******************************************************** DC.Title = MÉLITE OU LES FAUSSES LETTRES, COMÉDIE DC.Author = CORNEILLE, Pierre DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/08/2023 à 06:18:56. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CORNEILLEP_MELITE33.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70388g DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** MÉLITE OU LES FAUSSES LETTRES PIÈCE COMIQUE M. DC. XXXIII. AVEC PRIVILÈGE RU ROI. À PARIS, Chez FRANÇOIS TARGA, au premier pilier de la Grande Salle du Palais, devant les Consultations, au Soleil d'or.Achevé d'imprimer pour la première fois, le douzième jour du Février mille six cent trente-trois. Représenté pour la première fois en 1642 au Théâtre du Marais MONSIEUR, Mélite serait trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnaissance de tant d'obligations qu'elle vous a : non qu'elle présume par là s'en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France. Quand je considère le peu de bruit qu'elle fit à son arrivée à Paris, venant d'un homme qui ne pouvait sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu'il était avantageux d'en taire le nom, quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n'eurent point tant d'affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si faibles commencements qu'au loisir qu'il fallait au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu'à votre approbation, que chacun se croyait obligé de suivre après l'avoir sue. C'est de là, MONSIEUR, qu'est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu'elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c'est l'honneur d'être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie, MONSIEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur, CORNEILLE. AU LECTEUR. Je sais bien que l'impression d'une pièce en affaiblit la réputation : la publier, c'est l'avilir ; et même il s'y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d'écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m'ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur, c'est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d'eux ne s'en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l'ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c'en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j'espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu'ils m'ont témoignée par le passé ; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d'estime de cette pièce, soit par coutume de l'approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d'essai ; et d'autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n'est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises. ARGUMENT Eraste, amoureux de Mélite, la fait connaître à son ami Tircis, et, devenu peu après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d'amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Chloris, soeur de Tircis. Philandre s'étant résolu, par l'artifice et les suasions* d'Eraste, de quitter Chloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l'épouse. Cependant Cliton, ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Eraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Eraste, saisi de remords, entre en folie ; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deux amants Chloris, qui ne voulait plus de Philandre après sa légèreté. * Suasion : Terme vieilli. Conseil, sollicitation. [L] LES ACTEURS ÉRASTE, amoureux de Mélite. TIRCIS, ami d'Eraste et son rival. PHILANDRE, amant de Chloris. MÉLITE, maîtresse d'Eraste et de Tircis. CLORIS, soeur de Tircis. LISIS, ami de Tircis. LA NOURRICE DE MÉLITE. CLITON, voisin de Mélite. ACTE I SCÈNE I. Éraste, Tirsis. ÉRASTE. Parmi tant de rigueurs n'est-ce pas chose étrange Que rien n'est assez fort pour me résoudre au change ? Jamais un pauvre amant ne fut si maltraité, Et jamais un amant n'eût tant de fermeté : Mélite a sur mes sens une entière puissance, Si sa rigueur m'aigrit, ce n'est qu'en son absence, Et j'ai beau ménager dans un éloignement Un peu de liberté pour mon ressentiment, Un seul de ses regards l'étouffe, et le dissipe, Un seul de ses regards me séduit et me pipe, Et d'un tel ascendant maîtrise ma raison, Que je chéris mon mal, et fuis ma guérison : Son oeil agit sur moi d'une vertu si forte Qu'il ranime soudain mon espérance morte, Combat les déplaisirs de mon coeur irrité, Et soutient mon amour contre sa cruauté : Mais ce flatteur espoir qu'il rejette en mon âme, N'est rien qu'un vent qui souffle, et rallume ma flamme,Et reculant toujours ce qu'il semble m'offrir Me fait plaire en ma peine, et m'oblige à souffrir. TIRSIS. Que je te trouve, ami, d'une humeur admirable, Pour paraître éloquent tu te feins misérable, Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs Je saurais adoucir les traits de tes malheurs ? Ne t'imagine pas que dessus ta parole D'une fausse douleur un ami te console, Ce que chacun en dit ne m'a que trop appris Que Mélite pour toi n'eut jamais de mépris. ÉRASTE. Son gracieux accueil, et ma persévérance Font naître ce faux bruit d'une vaine apparence, Ses dédains sont cachés, encor que continus, Et d'autant plus cruels que moins ils sont connus. TIRSIS. En étant bien reçu du reste que t'importe ? C'est tout ce que tu veux des filles de sa sorte. ÉRASTE. Cet accès favorable, ouvert, et libre à tous Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux, Sa hantise me perd, mon mal en devient pire, Vu que loin d'obtenir le bonheur où j'aspire Parler de mariage à ce coeur de rocher C'est l'unique moyen de n'en plus approcher. TIRSIS. Ne dissimulons point, tu règles mieux ta flamme, Et tu n'es pas si fou que d'en faire ta femme. ÉRASTE. Quoi ! Tu sembles douter de mes intentions ? TIRSIS. Je crois malaisément que tes affections Arrêtent en un lieu si peu considérable D'une chaste moitié le choix invariable : Tu serais incivil de la voir chaque jour Et ne lui tenir pas quelques propos d'amour, Mais d'un vain compliment ta passion bornée Laisse aller tes desseins ailleurs pour l'Hyménée ; Tu sais qu'on te souhaite aux plus riches maisons Où de meilleurs partis [...] ÉRASTE. Trêve de ces raisons, Mon amour s'en offense, et tiendrait pour supplice D'avoir à prendre avis d'une sale avarice, Je ne sache point d'or capable de mes voeux Que celui dont Nature a paré ses cheveux. TIRSIS. Si c'est là le chemin qu'en aimant tu veux suivre, Tu ne sais guère encor ce que c'est que de vivre, Ces visages d'éclat sont bons à cajoler, C'est là qu'un jeune oiseau doit s'apprendre à parler, J'aime à remplir de feux ma bouche en leur présence, La mode nous oblige à cette complaisance, Tous ces discours de livre alors sont de saison, Il faut feindre du mal, demander guérison, [Note : Phébus : Terme pris du Latin, pour signifier, Le Soleil et Apollon. [Acad. 1762]]Donner sur le Phoebus, promettre des miracles, Jurer qu'on brisera toutes sortes d'obstacles, Mais du vent et cela doivent être tout un. ÉRASTE. Passe pour des beautés qui soient dans le commun, C'est ainsi qu'autrefois j'amusai Crisolite, Mais c'est d'autre façon qu'on doit servir Mélite, Malgré tes sentiments, il me faut accorder Que le souverain bien gît à la posséder : Le jour qu'elle naquit, Vénus quoiqu'immortelle Pensa mourir de honte en la voyant si belle : Les Grâces, au séjour qu'elles faisaient aux Cieux, Préférèrent l'honneur d'accompagner ses yeux, Et l'Amour, qui ne put entrer dans son courage, Voulut à tout le moins loger sur son visage. TIRSIS. Te voilà bien en train, si je veux t'écouter Sur ce même ton là tu m'en vas bien conter. Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore Que bien qu'une beauté mérite qu'on l'adore, Pour en perdre le goût on n'a qu'à l'épouser. Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,Qu'une femme fût-elle entre toutes choisie, On en voit en six mois passer la fantaisie, Tel au bout de ce temps la souhaite bien loin, La beauté n'y sert plus que d'un fantasque soin À troubler le repos de qui se formalise, S'il advient qu'à ses yeux quelqu'un la galantise : Ce n'est plus lors qu'un aide à faire un favori, Un charme pour tout autre, et non pour un mari. ÉRASTE. Ces caprices honteux, et ces chimères vaines Ne sauraient ébranler des cervelles bien saines, Et quiconque a su prendre une fille d'honneur [Note : Appât : Pâture, Mangeaille qu'on met, soit à des pièges, pour attirer des bêtes à quatre pieds, et des oiseaux, soit à des hameçons, pour pêcher des poissons. Il se prend figurément Pour tout ce qui attire, qui engage à faire quelque chose. [Acad. 1762]]N'a point à redouter l'appât d'un suborneur. TIRSIS. Peut-être dis-tu vrai, mais ce choix difficile Assez et trop souvent trompe le plus habile, Et l'Hymen de soi-même est un si lourd fardeau Qu'il faut l'appréhender à l'égal du tombeau. S'attacher pour jamais aux côtés d'une femme ! Perdre pour des enfants le repos de son âme, Quand leur nombre importun accable la maison ! Ah ! Qu'on aime ce joug avec peu de raison ! ÉRASTE. Mais il y faut venir, c'est en vain qu'on recule, C'est en vain que l'on fuit, tôt ou tard on s'y brûle, Pour libertin qu'on soit, on s'y trouve attrapé : Toi-même qui fais tant le cheval échappé Un jour nous te verrons songer au mariage. TIRSIS. Alors ne pense pas que j'épouse un visage, Je règle mes désirs suivant mon intérêt, Si Doris me voulait, toute laide qu'elle est Je l'estimerais plus qu'Aminthe, et qu'Hippolyte, Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite : C'est comme il faut aimer, l'abondance des biens Pour l'amour conjugal a de puissants liens, La beauté, les attraits, le port, la bonne mine, Échauffent bien les draps, mais non pas la cuisine, Et l'Hymen qui succède à ces folles amours Pour quelques bonnes nuits, a bien de mauvais jours ; Une amitié si longue est fort mal assurée Dessus des fondements de si peu de durée : C'est assez qu'une femme ait assez d'entregent, La laideur est trop belle étant teinte en argent. Et tu ne peux trouver de si douces caresses, Dont le goût dure autant que celui des richesses. ÉRASTE. Mélite paraît.Auprès de ce bel oeil qui tient mes sens ravis À peine pourrais-tu conserver ton avis. TIRSIS. La raison en tous lieux est également forte. ÉRASTE. L'essai n'en coûte rien, Mélite est à sa porte, Allons, et tu verras dans ses aimables traits Tant de charmants appas, tant de brillants attraits, Que tu seras contraint d'avouer à ta honte, Que si je suis un fou je le suis à bon compte. TIRSIS. Allons, et tu verras que toute sa beauté Ne me saura tourner contre la vérité. SCÈNE II. Éraste, Mélite, Tirsis. ÉRASTE. Au péril de vous faire une istoire importune Je viens vous raconter ma mauvaise fortune : Ce jeune cavalier autant qu'il m'est ami Autant est-il d'amour implacable ennemi, Et pour moi, qui depuis que je vous ai servie Ne l'ai pas moins prisé qu'une seconde vie, Jugez si nos esprits se rapportant si peu Pouvaient tomber d'accord, et parler de son feu ; Je me suis donc piqué contre sa médisance Avec tant de malheur, ou tant d'insuffisance, Que les droits de l'amour bien que pleins d'équité N'ont pu se garantir de sa subtilité, Et je l'amène à vous n'ayant plus que répondre, Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre. MÉLITE. Vous deviez l'assurer plutôt qu'il trouverait, En ce mépris d'amour qui le seconderait. TIRSIS. Si le coeur ne dédit ce que la bouche exprime Et ne fait de l'amour une meilleure estime, Je plains les malheureux à qui vous en donnez Comme à d'étranges maux par leur sort destinés. MÉLITE. Ce reproche sans cause inopiné m'étonne, Je ne reçois d'amour, et n'en donne à personne, Les moyens de donner ce que je n'eus jamais ? ÉRASTE. Ils vous sont trop aisés et par vous désormais La nature pour moi montre son injustice À pervertir son cours pour croître mon supplice. MÉLITE. Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur. ÉRASTE. Supplice qui déchire, et mon âme et mon coeur. MÉLITE. D'ordinaire on n'a pas avec si bon visage Ni l'âme ni le coeur en un tel équipage. ÉRASTE. Votre divin aspect suspendant mes douleurs Mon visage du vôtre emprunte les couleurs. MÉLITE. Faites mieux, pour finir vos maux et votre flamme Empruntez tout d'un temps les froideurs de mon âme. ÉRASTE. Vous voyant les froideurs perdent tout leur pouvoir, Et vous n'en conservez qu'à faute de vous voir. MÉLITE. Eh quoi ! Tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ? ÉRASTE. Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ? De si frêles sujets ne sauraient exprimer Ce qu'amour dans les coeurs peut lui seul imprimer, Et quand vous en voudrez croire leur impuissance, Encor cette légère, et faible connaissance Que vous aurez par eux de tant de raretés Vous mettra hors du pair de toutes les beautés. MÉLITE. Voilà trop vous tenir dans une complaisance Que vous dussiez quitter du moins en ma présence, Et ne démentir pas le rapport de vos yeux Afin d'avoir sujet de m'entreprendre mieux. ÉRASTE. Le rapport de mes yeux aux dépens de mes larmes Ne m'a que trop appris le pouvoir de vos charmes. TIRSIS. Sur peine d'être ingrate il faut de votre part [Note : Départir : Distribuer, accorder. [FC]]Reconnaître les dons que le Ciel vous départ. ÉRASTE. Voyez que d'un second mon droit se fortifie. MÉLITE. Mais plutôt son secours fait voir qu'il s'en défie. TIRSIS. Je me range toujours d'avec la vérité. MÉLITE. Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté. TIRSIS. Oui, sur votre visage, et non en vos paroles : [Note : Refuite : Fig. Retardements, détours d'une personne qui veut échapper à quelque chose. [L]]Mais cessez de chercher ces refuites frivoles, Et prenant désormais des sentiments plus doux Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous. MÉLITE. Un ennemi d'amour me tenir ce langage ! Accordez votre bouche avec votre courage, Pratiquez vos conseils, ou ne m'en donnez pas. TIRSIS. J'ai reconnu mon tort auprès de vos appas, Il vous l'avait bien dit. ÉRASTE. Ainsi ma prophétie Est, à ce que je vois, de tout point réussie. TIRSIS. Si tu pouvais produire en elle un même effet Crois-moi, que ton bonheur serait bientôt parfait. MÉLITE. Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire, Mais outre qu'il m'est doux de m'entendre flatter Ma mère qui m'attend m'oblige à vous quitter, Excusez ma retraite. ÉRASTE. Adieu belle inhumaine,De qui seule dépend, et mon aise et ma peine. MÉLITE. Plus sage à l'avenir quittez ces vains propos, Et laissez votre esprit et le mien en repos. SCÈNE III. Éraste, Tirsis. ÉRASTE. Maintenant suis-je un fou ? Méritai-je du blâme ? Que dis-tu de l'objet, que dis-tu de ma flamme ? TIRSIS. Que veux-tu que j'en die ? Elle a je ne sais quoi Qui ne peut consentir que l'on demeure à soi : Mon coeur jusqu'à présent à l'amour invincible Ne se maintient qu'à force aux termes d'insensible, Tout autre que Tirsis mourrait pour la servir. ÉRASTE. Confesse franchement qu'elle a su te ravir, Et que tu ne veux pas prendre pour cette belle Avec le nom d'amant le titre d'infidèle. Rien que notre amitié ne t'en peut détourner ; [Note : Laisser : Anciennement on disait, au futur et au conditionnel, je lairrai, je lairrais, pour, je laisserai, je laisserais. [FC]]Mais ta Muse du moins s'en lairra suborner,N'est-il pas vrai Tirsis, déjà tu la disposes À de puissants efforts pour de si belles choses ? TIRSIS. En effet ayant vu tant et de tels appas, Que je ne rime point, je ne le promets pas. ÉRASTE. Garde aussi que tes feux n'outrepassent la rime. TIRSIS. Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime. ÉRASTE. Mais si sans y penser tu te trouvais surpris ? TIRSIS. Quitte pour décharger mon coeur dans mes écrits. J'aime bien ces discours de plaintes, et d'alarmes, De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes, C'est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson, Mais j'en connais, sans plus, la cadence et le son. Souffre qu'en un Sonnet, je m'efforce à dépeindre Cet agréable feu que tu ne peux éteindre, Tu le pourras donner comme venant de toi. ÉRASTE. Ainsi ce coeur d'acier qui me tient sous sa loi Verra ma passion pour le moins en peinture. Je doute néanmoins qu'en cette portraiture Tu ne suives plutôt tes propres sentiments. TIRSIS. Me prépare le Ciel de nouveaux châtiments, [Note : Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».]Si jamais ce penser entre dans mon courage. ÉRASTE. Adieu, je suis content, j'ai ta parole en gage, Et sais trop que l'honneur t'en fera souvenir. TIRSIS, seul. En matière d'amour rien n'oblige à tenir, Et les meilleurs amis lorsque son feu les presse,Font bientôt vanité d'oublier leur promesse. SCÈNE IV. Philandre, Cloris. PHILANDRE. Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr, Tous mes soins depuis peu ne vont qu'à te trahir. CLORIS. Ne m'épouvante point, à ta mine je pense Que le pardon suivra de fort près cette offense Sitôt que j'aurai su quel est ce mauvais tour. PHILANDRE. Sache donc qu'il ne vient sinon de trop d'amour. CLORIS. J'eusse osé le gager qu'ainsi par quelque ruse Ton crime officieux porterait son excuse : Mais n'importe, sachons. PHILANDRE. Ton bel oeil mon vainqueur Fait naître chaque jour tant de feux en mon coeur, Que leur excès m'accable, et que pour m'en défaire Je recherche par où tu pourrais me déplaire, J'examine ton teint dont l'éclat me surprit, Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit, Mais je n'en puis trouver un seul qui ne me plaise. CLORIS. Et moi dans mes défauts encor suis-je bien aise Qu'ainsi tes sens trompés te forcent désormais À chérir ta Cloris, et ne changer jamais. PHILANDRE. Ta beauté te répond de ma persévérance, Et ma foi qui t'en donne une entière assurance. CLORIS. Voilà fort doucement dire que sans ta foi Ma beauté ne pourrait te conserver à moi. PHILANDRE. Je traiterais [trop] mal une telle maîtresse De l'aimer seulement pour tenir ma promesse, Ma passion en est la cause, et non l'effet : Outre que tu n'as rien qui ne soit si parfait, Qu'on ne peut te servir sans voir sur ton visage De quoi rendre constant l'esprit le plus volage. CLORIS. Tu me vas tant conter de ma perfection, Qu'à la fin j'en aurai trop de présomption. PHILANDRE. S'il est permis d'en prendre à l'égal du mérite, Tu n'en saurais avoir qui ne soit trop petite. CLORIS. Mon mérite est si peu. PHILANDRE. Tout beau, mon cher souci, C'est me désobliger que de parler ainsi, Nous devons vivre ensemble avec plus de franchise : Ce refus obstiné d'une louange acquise M'accuserait enfin de peu de jugement, D'avoir tant pris de peine, et souffert de tourment, Pour qui ne valait pas l'offre de mon service. CLORIS. À travers tes discours si remplis d'artifice Je découvre le but de ton intention, C'est que te défiant de mon affection Tu la veux acquérir par une flatterie : Philandre, ces propos sentent la moquerie, Une fausse louange est un blâme secret, Épargne-moi de grâce, et songe plus discret Qu'étant belle à tes yeux plus outre je n'aspire. PHILANDRE. [Note : Dextrement : avec dextérité. [L]]Que tu sais dextrement adoucir mon martyre ! Mais parmi les plaisirs qu'avec toi je ressens À peine mon esprit ose croire mes sens, Toujours entre la crainte, et l'espoir en balance, Car s'il faut que l'amour naisse de ressemblance Mes imperfections nous éloignant si fort Qu'oserais-je prétendre en ce peu de rapport ? CLORIS. Du moins ne prétends pas qu'à présent je te loue, Et qu'un mépris rusé que ton coeur désavoue Me mette sur la langue un babil affété Pour te rendre à mon tour ce que tu m'as prêté : Au contraire, je veux que tout le monde sache Que je connais en toi des défauts que je cache, Quiconque avec raison peut être négligé À qui le veut aimer est bien plus obligé. PHILANDRE. Quant à toi tu te crois de beaucoup plus aimable ? CLORIS. Sans doute, et qu'aurais-tu qui me fût comparable ? PHILANDRE. Regarde dans mes yeux, et reconnais qu'en moi On peut voir quelque chose aussi beau comme toi. CLORIS. C'est sans difficulté m'y voyant exprimée. PHILANDRE. Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée, Tu n'y vois que mon coeur qui n'a plus un seul trait Que ceux qu'il a reçus de ton divin portrait Et qui tout aussitôt que tu t'es fait paraître Afin de te mieux voir, s'est mis à la fenêtre. CLORIS. Dois-je prendre ceci pour de l'argent comptant ? Oui Philandre, et mes yeux t'en vont montrer autant Nos brasiers tous pareils ont mêmes étincelles. PHILANDRE. Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles, Dedans cette union prenant un même cours Nous préparent un heur qui durera toujours, Cependant un baiser accordé par avance Soulagerait beaucoup ma pénible souffrance. CLORIS. Prends-le sans demander, poltron, pour un baiser Crois-tu que ta Cloris te voulût refuser ? SCÈNE V. Tirsis, Philandre, Cloris. TIRSIS. Il les surprend sur ce baiser.Voilà traiter l'amour justement bouche à bouche C'est par où vous alliez commencer l'escarmouche ? Encore n'est-ce pas trop mal passé son temps. PHILANDRE. Que t'en semble, Tirsis ? TIRSIS. Je vous vois si contents, Qu'à ne vous rien celer touchant ce qu'il me semble Du divertissement que vous preniez ensemble, Je pense ne pouvoir vous être qu'importun, Vous feriez mieux un tiers, que d'en accepter un. CLORIS. Dis ce que tu voudras, nos feux n'ont point de crimes Et pour t'appréhender ils sont trop légitimes, Puisqu'un hymen sacré promis ces jours passés, Sous ton consentement les autorise assez. TIRSIS. Ou je te connais mal, ou son heure tardive Te désoblige fort de ce qu'elle n'arrive, Cette légère amorce irritant tes désirs Fait que l'illusion d'autres meilleurs plaisirs Vient la nuit chatouiller ton espérance avide, Mal satisfaite après tant de mâcher à vide. CLORIS. Ta belle humeur te tient, mon frère. TIRSIS. Assurément. CLORIS. Le sujet ? TIRSIS. J'en ai trop dans ton contentement. CLORIS. Le coeur t'en dit d'ailleurs. TIRSIS. Il est vrai, je te jure, J'ai vu je ne sais quoi. CLORIS. Dis-le, je t'en conjure. TIRSIS. Ma foi si ton Philandre avait vu de mes yeux, Tes affaires ma soeur, n'en iraient guère mieux. CLORIS. J'ai trop de vanité pour croire que Philandre Trouve encore après moi qui puisse le surprendre. TIRSIS. Tes vanités, à part repose-t'en sur moi, Que celle que j'ai vue est bien autre que toi. PHILANDRE. Parle mieux de l'objet dont mon âme est ravie, Ce blasphème à tout autre aurait coûté la vie. TIRSIS. Nous tomberons d'accord sans nous mettre en pourpoint. CLORIS. Encor cette beauté ne la nomme-t-on point ? TIRSIS. Non pas si tôt, adieu, ma présence importune Te laisse à la merci d'amour, et de la brune. Continuez les jeux que j'ai... CLORIS. [Note : Gausseur : Moqueur, rieur. [R]]Tout beau gausseur, Ne t'imagine point de contraindre une soeur, N'importe qui l'éclaire en ces chastes caresses Et pour te faire voir des preuves plus expresses, Qu'elle ne craint en rien ta langue, ni tes yeux, Philandre d'un baiser scelle encor tes adieux. PHILANDRE. Ainsi vienne bientôt cette heureuse journée Qui nous donne le reste en faveur d'Hyménée. TIRSIS. Sa nuit est bien plutôt ce que vous attendez, Pour vous récompenser du temps que vous perdez. ACTE II SCÈNE I. ÉRASTE[, seul]. Je l'avais bien prévu que ce coeur infidèle Ne se défendrait point des yeux de ma cruelle, Qui traite mille amants avec mille mépris, Et n'a point de faveurs que pour le dernier pris : Même dès leur abord, je lus sur son visage De sa déloyauté l'infaillible présage, Un inconnu frisson dans mon corps épandu Me donna les avis de ce que j'ai perdu ; Mais hélas ! Qui pourrait gauchir sa destinée. Son immuable loi dans le ciel burinée Nous fait si bien courir après notre malheur Que j'ai donné moi-même accès à ce voleur, Le perfide qu'il est me doit sa connaissance, C'est moi qui l'ai conduit, et mis en sa puissance, C'est moi qui l'engageant à ce froid compliment Ai jeté de mes maux le premier fondement. Depuis cette volage évite ma rencontre, Ou si malgré ses soins le hasard me la montre, Si je puis l'aborder, son discours se confond, Son esprit en désordre à peine me répond, Une réflexion vers le traître qu'elle aime Presques à tous moments le ramène en lui-même Et tout rêveur qu'il est, il n'a point de soucis Qu'un soupir ne trahisse au seul nom de Tirsis Lors par le prompt effet d'un changement étrange Son silence rompu se déborde en louange, Elle remarque en lui tant de perfections, Que les moins éclairés verraient ses passions, Sa bouche ne se plaît qu'en cette flatterie, Et tout autre propos lui rend sa rêverie. Cependant chaque jour au babil attachés Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés, Ils ont des rendez-vous : où l'amour les assemble,Encor hier sur le soir je les surpris ensemble, Encor tout de nouveau je la vois qui l'attend : Que cet oeil assuré marque un esprit content. Sus donc perds tout respect, et tout soin de lui plaire, Et rends dessus le champ ta vengeance exemplaire. Non il vaut mieux s'en rire, et pour dernier effort Lui montrer en raillant combien elle a de tort. SCÈNE II. Éraste, Mélite. ÉRASTE. Quoi ? Seule et sans Tirsis ? Vraiment c'est un prodige, Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige, Laissant ainsi couler la belle occasion De vous conter l'excès de son affection. MÉLITE. Vous savez que son âme en est fort dépourvue. ÉRASTE. Toutefois, ce dit-on, depuis qu'il vous a vue, Ses chemins par ici s'adressent tous les jours, Et ses plus grands plaisirs ne sont qu'en vos discours. MÉLITE. Est-ce n'est pas aussi sans cause qu'il les prise, Puisqu'outre que l'amour comme lui je méprise, Sa froideur que redouble un si lourd entretien Le résout d'autant mieux à n'aimer jamais rien. ÉRASTE. Dites à n'aimer rien que la belle Mélite. MÉLITE. Pour tant de vanité j'ai trop peu de mérite. ÉRASTE. En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ? MÉLITE. Un peu plus que pour vous. ÉRASTE. De vrai, j'ai reconnu, Vous ayant pu servir deux ans et davantage, Qu'il faut si peu que rien à toucher mon courage. MÉLITE. Encor si peu que c'est vous étant refusé, Présumez comme ailleurs vous serez méprisé. ÉRASTE. Vos mépris ne sont pas de grande conséquence, Et ne vaudront jamais la peine que j'y pense, Sachant qu'il vous voyait, je m'étais bien douté Que je ne serais plus que fort mal écouté. MÉLITE. Sans que mes actions de plus près j'examine, À la meilleure humeur je fais meilleure mine, Et s'il m'osait tenir de semblables discours, Nous romprions ensemble avant qu'il fût deux jours. ÉRASTE. Si chaque objet nouveau de même vous engage, Il ne tardera guère à changer de langage, Caressé maintenant aussitôt qu'aperçu Qu'aurait-il à se plaindre étant si bien reçu. MÉLITE. Éraste, voyez-vous, trêve de jalousie, Purgez votre cerveau de cette frénésie, Laissez en liberté mes inclinations, Qui vous a fait censeur de mes affections ? Vraiment, c'et bien à vous que j'en dois rendre compte. ÉRASTE. Aussi j'ai seulement pour vous un peu de honte Qu'on murmure partout du trop de privauté, Que déjà vous souffrez à sa témérité. MÉLITE. Ne soyez en souci que de ce qui vous touche. ÉRASTE. Le moyen sans regret de vous voir si farouche Aux légitimes voeux de tant de gens d'honneur, Et d'ailleurs si facile à ceux d'un suborneur ? MÉLITE. Ce n'est pas contre lui qu'il faut en ma présence Lâcher les traits jaloux de votre médisance. Adieu, souvenez-vous que ces mots insensés L'avanceront chez moi plus que vous ne pensez. SCÈNE III. ÉRASTE[, seul]. C'est là donc ce qu'enfin me gardait ta malice ? C'est ce que j'ai gagné par deux ans de service ? C'est ainsi que mon feu s'étant trop abaissé D'un outrageux mépris se voit récompensé ? Tu me préfères donc un traître qui te flatte ? Inconstante beauté, lâche, perfide, ingrate De qui le choix brutal se porte au plus mal fait, Tu l'estimes à faux, tu verras à l'effet Par le peu de rapport que nous avons ensemble Qu'un honnête homme et lui n'ont rien qui se ressemble. Que dis-je, tu verras ? Il vaut autant que mort, Ma valeur, mon dépit, ma flamme en sont d'accord, Il suffit, les destins bandés à me déplaire Ne l'arracheraient pas à ma juste colère. Tu démordras parjure, et ta déloyauté Maudira mille fois sa fatale beauté. Si tu peux te résoudre à mourir en brave homme, Dès demain un cartel, l'heure, et le lieu te nomme. Insensé que je suis ! Hélas, où me réduit Ce mouvement bouillant dont l'ardeur me séduit ! Quel transport déréglé ! Quelle étrange échappée ! Avec un affronteur mesurer mon épée ! C'est bien contre un brigand qu'il me faut hasarder, Contre un traître qu'à peine on devrait regarder, Lui faisant trop d'honneur moi-même je m'abuse, C'est contre lui qu'il faut n'employer que la ruse : Il fut toujours permis de tirer sa raison D'une infidélité par une trahison : Vis doncques déloyal, vis, mais en assurance Que tout va désormais tromper ton espérance, Que tes meilleurs amis s'armeront contre toi, Et te rendront encor plus malheureux que moi. J'en sais l'invention qu'un voisin de Mélite Exécutera trop aussitôt que prescrite. Pour n'être qu'un maraud, il est assez subtil. SCÈNE IV. Éraste, Cliton. ÉRASTE. [Note : Hau : interj. Terme de chasse. Hau, il bat l'eau, s'emploie pour appeler la meute, quand le cerf est dans l'eau. [L]]Holà ! Hau vieil ami. CLITON. Monsieur que vous plaît-il ? ÉRASTE. Me voudrais-tu servir en quelque bonne affaire ? CLITON. Dans un empêchement fort extraordinaire Je ne puis m'éloigner un seul moment d'ici. ÉRASTE. Va tu n'y perdras rien, et d'avance voici Une part des effets qui suivent mes paroles. CLITON. Allons, malaisément gagne-t-on dix pistoles. SCÈNE V. Tirsis, Cloris. TIRSIS. Ma soeur, un mot d'avis sur un méchant sonnet Que je viens de brouiller dedans mon cabinet. CLORIS. C'est à quelque beauté que ta Muse l'adresse ? TIRSIS. En faveur d'un ami je flatte sa maîtresse, Vois si tu le connais, et si parlant pour lui, J'ai su m'accommoder aux passions d'autrui. SONNET.Après l'oeil de Mélite il n'est rien d'admirable. CLORIS. Ah frère, il n'en faut plus. TIRSIS. Tu n'es pas supportable De me rompre sitôt. CLORIS. C'était sans y penser, Achève. TIRSIS. Tais-toi donc, je vais recommencer. SONNET. Après l'oeil de Mélite il n'est rien d'admirable, Il n'est rien de solide après ma loyauté, Mon feu comme son teint se rend incomparable, Et je suis en amour, ce qu'elle est en beauté. Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté, Mon coeur à tous ses traits demeure invulnérable : Et bien qu'elle ait au sien la même cruauté, Ma foi pour ses rigueurs n'en est pas moins durable. C'est donc avec raison que mon extrême ardeur Trouve chez cette belle une extrême froideur, Et que sans être aimé je brûle pour Mélite : Car de ce que les Dieux nous envoyant au jour Donnèrent pour nous deux d'amour, et de mérite, Elle a tout le mérite, et moi j'ai tout l'amour. CLORIS. Tu l'as fait pour Éraste ? TIRSIS. Oui, j'ai dépeint sa flamme. CLORIS. Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ? TIRSIS. Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur N'a de part en mes vers que celle de rimeur. CLORIS. Pauvre frère, vois-tu, ton silence t'abuse, De la langue, ou des yeux, n'importe qui t'accuse, Les tiens m'avaient bien dit, malgré toi que ton coeur Soupirait sous les lois de quelque objet vainqueur, Mais j'ignorais encore qui tenait ta franchise, Et le nom de Mélite a causé ma surprise Sitôt qu'au premier vers ton sonnet m'a fait voir Ce que depuis huit jours je brûlais de savoir. TIRSIS. Tu crois donc que j'en tiens ? CLORIS. Fort avant. TIRSIS. Pour Mélite ? CLORIS. Pour Mélite, et de plus que ta flamme n'excite Dedans cette maîtresse aucun embrasement. TIRSIS. Qui t'en a tant appris ? Mon Sonnet ? CLORIS. Justement. TIRSIS. Et c'est ce qui te trompe avec tes conjectures, Et par où ta finesse a mal pris ses mesures, Un visage jamais ne m'aurait arrêté S'il fallait que l'amour fût tout de mon côté. Ma rime seulement est un portrait fidèle De ce qu'Éraste souffre en servant cette belle Mais quand je l'entretiens de mon affection J'en ai toujours assez de satisfaction. CLORIS. Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie, Et rends-toi moins rêveur afin que je te croie. TIRSIS. Je rêve, et mon esprit ne s'en peut exempter, Car sitôt que je viens à me représenter, Qu'une vieille amitié de mon amour s'irrite, Qu'Éraste m'en retire, et s'oppose à Mélite, Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival, Et toujours balancé d'un contrepoids égal J'ai honte de me voir insensible, ou perfide, Si l'amour m'enhardit, l'amitié m'intimide, Entre ces mouvements mon esprit partagé Ne sait duquel des deux il doit prendre congé. CLORIS. Voilà bien des détours pour dire, au bout du compte Que c'est contre ton gré que l'amour te surmonte ; Tu présumes par là me le persuader, Mais ce n'est pas ainsi qu'on m'en baille à garder, À la mode du temps, quand nous servons quelque autre, C'est seulement alors qu'il n'y va rien du nôtre, Un chacun à soi-même est son meilleur ami Et tout autre intérêt ne touche qu'à demi. TIRSIS. Que du foudre à tes yeux j'éprouve la furie, Si rien que ce rival cause ma rêverie. CLORIS. C'est donc assurément son bien qui t'est suspect, Son bien te fait rêver, et non pas son respect, Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse En dépit de tes feux n'emporte ta maîtresse. TIRSIS. Tu devines, ma soeur, cela me fait mourir. CLORIS. Vaine frayeur pourtant dont je veux te guérir. TIRSIS. M'en guérir ! CLORIS. Laisse faire, Éraste sert Mélite, Non pas ? Mais depuis quand ? TIRSIS. Depuis qu'il la visite Deux ans se sont passés. CLORIS. Mais dedans ses discours Parle-t-il d'épouser ? TIRSIS. Oui presque tous les jours. CLORIS. Donc sans l'appréhender poursuis ton entreprise, Avecque tout son bien Mélite le méprise, Puisqu'on voit sans effet deux ans d'affection, Tu ne dois plus douter de son aversion, Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte, On prend au premier bond les hommes de sa sorte, De crainte qu'à la longue ils n'éteignent leur feu. TIRSIS. Mais il faut redouter une mère. CLORIS. Aussi peu. TIRSIS. Sa puissance pourtant sur elle est absolue. CLORIS. Oui mais déjà l'affaire en serait résolue Et ton rival aurait de quoi se contenter Si sa mère était femme à la violenter. TIRSIS. Pour de si bons avis il faut que je te baise, Mais si je t'abandonne excuse mon trop d'aise, Avec cette lumière et ma dextérité J'en veux aller savoir toute la vérité. Adieu. CLORIS. Moi, je m'en vais dans le logis attendre Le retour désiré du paresseux Philandre, Un baiser refusé lui fera souvenir Qu'il faut une autre fois tarder moins à venir. SCÈNE VI. Éraste, Cliton. ÉRASTE. Il baille une lettre à Cliton.Cours vite chez Philandre, et dis-lui que Mélite A dedans ce papier sa passion décrite, Dis-lui que sa pudeur ne saurait plus cacher Un feu qui la consomme, et qu'elle tient si cher : Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle, Remarque sa couleur, son maintien, sa parole, Vois si dans la lecture un peu d'émotion Ne te montrera rien de son intention. CLITON. Cela vaut fait, Monsieur. ÉRASTE. Mais avec ton message Tâche si dextrement de tourner son courage Que tu viennes à bout de sa fidélité. CLITON. Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité Il faudra malgré lui qu'il donne dans le piège, [Note : Pleige : Ancien terme de jurisprudence. Celui qui sert de garant, de caution. [L]]Ma tête sur ce point vous servira de pleige Mais aussi, vous savez [... ] ÉRASTE. Oui, va, sois diligent, Cliton rentre. Ces âmes du commun font tout pour de l'argent Et sans prendre intérêt au dessein de personne Leur service, et leur foi sont à qui plus leur donne, Quand ils sont éblouis de ce traître métal Ils ne distinguent plus le bien d'avec le mal, Le seul espoir du gain règle leur conscience, Cliton ressort brusquement. Mais tu reviens bientôt, est-ce fait ? CLITON. Patience, Monsieur, en vous donnant un moment de loisir Il ne tiendra qu'à vous d'en avoir le plaisir. ÉRASTE. Comment ? CLITON. [Note : Carfour : graphie particulière pour Carrefour.]De ce carfour j'ai vu venir Philandre, Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre L'occasion commode à seconder mes coups, Philandre paraît, et Éraste se cache.Par là nous le tenons, le voici, sauvez-vous. SCÈNE VII. Philandre, Éraste, Cliton. PHILANDRE. Éraste est caché et les écoute;Quelle réception me fera ma maîtresse ? Le moyen d'excuser une telle paresse ? CLITON. Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici Expressément chargé de vous rendre ceci. PHILANDRE. Qu'est-ce ? CLITON. Vous allez voir en lisant cette lettre Ce qu'un homme jamais ne s'oserait promettre, Ouvrez-la seulement. PHILANDRE. Tu n'es rien qu'un conteur. CLITON. Je veux mourir au cas qu'on me trouve menteur. LETTRE SUPPOSÉE DE MÉLITE À PHILANDRE.Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m'échappe en faveur de vos mérites ; pour vous apprendre que c'est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusqu'à ce qu'elle ait ôté de l'esprit de sa mère quelques personnes qui n'y sont que trop bien pour son contentement. Cependant que Philandre lit, Éraste s'approche par derrière, et feignant d'avoir lu par-dessus son épaule, il lui saisit la main encor pleine de la lettre toute déployée. ÉRASTE. C'est donc la vérité que la belle Mélite Fait du brave Philandre une louable élite,Et qu'il obtient ainsi de sa seule vertu Ce qu'Éraste, et Tirsis ont en vain débattu ? Vraiment dans un tel choix mon regret diminue, Outre qu'une froideur depuis peu survenue, Portait nos deux esprits à s'entre-négliger, Si bien que je cherchais par où m'en dégager. PHILANDRE. Me dis-tu que Tirsis brûle pour cette belle ? ÉRASTE. Il en meurt. PHILANDRE. Ce courage à l'amour si rebelle ? ÉRASTE. Lui-même. PHILANDRE. Si ton feu commence à te lasser, Pour un si bon ami tu peux y renoncer, Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre, Étant pris une fois je ne suis plus à prendre, Tout ce que je puis faire à son brasier naissant C'est de le revancher par un Zèle impuissant, Et ma Cloris la prie afin de s'en distraire De tourner ce qu'elle a de flamme vers son frère. ÉRASTE. Auprès de sa beauté qu'est-ce que ta Cloris ? PHILANDRE. Un peu plus de respect pour ce que je chéris. ÉRASTE. Je veux qu'elle ait en soi quelque chose d'aimable, Mais la peux-tu juger à l'autre comparable ? PHILANDRE. Soit comparable, ou non, je n'examine pas Si des deux l'une ou l'autre a plus ou moins d'appas, J'ai promis d'aimer l'une, et c'est où je m'arrête. ÉRASTE. Avise toutefois, le prétexte est honnête. PHILANDRE. J'en serais mal voulu des hommes et des Dieux. ÉRASTE. On pardonne aisément à qui trouve son mieux. PHILANDRE. Mais en quoi gît ce mieux ? ÉRASTE. Ce mieux gît en richesse. PHILANDRE. Ô le sale motif à changer de maîtresse ! ÉRASTE. En amour. PHILANDRE. Ma Cloris m'aime si chèrement Qu'un plus parfait amour ne se voit nullement. ÉRASTE. Tu le verras assez, si tu veux prendre garde À ce qu'à ton sujet l'une et l'autre hasarde, L'une en t'aimant s'expose au péril d'un mépris, L'autre ne t'aime point que tu n'en sois épris. L'une t'aime engagé vers une autre moins belle L'autre se rend sensible à qui n'aime rien qu'elle : L'une au-dessus des siens te montre son ardeur, Et l'autre après leur choix quitte un peu sa froideur : L'une [... ] PHILANDRE. Adieu, des raisons de si peu d'importance N'ont rien qui soit battant, d'ébranler ma constance Il dit ce dernier vers comme à l'oreille de Cliton, et tous deux rentrent chacun de leur côté. Dans deux heures d'ici tu viendras me revoir. CLITON. Disposez librement de mon petit pouvoir. ÉRASTE, seul. Il a beau déguiser, il a goûté l'amorce, Cloris déjà sur lui n'a presque plus de force, Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur Ruinant tout ensemble et le frère et la soeur. SCÈNE VIII. Tirsis, Éraste, Mélite. TIRSIS. Éraste, arrête un peu. ÉRASTE. Que me veux-tu ? TIRSIS. Te rendre Ce sonnet que pour toi j'ai promis d'entreprendre. MÉLITE. Elle paraît au travers d'une jalousie, et dit ces vers cependant qu'Éraste lit le Sonnet tout bas. Que font-ils là tous deux ? Qu'ont-ils à démêler ? Ce jaloux à la fin le pourra quereller, Du moins les compliments dont peut-être ils se jouent Sont des civilités qu'en l'âme ils désavouent. TIRSIS. Il montre du doigt, la fin de son Sonnet à Éraste. J'y donne une raison de ton sort inhumain, Allons je le veux voir présenter de ta main À ce divin objet dont ton âme est blessée. ÉRASTE. Feignant de lui rendre son Sonnet, il le fait choir et Tirsis le ramasse. Une autre fois, Tirsis, quelque affaire pressée Fait que je ne saurais pour l'heure m'en charger, Tu trouveras ailleurs un meilleur messager. TIRSIS, seul. La belle humeur de l'homme ! Ô Dieux ! Quel personnage ! Quel ami j'avais fait de ce plaisant visage ! Une mine froncée, un regard de travers, C'est le remerciement que j'aurai de mes vers, Je manque à son avis d'assurance, ou d'adresse Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse, Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté L'Empire que ses yeux ont sur ma liberté. Je pense l'entrevoir par cette jalousie : Oui, mon âme de joie en est toute saisie. Mélite se retire de la jalousie et descend.Hélas ! Et le moyen de lui pouvoir parler Si mon premier aspect l'oblige à s'en aller ? Que d'un petit coup d'oeil l'aise m'est cher vendue ! Toutefois tout va bien, la voilà descendue, Ses regards pleins de feu s'entendent avec moi, Que dis-je, en s'avançant elle m'appelle à soi. MÉLITE. Eh bien qu'avez-vous fait de votre compagnie ? TIRSIS. Je ne puis rien juger de ce qui l'a bannie, À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots Qu'aussitôt le fantasque, en me tournant le dos S'est échappé de moi. MÉLITE. Sans doute il m'aura vue, [Note : Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]]Et c'est de là que vient cette fuite impourvue. TIRSIS. Vous aimant comme il fait, qui l'eût jamais pensé ? MÉLITE. Vous ne savez donc rien de ce qui s'est passé ? TIRSIS. J'aimerais beaucoup mieux savoir ce qui se passe, Et la part qu'a Tirsis en votre bonne grâce. MÉLITE. Meilleure aucunement qu'Éraste ne voudrait. Je n'ai jamais connu d'amant si maladroit, Il ne saurait souffrir qu'autre que lui m'approche, Dieux ! Qu'à votre sujet il m'a fait de reproche ! Vous ne sauriez me voir sans le désobliger. TIRSIS. Et de tous mes soucis, c'est là le plus léger, Toute une légion de rivaux de sa sorte Ne divertirait pas l'amour que je vous porte, Qui ne craindra jamais les humeurs d'un jaloux. MÉLITE. Aussi le croit-il bien ou je me trompe. TIRSIS. Et vous ? MÉLITE. Bien que ce soit un heur, où prétendre je n'ose Pour lui faire dépit j'en croirai quelque chose. TIRSIS. Mais afin qu'il reçût un entier déplaisir, Il faudrait que nos coeurs n'eussent plus qu'un désir, Et quitter ces discours de volontés sujettes, Qui ne sont point de mise en l'état où vous êtes, Consultez seulement avecques vos appas, Songez à leurs effets, et ne présumez pas Avoir sur tout le monde un pouvoir si suprême Sans qu'il vous soit permis d'en user sur vous-même ; Un si digne sujet ne reçoit point de loi, De règle, ni d'avis d'un autre que de soi. MÉLITE. Ton mérite plus fort que ta raison flatteuse Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse, Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant Je m'en voudrais remettre à son commandement : Mais attendre pour toi l'effet de sa puissance Sans te rien témoigner que par obéissance, Tirsis, ce serait trop, tes rares qualités Dispensent mon devoir de ces formalités. TIRSIS. Souffre donc qu'un baiser cueilli dessus ta bouche M'assure entièrement que mon amour te touche. MÉLITE. Ma parole suffit. TIRSIS. Ha ! J'entends bien que c'est, Un peu de violence en t'excusant te plaît. MÉLITE. Folâtre, j'aime mieux abandonner la place, Car tu sais dérober avec si bonne grâce Que bien que ton larcin me fâche infiniment Je ne puis rien donner à mon ressentiment. TIRSIS. Auparavant l'adieu reçois de ma constance Dedans ce peu de vers l'éternelle assurance. MÉLITE. Garde bien ton papier, et pense qu'aujourd'hui Mélite veut te croire autant et plus que lui. TIRSIS. Il lui coule le Sonnet dans le sein comme elle se dérobe.[Note : Mignard : Gracieux et délicat (en ce sens il vieillit). [L]]Par ce refus mignard qui porte un sens contraire Ton feu m'instruit assez de ce que je dois faire. Ô Ciel, je ne crois pas que sous ton large tour Un mortel eut jamais tant d'heur, ni tant d'amour. ACTE III SCÈNE I. PHILANDRE[, seul]. Tu l'as gagné Mélite, il ne m'est plus possible D'être à tant de faveurs plus longtemps insensible, Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit, Tes lettres où ton coeur est si bien par écrit Ont charmé tous mes sens de leurs douces promesses, Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses : Ah Mélite, pardon, je t'offense à nommer Celle qui m'empêcha si longtemps de t'aimer. Souvenirs importuns d'une amante laissée Qui venez malgré moi remettre en ma pensée Un portrait que j'en veux tellement effacer, Que le sommeil ait peine à me le retracer Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie Et retournant trouver celle qui vous envoie Dites-lui de ma part pour la dernière fois Qu'elle est en liberté de faire un autre choix Que ma fidélité n'entretient plus ma flamme, Ou que s'il m'en demeure encore un peu dans l'âme, Je souhaite en faveur de ce reste de foi Qu'elle puisse gagner au change autant que moi : Dites-lui de ma part, que depuis que le monde Du milieu du Chaos tira sa forme ronde, C'est la première fois que ces vieux ennemis Le change, et la raison sont devenus amis Dites-lui que Mélite ainsi qu'une Déesse Est de tous nos désirs souveraine maîtresse, Dispose de nos coeurs force nos volontés, Et que par son pouvoir nos destins surmontés Se tiennent trop heureux de prendre l'ordre d'elle, Enfin que tous mes voeux [... ] SCÈNE II. Tirsis, Philandre. TIRSIS. Philandre. PHILANDRE. Qui m'appelle ? TIRSIS. Tirsis dont le bonheur au plus haut point monté, Ne peut être parfait sans te l'avoir conté. PHILANDRE. Tu me fais trop d'honneur par cette confidence. TIRSIS. J'userais envers toi d'une sotte prudence, Si je faisais dessein de te dissimuler Ce qu'aussi bien mes yeux ne sauraient te celer. PHILANDRE. En effet, si l'on peut te juger au visage, Si l'on peut par tes yeux lire dans ton courage, Je ne croirai jamais qu'à force de rêver Au sujet de ta joie on le puisse trouver, Rien n'atteint ce me semble aux signes qu'ils en donnent. TIRSIS. Que fera le sujet si les signes t'étonnent ? Mon bonheur est plus grand qu'on ne peut soupçonner, C'est quand tu l'auras su qu'il faudra t'étonner. PHILANDRE. Je ne le saurai pas sans marque plus expresse. TIRSIS. Possesseur autant vaut [... ] PHILANDRE. De quoi ? TIRSIS. D'une maîtresse, Belle, honnête, jolie, et dont l'esprit charmant De son seul entretien peut ravir un amant, En un mot, de Mélite. PHILANDRE. Il est vrai qu'elle est belle,Tu n'as pas mal choisi, mais [... ] TIRSIS. Quoi, mais ? PHILANDRE. T'aime-t-elle ? TIRSIS. Cela n'est plus en doute. PHILANDRE. Et de coeur ? TIRSIS. Et de coeur, Je t'en réponds. PHILANDRE. Souvent un visage moqueur N'a que le beau semblant d'une mine hypocrite. TIRSIS. Je ne crains pas cela du côté de Mélite. PHILANDRE. Écoute, j'en ai vu de toutes les façons. J'en ai vu qui semblaient n'être que des glaçons Dont le feu gourmandé par une adroite feinte S'allumait d'autant plus qu'il souffrait de contrainte : J'en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appât Des preuves d'un amour qui ne les touchait pas Prenaient du passe-temps d'une folle jeunesse [Note : Affiner : Rendre plus pur, plus fin, plus excellent, et de plus haut prix. Se dit aussi figurément en Morale des niais, qu'on rend plus fins en leur faisant quelque tromperie. [F]]Qui se laisse affiner à ces traits de souplesse Et pratiquaient sous-main d'autres affections, Mais j'en ai vu fort peu de qui les passions Fussent d'intelligence avecques le visage. TIRSIS. Et de ce petit nombre est celle qui m'engage, De sa possession je me tiens aussi sûr Que tu te peux tenir de celle de ma soeur. PHILANDRE. Doncques si ta raison ne se trouve déçue Ces deux amours auront une pareille issue ? TIRSIS. Si cela n'arrivait je me tromperais fort. PHILANDRE. Pour te faire plaisir, j'en veux être d'accord, Cependant apprends-moi comment elle te traite, Et qui te fait juger son amour si parfaite. TIRSIS. Une parfaite amour a trop de truchements Par qui se faire entendre aux esprits des amants, Un clin d'oeil, un soupir [... ] PHILANDRE. Ces choses ridicules, Ne servent qu'à piper des âmes trop crédules N'as-tu rien que cela ? TIRSIS. Sa parole, et sa foi. PHILANDRE. Encor c'est quelque chose, achève et conte moi Les douceurs que la belle à tout autre farouche T'a laissé dérober sur ses yeux, sur sa bouche, Sur sa gorge, ou, que sais-je ? TIRSIS. Ah, ne présume pas Que ma témérité profane ses appas, Et quand bien j'aurais eu tant d'heur, ou d'insolence, Ce secret étouffé dans la nuit du silence N'échapperait jamais à ma discrétion. PHILANDRE. Quelques lettres du moins pleines d'affection Témoignent son ardeur ? TIRSIS. Ces faibles témoignages D'une vraie amitié sont d'inutiles gages, Je n'en veux, et n'en ai point d'autre que sa foi. PHILANDRE. Je sais donc bien quelqu'un plus avancé que toi. TIRSIS. Plus avancé que moi ? J'entends qui tu veux dire, Mais il n'a garde d'être en état de me nuire, Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'Éraste a son congé. PHILANDRE. Celui dont je te parle, est bien mieux partagé. TIRSIS. Je ne sache que lui, qui soupire pour elle. PHILANDRE. Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle, Pendant qu'elle t'amuse avec ses beaux discours Un rival inconnu possède ses amours, Et la dissimulée, au mépris de ta flamme, Par lettres chaque jour lui fait don de son âme. TIRSIS. De telles trahisons lui sont trop en horreur. PHILANDRE. Je te veux par pitié tirer de cette erreur, Tantôt, sans y penser, j'ai trouvé cette lettre, Tiens, vois ce que tu peux désormais t'en promettre. LETTRE SUPPOSÉE DE MÉLITE À PHILANDRE.Je commence à m'estimer quelque chose puisque je vous plais, et mon miroir m'offense tous les jours ne me représentant pas assez belle, comme je m'imagine qu'il faut être pour mériter votre affection. Aussi la pauvre Mélite ne la croit posséder que par faveur ou, comme une récompense extraordinaire d'un excès d'amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le Ciel lui a refusées. PHILANDRE. Maintenant qu'en dis-tu ? N'est-ce pas t'affronter ? TIRSIS. Cette lettre en tes mains ne peut m'épouvanter. PHILANDRE. La raison ? TIRSIS. Le porteur a su combien je t'aime, Et par un gentil trait il t'a pris pour moi-même, D'autant que ce n'est qu'un de deux parfaits amis. PHILANDRE. Voilà bien te flatter plus qu'il ne t'est permis, Et pour ton intérêt dextrement te méprendre. TIRSIS. On t'en aura donné quelque autre pour me rendre Afin qu'encor un coup je sois ainsi déçu. PHILANDRE. C'est par là qu'il t'en plaît ? Oui-da j'en ai reçu Encor une qu'il faut que je te restitue. TIRSIS. Dépêche, ta longueur importune me tue. AUTRE LETTRE SUPPOSÉE DE MÉLITE À PHILANDRE.Vous n'avez plus affaire qu'à Tirsis, je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts, et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la soeur ont repu leurs espérances. PHILANDRE. Te voilà tout rêveur, cher ami, par ta foi Crois-tu que celle-là s'adresse encore à toi ? TIRSIS. Traître, c'est donc ainsi que ma soeur méprisée Sert à ton changement d'un sujet de risée, [Note : Suasion : Terme vieilli. Conseil, sollicitation. [L]]Qu'à tes suasions Mélite osant manquer À ce qu'elle a promis ne s'en fait que se moquer, Qu'oubliant tes serments, déloyal, tu subornes Un amour qui pour moi devait être sans bornes ? Avise à te défendre, un affront si cruel Ne se peut réparer à moins que d'un duel, Il faut que pour tous deux ta tête me réponde. PHILANDRE. Si pour te voir trompé, tu te déplais au monde, Cherche en ce désespoir qui t'en veuille arracher, Quant à moi, ton trépas me coûterait trop cher, Il me faudrait après par une prompte fuite Éloigner trop longtemps les beaux yeux de Mélite. TIRSIS. Ce discours de bouffon ne me satisfait pas, [Note : Pourpoint : Nom qu'on donnait autrefois à l'habit français qui a précédé les justeaucorps, et qui couvrait le corps depuis le cou jusqu'à la ceinture. Se mettre en pourpoint, se disposer pour se battre. [L]]Nous sommes seuls ici, dépêchons, pourpoint bas. PHILANDRE. Vivons plutôt amis, et parlons d'autre chose. TIRSIS. Tu n'oserais, je pense. PHILANDRE. Il est tout vrai, je n'ose, Ni mon sang, ni ma vie en péril exposer Ils ne sont plus à moi, je n'en puis disposer, Adieu, celle qui veut qu'à présent je la serve Mérite que pour elle ainsi je me conserve. SCÈNE III. TIRSIS[, seul]. Quoi ? Tu t'enfuis, perfide, et ta légèreté T'ayant fait criminel te met en sûreté ? Reviens, reviens défendre une place usurpée, Celle qui te chérit vaut bien un coup d'épée, Fais voir que l'infidèle en se donnant à toi A fait choix d'un amant qui valait mieux que moi, Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme Crois-tu qu'on la mérite à force de courir ? Peux-tu m'abandonner ses faveurs sans mourir ? Si de les plus garder ton peu d'esprit se lasse, Viens me dire du moins ce qu'il faut que j'en fasse.Ne t'en veux-tu servir qu'à me désabuser ? N'ont-elles point d'effet qui soit plus à priser ? Ô lettres, ô faveurs indignement placées,À ma discrétion honteusement laissées, Ô gages qu'il néglige ainsi que superflus, Je ne sais qui des trois vous diffamez le plus, De moi, de ce perfide, ou bien de sa maîtresse, Car vous nous apprenez qu'elle est une traîtresse, Son amant un poltron, et moi sans jugement De n'avoir rien prévu de son déguisement. Mais que par ces transports ma raison est surprise ! Pour ce manque de coeur qu'à tort je le méprise ! (Hélas ! À mes dépens, je le puis bien savoir,) Quand on a vu Mélite on n'en peut plus avoir. Fuis donc, homme sans coeur, va dire à ta volage Combien sur ton rival ta fuite a d'avantage, Et que ton pied léger ne laisse à ma valeur Que les vains mouvements d'une juste douleur, Ce lâche naturel qu'elle fait reconnaître Ne t'aimera pas moins étant poltron que traître. Traître, et poltron ! Voilà les belles qualités Qui retiennent les sens de Mélite enchantés Aussi le fallait-il que cette âme infidèle Changeant d'affection, prît un traître comme elle, Et la jeune rusée a bien su rechercher Un qui n'eût sur ce point rien à lui reprocher, Cependant que leurré d'une fausse apparence Je repaissais de vent ma frivole espérance. Mais je le méritais, et ma facilité Tentait trop puissamment son infidélité, Je croyais à ses yeux, à sa mine embrasée, À ces petits larcins pris d'une force aisée, Hélas ! Et se peut-il que ces marques d'amour Fussent de la partie en un si lâche tour ? Aurait-on jamais vu tant de supercherie Que tout l'extérieur ne fût que piperie ? Non, non, il n'en est rien, une telle beauté Ne fut jamais sujette à la déloyauté : Faibles, et seuls témoins du malheur qui me touche, Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche, Mélite me chérit, elle me l'a juré, Son oracle reçu je m'en tins assuré, Que dites[-vous] là contre ? Êtes-vous plus croyables ? Caractères trompeurs, vous me contez des fables, Vous voulez me trahir, vous voulez m'abuser, J'ai sa parole en gage, et de plus un baiser. À ce doux souvenir ma flamme se rallume, Je ne sais plus qui croire ou d'elle, ou de sa plume, L'une et l'autre en effet n'ont rien que de légerMais du plus, ou du moins, je n'en puis que juger. C'est en vain que mon feu ces doutes me suggère, Je vois trop clairement qu'elle est la plus légère, Les serments que j'en ai, s'en vont au vent jetés, Et ses traits de sa plume, ici me sont restés, Qui dépeignant au vif son perfide courage Remplissent de bonheur Philandre, et moi de rage ; Oui j'enrage, je crève, et tous mes sens troublés D'un excès de douleur succombent accablés, Un si cruel tourment me gêne, et me déchire Que je ne puis plus vivre, avec un tel martyre, Aussi ma prompte mort le va bientôt finir, Déjà mon coeur outré, ne cherchant qu'à bannir Cet amour qui l'a fait si lourdement méprendre Pour lui donner passage, est tout prêt de se fendre Mon âme par dépit, tâche d'abandonner Un corps que sa raison, sût si mal gouverner Mes yeux jusqu'à présent, couvert de mille nues, S'en vont les distiller en larmes continues, Larmes qui donneront pour juste châtiment À leur aveugle erreur, un autre aveuglement Et mes pieds qui savaient sans eux, sans leur conduite Comme insensiblement me porter chez Mélite Me porteront sans eux en quelque lieu désert En quelque lieu sauvage à peine découvert, Où ma main d'un poignard achèvera le reste, Où pour suivre l'arrêt de mon destin funeste Le répandrai mon sang, et j'aurai pour le moins [Note : Soulas : Vieux mot qui signifiait autrefois, Joie, plaisir, et contentement. [F]]Ce faible et vain soulas en mourant sans témoins Que mon trépas secret fera que l'infidèle Ne pourra se vanter que je sois mort pour elle. SCÈNE IV. Cloris, Tirsis. CLORIS. Mon frère en ma faveur retourne sur tes pas, Dis-moi la vérité, tu ne me cherchais pas Et quoi ? Tu fais semblant de ne me pas connaître Ô Dieux ! En quel état, te vois-je ici paraître Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards S'élancent incertains presque de toutes parts Tu manques à la fois, de poumon et d'haleine Ton pied mal affermi ne te soutient qu'à peine Quel accident nouveau te brouille ainsi les sens. TIRSIS. Puisque tu veux savoir le mal que je ressens, Avant que d'assouvir l'inexorable envie De mon sort rigoureux qui demande ma vie, Je vais t'assassiner d'un fatal entretien, Et te dire en deux mots mon malheur et le tien. En nos chastes amours de nous deux on se moque,Philandre, ah la douleur m'étouffe et me suffoque, Adieu, ma soeur, adieu, je ne peux plus parler, Lis, puis si tu le peux, tâche à te consoler. CLORIS. Ne m'échappe donc pas. TIRSIS. Ma soeur, je te supplie [... ] CLORIS. Quoi ! Que je t'abandonne à ta mélancolie ?Non, non, quand j'aurai su ce qui te fait mourir, Elle lit les Lettres que Tirsis lui avait données.Si bon me semble alors, je te lairrai courir. TIRSIS. Hélas ! Quelle injustice ! CLORIS. Est-ce là tout, fantasque ? Quoi ! Si la déloyale enfin lève le masque Oses-tu te fâcher d'être désabusé ? Apprends qu'il te faut être en amour plus rusé, Apprends que les discours des filles mieux sensées Découvrent rarement le fond de leurs pensées, Et que les yeux aidant à ce déguisement Notre sexe a le don de tromper finement : Apprends aussi de moi que ta raison s'égare, Que Mélite n'est pas une pièce si rare, Qu'elle soit seule ici qui vaille la servir, Tant d'autres te sauront en sa place ravir, Avec trop plus d'attraits que cette écervelée,Qui n'a d'ambition que d'être cajolée Par les premiers venus qui flattant ses beautés Ont assez de malheur pour en être écoutés. Ainsi Damon lui plut, Aristandre, et Géronte, Éraste après deux ans n'en a pas meilleur compte, Elle t'a trouvé bon seulement pour huit jours, Philandre est aujourd'hui l'objet de ses amours, Et peut-être demain (tant elle aime le change) Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge. [Note : Coquette : Ce mot se prend en mauvaise part. Celle qui s'ajuste pour donner dans la vue des galants, celle qui aime qu'on lui dise des douceurs, qui se plaît aux fleurettes que l'on lui conte, et qui n'a pas d'attachement qui lui fasse peine. [R]][Note : Évent : Impression ou action de l'air qui change la qualité de la plupart des choses. On appelle proverbialement une tête à l'évent, un esprit léger, indiscret, éventé. [L]]Ce n'est qu'une coquette, une tête à l'évent, Dont la langue et le coeur s'accordent peu souvent, À qui les trahisons deviennent ordinaires, Et dont tous les appas sont tellement vulgaires, Qu'en elle homme d'esprit n'admira jamais rien Que le sujet pourquoi tu lui voulais du bien. TIRSIS. Penses-tu m'amusant avecques des sottises Par tes détractions rompre mes entreprises Non, non ces traits de langue épandus vainement Ne m'arrêteraient pas, encor un seul moment. SCÈNE V. CLORIS[, seule]. Mon frère, il s'est sauvé, son désespoir l'emporte Me préserve le Ciel d'en user de la sorte. Un volage me quitte, et je le quitte aussi Je l'obligerais trop de m'en mettre en souci, Pour perdre des amants celles qui s'en affligent Donnent trop d'avantage à ceux qui les négligent. Il n'est lors que la joie, elle nous venge mieux, Et la fit-on à faux éclater par les yeux, C'est toujours témoigner que leur vaine inconstance Est pour nous émouvoir de trop peu d'importance, Aussi ne veux-je pas le retenir d'aller Et si d'autres que moi ne le vont rappeler Il usera ses jours à courtiser Mélite Outre que l'infidèle a si peu de mérite Que l'amour qui pour lui m'éprit si follement M'avait fait bonne part de son aveuglement On enchérit pourtant sur ma faute passée Dans la même sottise une autre embarrassée, Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi Pour se donner l'honneur de faillir après moi, Je meure s'il n'est vrai que la moitié du monde Sur l'exemple d'autrui se conduit et se fonde, À cause qu'il parut quelque temps m'enflammer La pauvre fille a cru qu'il valait bien l'aimer Et sur cette croyance elle en a pris envie, Lui peut-elle durer jusqu'au bout de sa vie, Si Mélite a failli me l'ayant débauché Dieux par là seulement punissez son péché, Elle verra bientôt quoi qu'elle se propose Qu'elle n'a pas gagné, ni moi perdu grand-chose, Ma perte me console, et m'égaye à l'instant Ah si mon fou de frère en pouvait faire autant Qu'en ce plaisant malheur, je serais satisfaite ! Si je puis découvrir le lieu de sa retraite Et qu'il me veuille croire éteignant tous ses feux Nous passerons le temps à ne rire que d'eux. Je la ferai rougir, cette jeune éventée, Lorsque son écriture à ses yeux présentée Mettant au jour un crime estimé si secret, Elle reconnaîtra qu'elle aime un indiscret. Je lui veux dire alors pour aggraver l'offense, Qui Philandre avec moi toujours d'intelligence Me fait des contes d'elle, et de tous les discours Qui servent d'aliment à ses vaines amours, Si qu'à peine il reçoit de sa part une lettre, Qu'il ne vienne en mes mains aussitôt la remettre, La preuve captieuse, et faite en même temps Produira sur le champ l'effet que j'en attends. SCÈNE VI. PHILANDRE[, seul]. Donc pour l'avoir tenu si longtemps en haleine Il me faudra souffrir une éternelle peine, Et payer désormais avecque tant d'ennui Le plaisir que j'ai pris à me jouer de lui ? Vit-on jamais amant, dont la jeune insolence Malmenât un rival, avec tant d'imprudence ? Vit-on jamais amant, dont l'indiscrétion Fût de tel préjudice à son affection ? Les lettres de Mélite en ses mains demeurées En ses mains, autant vaut à jamais égarées Ruinent à la fois ma gloire, mon honneur, Mes desseins, mon espoir, mon repos, et mon heur, Mon trop de vanité tout au rebours succède, J'ai reçu des faveurs, et Tirsis les possède, Et cet amant trahi convaincra sa beauté Par des signes si clairs de sa déloyauté. C'est mal avec Mélite être d'intelligence D'armer son ennemi, d'instruire sa vengeance ; Me pourra-t-elle après regarder de bon oeil ? M'oserais-je en promettre un gracieux accueil ? [Note : Bravache : Un bravache est un faux brave, un fanfaron. [FC]]Non il les faut ravoir des mains de ce bravache, Et laver de son sang cette honteuse tache, De force, ou d'amitié, j'en aurai la raison, Je m'en vais l'affronter jusques dans sa maison, Et là si je le trouve, il faudra que sur l'heure En dépit qu'il en ait il les rende, ou qu'il meure. SCÈNE VII. Philandre, Cloris. PHILANDRE. Tirsis. CLORIS. Que lui veux-tu ? PHILANDRE. Cloris pardonne-moi Si je cherche plutôt à lui parler qu'à toi, Nous avons entre nous quelque affaire qui presse. CLORIS. Le crois-tu rencontrer hors de chez sa maîtresse ? PHILANDRE. Sais-tu bien qu'il y soit ? CLORIS. Non pas assurément, Mais j'ose présumer que l'aimant chèrement Le plus qu'il peut de temps, il le passe chez elle. PHILANDRE. Je m'en vais de ce pas, le trouver chez la belle, Adieu, jusqu'au revoir. Je meurs de déplaisir. CLORIS. Un mot, Philandre, un mot, n'aurais-tu point loisir De voir quelques papiers, que je viens de surprendre ? PHILANDRE. Qu'est-ce qu'au bout du compte, ils me pourraient apprendre ? CLORIS. Peut-être leurs secrets : regarde si tu veux Perdre un demi-quart d'heure à les lire nous deux. PHILANDRE. Hasard, voyons ce que c'est, mais vite, et sans plus demeure, Ma curiosité pour un demi-quart d'heure Se pourra dispenser. CLORIS. Mais aussi garde-bien Qu'en discourant ensemble, il n'en découvre rien, Promets-le moi, sinon [... ] PHILANDRE. Cela s'en va sans dire, Il reconnaît les lettres et tâche de s'en saisir, mais Cloris les resserre. Donne, donne-les-moi, tu ne les saurais lire, Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps. CLORIS. Philandre, tu n'es pas encore où tu prétends, Assure, assure-toi, que Cloris te dépite De les ravoir jamais que des mains de Mélite À qui je veux montrer avant qu'il soit huit jours, Elle lui ferme la porte au nez.La façon dont tu tiens secrètes ses amours. SCÈNE VIII. PHILANDRE[, seul]. Confus, désespéré, que faut-il que je fasse ? J'ai malheur sur malheur, disgrâce sur disgrâce, On dirait que le Ciel ami de l'équité Prend le soin de punir mon infidélité. Si faut-il néanmoins en dépit de sa haine Que Tirsis retrouvé me tire hors de peine, Il faut qu'il me les rende, il le faut et je veux Qu'un duel accepté les mette entre nous deux, Et si je suis alors encore ce Philandre Par un détour subtil qu'il ne pourra comprendre, Elles demeureront, le laissant abusé, Sinon au plus vaillant, du moins au plus rusé. ACTE IV SCÈNE I. La Nourrice, Mélite. LA NOURRICE. Cette obstination à faire la secrète M'accuse injustement d'être trop peu discrète. MÉLITE. Vraiment tu me poursuis avec trop de rigueur, Que te puis-je conter, n'ayant rien sur le coeur ? LA NOURRICE. Un chacun fait à l'oeil des remarques aisées Qu'Éraste abandonnant ses premières brisées, Pour te mieux témoigner son refroidissement Cherche sa guérison dans un bannissement, Tu m'en veux cependant ôter la connaissance : Mais si jamais sur toi j'eus aucune puissance, Par ce que tous les jours, en tes affections, Tu reçois de profit de mes instructions, Apprends-moi ce que c'est. MÉLITE. Et que sais-je, Nourrice, Des fantasques ressorts qui meuvent son caprice ? Ennuyé d'un esprit si grossier que le mien, Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien. LA NOURRICE. Ce n'est pas bien ainsi qu'un amant perd l'envie, D'une chose deux ans ardemment poursuivie : D'assurance un mépris l'oblige à se piquer, Mais ce n'est pas un trait qu'il faille pratiquer. Une fille qui voit, et que voit la jeunesse, Ne s'y doit gouverner qu'avec beaucoup d'adresse, [Note : Messeoir : N'être pas séant, convenable. [L]]Le dédain lui messied, ou quand elle s'en sert, Que ce soit pour reprendre un amant qu'elle perd : Une heure de froideur à propos ménagée, Rembrase assez souvent une âme dégagée, Qu'un traitement trop doux dispense à des mépris D'un bien dont un dédain fait mieux savoir le prix. Hors ce cas il lui faut complaire à tout le monde, Faire qu'aux voeux de tous son visage réponde, Et sans embarrasser son coeur de leurs amours, Leur faire bonne mine et souffrir leurs discours, Qu'à part ils pensent tous avoir la préférence :Et paraissent ensemble entrer en concurrence. Ainsi lorsque plusieurs te parlent à la fois, En répondant à l'un, serre à l'autre les doigts, Et si l'un te dérobe un baiser par surprise, Qu'à l'autre incontinent il soit en belle prise, Que l'un et l'autre juge à ton visage égal Que tu caches ta flamme aux yeux de son rival, Partage bien les tiens, et surtout sache feindre De sorte que pas un n'ait sujet de se plaindre Qu'ils vivent tous d'espoir jusqu'au choix d'un mari, Mais qu'aucun cependant ne soit le plus chéri, Tiens bon, et cède enfin, puisqu'il faut que tu cèdes, À qui paiera le mieux le bien que tu possèdes. Si tu n'eusses jamais quitté cette leçon, Ton Éraste avec toi vivrait d'autre façon. MÉLITE. Ce n'est pas son humeur de souffrir ce partage, Il croit que mes regards soient son propre héritage, Et prend ceux que je donne à tout autre qu'à lui Pour autant de larcins faits sur le bien d'autrui. LA NOURRICE. J'entends à demi-mot, achève, et m'expédie Promptement le motif de cette maladie. MÉLITE. Tirsis est ce motif. LA NOURRICE. Ce jeune cavalier ! Son ami plus intime, et son plus familier ! N'a-ce pas été lui qui te l'a fait connaître ? MÉLITE. Il voudrait que le jour en fût encore à naître, Et si dans ce jourd'hui je l'avais écarté, Tu verrais dès demain Éraste à mon côté. LA NOURRICE. [Note : Pomme de discorde : sujet de discussion, locution tirée de la pomme que la déesse Discorde jeta entre les dieux avec cette inscription : à la plus belle, et qui émut entre Junon, Minerve et Vénus une querelle d'où sortit plus tard la guerre de Troie. [L]]J'ai regret que tu sois leur pomme de discorde, Mais puisque leur humeur ensemble ne s'accorde, Éraste n'est pas homme à laisser échapper, Un semblable pigeon ne se peut rattraper, Il a deux fois le bien de l'autre, et davantage. MÉLITE. Le bien ne touche point un généreux courage. LA NOURRICE. Tout le monde l'adore, et tâche d'en jouir. MÉLITE. Il suit un faux éclat qui ne peut m'éblouir. LA NOURRICE. Auprès de sa splendeur toute autre est trop petite. MÉLITE. Tu le places au rang qui n'est dû qu'au mérite. LA NOURRICE. On a trop de mérite étant riche à ce point. MÉLITE. Les biens en donnent-ils à ceux qui n'en ont point ? LA NOURRICE. Oui, ce n'est que par là qu'on est considérable. MÉLITE. Mais ce n'est que par là qu'on devient méprisable : Un homme dont les biens font toutes les vertus, Ne peut être estimé que des coeurs abattus. LA NOURRICE. Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ? MÉLITE. Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ? Étant riche, on méprise assez communément Des belles qualités le solide ornement, Et d'un luxe honteux la richesse suivie Souvent par l'abondance aux vices nous convie. LA NOURRICE. Enfin je reconnais [... ] MÉLITE. Qu'avecque tout son bien, Un jaloux dessus moi n'obtiendra jamais rien. LA NOURRICE. Et que d'un cajoleur la nouvelle conquête T'imprime à mon regret ces erreurs dans la tête. Si ta mère le sait... MÉLITE. Laisse-moi ces soucis, Et rentre que je parle à la soeur de Tirsis, Je la vois qui de loin me fait signe et m'appelle. LA NOURRICE. Peut-être elle t'en veut dire quelque nouvelle ? MÉLITE. Rentre sans t'informer de ce qu'elle prétend, Un meilleur entretien avec elle m'attend. SCÈNE II. Cloris, Mélite. CLORIS. Je chéris tellement celles de votre sorte, Et prends tant d'intérêt en ce qui leur importe, [Note : Fourbe : Tromperie, déguisement de la vérité fait avec adresse. Les honnêtes gens sont ennemis de la fourbe. [F]]Qu'aux fourbes qu'on leur fait je ne puis consentir, Ni même en rien savoir sans les en avertir. Ainsi donc au hasard d'être la malvenue, Encor que je vous sois, peu s'en faut, inconnue, Je viens vous faire voir, que votre affection N'a pas été fort juste en son élection. MÉLITE. Vous pourriez sous couleur de rendre un bon office Mettre quelque autre en peine avec cet artifice, Mais pour m'en repentir j'ai fait un trop beau choix, Je renonce à choisir une seconde fois, Et mon affection ne s'est point arrêtée, Que chez un cavalier qui l'a trop méritée. CLORIS. Vous me pardonnerez j'en ai de bons témoins, C'est l'homme qui de tous la mérite le moins. MÉLITE. Si je n'avais de lui qu'une faible assurance, Vous me feriez entrer en quelque défiance, Mais je m'étonne fort que vous l'osez blâmer Vu que pour votre honneur vous devez l'estimer. CLORIS. Je l'estimai jadis, et je l'aime, et l'estime Plus que je ne faisais auparavant son crime, Ce n'est qu'en ma faveur qu'il ose vous trahir, Après cela jugez si je le puis haïr, Puisque sa trahison m'est un grand témoignage Du pouvoir absolu que j'ai sur son courage. MÉLITE. Vraiment c'est un pouvoir dont vous usez fort mal, Le poussant à me faire un tour si déloyal. CLORIS. Me le faut-il pousser où son devoir l'oblige ? C'est son devoir qu'il suit alors qu'il vous néglige. MÉLITE. Quoi ? Son devoir l'oblige à l'infidélité ? CLORIS. N'allons point rechercher tant de subtilité, La parole donnée, il faut que l'on la tienne. MÉLITE. Cela fait contre vous, il m'a donné la sienne. CLORIS. Oui, mais ayant déjà reçu mon amitié Sur un serment commun d'être un jour sa moitié, Peut-il s'en départir pour accepter la vôtre ? MÉLITE. De grâce excusez-moi, je vous prends pour une autre, Et c'était à Cloris que je croyais parler. CLORIS. Vous ne vous trompez pas. MÉLITE. Doncques pour me railler, La soeur de mon amant contrefait ma rivale ? CLORIS. Doncques pour m'éblouir, une âme déloyale Contrefait la fidèle ? Ah, Mélite, sachez Que je ne sais que trop, ce que vous me cachez, Philandre m'a tout dit, vous pensez qu'il vous aime, Mais sortant d'avec vous, il me conte lui-même Jusqu'aux moindres discours dont votre passion Tâche de suborner son inclination. MÉLITE. Moi suborner Philandre ! Ah que m'osez-vous dire ? CLORIS. La pure vérité. MÉLITE. Vraiment, en voulant rire Vous passez trop avant, brisons là, s'il vous plaît, Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est. CLORIS. Vous en voulez bien croire, au moins votre écriture. Tenez, voyez, lisez. MÉLITE. Ah, Dieux ? Quelle imposture ! Jamais un de ces traits ne partit de ma main. CLORIS. Nous pourrions demeurer ici jusqu'à demain Que vous persisteriez dans la méconnaissance, Je les vous laisse, adieu. MÉLITE. [Note : Tout beau : Doucement, modérez-vous. [L]]Tout beau, mon innocence [Note : Par avant : avant [SP]]Veut apprendre par avant le nom de l'imposteur, Afin que cet affront retombe sur l'auteur. CLORIS. Vous voulez m'affiner, mais c'est peine perdue, Mélite, que vous sert de faire l'entendue ? La chose étant si claire, à quoi bon la nier ? MÉLITE. Ne vous obstinez point à me calomnier, Je veux que si jamais j'ai dit mot à Philandre [... ] CLORIS. Remettons ce discours : quelqu'un vient nous surprendre, C'est le brave Lisis, qui tout triste et pensif [Note : Déveil : Mot inconnu dans les documents de référence. Ce pourrait être le contraire d'éveil, avec le d privatif. Il montre une mine de quelqu'un qui n'est pas éveillé. ]À ce qu'on peut juger, montre un déveil excessif. SCÈNE III. Lisis, Mélite, Cloris. LISIS, à Cloris. Pouvez-vous demeurer auprès d'une personne Digne pour ses forfaits que chacun l'abandonne Quittez cette infidèle, et venez avec moi, Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi. MÉLITE. Quoi ? Son frère au cercueil ? LISIS. Oui, Tirsis plein de rage De voir que votre change indignement l'outrage, Maudissant mille fois le détestable jour Que votre bon accueil lui donna de l'amour, Dedans ce désespoir a rendu sa belle âme. MÉLITE. Hélas ! Soutenez-moi, je n'en puis plus, je pâme. CLORIS. Au secours, au secours. SCÈNE IV. Cliton, La Nourrice, Mélite, Lisis, Cloris. CLITON. D'où provient cette voix ? LA NOURRICE. Qu'avez-vous, mes enfants ? CLORIS. Mélite, que tu vois. LA NOURRICE. Hélas elle se meurt, son teint vermeil s'efface, Sa chaleur se dissipe, elle n'est plus que glace. LISIS, à Cliton. Va quérir un peu d'eau, mais il faut te hâter. CLITON. Si proches du logis, il vaut mieux l'y porter. CLORIS. Aidez mes faibles pas, les forces me défaillent,Et je vais succomber aux douleurs qui m'assaillent. SCÈNE V. ÉRASTE[, seul]. À la fin je triomphe, et les destins amis M'ont donné le succès que je m'étais promis, Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse Mélite est sans amant et Tirsis sans maîtresse,Et comme si c'était trop peu pour me venger, Philandre et sa Cloris, courent même danger, Mais à quelle raison leurs âmes désunies Pour les crimes d'autrui seront-elles punies ! Que m'ont-ils fait tous deux, pour troubler leurs accords ?Fuyez de mon penser inutiles remords, J'en ai trop de sujet de leur être contraire, Cloris m'offense trop, étant soeur d'un tel frère. Et Philandre si prompt à l'infidélité, N'a que la peine due à sa crédulité. Allons donc sans scrupule, allons voir cette belle, Faisons tous nos efforts, à nous rapprocher d'elle, Et tâchons de rentrer en son affection, Avant qu'elle ait rien su de notre invention. Cliton sort de chez elle. SCÈNE VI. Éraste, Cliton. ÉRASTE. Et bien, que fait Mélite ? CLITON. Monsieur, tout est perdu, votre fourbe maudite, Dont je fus à regret, le damnable instrument, A couché de douleur, Tirsis au monument. ÉRASTE. Courage, tout va bien, le traître m'a fait place, Le seul qui me rendait son courage de glace, D'un favorable coup, la mort me l'a ravi. CLITON. Monsieur, ce n'est pas tout, Mélite l'a suivi. ÉRASTE. Mélite l'a suivi ! Que dis-tu, misérable ? CLITON. Monsieur, il est trop vrai, le moment déplorable Qu'elle a su son trépas, a terminé ses jours. ÉRASTE. Ha Ciel ! S'il est ainsi [... ] CLITON. Laissez là ces discours, Et vantez-vous plutôt que par votre imposture [Note : Pair : on appelait pair, l'un et l'autre des gens mariés. [F]]Ce pair d'amants sans pair est sous la sépulture, Et que votre artifice a mis dans le tombeau Ce que le monde avait de parfait et de beau. ÉRASTE. Tu m'oses donc flatter, et ta sottise estime M'obliger en taisant la moitié de mon crime ? Est-ce ainsi qu'il te faut n'en parler qu'à demi ? Achève tout d'un trait, dis que maîtresse, ami, Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme Sut jamais allumer une pudique flamme, Tout ce que l'amitié me rendit précieux, Par ma fraude a perdu la lumière des cieux : Dis que j'ai violé les deux lois les plus saintes Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes, Dis que j'ai corrompu, dis que j'ai suborné, Falsifié, trahi, séduit, assassiné, Que j'ai toute une ville en larmes convertie, Tu n'en diras encor que la moindre partie. Mais quel ressentiment ! Quel puissant déplaisir ! Grands Dieux, et peuvent-ils jusque là nous saisir Qu'un pauvre amant en meure, et qu'une âpre tristesse Réduise au même point après lui sa maîtresse ? CLITON. Tous ces discours ne font [...] ÉRASTE. Laisse agir ma douleur. Traître, si tu ne veux attirer ton malheur, Interrompre son cours, c'est n'aimer pas ta vie. La mort de son Tirsis me l'a doncques ravie, Je ne l'avais pas su, Parques, jusqu'à ce jour Que vous relevassiez de l'empire d'amour, J'ignorais qu'aussitôt qu'il assemble deux âmes Il vous peut commander d'unir aussi leurs trames, J'ignorais que pour être exemptes de ses coups Vous souffrissiez qu'il prît un tel pouvoir sur vous. Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares ? Vous en relevez donc, et pour le flatter mieux Vous voulez comme lui ne vous servir point d'yeux : Mais je m'en prends à vous, et ma funeste ruse Vous imputant ces maux, se bâtit une excuse, J'ose vous en charger, et j'en suis l'inventeur, Et seul de mes malheurs le détestable auteur, Mon courage au besoin se trouvant trop timide Pour attaquer Tirsis autrement qu'en perfide Je fis à mon défaut combattre son ennui, Son deuil, son désespoir, sa rage contre lui. Hélas ! Et fallait-il que ma supercherie Tournât si lâchement tant d'amour en furie ? Fallait-il, l'aveuglant d'une indiscrète erreur Contre une âme innocente allumer sa fureur ? Fallait-il le forcer à dépeindre Mélite Des infâmes couleurs d'une fille hypocrite ? Inutiles regrets repentirs superflus, Vous ne me rendez pas Mélite qui n'est plus, Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre, Elle a suivi Tirsis, et moi je la veux suivre : Il faut que de mon sang je lui fasse raison, Et de ma jalousie, et de ma trahison, Et que par ma main propre, un juste sacrifice De mon coupable chef venge mon artifice. Avançons donc, allons sur cet aimable corps Éprouver, s'il se peut, à la fois mille morts. D'où vient qu'au premier pas je tremble, je chancelle ? Mon pied qui me dédit contre moi se rebelle, Quel murmure confus ? Et qu'entends-je hurler ? Que de pointes de feu se perdent parmi l'air ! Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre, Leur foudre décoché vient de fendre la terre, Et pour leur obéir son sein me recevant M'engloutit, et me plonge aux Enfers tout vivant. Je vous entends, grands Dieux, c'est là-bas que leurs âmes [Note : Élysiens : Terme de la religion gréco-latine. Dans les enfers, le séjour des héros et des hommes vertueux après leur mort. [L]]Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes, C'est là-bas qu'à leurs pieds il faut verser mon sang, La terre à ce dessein m'ouvre son large flanc,[Note : Styx : Fleuve qui, selon la mythologie, coulait aux enfers ; les dieux juraient par le Styx, et ce serment ne pouvait être violé. [L]]Et jusqu'aux bords du Styx me fait libre passage, Je l'aperçois déjà, je suis sur son rivage. Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux, Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux, Ne te colère point contre mon insolence Si j'ose avec mes cris violer ton silence : Ce n'est pas que je veuille, en buvant de ton eau, Avec mon souvenir étouffer mon bourreau, Non, je ne prétends pas une faveur si grande, Réponds-moi seulement, réponds à ma demande, As-tu vu ces amants ? Tirsis est-il passé ? Mélite est-elle ici ? Mais que dis-je, insensé ? Le père de l'oubli dessous cette onde noire Pourrait-il conserver tant soit peu de mémoire ? Mais derechef que dis-je ? Imprudent, je confonds [Note : Léthé : Nom propre d'un des fleuves des Enfers. Lethe. La Fable dit que l'on en faisait boire aux âmes des morts dans les enfers, et que quand on en avait bu, on ne se souvenait plus de rien. [T]]Le Léthé pêle-mêle, et ses gouffres profonds ; Le Styx de qui l'oubli ne prît jamais naissance De tout ce qui se passe a tant de connaissance, Que les Dieux n'oseraient vers lui s'être mépris, Mais le traître se tait, et tenant ces esprits, Pour le plus grand trésor de son funeste empire De crainte de les perdre, il n'en ose rien dire.Vous donc esprits légers, qui faute de tombeaux Tournoyez vagabonds à l'entour de ces eaux, [Note : Charon : C'est dans la Fable le nom du Nautonier d'enfer. Les Poètes feignaient que les âmes des hommes morts allaient se rendre sur les bords du Styx ; que là Charon passait celles qui le payaient, et qui avaient eu les honneurs de la sépulture, et laissait les autres errer cent ans sur les bords du lac, après quoi il les passait aussi. [T]]À qui Charon cent ans refuse sa nacelle, Ne m'en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ? Dites, et je promets d'employer mon crédit À vous faciliter ce passage interdit. CLITON. Monsieur, que faites-vous ? Votre raison s'égare, [Note : Ténare : L'Enfer. Il n'y a guère que les poètes qui se servent de ce mot. [T]]Voyez qu'il n'est ici de Styx, ni de Ténare, Revenez à vous-même. ÉRASTE. Ah ! Te voilà, Charon, Dépêche promptement, et d'un coup d'aviron Passe-moi, si tu peux, jusqu'à l'autre rivage. CLITON. Monsieur, rentrez en vous, contemplez mon visage, Reconnaissez Cliton. ÉRASTE. Dépêche, vieux nocher, Avant que ces esprits nous puissent approcher, Ton bateau de leur poids fondrait dans les abîmes, Il n'en aura que trop d'Éraste, et de ses crimes. CLITON. Il vaut mieux esquiver, car avecque des fous Souvent on ne rencontre à gagner que des coups, Si jamais un amant fut dans l'extravagance Il s'en peut bien vanter avec toute assurance. ÉRASTE. Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l'emporte du Théâtre.Tu veux donc échapper à l'autre bord sans moi, Si faut-il qu'à ton col je passe malgré toi. SCÈNE VII. PHILANDRE[, seul]. Rival injurieux dont l'absence importune Retarde le succès de ma bonne fortune, Et qui sachant combien m'importe ton retour De peur de m'obliger n'oserait voir le jour, As-tu si tôt perdu cette ombre de courage Que te prêtaient jadis les transports de ta rage ? Ce brusque mouvement d'un esprit forcené Relâche-t-il si tôt ton coeur efféminé ? Que devient à présent cette bouillante envie De punir ta volage aux dépens de ma vie ? Il ne tient plus qu'à toi que tu ne sois content, Ton ennemi t'appelle, et ton rival t'attend, Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite Se rit impunément de ma vaine poursuite. Crois-tu laissant mon bien dans les mains de ta soeur En demeurer toujours l'injuste possesseur, Ou que ma patience à la fin échappée (Puisque tu ne veux pas le débattre à l'épée) Oubliant le respect du sexe, et tout devoir, Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ? SCÈNE VIII. Éraste, Philandre. ÉRASTE. [Note : Ixion : Roi des Lapithes, né de Jupiter et de Méléte. Frappé par la foudre et précipité dans le Tartare, Mercure l'attacha à une roue, environnée de serpents, devant tourner sans cesse.]Détacher Ixion pour me mettre en sa place !Mégères, c'est à vous une indiscrète audace, Ai-je, prenant le front de cet audacieux, Attenté sur le lit du monarque des Cieux ? [Note : Bourelles : Il ne se dit que par le petit peuple, de la femme du Bourreau. Mais pour signifier une femme cruelle, méchante, inhumaine, il se dit, quoiqu'en termes bas, par tout le monde. [L]][Note : Euménides : nom donné aux Furies par antiphrase. [B]]Vous travaillez en vain, bourrelles Euménides, Non, ce n'est pas ainsi qu'on punit les perfides.Quoi ! Me presser encor ! Sus, de pieds et de mains Essayons d'écarter ces monstres inhumains, À mon secours, esprits, vengez-vous de vos peines, Écrasons leurs serpents, chargeons-les de vos chaînes, Pour ces filles d'Enfer nous sommes trop puissants. PHILANDRE. Il semble à ce discours qu'il ait perdu le sens, Éraste, cher ami, quelle mélancolie Te met dans le cerveau cet excès de folie ? ÉRASTE. [Note : Minos : Nom d'un roi mythologique de la Crète, qui, vu sa justice, fut désigné pour être l'un des trois juges des enfers. [L]]Équitable Minos, grand juge des enfers, Voyez qu'injustement on m'apprête des fers.Faire un tour d'amoureux, supposer une lettre, Ce n'est pas un forfait qu'on ne puisse remettre, Il est vrai que Tirsis en est mort de douleur, Que Mélite après lui redouble ce malheur, Que Cloris sans amant ne sait à qui s'en prendre, Mais la faute n'en est qu'au crédule Philandre, Lui seul en est la cause, et son esprit léger Qui trop facilement résolut de changer, Car ces lettres qu'il a de la part de Mélite Autre que cette main n'en a pas une écrite. PHILANDRE. Je te laisse impuni, perfide, tes remords Te donnent des tourments pires que mille morts ; Je t'obligerais trop de t'arracher la vie, Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie Par les folles horreurs de cette illusion.Ah ! Grands Dieux ! Que je suis plein de confusion ! SCÈNE IX. ÉRASTE[, seul]. Tu t'enfuis donc, barbare, en me laissant en proie À ces cruelles soeurs, tu les combles de joie ? [Note : Tisiphone, Alecton, Mégère : Furies.]Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton, [Note : Pluton : Fausse Divinité infernale que les Payens croyoient présider aux enfers. [T]]Et tout ce que je vois d'officiers de Pluton, Vous me connaissez mal, dans le corps d'un perfide [Note : Alcide : C'est un nom d'Hercule, qui marque sa force ; car il vient du Grec, force. [T]]Je porte le courage, et les forces d'Alcide, Je vais tout renverser dans ces Royaumes noirs, Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs, [Note : Cerbère : Chien à trois têtes commis à la garde des Enfers. [T]]Une seconde fois le triple chien Cerbère [Note : Aconit : Terme de botanique. Plante fort vénéneuse, de la famille des renonculacées. [L]]Vomira l'aconit en voyant la lumière, [Note : Titans : Nom des géants qui, selon la fable, voulurent escalader le ciel et détrôner Jupiter. Jupiter plongea les Titans dans l'enfer, ou sous des montagnes, du poids desquelles il les accabla. [L]]J'irai du fond d'Enfer dégager les Titans, Et si Pluton s'oppose à ce que je prétends, Passant dessus le ventre à sa troupe mutine, [Note : Proserpine : Femme de Pluton et déesse des Enfers, était fille de Jupiter et de Cérès. [B]]J'irai d'entre ses bras enlever Proserpine. SCÈNE X. Lisis, Cloris. LISIS. N'en doute aucunement ! Ton frère n'est point mort, Mais ayant su de lui son déplorable sort Je voulais éprouver par cette triste feinte, Si ce coeur recevant quelque légère atteinte Deviendrait plus sensible aux traits de la pitié Qu'aux sincères ardeurs d'une sainte amitié. Maintenant que je vois qu'il faut qu'on nous abuse Afin que nous puissions découvrir cette ruse Et que Tirsis en soit de tout point éclairci Sois sûre que dans peu je te le rends ici, Ma parole sera d'un prompt effet suivie, Tu reverras bientôt ce frère plein de vie. C'est assez que je passe une fois pour trompeur. CLORIS. Si bien qu'au lieu du mal nous n'aurons que la peur ? Le coeur me le disait, je sentais que mes larmes Refusaient de couler pour de fausses alarmes, Dont les plus furieux, et plus rudes assauts Avaient bien de la peine à m'émouvoir à faux, Et je n'étudiai cette douleur menteuse Qu'à cause que j'étais parfaitement honteuse Qu'une autre en témoignât plus de ressentiment. LISIS. Mais avec tout cela confesse franchement Qu'une fille en ces lieux qui perd un frère unique Jusques au désespoir fort rarement se pique, Ce beau nom d'héritière a de telles douceurs, Qu'il devient souverain à consoler des soeurs. CLORIS. Adieu, railleur, adieu, son intérêt me presse D'aller vite d'un mot ranimer sa maîtresse, Autrement je saurais te rendre ton paquet. LISIS. Et moi pareillement rabattre ton caquet. ACTE V SCÈNE I. Cliton, la Nourrice. CLITON. [Note : Celer : Dérober aux yeux, à la connaissance. [L]]Je ne t'ai rien celé, tu sais toute l'affaire. LA NOURRICE. Tu m'en as bien conté, mais se pourrait-il faire Qu'Éraste eût des remords si vifs, et si pressants, Que de violenter sa raison, et ses sens. CLITON. Eût-il pu, sans en perdre entièrement l'usage, Se figurer Charon des traits de mon visage, [Note : Nautonier : Celui, celle qui conduit un navire. [L]]Et de plus me prenant pour ce vieux Nautonier [Note : Denier : Ancienne monnaie française d'argent. [L] Pour monter sur la barque de Charon, il fallait payer son voyage sur le Styx d'un denier, en Grèce antique, il s'agissait d'un Obole.]Me payer à bons coups des droits de son denier ? LA NOURRICE. Plaisante illusion ! CLITON. Mais funeste à ma tête, Sur qui se déchargeait une telle tempête Que je tiens maintenant à miracle évident Qu'il me soit demeuré dans la bouche une dent. LA NOURRICE. C'était mal reconnaître un si rare service. ÉRASTE, derrière la tapisserie. Arrêtez, arrêtez poltrons. CLITON. Adieu, Nourrice, Voici ce fou qui vient, je l'entends à la voix,Crois que ce n'est pas moi qu'il attrape deux fois. LA NOURRICE. Et moi, quand je devrais passer pour Proserpine, Je veux voir à quel point sa fureur le domine. CLITON. Adieu, saoule à ton dam ton curieux désir. LA NOURRICE. Quoi qu'il puisse arriver j'en aurai le plaisir. SCÈNE II. Éraste, la Nourrice. ÉRASTE, l'épée au poing. En vain je les rappelle, en vain pour se défendre La honte et le devoir leur parlent de m'attendre, Ces lâches escadrons de fantômes affreux Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux, Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre Souhaitent sous l'Enfer qu'un autre Enfer s'entrouvre, La peur renverse tout, et dans ce désarroi Elle saisit si bien les ombres et leur Roi, Que se précipitant à de promptes retraites Tous leurs soucis ne vont qu'à les rendre secrètes.[Note : Phlégéthon : Dans la mythologie grecque, fleuve de feu qui coule aux Enfers.]Le bouillant Phlégéthon parmi ses flots pierreux Pour les favoriser ne roule plus de feux : Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère De leurs flambeaux puants ont éteint la lumière, Et tiré de leur chef les serpents d'alentour De crainte que leurs yeux fissent quelque faux jour Dont la faible lueur éclairant ma poursuite À travers ces horreurs me peut trahir leur fuite : [Note : Aeaque : Un des juges ens Enfers.]AEaque épouvanté se croit trop en danger, Et fuit son criminel au lieu de le juger : [Note : Cloton : ou Clotho, est une des trois Parques, celle qui tisse le fil de la vie. Les Trois parques président à la vie des hommes.]Cloton même et ses soeurs à l'aspect de ma lame De peur de tarder trop n'osant couper ma trame À peine ont eu loisir d'emporter leurs fuseaux, Si bien qu'en ce désordre oubliant leurs ciseaux Charon les bras croisés, dans sa barque s'étonne D'où vient qu'après Éraste il n'a passé personne. Trop heureux accident, s'il avait prévenu Le déplorable coup du malheur avenu ; Trop heureux accident si la terre entr'ouverte Avant ce jour fatal eût consenti ma perte, Et si ce que le ciel me donne ici d'accès Eût de ma trahison devancé le succès. Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre ! N'était-ce pas assez pour me réduire en poudre Que le simple dessein d'un si lâche forfait ? Injustes, deviez-vous en attendre l'effet ? Ah Mélite, ah Tirsis ! Leur cruelle justice Aux dépens de vos jours aggrave mon supplice, Ils doutaient que l'Enfer eût de quoi me punir Sans le triste secours de ce dur souvenir. Souvenir rigoureux de qui l'âpre torture Devient plus violente, et croît plus on l'endure, Implacable bourreau, tu vas seul étouffer Celui dont le courage a dompté tout l'Enfer. Qu'il m'eût bien mieux valu céder à ses furies ! Qu'il m'eût bien mieux valu souffrir ses barbaries, Et de gré me soumettre en acceptant sa loi À tout ce que la rage eût ordonné de moi ! Tout ce qu'il a de fers, de feux, de fouets, de chaînes Ne sont auprès de toi que de légères peines, On reçoit d'Alecton un plus doux traitement, De grâce, un peu de trêve, un moment, un moment, Qu'au moins avant ma mort dans ces demeures sombres Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres ; Use après si tu veux de toute ta rigueur, Et si pour m'achever tu manques de vigueur, Il montre son épée.Voici qui t'aidera ; mais derechef, de grâce, Cesse de me gêner durant ce peu d'espace. Je vois déjà Mélite, ah ! Belle ombre, voici L'ennemi de votre heur qui vous cherchait ici, C'est Éraste, c'est lui, qui n'a plus d'autre envie Que d'épandre à vos pieds son sang avec sa vie, Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux L'ont abîmé vivant en ces funestes lieux. LA NOURRICE. Pourquoi permettez-vous que cette frénésie Règne si puissamment sur votre fantaisie ? L'Enfer voit-il jamais une telle clarté ? ÉRASTE. Aussi ne la tient-il que de votre beauté, Ce n'est que de vos yeux que part cette lumière. LA NOURRICE. Ce n'est que de mes yeux ! Dessillez la paupière, Et d'un sens plus rassis jugez de leur éclat. ÉRASTE. Ils ont de vérité je ne sais quoi de plat, Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage Je m'étonne de voir un autre air, un autre âge, Je ne reconnais plus aucun de vos attraits, Jadis votre nourrice avait ainsi les traits, Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême, Le poil ainsi grison, ô Dieux ! C'est elle-même. Nourrice, qui t'amène en ces lieux pleins d'effroi ? Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ? LA NOURRICE. Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte, Que la voyant si pâle il la crut être morte, Cet étourdi trompé vous trompa comme lui, Au reste elle est vivante, et peut-être aujourd'hui Tirsis, de qui la mort n'était qu'imaginaire, De sa fidélité recevra le salaire. ÉRASTE. Désormais donc en vain je les cherche ici-bas, En vain pour les trouver je rends tant de combats. LA NOURRICE. Votre douleur vous trouble et forme des nuages Qui séduisent vos sens par de fausses images, Cet enfer, ces combats, ne sont qu'illusion. ÉRASTE. Je ne m'abuse point, j'ai vu sans fiction Ces monstres terrassés se sauver à la fuite, Et Pluton de frayeur en quitter la conduite. LA NOURRICE. Peut-être que chacun s'enfuyait devant vous, Craignant votre fureur et le poids de vos coups, Mais voyez si l'Enfer ressemble à cette place, Ces murs, ces bâtiments ont-ils la même face ? Le logis de Mélite et celui de Cliton Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ? Quoi ? N'y remarquez-vous aucune différence ? ÉRASTE. De vrai ce que tu dis a beaucoup d'apparence, Depuis ce que j'ai su de Mélite et Tirsis, Je sens que tout à coup mes regrets adoucis Laissent en liberté les ressorts de mon âme : [Note : Dictame : Plante labiée fort aromatique, qui passait, chez les anciens, pour un puissant vulnéraire. [L] Ici, dictame est synonyme de soin.]Ma raison par ta bouche a reçu son dictame, Nourrice, prends le soin d'un esprit égaré, Qui s'est d'avecques moi si longtemps séparé, Ma guérison dépend de parler à Mélite. LA NOURRICE. Différez pour le mieux un peu cette visite,Tant que maître absolu de votre jugement Vous soyez en état de faire un compliment : Votre teint et vos yeux n'ont rien d'un homme sage, Donnez-vous le loisir de changer de visage, Nous pourvoirons après au reste en sa saison. ÉRASTE. Viens donc m'accompagner jusques en ma maison, Car si je te perdais, un seul moment de vue Ma raison aussitôt de guide dépourvue M'échapperait encor. ÉRASTE. Allons, je ne veux pas Pour un si bon sujet vous épargner mes pas. SCÈNE III. Cloris, Philandre. CLORIS. Ne m'importune plus, Philandre, je t'en prie, Me rapaiser jamais passe ton industrie, Ton meilleur, je t'assure, est de n'y plus penser, Tes protestations ne font que m'offenser, Savante à mes dépens de leur peu de durée Je ne veux point en gage une foi parjurée, Je ne veux point d'un coeur, qu'un billet aposté Peut résoudre aussitôt à la déloyauté. PHILANDRE. Ah, ne remettez plus dedans votre mémoire L'indigne souvenir d'une action si noire,Et pour rendre à jamais nos premiers voeux contents Étouffez ennemi du pardon que j'attends. [Note : Heur : rencontre avantageuse. (...) [F] [antonyme de malheur]]Ma Maîtresse, mon heur, mon souci, ma chère âme. CLORIS. Laisse là désormais ces petits mots de flamme, Et par ces faux témoins d'un feu mal allumé Ne me reproche plus que je t'ai trop aimé. PHILANDRE. De grâce redonnez à l'amitié passée Le rang que je tenais dedans votre pensée : Derechef ma Cloris, par ces doux entretiens, Par ces feux qui volaient de vos yeux dans les miens, Par mes flammes jadis si bien récompensées Par ces mains si souvent dans les miennes pressées, Par ces chastes baisers qu'un amour vertueux, Accordait aux désirs d'un coeur respectueux, Par ce que votre foi me permettait d'attendre. CLORIS. C'est où dorénavant tu ne dois plus prétendre, Ta sottise m'instruit, et par là je vois bien Qu'un visage commun, et fait comme le mien N'a point assez d'appas, ni de chaîne assez forte, Pour tenir en devoir un homme de ta sorte, Mélite a des attraits qui savent tout dompter, Mais elle ne pourrait qu'à peine t'arrêter : Il te faut un sujet qui la passe, ou l'égale, C'est en vain que vers moi ton amour se ravale, Fais-lui, si tu m'en crois, agréer tes ardeurs, Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs. PHILANDRE. Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place, Une autre affection vous rend pour moi de glace. CLORIS. Aucun jusqu'à ce point n'est encore parvenu, Mais je te changerai pour le premier venu. PHILANDRE. Tes dédains outrageux épuisent ma souffrance, Adieu, je ne veux plus avoir d'autre espérance Sinon qu'un jour le ciel te fera ressentir De tant de cruautés le juste repentir. CLORIS. Adieu, Mélite et moi nous aurons de quoi rire De tous les beaux discours que tu me viens de dire : Que lui veux-tu mander ? PHILANDRE. Va, dis-lui de ma part Qu'elle, ton frère, et toi reconnaîtrez trop tard Ce que c'est que d'aigrir un homme de courage. CLORIS. Sois sûr de ton côté que ta fougue et ta rage Et tout ce que jamais nous entendrons de toi [Note : Risée : Objet de la moquerie. [L]]Fournira de risée, elle mon frère, et moi. SCÈNE IV. Tirsis, Mélite. TIRSIS. Maintenant que le sort attendri par nos plaintes Comble notre espérance, et dissipe nos craintes, Que nos contentements ne sont plus traversés Que par le souvenir de nos malheurs passés, Chassons-le, ma chère âme, à force de caresses, Ne parlons plus d'ennuis, de tourments, de tristesses, Et changeons en baisers ces traits d'oeil langoureux Qui ne font qu'irriter nos désirs amoureux. Adorables regards, fidèles interprètes Par qui nous expliquions nos passions secrètes, Je ne puis plus chérir votre faible entretien Plus heureux je soupire après un plus grand bien, Vous étiez bon jadis quand nos flammes naissantes Prisaient, faute de mieux, vos douceurs impuissantes, Mais au point où je suis ce ne sont que rêveurs Qui vous peuvent tenir pour exquises faveurs, Il faut un aliment plus solide à nos flammes Par où nous unissions nos bouches et nos âmes. Mais tu ne me dis mot, ma vie, et quels soucis T'obligent à te taire auprès de ton Tirsis ? MÉLITE. Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent. TIRSIS. Ah ! Mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent Cet amour qui paraît et brille dans tes yeux, Je n'ai rien désormais à demander aux Dieux. MÉLITE. Tu t'en peux assurer, mes yeux si pleins de flamme Suivent l'instruction des mouvements de l'âme, On en a vu l'effet, lorsque ta fausse mort Fit dessus tous mes sens un véritable effort, On en a vu l'effet quand te sachant en vie De revivre avec toi je pris aussi l'envie, On en a vu l'effet lorsqu'à force de pleurs Mon amour, et mes soins aidés de mes douleurs Ont fléchi la rigueur d'une mère obstinée, Lui faisant consentir notre heureux Hyménée, Si bien qu'à ton retour ta chaste affection Nous trouve toutes deux à sa dévotion Et cependant l'abord des lettres d'un faussaire Te sût persuader tellement le contraire, Que sans vouloir m'entendre et sans me dire adieu, Furieux, enragé tu partis de ce lieu. TIRSIS. Mon coeur, j'en suis honteux, mais songe que possible Si j'eusse moins aimé, j'eusse été moins sensible, Qu'un juste déplaisir ne saurait écouter La voix de la raison qui vient pour le dompter, Et qu'après des transports de telle promptitude Ma flamme ne te laisse aucune incertitude. MÉLITE. Faible excuse pourtant, n'était que ma bonté T'en accorde un oubli sans l'avoir mérité, Et que tout criminel, tu m'es encore aimable. TIRSIS. Je me tiens donc heureux d'avoir été coupable, Puisque l'on me rappelle au lieu de me bannir, Et qu'on me récompense au lieu de me punir. MÉLITE. Mais apprends-moi l'auteur de cette perfidie. TIRSIS. Je ne sais quelle main pût être assez hardie. SCÈNE V. Cloris, Tirsis, Mélite. CLORIS. Il vous fait fort bon voir mon frère à cajoler Cependant qu'une soeur ne se peut consoler, Et que le triste ennui d'une attente incertaine Touchant votre retour la tient encore en peine. TIRSIS. L'amour a fait au sang un peu de trahison, Mais deux ou trois baisers t'en feront la raison. Que ce soit toutefois, mon coeur, sans te déplaire. CLORIS. Les baisers d'une soeur satisfont mal un frère, Adresse mieux les tiens vers l'objet que je vois. TIRSIS. De la part de ma soeur reçois donc ce renvoi. MÉLITE. Recevoir le refus d'un autre ! À Dieu ne plaise. TIRSIS. Refus d'un autre, ou non, il faut que je te baise, Et que dessus ta bouche un prompt redoublement Me venge des longueurs de ce retardement. CLORIS. À force de baiser vous m'en feriez envie, Trêve. TIRSIS. Si notre exemple à baiser te convie Va trouver ton Philandre avec qui tu prendras De ces chastes plaisirs autant que tu voudras. CLORIS. À propos je venais pour vous en faire un compte. Sachez donc que sitôt qu'il a vu son mécompte, L'infidèle m'a fait tant de nouveaux serments Tant d'offres, tant de voeux, et tant de compliments Mêlés de repentirs [... ] MÉLITE. [Note : Exorable : Qui se laisse vaincre et persuader par les raisons, les prières ou la compassion. [F]]Qu'à la fin exorable Vous l'avez regardé d'un oeil plus favorable ? CLORIS. Vous devinez fort mal. TIRSIS. Quoi ? Tu l'as dédaigné ? CLORIS. Au moins, tous ses discours n'ont encor rien gagné. MÉLITE. Si bien qu'à n'aimer plus votre dépit s'obstine ? CLORIS. Non pas cela du tout, mais je suis assez fine, Pour la première fois il me dupe qui veut, Mais pour une seconde il m'attrape qui peut. MÉLITE. Qu'inférez-vous par là ? CLORIS. Que son humeur volage Ne me tient pas deux fois en un même passage, En vain dessous mes lois il revient se ranger, Il m'est avantageux de l'avoir vu changer Par avant que l'hymen d'un joug inséparable Me soumettant à lui, me rendît misérable : Qu'il cherche femme ailleurs, et pour moi de ma part J'attendrai du Destin quelque meilleur hasard. MÉLITE. Mais le peu qu'il voulut me rendre de service Ne lui doit pas porter un si grand préjudice. CLORIS. Après un tel faux bond, un change si soudain, À volage, volage, et dédain pour dédain. MÉLITE. Ma soeur, ce fut pour moi qu'il osa s'en dédire. CLORIS. Et pour l'amour de vous je n'en ferai que rire. MÉLITE. Et pour l'amour de moi vous lui pardonnerez. CLORIS. Et pour l'amour de moi vous m'en dispenserez. MÉLITE. Que vous êtes mauvaise ? CLORIS. Un peu plus qu'il vous semble. MÉLITE. Si vous veux-je pourtant remettre bien ensemble. CLORIS. Ne l'entreprenez pas, peut-être qu'après tout Votre dextérité n'en viendrait pas à bout. SCÈNE VI. Tirsis, [la] Nourrice, Éraste, Mélite, Cloris. La Nourrice paraît à l'autre bout du théâtre avec Éraste, l'épée à la main, et ayant parlé à lui quelque temps à l'oreille, elle le laisse à quartier et s'avance vers Tirsis. TIRSIS. De grâce mon souci, laissons cette causeuse, Qu'elle soit à son choix facile, ou rigoureuse, L'excès de mon ardeur ne saurait consentir Que ces frivoles soins te viennent divertir : Tous nos pensers sont dus à ces chastes délices Dont le ciel se prépare à borner nos supplices, Le terme en est si proche, il n'attend que la nuit, Vois qu'en notre faveur déjà le jour s'enfuit, Que déjà le soleil en cédant à la brune Dérobe tant qu'il peu sa lumière importune, Et que pour lui donner mêmes contentements [Note : Thétis : Terme de mythologie. Une des déesses de la mer, qui fut mère d'Achille. Synonyme de la mer.]Thétis court au-devant de ses embrassements. LA NOURRICE. Vois toi-même un rival qui la main à l'épée Vient quereller sa place à faux titre occupée, Et ne peut endurer qu'on enlève son bien Sans l'acheter au pris de son sang, ou du tien. MÉLITE. Retirons-nous, mon coeur. TIRSIS. Es-tu lassé de vivre ? CLORIS. Mon frère, arrêtez-vous. TIRSIS. Voici qui t'en délivre, Parle tu n'as qu'à dire. ÉRASTE, à Mélite. Un pauvre criminel À qui l'âpre rigueur d'un remords éternel Rend le jour odieux, et fait naître l'envie De sortir de torture en sortant de la vie, Vous apporte aujourd'hui sa tête à l'abandon, Souhaitant le trépas à l'égal du pardon. Tenez donc, vengez-vous de ce traître adversaire, Vengez-vous de celui dont la plume faussaire Désunit d'un seul trait Mélite de Tirsis, Cloris d'avec Philandre. MÉLITE, à Tirsis. À ce compte éclaircis Du principal sujet qui nous mettait en doute Qu'es-tu d'avis mon coeur de lui répondre ? TIRSIS. Écoute Quatre mots à quartier. ÉRASTE. Que vous avez de tort De prolonger ma peine en différant ma mort ! Vite, dépêchez-vous d'abréger mon supplice, Ou ma main préviendra votre lente justice. MÉLITE. Voyez comme le ciel a de secrets ressorts Pour se faire obéir malgré nos vains efforts ; Votre fourbe inventée à dessein de nous nuire Avance nos amours au lieu de les détruire, De son fâcheux succès dont nous devions périr Le sort tire un remède afin de nous guérir. [Note : Revancher : Terme familier. Venger, en le secourant et le défendant, quelqu'un qui est attaqué. [L]]Donc pour nous revancher de la faveur reçue Nous en aimons l'auteur à cause de l'issue, Obligés désormais de ce que tour à tour Nous nous sommes rendu tant de preuves d'amour, Et de ce que l'excès de ma douleur amère A mis tant de pitié dans le coeur de ma mère Que cette occasion prise comme aux cheveux Tirsis n'a rien trouvé de contraire à ses voeux : Outre qu'en fait d'amour la fraude est légitime, Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime, Regardez acceptant le pardon ou l'oubli, Par où votre repos sera mieux établi. ÉRASTE. Tout confus, et honteux de tant de courtoisie Je veux dorénavant chérir ma jalousie Et puisque c'est de là que vos félicités [... ] LA NOURRICE, à Éraste. Quittez ces compliments qu'ils n'ont pas mérités Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance Ils tiennent le passé dedans l'indifférence, N'osant se hasarder à des ressentiments Qui donneraient du trouble à leurs contentements. Mais Cloris qui s'en tait vous la gardera bonne, Et seule intéressée, à ce que je soupçonne, Saura bien se venger sur vous à l'avenir D'un amant échappé qu'elle pensait tenir. ÉRASTE, à Cloris. Si vous pouviez souffrir qu'en votre bonne grâce Celui qui l'en tira peut entrer en sa place Éraste qu'un pardon purge de tous forfaits Est prêt de réparer les torts qu'il vous a faits : Mélite répondra de sa persévérance, Il ne l'a pu quitter qu'en perdant l'espérance, Encor avez-vous vu son amour irrité Faire d'étranges coups en cette extrémité, Et c'est avec raison que ma flamme contrainte De réduire ses feux dans une amitié sainte, Ses amoureux désirs vers elle superflus Tournent vers la beauté qu'elle chérit le plus. TIRSIS. Que t'en semble, ma soeur ? CLORIS. Mais toi-même mon frère ? TIRSIS. Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire. CLORIS. Tu sais qu'en tel sujet ce fut toujours de toi Que mon affection voulut prendre la loi. TIRSIS. Bien que dedans tes yeux tes sentiments se lisent Tu veux qu'auparavant les miens les autorisent, Excusable pudeur, soit donc, je le consens. Trop sûr que mon avis s'accommode à ton sens. Il parle à Éraste et lui baille la main de Cloris.Fassent les puissants Dieux que par cette alliance Il ne reste entre nous aucune défiance Et que m'aimant en frère, et ma maîtresse en soeur, Nos ans puissent couler avec plus de douceur. ÉRASTE. Heureux dans mon malheur c'est dont je les supplie, Mais ma félicité ne peut être accomplie, Jusqu'à ce que ma belle après vous m'ait permis D'aspirer à ce bien que vous m'avez promis. CLORIS. Aimez-moi seulement, et pour la récompense On me donnera bien le loisir que j'y pense. TIRSIS. Oui jusqu'à cette nuit, qu'ensemble ainsi que nous Vous goûterez d'Hymen les plaisirs les plus doux. CLORIS. Ne le présumez pas, je veux après Philandre L'éprouver tout du long de peur de me méprendre. LA NOURRICE. Mais de peur qu'il n'en fasse autant que l'autre a fait Attache-le d'un noeud qui jamais ne défait. CLORIS. Vous prodiguez en vain vos faibles artifices, Je n'ai reçu de lui, ni devoirs, ni services. MÉLITE. C'est bien quelque raison, mais ceux qu'il m'a rendus Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.Ma soeur, acquitte-moi d'une reconnaissance Dont un destin meilleur m'a mise en impuissance, Accorde cette grâce à nos justes désirs. LA NOURRICE. Tu ferais mieux de dire à ses propres plaisirs. ÉRASTE. Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières, Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières, Et dans un point où gît tout mon contentement Comme partout ailleurs suivez leur jugement. CLORIS. En vain en ta faveur chacun me sollicite, J'en croirai seulement la mère de Mélite,Ayant eu son avis sans craindre un repentir Ton mérite et sa foi m'y feront consentir. TIRSIS. Entrons donc et tandis que nous irons le prendre, Nourrice, va t'offrir pour nourrice à Philandre. LA NOURRICE. Là, là, n'en riez point ; autrefois en mon temps D'aussi beaux fils que vous étaient assez contents, Et croyaient de leur peine avoir trop de salaire Quand je quittais un peu mon dédain ordinaire. À leur compte mes yeux étaient de vrais soleils Qui répandaient partout des rayons nonpareils, Je n'avais rien en moi qui ne fût un miracle, Un seul mot de ma part leur était un oracle, Mais je parle à moi seule, amoureux, qu'est ceci ? Vous êtes bien pressés de me laisser ainsi. Allez, je vais vous faire à ce soir telle niche Qu'au lieu de labourer, vous lairrez tout en friche. ==================================================