYRRHUS Enfin, Madame, il faut renoncer à la vie, C'en est fait, à mes voeux Polixène est ravie,Et dans les bras d'un autre, un sort plein de rigueur,Met l'objet adorable à qui je dois mon coeur.Vous m'aviez assuré qu'en faisant rendre HélèneVous feriez à ma flamme accorder Polixène, Hélène des Troyens suit l'ordre rigoureux,On la rend, et pourtant je ne suis pas heureux. BRISEIS De votre amour trompé jetez sur moi l'injure,Joignez-en le reproche aux peines que j'endure,Mon coeur qui se vantait d'un absolu pouvoir Ne vous peut consoler que par son désespoir.Voyez, dans le revers qui nous perd l'un et l'autre,De combien mon malheur est plus grand que le vôtre.Pour appui de vos feux vous n'avez eu jamaisQue l'espoir chancelant d'une incertaine paix, La colère d'Achille implacable en sa haine,Après Patrocle mort vous ôtait Polixène,Et quand elle vous perd, quels que soient vos malheurs, Du moins, Prince, du moins vous lui coûtez des pleurs.Mais après un espoir qui n'eut rien à combattre La main qui m'élevait s'intéresse à m'abattre,Et je ne pers Achille en ce funeste jourQue parce qu'il lui plaît de trahir mon amour.Sa seule dureté de mon trépas ordonne,On ne me l'ôte point, c'est lui seul qui se donne, Et qui sans être aimé ne cherche contre moiQue l'indigne douceur de me manquer de foi.Ah, c'est peu que sa mort pour venger cette injure,Inventons, s'il se peut, quelque peine plus dure,Qui lente à le punir ait toujours le pouvoir... SCÈNE V. Briseis, Pyrrhus, Phénice, Antilochus. ANTILOCHUS Seigneur, la paix a mis Pâris au désespoir.Achille avec les Siens au Temple entrait à peine,Qu'on l'a vu, prévenant Priam et Polixène,Escorté de Troyens, sans respect pour les Dieux,S'y lancer tout à coup en amant furieux. Si ce qu'on dit est vrai, l'ardeur qui les engageS'augmentant par le sang les pousse à tant de rage,Que pour peu que le Ciel tarde à le secourir,Achille est en danger lui même de périr. BRISEIS De périr ! PYRRHUS Dieux ! Achille... BRISEIS Il y va de sa vie. PYRRHUS Adieu, Madame. BRISEIS Allez où l'honneur vous convie,Achille est en péril, courez l'en garantir. SCÈNE VI. Briseis, Phénice. PHÉNICE Voilà comme l'amour ne se peut démentir.Son crime tout à l'heure armait votre colèreJusqu'à trouver sa mort une peine légère, Et votre impatience implore du secoursDés le moindre péril qui menace ses jours. BRISEIS Que veux-tu ? si mon coeur accablé de l'offenseN'a rien vu de plus doux pour moi que la vengeance,De deux maux à souffrir pires que le trépas On préfère toujours celui qu'on ne sent pas.Ainsi sa trahison m'a fait vouloir sa perte ;Mais lorsqu'à mes regards l'image en est offerte,Que je vois le coup prêt, tu dois peu t'étonnerSi ce que j'ai voulu commence à me gêner. Malgré ce qu'il a fait, je suis toujours la même,Et ne le haïssant que parce que je l'aime,Quand mon amour obtient ce qui le va trahir,J'ai bientôt oublié que je le dois haïr.La pitié seule alors me paraît légitime, Je vois le châtiment, et ne vois plus le crime,Et craignant son trépas, je songe seulementQu'on me donne à trembler pour les jours d'un Amant. PHÉNICE Mais d'où vient que Pâris vous est si redoutable ?Que craindre pour Achille ? il est invulnérable, Et par un privilège et noble et glorieux... BRISEIS Je ne m'assure point sur ce qu'ont fait les Dieux,Pâris suit contre Achille une fureur extrême,Et pour craindre sa perte il suffit que je l'aime. SCÈNE VII. Briseis, Alcime, Phénice. BRISEIS Pyrrhus est-il au temple, et le ciel adouci... ALCIME J'ai rencontré Pyrrhus à trente pas d'ici.Sur le bruit du tumulte il courait vers Achille ;Mais les Dieux ont rendu son secours inutile,Et tandis que pressé du plus sensible ennui,Il est d'Agamemnon allé chercher l'appui, Il a voulu qu'ici je vinsse vous apprendreLes malheurs que sur nous le Ciel vient de répandre,Achille qu'on croyait être au dessus du sort,Achille... BRISEIS Et bien Achille ? ALCIME Il est mort. BRISEIS Il est mort ? ALCIME Polixène déjà vers le temple conduite, Avec Priam son père a pris soudain la fuite,Il la ramène à Troie, où tristes et confusS'ils gardent quelque espoir, il n'est plus qu'en Pyrrhus ;Mais quoi qu'il soit allé, pour servir Polixène,Suspendre de nos Chefs la fureur trop certaine, Pour empêcher les maux qu'elle me fait prévoir,Je doute que Pyrrhus ait assez de pouvoir. BRISEIS Non, tu me fais, Alcime, un rapport incroyable,Achille vit encor, Achille invulnérableN'a pu se voir sujet à la fureur du Sort. ALCIME Cependant d'un Mortel il a reçu la mort.Un seul endroit au fer pouvait donner passage,Pâris l'a découvert, ce coup est son ouvrage.Sitôt que le perfide a vu son sang couler,"C'est assez, a-t-il dit, j'ai su me l'immoler, Cet ennemi d'Hélène à mon amour ravieNe peut perdre de sang qu'il ne perde la vie,C'est l'ordre du Destin. Puisqu'Achille n'est plus,Les Grecs doivent trembler, Troie aura le dessus,Allons de cette mort lui porter la nouvelle." Ils se sont retirés, et la douleur mortelleOù d'Achille expirant le malheur nous a mis,Les a quand ils ont fui laissés sans ennemis. BRISEIS Il est donc vrai qu'Achille ait pu perdre la vie ?Et bien barbare, enfin ta rage est assouvie, Les Dieux n'en ont que trop écouté le transport,Triomphe, il t'est permis de jouir de sa mort.Trouves-y les douceurs dont tu t'osais répondre,Brave un ingrat mourant, sois fière à le confondre,Et songe, après un bien si cher à tes souhaits Quel sera ton bonheur à ne le voir jamais.Dieux, suis-je encor moi-même ? Achille est mort ! Phénice,Aurais-tu crû le Ciel capable d'injustice ?Souffrir qu'Achille... PHÉNICE Il meurt, et sa mort vous abat,Mais songez-vous qu'Achille était parjure, ingrat ? Que tout à Polixène, il n'aspirait qu'à suivreCe que l'amour pour elle... BRISEIS Ah, que ne peut-il vivre,Quoi qu'une autre à mes yeux triomphât de sa foi,Je le verrais du moins, ce serait tout pour moi,Le remords de ma perte et de son injustice Peut-être lui ferait partager mon supplice,Il souffrirait peut-être en me voyant souffrir.N'a-t-il rien dit, Alcime, et l'as-tu vu mourir ? ALCIME À peine il a du coup senti la rude atteinteQu'il tombe, et d'un regard qui fait naître la crainte Reprochant à Pâris son indigne attentat,"Il faut céder, dit-il, au destin qui m'abat,Je meurs ; du lâche coup dont la rigueur m'entraîne,L'infamie était due au Ravisseur d'Hélène :Il s'arrête à ces mots, et voyant les Troyens Le laisser par leur fuite entre les bras des Siens ;S'étant tourné vers moi ; le ciel est juste, Alcime,Tu le vois, m'a-t-il dit, ma mort punit mon crime,Et venge Briseis de l'affront qu'à sa foiPar l'hymen qui me perd, je faisais malgré moi. Dis-lui que d'un mépris si dur si peu croyablePlus que ma volonté le Destin est coupable,Et qu'à l'ordre absolu qui me l'a fait trahirUn fatal Ascendant m'a forcé d'obéir.Dis-lui qu'en la quittant, plein pour elle d'estime, Mon coeur de ses ennuis..." BRISEIS N'achève point, Alcime,Et pour m'accabler moins, cache moi qu'en mourantAchille ait plaint l'amour que son malheur me rend,C'est enfoncer le trait où je sens la blessure.Dis-moi, dis-moi plutôt qu'il fut lâche, parjure, Et que de ma Rivale indignement charméIl meurt du seul regret de n'être point aimé.Dieux ! pour comble de maux, quand tout me désespère,Faut-il que ses remords désarment ma colère,Et qu'au triste moment qu'Achille perd le jour Achille repentant mérite mon amour ?Non, il n'est que trop vrai, ma frayeur était vaine, Achille n'aurait point épousé Polixène,Prêt à donner sa main il eut vu Briseis,Sa flamme rallumée eut plaint mes feux trahis, Et dans son coeur gêné sa gloire eut fait renaîtreTous les traits que son crime avait fait disparaître,C'est trop, délivrons-nous de ce cruel ennui,Puisqu'il est mort fidèle, il faut mourir pour lui.Mais avant que mon bras venge ce que je pleure, Pâris en est la cause, il faut que Pâris meure,Et que par mille horreurs, et la flamme et le fer,De ce lâche assassin me fassent triompher.Je verrai lors mon sang couler avecque joieSi je le puis verser sur les cendres de Troie. Allons, Phénice, allons, en de pareils malheursC'est mal user du temps que le perdre à des pleurs.Pressons Agamemnon de servir ma colère,S'il le faut éblouir, consentons qu'il espère,Ma mort aura vers lui de quoi me dégager, Quand s'armant pour Achille, il m'aura su venger. ==================================================