******************************************************** DC.Title = LE CAFÉ LITTÉRAIRE, COMÉDIE DC.Author = CARRIÈRE-DOISIN DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 12:57:03. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CARRIERE-DOISIN_CAFELITTERAIRE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58302985 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE CAFÉ LITTÉRAIRE OU LA FOLIE DU JOUR COMÉDIE-PROLOGUE SANS PRÉFACE Représenté tous les jours, et selon les circonstances. 1785. par Mlle C*** D***. AVIS DE L'ÉDITEUR. Cette pièce faite pour critiquer des folies, en est peut-être une elle-même : aussi ne s'avise-t-on pas de vouloir la défendre à toute outrance, de soutenir qu'elle est bonne dans tous ses principes. On a seulement voulu faire la part des rieurs, pour dissiper l'ennui que cause ordinairement toute espèce de dissertation à nombre de lecteurs, et prouver qu'il est aisé de faire des farces. Ce qu'il y a de certain, c'est que toutes burlesques que soient les dernières scènes de cette pièce, elles sont calquées d'après nature, et je suis persuadé qu'elles se renouvelleraient souvent à nos yeux, s'il s'établissait réellement un café sur le pied de celui-ci. On prévient les relieurs, chargés de relier La Folle Journée, de ne pas manquer d'y joindre ce prologue. PERSONNAGES PARNASSOT, maître du café. SAUVELARIME, garçon du café. LA CÉSURE, garçon du café. L'IMPÉRATIF, auteur. PINCESERRÉ, auteur. DURIMET, auteur. LIMEDOUCE, auteur. GUILLEMET, auteur. SONGECREUX, auteur. UN ÉTRANGER, auteur. DIVERS PARTICULIERS. La scène est au Café Littéraire du sieur Parnassot. Le théâtre représente une salle de café. Au milieu est un poêle économique surmonté d'un Mont-Parnasse, composé selon le système des Littérateurs modernes, et conséquemment tout l'opposé de celui que M. Titon du Tillet a élevé à la gloire du siècle de Louis XIV. Chaque table est garnie d'encre, de papier et d'une inscription relative aux feuilles et aux brochures qui leur est propre. On aperçoit, dans le fond, une bibliothèque fort en désordre. Parnassot et deux garçons arrangent la salle. Parnassot est coiffé d'un pétasse ou bonnet de Mercure, les garçons en ont un à-peu-prés semblable, excepté que les ailes rabattues forment des oreilles de Midas. SCÈNE I. Parnassot, Sauvelarime, La Césure. PARNASSOT. Peste soit des auteurs ! Tout est ici sans dessus dessous. SAUVELARIME. Comme leurs idées. PARNASSOT. C'est la même chose. Tenez, voyez un peu les parades, les vaudevilles, les comédies sont sur la table des tragiques ! LA CÉSURE. Et ces extraits devraient-ils sortir du poêle. Il les remet sur le poêle. À son camarade.Tiens, voilà pour la table des romanciers, ceci pour celle des critiques. PARNASSOT. Oh ! Ces feuilles-là sont faites pour circuler partout, on en est inondé. Dépêchons, mes amis, car c'est aujourd'hui la première représentation des Auteurs modernes. Nous ne saurons à qui répondre. SAUVELARIME. Sans doute, c'est la cause commune, un cri de guerre, je crois même, Monsieur Parnassot, qu'il serait prudent de faire aposter des sentinelles. PARNASSOT. Oh que non, les querelles entre ces messieurs ne sont pas dangereuses, force propos, écrits bien mordants, cabale au parterre, intrigue au foyer ; et s'il y a du sang répandu, ce n'est que dans leur pièce, ou bien à la porte parmi cette foule qui a la fureur de venir s'y étouffer. SAUVELARIME. Et pourquoi ? Pour ne rien entendre, car la plupart de ce monde-là toussant, crachant, criant, bien crotté, bien soûlé, sort tumultueusement et serait bien embarrassé de rendre compte de ce qu'il a vu. Mais quelqu'un vient. SCÈNE II. Un Étranger, Les Précédents. SAUVELARIME. Que souhaitez-vous, Monsieur ? L'ÉTRANGER. Dites-moi un peu, mon ami, cette maison est-elle un de ces Musées, de ces Clubs dont parlent les papiers, car j'arrive dans l'instant ? PARNASSOT. Non, Monsieur, mais à-peu-près. L'ÉTRANGER. Comment à-peu-près ! Votre inscription est cependant positive. PARNASSOT. Aussi, Monsieur, ce qui se passe ici y répond-il parfaitement. C'est l'assemblée casuelle et journalière de tous nos jeunes littérateurs, qui, après s'être bien chamaillés, vont jeter sur le papier le résultat de leurs réflexions. L'ÉTRANGER. J'entends, de leur imagination, en sorte que cela vous rapporte plus de bruit que de profit. PARNASSOT. Détrompez-vous, Monsieur, le bénéfice est clair. L'ÉTRANGER. Eh ! Comment cela ? PARNASSOT. Parce que je me fais payer comptant et que la gente littéraire pullulant plus que jamais, j'ai vu que moi qui me mêlais aussi de faire de l'esprit, de le louer même à l'occasion, sans en devenir plus riche, je pourrais tirer parti de la sottise des autres. En effet, mon café ne désemplit pas, vous le voyez. Plusieurs auteurs entrent et se placent. L'ÉTRANGER. Oui, je vois là beaucoup de monde, mais où est le bénéfice ? PARNASSOT. Dans les petits gains multipliés ; car vous sentez bien, Monsieur, que si un auteur n'a pas soupé, il faut au moins qu'il déjeune. L'ÉTRANGER. Ou que quelqu'un lui paie à dîner. PARNASSOT. Justement... de la petite dose de café, car c'est le restaurant, le véhicule des muses, surtout depuis que nos jeunes gens savent l'usage excessif qu'en faisait le célèbre Voltaire. Ici les deux garçons sont sortis. Une voix s'élève du fond du café ; paraît un auteur qui, après avoir frappé sur une des tables de marbre, vient comme un furieux, une brochure à la main. SCÈNE III. L'Impératif, Les Précédents. L'IMPÉRATIF. C'est révoltant, je n'y tiens pas. PARNASSOT. À qui en avez-vous donc, Monsieur ? L'IMPÉRATIF. Au public, à toute la nation. PARNASSOT. Mais qui ne me paiera pas ma table cassée. Parbleu, Monsieur, pour une bavaroise et un petit pain vous me faites là une belle affaire ; vous la paierez, s'il vous plaît. Elle est en deux. L'IMPÉRATIF. Ne craignez rien, Monsieur Parnassot, ne craignez rien. PARNASSOT. Si fait, Monsieur, je crains tout ; qui me remboursera, je vous prie ? L'IMPÉRATIF. Le caissier de la Comédie. PARNASSOT. Mauvaise caution, Monsieur ; il y a dix ans qu'à vous entendre vous êtes sur le répertoire, et ce n'est jamais votre tour. L'IMPÉRATIF. À qui la faute ? Mais ne murmurons plus, les rôles sont distribués, et j'ai parole pour la première répétition à la semaine prochaine. PARNASSOT. Cette semaine-là sera encore longtemps à venir, Monsieur. Enfin il faut bien prendre patience. L'IMPÉRATIF. Sans doute, et la recette, mon cher Parnassot, me récompensera bien de l'attente. PARNASSOT. La recette ? Je le souhaite, Monsieur, mais je doute que le caissier lui-même voulût vous faire quelques avances. L'IMPÉRATIF. Fi donc, je retirerais plutôt mon manuscrit... PARNASSOT. Mais, entre nous, ce serait peut-être très prudent, car les meilleures pièces... L'IMPÉRATIF. Eh ! Sans doute, mon ami, du bavardage, des sarcasmes, c'est l'abus de l'esprit qui triomphe aujourd'hui, et c'est décourageant. L'ÉTRANGER, s'approchant. Monsieur, je suis étranger, je viens pour m'instruire, et vous me paraissez aimer les bons principes. Parnassot va et vient dans sa maison. L'IMPÉRATIF. Mais assurément, Monsieur, autrement il ne faut pas se mêler d'écrire. Tenez, lisez, et jugez-en vous-même. Il lui remet la brochure. L'ÉTRANGER. La Folle Journée. Je connais cette pièce, et je viens même en quelque sorte pour la voir jouer à Paris ; car, en honneur, si on la comprend en Province. Est-ce la faute de la pièce ou des acteurs ? L'IMPÉRATIF. Des acteurs, Monsieur, parce que dans le fait cette pièce n'est qu'un canevas, un remplissage, un imbroglio, en un mot, dont le vrai mérite ne consiste que dans le jeu, et voilà pourquoi on casserait vingt tables comme celle-ci en voyant un pareil scandale. L'ÉTRANGER. Doucement donc, Monsieur, modérons-nous. L'IMPÉRATIF. Comment, Monsieur, soixante-quatorze représentations et toujours la même fureur, le même enthousiasme ! Laisser impitoyablement sécher sur pied vingt hommes de lettres qui attendent le juste tribut de leurs veilles ! Monsieur, cela ne se digère pas facilement ; je veux en avoir raison. L'ÉTRANGER. Mais encore, Monsieur, ce déchaînement pourrait vous donner un ridicule, vous faire même soupçonner de jalousie, prenez-y garde au moins. L'IMPÉRATIF. Eh ! Non, Monsieur, mon silence serait au contraire une lâcheté ; l'amour de l'art me justifie ! L'ÉTRANGER. J'avais d'abord pensé comme vous ; mais, ma foi, depuis que j'ai lu la préface, je ne sais plus à quoi m'en tenir, l'auteur m'entraîne, me séduit. L'IMPÉRATIF. Eh ! Oui, voilà le mot. Cet écrivain n'en a jamais fait d'autre, il badine, folâtre, pince, emporte la pièce si adroitement tout en chatouillant la malignité, qu'il fit toujours par mettre les rieurs de son côté, en sorte que l'homme de bon sens n'a plus l'air que d'un sot. Or, Monsieur, vous conviendrez qu'il est essentiel de s'élever contre un pareil abus ; car enfin parlons notre langage.Tout Auteur DramatiqueNe doit donc plus prétendre au plus petit succès ?Il faudra que, pour plaire, il outre le comique,Qu'il fasse un bal masqué du Théâtre Français.La scène, je le sais, doit exciter le rire, Mais le sarcasme seul corrige-t-il les moeurs ? L'ÉTRANGER. Non, le premier devoir de Thalie est d'instruire,D'égayer la raison pour nous rendre meilleurs. L'IMPÉRATIF. Or donc, mon cher Monsieur, d'une gaîté trop folle,Gardons-nous d'imiter les travers dangereux ; Un ouvrage exalté, plein d'esprit, mais frivole,Corrompt les spectateurs et le goût avec eux.C'est en vain qu'ourdissant une belle préface,Dans ses filets dorés l'auteur croit n'avoir pris,Je relis, je médite et ne vois qu'une farce Qu'un fol enthousiasme a mis à trop haut prix. L'ÉTRANGER. En effet poursuivez... Ce qui vous justifie,C'est la honte de voir dégrader parmi nousL'art sublime et profond, l'art de la comédie,Cet art fait pour instruire, et non pour plaire aux fous. L'IMPÉRATIF. Aussi, sans amertume et par ses propres armes,Je veux, en combattant ses brillantes erreurs,Prouver que le motif de mes justes alarmesN'a pour but que l'amour des lettres et des moeurs.Car enfin relisons, l'intrigue et la licence Pour confondre à leur gré cet époux suborneur,Par l'attrait du plaisir égarent l'innocence... L'ÉTRANGER. C'est le code enjoué d'un perfide enchanteur. L'IMPÉRATIF. Comme il est dangereux cet étourdi de Page !Et comment excuser dans son égarement, Cette femme d'honneur, qui, si douce et si sage,Permet que son valet lui suppose un amant ? L'ÉTRANGER. L'intrigue l'exigeait. L'IMPÉRATIF. Mais la délicatesseDevait lui commander de se respecter mieux :Oui, malgré son esprit, sa gaîté, sa finesse, Je soutiens que l'ouvrage est très pernicieux. L'ÉTRANGER. Bravo ! Monsieur, bravo ! Vous entrez parfaitement dans mon sens : et je veux absolument faire votre connaissance. L'IMPÉRATIF. Très volontiers, Monsieur, mais parlons franchement : vous êtes auteur, à ce qu'il me paraît ? L'ÉTRANGER. Si quelques écrits échappés à ma plume méritent ce titre honorable. L'IMPÉRATIF. En ce cas, Monsieur, nous bornerons donc notre intimité à la simple connaissance, comme vous disiez très bien. L'ÉTRANGER. Eh ! Pourquoi donc, Monsieur, ne pas aller jusqu'à l'amitié ? L'IMPÉRATIF. Parce que je suis auteur aussi moi, et que certainement nous ne sommes pas plus privilégiés que les autres pour faire une exception à la règle. L'ÉTRANGER. Mais pardonnez-moi, Monsieur, j'ai des amis dans les lettres. L'IMPÉRATIF. Vous le croyez, Monsieur... laissez échapper un seul petit mot qui donne prise à la critique ; avisez-vous, même sans malice, de contredire le plus petit de ces chers amis, et vous verrez ce qui en arrivera. L'ÉTRANGER. Mais, en vérité, Monsieur, à vous entendre, il suffirait d'être homme de lettres, pour avoir un mauvais coeur. L'IMPÉRATIF. Non, pour tout ce qui ne tient pas à cette qualité. Ils sont souvent bons pères, bons parents, bons amis d'ailleurs. Mais comme les dons de l'esprit sont volontiers enfants de l'amour-propre, les littérateurs entr'eux, semblables aux faux dévots, ne se pardonnent rien. L'ÉTRANGER. Hélas ! Il en est ainsi de tous les états de la vie, et particulièrement parmi les artistes. L'IMPÉRATIF. C'est vrai. L'ÉTRANGER. Ma foi, Monsieur, lorsqu'on est d'aussi bonne foi que vous, on doit avoir le coeur excellent. Je veux absolument faire un cours d'amitié avec vous, un petit essai enfin, car voilà le mot. L'IMPÉRATIF. D'accord, mais je n'en réponds pas. On entend des éclats de rire. L'ÉTRANGER. À qui donc ces messieurs en ont-ils ? Est-ce à nous qu'ils s'adressent ? SCÈNE IV. Plusieurs Auteurs, Les Précédents. GUILLEMET. Oui, Monsieur, pardonnez-nous ce mouvement de gaieté ; mais le pacte que vous venez de faire avec notre ami est trop plaisant, pour ne point en rire. L'ÉTRANGER. Notre ami ! Vous voyez donc, Monsieur, que vous en avez aussi. L'IMPÉRATIF. Oh ! Entre nous ce mot-là est sans conséquence ; cela n'empêche pas qu'on ne se déchire à belles dents, lorsque l'occasion s'en présente : le public lui-même, tout en trouvant ridicules nos querelles, serait très fâché qu'il régnât une paix éternelle dans la république des Lettres : il paie même d'avance pour cela et retirerait souvent sa souscription, s'il ne jouissait de temps en temps du spectacle de nos débats. L'ÉTRANGER. C'est donc une maladie épidémique, car chez nous c'est la même chose. SONGECREUX. Néanmoins, Messieurs, distinguons la critique d'une satire odieuse et personnelle ; car, comme dit très bien l'auteur de La Folle Journée, « une critique générale est un des plus nobles buts de l'art : elle corrige sans blesser et porte du fruit. La satire au contraire, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais ». L'ÉTRANGER. C'est donc pour quoi je suis étonné qu'aucun de vous n'ait fait une critique honnête et raisonnée de sa pièce, et surtout de la préface. L'IMPÉRATIF. Justement, j'allais vous en entretenir, et si vous voulez... j'en ai déjà jeté ici quelques mots. L'ÉTRANGER. Très volontiers. Je suis curieux de voir comment vous vous y prenez. PLUSIEURS AUTEURS. Et nous aussi... Voyons, rassemblons-nous autour de cette table, c'est celle des critiques. SONGECREUX. Prenez-y garde, car dès le premier mot l'auteur vous met hors des gonds. L'IMPÉRATIF. Hors des gonds ! SONGECREUX. Eh oui : ne dit-il pas que ce serait une recherche oiseuse que d'examiner s'il a mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise, parce qu'il n'est plus temps ? L'IMPÉRATIF. Faux-fuyant que cela : notre auteur sent si bien qu'il est toujours temps de défendre un ouvrage dans lequel on a mis sa gloire, que non seulement il s'efforce à prouver qu'il n'est pas blâmable, mais encore qu'il est bon, mais très bon dans tous ses points. SONGECREUX. Ce n'est donc qu'un mot vague ou bien présomptueux, que celui qui fait entendre qu'il juge sa pièce absolument bonne par son succès : car enfin, Messieurs, vous savez mieux que personne, que l'enthousiasme n'est souvent que le résultat des circonstances. Un auteur connu pour exceller dans l'art de la plaisanterie et qui se trouve dans une certaine position, excite la curiosité. Alors la malice s'éveille et ne manque pas d'annoncer, six mois d'avance, plus de méchancetés qu'il n'a eu dessein d'en mettre dans son ouvrage. De là chacun dit son mot, fait des allusions, les têtes se montent, on veut voir ; et voilà comme, avec de la roideur et de la patience, on parvient aussi à glisser assez de hardiesses, pour faire porter une comédie aux nues, avant même que qui que ce soit l'ait comprise, et c'est ce qui est arrivé. L'ÉTRANGER. Oui, mais, comme l'auteur dit fort bien, personne n'est tenu de faire une pièce qui ressemble aux autres, et vous conviendrez que La Folle Journée est absolument originale. L'IMPÉRATIF. Oh ! Très originale, mais cela prouve-t-il que les règles adoptées par cet écrivain soient bonnes ? L'ÉTRANGER. Au contraire, je les crois très mauvaises. L'IMPÉRATIF. Donc le nouveau sentier qu'il s'est frayé n'est point une découverte ; car enfin Messieurs Plaute, Térence, Molière et Regnard l'emporteront, je crois, toujours sur Aristophane et notre ami Scarron ? SONGECREUX. Assurément. L'ÉTRANGER. Mais pourquoi donc s'est-il élevé contre cette pièce tant de rumeurs ? L'IMPÉRATIF. Parce que le trait qui nous poursuit, « le mot qui importune reste enseveli dans le coeur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste ». L'ÉTRANGER. En ce cas, c'est donc la faute de l'écrivain ; il ne devait pas, dans une critique générale, lancer de ces traits particuliers. L'IMPÉRATIF. Oui, mais cela fait du tapage et c'est ce qu'il faut ; au reste, Messieurs, s'il est vrai qu'il y a très loin du mal que l'on dit d'un ouvrage à celui qu'on en pense, c'est essentiellement dans une cause personnelle, mais non à l'égard d'une comédie, parce que devant être une leçon utile à la société, c'est le sentiment général qui décide ; alors ce prétendu point établi au théâtre, que ce qui affecte le plus est ce dont on parle le moins, ne devient plus qu'une épigramme, et non un passeport à la postérité. L'ÉTRANGER. Bon. L'IMPÉRATIF. Voyez, Messieurs, comme on entend ici à dorer la pilule, tout en nous traitant de bégueules, tout en nous accablant d'injures, le ton ironique que l'on prend a l'air d'un raffinement, pour mieux nous faire goûter des vérités, lorsque dans le fait ce n'est qu'un persiflage très piquant. GUILLEMET. En effet, il est très déplacé d'assimiler toute une nation, qui, malgré qu'on en dise, aime et connaît la franche et vraie gaieté, à cette multitude dont le faux goût ne se plaît que dans les extravagances ; c'est même une ingratitude que d'insulter cette classe lorsqu'elle seule soutient la réputation de notre ouvrage. L'IMPÉRATIF. Oui, mais vous ignorez donc que c'est en souffletant cette classe là qu'on s'en fait admirer ? Le vaudeville même de la pièce le dit. L'ÉTRANGER. Pour moi, Messieurs, je crois aussi que ce n'est ni la sottise, ni la dépravation du goût qui constituent le caractère de la nation française ; on l'attire bien quelquefois dans le cercle étroit d'une salle de spectacle, mais la vraiment bonne compagnie en sort et sait qu'en penser. L'IMPÉRATIF. Aussi n'est-ce point ces fausses interprétations, ce respect aveugle pour les grands mots de décence et de bonnes moeurs qui égarent le jugement de ce que j'appelle le public national, ni qui empêchent les auteurs de faire de bonnes comédies. L'ÉTRANGER. Non, sans doute, c'est la difficulté de l'art en lui-même, c'est la gloriole de vouloir obtenir une réputation éphémère, qui fait que l'on préfère un honneur passager à celui de s'immortaliser par des travaux vraiment utiles. L'IMPÉRATIF. Croyez-vous aussi, Messieurs, qu'il y aurait aujourd'hui plus de difficulté à mettre au théâtre les Plaideurs et Turcaret que dans leur origine ? SONGECREUX. Non, certainement. Ce paragraphe tout piquant qu'il soit dans la préface, n'est qu'une astuce littéraire, pour prouver combien il est difficile de faire admettre de certains sarcasmes ; car il y a bien moins aujourd'hui de fermentation et de partis dominants qu'il y en avait alors. La sagesse du gouvernement a si bien réglé les devoirs respectifs de chacun des membres qui composent la société, qu'ils seraient les premiers à applaudir au vrai philosophe qui instruirait en amusant, mais non à un écrivain lançant seulement des épigrammes, sans qu'il en puisse résulter le moindre avantage pour l'instruction publique. L'IMPÉRATIF. Ainsi, Messieurs, vous ne regardez donc point comme des corps respectables, ces petites coteries, ces sectes partielles qu'une infinité de nos confrères ont intérêt de mettre en jeu ? SONGECREUX. Eh non, ce sont des géants de leur façon pour faire croire à la multitude qu'ils ont une légion d'ennemis très puissants à redouter. GUILLEMET. On connaît depuis longtemps ce petit manège, et moi-même qui vous parle, je m'en suis quelquefois très bien trouvé. L'ÉTRANGER. Cependant, Messieurs, convenons qu'il y a des puissances réelles dont la résistance n'est pas facile à vaincre, et qu'il est dangereux d'attaquer. L'IMPÉRATIF. D'accord, et je suis d'avis que ces puissances-là ont raison de se faire respecter ; mais si quelques mécontents particuliers pouvaient encore cabaler contre l'oeuvre sublime du Tartuffe, les Plaideurs et Turcaret, ces pièces-là étant des ouvrages de génie où le sel de la plaisanterie assaisonne une sage philosophie, je suis persuadé qu'elles seraient admises avec moins de difficulté que La Folle Journée qui n'est qu'un tissu brillant de sarcasmes, un ouvrage extravagant aussi contraire aux principes de la moralité dramatique qu'aux règles immuables de l'art. L'ÉTRANGER. Oui, Messieurs, je le répète, c'est la difficulté seule de cet art qui fait que nos auteurs tournillent dans des incidents impossibles, qu'ils persiflent au lieu de rire. SONGECREUX. Ils prennent bien leur modèle dans la société, mais ils n'en font que de faibles caricatures, de froides miniatures joliment encadrées. L'IMPÉRATIF. Aussi dit-on ici qu'on a réfléchi que si quelqu'homme courageux ne secouait pas la poussière dans laquelle croupissent nos auteurs, l'ennui des pièces françaises achèverait de pervertir toute la nation. SONGECREUX. Ah ! C'est-à-dire qu'en ramassant toute cette poussière et nous la jetant dans les yeux, on nous rend la lumière, que les bonnes moeurs, la décence, le goût pour les chef-d'oeuvres de nos grands maîtres vont enfin reprendre leur empire ; en vérité une cure aussi brillante est très glorieuse, mais je doute qu'elle puisse s'émaner de La Folle Journée. L'ÉTRANGER. Que voulez-vous, voilà comme on s'aveugle soi-même, et ce n'est pas faute de talent de la part de l'auteur : cependant je n'entends pas trop ce qu'il veut faire comprendre par une disconvenance sociale. L'IMPÉRATIF. Oh ! Ici c'est un mot polémique, aussi vous voyez comme il prête à une définition captieuse. GUILLEMET. Oui, je vois qu'on pérore avec beaucoup d'aisance, et que sans rien prouver, ce ton décisif doit laisser dans l'esprit d'une infinité de lecteurs une persuasion qu'ils ont compris tout ce qu'on a dit et voulu dire. SONGECREUX. Courage, Messieurs, et jouons serré. N'est-il pas vrai que si La Folle Journée était un ouvrage vraiment moral, tout ce que l'auteur avance, et surtout aidé de sa petite ménagerie, serait victorieux ? Mais malheureusement il ne développe que les bons principes, et sa comédie y est diamétralement opposée. GUILLEMET. Et c'est vrai ; car, encore une fois, un cadre original où tous les personnages font assaut d'épigrammes et n'offrent que des vices ou des ridicules sans correctifs, peut-il être regardé comme une comédie propre à réformer les moeurs ? Quelle impression cette pièce a-t-elle faite ? Qu'en reste-t-il, en un mot, à ceux qui l'ont suivie dans toutes ses représentations ? L'IMPÉRATIF. Le souvenir de bien bonnes méchancetés, de quelques quolibets d'une gaieté folle, que la tourbe menue des spectateurs n'a pas manqué de saisir avec la même avidité que les sottises des tréteaux de la foire. SONGECREUX. Aussi Jeannot et Figaro seront-ils époque dans les annales des folies du siècle. L'ÉTRANGER. Ce qu'il y a de certain, Messieurs, c'est ce que l'auteur dit au sujet de Molière. L'IMPÉRATIF. D'accord, Molière fut tourmenté, et son ami Boileau est très louable d'avoir eu le courage de le défendre ; mais ce n'était pas seulement des bons mots, des épigrammes que notre Juvénal défendait, c'était la réputation d'un philosophe enjoué et profond, qui par ses travaux immortels méritait d'être honoré de son siècle. Aussi Louis XIV n'a-t-il pas attendu la réclamation de Boileau, pour protéger ce grand homme, il l'aurait également fait sans le placet en question, mais il fallait d'abord laisser crier la cohorte ; or toutes les grosses sottises qu'on a imprimées avec approbation, loin d'affaiblir l'effet de ses leçons sublimes, ajoute au contraire à sa gloire. SONGECREUX. Ici c'est bien différent, il ne s'agit pas d'athéisme, ni d'impiété, on attaque l'ouvrage sans déshonorer l'auteur. L'IMPÉRATIF. Au contraire nous convenons de ses talents, de son esprit, mais je crois qu'il est permis de dire qu'il n'a pas senti que sa pièce pouvait être dangereuse ; que s'il possède le secret d'amuser et de faire sourire la malignité, il n'arrache pas ce rire de l'âme, cette expansion de joie subite que la force de la vérité et du naturel ne manque jamais d'exciter, et cela parce qu'on aperçoit plutôt l'auteur en scène, que ses personnages. Aussi, Messieurs, je soutiens que la plupart des pièces de notre auteur ne peuvent fournir le fond d'une question approfondie sur leur validité, elles passeront avec l'enthousiasme qu'elles ont fait naître, et ce ne sera pas long. L'ÉTRANGER. Mais voyez donc un peu, Messieurs, le ton leste avec lequel cet écrivain parle au public. SONGECREUX. Leste, dites-vous ? Vous êtes bien indulgent, Monsieur : pour moi, je le trouve injurieux, et c'est sans doute encore une finesse de l'art ; car dans le fait je suis persuadé que l'auteur n'est pas aussi fâché qu'il veut le faire croire, et ce bon public n'est ni pour lui, ni pour ceux qui sont dans son secret, ce juge incorruptible, dont les arrêts ont déjà condamné son ouvrage. L'ÉTRANGER. Néanmoins, Messieurs, applaudissons de bonne foi à ce qu'il dit de son Eugénie. L'IMPÉRATIF. Volontiers, et si cette pièce n'a pas eu l'honneur de faire tourner tant de têtes qu'il le fait entendre, elle n'en restera pas moins pour sa gloire. Ses Deux Amis peuvent être aussi cités avec quelqu'avantage ; à l'égard du Barbier de Séville, ces cris, ces frayeurs n'étaient encore que le résultat des circonstances. SONGECREUX. Toutes les fois qu'un gladiateur aussi redoutable se présentera dans des conjonctures semblables, il excitera des clameurs. L'IMPÉRATIF. Et il sera d'autant plus à craindre, que, comme il le dit fort bien, le «théâtre est un géant qui blesse à mort ce qu'il frappe». DURIMET. Messieurs, il y a longtemps que je vous écoute, et je crois que l'approbation d'un prince, tel que feu Monseigneur le Prince de Conti, est un témoignage qui milite bien en faveur de La Folle Journée. SONGECREUX. Oui, du côté de la gaieté ; mais ne croyez pas que ce prince ait regardé cette pièce comme faite pour réveiller dans le coeur du Français le vieux mot Patrie. L'IMPÉRATIF. Eh ! Ne voyez-vous pas que c'est un badinage ? L'ÉTRANGER. Un badinage ? L'IMPÉRATIF. Oui, un badinage ; car il n'est pas possible que l'auteur dise sérieusement que ce prince a été content de La Folle Journée, parce qu'il était d'un grand caractère, un esprit noble et fier ; ce serait faire entendre qu'il faut réunir toutes ces qualités pour juger du mérite profond et de la sublimité de cette pièce. Or cette petite dose d'amour paternel serait assez honnête. DURIMET. Eh, eh, Messieurs... c'est notre faible au moins. L'IMPÉRATIF. Et, selon toute apparence, essentiellement celui de l'auteur. Voyez comme il s'extasie à chaque instant sur ses finesses, cependant je ne vois pas qu'il ait tendu un piège si adroit à la critique, en déguisant le véritable titre de sa pièce. SONGECREUX. Non, assurément : trop satisfait du nom célèbre de Figaro, il se serait bien gardé de ne pas le conserver pour un ouvrage destiné à faire suite de cet enfant gâté. GUILLEMET. Sans doute, c'est un subterfuge que la discussion a fait naître; et dans tous les cas, le titre de L'Époux suborneur en est un très excellent, s'il eut été traité selon les lois de la décence théâtrale. L'IMPÉRATIF. Il se serait défendu de lui-même, et les honnêtes gens y auraient également couru en foule. Car si l'influence de l'affiche est nécessaire à un auteur qui s'est déjà fait redouter, elle n'a qu'un bien faible ascendant pour favoriser un ouvrage que l'on sait partir d'une plume qui ne s'exerce que pour tracer les devoirs des hommes, sans qu'on ait à craindre de ressentiments particuliers. SONGECREUX. Oui, mais comme notre auteur veut s'assimiler à Molière et Regnard, il n'est pas maladroit de tâcher de prouver qu'il a été plus fin qu'eux, en donnant le change à la meute qui l'aurait harcelé bien autrement s'il n'eut pas redouté la piste. L'IMPÉRATIF. Eh, non, Messieurs, le titre de L'Époux suborneur ne pouvait convenir à cette pièce ; la forme, pour me servir du langage de Brid-oison, l'emporte trop sur le fond. SONGECREUX. D'ailleurs, s'il est quelquefois prudent d'éluder de certaines tracasseries, c'est l'affaire du moment, et avec un peu de souplesse on vient à bout de tout. DURIMET. Cependant, Messieurs, vous conviendrez que La Folle Journée a éprouvé bien des contrariétés, bien du retard. L'IMPÉRATIF. Oui, encore un an de plus, cela faisait justement les dix années qu'il a fallu pour consommer le Siège de Troie. L'ÉTRANGER. Comment ! Vraiment il a fallu neuf ans pour faire passer cette pièce ? L'IMPÉRATIF. Et tout un comité de censeurs, comme vous voyez. L'ÉTRANGER. Mais il y a donc là un dessous de carte qu'on ne comprend pas. L'IMPÉRATIF. Le dessous de carte est que si l'auteur eut voulu émousser quelques traits, détourner de certaines allusions, cela aurait été plus rondement. Il est vrai que la tendresse paternelle en aurait souffert un peu, car une guirlande en artifice fait un superbe effet, et l'on aime non seulement à brûler les manchettes, mais aussi un peu les doigts de certains curieux. SONGECREUX. Mais en vérité, Messieurs, cet écrivain nous traite effectivement comme des enfants qui braillent quand on les éberne. L'IMPÉRATIF. Et nous le méritons, car enfin il veut corrigé les moeurs, en nous exposant la faiblesse d'une grande Dame qui ne cesse de mentir pour cacher sa honte, qui, sans respect pour son époux et pour elle-même, s'avilit en partageant l'audace de ses valets qui jouent leur Maître. Il veut corriger les moeurs, en déroutant les projets suborneurs d'un grand Seigneur libertin, par l'intrigue et l'impudence de ces mêmes valets. Il veut corriger les moeurs, en offrant aux yeux de l'innocence, le tableau licencieux d'un jeune Page dont les premières impulsions de la nature annoncent qu'il deviendra lui-même un dangereux suborneur. Il veut corriger les moeurs, en mettant impunément aux prises un ramas de fourbes et de libertins, pour mieux livrer à la dérision publique un juge imbécile et donner ce qu'on appelle le coup de fouet. Il veut enfin, satisfait du présent, veiller pour l'avenir dans la critique du passé ; et nous, petits marmots, enfants volages et ingrats, têtes sans cervelle et incapables de juger de rien, nous prenons sottement l'alarme, et crions à la corruption. Aveugles que nous sommes, est-ce ainsi que nous encourageons les grands hommes, ces puissants génies, la lumière du monde ? SONGECREUX. À sa place, je jetterais mon théâtre au feu, nous n'en sommes pas dignes. L'ÉTRANGER. Mais, Messieurs, insensiblement vous aurez critiqué mot à mot cette fameuse préface ; car s'il est vrai que la pièce soit répréhensible dans toutes ses parties, ce que vous venez de dire suffit pour répondre à ce brillant verbiage avec lequel l'auteur nous amène au passage où il prétend que les honnêtes gens du siécle ne faisant autre chose que de se déchirer les uns les autres, c'est une règle très admissible au théâtre que d'ouvrir une pareille arène à la malignité des personnages. L'IMPÉRATIF. Oui, lorsque par des contrastes heureusement combinés, il résulte de leurs débats une instruction salutaire ; mais, encore une fois, une satire mordante et faite surtout par des personnages absolument tous vicieux, ne sert qu'à amuser la malice. SONGECREUX. N'est-il pas vrai aussi, Messieurs, que tout accessoire que soit le petit Page, il est fait pour scandaliser, et que, dans une comédie surtout, le danger n'en est pas moins effectif pour n'être pas dans le sujet principal ? L'ÉTRANGER. Mais très certainement, parce que les yeux de la multitude fixés sur un grand tableau, quittent bientôt tout ce qui peut tempérer des impressions dangereuses, pour ne s'attacher qu'à ce qui flatte ses passions ; et comme elle ne réfléchit pas assez pour tirer une moralité d'une exposition trop libre, le mal seul reste tout entier dans son imagination. SONGECREUX. Et voilà pour quoi le coeur est si souvent la dupe de l'esprit : c'est même le reproche qu'on est en droit de faire à de très beaux romans, à plus forte raison à une comédie dont les personnages réellement existants, mettent en action ce qui est déjà très pernicieux dans un simple récit. L'IMPÉRATIF. L'auteur sent si bien la faiblesse de sa défense en faveur de cet enfant chéri, que pour détourner la réflexion il termine par une ironie. SONGECREUX. Oui, Messieurs, je trouve cette pièce tellement dangereuse, que, pour me servir du langage de l'auteur, je dirais volontiers publiquement et à haute voix : «Ô vous, jeunes personnes modestes et timides, qui vous plaisez à La Folle Journée, écoutez les conseils d'un véritable ami, et défiez-vous d'un enchanteur qui vous flatte et vous implore avec tant de douceur. Lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommes qui ne respirent que l'amour des plaisirs, qui ne s'agitent que pour jouir des vanités du siècle, examinez bien cet homme-là, sachez son rang, son état, son caractère, et vous connaîtrez sur-le-champ si son langage séducteur doit être préféré aux sages préceptes d'une saine morale». L'IMPÉRATIF. Ce qui prouve encore avec nous, Messieurs, que la pièce n'est nullement susceptible de moralité, c'est le retranchement que les comédiens ont fait de la scène de Marcelline. Ces messieurs ont senti qu'elle serait disparate dans un ouvrage qui n'appartient qu'à la folie. GUILLEMET. Vous aurez beau dire, Messieurs, l'auteur en revient toujours à Molière, et prétend, à quelque prix que ce soit, justifier ses principes par ceux de ce grand homme. SONGECREUX. Sans doute, mais rien n'est plus faux. Le Misanthrope est un ouvrage grave et philosophique, dont tout l'ensemble forme le tableau le plus instructif sur les travers et les vices de la société. C'est un tribunal sévère, où là folie ne fait pas perdre le fruit des arrêts qui s'y prononcent. La Folle Journée, au contraire, est un ouvrage de marqueterie, un arsenal où l'on n'entend que des coups de mousqueterie, qui font bien briller l'adresse de l'auteur, mais qui ne peuvent corriger ceux qui en sont frappés. L'IMPÉRATIF. Mais que fait donc notre ami Pinceserré ? Je crois, Dieu me pardonne, qu'il jette sur le papier notre entretien. PINCESERRÉ. C'est vrai, Messieurs : continuez, et voilà ma besogne toute faite. L'ÉTRANGER. Comment sa besogne ? L'IMPÉRATIF. Mais oui, il en va faire l'article critique, qu'il fournit assez volontiers dans les journaux. L'ÉTRANGER. Et vous le nommez ?... L'IMPÉRATIF. Pinceserré. L'ÉTRANGER. Et c'est votre ami ? L'IMPÉRATIF. Comme les autres. L'ÉTRANGER. Courage, Messieurs, cela vous fait honneur. Cependant, si vous m'en croyez, vous ne souffrirez pas que le cher ami mette au jour notre conversation. Voulez-vous qu'on nous fasse le même reproche qu'à la préface, qui ne respire que guerre et vengeance ? L'IMPÉRATIF. Pourquoi donc ? Nous n'avons rien dit d'injurieux contre cet écrivain, dont nous estimons d'ailleurs les vrais talents. S'il a pu faire paraître son ouvrage, celui-ci doit à plus forte raison avoir le même avantage, puisqu'il convient lui-même que la critique est utile. En effet, ne serait-il pas fâcheux que les raisons spécieuses qu'il déduit en faveur de sa pièce, devinrent des autorités pour nos jeunes auteurs dramatiques ? L'ÉTRANGER. Il est vrai que cette préface est très insidieuse, et il ne faut qu'un succès aussi brillant, pour voir introduire sur la scène des Dom Japhet, plutôt que de bonnes comédies. L'IMPÉRATIF. Vous voyez donc bien, Monsieur, que la critique ici devient nécessaire. DURIMET. Oui, mais nous aurons notre tour ; et moi, Messieurs, je redoute de certains ennemis. Aussi lorsque je fais jouer une pièce au théâtre, je m'arrange en conséquence, et, grâce à mes amis, j'ai au moins toujours une apparence de succès. PINCESERRÉ. Pour l'impression, c'est différent, n'est-il pas vrai ? DURIMET. Oh ! C'est l'affaire de mon libraire, la mienne est faite à moi. PINCESERRÉ. Eh bien ! Messieurs, où en sommes-nous ? Voyons... Je vous attends. L'IMPÉRATIF. Mais voilà à-peu-près ce que nous avions à dire en ce qui regarde La Folle Journée, le reste nous jetterait dans une discussion moins épineuse que délicate. PINCESERRÉ. En ce cas, je vais faire usage de ceci, en attendant que vous me mettiez vous-même à portée d'exercer mes petits talents sur vos propres ouvrages. Adieu, Messieurs. Vous avez vos amis, j'ai les miens, et voici notre signal. Il tire de sa poche un sifflet, et siffle. SCÈNE V. Un Musicien, qui chantait à une des tables du café, Les Précédents. LE MUSICIEN. Qu'est-ce à dire, Monsieur ! Pourquoi donc siffler lorsque je chante, et que trouvez-vous de mauvais à ma musique ? PINCESERRÉ. Moi, Monsieur ? Je ne vous entends pas seulement. LE MUSICIEN. Sans doute, voilà comme la plupart des gens portent des jugements. Travaillez. Vous avez entendu. Vous, Messieurs, qu'en dites-vous ? L'IMPÉRATIF. Nous ? Pas plus que Monsieur. LE MUSICIEN. Mais vous n'avez donc point d'oreilles ? PINCESERRÉ. Nous les gardons pour l'Opéra. LE MUSICIEN. L'Opéra ?... Oh ! En ce cas, je les retiens pour cet hiver, j'ai là de quoi les exercer ; mais, de grâce, point de sifflet. PINCESERRÉ. Vous aurez donc des ballets ? LE MUSICIEN. Oh ! J'en ai mis partout. J'ai trop bien vu ce qui en était. PINCESERRÉ. À la bonne heure, les yeux alors tiennent lieu d'oreilles, et l'on en a au moins pour son argent. LE MUSICIEN. Mais, Messieurs, je ne sais, ce mot d'oreille tombe donc sur la musique ? Est-ce parce que Monsieur Durimet que voici, a raté quelques poèmes, que vous voulez l'en consoler à nos dépens ? DURIMET. Qu'appellez-vous raté ? LE MUSICIEN. Oui, Monsieur, relisez les feuilles périodiques, elles se connaissent en paroles au moins. DURIMET. Oui, mais Messieurs les rédacteurs ne savent pas ce qui se passe dans le cabinet, et combien il faut faire de sacrifices avec vous autres Messieurs les musiciens. LE MUSICIEN. Mauvaise défaite, Monsieur, mauvaise défaite. Qu'on nous donne de bons poèmes, et l'on aura de la musique actuellement. Mais que faites-vous donc, Monsieur ? Un particulier se lève brusquement et enlève la perruque de Pinceserré. SCÈNE VI. Un Perruquier, Les Précédents. LE PERRUQUIER, tenant la perruque. Que j'aie au moins ce qui en reste. PINCESERRÉ, tête nue. [Note : Les vers 38 et 39 sont une parodie des vers 235 et 236 du Cid de Pierre Corneille.]Ô rage, ô désespoir, ô perruque ma mie !N'as-tu donc tant vécu que pour cette infamie ? PARNASSOT, au Perruquier. Comment, Monsieur ! Que signifie cette mauvaise plaisanterie ? LE PERRUQUIER. Eh ! Non parbleu, c'est très sérieux, il y a assez longtemps que Monsieur se coiffe à mes dépens, je prends mon bien où je le trouve. PARNASSOT. Croyez-moi, Monsieur, rendez cette perruque, ou je vais envoyer chercher la garde. PINCESERRÉ. Sans doute, c'est ici la cause commune ; Il se retourne vis-à-vis de ses confrères.Et ces messieurs ne souffriront pas... PLUSIEURS PARTICULIERS se lèvent. Pardonnez-moi, ces messieurs permettront que d'honnêtes créanciers règlent enfin leurs affaires. DURIMET. Sauvons-nous, j'aperçois mon tailleur. SONGECREUX, et quelques autres. Et nous notre imprimeur. Il se retirent. LE TAILLEUR. Ils sortent, mais leur tour viendra. À L'Impératif.Allons, Monsieur, expédiez-vous de bonne grâce, rendez-moi mon habit. Il l'aide à le retirer, et l'on aperçoit que le derrière de la veste de l'auteur est fait d'un vieux plan de Paris collé sur toile. UN CRÉANCIER. Oh ! Par exemple, voilà qui est très plaisant, le plan de Paris. UN AUTRE CRÉANCIER, portant le doigt sur le plan. Hélas ! Oui, j'aperçois justement l'Hôpital, où pour avoir fait trop de crédit à ces messieurs, il faudra que j'aille comme les autres. LE TAILLEUR. [Note : Petites maisons : On dit aussi, qu'il faut mettre un homme aux petites maisons, quand il est fou, ou quand il fait une extravagance signalée ; à cause qu'il y a à Paris un Hospital de ce nom où on enferme ces fous. [F]]Et moi, les Petites-Maisons. LE PERRUQUIER, à Pinceserré. Monsieur est donc comme le limaçon ? PINCESERRÉ, en veste, rit de tout son coeur. Parbleu, Messieurs, que je vous embrasse, vous me vendez le plus grand service. LE TAILLEUR. Eh ! Monsieur, que ne parliez-vous plutôt, mon habit ne serait pas si usé ? PINCESERRÉ. Ma fortune est faite. LE PERRUQUIER. Il est devenu fou, ma foi. PINCESERRÉ. Quoi ! Vous ne voyez pas combien cette scène peut être comique, et tout le parti que je vais en tirer ? Ah ! Vous m'avez déshabillé ; mes petits messieurs, comme je vais vous draper à mon tour ! Comme on rira à vos dépens ! Eh ! Vite de l'encre et du papier, que j'expose tous ces gens-là sur les tréteaux de la foire, à la risée publique !... Bon, plaçons-nous là. LE PERRUQUIER. Que va-t-il donc faire ? Des billets, je n'en veux pas. PINCESERRÉ. Eh ! Non, ce sont vos portraits à vous connaître d'une lieue. Il écrit...« Monsieur Toupet ». LE PERRUQUIER. Quoi ! Par mon nom ? PINCESERRÉ. Mais, certainement. LE TAILLEUR. Ma foi, Messieurs, il le ferait comme il le dit, et je vous avoue que je n'aime point à prêter à rire à mes dépens. LE PERRUQUIER. Mais taisez-vous donc, nous saurons bien l'en empêcher. LE TAILLEUR. Eh ! Non, non, ces diables de gens-là ont une manière de présenter les choses... Vous souvenez-vous que nous avons tous reconnu aux boulevards plusieurs de nos amis, et que nous les badinions avec les mêmes plaisanteries qu'on avait faites sur leur compte ? PINCESERRÉ. Vous êtes mariés, Messieurs ?... Vous avez des filles ?... Bon, laissez-moi faire. LE TAILLEUR. Croyez-moi, mes amis, nous avons fait une sottise. UN CRÉANCIER. Le moyen de la réparer ? LE TAILLEUR. C'est de lui rendre ses affaires et même de lui donner quittance en disant que nous voulions nous amuser. LE PERRUQUIER. Mais il ne nous croira pas... Il écrit toujours. LE TAILLEUR. Monsieur ? Monsieur ? PINCESERRÉ. Oh ! Laissez-moi... ne me faites pas perdre mes idées. LE PERRUQUIER. Mais, Monsieur, encore une fois, écoutez-nous. PINCESERRÉ. Non, emportez vos effets, vous voilà payé, je me rhabille ici, moi. LE TAILLEUR. De grâce, Monsieur, puisque celui-ci est tout fait, vous avez dû voir que je badinais. PINCESERRÉ. Et moi aussi, je badine ; rira bien qui rira le dernier. LE PERRUQUIER. Oh ! Par ma foi, mon ami Frippart, on te prend mesure. LE TAILLEUR. J'espère bien qu'il te donnera aussi une bonne perruque. PINCESERRÉ. J'y suis justement. LE PERRUQUIER. Tenez, Monsieur, nous voyons bien que vous avez plus d'esprit que nous et qu'il ne faut pas s'y jouer, reprenez le tout, et voilà une quittance générale. PINCESERRÉ. Une quittance, dites-vous ? LE TAILLEUR. Oui, Monsieur, qu'il ne soit plus question de rien. PINCESERRÉ. À la bonne heure, mais vous comprenez bien que je ne perds pas ainsi mes idées : c'est mon commerce, à moi. Il montre son papier. LE TAILLEUR. Il n'y a encore que quelques lignes. PINCESERRÉ. Peu de paroles et fort de choses : voilà l'art. D'ailleurs, l'esprit chez nous est comme une pièce de drap avec vous autres, il prête à volonté. Oui, beaux masques, vous êtes déjà en scène. LE TAILLEUR. Mais c'est un miracle que cela ; pourquoi donc avec un métier si expéditif n'êtes-vous pas plus riches, Messieurs ? PINCESERRÉ. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de balance aussi juste pour l'esprit que pour le galon, Monsieur Frippart. LE PERRUQUIER. Voilà encore un coup de patte. PINCESERRÉ. Et qu'on ne fait pas d'un canevas tout ce qu'on veut comme vous, Monsieur Toupet, qui savez si bien étendre les vôtres. LE TAILLEUR. À toi la balle, notre ami. LE PERRUQUIER. Oh ! Par ma foi, traitons avec lui... Voyons, Monsieur, quel prix mettez-vous à cette pièce ? PINCESERRÉ. Mais, cela dépend du titre que je lui donnerais ; car vous savez, avec l'auteur de La Folle Journée, que l'influence de l'affiche fait beaucoup. LE TAILLEUR. C'est vrai, Monsieur, mais il faudrait avoir autant de malice et d'esprit que lui. PINCESERRÉ. Oh ! Pour de la malice, j'en ferais défi ; pour de l'esprit, on a toujours assez de celui-là, le reste dépend du jeu des acteurs. D'ailleurs, Messieurs, c'est à vous à vous mettre à prix... Voyons, combien estimez-vous votre réputation ? LE PERRUQUIER. Comment ! Vous auriez été jusques-là ? PINCESERRÉ. Mais que poursuivrait-on au théâtre ? Les vices, les ridicules seulement ? Cela vaut bien la peine d'écrire. LE TAILLEUR. Ah ! Messieurs, où en sommes-nous ? Nous avons fait là une belle affaire. PINCESERRÉ. Tenez, Messieurs, terminons, je fais imprimer un drame à grands points... Un roman bien tendre, bien larmoyant... Arrangez-vous pour les frais avec Monsieur, Il montre l'imprimeur.Et nous partagerons le bénéfice ; à l'égard du comptant que je pourrais exiger, j'irai régulièrement manger chez vous à tour de rôle. LE PERRUQUIER. Moi, Monsieur, j'aime mieux payer mon tour en argent. PINCESERRÉ. Soit, serez-vous chez vous dans une heure ? LE PERRUQUIER. Oui, je vous y attends. À part.Laisse-moi faire, quand je te tiendrai, nous verrons. PINCESERRÉ, se rhabillant. Voyons, Monsieur Frippart, aidez-moi un peu, et vous, Monsieur Toupet. Bon... Ainsi, Messieurs, voilà qui est arrêté. LE TAILLEUR. Oui, Monsieur. PINCESERRÉ. Que diable aussi, il n'y a que manière de s'entendre, vous êtes les meilleures gens du monde. LE PERRUQUIER. Oui, mais nous avions besoin de cette petite leçon pour nous apprendre à ne pas nous fourrer avec vous autres, Messieurs les beaux-esprits. PINCESERRÉ. Pourquoi donc ? Il faut bien que quelqu'un nous défraie ; aussi un de nous a-t-il dit fort plaisamment : Le superflu des sots est notre patrimoine. Pardon, Messieurs, mais voici un de mes amis qui entre. Les créanciers sortent. SCÈNE VII. Limedouce, Plusieurs auteurs. LIMEDOUCE. Ah ! C'est toi, mon ami, je te cherchais. PINCESERRÉ. Eh ! Qu'as tu donc, mon cher Limedouce ? Comme te voilà fait ? LIMEDOUCE. Eh vite, Messieurs ! Le tocsin, le tocsin, nous allons être joués à notre tour... On annonce une pièce sous le titre des Auteurs modernes. DURIMET, qui est rentré avec les autres. Qu'as-tu à craindre, toi qui ne traduit que du grec ? LIMEDOUCE. Oui, mais on connaît mes Mélanges. L'IMPÉRATIF. Eh non ! Ne crains rien, c'est à nous autres qu'on s'adresse. De quelle fabrique est la pièce ? LIMEDOUCE. Mais, selon toute apparence, de celle que vous vous êtes avisés de mettre en scène. PINCESERRÉ. De chez les Docteurs modernes ? LIMEDOUCE. Justement, et voici même un de leurs adeptes, qui veut bien être de mes amis, que je vous amène tout exprès. L'IMPÉRATIF. Monsieur magnétise donc ? L'ADEPTE. Oui, Monsieur, et ma présence seule a dû en avertir. DURIMET. Mais, en effet, de certains vertiges... L'ADEPTE. Oh ! Ce n'est point avec vous autres, Messieurs, que ces sortes de signes marquent une nouvelle situation. Vous êtes, sans le magnétisme, toujours en crise à cet égard. GUILLEMET. Mais enfin, Monsieur, nous sentons bien une certaine chaleur... certains chatouillements... de grâce, finissez ces gestes-là, et éloignez-vous un peu. L'ADEPTE. Eh non, Messieurs ! C'est l'imagination seule qui fait son effet. Ah ! Vous nous avez badinés. UN AUTEUR TRAGIQUE. Je n'y tiens pas... Il faut que je déclame. Il déclame une scène d'Electre de Crébillon. L'ADEPTE, à part. Bon, le magnétisme opère et chacun va agir suivant son caractère. Un auteur comique se lève et joue une partie de la première scène d'Amphitryon de Molière, un musicien chante, un danseur fait des caprioles : c'est une cacophonie générale, etc. etc. PARNASSOT, à l'Étranger. Eh bien ! Monsieur, vous attendiez-vous à cela ? Voilà pourtant un échantillon de ce qui se passe ici presque tous les jours. L'ÉTRANGER. Ma foi, Monsieur, je changerais l'inscription de mon café, et je mettrais, les Petites-Maisons. Mais, un moment, cela devient sérieux ; la frénésie s'en mêle. Une partie des gens du café font diverses contorsions, courent çà et là, se prennent et font des moulinets. L'ADEPTE, à l'Étranger. Ne craignez rien, Monsieur, c'est l'effet du fluide, un redoublement de crise, mais ça ne sera pas long. PARNASSOT. Mais, Monsieur, ces gens-là entrent en fureur ! Eh ! Bon Dieu, où vont-ils ? Ils courent à la bibliothèque, plusieurs à la fois, s'emparent des brochures et se les lancent à la tête.Doucement donc, Messieurs, doucement donc, il n'est pas question ici d'un lutrin. L'IMPÉRATIF, se jetant sur un banc. Ah ! Je me sens soulagé. J'avais besoin d'être frappé de ce recueil de lettres pour me rafraîchir. J'ai même un peu trop froid. L'AUTEUR TRAGIQUE. Et moi, cette tragédie me fera faire un mauvais coup, j'empoisonnerai quelqu'un. DURIMET. Eh ! Vite endormons-le, frottons-le de ce drame. PARNASSOT, à l'Adepte. Pardieu ! Monsieur, si votre baquet était ici, je vous y noierais. Voilà un café bien arrangé ! L'ADEPTE. Cela apprendra à ces Messieurs à nier l'existence du fluide, à nous tourner en ridicule. Adoucias, Messieurs les Auteurs modernes ; adoucias, nous vous attendons au théâtre à notre tour. PARNASSOT. Croyez-moi, Messieurs, allez prendre un peu l'air et laissez-nous réparer ce désordre. PINCESERRÉ. Oui, allons nous répandre dans les cafés. DURIMET. Et arrangeons-nous de façon à faire tomber la pièce de ces messieurs. L'ÉTRANGER, à Parnassot. Eh bien ! Monsieur, où est le bénéfice ? PARNASSOT. Il est vrai que nous avons été un peu troublés ce matin ; mais tout cela tournera à mon avantage, parce que mon café, semblable à ceux où l'on s'assemble pour raisonner guerre et politique, la paix me couperait la gorge. L'ÉTRANGER. Oh ! En ce cas vous ferez fortune. Adieu, Monsieur, nous nous reverrons. Il sort. PARNASSOT. Fort bien, Monsieur. Sauvelarime ? La Césure ? Allons, mes enfants, dépêchons-nous, ramassons toutes ces brochures, et qu'elles ne voient plus le jour. SAUVELARIME. Les pauvres diablesses ! Pour une fois c'était bien la peine ! Il veut les remettre dans la bibliothèque. PARNASSOT. Eh ! Non, pareil tour arriverait encore ; au feu, au feu tout cela. LA CÉSURE. Quoi ! Les romans, les comédies ! PARNASSOT. Les tragédies mêmes ; je ne veux plus de scènes ici. SAUVELARIME. Mais au moins, Monsieur, permettez que je vous les achète au poids. PARNASSOT. À la bonne heure, je ne perdrai pas tout. SAUVELARIME. Bon, voilà ce qui s'appelle avoir une bibliothèque à bon marché. LA CÉSURE. Mais pas si bon marché, cela ne laisse pas que de peser... Quelqu'un vient, répondons. SCÈNE VI.I, et dernière. Un Exempt, Les Précédents. L'EXEMPT, à Parnassot. Monsieur, le bruit qui s'est fait ici a causé un peu trop de scandale, et comme cela pourrait recommencer, surtout aujourd'hui que l'on donne la nouvelle pièce, j'ai ordre de vous dire de fermer votre café jusqu'à demain. PARNASSOT. Mais, Monsieur, vous voyez que tout est fini ; il n'y a plus personne. L'EXEMPT. C'est juste, mais les esprits sont échauffés. Croyez-moi, obéissez. PARNASSOT. Il le faut bien... Peste soit de ce maudit adepte ! L'EXEMPT. Que voulez-vous, mon ami, les hommes deviennent quelquefois si enfants ou si fous, qu'il est heureux que la sagesse publique soit toujours là pour prévenir leurs sottises. PARNASSOT. Il est vrai que cette diablesse d'affiche des Auteurs modernes est un pavillon de révolte. Celle des docteurs n'attaquait que quelques frelons qui voulaient s'introduire, et le tout s'est arrangé en faisant rire et chanter, au lieu qu'ici c'est effaroucher toute une ruche que de menacer le peuple auteur. L'EXEMPT. Tout finira aussi par des satires ou des chansons ; mais il faut donner le temps de trouver l'air. Adieu, Monsieur Parnassot. PARNASSOT. Adieu, Monsieur, je vais fermer. On baisse la toile. UN ACTEUR, vient annoncer. Messieurs, nous allons avoir l'honneur de vous donner les Auteurs modernes : l'auteur sensible aux applaudissements que vous avez bien voulu accorder à cette bagatelle, me charge de vous prévenir que si, par réflexion, vous trouviez que ce Prologue vient un peu tard, et que par conséquent il a plutôt l'air d'un acharnement contre La Folle Journée, que d'une critique suggérée par un but utile, qu'il y a plus de trois mois qu'il aurait vu le jour, sans un malheur survenu au copiste.Ce pauvre garçon dont la sensibilité est extrême, copiait les rôles d'une tragédie ; les scènes en étaient si lugubres qu'elles troublèrent son cerveau au point qu'il s'imagina être le tyran qu'on devait exhumer en plein théâtre, pour servir de dénouement à cette pièce. En effet, il s'aliène tellement, que renversant ses meubles et poussant des hurlements affreux en déclamant les vers de la tragédie, il met tout le voisinage en alarme. Chacun croit qu'on l'égorge ou que le feu est chez lui. Le premier mouvement fut donc d'enfoncer la porte. Mon homme, frappé de plus d'épouvante, croit fermement qu'on vient pour l'exhumer. La rage, le désespoir le rend furieux, d'une voix de tonnerre il s'écrie :[Note : "Urne fatale" finit le vers 1278 de Phèdre de Jean Racine.]Barbares ! arrêtez ; respectez votre Roi : Touchez, si vous l'osez, à cette urne fatale. Un chirurgien qui était là, plus hardi qu'une multitude de femmes et d'enfants, qui, tous tremblants, mêlaient leurs cris à ceux de cet énergumène, voyant bien qu'il était fou, s'empara de lui et le fit mettre aussitôt dans une cuve d'eau froide, puis au moyen d'une ample saignée, parvint à l'apaiser.On sut alors la cause de la folie ; le chirurgien jugea donc qu'à l'aide des calmants, il fallait encore écarter tout ce qui pouvait agiter trop vivement le genre nerveux de cet homme ; six manuscrits de drames et quatre de tragédies, qui couvraient une table, furent enlevés et il y substitua les théâtres de Racine et de Molière, en ordonnant au malade, pour régime essentiel, de les lire pendant un mois. Cette ordonnance a si bien opéré que mon copiste a repris toute sa raison et sa tranquillité. Or, Messieurs, vous jugez que dans un pareil désordre le manuscrit de l'auteur a couru gros risque ; ce n'est même que depuis quinze jours qu'il à été retrouvé, prenez-vous-en donc à ces ouvrages tristes et lugubres ; ce n'est pas le premier tour qu'ils jouent à l'auteur lui-même ; il n'oubliera de sa vie l'oppression dont il a été très incommodé en allant voir un jour représenter un de ces drames.Quant à nous, Messieurs, nous ferons toujours nos efforts pour mériter la bienveillance dont vous daignez nous honorer, en ne vous offrant que des ouvrages dictés par la raison, le goût et surtout la gaieté.[Note : Epigramme : c'est une espèce de poésie courte, qui finit par quelque pointe ou pensée sublime. [F] Elle exprime souvent une pensée mordante envers une personne ou une oeuvre.]Cette dernière phrase servira peut-être d'épigramme contre notre Prologue ; ne vous gênez pas, Messieurs, c'est en quelque sorte pour cela que je l'ai faite. ==================================================